[0] HARANGUE D'ESCHINE SUR LA COURONNE, ou CONTRE CTÉSIPHON. 1. Vous avez vu, Athéniens, les mouvements et les intrigues de mes adversaires, cette armée de factieux rangés en bataille, les sollicitations employées dans la place publique à dessein d'abolir nos règles et nos usages : pour moi, je viens ici n'ayant de confiance que dans les dieux, dans mes juges et dans nos lois, persuadé qu'auprès de vous la cabale et l'intrigue ne prévaudront jamais sur les lois et sur la justice. 2. Je voudrais, Athéniens, que tout fût sagement réglé par les magistrats dans le sénat des Cinq cents, dans l'assemblée du peuple, et qu'on fit revivre les lois de Solon concernant les orateurs : je voudrais que d'abord, sans trouble et sans tumulte, le plus âgé de tous pût jouir de son privilège, monter le premier à la tribune, et y donner l'avis le plus utile, avec la sagesse, fruit de son expérience; qu'ensuite, chacun suivant son âge, pût, à son tour, exposer son sentiment sur le sujet de la délibération. Par là, je crois, la république serait mieux gouvernée, et les accusations y seraient moins fréquentes. 3. Mais depuis qu'on a aboli les anciens usages regardés de tout temps comme sagement établis ; depuis que plusieurs citoyens ne se font aucune peine d'enfreindre les lois dans les décrets qu'ils proposent; que d'autres, élus proèdres dans vos assemblées par intrigues et non par des voies légitimes, font passer leurs décrets, et, comme si l'administration des affaires n'appartenait qu'à eux seuls, menacent de citer devant le peuple quiconque des autres sénateurs, nommé légitimement par le sort et qui exerce fidèlement le droit d'annoncer vos suffrages; depuis qu'asservissant les particuliers, et s'érigeant en maîtres dans un état libre, 4. ces audacieux ont anéanti les règlements sages prescrits par les lois, et disposent à leur gré de ceux qui sont consignés dans vos ordonnances : elle ne se fait plus entendre, cette belle et utile proclamation : Qui des citoyens au dessus de cinquante ans veut monter à la tribune ? Qui des autres Athéniens à son tour veut parler au peuple? rien ne peut plus réprimer la licence des orateurs, ni les lois, ni les prytanes, ni les proèdres des assemblées, ni la tribu qui jouit à son tour de la préséance, et qui compose la dixième partie de la ville. 5. Dans cet état des choses, au milieu de ces désordres qui sont tels que vous le voyez vous-mêmes, la seule partie d'autorité, sans doute, qui vous reste, c'est le droit de poursuivre les infracteurs des lois. Si vous vous dépouillez de ce droit essentiel, ou si vous permettez qu'on vous en dépouille, je vous avertis que bientôt, sans vous en apercevoir, vous aurez livré votre autorité entière à un petit nombre d'ambitieux. 6. Car, vous le savez, Athéniens, il est parmi les peuples trois sortes de gouvernements; la monarchie, l'oligarchie et la démocratie : les deux premiers soumettent les hommes aux volontés de ceux qui commandent; le troisième les assujettit à la loi. Qu'aucun de vous n'ignore donc, et que chacun se convainque avant tout, que, lorsqu'il monte au tribunal pour juger une infraction contre la loi, il va prononcer dans ce moment même sur sa propre liberté. Aussi le législateur, persuadé que le maintien des lois est le salut de l'état démocratique, a-t-il placé ces mots à la tête du serment des juges, "Je jugerai suivant les lois". 7. Pleins de ces réflexions, vous devez haïr tout citoyen qui propose des décrets contraires aux lois, ne regarder comme légère aucune de ses fautes, les punir toutes avec rigueur comme infiniment graves, sans écouter ni les sollicitations des généraux qui, depuis longtemps, se liguent avec les orateurs pour affaiblir la constitution de l'état, ni les prières de ces étrangers, que des ministres reconnus coupables font monter à la tribune, pour se dérober par leur crédit à la sévérité de la justice : et comme, dans la guerre, chacun de vous rougirait de quitter le poste où l'aurait placé son général, il faut qu'aujourd'hui vous rougissiez de quitter le poste où vous ont placés les lois, les lois qui vous constituent en ce moment défenseurs de la liberté publique: 8. Souvenez-vous encore que ceux des citoyens qui sont venus ici pour nous entendre, que ceux qui sont retenus ailleurs par des occupations personnelles, vous ont tous confié et ont déposé entre vos mains les intérêts du gouvernement. Par égard pour vos concitoyens, par déférence aux lois, par respect pour votre serment, annulez en ce jour, si je vous démontre que Ctésiphon a proposé un décret contraire aux lois, contraire à la vérité, nuisible à l'état, annulez de pareils décrets, affermissez dans votre ville l'autorité populaire, punissez des ministres qui ne craignent pas d'agir contre les lois, contre la république en général, et contre chacun de vous en particulier. Si vous m'écoutez dans cet esprit, vous ne déciderez rien, sans doute, qui ne soit conforme à la justice, à votre serment, à vos intérêts propres et à ceux de la république entière. 9. Je pense, Athéniens, d'après ce que je vous ai dit, vous avoir donné une idée suffisante de la cause : je vais dire un mot des lois touchant les comptables, que Ctésiphon a violées dans son décret. On a vu, dans les derniers temps, des citoyens revêtus parmi nous d'importantes magistratures, et chargés d'administrer nos finances, gagner, après une gestion infidèle, les orateurs du sénat et du peuple, prévenir de loin les comptes par des proclamations et des éloges mendiés : ce qui, dans l'examen des magistrats comptables, embarrassait les accusateurs, et plus encore les juges. [10] Plusieurs de ces magistrats, convaincus d'avoir détourné les deniers du trésor, échappaient à la rigueur des jugements, et cela devait être. Les juges auraient rougi, je pense, que le même homme, dans la même ville, peut-être dans le cours de la même année, proclamé solennellement sur le théâtre, honoré par le peuple d'une couronne d'or, pour sa vertu et son intégrité, sortit des tribunaux, quelques mois après, condamné et flétri pour ses malversations. Les juges consultaient donc, en donnant leurs suffrages, l'honneur du peuple, 11. et non le crime du coupable. Frappé de ces abus, un des nomothètes porte une loi fort sage, qui défend expressément de couronner un comptable. Malgré cette utile précaution, on a trouvé des subterfuges pour éluder la loi, et vous y serez trompés, si on ne vous prémunit contre la surprise. Parmi ceux qui veulent, contre les lois, couronner des comptables, il en est de modérés, si toutefois on peut l'être en violant les lois. Attentifs du moins à colorer leur prévarication, ils ajoutent une clause dans leur décret : on couronnera, disent-ils, le magistrat comptable après qu'il aura rendu ses comptes. 12. C'est faire, il est vrai, le même tort à la république, puisque c'est prévenir les comptes par des couronnes et des éloges ; mais enfin celui qui propose le décret, montre à ceux qui l'entendent, que, même dans sa faute, une certaine honte l'a retenu, et l'a empêché de proposer ouvertement des décrets contraires aux lois. Ctésiphon, plus hardi, franchissant de plein saut et la loi et la clause qui l'élude, propose de couronner Démosthène, avant qu'il ait rendu ses comptes, dans l'exercice même de sa charge. 13. Mais nos adversaires auront recours à un subterfuge différent de celui dont je parlais tout-à-l'heure : ils diront, Athéniens, que les emplois auxquels nomme une tribu en vertu d'un décret, ne sont pas des charges, mais des commissions, qu'on doit appeler charges seulement les emplois que les thesmothètes distribuent par le sort, ou ceux que le peuple confère par ses suffrages; celui, par exemple, de général de l'infanterie, de commandant de la cavalerie, et autres semblables, que tout le reste n'est que commissions données en vertu d'un décret. 14. A ces subtilités, j'oppose la loi que vous avez établie à dessein de les prévenir. Voici votre loi en termes précis : Tous ceux qui possèdent des charges conférées par le peuple (le législateur les comprend toutes sous un seul nom, et il appelle charges tous les emplois que le peuple confère); tous ceux qui sont préposés à des ouvrages publics (or, Démosthène était chargé de la réparation des murs, préposé à un des ouvrages publics les plus considérables ); tous ceux qui ont le maniement de quelques deniers du trésor pour plus de trente jours, et qui doivent présider à un tribunal (or, quiconque est préposé à un ouvrage public, préside à un tribunal) : 15. que leur ordonne la loi d'exercer, non leur commission, mais leur charge, après avoir subi un examen juridique; examen, dont les charges mêmes conférées par le sort ne sont pas exemptes. La loi leur ordonne encore, comme à tous les autres citoyens en charge, de porter leurs comptes au greffier et aux juges établis pour cet effet. Les lois elles-mêmes, qu'on va vous lire, prouveront ce que j'avance. On lit les lois. 16. Puis donc, Athéniens, qu'ils appellent commissions les emplois auxquels le législateur donne le nom de charges, c'est à vous de leur rappeler la loi, de l'opposer à leur impudence, et de leur répondre que vous n'écoutez pas les subtilités d'un sophiste qui croit, avec des mots, renverser les lois; mais que, plus un citoyen aura d'éloquence en parlant contre elles, plus il encourra votre indignation. Car il faut que l'orateur parle comme la loi; et, s'il s'exprime différemment, on doit son suffrage à la loi qui condamne l'orateur, et non à l'orateur qui attaque la loi. 17. Je vais répondre en peu de mots à une raison que Démosthène croit sans réplique. Il dira : « J'ai été chargé de la réparation des murs, je l'avoue; mais les deniers qui m'avaient été remis, ne suffisant pas pour achever l'ouvrage, j'ai tiré cent mines de ma bourse; de quoi suis-je donc comptable? à moins qu'on ne doive rendre compte d'un acte de libéralité ». Écoutez les réflexions justes et solides que j'oppose â cette raison sans réplique. Dans une ville aussi ancienne et aussi étendue que la nôtre, aucun de ceux qui sont employés au service de l'état, de quelque façon que ce puisse être, n'est exempt de rendre des comptes. 18. Les exemples que je vais citer, surprendront sans doute. Les prêtres et les prêtresses, qui ne reçoivent de vous que des honoraires, qui ne font qu'adresser pour vous des prières aux dieux, sont comptables en vertu de la loi; je ne dis pas seulement chacun pris à part, mais tous en corps et par familles, les Eumolpides, les Céryces, et tous les autres. 19. La loi rend aussi comptables les armateurs qui n'ont pas eu le maniement de vos finances qui n'ont pas détourné la plus grande partie de vos revenus, tandis qu'ils n'en déboursent qu'une légère portion, qui ne se vantent pas de vous donner ce qui est à eux, tandis qu'ils vous rendent ce qui est à vous; mais qui, pour servir l'état, ont dépensé généreusement leur patrimoine. Non seulement les armateurs, mais nos compagnies les plus respectables sont soumises à l'examen des tribunaux. [20] D'abord la loi ordonne au sénat de l'Aréopage de présenter ses comptes aux juges, et de subir un examen sur la sévérité de ses décisions; elle soumet à vos suffrages ce conseil auguste qui décide en dernier ressort des causes les plus importantes. Les sénateurs de l'Aréopage, toujours en charge, ne seront donc jamais couronnés ? non, sans doute; leurs constitutions ne le permettent pas. Sont-ils donc insensibles à l'honneur? très sensibles au contraire; même au point que, peu contents de s'interdire toute injustice, ils punissent parmi eux la moindre faute, tandis que vos orateurs se croient au-dessus des règlements et des lois. Le législateur oblige aussi le sénat des Cinq cents à rendre des comptes ; 21. et il se défie tellement d'un comptable, qu'à la tête de ses lois, il défend à tout magistrat comptable de s'absenter pour aucune raison. Quoi! dira quelqu'un, parce que j'ai été en charge, je ne pourrai m'absenter? non, vous ne le pouvez pas; la république craint que vous ne preniez la fuite, et que vous n'emportiez avec vous son secret ou son argent. Le législateur défend encore à un comptable de consacrer ses biens, d'en faire des offrandes aux dieux, d'en disposer par un testament, et de se faire adopter; il ne lui permet aucun acte de cette nature; il arrête, en un mot, les biens des comptables, jusqu'à ce qu'ils aient rendu leurs comptes. 22. Soit, dira-t-on; mais ne peut-il pas se trouver un homme qui n'ait rien reçu ni rien dépensé des deniers de l'état, et qui néanmoins ait travaillé pour l'état? Eh bien ! cet homme-là même est obligé par la loi de porter ses comptes devant les juges. Mais comment le pourra-t-il, n'ayant rien reçu ni rien dépensé? La loi lui apprend et lui dicte ce qu'il doit inscrire et certifier dans son mémoire; elle lui ordonne d'inscrire et de certifier cela même, qu'il na rien reçu ni rien dépensé : car nul emploi dans la république n'est exempt de reddition de comptes, de perquisition et de recherche. Pour preuve que je dis vrai, écoutez les lois mêmes. On lit les lois. 23. Lors donc que Démosthène, avec confiance et d'un air triomphant, vous dira qu'il n'est point comptable de ce qu'il a donné, répondez-lui : Quoi! Démosthène, ne deviez-vous pas permettre au héraut des comptes de faire entendre cette proclamation si conforme à nos lois et à nos usages, Qui veut se porter pour accusateur ? Permettez au citoyen qui le voudra, de prétendre contre vous que, loin d'avoir donné de vos biens à la république, vous n'avez pas même dépensé les dix talents qu'elle vous a remis pour la réparation des murs. N'emportez pas de force les honneurs ; n'arrachez pas aux juges leurs suffrages; obéissez aux lois, et ne leur commandez pas; car voilà ce qui maintient la démocratie. 