[61,0] LXI. L'AMITIÉ. ÉPHORIN, JEAN. [61,1] (ÉPHORIN) Je me sais souvent demandé de quel dieu a pris conseil la nature en développant chez tous les êtres des amitiés et des inimitiés secrètes et sans motifs apparents, à moins que ce spectacle ne la divertisse, de même que nous prenons plaisir aux combats que se livrent entre eux les coqs et les cailles. [61,2] (JEAN) Je ne saisis pas très bien ce que vous voulez dire. [61,3] (ÉPHORIN) Je m'expliquerai donc, puisque vous le voulez, plus simplement. Vous savez que les serpents sont ennemis de l'homme? [61,4] (JEAN) Je sais qu'il règne entre eux et nous une vieille haine, irréconciliable, et qui durera tant que nous noua souviendrons de cette fatale pomme. [61,5] (ÉPHORIN) Connaissez-vous le lézard? [61,6] (JEAN) Pourquoi pas? [61,7] (ÉPHORIN) Il y en a, en Italie, de grands qui sont verts. Cet aimal est naturellement ami de l'homme et ennemi des serpents. [61,8] (JEAN) A quoi reconnaît-on cela ? [61,9] (ÉPHORIN) Partout où l'homme paraît, les lézards se rassemblent et contemplent longtemps son visage en tournant la tête de côté; si vous crachez, ils sucent votre salive; j'en ai vu qui buvaient l'urine des enfants. De plus, ils se laissent impunément manier et même blesser par les enfants, et, quand ceux-ci les approchent de leur bouche, ils aiment à sucer la salive. Mais, si on les prend et qu'on les fasse battre entre eux, on ne saurait croire avec quelle fureur ils se déchirent, sans faire de mal à celui qui les met aux prises. Si vous vous promenez dans les champs, le long d'un chemin creux, des bruits qui se font dans les broussailles éveillent votre attention; celui qui n'y est point habitué croit que c'est un serpent; en regardant, vous voyez que ce sont des lézards qui vous contemplent, la tête de côté, tant que vous vous arrêtez, et qui vous suivent quand vous marchez. Si vous faites autre chose, ils vous avertissent de nouveau. On dirait qu'ils jouent et qu'ils éprouvent un vif plaisir à la vue de l'homme. [61,10] (JEAN) C'est admirable ! [61,11] (ÉPHORIN) Un jour j'ai vu un lézard très grand et d'un vert magnifique qui se battait avec un serpent à l'entrée d'une cavité. Nous ne savions pas d'abord ce que c'était, car le serpent n'était pas visible. Un ltalien nous dit que l'ennemi était dans l'antre. Un instant après, le lézard vient à nous comme pour nous montrer ses blessures et demander un remède; il se laissait presque toucher; chaque fois que nous nous arrêtions, il s'arrêtait aussi en nous regardant. Le serpent lui avait presque rongé tout un côté, et de vert l'avait rendu rouge. [61,12] (JEAN) Moi, si j'avais été là, j'aurais voulu venger le sort du lézard. [61,13] (ÉPHORIN) Mais l'ennemi s'était déjà retiré dans le fond de l'antre. Néanmoins, quelques jours après, nous nous repûmes du spectacle de la vengeance. [61,14] (JEAN) Tant mieux. Mais comment cela ? [61,15] (ÉPHORIN) Nous nous promenions par hasard dans le même endroit. Le serpent venait de boire à une source voisine, car la chaleur était si forte que nous étions aussi menacés du manque d'eau. Arriva juste au-devant de lui un enfant âgé de treize ans qui revenait des champs. C'était le fils de la maison où nous vivions alors à la campagne, ayant quitté Bologne dans la crainte de la peste. Il portait un de ces râteaux dont les paysans se servent pour ramasser le foin coupé. En voyant le serpent, il poussa un cri. [61,16] (JEAN) De crainte, peut-étre ? [61,17] (ÉPHORIN) Nullement; de joie, au contraire, comme pour insulter à l'ennemi surpris. Il le frappe d'un coup de râteau; le serpent se pelotonne; reniant ne cesse de frapper jusqu'à ce que le serpent, ayant la tête écrasée, s'étende de toute sa longueur, ce qu'il ne fait qu'en mourant. C'est de là que vient cette fable, que vous avez souvent entendue, de l'Écrevisse qui tua le Serpent à qui elle avait donné l'hospitalité, et qui, le voyant tout droit, s'écria : "C'est ainsi que tu aurais dû marcher pendant ta vie." [61,18] (JEAN) Oh ! que c'est bien fait ! Ensuite ? [61,19] (ÉPHORIN) L'enfant, prenant l'animal avec son râteau, le pendit à un arbrisseau au-dessus de la caverne. Nous vîmes pendant plusieurs jours les feuilles teintes de son venin. Les paysans de ce lieu nous racontèrent comme vraie une autre chose surprenante. Lorsqu'ils sont fatigués, ils s'endorment quelquefois dans leur champ, ayant à côté d'eux un pot de lait qui leur sert à la fois de boire et de manger. Les serpents sont très friands de lait; aussi arrive-t-il souvent qu'ils se glismat dans le vase. Pour obvier à cela, les paysans ont un remède. [61,20] (JEAN) Lequel ? je vous prie. [61,21] (ÉPHORIN) Ils frottent d'ail les bords du pot. Cette odeur chasse les serpents. [61,22] (JEAN) Qu'est-ce qu'Horace a donc voulu dire quand il a écrit que l'ail est un poison plus dangereux que la ciguë, puisque, comme vous le dites, c'est un remède contre le poison? [61,23] (ÉPHORIN) Mais voici qui est plus fâcheux. Quelquefois les serpents, rampant furtivement, se jettent dans la bouche ouverte du dormeur et s'enroulent dans son estomac. [61,24] (JEAN) L'homme qui rencontre un tel hôte ne meurt-il pas sur-le-champ? [61,25] (ÉPHORIN) Non, mais il vit dans de cruelles souffrances; son seul soulagément est de nourrir son hôte de lait et d'autres aliments. qui plaisent au serpent. [61,26] (JEAN) N'y a-t-il point un remède contre un si grand mal? [61,27] (ÉPHORIN) Il faut manger beaucoup d'ail. [61,28] (JEAN) Je ne m'étonne donc plus si les moissonneurs aiment tant l'ail. [61,29] (ÉPHORIN) C'est d'ailleurs un bon remède contre la fatigue et la chaleur. Mais, dans ce danger, le lézard, tout petit qu'il est, sauve souvent l'homne. [61,30] (JEAN) Comment fait-il? [61,31] (ÉPHORIN) Dès qu'il voit un serpent en embuscade, il se met à courir en tous sens sur le cou et le visage de l'homme, et ne cesse de le gratter et de le chatouiller avec ses ongles jusqu'à ce qu'il l'ait réveillé. L'homme, en se réveillant et en voyant à côté de lui un lézard, comprend aussitôt que l'ennemi est quelque part en embuscade, et, en regardant de tous côtés, il l'aperçoit. [61,32] (JEAN) Merveilleuse puissance de la nature! [61,33] (ÉPHORIN) Il n'y a point d'animal plus ennemi de l'homme que le crocodile, qui dévore souvent des hommes entiers et ajoute l'artifice à sa méchanceté en rendant glissants, à l'aide de l'eau qu'il tient dans sa gueule, les sentiers par où descendent ceux qui vont puiser de l'eau dans le Nil afin de les dévorer après leur chute. Vous n'ignorez pas que le dauphin, quoique né dans un élément opposé, est philanthrope? [61,34] (JEAN) Je connais l'anecdote célèbre de l'enfant tendrement aimé par un dauphin, et celle plus célèbre encore d'Arion. [61,35] (ÉPHORIN) Dans la pêche des mulets, les pêcheurs emploient, en guise de chiens, les dauphins, qui se retirent après avoir reçu une petite part du butin. Ils se laissent même châtier s'ils ont commis quelque faute pendant la pêche. En mer, ils se montrent souvent aux navigateurs, bondissant de joie et jouant à la surface de l'onde; ils nagent près du vaisseau et quelquefois sautent d'une voile à l'autre, tant ils se plaisent dans la compagnie de l'homme. Mais autant le dauphin est ami de l'homme, autant il est ennemi mortel du crocodile. Il quitte le mer et ose venir dans le Nil, où règne le crocodile, pour attaquer un animal armé de dents, de griffes et d'écailles impénétrables même au fer, lui qui peut à peine mordre, ayant la gueule inclinée vers la poitrine. Il s'élance avec impétuosité sur son ennemi, et, quand il en est proche, il se glisse brusquement sous lui, puis dressant ses nageoires sur son dos, il lui fend les parties molles du ventre, seul endroit par où il est vulnérable. [61,36] (JEAN) C'est une chose étonnante que chaque animal connaisse tout de suite son ennemi, même sans l'avoir jamais vu; qu'il sache pourquoi on l'attaque, par où il peut être blessé et comment il doit se défendre, quand cette faculté a été refusée à l'homme qui ne redouterait pas même le basilic s'il il n'était averti ou instruit