{0} PARTIE II. Caricature d'un Cicéronien. [p16,122] Nosoponus : Dans ma chapelle et dans mon cabinet de travail, j’ai un portrait de Lui, bien sûr, mais j’en ai fait peindre aussi de fort beaux sur toutes les portes de la maison, et j’en emporte un partout avec moi, gravé en camée, pour qu’il n’y ait pas un seul instant où mon esprit ne soit occupé de Lui. {123} Et dans mes songes nulle image ne se présente à moi que celle de Cicéron ! {124} Bulephorus : Je ne m’en étonne pas. {125} Hypologus : Pour ma part, dans mon calendrier, j’ai fait une place à Cicéron parmi les Saints Apôtres. {126} Bulephorus : Cela ne m’étonne pas du tout : {127} on l’a parfois appelé le « dieu de l’éloquence ». {128} Nosoponus : Je suis si assidu à lire et relire ses œuvres, que je le sais presque tout entier par cœur ! {129} Bulephorus : Pour l’instant tu ne me parles que de ton acharnement au travail ! {130} Nosoponus : Ne t’impatiente pas ! Je me prépare à parler de l’imitation. {131} Bulephorus : Combien de temps as-tu prévu pour cela ? {132} Nosoponus : Tout autant que pour la lecture. {133} Bulephorus : C’est peu pour un entreprise si difficile ! {134} Si seulement l’honneur d’un titre si brillant pouvait m’échoir ! Qu’importe que ce fût même à soixante dix ans ! {135} Nosoponus : Mais attends ! {136} Je ne me contente pas de ce travail ! {137} Il n’y a pas dans tous les livres de cet homme divin un seul petit mot que je n’aie classé dans un lexique alphabétique. {138} Bulephorus : Il faut que ce soit un énorme volume ! {139} Nosoponus : Deux robustes portefaix bien bâtés ne le porteraient qu’avec peine sur leur dos! {140} Bulephorus : Allons donc ! {141} J’en ai vu à Paris qui auraient bien été capables de porter un éléphant ! {142} Nosoponus : A vrai dire, j’ai un deuxième volume encore plus épais que celui-ci, dans lequel j’ai noté dans l’ordre alphabétique les expressions propres à Marcus Tullius. [p18,143] Bulephorus : C’est maintenant que j’ai honte du temps que j’ai passé à bayer aux corneilles! {144} Nosoponus : Un troisième sy ajoute. {145} Bulephorus : Holà ! encore un troisième ? {146} Nosoponus : Il en fallait un ! {147} Dans celui-là j’ai rassemblé toutes les sortes de mesures (pieds) par lesquels Cicéron commence ou finit ses répliques, ses membres de phrases, ses périodes oratoires ainsi que les rythmes par lesquels il équilibre leur partie centrale, et finalement j’ai relevé quelle modulation il adapte à quelle formule, afin que rien, pas même le moindre petit détail, ne puisse m’échapper. {148} Bulephorus : Mais comment peut-il se faire que le premier index soit déjà tellement plus épais que toute l’œuvre de Cicéron ? {149} Nosoponus : Apprends ce qu’il en est et tu n’auras plus à t’étonner ! {150} Tu crois sans doute que je me suis contenté de cette simple tâche de relever les expressions une par une ? {151} Bulephorus : Oui c’est ce que je pensais. {152} Y-a-t-il quelque chose de plus ? {153} Nosoponus : Quelque chose de plus ? Mais jusque là c’est moins que rien ! {154} Bulephorus : Que veux-tu dire s’il te plaît ? {155} Nosoponus : Vois combien tu es loin du compte ! {156} Le même terme n’est pas toujours utilisé de la même manière. {157} Prenons par exemple le verbe « refero » : il n’a pas le même sens quand M Tullius dit "Referre gratiam" (témoigner de la reconnaissance)» que quand il dit : « Liberi parentes et forma corporis et moribus referunt » "Les enfants ressemblent à leurs parents par leur physique et leurs mœurs" ; il en a un autre quand il dit « Refero me ad intermissa studia » ( je retourne à mes études interrompues) ; un autre quand il dit : "Si quid erit quod [p20,457] mea referat scire" (s’il y a quelque chose qu’il importe que je sache) ; un autre enfin quand il dit : « Non ignota referam » (je ne rapporte pas