24. Je crois avoir suffisamment réfuté les raisons frivoles qu'apporteront mes adversaires ; je vais prouver actuellement, par les registres publics, que Démosthène était comptable, lorsque Ctésiphon a proposé son décret, puisque alors il était chargé de l'administration des deniers du théâtre et de la réparation des murs, sans avoir rendu compte d'aucune de ces deux charges. Greffier, faites-nous voir sous quel archonte, dans quelle assemblée, quel mois et quel jour, Démosthène fut nommé à la charge d'administrateur des deniers du théâtre ; et l'on verra que Ctésiphon a proposé de couronner Démosthène, encore revêtu de sa charge. Lisez. On lit les dates. Quand je ne dirais rien de plus, Ctésiphon pourrait être justement condamné, puisqu'il est convaincu, non par mes discours, mais par les registres publics. 25. Observez, je vous prie, Athéniens, qu'avant qu'Hégémon eût porté sa loi, il y avait chez vous un contrôleur nommé par le peuple, qui, à chaque prytanie, lui rendait compte des revenus de l'état. Par la confiance que vous aviez en Eubulus, vous voulûtes que les citoyens nommés à la charge d'administrateurs des deniers du théâtre, eussent, en même temps, celles de contrôleur, de receveur général, d'intendant de la marine, d'inspecteur des arsenaux, de réparateur des chemins, qu'ils fussent, enfin, chargés de presque toutes les finances d'Athènes. 26. Je n'accuse ici ni ne blâme personne; j'observe seulement que le législateur ne permet pas de couronner un citoyen comptable de la moindre charge; et que Ctésiphon propose de couronner Démosthène, qui réunissait, dans sa personne, toutes les charges de la ville. 27. Pour vous prouver qu'il possédait aussi celle de réparateur des murs, lorsque Ctésiphon proposa son décret, qu'il avait le maniement de deniers publics, qu'il imposait des amendes comme les autres magistrats, qu'il présidait à un tribunal, j'en appelle au témoignage de Démosthène lui-même et de Ctésiphon. Sous l'archonte Chéronide, le 29e jour du mois de juillet, dans une assemblée du peuple, Démosthène proposa un décret pour qu'on assemblât les tribus, le second et le troisième jour du mois d'août; et alors, par un nouveau décret, il demanda qu'on choisît, dans chaque tribu, des hommes pour veiller aux ouvrages, et pour distribuer l'argent. Il voulait, sans doute, et il avait raison, que la république trouvât des citoyens solvables auxquels elle pût faire rendre compte de la dépense. Lisez-nous les décrets. On lit les décrets. 28. Mais Démosthène insiste, et dit qu'il n'a été nommé réparateur des murs, ni par le sort, ni par les suffrages du peuple. Ctésiphon et lui chercheront à faire valoir cette raison futile; ils emploieront mille subtilités, que je vais détruire d'un mot, après une courte explication des différentes charges de la république. 29. On distingue trois espèces de magistrats revêtus de vraies charges. La première espèce, qui est la plus connue, est composée de ceux qui sont élus par le sort ou par les suffrages du peuple. Dans la seconde sont renfermés tous ceux qui ont le maniement des deniers publics, pour plus de trente jours, et ceux qui sont préposés à des ouvrages publics. La troisième est désignée clairement par la loi, et si d'autres encore, dit-elle, en vertu d'un choix particulier, président à des tribunaux, qu'ils exercent aussi leur charge après avoir subi un examen. [30] Mais, si l'on retranche les magistrats élus par le sort ou par le suffrage du peuple, il reste à reconnaître pour magistrats élus en vertu d'un choix particulier les citoyens que des tribus, des tiers de tribus et des bourgs, élisent parmi eux pour avoir le maniement des deniers publics. Les tribus procèdent à ces élections, quand elles sont chargées, comme nous voyons ici, de faire creuser des fossés ou de faire construire des galères. Vous allez connaître, par la lecture des lois, la vérité de ce que j'avance. On lit les lois. 31. N'oubliez donc pas, Athéniens, ce que vous venez d'entendre, que le législateur ordonne à ceux qui sont choisis par les tribus, d'exercer leur charge, après avoir subi un examen juridique: or, la tribu Pandionide a choisi Démosthène pour la charge de réparateur des murs et, à cet effet, il a reçu du trésor près de dix biens. Une autre loi défend de couronner un magistrat comptable; vous avez fait serment de juger suivant les lois : Ctésiphon a proposé de couronner un comptable, sans avoir même ajouté cette phrase, après qu'il aura rendu ses comptes. J'ai apporté en preuves, contre mes adversaires, des lois, des décrets, leur propre témoignage : peut-on prouver, avec plus d'évidence, que le décret est contraire aux lois dans cette partie? 32. Je vais prouver maintenant qu'il ne l'est pas moins, quant à la proclamation de la couronne. Il est ordonné expressément, par la loi, de proclamer la couronne dans la salle du sénat, si c'est le sénat qui la décerne; si c'est le peuple, dans l'assemblée du peuple, et jamais ailleurs. Greffier, lisez-nous la loi. On lit la loi. 33. Cette loi, Athéniens, est fort sage : le législateur pensait qu'un bon ministre ne devait pas ambitionner de se faire valoir devant les étrangers, mais se contenter d'être honoré devant vous seuls et par vous seuls, sans briguer les proclamations par des vues d'un indigne intérêt. Voilà comment s'exprime le législateur; et l'auteur du décret, comment s'exprime-t-il: Greffier, lisez le décret. On lit le décret de Ctésiphon. 34. Vous l'entendez, Athéniens: le législateur veut qu'on proclame, dans le Pnyce, à l'assemblée du peuple, la couronne décernée par le peuple, et jamais ailleurs : Ctésiphon, au contraire, ne s'embarrassant ni des lois, ni du lieu qu'elles prescrivent pour la proclamation, veut qu'on proclame la couronne sur le théâtre, non dans l'assemblée des Athéniens, mais pendant les nouvelles tragédies, en présence, non du peuple seul, mais de tous les Grecs, afin qu'ils sachent aussi quel est l'homme que nous honorons. 35. Après avoir heurté de front les lois, on le verra, secondé par Démosthène, chercher des détours pour les éluder : je dois vous en avertir, Athéniens, de peur qu'on ne vous trompe. Ils ne pourront pas dire que les lois permettent de proclamer hors de l'assemblée du peuple une couronne décernée par le peuple; mais ils s'appuieront d'une loi concernant les fêtes de Bacchus, absolument étrangère à la cause; ils ne vous en présenteront même qu'une partie, vous dérobant l'autre à dessein de vous surprendre. 36. Il y a dans Athènes, diront-ils, deux lois touchant les proclamations; l'une, dont je parle ici, qui défend expressément de proclamer, hors de l'assemblée du peuple, une couronne décernée par le peuple; l'autre, opposée à la première, qui permet, si le peuple y consent, de proclamer la couronne sur le théâtre au temps des nouvelles tragédies: or, ajouteront-ils, c'est sur cette dernière loi qu'est formé le décret qu'on attaque. 37. A ces nouvelles subtilités de mes adversaires, j'oppose encore les lois d'Athènes, mon unique appui dans tout le cours de cette accusation. Si ce qu'ils disent est vrai, si cette coutume s'est introduite dans notre gouvernement, de laisser des lois qui ne sont plus en vigueur à côté de celles qui y sont encore, d'admettre, pour le même objet, deux lois contradictoires ; que dira-t-on d'une république dans laquelle il est ordonné de faire et de ne pas faire la même action? 38. Mais il n'en est rien; et puissiez-vous ne jamais tomber dans un tel désordre ! Cet inconvénient n'a pas été négligé par le législateur célèbre qui a réglé chez nous la démocratie. Il est enjoint aux thesmothètes de s'assembler, tous les ans, pour s'occuper de la réforme des lois, d'examiner avec attention s'il y en a de contradictoires, s'il y en a qui ne soient plus en vigueur avec celles qui y sont encore, s'il y en a plus d'une pour chaque objet; 39. et, supposé qu'ils en trouvent, on leur ordonne de les faire transcrire et afficher. Les prytanes ont aussi ordre d'assembler le peuple, et de donner le nom des auteurs de chaque loi. Le chef des proèdres doit recueillir les suffrages, et, parmi les lois opposées entre elles, abroger les unes, conserver les autres, afin que, pour un seul et même objet, il n'y ait pas plusieurs lois, mais une seule. Lisez-nous les lois. On lit les lois. [40] Si donc, Athéniens, ce qu'ils disent était véritable, s'il y avait deux lois touchant les proclamations, il serait arrivé, je pense, nécessairement que, les thesmothètes les ayant remarquées, les prytanes en ayant nommé les auteurs, l'une des deux aurait été abrogée, ou celle qui défend, ou celle qui permet de couronner sur le théâtre. Rien de cela ne s'est fait; ils sont donc convaincus d'avancer des choses non seulement fausses, mais impossibles. 41. Je vais vous indiquer la source où ils ont puisé cette fausseté, en vous exposant l'origine des lois touchant les proclamations sur le théâtre. Dans le temps des nouvelles tragédies, il se trouvait des citoyens qui, sans avoir obtenu le consentement du peuple, se faisaient couronner les uns par ceux de leur tribu, les autres par ceux de leur bourg; quelques-uns, après avoir fait faire silence, affranchissaient publiquement leurs esclaves, prenant tous les Grecs pour témoins d'un affranchissement. 42. Mais ce qu'il y avait de plus odieux, des ministres qui s'étaient ménagé des liaisons dans des villes étrangères, venaient à bout de faire annoncer par la voix du héraut, que le peuple de Rhodes, par exemple, ou celui de Chio, ou de quelque autre ville, les couronnait pour leur vertu et leur fermeté courageuse. Ils faisaient proclamer ces couronnes, non à l'exemple de ceux qui sont couronnés par le sénat, ou par le peuple, en obtenant de vous un consentement formel dont ils vous auraient su gré; mais en s'adjugeant eux-mêmes cet honneur public, sans avoir besoin de votre décision. 43. Il arrivait de là que les spectateurs, les chorèges et les acteurs étaient troublés, et que ceux dont on proclamait les couronnes sur le théâtre, étaient plus honorés que ceux qui étaient couronnés par le peuple. Le lieu où se devait proclamer la couronne, était marqué pour les uns, il leur était défendu de la faire proclamer ailleurs ; les autres la faisaient proclamer en présence de tous les Grecs : on ne pouvait couronner ceux-là qu'avec un consentement exprès de votre part ; on couronnait ceux-ci sans cette formalité. 44. Un de nos législateurs ayant découvert ces abus, porte une loi qui n'a rien de commun avec la loi concernant les couronnes que vous accordez, et qui même n'a pu l'abolir, puisque ce n'était pas l'assemblée du peuple, mais le spectacle qui était troublé. Par sa nouvelle loi, il n'attaque en rien les anciennes, n'en ayant pas le pouvoir; mais seulement les couronnes accordées sans décret par les tribus et les bourgs, ou par les étrangers, et l'affranchissement des esclaves : il défend expressément d'affranchir un esclave sur le théâtre, de faire proclamer sur le théâtre les couronnes accordées par les tribus, par les bourgs, ou par d'autres, sous peine, au héraut, d'être diffamé. 45. Puis donc que le législateur ordonne de proclamer, dans la salle du sénat, les couronnes décernées par le sénat, dans l'assemblée du peuple, celles que le peuple décerne, puisqu'il défend de proclamer sur le théâtre les couronnes décernées par les tribus ou par les bourgs, dans la crainte qu'un citoyen, mendiant des couronnes et des proclamations ne reçoive des honneurs dont il n'est pas digne; puisqu'il défend en outre d'y proclamer celles qui sont décernées par d'autres, c'est-à-dire, par d'autres que le sénat, le peuple, les tribus et les bourgs : que reste-t-il en retranchant les couronnes décernées par le sénat, le peuple, les tribus et les bourgs, sinon celles décernées par les étrangers ? 46. Les lois mêmes vous prouveront la vérité de ce que j'avance. Il est ordonné par la loi de consacrer à Minerve la couronne d'or qui aura été proclamée sur le théâtre; on l'enlève aussitôt à celui qui est couronné : cependant qui oserait taxer le peuple d'Athènes d'une économie si sordide? Jamais un particulier, je ne dis pas une république, ne serait assez peu libéral pour proclamer, enlever et consacrer en même temps la couronne dont il a fait don. C'est parce que cette couronne est étrangère qu'on la consacre, de peur, sans doute, qu'elle ne nous détache de la patrie, en nous faisant préférer la faveur des étrangers à l'estime de nos compatriotes. 47. Mais on ne consacre pas une couronne proclamée dans l'assemblée du peuple; celui qui l'a obtenue, peut la garder et la conserver dans sa maison, afin que ce monument honorable, toujours présent à ses yeux et à ceux de ses enfants leur inspire du zèle pour la république. Aussi le législateur a-t-il ajouté qu'on ne proclamerait pas sur le théâtre une couronne étrangère, à moins que le peuple n'y eût consenti. Il veut que la ville qui voudra couronner un de vos citoyens, vous envole demander votre consentement, et que par-là, celui qui est couronné vous en sache gré à vous plus qu'à ceux qui le couronnent, en voyant que c'est vous qui avez scellé cet honneur de vos suffrages. Pour preuve que je dis vrai, écoutez les lois mêmes. On lit les lois. 48. Lors donc que pour vous séduire ils vous diront que, suivant l'expression de la loi, il est permis de couronner sur le théâtre, si le peuple y consent, souvenez-vous de leur répondre: « oui, si c'est une ville étrangère qui vous couronne; car, si c'est le peuple d'Athènes, on vous a marqué le lieu où la couronne doit être proclamée; il vous est défendu de la faire proclamer ailleurs que dans l'assemblée du peuple. Employez tout un jour à expliquer ces mots, et jamais ailleurs, vous ne prouverez point que votre décret soit conforme aux lois dans cette partie. » 49. Mais il me reste un dernier chef d'accusation auquel je m'attache principalement, je veux dire le motif que Ctésiphon allègue pour décerner une couronne à Démosthène; car voici comme il s'exprime dans son décret : Et le héraut publiera sur le théâtre, en présence des Grecs, que les Athéniens couronnent Démosthène pour sa vertu et sa fermeté courageuse ; et, ce qui est l'objet essentiel, parce qu'il continue de servir le peuple par ses actions et par ses discours. [50] La manière dont je procède, est fort simple et facile à comprendre. Je dois, comme accusateur, démontrer que les éloges donnés à Démosthène sont faux, qu'il n'a jamais commencé, et qu'il ne continue pas maintenant à servir le peuple par ses actions et par ses discours. Si je démontre ce point, Ctésiphon assurément est condamnable, puisque toutes les lois défendent d'insérer des faussetés dans des actes publics. L'auteur du décret doit, comme accusé, établir ce que je détruis. Vous, Athéniens, vous jugerez de nos raisons. 