par le mal. [61,37] (ÉPHORIN) L'aspic est pour l'homme un venin mortel; il est attaqué par l'ichneumon, qui est aussi l'ennemi implacabie du crocodile. Les éléphants ont aussi de l'affection pour l'homme; car ils reconduisent obligeamment dans son chemin le voyageur isolé qui s'égare, et ils reconnaissent et aiment leur cornac. On cite même des exemples de leur amour dévoué pour certaines personnes. Ainsi, il y en eut un qui aima, en Égypte, une marchande de fleurs, maîtresse du grammairien Aristophane. Un autre aima Ménandre, jeune Syracusain, à tel point que, chaque fois qu'il ne le voyait pas, il témoignait ses regrets en refusant de manger. Mais, pour ne plus citer qu'un trait, le roi Bocchus, ayant résolu de sévir contre trente individus, la fit attacher à des poteaux et les exposa à autant d'éléphants. Des gens courant çà et là parmi les éléphants eurent beau la exciter, on ne put obtenir qu'ils se fissent les instruments de la cruauté du roi. Cet animal philanthrope déclare une guerre acharnée an dragon des Indes, que l'on dit être d'une grandeur énorme, et il arrive souvent que tous deux périssent en combattant. Or, 1e dragon est ennemi de l'homme, même sans qu'on l'attaque. L'aigle est également en hostilité avec les petits dragons, tandis que pour l'homme il est inoffensif; on rapporte même qu'il brûle d'une flamme amoureuse pour certaines jeunes filles. Cet oiseau a déclaré une guerre à mort à l'épervier de nuit. L'éléphant hait aussi le rat, qui est également un animal désagréable à l'homme. On ne devine pas la cause de cette aversion; mais il a raison de détester la sangsue, car s'il en avale une en buvant,il éprouve d'horribles souffrances. Il n'y a point d'animal plus ami de l'homme que le chien; il n'y en a pas de plus ennemi de l'homme que le loup, puisque la seule vue de ce dernier nous fait perdre la voix; or, entre le chien et le loup règne une haine implacable. Le loup est aussi l'ennemi acharné de la race des brebis, qui dépendent entièrement de la prévoyance de l'homme dont le principal soin est de protéger un animal inoffensif et né pour lui servir de nourriture. Au contraire, tout le monde, aidé principalement des chiens, court sus au loup comme à l'ennemi public du genre humain, ce qui a donné lieu au proverbe : "Nous ne l'épargnerons pas plus qu'un loup." Le lièvre marin est un poison sans remède pour l'homme s'il a l'imprudence d'en goûter, et, par contre, ce lièvre meurt au simple attouchement de l'homme. La panthère est féroce pour l'homme, et pourtant elle a tellement peur de l'hyène qu'elle n'ose pas même se battre avec elle; c'est ce qui fait dire qu'en portant sur soi un morceau de cuir d'hyène, on n'est point attaqué par la panthère, tant est pénétrant l'instinct de la nature. On ajoute encore que, si l'on applique l'une contre l'autre les peaux de ces deux bêtes, les poils de la panthère tomberont. L'araignée est un animal domestique pour l'homme, mais funeste au serpent, à tel point que si, par hasard, elle aperçoit au pied d'un arbre un serpent se chauffant au soleil, elle se suspend par un fil et enfonce son aiguillon au milieu du front du serpent en lui faisant une si cruelle blessure que celui-ci, se repliant en rond de douleur, finit par mourir. Des témoins oculaires m'ont dit que l'araignée faisait la même guerre au crapaud, mais que celui-ci, une fois frappé, se guérissait en mordant du plantain. Je vais vous raconter une anecdote anglaise. Vous savez que, dans ce pays, on couvre les planchers de joncs verts. Un moine avait entassé dans sa chambre quelques fagots de joncs pour les étendre quand il aurait le temps. Comme il dormait, après dîner, couché sur le dos, un gros crapaud sortit des joncs et se campa sur la bouche du moine, les quatre pattes enfoncées dans les lèvres supérieure et inférieure. Oter le crapaud, la mort était certaine; le laisser, c'était quelque chose de plus cruel que la mort. Quelques-uns conseillèrent de transporter le moine, dans la posture où il était vers la fenêtre, où une