là des faits inconnus). {158} De la même façon une chose est de dire «Orare Lentulum » (supplier Lentulus) une autre : « Orare causam » (plaider une affaire). {159} Tiens encore un exemple : c’est d’une manière différente qu’il « fait tous ses efforts» (contendit) celui « qui combat contre un quelqu’un » (« Qui cum altero certat ») et celui « qui en sollicite instamment un autre » (« Qui quid instanter ab aliquo petit»). En un autre sens aussi celui qui s’efforce de réaliser quelque chose en y mettant toutes son cœur (« Qui magno studio conititur ad aliquid efficiendum »), tandis que l’autre « confronte deux choses et les compare entre elles » (« Qui res duas inter se committit comparatque »). {160} Hypologus : Oh dis donc ! Voilà ce qu’on appelle écrire un recueil d’expressions! {161} Bulephorus : C’est maintenant seulement que je comprends combien tu es diligent et combien je suis négligent ! {162} Nosoponus : Et je ne relève pas seulement les expressions hors contexte, je note également ce qui les précède et ce qui les suit. {163} Je ne me contente pas non plus de relever une occurrence ou deux, comme font les autres, mais chaque fois que l’expression se trouve dans Cicéron, quand bien même elle est se présente sous la même forme, je note la page et la colonne et le numéro de la ligne. J’ajoute une marque qui me permet de savoir si le mot se trouve au début au milieu ou à la fin de la ligne. {164} C’est pour ces raisons vois-tu qu’il arrive qu’une seule expression occupe plusieurs pages. {165} Bulephorus : Dieu du ciel ! Quels résultats n’obtiendrait-on pas avec une telle application ! {166} Nosoponus : Attends donc, Buléphore ! {167} Tu n’as encore rien entendu ! {168} Bulephorus : Mais qu’est-ce qu’on peut ajouter à cela ? {169} Nosoponus : A quoi bon connaître un mot si on hésite ou même si on achoppe sur sa déclinaison, ses dérivés, ses composés ? {170} Bulephorus : Je ne vois pas vraiment bien ce que tu veux dire. {171} Nosoponus : Je vais t’expliquer. {172} Qu’y-a-t-il de plus courant et de plus utilisé que ces mots : « amo, lego, scribo» (j’aime, j’écris, je lis) ? {173} Bulephorus : Ceux-la aussi sont sujets à caution ? [p22,174] Nosoponus : Ou encore ces noms : « Amour, lecture, écrivain » (amor, lectio, scriptor)? {175} Bulephorus : Rien de plus courant, en effet ! {176} Nosoponus : Mais sois bien persuadé que c’est une nécessité pour moi et un besoin pour tout homme qui vise à la qualité de « Cicéronien », de faire preuve d’un tel scrupule qu’il n’ose se servir de ces termes, pourtant si ordinaires, sans avoir consulté un index. A moins bien sûr que tu n’estimes pouvoir te fier en tout sûreté aux grammairiens qui conjuguent les verbes à tous les temps, modes, voix et personnes et déclinent les noms, les pronoms et les participes à tous les cas et tous les nombres, alors qu’à nous il n’est pas permis d’utiliser une seule de ces formes dont Cicéron n’aurait pas fait usage. {177} Ce n’est pas grand-chose de parler correctement selon la grammaire mais c’est une œuvre divine de parler selon la langue de Tullius. {178} Bulephorus : Parle, je t’en prie, un peu plus clairement. {179} Nosoponus : Mettons par exemple que je trouve « Amo, amas, amat », chez Cicéron, mais que je ne trouve pas « amamus » ni «amatis ». {180} De même je trouve « amabam » mais pas « amabatis ». {181} Ou encore je trouve «amaueras » mais pas « amaras » ! {182} Inversement je rencontre « amasti » mais ne trouve nulle part « amauisti ». {183} Et maintenant imagine qu’on trouve « legeram, legeras, legerat », mais pas « legeratis » ! Et si on trouve « scripseram », mais pas « scripseratis»? {184} Sur le même modèle imagine ce qu’il en est de la conjugaison de tous les verbes ! {185} La méthode est la même pour les cas, dans les déclinaisons : je trouve « amor », « amores », « amorum », « amori » chez Cicéron, mais « o amor », « hos amores », « horum amorum », « his amoribus », « o amores » je ne les rencontre pas ! {186} De même je trouve « lectio », « lectionis », « lectioni », « lectionem » alors que je ne rencontre pas « lectiones », « lectionibus », « lectionum », « has lectiones » et « o lectiones ». {187} Je trouve par exemple « scriptorem » et «scriptores » mais je ne trouve pas « scriptoribus » ni « scriptorum » utilisés comme noms communs. [p24,188] Je ne peux pas vous empêcher de trouver ces précautions ridicules, si, vous, vous osez utiliser, en vous fiant à ce qui se dit, « stultitias » et « stultitiarum » « uigilantias » et « uigilantiarum », « speciebus » et « specierum », « fructuum », « ornatuum », « cultuum », « uultuum »", « ambitibus »" et « ambituum » et autres formes innombrables de ce genre. {189} De ces quelques termes proposés à titre d’exemples tu peux inférer pour les autres mots qui suivent exactement la même flexion. {190} Hypologus : « Tant de peine pour un sujet si mince ! » {191} Bulephorus : « Mais la gloire n’en sera pas mince ! » {192} Nosoponus : Laissez moi chanter aussi ma partie : « si les divinités hostiles laissent faire le poète et si Apollon, invoqué, l’exauce ». {193} Maintenant au tour des dérivés : écoute bien ! {194} Je n’hésite pas à employer « Lego » mais je n’oserais pas dire « legor ». {195} J’oserais dire « Nasutus », mais en aucun cas « nasutior » et « nasutissimus ». {196} Je me risque hardiment à dire « Ornatus » et « ornatissimus », « laudatus » et « laudatissimus » mais je me ferais scrupule à dire, si je ne les ais pas rencontrés, « ornatior » et « laudatior ». {197} Et ce n’est pas parce que je rencontre à chaque pas « scriptor » et « lectio » chez Cicéron, que j’oserais utiliser automatiquement () « scriptorculus » et « lectiuncula ». {198} Bulephorus : J’entrevois l’immensité de la tâche ! {199} Nosoponus : Maintenant au tour des composés : écoute bien ! {200} Je dirai « Amo », « adamo », « redamo » mais je ne dirai pas « deamo ». {201} Je dirai « Perspicio », mais pas aussi facilement « dispicio ». [p26,202] « Scribo », « describo », « subscribo », « rescribo », « inscribo » je les emploierai, mais « transcribo5 » je ne le dirai pas si je ne l’ai pas découvert dans les oeuvres de Marcus Tullius. {203} Bulephorus : Ne te fatigue pas à tout exposer, Nosopon, nous voyons de quoi il s’agit aussi clairement que dans un miroir. {204} Nosoponus : Voilà ce que contient cet index, le plus petit des trois. {205} Bulephorus : Je vois ça d’ici ! Une cargaison de chameau ! {206} Hypologus : Et une sacrée cargaison même ! {207} Bulephorus : Par quelle méthode arrives-tu à ne pas te tromper dans une telle variété de remarques ? {208} Nosoponus Tout d’abord je ne fais confiance, sur aucun point, ni aux grammairiens ni aux autres auteurs, aussi reconnus soient-ils ; je ne me fie ni aux préceptes, ni aux règles ni aux analogies qui en imposent à presque tout le monde. {209} Dans mon recueil je note pour chaque mot, tous les cas, tous les dérivés, tous les composés. {210} Les formes qu’on trouve chez Cicéron, je les signale d’un trait rouge, celles qui n’y sont pas, d’un trait noir. {211} De cette façon il ne peut pas se produire que je me trompe une seule fois ! {212 } Bulephorus Et une expression qui se trouve chez Térence ou chez quelque auteur approuvé, tu la noteras aussi d’un trait noir ? {213} Nosoponus : Il n’y a pas d’exception ! {214} Ce ne saurait être un Cicéronien celui dans les livres de qui on trouverait ne serait-ce qu’une toute petite expression dont on ne pourrait montrer la trace dans les travaux de Cicéron. Et je réprouverai en bloc, tout autant que je rejetterais de la fausse monnaie, le style d’un homme qui aurait