51. Je commence. Il serait trop long, sans doute, de parcourir tous les détails de la vie privée de Démosthène : qu'est-il besoin, par exemple, de vous entretenir de sa blessure prétendue, de l'incision qu'il s'est faite lui-même à la tête, et de l'accusation qu'il a intentée, à ce sujet, devant l'Aréopage, contre Démomèle son parent? Qu'est-il besoin de rapporter son procédé odieux à l'égard de Céphisodote, lorsque celui-ci, élu pour commander nos vaisseaux, partit pour l'Hellespont? 52. Vous dirai-je comment Démosthène, qui était un des armateurs, qui avait l'amiral sur son navire, qui mangeait à la même table, participait aux mêmes libations et aux mêmes sacrifices, distinction flatteuse qu'il devait à une ancienne amitié entre les deux familles; comment, dis-je, Démosthène osa se joindre aux accusateurs qui poursuivaient à mort ce citoyen comme criminel d'état? Pourquoi vous rappellerais-je son affaire avec Midias, les soufflets qu'il en reçut en plein théâtre, au milieu de ses fonctions de chorège, la bassesse qui lui fit vendre trente mines, et l'affront qu'il avait essuyé, et la condamnation déjà prononcée par le peuple? 53. Je crois devoir omettre ces faits et beaucoup d'autres pareils: non que je veuille, ou tromper votre attente, ou trahir ma cause; mais j'appréhende que vous ne me reprochiez de rapporter des faits certains, à la vérité, mais trop anciens et trop connus. Cependant, Ctésiphon, un homme dans qui les actions les plus honteuses sont si avérées et si notoires, que le seul reproche à faire à l'accusateur est de rapporter des faits trop anciens et trop connus, un tel homme mérite-t-il d'être couronné ou blâmé? Et vous qui avez le front de proposer des décrets contraires aux lois et à la vérité, devez-vous échapper à la sévérité des tribunaux, ou être puni par la république? 54. Quant aux iniquités de Démosthène, dans le gouvernement, je tâcherai, Athéniens, de vous les exposer dans l'ordre le plus clair. J'apprends qu'il doit, lorsque ce sera son tour à parler, diviser en quatre parties le temps où il a gouverné la république. La première, dit-on, il la date de notre guerre avec Philippe au sujet d'Amphipolis, et il la termine à la conclusion de la paix et de l'alliance, que Philocrate a proposées de concert avec lui, comme je le prouverai par la suite. 55. La seconde, suivant sa division, commence au temps où nous avons joui de la paix, et finit au jour où lui-même qui avait rompu la paix, a proposé la guerre. La troisième s'étendra depuis le moment où nous avons repris les armes jusqu'à la bataille funeste de Chéronée. La quatrième, enfin, sera remplie par les circonstances présentes. Après avoir ainsi partagé toute son administration, il doit, à ce que j'ai appris, m'adresser la parole, me demander dans lequel de ces temps je le trouve en faute, dans lequel je soutiens qu'il n'a pas servi le peuple avec zèle. Si, refusant de répondre à ses questions, je m'enveloppe de ma robe et veux m'échapper, il ose dire que, venant à moi, il me découvrira le visage, me traînera à la tribune, et me forcera de parler. 56. Afin donc qu'il ne triomphe pas insolemment, que vous, Athéniens, vous soyez prévenus, et que je ne sois pas réduit au silence, je vous réponds, Démosthène, en présence de nos juges, en présence des autres citoyens qui sont hors de cette enceinte, et de tous les Grecs dont ce jugement excite la curiosité (et tel est leur concours extraordinaire, que jamais cause publique n'en vit peut-être un si grand nombre), je vous réponds que je vous trouve en faute dans chacun des temps que vous distinguez. 57. Si donc je puis me rappeler des faits qui me sont parfaitement connus, je me flatte, avec l'aide des dieux, et l'attention favorable des juges, de prouver à tout le monde que les dieux, et les citoyens qui ont gouverné sagement la république, sont les auteurs de notre conservation; que le seul Démosthène est la cause de tous nos maux. J'observerai, dans mon discours, le même ordre qu'il doit observer dans le sien: je parlerai, d'abord, du premier temps de son administration, dont lui-même doit d'abord vous entretenir, du second ensuite, puis du troisième, et, enfin, des circonstances présentes. Je remonte donc à la paix que Démosthène et Philocrate ont proposée conjointement. 58. Vous auriez pu, Athéniens, faire cette première paix de concert avec toute la nation, si certains ministres vous eussent permis d'attendre les députés que vous aviez alors envoyés à divers peuples de la Grèce pour les animer contre Philippe, et les engager à former avec nous une assemblée générale; vous auriez pu, par la suite des temps, recouvrer la prééminence parmi les Grecs qui vous l'auraient déférée d'eux-mêmes. Vous fûtes privés de ces avantages, grâce à Démosthène et à Philocrate, grâce à cette cupidité sordide qui les fit conspirer contre vos intérêts. 59. Si le fait, au premier coup d'oeil, vous parait incroyable, écoutez-en les preuves, comme si vous veniez examiner un ancien compte de finances. Vous apportez quelquefois à de pareils examens des préjugés peu favorables; aucun de vous, cependant, quand la preuve est faite, n'est assez peu raisonnable pour quitter le tribunal, sans convenir de l'exactitude du calcul. [60] Écoutez-moi, de même, si quelques-uns de vous, par hasard, apportaient ici cet ancien préjugé, que Démosthène n'a jamais parlé pour Philippe, de concert avec Philocrate. Celui qui serait ainsi disposé, doit suspendre son jugement jusqu'à ce qu'il m'ait entendu; la justice l'exige. Si donc, Athéniens, je vous rappelle, en peu de mots, toutes les circonstances ; si je vous présente le décret que Démosthène a proposé conjointement avec Philocrate; si le calcul de la vérité même convainc Démosthène d'avoir proposé, de concert avec Philocrate, plusieurs décrets dans les premières négociations de la paix et de l'alliance; 61. d'avoir flatté Philippe avec la dernière bassesse; de n'avoir pas attendu les députés envoyés aux Grecs contre ce prince; d'avoir empêché le peuple de conclure la paix dans une assemblée de la nation ; d'avoir, enfin, livré à Philippe Cersoblepte, roi de Thrace, notre ami et notre allié : si je vous offre sur tous ces objets des preuves évidentes, je vous fais une demande des plus justes; convenez, avec moi, je vous en supplie, que le premier temps de son administration n'est pas à l'abri de reproche. Je parlerai de façon que vous n'aurez pas de peine à me suivre. 62. Philocrate proposa un décret par lequel Philippe pouvait envoyer ici un héraut d'armes et des députés pour la paix et pour l'alliance: ce décret fut attaqué comme contraire aux lois. Le temps du jugement arriva : Lycine était accusateur, Philocrate accusé; Démosthène défendait Philocrate, celui-ci fut absous. Quelque temps après (c'était sous l'archonte Thémistocle), Démosthène entre au sénat, en qualité de sénateur, dignité qu'il n'avait pas obtenue par le sort, mais à prix d'argent et par intrigue; il entre afin de seconder, en tout, Philocrate par ses discours et par ses actions, comme sa conduite l'a prouvé. 63. Il fait passer, en effet, un second décret de Philocrate, dans lequel celui-ci demande que l'on choisisse dix députés qui joindront Philippe, et le prieront d'envoyer ici des plénipotentiaires pour la paix : Démosthène était un des députés. A son retour de Macédoine, il parlait hautement en faveur de la paix, et confirmait le rapport de ses collègues. Enfin, seul des sénateurs, il propose de conclure un traité avec le héraut d'armes et les députés de Philippe, se conformant, en cela, aux vues de Philocrate L'un avait permis à Philippe d'envoyer ici un héraut d'armes et des députés, l'autre conclut avec eux. 64. Mais écoutez la suite, et donnez-moi toute votre attention. Démosthène, s'étant brouillé avec ses collègues, et les ayant chargés de calomnies, intriguait à leur insu avec Philocrate; ce qui ne doit pas étonner, puisqu'ils remplissaient l'ambassade et proposaient ensemble les décrets. Ils agissaient tous deux de concert, et voulaient, premièrement, que vous n'attendissiez pas les députés envoyés, par vous, aux Grecs, pour les animer contre Philippe, afin que, par-là, vous fissiez la paix seuls, et non avec les autres Grecs. 65. Ils voulaient, en second lieu, vous faire conclure avec le roi de Macédoine, non seulement la paix, mais une alliance, afin que les peuples de votre parti fussent entièrement découragés, en voyant que, vous-mêmes qui les animiez à la guerre, vous aviez déterminé chez vous non seulement la paix, mais une alliance. Ils voulaient, enfin, que Cersoblepte, roi de Thrace, ne fût pas compris dans le traité, et qu'il n'y eût aucune part; cependant on armait déjà contre ce prince. 66. Celui qui achetait ces avantages, n'avait pas tort; il lui était permis de ne pas négliger ses intérêts avant la conclusion du traité. Ceux qui lui vendaient, qui lui livraient les ressources de la république, méritaient seuls toute votre indignation. Ce Démosthène, qui se dit aujourd'hui l'ennemi d'Alexandre, qui se disait autrefois l'ennemi de Philippe; cet anti-macédonien, qui me reproche l'amitié d'Alexandre, vous enlève adroitement l'avantage des circonstances. 67. Il propose un décret en vertu duquel les prytanes convoqueront une assemblée le huit du mois de Mai, jour consacré aux jeux et aux sacrifices en l'honneur d'Esculape, jour de fête, chose inouïe jusqu'alors, afin, disait-il (c'était son prétexte), afin qu'aussitôt que les députés de Philippe seront arrivés, vous délibériez, sans délai, sur ceux que vous enverrez à Philippe. Il proposait une assemblée pour des députés qui étaient encore en Macédoine; et dérobant à la république un temps précieux, il précipitait les affaires pour que vous fissiez la paix seuls avant le retour de vos députés, et sans attendre l'acquiescement des autres peuples de la Grèce. 68. Après quoi, Athéniens, les députés de Philippe arrivèrent ; ceux qu'on avait envoyés aux Grecs pour les animer contre ce prince, étaient encore absents; que fait Démosthène? il fait passer un second décret, qui porte qu'on délibérera non seulement sur la paix, mais sur l'alliance, avant le retour de vos députés, aussitôt après les fêtes de Bacchus, le 18 et le 19 du mois. Pour preuve que je dis vrai, écoutez les décrets mêmes. On lit les décrets. 69. On tint donc deux assemblées aussitôt après les fêtes de Bacchus. Dans la première, celle du 18, on lut le décret fait par les alliés en commun, et dont voici eu peu de mots les principaux articles. Ils voulaient d'abord que vous délibérassiez sur la paix seulement; ils ne parlaient pas d'alliance, non par oubli, mais parce qu'ils pensaient que la paix elle-même était plus nécessaire qu'honorable. [70] Ensuite, pour corriger et prévenir les desseins perfides de Démosthène. ils demandaient que le peuple de la Grèce, qui voudrait s'inscrire avec Athènes sur la même colonne, et avoir part aux traités, eût trois mois pour le faire. On retirait de là deux grands avantages. On ménageait, premièrement, aux Grecs un espace de trois mois, qui suffisait pour leurs ambassades; on procurait, en second lieu, à la république la bienveillance des Grecs, par le moyen d'une assemblée générale, et on la mettait dans le cas de ne point faire la guerre seule et sans défense, si les traités venaient à être rompus; malheur dans lequel vous a jetés Démosthène. La lecture du décret même vous prouvera ce que je dis. On lit les décrets des alliés. 71. Je me déclarai, je l'avoue, pour ce décret, et je fus imité par ceux qui avaient harangué le peuple dans la première assemblée; le peuple, en un mot, se sépara convaincu qu'on ferait la paix, et qu'on la ferait conjointement avec toute la Grèce, mais qu'il n'était pas à propos de parler d'alliance, à cause de la sollicitation faite aux Grecs. Une nuit se passe, on s'assemble le lendemain. Alors Démosthène, s'emparant de la tribune, et ne laissant à personne la liberté de parler, commence par attaquer tout ce qu'on avait dit la veille; qu'en vain on prenait des arrangements, si l'on n'y faisait consentir les députée de Philippe; qu'il ne connaissait pas de paix sans alliance. 72. Il ne faut pas, disait-il, (je me souviens encore de l'expression, elle m'a frappé par l'odieux du mot et de la personne) il ne faut pas ARRACHER l'alliance de la paix, ni attendre les lenteurs des autres Grecs, mais faire la guerre ou conclure la paix séparément. Il finit par adresser la parole à Antipater de dessus la tribune, après avoir concerté avec lui les questions et les réponses contre les intérêts de la république. On vit passer, enfin, ce que Démosthène avait emporté par ses déclamations, et ce que Philocrate avait proposé dans un décret. 73. Il leur restait encore à livrer la Thrace avec son roi Cersoblepte. Ils le firent aussi le 25e jour du mois de Mai, avant que Démosthène partit pour la seconde ambassade où la paix devait être conlue. Car, ce grand ennemi de Philippe et d'Alexandre, cet orateur qui affecte aujourd'hui de décrier les Macédoniens, a fait deux ambassades en Macédoine, quoique rien ne l'obligeât d'en accepter une seule. Sénateur, par intrigue, présent à l'assemblée, je dis celle du 25, il livra Cersoblepte de concert avec Philocrate. 74. En effet, sans qu'on s'en aperçût, Philocrate inséra dans son décret, et Démosthène fit passer l'article fatal à ce prince. Cet article porte que les députés des alliés prêteront serment, le même jour, entre les mains des députés de Philippe; or, n'admettre au serment que ceux qui avaient des députés, c'était en exclure Cersoblepte, qui n'en avait point. 