grosse araignée avait sa toile. On le fit. Bientôt l'araignée, ayant aperçu son ennemi, se suspend par un fil, perce de son dard le crapaud et regagne sa toile. Le crapaud enfla, mais sans làcher prise. Attaqué de nouveau par l'araignée, il enfla davantage, mais resta vivant. Frappé une troisième fois, il retira ses pattes et tomba mort. C'est ainsi que l'araignée se montra reconnaissante envers son hôte. [61,38] (JEAN) Voilà; qui est merveilleux! [61,39] (ÉPHORIN) Je vais ajouter un trait que je n'ai pas lu, mais que j'ai vu de mes yeux. Le singe a pour la tortue une aversion inconcevable. Quelqu'un m'en donna un exemple à Rome. Il mit sur la tète de son petit garçon une tortue, la recouvrit d'un chapeau et conduisit l'enfant vers le singe. Aussitôt le singe, tout joyeux, saute sur la tête de l'enfant pour faire la chasse aux poux; il ôte le chapeau et trouve la tortue. C'était un spectacle curieux de voir avec quelle horreur cette bête sauta en arrière, comme elle eut peur, comme elle regardait timidement par derrière si la tortue la suivait ! On m'en donna un autre exemple. Nous attachâmes la tortue à la même chaîne où était attaché le singe, en sorte qu'il ne pouvait éviter de la voir. On ne saurait dire combien il fut tourmenté; il était presque mort de frayeur; de temps en temps, le dos tourné, il essayait, avec ses pattes de derrière, d'expulser la tortue immobile; enfin, il évacua tout ce qu'il avait dans le ventre et la vessie. Cette frayeur lui ayant donné la fièvre, nous fûmes obligés de le déchaîner et de le réconforter en lui faisant boire de l'eau mélangée de vin. [61,40] (JEAN) Pourtant le singe n'a rien à craindre de la tortue. [61,41] (ÉPHORIN) Il existe peut-étre quelque chose qui nous échappe et que la nature connaît. On s'explique parfaitement la cause de l'aversion du chardonneret pour l'âne, c'est que celui-ci se frotte contre les épines où l'oiseau fait son nid et qu'il broute ses fleurs. Le chardonneret éprouve une terreur si grande que, si par hasard il entend l'âne braire au loin, il renverse ses oeufs, et ses petits tombent du nid d'épouvante. Mais son ennemi ne l'attaque pas impunément. [61,42] (JEAN) Quel mal le chardonneret peut-il faire à l'âne? [61,43] (ÉPHORIN) Il creuse avec le bec les plaies que lui ont faites les coups de bâton et les fardeaux; il lui pique aussi les naseaux. On peut deviner de même la raison de l'animosité réciproque qui existe entre les renards et la milans. Comme cet oiseau de proie tend des pièges aux petits du renard, celui-ci lui rend la pareille. Le même motif de discorde existe entre les souris et les hérons. On le retrouve également entre l'émerillon, qui est un tout petit oiseau, et le renard. L'émerillon casse les oeufs des corbeaux; il est attaqué par les renards et se venge en harcelant leurs petits à coups de. bec; les corbeaux, voyant cela, se sont ligués avec les renards contre leur ennemi commun. Mais on ne saurait deviner la raison de l'antipathie qui divise le cygne et l'aigle, le corbeau et le loriot, la corneille et la chouette, l'aigle et le roitelet, à moins que l'aigle ne trouve mauvais que ce dernier soit appelé le roi des oiseaux. Pourquoi la chouette est-elle en guerre avec tous les petits oiseaux, la belette avec la corneille, la tourterelle avec la pyralis, la guêpe-ichneumon avec la tarentule, les canards avec les mouettes, la harpe avec la buse, les chacals avec les lions? En outre, pourquoi les souris fuient-elles l'arbre rempli de fourmis? D'où vient cette guerre irréconciliable entre l'escarbot et l'aigle ? Car l'apologue a été conçu d'après la nature même des deux animaux? D'où vient que, près d'Olynthe, il y a un certain canton où les escarbots ne vivent pas si on les y transporte? Et, parmi les animaux aquatiques, pour quelle raison le mulet et le loup marin, de même que le congre et la murène, sont-ils animés d'une haine si violente qu'ils sc rongent mutuellement la queue? La langouste a une si grande horreur du polype qu'en le voyant de près elle meurt de