fait place à un seul mot qui ne porte pas la marque du style de Cicéron, le seul à qui les Puissances d’en Haut ont accordé le privilège de battre monnaie pour la langue Romaine ! {215} Bulephorus : Ta loi est encore plus rigoureuse que les lois de Dracon, si à cause d’une seule petite expression, qui ne serait pas tout à fait Cicéronienne un livre, par ailleurs élégant et plein d’éloquence, se trouve entièrement condamné ! [p28,216] Hypologus : Oui mais c’est juste ! {217} Ne vois-tu pas que pour une seule petite piécette de fausse monnaie une énorme quantité d’argent est saisie ? Ne vois-tu pas que la moindre verrue fait perdre à la jeune fille, la plus parfaite par ailleurs, sa beauté toute entière? {218} Bulephorus : Je l’admets. {219} Nosoponus : De tout ce que nous avons dit si vous faites maintenant la synthèse, et si vous prenez bien en considération le volume de ce premier index, vous comprendrez combien doit être encore plus épais le second dans lequel j’ai embrassé les caractéristiques stylistiques, les tropes et autres figures, les adages, les sentences, les finesses d’expression et autres semblables délices de l’éloquence. {220} Imaginez aussi la taille du troisième qui contient tous les rythmes et pieds par lesquels Marcus Tullius commence, prolonge ou finit les parties de son discours. {221} En effet je peux dire qu’il n’y a aucun passage dans toute l’œuvre de Cicéron que je n’aie ramené à des formes métriques fixes. {222} Bulephorus : Mais pour une telle masse, même un éléphant ne suffirait pas comme porte-faix (bête de somme) ! {223} Hypologus : A ce que tu dis c’est carrément un chariot qu’il faudrait pour tout ce chargement ! {224} Nosoponus : Mais pourtant je ne mens pas du tout ! {225} Bulephorus : Oui vraiment ! Tu n’as pas mal employé tes sept ans ! {226} Maintenant que tu es si bien équipé en lexiques il ne te reste plus qu’à nous indiquer en ami, à nous tes amis et tes « correligionnaires », comment tu te sers ordinairement de tous ces excellents outils pour passer à la pratique, pour parler et écrire. {227} Nosoponus : Je me garderai bien de vous donner l’impression de vous cacher quelque chose. {228} Je parlerai d’abord de l’art d’écrire, tant il est vrai, comme on dit, que la plume est le meilleur maître d’éloquence. {229} Voici mon premier principe : jamais je ne m’apprête à écrire avant le milieu de la nuit, lorsque un grand calme et [p30,229] un silence profond tiennent toutes les choses et si, vous préférez l’entendre de la bouche de Virgile, lorsque « Sur toute la terre, les corps épuisés cueillent la paix du sommeil ; que les forêts et les mers cruelles sont au repos, que les astres se retournent, au milieu de leur chute ; que partout les champs se taisent, (ainsi que) les troupeaux et les oiseaux bigarrés… », quand enfin, la tranquillité est si grande que Pythagore, s’il vivait encore, pourrait entendre clairement l’harmonie des sphères célestes. {230} Dans un tel moment, en effet, dieux et déesses prennent plaisir à nouer conversation avec les âmes pures. {231} Hypologus : A cette heure de la nuit, nous les profanes, nous craignons plutôt la rencontre des fantômes ! {232} Nosoponus : Mais à nous, les Muses ont donné la chance de mépriser aussi bien les lugubres fantômes que « la foule mal-intentionnée ». {233} Bulephorus : Mais il y a des nuits si tranquilles que l’Auster et le Borée, comme pour rire, font crouler les maisons et provoquent de lamentables naufrages ! {234} Nosoponus : Je le sais bien ! mais je choisis les nuits les plus calmes. {235} Je crois qu’Ovide n’a pas tort de dire : «Un dieu nous habite, et quand il nous tourmente, nos cœurs brûlent ». {236} S’il y a donc quelque chose de divin dans l’âme de l’homme, il ne peut se révéler que dans le plus profond silence. {237} Bulephorus : Il ne m’échappe pas que les hommes les plus admirés, tous ceux qui ont entrepris une tâche digne de l’immortalité, ont recherché cette solitude secrète de la nuit. {238} Nosoponus : J’ai, dans les entrailles de ma demeure, un cabinet de travail aux murs épais, dont les portes et les fenêtres sont doublées, dont les moindres fissures ont été bouchées par du plâtre et soigneusement calfeutrées à la poix : c’est à peine si la lumière et les bruits peuvent y pénétrer à l’occasion, et encore faut-il qu’ils soient bien forts, comme les disputes des femmes et les bruits de forge ! [p32,239] Bulephorus : L’éclat des voix humaines et le fracas des fabriques ne permettent pas la concentration de l’esprit. {240} Nosoponus : C’est pourquoi, je ne tolère pas non plus qu’on dresse un lit dans l’une des chambres à proximité. Il ne s’agirait pas que les paroles des dormeurs, ne serait-ce que cela, ou leurs ronflements ne viennent interrompre la profondeur de ma réflexion ! {241} Parce que, vous ne le croirez peur-être pas, il y a des hommes qui parlent en dormant, et certains éternuent si bruyammant qu’on les entend même de loin ! {242} Hypologus : Moi, souvent, ce sont les souris qui me font des histoires quand je veux écrire en pleine nuit ! {243} Nosoponus : Dans ma demeure il n’y a même pas de place pour une mouche ! {244} Bulephorus : Tu serais bien sage, Nosopon, et même bien heureux si tu pouvais aussi laisser à la porte les soucis qui mènent leur danse au fond de notre âme : s’ils entrent avec nous, la nuit, dans notre retraite, à quoi nous servira le silence que nous aurons gagné ? {245} Nosoponus : Tes avertisssements sont justes Buléphore. {246} Je sais bien que, pour les autres hommes, ce genre de tumulte est bien souvent plus pénible que le bruit des soufflets et des marteaux de la forge voisine. {247} Bulephorus : Mais quoi ? Toi, jamais ne te tourmentent amour, haine, envie, espoir, crainte, jalousie ? {248} Nosoponus : Pour ne pas te faire perdre ton temps : sache une fois pour toutes, Buléphore, que si l’on est possédé par la jalousie, l’ambition, le goût de l’argent, et autres maux semblables, c’est en vain qu’on brigue cette gloire à laquelle nous, nous sommes candidats. {249} Une chose si sainte réclame évidemment un coeur pur de tout vice, mais il faut encore qu’il soit libre de toute préoccupation, exactement comme l’exigent ces sciences de la solitude et du secret que sont la magie, l’astrologie, et celle qu’on appelle l’alchimie. {250} D’ailleurs, ces préoccupations, plutôt superficielles, cèdent facilement à l’orientation (concentration) si intense et si sérieuse de mon esprit. [p34,251] Pourtant, si elles surviennent, celles-là aussi je les chasse avant d’entrer dans ce lieu saint : {252} je me suis mentalement entraîné à cela avec le plus grand soin. {253} Et c’est plus particulièrement pour cette raison que j’ai décidé de vivre en célibataire : ce n’est absolument pas que j’ignore quelle chose sacrée est le mariage, mais c’est qu’il n’est pas possible d’éviter tous les ennuis qu’entraînent à leur suite femmes, enfants, famille … {254} Bulephorus : Tu as agi bien sagement Nosopon ! {255} Moi, si je me préparais à m’occuper de Cicéron de cette façon, en pleine nuit, ma femme ferait sauter la porte, lacèrerait les dictionnaires, brûlerait les fiches que je lui ai consacrées, et ce qui est encore plus intolérable, pendant que je m’occupe de Cicéron, elle ferait venir un remplaçant qui s’occuperait d’elle à ma place ! {256} Et ainsi, tandis que je travaillerais à ressembler le plus possible à Cicéron, elle m’engendrerait un (petit) être qui ne ressemblerait pas du tout à Buléphore ! {257} Nosoponus : Comme je savais que cette mésaventure était déjà arrivée à quelques uns, averti par l’expérience ( le malheur) d’autrui , j’ai