75. Pour preuve de ce que j'avance, qu'on nous lise le nom du citoyen qui a proposé le décret, et celui du proèdre qui l'a fait passer. On lit le décret et le nom du proèdre. Qu'il est beau, Athéniens, qu'il est beau l'établissement des archives publiques ! Les écrits qu'on y dépose, monuments ineffaçables, ne varient pas au gré de ces traîtres qui changent si aisément de parti : ils fournissent au peuple les moyens de connaître, quand il voudra, ces hommes qui. après une administration criminelle, se déguisent tout à coup en citoyens vertueux. 76. Il me reste à vous parler de sa basse flatterie. On ne verra jamais que, dans le cours de l'année où il était sénateur, il ait accordé la préséance à aucun député : il l'accorda cependant alors, pour la première et la seule fois, aux députés de Philippe; il leur fit apporter des coussins, et fit étendre devant eux des tapis de pourpre; dès le point du jour, il les conduisit lui-même au théâtre; en sorte que ces basses et indignes complaisances lui attiraient les huées du peuple. Lorsqu'ils partirent pour Thèbes, ce fut lui qui fit le marché pour les voitures; il les accompagna jusqu'à Thèbes, à la honte et à la confusion de sa patrie. Mais, pour ne point m'écarter de mon sujet, greffier, lisez-nous le décret qui concerne la préséance. On lit le décret. 77. Ce flatteur outré de Philippe, ô Athéniens, instruit, le premier, de la mort de ce prince, par un exprès que lui envoyait Charidème, feignit d'avoir eu un songe de la part des dieux: il prétendit impudemment avoir reçu cette nouvelle, non de Charidème, mais de Jupiter et de Minerve, qu'il outrage, le jour, par ses parjures, et avec lesquels il dit avoir, la nuit, des entretiens secrets, qui l'éclairent sur l'avenir. Il venait de perdre une fille unique; et, avant de la pleurer, avant de lui rendre les derniers devoirs, il parut en public, couronné de fleurs, revêtu d'une robe blanche; il immola des victimes, au mépris des lois les plus sacrées, le malheureux ! après avoir perdu celle qui, la première et la seule, lui avait donné le doux nom de père. 78. Ce n'est point à son malheur que j'insulte, c'est sa perversité que je veux démasquer. Un homme, qui n'aime pas ses enfants et est un mauvais père, ne sera jamais un orateur intègre; un homme, qui ne chérit pas les personnes qu'il doit le plus chérir, qui le touchent de plus près, n'aimera pas davantage ceux qui ne lui sont unis que par la qualité de citoyens. Non, un particulier pervers ne sera jamais un bon ministre; et celui qui ne porte, au sein de sa famille, qu'un naturel insensible et dur, n'a montré, en Macédoine, dans son ambassade, ni vertu ni probité : il a pu changer de lieu; il n'a pas changé de caractère. 79. Pourquoi donc alors cette révolution subite? car me voici arrivé au second temps de son administration. Pourquoi Philocrate, engagé dans les mêmes complots que Démosthène, a-t-il été condamné et exilé comme criminel d'état, en même temps que Démosthène s'est porté pour accusateur contre ses collègues? Comment ce ministre odieux nous a-t-il enfin plongés dans un abîme de maux? Je vais vous le dire, Athéniens; la chose mérite d'être écoutée. [80] Philippe avait passé les Thermopyles, il avait renversé, contre l'attente de tout le monde, les villes des Phocéens, et augmenté la puissance des Thébains, plus que ne le demandaient le bien de la Grèce et notre propre avantage; car pour lors nous pensions ainsi : une alarme subite vous avait fait déserter la campagne; on se plaignait hautement des citoyens députés pour la paix, et surtout de Philocrate et de Démosthène, qui avaient été en ambassade, et qui, de plus, avaient proposé les décrets 81. (ils s'étaient depuis brouillés pour les raisons que, sans doute, vous soupçonnâtes vous-mêmes): effrayé par ces événements imprévus, prenant conseil des vices de son coeur, et de sa lâcheté naturelle, et de l'envie qu'il portait à Philocrate, mieux payé par Philippe, Démosthène s'imagina que, s'il se mettait à déclamer contre le prince, et à accuser ses collègues d'ambassade, Philocrate succomberait infailliblement, que ses autres collègues seraient en péril; que, pour lui, il se ferait honneur, et que, plus il trahirait ses amis, plus il paraîtrait servir sa patrie. 82. Instruits de son dessein, les ennemis du repos public le pressaient de monter à la tribune, publiant partout que c'était le seul homme incorruptible. Celui-ci, prenant la parole, et secondant leurs vues, ne manquait pas de leur fournir des semences de guerre et de trouble. C'est lui qui, le premier, nous fit connaître des places dont les noms mêmes nous avaient été jusqu'alors inconnus, Serrie, Dorisque, Ergisque, Murgisque, Ganos et Ganide. C'est lui dont les chicanes éternelles ont fermé toute voie d'accommodement. Si Philippe n'envoie pas des dêputés, c'est qu'il méprise la république; s'il en envoie, ce sont des espions, et non des députés; 83. s'il propose de déférer les plaintes respectives à une ville neutre et impartiale, il n'est point de juge impartial entre Philippe et nous; s'il nous donne l'Halonèse, disputant sur les mots, il doit, disait-il, non la donner, mais la rendre. C'est lui, enfin, qui a rompu la paix, qui nous a précipités dans une guerre malheureuse, en faisant couronner ceux qui, au mépris du traité, ont porté la guerre, sous la conduite d'Aristodème (27), dans la Thessalie et dans la Magnésie. 84. Oui, dira-t-on; mais, par l'alliance des Eubéens et des Thébains, il a, pour me servir de ses propres paroles, revêtu notre ville de murs d'airain et de diamant. Mais, Athéniens, dans ces parties là même de son ministère, il vous a causé, sans que vous y prissiez garde, les plus énormes préjudices. Je voudrais bien déjà passer à l'alliance des Thébains, cette alliance si importante; mais, afin de procéder avec ordre, je commence par les Eubéens. 85. Vous aviez beaucoup à vous plaindre, non seulement de Mnésarque de Chalcide, père de Taurosthène et de Callias, ces deux hommes que Démosthène décore aujourd'hui du titre d'Athéniens, qu'il leur a vendu; mais encore de Thémison d'Érétrie, qui, en temps de paix, nous avait enlevé Orope. Cependant, lorsque les Thébains passèrent en Eubée, avec le dessein d'en réduire les villes en servitude, sans songer alors au mal qu'on vous avait fait, vous secourûtes les Eubéens par terre et par mer, dans l'espace de cinq jours; et, en moins de trente, vous obligeâtes les Thébains à mettre bas les armes. Maîtres de l'Eubée, vous rendîtes aux Eubéens et leurs villes et leur liberté; et vous aviez raison de rendre ce dépôt remis entre vos mains; vous sentiez qu'il n'était pas juste d'abuser de la confiance pour satisfaire votre ressentiment. 86. Les Chalcidiens payèrent d'ingratitude votre générosité. Quand vous repassâtes en Eubée, pour secourir Plutarque, d'abord ils feignirent du moins d'être vos amis; mais, dès que nous fûmes arrivés à Tamynes, et que nous eûmes franchi le mont Cotylée, Callias de Chalcide, à qui Démosthène prodiguait des éloges qu'il s'était fait payer, 87. Callias, voyant l'armée d'Athènes, enfermée dans des défilés, d'où elle ne pouvait sortir que par une victoire, et où elle n'espérait de secours ni par terre ni par mer, ramassa, dans toute l'Eubée, des troupes qu'il renforça de celles que lui envoyait Philippe. Taurosthène, d'ailleurs, qui aujourd'hui nous tend la main à tous, d'un air si gracieux, amena lui-même, de Phocide, des milices soudoyées, et, s'étant joint à son frère, ils vinrent ensemble comme pour nous écraser. 88. Et si, secondés par la faveur des dieux, nos soldats n'eussent montré le plus grand courage, et, vainqueurs près de l'Hippodrome de Tamynes, n'eussent forcé les ennemis de mettre bas les armes. La république était déshonorée. Car, dans la guerre, le plus grand malheur n'est pas d'être vaincu, mais de l'être par un ennemi qu'on méprise. Malgré l'indignité du procédé des Eubéens, vous vous réconciliâtes encore avec eux. Callias, à qui vous aviez pardonné sa faute, 89. revint bientôt à son naturel. Sous prétexte d'assembler, à Chalcide, un conseil général, mais, cherchant en effet à tourner contre Athènes les forces de l'Eubée, aspirant à une domination tyrannique, et se flattant d'engager Philippe à le seconder dans ses vues, il fait un voyage en Macédoine; il suivait ce prince partout, et se disait un de ses courtisans. [90] Il offense ce monarque, se sauve de son royaume, et va faire sa cour aux Thébains. Il abandonne encore ceux-ci, plus inconstant que l'Euripe, sur les bords duquel il habitait. Placé entre la haine des Thébains et celle de Philippe, voyant les ennemis de toutes parts, et ne sachant de quel côté se tourner, il n'apercevait qu'une ressource, c'était d'engager les Athéniens à faire alliance avec lui, à se dire alliés de Callias, et à le secourir, si on l'attaquait, comme il avait tout lieu de le craindre, si vous ne l'empêchiez. 91. Dans cette pensée, il députe à Athènes Glaucète, Empédon, et Diodore fameux coureur, avec de vaines espérances pour le peuple, et de l'argent pour Démosthène et ses partisans. Il achetait à la fois trois avantages. D'abord, il ne voulait pas manquer votre alliance; car il n'y avait point de milieu : si vous la lui refusiez dans un juste ressentiment, il fallait, de toute nécessité, ou qu'il s'enfuît de Chalcide, ou qu'il y périt, s'il y restait, tant il y avait de troupes prêtes à tomber sur lui de la part de Philippe et des Thébains. En second lieu, il devait payer quiconque ferait passer l'alliance qu'il désirait, de façon que ceux de Chalcide ne fussent pas tenus d'envoyer ici des députés. Il voulait enfin se dispenser de fournir des subsides. 92. Callias obtint toutes ses demandes. Ce Démosthène, qui se dit l'ennemi des tyrans, qui, suivant Ctésiphon, sert le peuple avec zèle dans tous ses discours, vendit alors les intérêts de la république, vous proposa de faire alliance avec les Chalcidiens, et de les secourir en toute occasion, nous donnant quelques mots en échange, ajoutant, pour la forme, que ceux de Chalcide nous secourraient, si on marchait contre nous. 93. La dispense d'envoyer ici des députés, et de fournir les subsides qui devaient être tout le nerf de la guerre, il la vendit encore à ce peuple. Il couvrait d'expressions honnêtes la honte de ses actions, affectait de beaux sentiments, et vous faisait croire qu'il fallait d'abord secourir les Grecs qui avaient besoin de secours, et ne songer à l'alliance qu'après les avoir sauvés. Mais afin qu'on sache que je ne dis rien que de véritable, greffier, prenez la lettre de Callias, et le décret de Démosthène concernant l'alliance, avec le traité même d'alliance; mais ne lisez que le décret. On lit le décret. 94. Ce n'est pas assez d'avoir vendu aux Chalcidiens de si grands intérêts, la dispense d'envoyer ici des députés et de fournir des subsides; vous allez entendre un trait encore plus criant. Callias et Démosthène, le héros de Ctésiphon, en sont venus à cet excès, l'un d'insolence, l'autre de cupidité, qu'en votre présence et sous vos yeux ils vous ont dérobé les contributions d'Orée et d'Érétrie, montant à dix talents, et qu'après avoir dispensé les députés de ces villes de venir aux assemblées dans Athènes, ils les ont convoquées à Chalcide, au conseil général de l'Eubée. Quelles manoeuvres ont-ils employées pour réussir ? c'est ce qui mérite d'être entendu. 95. Callias se rend ici, non plus par députés, mais lui-même en personne; il se présente à l'assemblée du peuple, vous débite de longs discours concertés avec Démosthène : il arrivait, disait-il, du Péloponnèse, où il avait imposé une contribution de cent talents pour la guerre contre Philippe; il spécifiait les sommes que chaque peuple devait fournir: les Achéens et les Mégariens, soixante talents; toutes les villes de l'Eubée, quarante, 96. avec lesquels on soudoierait des armées de terre et de mer : d'autres Grecs, selon lui, ne demandaient pas mieux que d'entrer dans la contribution, en sorte qu'on ne manquerait ni d'argent ni de soldats. Voilà pour les objets qu'il voulait rendre publics. Il ajoutait qu'il était occupé d'autres négociations qu'il voulait tenir secrètes, et dont quelques-uns de nos citoyens étaient instruits. Il finissait en nommant Démosthène, et en le priant de rendre témoignage à la vérité de ses discours. 97. Celui-ci, s'avançant d'un air grave, donnait de grands éloges à Callias, feignait d'être instruit du secret, et se disposait à vous rendre compte de sa députation dans le Péloponnèse et dans l'Acarnanie. Son discours, en somme, se réduisait à ceci : il avait fait contribuer, disait il, pour la guerre contre Philippe, tous les Péloponnésiens et tous les Acarnaniens ; il avait réglé les subsides que fourniraient ces deux peuples, subsides avec lesquels on équiperait des galères, on lèverait mille hommes de cavalerie et dix mille d'infanterie; 98. en outre, ces mêmes peuples devaient fournir de leurs propres milices, chacun, plus de deux mille soldats, pesamment armés : les confédérés, ajoutait-il vous accordaient tous de concert le commandement. L'exécution de ces projets n'était pas renvoyée à un terme fort éloigné, mais fixée au 16 d'Avril; et même, disait-il, il avait annoncé dans les villes, pour le 15, un rendez-vous général à Athènes. Cet imposteur, ô Athéniens! a une méthode qui lui est propre. 