frayeur. De même une sympathie secrète unit étroitement certains animaux, par exemple le paon et la colombe, la tourterelle et le perroquet, le merle et la grive, la corneille et le héron, qui se secourent mutuellement contre les renards; la harpe et le milan, qui en font autant contre la buse, leur ennemi commun. Le muscule, qui est un tout petit poisson, nage devant la baleine pour lui montrer le chemin, et on ne voit pas pourquoi il consent à lui rendre cet office. Que le crocodile tende sa gueule au roitelet, cela ne peut s'appelet amitié, puisque les deux animaux y trouvent leur avantage. Le crocodile est heureux qu'on lui nettoie les dents et goûte le plaisir d'être gratté; l'oiseau cherche à manger et se nourrit des débris de poisson restés entre les dents. C'est pour la même raison que le corbeau se tient à cheval sur le dos du cochon. Entre le hoche-queue et la mésange, il existe une haine si implacable que leur sang, dit-on, ne peut pas se méler. On raconte également que les plumes des autres oiseaux disparaissent si on les mêle avec celles de l'aigle. L'épervier est ennemi des pigeons, mais la crécerelle les défend. La vue et le chant de la crécerelle causent à l'épervier une horreur profonde, et les pigeons le savent bien : partout où la crécerelle se tient cachée, ils ne quittent point leur retraite, tant ils ont de confiance en leur protectrice. Qui devinera pourquoi la crécerelle veut du bien aux pigeons et pourquoi l'épervier a horreur de la crécerelle? Mais, si l'on voit quelquefois un petit animal en aider un grand, il arrive aussi, par contre, que les plus petits animaux sont un fléau pour les plus grands. Il y a un petit poisson qui ressemble au scorpion et qui est grand comme l'araignée de mer; à l'aide d'un aiguillon, il se cramponne sous la nageoire à des thons souvent plus gros que des dauphins, et il leur cause une telle douleur que quelquefois ils sautent sur les vaisseaux; il en fait autant aux mulets. Pourquoi le lion, cet animal qui fait trembler tous les autres, a-t-il peur du chant du coq? [61,44] (JEAN) Pour ne pas être entièrement sans payer mon écot dans ce repas, je citerai un fait que j'ai vu jadis de mes yeux dans la maison de Thomas Morus, personnage très célèbre en Angleterre. Il nourrissait chez lui un singe de haute taille; le hasard voulut qu'alors, pour le guérir d'une blessure, on le laissât se promener en liberté. Au fond du jardin étaient enfermés des lapins auxquels une belette tendait des piéges. Le singe la regarda faire tranquillement et uns bouger tant qu'il vit que les lapins ne couraient aucun risque. Mais lorsque la belette eut fait tomber la cage enlevée du mur et qu'il y eut à craindre que les lapins, mis à découvert par derrière, ne devinssent la proie de l'ennemi, le singe accourut et, montant sur une pièce de bois, il remit la cage à son ancienne place avec tant d'adresse qu'un homme n'aurait pas mieux fait. Cela prouve que les lapins sont aimés des singes. Ces lapins ne comprenaient pas le danger; ils embrassaient leur ennemi à travers les barreaux; le singe vint en aide à leur simplicité en péril. [61,45] (ÉPHORIN) Les singes aiment beaucoup tous les petits chiens; ils se plaisent à les tenir entre leurs pattes et à les embrasser. Mais ce bon singe méritait que sa bonté fût récompensée? [61,46] (JEAN) Elle le fut. [61,47] (ÉPHORIN) Comment? [61,48] (JEAN) Il trouva là un morceau de pain jeté sans doute par les enfante; il le prit et le mangea. [61,49] (ÉPHORIN) Mais ce qui me paraît plus admirable, c'est que cette sorte de sympathie et d'antipathie (c'est ainsi que les Grecs nomment les sentiments naturels d'amitié et d'inimitié) se retrouve jusque dans des choses privées de vie ou du moins de sensibilité. Je ne parlerai point du frène, dont les serpents ne peuvent supporter l'ombre, si allongée qu'elle soit, à tel point que si l'on décrivait autour d'un frène un cercle de feu, le serpent se jetterait dans les flammes plutôt que de fuir vers l'arbre. On voit mille exemples de ce