pris mes dispositions en temps et en heure. {258} C’est dans le même esprit que je n’ai pas voulu me charger d’une fonction publique ni d’une dignité ecclésiastique, pour éviter toutes les sortes de préoccupations qui risqueraient d’en provenir. {259} Bulephorus : Ces fonctions sont pourtant recherchées par les autres avec le plus vif empressement. {260} Nosoponus : Je ne les envie vraiment pas. {261} Pour ma part il vaut mieux être Cicéronien et être reconnu comme tel que d’avoir le consulat ou même le trône du Grand Pontife. {262} Hypologus : Qui aime véritablement ne peut aimer qu’une seule femme. {263} Nosoponus : Si je me prépare à quelque activité de cette sorte, ce soir là je m’abstiens de dîner ; le midi déjà je mange légèrement [p36,263] pour éviter que la matière épaisse n’envahisse le siège de l’âme, si subtile, ou que quelque vapeur s’élevant de l’estomac n’alourdisse « et ne cloue au sol cette légère parcelle de souffle divin ». {264} Bulephorus : A mon avis Hésiode était dans cet état quand il entendait les Muses lui parler ! {265} Hypologus : « Mais Ennius lui-même, notre père, n’entonnait jamais le chant des combats sans avoir bu un coup ». {266} Nosoponus : Et c’est comme cela qu’il écrivit des poèmes qui sentent le vin ! {267} Bulephorus : « Et Horace a le ventre bien rempli, quand il lance son « Evohé ! » {268} Nosoponus : Les effets de la possession (enthousiasme) poétique ne nous concernent pas. {269} Etre Cicéronien requiert de la sobriété. {270} Hypologus : Moi, ma tête m’abandonne si je jeûne. {271} Nosoponus : Ce n’est pas complètement du jeûne. {272} Je prends une dizaine de petis grains de ce raisin séché qu’on appelle raisin de Corinthe. {273} Ce n’est ni de la nourriture ni de la boisson et pourtant c’est un peu les deux. {274} Bulephorus : Je comprends. {275}Ils fondent doucement en bouche et contribuent au travail intellectuel et à la mémoire. {276} Nosoponus : j’y ajoute trois grains de coriandre enrobés de sucre. {277} Bulephorus : Excellent ! Pour que la vapeur (d’alcool) produite par ces dix grains de raisin ne monte pas jusqu’au siège de la pensée ! {278} Nosoponus : Et bien sûr je ne consacre pas n’importe quelles nuits à cette activité. {279} Bulephorus : Ah non ? {280} Tu exclus celle où sévissent le Borée et l’Auster ? {281} Peut-être fuis-tu les nuits d’hiver, à cause de la rigueur du froid ? {282} Nosoponus : Il suffit d’un bon feu pour chasser cet inconvénient ! {283} Hypologus : Mais parfois la fumée gêne et le bois crépite. [p38,284] Nosoponus : Je prends du bois « qui ne fume pas » {285} Bulephorus : Quelle nuits choisis-tu donc ? {286} Nosoponus : Il y en a peu qui sont propices à cette occupation, qui est un travail à part entière, c’est pourquoi je choisis celles qui sont favorables. {287} Bulephorus : Par quelle méthode, s’il te plaît ? {288} Nosoponus : Par l’astrologie {289} Bulephorus Alors que tu es tout entier pris par Cicéron, comment as-tu trouvé le temps d’étudier l’astrologie ? {290} Nosoponus : J’ai acheté un manuel à un homme qui s’y connaît très bien dans cet art. {291} C’est sur ses indications que je mène mon affaire. {292} Hypologus : J’ai entendu dire que plus d’un s’est retrouvé berné par ce genre de manuel, parce que l’auteur s’était trompé dans son horoscope. {293} Nosoponus : J’en ai acheté un qui a fait ses preuves ! {294} Bulephorus : Dieu du Ciel ! {295} ça c’est écrire ! {296} Je ne m’étonne plus maintenant, Hypologus, que ce que nous écrivons soit si informe et si peu raffiné ! {297} Mais pour écrire une œuvre suivant cette méthode, à quoi réfléchis-tu en premier ? aux idées ou aux mots ? {298} Nosoponus : Chacune de ces choses est première et chacune d’elle est seconde. {299} Bulephorus : C’est une énigme que tu me donnes là, pas une réponse ! {300} Nosoponus : Mais, je vais t’expliquer le nœud du problème. {301} Du point de vue du genre, la réflexion sur le contenu est première, du point de vue de l’espèce elle est seconde. {302} Bulephorus : Je ne vois pas encore clairement ce que tu veux dire. {303} Nosoponus : Je vais te le faire voir par un exemple. {304} J’ai décidé d’écrire une lettre à Titius (Imaginons cela!) pour lui demander de me renvoyer le plus vite possible des livres que je lui ai prêtés, s’il tient à ce que nous restions bons amis : {305} un imprévu fait que j’en ai le plus grand besoin. [p40,306] S’il s’exécute, il n’y a rien dans tous mes biens qu’il ne puisse considérer comme sien ! {307} Sinon, je lui fais savoir que je lui renverrai le gage de notre vieille amitié et que je lui déclarerai une guerre ouverte ! {308} Cette première réflexion porte évidemment sur les idées, mais du point de vue du genre. {309} Bulephorus : Je comprends. {310} Nosoponus : Mais immédiatement après vient le travail sur les mots. {311} Je feuillette autant de lettres de Cicéron que je peux, je consulte tous mes dictionnaires, je sélectionne un certains nombre d’expressions typiquement Cicéroniennes, puis les tropes et les formules puis viennent les rythmes. {312} Alors enfin, abondamment pourvu de toute cette sorte de matériaux, je regarde quels ornements je peux introduire, à quel endroit je peux les mettre. {313} Après cela je reviens au travail des pensées. {314} En effet c’est maintenant la tâche de l’art de trouver le sens qui va convenir à ces ornements rhétoriques. {315} Hypologus : C’est à peu près comme si un excellent artisan préparait un très beau costume et, là-dessus, se mettait à façonner force colliers, bagues et pierreries pour finir par un mannequin de cire sur laquelle il arrangerait tous ces ornements ou pour mieux dire qu’il plierait à la forme même de ces ornements. {316} Bulephorus : Et pourquoi pas ? {317} Mais allons, Nosopon, ne me dis pas que la nuit toute entière est consacrée à cette seule lettre ? {318} Nosoponus : Une seule nuit ? Qu’est-ce que tu me chantes là ? {319} J’ai déjà l’impression d’avoir obtenu la protection spéciale des Muses quand je réussis à mettre au point une seule période en une nuit d’hiver. {320} Bulephorus : Tu écris vraiment une lettre aussi étendue sur un sujet d’aussi faible importance ? {321} Nosoponus : Au contraire je les fais très courtes, pour ne rien te cacher, puisqu’elles ne dépassent pas six périodes. {322} Bulephorus : Pourquoi dans ce cas six nuits ne suffisent-elles pas à les achever ? [p42,323] Nosoponus : Comme s’il suffisait de les écrire une fois ! {324} Il faut refaire dix fois ce que l’on a écrit, dix fois se référer au dictionnaire (se régler sur), de peur que la moindre particule illégitime ne t’ait échappé. {325} Puis après il faut encore une seconde relecture, pour les tropes et les formules, puis en dernier lieu une troisième pour les rythmes et l’arrangement harmonieux des mots {326} Bulephorus Voilà ce qu’on appelle aller jusqu’au bout de son ouvrage ! {327} Nosoponus : Ce n’est même pas encore assez, mon cher ! {328} Après cela, ce que tu as élaboré avec le plus grand soin possible, il faut le laisser de côté pendant plusieurs jours, pour laisser refroidir en quelque sorte ta passion créatrice, et après cet intervalle lire le fruit de ton travail comme l’œuvre d’un autre. {329} Ce n’est qu’à partir de ce moment que peut s’exercer une censure (critique) sérieuse, {330} ce jugement sévère incorruptible et comme disent les Grecs « adekaston » (intègre), où l’écrivain, de père du discours se fait juge de l’Aréopage ! {331} Au cours de cette opération bien souvent on efface et on ne laisse rien ! {332} Bulephorus : C’est tout à fait comme cela que se fait une lettre soignée, mais pendant ce temps ton