99. Lorsqu'un menteur ordinaire débite ses mensonges, il n'a garde de s'exprimer clairement et avec précision, dans la crainte d'être convaincu d'imposture : mais, lorsque Démosthène avance une fausseté, il débute par des serments, et fait des imprécations sur lui-même; puis il annonce avec assurance des faits qu'il sait bien ne devoir jamais arriver, il marque le temps précis où ils doivent arriver; des personnes qu'il n'a jamais vues, il les cite par leurs noms; en un mot, pour mieux surprendre ceux qui l'écoutent, il emprunte le langage de la vérité même: d'autant plus digne de votre haine, que, sous le masque de la vertu, la malice de son coeur en profane les caractères. [100] Mais, continuons notre récit. Démosthène fit suivre sa harangue de la lecture d'un décret plus long que l'Iliade, et plus vide que les discours qu'il débite, que la vie qu'il mène, rempli d'espérances chimériques et d'armées imaginaires. Dans ce décret, après avoir détourné votre attention de sa friponnerie, et vous avoir tenus en suspens par une longue énumération d'avantages en idée, il vient à son but, et veut qu'on choisisse des députés pour Érétrie, qui prieront les Érétriens (en effet, il était bien nécessaire de les prier) de remettre leurs cinq talents, non à vous, mais à Callias; il veut de plus qu'on choisisse d'autres députés pour les Oritains, qui les prieront de regarder comme leur ami et leur ennemi, l'ami et l'ennemi d'Athènes. 101. Après quoi, il fait voir encore qu'un vil intérêt est le seul motif du décret qu'il propose; on y lit cet article : Et les députés exigeront des Oritains qu'ils payent leurs cinq talents, non à vous, mais à Callias. Pour preuve que je dis vrai, greffier, laissant là les armées, les galères, tout ce fastueux appareil de promesses frivoles, arrêtez-vous à la partie du décret qui prouve la basse cupidité de cet infâme et odieux personnage, de cet homme qui, selon Ctésiphon, continue à servir le peuple par ses discours et par ses actions. On lit une partie du décret de Démosthène. 102. Vous avez donc goûté . Athéniens, le vain plaisir d'entendre parler d'armées, de galères, de rendez-vous, de députés, tandis que vous avez essuyé la perte réelle de dix talents, contribution de vos alliés. 103. Il me reste à vous prouver que Démosthène a mis cet article dans son décret pour trois talents qu'il devait recevoir, l'un de Chalcide par les mains de Callias, l'autre d'Érétrie par les mains de Clitarque, le troisième enfin de la ville d'Orée; et c'est ce dernier talent qui a dévoilé tout le mystère, les Oritains ayant un gouvernement démocratique, et faisant tout par décrets. Ce peuple, épuisé par la guerre contre Philippe, réduit à une extrême disette, envoie à Démosthène Gnosidème, fils de ce Charigène autrefois tout puissant dans leur ville, pour le prier de remettre aux Oritains le talent qu'ils lui devaient, avec promesse de lui ériger une statue d'airain dans leur ville. 104. Démosthène répondit à Gnosidème qu'il n'avait que faire d'un vil morceau d'airain, qu'il saurait bien se faire payer de son talent par Callias. Les malheureux Oritains, pressés de fournir une somme dont ils manquaient pour lors, engagèrent les revenus publics, promirent de lui donner tous les mois, pour intérêt de sa corruption, une drachme par mine, jusqu'à ce qu'ils eussent acquitté le principal ; 105. ce qui fut confirmé par un décret du peuple. Pour preuve de ce que je dis, qu'on lise le décret des Oritains. On lit le décret des Oritains. Ce décret, Athéniens, est en même temps le déshonneur de la république, une preuve frappante des prévarications de Démosthène, et la condamnation évidente de Ctésiphon ; car il n'est pas possible qu'un homme capable d'un trait de cupidité aussi honteux, soit un bon citoyen comme l'a osé dire Ctésiphon dans son décret. 106. C'est ici que je place le troisième temps de son administration, époque funeste où ce ministre a perdu sans ressource les affaires d'Athènes, et celles de la Grèce, par ses impiétés envers le temple de Delphes, par cette alliance également injuste et désavantageuse qu'il nous a fait contracter avec les Thébains. Je commence par ses crimes envers les dieux. 107. Il est une campagne appelée Cirrhée, un port nommé le port maudit et abominable : ce pays était jadis habité par les Cirrhéens et les Acragallides, nations criminelles, qui avaient profané le temple de Delphes, pillé les offrandes, insulté les amphictyons. Nos ancêtres surtout, à ce que l'on rapporte, et les autres amphictyons, indignés de la conduite de ces peuples, consultèrent l'oracle pour savoir quelle peine on leur imposerait. 108. Il faut, répondit la Pythie, faire la guerre aux Cirrhéens et aux Acragallides, jour et nuit ; les réduire en servitude, ravager leur territoire, le consacrer à Apollon Pythien, à Diane, à Latone, à la sage Minerve, le laisser entièrement inculte, ne le labourer jamais vous-mêmes, et ne point permettre qu'un autre le laboure. D'après cette réponse, et de l'avis de Solon, cet excellent législateur, ce poète philosophe, les amphictyons résolurent de marcher contre les peuples proscrits par l'oracle. 109. Ayant donc rassemblé des forces considérables parmi les Grecs amphictyoniques, ils réduisirent les habitants en servitude, comblèrent les ports, rasèrent les villes, en consacrèrent le sol et le territoire, suivant les ordres de la Pythie. Ils s'engagèrent de plus, par un serment solennel, à ne point labourer eux-mêmes le terrain sacré, et à ne point permettre qu'un autre le labourât, mais à défendre le dieu et le terrain qui lui était consacré, de leurs biens, de leurs personnes, de tout leur pouvoir. [110] Ce serment ne parut pas même leur suffire, ils l'accompagnèrent d'une imprécation horrible conçue en ces termes : S'il se trouve des transgresseurs, particulier, république, ou nation entière, qu'ils soient exécrables, dévoués à la colère d'Apollon Pythien, de Diane, de Latone, de la sage Minerve; 111. que la terre ne produise pas pour eux ses fruits ; que leurs femmes ne leur donnent que des monstres, et non des enfants qui leur ressemblent; que même leurs troupeaux n'engendrent pas des petits suivant l'ordre naturel; qu'ils ne réussissent ni dans la guerre, ni dans les procès, ni dans le commerce; qu'ils périssent misérablement, eux, leurs maisons, leurs familles; que leurs sacrifices ne soient agréés ni d'Apollon Pythien, ni de Diane, ni de Latone, ni de la sage Minerve; que leurs offrandes ne soient pas même reçues de ces dieux ! 112. Pour preuve de ce que je dis, greffier, lisez-nous la réponse de l'oracle. Écoutez, Athéniens, à la suite de cette réponse, écoutez l'imprécation horrible ; rappelez-vous aussi les serments des amphictyons, les serments de vos ancêtres. RÉPONSE DE L'ORACLE. N'espérez pas abattre une ville ennemie ; L'orgueil de ses remparts bravera vos efforts, Par ses flots écumants si la mer en furie Des terres d'Apollon ne vient baigner les bords. On lit les serments et l'imprécation. 113. Malgré cette imprécation, ces serments et cette réponse de l'oracle, gravés encore aujourd'hui sur la pierre, les Locriens d'Amphisse, ou plutôt leurs chefs, les plus scélérats des hommes, labourèrent le terrain sacré, réparèrent et habitèrent le port maudit et abominable, exigèrent des péages de ceux qui y entraient, et corrompirent par argent quelques-uns des pylagores parmi lesquels était Démosthène. 114. Celui-ci, nommé par vous pylagore, reçut des Amphissiens mille drachmes pour ne rien dire à leur sujet dans le conseil des amphictyons. De plus, on convint pour toujours de lui envoyer tous les ans, à Athènes, vingt mines d'un argent impie et sacrilège, à condition qu'il défendrait les Amphissiens de tout son pouvoir auprès du peuple. De là il est arrivé, encore plus qu'auparavant, que tous ceux qui l'approchaient, particulier, prince, ou république, il les plongeait bientôt dans des maux irrémédiables. 115. Mais admirez, Athéniens, la puissance du sort qui triomphe de l'impiété des Locriens d'Amphisse. Sous l'archonte Théophraste, et sous l'hiéromnémon Diognète, vous choisîtes pour députés, ce Midias si connu lorsqu'il vivait (et je voudrais qu'il vécût encore pour plus d'une raison), Thrasyclès, et moi troisième avec eux. Dès que nous fûmes arrivés à Delphes, Diognète, notre chef, fut attaqué de la fièvre; la même chose était arrivée à Midias. Les autres amphictyons avaient déjà pris séance : 116. quelques-uns d'entre eux, qui voulaient donner à notre ville des preuves de leur attachement, nous firent savoir que les habitants d'Amphisse, livrés alors et dévoués aux Thébains, proposaient contre nous un décret; qu'ils voulaient nous faire condamner à une amende de cinquante talents, parce que nous avions suspendu des boucliers d'or aux voûtes du nouveau temple, avant qu'il fût consacré, avec cette inscription qui n'avait rien que de juste, Dépouilles remportées par les Athéniens sur les Perses et les Thébains, lorsqu'ils combattaient ensemble contre les Grecs. Dans le moment où je pensais à me rendre à l'assemblée des amphictyons, Diognète me fit avertir de m'y transporter sur-le-champ pour défendre la république. J'étais seul d'Athènes, mes collègues étaient absents; 117. j'arrivai donc, j'entrai d'un air assez animé; et, comme j'ouvrais la bouche pour justifier ma patrie, je fus interrompu par les clameurs d'un Amphissien, homme brutal, à ce qu'il me parut, et de la dernière impudence; peut-être aussi quelque dieu le poussait-il à faire une telle faute. Il commença brusquement : Grecs, si vous étiez sages, vous n'auriez pas même prononcé en ces jours le nom des Athéniens, vous les auriez chassés du temple, comme des gens exécrables. 118. Il reprochait en même temps à notre république l'alliance avec les Phocéens que Crobyle avait proposée; il débitait contre elle mille autres propos injurieux que je n'eus pas alors la patience d'entendre, et que même à présent je ne puis me rappeler sans indignation. Je fus irrité dans cette circonstance plus que je ne l'avais été de ma vie. Je supprime les discours que j'opposai pour lors à ceux de l'Amphissien : avant de finir, il me vint à l'esprit de rappeler aux amphictyons l'impiété des habitants d'Amphisse envers le terrain sacré; et de la place où j'étais, leur montrant la campagne des Cirrhéens (cette campagne est précisément au-dessous du temple, et frappait nos regards) : 119. Voyez-vous, leur disais-je, voyez-vous, amphictyons, cette campagne labourée par les Amphissiens, ces chaumières et ces métairies dont ils l'ont chargée? voyez-vous, de vos propres yeux, ce port maudit et abominable entièrement rétabli? Vous savez par vous-mêmes, et vous n'avez pas besoin d'autres témoignages, qu'ils exigent des droits et qu'ils prennent de l'argent dans un port consacré. En même temps, je leur faisais lire la réponse de l'oracle, le serment et l'imprécation de leurs ancêtres. [120] Je protestai que, pour moi, je prendrais en main les intérêts du peuple d'Athènes, les miens propres, ceux de mes enfants et de ma famille; que, fidèle au serment, je secourrais Apollon et le terrain qui lui était consacré, de ma personne, de mes biens, de ma voix, de tout mon pouvoir; que j'acquitterais ma république envers les dieux. Pour vous, amphictyons, songez à vous-mêmes : le sacrifice va commencer, les victimes sont au pied de l'autel; vous allez implorer la faveur des dieux, et pour vous en particulier, et pour la nation en général : 121. considérez, je vous prie, de quelle voix, avec quels sentiments, de quel oeil, de quel front vous leur adresserez des prières, à ces dieux, en laissant impunis des hommes exécrables qui ont encouru l'anathème porté par l'imprécation. L'imprécation s'exprime clairement et sans équivoque, contre ceux qui auront commis ou permis le sacrilège. Voici les mots qui la terminent: Que les sacrifices de ceux qui ne puniront pas les prévaricateurs, ne soient agréés, ni d'Apollon Pythien, ni de Latone, ni de la sage Minerve! que leurs offrandes ne soient pas même reçues de ces dieux ! 122. Après ces discours, et beaucoup d'autres encore, dès que j'eus quitté l'assemblée, il s'élève parmi les amphictyons de grands cris et un grand tumulte; on ne parlait plus des boucliers par nous suspendus â la voûte du temple, mais de la peine encourue par les Amphissiens. Le jour était déjà fort avancé : on fait publier par le héraut, que tous ceux de Delphes, depuis l'âge de seize ans, soit libres, soit esclaves, aient à venir, dès la pointe du jour, avec des faux et des bêches, dans un lieu nommé Tythéum. Le même héraut annonce aux hiéromnémons et aux pylagores, qu'ils aient à se rendre tous au même endroit, pour défendre Apollon, et le terrain qui lui était consacré : Quiconque ne s'y trouvera pas, sera exclu du temple, regardé comme exécrable, et ayant encouru l' anathème porté par l'imprécation. 123. Le lendemain donc, nous nous rendîmes, de grand matin, au lieu marqué; de là nous descendîmes dans la campagne des Cirrhéens; et, après avoir détruit le port et brûlé les maisons, nous nous retirâmes. Nous marchions encore, lorsque les Locriens d'Amphisse, qui ne demeuraient qu'à soixante stades de Delphes, vinrent à nous en foule, les armes à la main; et, si nous n'eussions regagné la ville avec précipitation, nous courions risque de perdre la vie. 124. Le jour suivant, Cottyphe, chargé de recueillir les suffrages, convoqua l'assemblée générale des amphictyons : on appelle assemblée générale, lorsque outre les hiéromnémons et les pylagores, on convoque ceux mêmes qui sont venus pour sacrifier au dieu, et consulter l'oracle. Dans cette assemblée, on faisait de vives plaintes contre les Locriens d'Amphisse, et on donnait de grandes louanges à notre république : pour conclusion, enfin, on décida que les hiéromnémons viendraient à Delphes, un jour marqué, avant l'assemblée suivante, munis d'un décret, en vertu duquel les Amphissiens seraient punis des fautes par eux commises envers le dieu, envers le terrain sacré, envers les amphictyons. Pour preuve de ce que j'avance, le greffier va vous lire l'arrêté des amphictyons. Le greffier lit. 125. J'avais remis l'arrêté des amphictyons au sénat, et puis au peuple; on avait approuvé ma conduite, et l'on était résolu à secourir le dieu : Démosthène ne manqua pas de s'y opposer, par une suite de ses engagements avec les habitants d'Amphisse. Je le confondis en pleine assemblée, et il voyait, d'ailleurs, que les choses étaient trop évidentes, pour qu'il pût vous tromper. Que fait-il? il se rend au sénat, où il entraîne avec lui des gens simples, et il rapporte, dans l'assemblée du peuple, un décret, ouvrage de quelque sénateur, dont l'ignorance servait sa perfidie. 