genre. Lorsque les chenilles, renfermées, dans leur chrysalide, se trasnforment en papillons par un travail mystérieux de la nature, on les dirait mortes; nul attouchement ne les fait mouvoir, à moins qu'une araignée vienne à passer dessus; elles ne sentent point le doigt de l'homme qui les presse, et elles sentent les pattes d'un animal très léger marchant légèrement; ce n'est qu'alors qu'elles donnent signe de vie. [61,50] (JEAN) Cet insecte, avant d'étre né, sent son ennemi capital. Ce fait ressemble assez à ce que l'on raconte des personnes qui ont été assassinées. Ceux qui sont étrangers au crime s'approchent-ils du cadavre, il ne se produit rien de nouveau; mais si 1'assamin se présente, le sang coule aussitôt comme d'une blessure récente, et cet indice, dit-on, a souvent révélé l'auteur du meurtre. [61,51] (ÉPHORIN) Ce qu'on vous a dit là n'est pas dénué de vérité. Mais, sans imiter les contes à la Démocrite, ne savons-nous pas par expérience qu'il y a une si grande répulsion entre le chêne et l'olivier qu'ils meurent si on les plante dans les trous l'un de l`autre? Le chêne s'attarde si mal avec le noyer que le voisinage de ce dernier le fait périr; d'ailleurs, le noyer nuit généralement à toutes les récoltes ainsi qu'aux arbres. La vigne, qui a coutume de tout embrasser de ses vrilles, fuit le chou seul, et, comme si elle le sentait, elle se tourne du côté opposé. Qui avertit la vigne que son ennemi est auprès d'elle? car la suc du chou est contraire au vin, et c'est pour cela qu'on en prend contre l'ivresse. Le chou a également son ennemi; planté vis-à-vis du cyclame et de l'origan, il dessèche. Même antipathie entre la ciguë et le vin; la ciguë est un poison pour l'homme, le vin en est un pour la ciguë. Quel est ce commerce secret entre le lis et l'ail, qui fait qu'en poussant dans le voisinage l'un de l'autre, ils se favorisent mutuellement? Car l'ail a plus de force et les fleurs du lis ont une odeur plus suave. Que dirai-je ici du mariage des arbres, dont les femelles demeurent stériles si le mâle n'est à côté d'elles? L'huile ne se mêle qu'avec la chaux, quoique ces deux choses soient également ennemies de l'eau. La poix attire l'huile, quoique l'une et l'autre soient des corps gras. Tout nage dans le vif-argent, excepté l'or; c'est le seul métal qu'il tire à soi et qu'il absorbe. Par quelle bizarrerie de la nature le diamant, qui résiste à ce qu'il y a de plus dur, s'amollit-il dans le sang du bouc? On remarque de l'antagonisme, même entre les poisons. Si par hasard le scorpion rampe sur l'aconit, il pâlit et s'engourdit. L'herbe nommée céraste lui est si nuisible que quiconque en a seulement touché la graine avec les doigts peut manier impunément le scorpion. Mais 1'observation de ces faits, qui sont innombrables, concerne ceux qui enseignent la médecine. Quelle est donc cette force d'attraction ou de répulsion qui existe entre l'acier et l'aimant pour qu'une matière pesante, de sa nature coure vers une pierre, s'y attache comme par un baiser et s'en éloigne de même sans qu'on y mette la main ? L'eau se mélange aisément avec tout, principalement avec elle-même; il y a pourtant des eaux qui, comme par une haine réciproque, refusent de se mêler, témoin le fleuve qui, après s'être jeté dans le lac Fucin, coule par-dessus, de même que l'Adda dans le lac de Côme, le Tessin dans le lac Majeur, le Mincio dans le lac de Garde, l'Oglio dans le Sévin, le Rhône dans le Léman. Quelques-uns de ces fleuves charrient, sur un espace de plusieurs milles, à travers le lac hospitalier, le même volume d'eau qu'ils ont apporté. Le Tigre se jette dans le lac Aréthuse, et il le traverse comme un étranger, sans mêler ni la couleur, ni la nature de ses eaux, ni ses poissons. En outre, quoique la plupart des fleuves se hâtent de courir vers la mer, il y en a pourtant quelques-uns qui, comme s'ils haïssaient la mer, avant d'y arriver s'engouffrent sous la terre. Nous voyons quelque chose de semblable dans les vents. Le vent du midi nous est funeste; le vent du