destinataire profite des livres dont tu as besoin ! {333} Nosoponus : Je préfèrerais subir ce dommage que de laisser émaner de moi quelque chose qui ne soit pas Cicéronien. {334} Chacun est entraîné par son propre point de vue. {335} Moi je préfèrerais travailler beaucoup mes écrits qu’écrire d’abondance ! {336} Bulephorus : Nous connaissons maintenant ta méthode pour écrire. {337} Mais pour parler, quelle préparation suis-tu? {338} Nosoponus : Ma première précaution est de ne jamais parler en latin, à personne, pour autant que je puisse l’éviter. {339} Bulephorus : Ne pas parler latin ? {340} Mais on ne cesse de répéter que c’est en parlant qu’on apprend à bien parler ? {341}Nouveau genre d’exercice que d’apprendre à parler en se taisant ! [p44,342] Nosoponus : C’est en parlant qu’on apprend à parler couramment, mais en aucun cas à s’exprimer à la manière de Cicéron. {343} Ceux qui s’apprêtent à participer aux courses hippiques ne laissent pas galoper à fond leurs chevaux de race afin qu’ils en viennent aux choses sérieuses avec toutes leurs forces intactes. {344} Le chasseur n’ôte pas non plus la laisse à son meilleur chien de chasse avant que le gibier ne soit en vue. {345} Pour bavarder de tout et de rien le français ou le flamand me suffit. Je ne veux pas contaminer la langue sacrée par des histoires d’une banalité quotidienne et triviale. {346} Mais si la situation exige que je parle latin, je prononce quand même quelques mots mais ce n’est pas vraiment sans préparation. {347} Pour ce genre de cas j’ai quelques phrases toutes faites. {348} Bulephorus : De quelles formules parles-tu ? {349} Nosoponus : Par exemple, s’il faut saluer un ami lettré, que j’ai rencontré en chemin, ou répondre à son salut, ou s’il faut retourner un compliment à quelqu’un qui vient de t’adresser le sien, ou s’il faut féliciter un homme qui revient d’un long voyage à l’étranger, ou encore qui relève d’une grave maladie, ou s’il faut remercier celui qui t’a rendu un service, ou s’il faut souhaiter le bonheur à un homme qui vient de prendre femme ou s’il faut déplorer avec un autre la perte de son épouse. {350} Pour ces cas et ceux du même genre, je suis pourvu de formules que j’ai cueillies chez Cicéron et assemblées habilement. {351} Je les ai apprises par cœur pour pouvoir m’en servir comme si j’improvisais. De plus si un événement imprévu exige que l’entretien se prolonge, immédiatement après je cherche à diluer par d’abondantes lectures la souillure que j’ai ainsi contractée. {352} Et d’ailleurs je vois bien combien de fautes honteuses je laisse passer dans cet entretien que nous avons maintenant, quels dommages je subis du point de vue de la grande ambition que je nourris. Cela ne m’échappe pas ! {353} Pour réparer tout cela il ne faudra pas moins d’un mois de lecture. {354} Bulephorus : Et comment fais-tu si tu as le temps de te préparer ? [p46, 355] Nosoponus : Alors J’apprends par cœur ce que j’ai élaboré au cours de mes veilles selon la méthode que je vous ai expliquée, puis je me le récite à maintes reprises afin que ma mémoire soit sans faille. Ainsi, quand la situation l’exige, je peux prononcer mon discours comme si je déclamais un texte écrit. {356} Bulephorus : Mais si quelque nécessité t’obligeait à improviser un discours ? {357} Nosoponus : Comment cela pourrait-il m’arriver, puisque je ne mène aucune vie publique ? {358} Et si je me chargeais de quelque fonction officielle : je ne suis pas meilleur que Démosthène, qui n’a jamais voulu se lever pour prononcer un discours à l’improviste, malgré les sollicitations pressantes de la foule. {359} Je ne considérerais pas comme une honte pour moi, ce qu’on loue en Grèce chez le Prince des Orateurs ! Et si l’on disait que mes discours sentent l’huile je ne regretterais pas mon travail pour autant !