126. Il vint à bout, par ses intrigues, de faire confirmer ce décret par le peuple, d'en faire un décret au peuple, attendant, pour cela, que l'assemblée fût déjà levée, que la plupart se fussent retirés, et que je fusse parti moi-même; car je ne l'aurais jamais souffert. Voici le précis de son décret. Il veut que l'hiéromnémon et les pylagores d'Athènes se rendent à Delphes, au temps marqué par nos ancêtres. Cet article était honnête en apparence, mais criminel en effet, puisque, par-là, il nous empêchait de nous rendre à l'assemblée des Thermopyles, qui, de toute nécessité devait se tenir avant le temps ordinaire. 127. Par un article du même décret, beaucoup plus clair et plus criant, il défend à l'hiéromnémon et aux pylagores d'Athènes de communiquer en rien avec ceux qui seront à Delphes, d'entrer pour rien dans leurs actions, dans leurs discours, dans leurs décrets. Qu'est-ce à dire, ne pas communiquer avec ceux qui seront à Delphes? Dirai-je ce qui est vrai ou ce qui est agréable? Je dirai, Athéniens, ce qui est vrai ; car c'est la coutume de ne vous parler que pour vous flatter, qui a réduit la république au triste état où nous la voyons. Ne pas communiquer avec ceux qui seront à Delphes, c'est mépriser l'imprécation, les serments de vos ancêtres, la réponse de l'oracle. 128. Nous donc, Athéniens, nous restâmes, en vertu de ce décret; les autres amphictyons s'assemblèrent à Delphes, excepté ceux d'une ville que je ne nommerai pas; et puisse aucun des Grecs ne jamais ressentir une partie des maux qu'elle a éprouvés! Il fut résolu, dans l'assemblée des amphictyons, qu'on marcherait contre les Locriens d'Amphisse; et l'on choisit, pour général, Cottyphe, celui qui, auparavant, avait recueilli les suffrages. Quoique Philippe ne fût pas alors en Macédoine, ni même dans la Grèce, mais dans un pays fort éloigné, dans la Scythie, Démosthène osera pourtant dire, tout à l'heure, qu'alors j'ai armé ce prince contre les Grecs. 129. On traita fort doucement les coupables, la première fois qu'on marcha contre eux. Pour toute punition de leurs crimes énormes, on les condamna à une amende payable au dieu, dans un certain temps; on exila les auteurs impies du sacrilège, et l'on fit revenir ceux que leur piété avait fait exiler. Mais, comme les Amphissiens ne payaient pas au dieu leur amende, qu'ils rappelaient les citoyens impies qu'on avait chassés, et chassaient les pieux citoyens qu'on avait rappelés, on marcha contre eux pour la seconde fois, dans le temps où Philippe était enfin revenu de son expédition contre les Scythes, et, lorsque la trahison de Démosthène nous avait empêchés d'accepter le commandement d'une guerre sainte, que nous offrait la protection des immortels. [130] Cependant, Athéniens, ne recevions-nous pas d'en haut des avis suffisants, et, à moins que d'emprunter la voix d'un homme, les dieux pouvaient-ils nous dire plus clairement d'être en garde contre les coups du sort ? Non, je n'ai jamais vu de république plus protégée que la nôtre par la bonté du ciel, et plus exposée par le crime de certains orateurs. Les phénomènes qui accompagnaient nos mystères, et la mort des nouveaux initiés, n'étaient-ils pas un présagé assez frappant des malheurs que nous avions à craindre? Amyniade ne nous avertissait-il pas alors de prévenir les disgrâces, d'envoyer, à Delphes, pour consulter l'oracle? Démosthène s'y opposait : La Pythie philippise, disait cet orateur brutal, qui abuse insolemment de la liberté que nous lui accordons. 131. Dans la dernière guerre contre Philippe, quoique les sacrifices ne fussent point favorables, n'a-t-il pas envoyé nos soldats à un péril manifeste ? Toutefois, il osait dire, il n'y a pas longtemps, que Philippe n'était point venu dans notre pays, parce que les sacrifices ne lui étaient point favorables. Quel supplice méritez-vous donc, fléau de la Grèce, vous qui avez envoyé notre armée au combat, sans aucune connaissance de l'avenir, sans aucun présage heureux dans les sacrifices, tandis que le vainqueur n'est point venu dans le pays des vaincus parce que les sacrifices ne lui étaient point favorables? Faut-il bannir ou couronner en vous l'auteur de toutes les calamités présentes ? 132. Est-il en effet, Athéniens, est-il un malheur inouï et imprévu, qui n'ait pas eu lieu de nos jours ? Notre siècle n'est pas un siècle ordinaire ; nous sommes nés, à ce qu'il me semble, pour étonner la postérité. Le grand roi, ce monarque qui a ouvert le mont Athos, qui a enchaîné l'Hellespont, qui demandait aux Grecs la terre et l'eau, qui se disait, dans ses lettres, le souverain de tous les hommes, depuis l'orient jusqu'à l'occident, ne combat-il pas aujourd'hui pour défendre sa personne, et non pour commander à d'autres peuples? Ne voyons-nous pas accompagnés de la victoire, et honorés du commandement des Grecs contre les Perses, ceux qui ont secouru le temple de Delphes? 133. Thèbes, ville voisine, Thèbes n'a-t-elle pas disparu en un seul jour du milieu de la Grèce? Quoique les Thébains aient manqué de prudence et de sagesse dans les affaires de la nation, ce n'est pas, toutefois, à une cause naturelle qu'on doit attribuer leur désastre, mais à un vertige qui leur a été envoyé par les dieux, et à un aveuglement dont ils les ont frappés. Les malheureux Lacédémoniens, qui n'ont eu que la plus modique part au premier pillage du temple, les Lacédémoniens, qui prétendaient, jadis, commander aux Grecs, ne vont-ils pas bientôt trouver Alexandre en qualité d'otages, traîner partout le spectacle de leurs disgrâces, se mettre à la merci du jeune prince, eux et leur patrie, s'abandonner à la discrétion d'un vainqueur qu'ils ont offensé ? 134. Athènes elle-même, l'asile commun des Grecs, dans laquelle, auparavant, les députés de leur ville venaient réclamer sa protection puissante, Athènes combat maintenant, non plus pour l'empire de la Grèce, mais pour le sol de la patrie. Nous avons éprouvé ces révolutions, depuis que Démosthène est entré dans le ministère. La pensée d'Hésiode, à ce sujet, est donc bien véritable : il dit, dans un endroit de ses poèmes, où il veut instruire les peuples et conseiller les républiques, qu'il ne faut pas écouter des ministres criminels. 135. Je rapporterai ses vers; car, sans doute, on ne nous fait apprendre, dans notre enfance, les plus belles sentences des poètes, qu'afin que, dans le reste de la vie, nous en fassions usage au besoin. VERS D'HÉSIODE. Pour un seul criminel, sur une ville entière, Jupiter a souvent fait tonner sa colère. Du céleste courroux, qu'allument ses forfaits, La cité malheureuse épuise tous les traits. Tous les maux réunis viennent fondre sur elle, La peste, la famine et la guerre cruelle. Ses murs sont renversés, et la mer dans ses bois Dévore les débris de ses frêles vaisseaux. 136. Si vous oubliez le poète, pour ne songer qu'au sens des vers, il vous semblera, je crois, que les vers d'Hésiode sont un oracle prononcé contre le ministère de Démosthène. C'est lui, en effet, c'est son ministère funeste qui a ruiné, de fond en comble, les armées navales, les troupes de terre, les républiques. 137. Mais assurément, ni Phrynondas, ni Eurybate, enfin, nul autre des anciens scélérats, ne fut jamais aussi fourbe, aussi trompeur que cet homme. Il ose, ciel et terre, je vous en atteste, et vous tous qui voulez entendre la vérité! il ose dire, en vous regardant en face, que ce n'est ni la circonstance, ni la gloire dont vous jouissiez, ni le danger qui les menaçait, qui ont engagé les Thébains à faire alliance avec vous, mais les harangues de Démosthène. 138. Avant lui, cependant, les plus grands amis des Thébains sont allés, plusieurs fois, chez eux en ambassade, sans aucun succès : le général Thrasybule, qui avait toute leur confiance, y alla le premier de tous; et, après lui, Thrason, qui jouissait, dans leur ville, du droit d'hospitalité; 139. Léodamas, dont l'éloquence n'a pas moins de force, et certainement plus de douceur que celle de Démosthène; Archédème, homme éloquent, à qui son amitié pour Thèbes a fait courir des risques dans le ministère ; le ministre Aristophon, qui a subi longtemps le reproche d'être vendu aux Béotiens; l'orateur Pyrrhandre, qui vit encore. Aucun d'eux ne put jamais engager les Thébains à faire alliance avec vous : la raison, je ne l'ignore pas; je la tairai, cependant, par égard pour leurs malheurs. [140] Mais, sans doute, après que Philippe leur eut ôté Nicée pour la donner aux Thessaliens, que, traversant la Phocide, il eut rapproché de Thèbes la guerre qu'il avait d'abord éloignée de la Béotie; qu'enfin, ayant pris Élatêe, il l'eut fortifiée et y eut mis garnison; voyant alors le péril à leurs portes, ils eurent recours à vous: vous sortîtes d'Athènes, vous entrâtes dans Thèbes tous en armes, infanterie et cavalerie, avant que Démosthène eût parlé d'alliance. C'était donc l'occasion, la crainte du péril, le besoin de votre alliance qui vous ouvrirent les portes de Thèbes, et non Démosthène : 141. car, pour ce qui est de la conclusion du traité, on vous causa, dans le cours de cette affaire, trois préjudices énormes. Voici le premier. Philippe semblait n'en vouloir qu'à vous, mais, en effet, il haïssait beaucoup plus les Thébains, comme l'événement le prouva ; et qu'est-il besoin d'en dire davantage ? Qu'a fait Démosthène ? il vous a dérobé cette connaissance importante; et vous ayant fait accroire que vous seriez redevables de l'alliance qui allait être conclue, non à la conjoncture, mais à ses ambassades. 142. Il a d'abord persuadé au peuple, qu'on ne devait pas examiner à quelles conditions se ferait cette alliance, pourvu qu'elle se fît. Cet avantage une fois obtenu, il a livré toute la Béotie aux Thébains, annonçant, dans un décret, que, si quelque ville se révoltait contre les Thébains, nous secourrions les Béotiens de Thèbes. il employait, suivant sa coutume, des expressions captieuses, pour donner le change; comme si les Béotiens, réellement et injustement maltraités, devaient admirer eux-mêmes les vaines subtilités de Démosthène, et non s'indigner des injustices trop réelles qu'ils essuyaient. 143. Ensuite, il vous a chargé des deux tiers de la dépense, vous qui étiez plus éloignés du péril, il n'a fait supporter aux Thébains que le tiers qui restait, se faisant payer pour chacun de ces arrangements. Il a partagé entre eux et vous le commandement sur mer, et vous a laissé tous les frais en entier. Quant au commandement sur terre, parlons sans détour, il l'a abandonné aux seuls Thébains; en sorte que, pendant tout le cours de la guerre, Stratoclès, votre général, n'était pas libre de pourvoir par lui-même au salut de vos soldats. 144. Et l'on ne dira pas que je l'accuse seul, tandis que les autres ne lui reprochent rien; je l'accuse d'avoir prévariqué, tout le monde le lui reproche, vous le savez vous-mêmes, et vous n'en témoignez nul courroux. Voici, en effet, dans quelles dispositions vous êtes a l'égard de Démosthène; l'habitude d'entendre raconter ses prévarications, vous les fait voir sans surprise. Mais ce n'est pas ainsi que vous devez vous conduire. Il faut, si vous voulez rétablir vos affaires, vous élever contre lui, et vous résoudre à le punir. 145. Le second préjudice que vous a causé cet orateur, et qui surpasse le premier, est d'avoir trouvé moyen, par un complot formé avec les chefs de la Béotie, d'enlever au sénat et au peuple de notre ville la discussion et la décision des affaires, et de les transporter à Thèbes, dans la citadelle. Par-là il s'est acquis une puissance si absolue, qu'il vous annonçait du haut de cette tribune que, sans attendre vos ordres, il irait en députation partout où il le jugerait nécessaire. 146. Si quelqu'un des généraux osait le contredire : pour toute réponse, asservissant vos chefs, et les accoutumant à ne le démentir en rien, il disait qu'il ferait décider la prééminence de la tribune sur le camp; il soutenait que vous aviez reçu plus de services dans la tribune d'un seul de vos orateurs, que dans le camp, de tous vos généraux. Quant à la solde des étrangers, n'a-t-il point pillé la caisse militaire ? ne s'est-il point fait remettre la paie des soldats qui ne servaient pas? Après avoir loué dix mille de ces étrangers aux habitants d'Amphisse, malgré mes plaintes et mes protestations dans les assemblées, n'a-t-il point, au gré de Philippe, exposé sans défense la république, dépourvue de troupes étrangères? 147. En effet, je vous le demande, qu'est-ce que ce prince souhaitait alors davantage, sinon de combattre séparément ici les troupes athéniennes, à Amphisse les troupes étrangères, et de tomber ensuite sur les Grecs, abattus par un coup si terrible? Et Démosthène, l'auteur de ces maux, n'est pas satisfait d'avoir échappé à la peine, il veut être honoré d'une couronne d'or ! Il s'irrite, si on s'oppose à ses désirs! Ce n'est pas assez pour lui d'être proclamé devant vous, il s'indigne, si on refuse de le proclamer à la face de tous les Grecs ! C'est ainsi, comme on le voit, qu'un mauvais génie, armé d'une grande puissance, devient l'artisan des calamités publiques. 148. Mais le troisième préjudice est sans contredit le plus affreux. Philippe ne méprisait point les Grecs: il était trop habile pour ne pas voir qu'il allait tout risquer en un jour; aussi voulait-il faire la paix, et se disposait-il à vous envoyer des députés. D'ailleurs, les principaux de Thèbes eux-mêmes redoutaient, et avec raison, le péril d'une action décisive, instruits de ce qu'ils pouvaient craindre, non par un orateur timide, déserteur de son poste, mais par la guerre de Phocide qui avait duré dix ans, et leur avait donné une leçon qu'ils ne pouvaient oublier. 