nord, qui lui est opposé, nous est salutaire; l'un rassemble les nuages, l'autre les dissipe. Si l'on s'en rapporte aux astrologues, les astres eux-mêmes éprouvent des sentiments d'amitié et d'inimitié; les uses sont amis de l'homme, les autres lui sont hostiles, d'autres nous protègent contre les coups de nos ennemis, tant il est vrai que, dans toutes les parties de la nature, ces sympathies et ces antipathies enfantent pour l'homme le bien et le mal. [61,52] (JEAN) Peut être trouverait-on quelque chose d'analogue au delà des cieux; car, si nous en croyons les mages, chaque mortel est accompagné de deux génies, l'un bon, l'autre malveillant. [61,53] (ÉPHORIN) Qu'il nous suffise, ami, d'être allés jusqu'au ciel : ne franchissons pas cette barrière; revenons aux boeufs et aux chevaux. [61,54] (JEAN) En vérité, vous faites là un joli saut. [61,55] (ÉPHORIN) Ce qui doit nous étonner le plus, c'est que dans la même espèce d'animaux on trouve des marques d'amour et de haine sans motif apparent. C'est ce que les palefreniers et les bouviers essayent de nous persuader. Dans les mêmes pâturages et dans la même écurie, disent-ils, le boeuf aime à avoir pour voisin tel boeuf, le cheval tel cheval, à l'exclusion de tel autre. Je suis convaincu qu'il existe de pareils sentiments dans tous les genres d'animaux, sans parler de l'attrait du sexe; mais ils ne sont nulle part plus visibles que chez l'homme. On retrouve dans beaucoup de gens ce que Catulle déclare hautement ressentir pour Volusius : "Je ne t'aime pas, Volusius, je ne saurais dire pourquoi; tout ce que je puis dire, c'est que je ne t'aime pas." Chez les adultes, on peut supposer différents motifs; mais chez les enfants, qui ne sont guidés que par l'instinct, quelle est la raison qui inspire à l'un tant d'amitié pour l'autre, et à celui-ci tant d'éloignement pour celui-là? Quand j'étais enfant, à l'âge d'environ huit ans, je rencontrai un enfant de mon âge, ou peut-être plus âgé que moi d'un an, si menteur qu'en toute occasion il inventait sur-le-champ des monstruosités. Une femme vient à passer. "Tu vois cette femme? me dit-il. - Oui. - J'ai couché dix fois avec elle." Nous traversons un petit pont étroit près d'un moulin. Voyant que je frissonnais à la vue de cette eau que sa profondeur rendait noire : "Je suis tombé un jour dans cette eau, dit-il. - Que dis-tu? - J'y ai trouvé le cadavre d'un homme qui avait à sa ceinture une bourse dans laquelle étaient trois bagues." Comme il ne cessait de mentir, je conçus pour cet enfant autant d'horreur que pour une vipère, sans un motif certain, puisque les autres prenaient plaisir à de tels mensonges, mais uniquement par un secret instinct. Et ce sentiment n'a pas été passager; aujourd'hui encore j'éprouve naturellement pour les menteurs une telle aversion qu'en les voyant je sens tout mon corps s'émouvoir. Homère indique une semblable disposition dans Achille lorsque ce héros déclare que les menteurs lui sont aussi odieux que les portes des enfers. Bien que je sois né avec ce caractère-là, le destin m'a été si contraire que toute ma vie j'ai eu affaire à des menteurs et à des imposteurs. [61,56] (JEAN) Je ne vois pas encore où tend tout ce discours. [61,57] (ÉPHORIN) Je vais vous le dire en deux mots. Il y a des gens qui cherchent le bonheur dans la magie et d'autres dans l'astrologie. Pour moi, je crois que le plus sùr moyen d'être heureux, c'est de renoncer au genre de vie pour lequel on éprouve une répugnance secrète et de suivre celui vers lequel on se sent porté; j'exclus toujours ce qui est immoral. Il faut également fuir la société de ceux dont le caractère ne s'accorde point avec le nôtre et nous lier avec ceux qui nous inspirent de la sympathie. [61,58] (JEAN) A ce compte-là, il y aura peu d'amis. [61,59] (ÉPHORIN) La charité chrétienne s'étend à tous, mais l'amitié doit se borner à un petit nombre. Or, ne faire de mal à personne, pas meme aux plus méchants, et se réjouir s'ils s'amendent, c'est, selon moi, aimer assez chrétiennement tout le monde.