149. Telle était la disposition des esprits. Démosthène s'apercevait déjà que les chefs des Béotiens allaient faire la paix en particulier, et recevoir seuls l'argent de Philippe; se regardant donc comme indigne de vivre, s'il manquait un seul profit honteux, il s'élance dans l'assemblée où il n'était question ni de guerre ni de paix avec Philippe, mais où il voulait annoncer aux chefs de la Béotie, et pour ainsi dire leur déclarer à son de trompe, qu'ils eussent à lui apporter sa part de l'argent; il jura par Minerve, [150] dont Phidias semble n'avoir fait la statue que pour fournir à Démosthène un moyen de corruption et de parjure; il protesta que, si quelqu'un parlait de faire la paix avec Philippe, il le saisirait aux cheveux, et le traînerait lui-même en prison; fidèle imitateur de ce Cléophon qui, dans la guerre contre Lacédémone, perdit, à ce, qu'on rapporte, la république par ses emportements. Mais comme les Thébains ne l'écoutaient pas, et qu'ils vous conseillaient de faire rentrer vos soldats pour délibérer sur la paix; 151. troublé et hors de lui-même, il monte à la tribune, traite les chefs des Béotiens de lâches qui trahissaient les intérêts de la Grèce, et leur déclare qu'il allait porter un décret, lui qui ne regarda jamais l'ennemi en face, en vertu duquel vous enverriez des députés à Thèbes pour demander aux Thébains un passage contre Philippe. Les principaux de Thèbes, honteux, et craignant, avec quelque raison, de paraître avoir trahi les intérêts de la Grèce, renoncèrent à la paix, et ne pensèrent plus qu'à la guerre. 152. C'est ici le lieu de vous parler de ces braves citoyens qu'il a envoyés à un péril évident, quoique les sacrifices ne fussent pas favorables; de ces illustres morts, dont il a osé louer la bravoure en foulant leurs tombeaux de ses pieds timides qui ont fui, qui ont abandonné leur poste. Ô le plus lâche de tous les hommes, le plus incapable d'une grande action, mais le plus audacieux, le plus insolent en paroles, aurez-vous tout à l'heure, à la face de cette assemblée, aurez-vous le front de dire qu'on vous doit une couronne pour tous les malheurs dont vous êtes la cause? et s'il le dit, Athéniens, le souffrirez-vous? La mémoire de ces braves gens, morts pour notre défense, mourra-t-elle avec eux? 153. Transportez-vous en esprit du tribunal au théâtre; imaginez-vous voir le héraut s'avancer, et entendre la proclamation faite en vertu du décret. Pensez-vous que les parents de nos guerriers malheureux versent plus de larmes, pendant les tragédies, sur les infortunes des héros qu'on y verra paraître, que sur l'ingratitude de la patrie? 154. Quel homme, je ne dis pas un Grec, mais un homme né de parents libres, ne serait pénétré de douleur, quand, à la vue du théâtre, supposé même qu'il eût oublié tout le reste, il se souviendrait du moins qu'à pareil jour, avant les tragédies, lorsque la république était gouvernée par de meilleures lois et de meilleurs magistrats, le héraut s'avançait, et, présentant aux Grecs, revêtus tous d'une armure complète, les jeunes orphelins dont les pères étaient morts à la guerre, il faisait cette proclamation si belle, si capable d'exciter à la vertu : "Ces jeunes gens, disait-il, dont les pères sont morts à la guerre en combattant avec courage, le peuple les a élevés pendant leur enfance; il les revêt maintenant d'une armure complète, les renvoie à leurs affaires domestiques sous d'heureux auspices, et les invite à mériter les premières charges". C'est là ce que proclamait autrefois le héraut. 155. Mais aujourd'hui, que dira-t-il en présentant aux Grecs celui-là même qui a rendu orphelins nos enfants? qu'annoncera-t-il ? S'il répète les paroles du décret, la vérité ne se taira pas sans doute; elle en publiera la honte à haute voix, et, contredisant le héraut, elle annoncera que le peuple couronne cet homme, s'il faut l'appeler homme, pour sa vertu, lui qui est souillé de vices, pour sa fermeté courageuse, lui qui est un lâche, lui qui a abandonné son poste. 156. Je vous en conjure, Athéniens, au nom de Jupiter et des autres dieux, n'allez pas sur le théâtre ériger un trophée contre vous-mêmes; n'allez pas, en présence des Grecs, condamner de folie le peuple d'Athènes; ne rappelez pas aux Thébains les maux sans nombre et sans remède qu'ils ont essuyés; n'affligez pas de nouveau ces infortunés qui, obligés de fuir de leur ville, grâce à Démosthène, ont été reçus dans la vôtre ; ces exilés malheureux dont la corruption de ce traître, et l'or du roi de Perse, ont tué les enfants, détruit les temples et les tombeaux. Mais, puisque vous n'étiez pas présents à leur désastre, 157. tâchez de vous l'imaginer; figurez-vous une ville prise d'assaut, des murs renversés, des maisons réduites en cendres, des mères et leurs enfants traînés en servitude, des vieillards languissants et des femmes affaiblies par l'âge, privés sur la fin de leurs jours des douceurs de la liberté, versant des larmes, vous adressant des prières, indignés moins contre les instruments que contre les auteurs de leurs maux, vous suppliant enfin de ne pas couronner le fléau de la Grèce, de vous garantir du sort funeste attaché à sa personne : 158. car, ni particulier, ni république ne réussit jamais avec les conseils de Démosthène. Vous ne rougissez pas, Athéniens, vous qui avez fait une loi contre les nautoniers de Salamine, qui avez ordonné que quiconque d'entre eux aurait renversé sa barque dans le trajet, sans même qu'il y eût de sa faute, ne pourrait plus par la suite exercer sa profession, afin d'apprendre combien on doit ménager la vie des Grecs : vous ne rougissez pas de laisser encore gouverner l'état à celui qui a renversé totalement votre ville et la Grèce entière ! 159. Mais, afin de parler des circonstances présentes qui forment le quatrième temps de l'administration de Démosthène, je dois vous rappeler que, non content d'avoir quitté son poste comme guerrier, il le quitta encore comme citoyen. Au lieu de revenir à Athènes, il s'embarque sur un de vos vaisseaux, et va rançonner les Grecs. Un bonheur inespéré l'ayant ramené dans la ville, tremblant d'abord et presque mourant, il monte à la tribune et vous demande de le nommer pour maintenir la paix. Vous ne vouliez pas même alors que le nom de Démosthène parût à la tète de vos décrets, vous prîtes celui de Nausiclès; et il veut à présent qu'on le couronne ! [160] Cependant Philippe meurt assassiné, Alexandre lui succède; Démosthène reprend le cours de ses impostures, dresse des autels à Pausanias, fait décerner par le sénat des réjouissances publiques, et le charge ainsi de l'opprobre d'une joie indécente. Il ne désignait plus le nouveau roi de Macédoine que par le nom de Margitès; il assurait qu'il ne sortirait pas de son royaume, qu'il resterait dans Pella, uniquement occupé à promener et à conserver sa personne : "Et je n'assure point cela, disait-il, sur de simples conjectures; je le sais avec certitude, puisque le courage ne s'achète qu'au prix du sang". Il parlait de la sorte, lui qui n'a pas de sang dans les veines, qui jugeait d'Alexandre, non par le caractère d'Alexandre, mais par sa propre timidité. 161. Les Thessaliens avaient résolu de vous faire la guerre, le jeune roi, animé d'une juste colère, avait investi Thèbes; Démosthène, député vers ce prince, prit l'épouvante sur le mont Cithéron, revint au plus vite sur ses pas, également utile et dans la paix et dans la guerre. Et ce qu'il y a de plus étonnant, vous ne livrâtes point et ne laissâtes point juger dans l'assemblée des Grecs, le traître qui vous a livrés vous-mêmes, si l'on doit ajouter foi à la renommée. 162. Au rapport des nautoniers qui conduisaient vos citoyens députés vers Alexandre, et d'après le récit de vos députés eux-mêmes (l'histoire est fort croyable), il y avait dans le vaisseau un certain Aristion, natif de Platée, et fils d'Aristobule, le droguiste, que plusieurs de vous peuvent connaître. Ce jeune homme, d'une beauté rare, habita longtemps dans la maison de Démosthène; sur quel pied ? on ne le sait pas au juste, et je craindrais de l'approfondir. Aristion, à ce que j'ai oui dire, persuadé qu'on ignorait son origine et sa vie, s'insinue dans le palais d'Alexandre, et gagne ses bonnes grâces. Par son moyen, Démosthène écrit au jeune monarque, et, lui prodiguant ses flatteries, se ménage une réconciliation et quelque sécurité. 163. Et voyez, Athéniens, combien le fait est vraisemblable. Si Démosthène pensait alors ce qu'il veut faire croire à présent, s'il était si contraire à Alexandre, il s'est offert trois occasions de nuire à ce prince, sans qu'il paraisse avoir profité d'aucune. D'abord, Alexandre, nouvellement monté sur le trône, passa en Asie, sans avoir suffisamment réglé les affaires de son royaume; le roi de Perse était fourni abondamment de vaisseaux, d'argent et de troupes; il nous aurait reçus volontiers dans son alliance, vu les dangers qui le menaçaient. Dans cette première occasion, qu'avez-vous dit, Démosthène? qu'avez-vous proposé? Je consens, si vous le voulez, que vous ayez craint, et que le naturel l'ait emporté; cependant, les conjonctures de la république n'attendent pas les lenteurs d'un ministre timide. 164. Mais ensuite, lorsque Darius se fut avancé avec ses troupes. qu'Alexandre était presque enfermé dans la Cilicie, manquant de tout, comme vous le disiez, et à la veille, selon votre rapport, d'être écrasé par la cavalerie des Perses; lorsque la ville ne pouvait contenir votre insolence, que tenant à la main les lettres que vous aviez reçues, vous les promeniez partout avec affectation, faisant remarquer mon air à quelques-uns, comme celui d'un homme abattu et désespéré, et disant que j'étais une victime déjà couronnée de fleurs, que j'expirerais sous le couteau au moindre revers qu'éprouverait Alexandre; vous ne fîtes rien même alors, vous vous réservâtes pour une meilleure occasion. 165. Mais laissons-là des objets déjà trop anciens, et parlons de faits plus récents. Les Lacédémoniens, avec le secours des étrangers, engagèrent un combat, et défirent une armée près de Corrhage. Les Éléens étaient entrés dans leur parti, tous les Achéens, excepté les Pellénéens, et toute l'Arcadie, excepté Mégalopolis. Cette ville était assiégée, et sur le point d'être prise; on en attendait la nouvelle tous les jours. Alexandre avait passé le pôle arctique, et presque franchi les bornes de l'univers. Antipater s'occupait depuis longtemps à lever des troupes; l'avenir était incertain. Montrez-nous, Démosthène, ce que vous fîtes, ce que vous dites alors : je vous cède la tribune, parlez-y à votre aise... 166. Puisque vous gardez le silence, je vous pardonne votre embarras, et je vais rapporter, moi, ce que vous disiez. Ne vous rappelez-vous pas, Athéniens, les expressions étranges et odieuses qu'il vous débitait du haut de cette tribune, et que vous écoutiez, j'ose le dire, avec une patience stupide? Il est des gens, criait-il, qui ébourgeonnent la république et qui ébranchent le peuple; on coupe les nerfs des affaires; les uns nous plient comme de l'osier, les autres nous enflent comme des aiguilles. 167. De qui sont, bête féroce, ces expressions, ou plutôt ces monstres d'expressions ? Dirai-je ensuite de quelle manière, vous tournant et vous agitant dans la tribune, vous vous donniez pour le plus grand ennemi d'Alexandre? C'est moi, disiez-vous, qui ai armé contre lui les Lacédémoniens; c'est moi qui ai soulevé contre lui les Thessaliens et les Perrhébiens. En effet, Démosthène, vous pourriez soulever la moindre bourgade ! vous pourriez approcher, je ne dis pas d'une ville, mais d'une maison où il y aurait du péril ! Si on distribue de l'argent en quelque endroit, vous vous présenterez pour en avoir votre part ; mais vous me ferez nulle action de bravoure. S'il arrive par hasard un événement heureux, vous vous l'arrogerez, vous vous en attribuerez toute la gloire ; s'il survient quelque alarme, vous prendrez la fuite, et, quand nous serons rassurés, vous demanderez des récompenses, vous exigerez des couronnes d'or. 168. Oui, dira-t-on, mais c'est un bon républicain. Si vous ne faites attention, Athéniens, qu'a la beauté de ses paroles, il vous trompera toujours, comme par le passé; examinez son caractère et la vérité, et des lors l'illusion cessera. Voici la règle que vous devez suivre en l'écoutant. Je vais considérer avec vous les qualités qui forment un citoyen sage, un bon républicain; je leur opposerai celles qui constituent un mauvais citoyen, partisan de l'oligarchie: comparez ensemble ces deux hommes, et, les rapprochant de Démosthène, voyez, non duquel des deux il tient le langage, mais duquel des deux il suit la conduite. 169. Vous conviendrez, sans doute, avec moi qu'un bon républicain doit avoir les qualités que je vais dire. Premièrement, il doit être libre du côté de son père et de sa mère, afin que le malheur de sa naissance ne le rende pas mal intentionné pour les lois qui maintiennent la démocratie. Il faut, secondairement, que ses ancêtres aient rendu quelques services au peuple, et qu'ils en aient reçu la récompense, ou du moins qu'ils ne se soient pas attiré sa haine, de peur qu'il ne veuille venger sur la république les disgrâces de sa famille. [170] Il faut, en troisième lieu, qu'il soit naturellement sage, modéré et réglé dans sa dépense, pour que ses folles profusions ne le tentent pas de se laisser corrompre. Quatrièmement, le bon sens chez lui doit être joint au talent de la parole. Il est beau d'avoir assez, et de pénétration d'esprit pour démêler soi-même ce qu'il y a de mieux à dire, et d'éloquence acquise et naturelle pour le persuader aux autres; sinon, le bon sens est toujours préférable au talent de la parole. Cinquièmement, enfin, il doit être rempli d'un courage qui l'empêche d'abandonner le peuple dans la guerre et dans les périls. Les qualités opposées à celles-là constituent le partisan de l'oligarchie : qu'est-il besoin d'entrer dans le détail? Examinez maintenant quelles sont les qualités de Démosthène; que l'examen se fasse avec la plus grande équité. 171. Il a eu pour père Démosthène du bourg de Péanée, homme libre, il faut en convenir : quant à sa mère et à son aïeul maternel, voici quel il est de ce côté. Un certain Gylon du Céramique avait livré aux ennemis Nymphée, ville du Pont, qui alors nous appartenait. Le traître n'attendit pas le jugement qui le condamnait à mort; il s'exila lui-même, et venant dans le Bosphore, il reçut des tyrans de ce lieu, pour récompense de sa perfidie, une place appelée Képoi, 172. épousa une femme riche assurément et bien dotée, mais Scythe de nation. Il en eut deux filles, qu'il envoya ici avec des sommes considérables. Il maria l'une à quelqu'un que je ne nommerai pas, pour éviter de me faire trop d'ennemis: Démosthène de Péanée, au mépris de toutes nos lois, a épousé l'autre, qui nous a donné ce brouillon, cet imposteur. Ainsi, par son aïeul maternel, c'est un ennemi du peuple; vous condamnâtes à mort ses ancêtres : par sa mère, c'est un Scythe, un Barbare qui n'a de Grec que le langage ; il a le coeur trop pervers pour être Athénien. 173. Par rapport à sa vie privée, quel est-il? De commandant de navire, devenu tout à coup faiseur de mémoires, il cherchait à remplir le vide de son patrimoine qu'il avait follement dissipé. Comme il avait la réputation de trahir ses clients, et de se vendre aux parties adverses, il quitta ce métier, et passa d'un saut à la tribune. Il tira beaucoup d'argent de la république, et n'en conserva que fort peu. Les trésors du roi de Perse (72) coulent maintenant au gré de ce prodigue, il est comme inondé de son or; mais cela ne suffit pas, nulle richesse ne pouvant jamais combler les désirs d'un dissipateur. Il vit enfin, non de ses revenus, mais de vos périls. 174. Quant au bon sens et à l'éloquence, quel est son talent? de bien dire et de mal faire. La manière, par exemple, dont il se livre à des plaisirs défendus par toutes les lois, et celle dont il use des plus légitimes, est si abominable, que je n'ose la révéler; car, en général, on hait ceux qui parlent trop ouvertement des infamies d'autrui. De là que revient-il à la république ? de belles harangues et de méchantes actions. 175. Pour le courage, je n'ai qu'un mot à dire. S'il ne convenait de sa lâcheté, et si vous n'en étiez intimement convaincus, je m arrêterais pour vous en donner la preuve; mais puisqu'il la reconnaît lui-même devant le peuple, et que vous n'en doutez nullement, il me reste à vous rappeler les lois portées contre les lâches. Solon, cet ancien législateur, a cru devoir soumettre à la même peine celui qui refuse de servir, et celui qui abandonne son poste, en un mot, tout citoyen lâche; car on intente procès à la lâcheté. On sera peut-être surpris qu'on fasse procès à une constitution naturelle qui ne dépend pas de nous : oui, on le fait, et pour quelle raison? c'est afin que, redoutant moins les armes des ennemis que la rigueur des lois, chacun de nous combatte pour la patrie avec plus de courage. 176. Le législateur exclut de l'aspersion lustrale, dans les assemblées, tout citoyen lâche, celui qui refuse de servir, et celui qui abandonne son poste : il ne veut pas qu'on les couronne, ni qu'on les admette aux sacrifices publics : et vous, Ctésiphon, vous voulez que nous couronnions celui que les lois nous défendent de couronner! Vous produisez sur le théâtre, pendant les tragédies, un homme indigne d'y paraître ! Vous introduisez dans le temple de Bacchus un lâche qui, par sa fuite, a livré aux ennemis les temples des dieux! Mais, Athéniens, ne perdons pas de vue notre sujet. N'oubliez pas cette règle : quand Démosthène vous dira qu'il est un bon républicain, considérez, non son langage, mais sa conduite; examinez, non ce qu'il dit être, mais ce qu'il est. 177. Mais puisque nous parlons de couronnes et de récompenses, il est à propos de vous prévenir que, si vous n'arrêtez le cours de cette prodigalité imprudente qui vous fait couronner indifféremment et récompenser tout le monde, ceux à qui vous prodiguerez les honneurs ne vous en sauront aucun gré, et les affaires de l'état n'en iront pas mieux. Vous ne corrigerez pas, en effet, les mauvais citoyens, et vous découragerez les bons. Je crois avoir de fortes preuves pour établir ce que j'avance. 178. Si on vous faisait cette demande : Athéniens, la république vous paraît-elle plus florissante de notre temps que du tenu de nos ancêtres? vous avoueriez tous qu'elle était plus florissante du temps de nos ancêtres. Les hommes alors valaient-ils mieux qu'à présent? alors ils excellaient, à présent ils dégénèrent. Les couronnes et les éloges, les récompenses et les gratifications publiques (74) étaient-elles autrefois plus multipliées qu'aujourd'hui? autrefois les honneurs étaient rares chez nous, le nom de la vertu était précieux : aujourd'hui rien de si commun, de si avili que les honneurs; vous prodiguez des couronnes par habitude et non par réflexion. 179. D'après cette idée, ne trouvez-vous donc pas étrange que, quoique les récompenses soient à présent plus multipliées, les affaires de l'état, néanmoins, allassent mieux alors qu'elles ne vont à présent, et que les hommes valussent mieux autrefois qu'ils ne valent aujourd'hui ? Je vais tâcher, Athéniens, de vous en donner la raison. Pensez-vous qu'on voulût, pour aucune des fêtes de votre ville, s'exercer à la lutte ou au pugilat, se préparer enfin à d'autres combats pénibles, si la couronne se donnait, non au meilleur athlète, mais au plus intrigant? non, on ne le voudrait pas. [180] Mais, comme la couronne donnée au vainqueur est rare, honorable, difficile à gagner, qu'elle procure une gloire immortelle, il est des hommes qui, pleins de confiance dans leurs forces, se dévouent aux plus rudes travaux, exposent leur vie et se consacrent tout entiers à vos plaisirs. Imaginez-vous donc que vous êtes établis juges de la vertu des citoyens, et considérez que si vous ne récompensez, suivant les lois, qu'un petit nombre de gens qui en seront dignes, une foule d'athlètes se disputeront sous vos yeux le prix de la vertu ; mais que si vous favorisez la cabale et l'intrigue, vous pervertirez les meilleurs naturels. 181. Je vais mettre cette vérité dans un nouveau jour. Thémistocle, qui commandait votre flotte lorsque vous vainquîtes le roi de Perse à Salamine, vous paraît-il préférable à Démosthène, qui a abandonné son poste? celui-ci vous parait-il valoir mieux que Miltiade, qui vainquit les barbares à Marathon; ou que ces braves citoyens qui ramenèrent de Phylé le peuple fugitif; ou que ce fameux Aristide, surnommé le juste, surnom bien différent de ceux qui ont été donnés à Démosthène? 182. Pour moi, j'en atteste, tous les habitants de l'Olympe, je ne crois pas qu'il convienne de nommer ensemble ce scélérat et ces grands hommes. Eh bien! que Démosthène nous montre s'il est dit quelque part qu'on ait couronné quelqu'un de ces héros. Le peuple était-il donc ingrat? non, il était magnanime; et les citoyens, auxquels il n'accordait pas cet honneur, étaient vraiment dignes de la république. Ils ne croyaient pas que leur gloire dût être consignée dans des décrets, mais dans le souvenir d'une patrie reconnaissante; souvenir qui, depuis ce temps jusqu'à nos jours, subsiste encore et subsistera éternellement. Il est bon de vous rappeler les récompenses qu'on leur accordait. 183. Il y eut, dans les temps dont je parle, des guerriers d'Athènes qui, après avoir essuyé les plus longues fatigues, et couru les plus grands périls, combattirent et défirent enfin les Perses auprès du Strymon. Revenus ici, ils demandèrent une récompense au peuple, qui leur en accorda une fort belle pour ces temps-là. Il fut ordonné qu'on leur dresserait trois statues de pierre dans la galerie des Hermès, avec défense d'y mettre leurs noms, afin, sans doute, que les inscriptions parussent être faites pour le peuple, et non pour les généraux. 184. Je ne dis rien que de véritable, vous en jugerez par les inscriptions mêmes : INSCRIPTION DE LA PREMIÈRE STATUE. Ils étaient pleins d'ardeur ces guerriers généreux Que le Strimon a vus des Perses orgueilleux Dompter, le glaive en main, la fureur insolente, Et porter dans leurs rangs la mort et l'épouvante. INSCRIPTION DE LA SECONDE STATUE. De ses illustres chefs la sensible patrie Récompense ainsi la valeur; Pour elle craindrons-nous d'exposer notre vie, Excités par un tel honneur ? 185. INSCRIPTION DE LA TROISIÈME STATUE. C'est d'ici que jadis le vaillant Ménesthée Suivit aux champs Troyens les braves fils d'Atrée. Si l'on en croit Homère, il était au combat Habile capitaine, intrépide soldat. La science guerrière, et l'ardeur du courage, Du peuple Athénien fut toujours le partage. Voyez-vous, dans une de ces inscriptions, le nom des généraux? dans aucune; mais celui du peuple. 186. Transportez-vous en esprit dans la galerie des peintures; car la place publique nous offre des monuments de tous nos grands exploits. Dans quelle vue, Athéniens, vous parlé-je de la galerie des peintures? On y a représenté le combat de Marathon. Quel était le général ? C'était Miltiade, répondriez-vous, si on vous le demandait. Son nom, cependant, n'y est pas gravé. Pourquoi cela? N'a-t-il pas demandé cet honneur ? oui ; mais on le lui a refusé; on lui a permis seulement de se faire peindre, à la tête de l'armée, exhortant ses troupes. 187. On peut voir, dans le temple de Cybèle, auprès de la salle du sénat, la récompense dont vous honorâtes ceux qui ramenèrent de Phylé le peuple fugitif. Celui qui proposa et fit passer le décret, était Archine, un de ces braves citoyens. Il proposa d'abord de leur donner mille drachmes, pour les offrandes et les sacrifices : c'est un peu moins de dix drachmes par tête. Il demande ensuite qu'on leur accorde à chacun, non une couronne d'or, mais une couronne d'olivier. Une couronne d'olivier était alors précieuse; une couronne d'or est maintenant avilie. Encore, Archine ne veut-il pas que ces récompenses soient données au hasard, mais qu'après une exacte recherche, le sénat désigne ceux qui, dans Phylé, ont soutenu courageusement le siège contre les Lacédémoniens et les trente tyrans, et non ceux qui ont abandonné lâchement leur poste à Chéronée, et qui ont fui devant l'ennemi. Pour preuve de ce que j'avance, on va vous lire le décret. On lit le décret touchant la récompense accordée aux citoyens revenus de Phylé. 188. Lisez aussi, pour le comparer à l'autre, le décret porté, par Ctésiphon, en faveur de Démosthène, l'auteur de nos maux. On lit le décret de Ctésiphon. Ce dernier décret efface la gloire qui vous revient du premier : le second est déshonorant, si le premier est honorable; si nos libérateurs méritaient une récompense, Démosthène est indigne d'une couronne. 189. J'apprends, néanmoins, qu'il doit dire que j'ai tort de comparer ses actions à celles de nos ancêtres ; que Philamon a été couronné aux jeux olympiques, pour avoir vaincu, non Glaucus, cet ancien et fameux lutteur, mais ceux de son temps; comme si nous ignorions que les athlètes ont à combattre contre d'autres athlètes, mais que ceux qui veulent être couronnés, ont à lutter contre la vertu même pour laquelle on les couronne; car, le héraut ne doit rien publier que de vrai dans les proclamations qu'il fait, sur le théâtre, en présence des Grecs. Ne dites donc pas, Démosthène; que vous avez mieux gouverné que Patécion; acquérez de la vertu, et demandez ensuite des récompenses. [190] Mais, afin de ne pas m'écarter de mon sujet, on va vous lire l'inscription faite pour les citoyens revenus de Phylé. INSCRIPTION. D'une couronne Athènes honora le courage De ces dignes enfants armés par le devoir, Qui brisèrent le joug d'un honteux esclavage, Et rompirent le cours d'un injuste pouvoir. 191. Le poète dit qu'ils furent honorés d'une couronne, parce qu'ils rompirent le cours d'un injuste pouvoir: car tout le monde pensait et disait, alors, que l'autorité du peuple s'était affaiblie du moment où l'on avait cessé de poursuivre les infracteurs des lois. J'ai appris de mon père, qui est mort à l'âge de quatre-vingt-quinze ans... Ce bon vieillard, qui avait passé par toutes les infortunes de la république, m'entretenait, souvent, dans ses heures de loisir : il me disait qu'après le retour du peuple, on punissait également les paroles et les actions dans quiconque était poursuivi, en justice, comme infracteur des lois. Qu'y a-t-il, en effet, de plus criminel que de parler ou d'agir contre les lois? 192. Les juges, ajoutait-il, n'écoutaient pas comme ils écoutent aujourd'hui. Beaucoup plus ardents que l'accusateur même, ils faisaient lever le greffier à plusieurs reprises, lui ordonnaient de relire les lois et le décret, et condamnaient, comme coupables, non seulement ceux qui les avaient transgressées toutes, mais celui qui, dans une seule, avait changé une seule syllabe. Rien de si ridicule, au contraire, que ce qui se pratique de nos jours. Le greffier lit le décret de l'accusé; les juges, inattentifs et distraits, écoutent cette lecture comme quelque chose de frivole, comme on écouterait une chanson. 193. D'ailleurs, les artifices de Démosthène ont introduit, dans vos tribunaux, un abus honteux, qui détruit la forme de vos jugements. C'est l'accusateur qui se justifie, et l'accusé qui accuse; les juges oublient quelquefois l'affaire qu'ils sont venus juger, et prononcent, comme malgré eux, sur l'objet dont ils ne sont pas juges. Si l'accusé touche, par hasard, le vrai point du procès, il s'attache à prouver, non que ce qu'il a proposé est conforme aux lois, mais qu'un autre, avant lui, qui a proposé la même chose, a été absous ; et c'est-là, comme je l'entends dire, ce qui remplit Ctésiphon d'une confiance orgueilleuse. 194. Le fameux Aristophon se vantait publiquement d'avoir été soixante-quinze fois accusé comme infracteur des lois. Céphale, au contraire, cet ancien ministre, connu comme excellent républicain, se glorifiait de ce qu'ayant proposé plus de décrets qu'aucun autre, on ne l'avait jamais accusé d'avoir enfreint les lois. Et il avait d'autant plus de raison d'en tirer gloire, qu'alors, sur l'article des lois, non seulement les citoyens des partis opposés s'accusaient les uns les autres, mais les amis même accusaient leurs amis pour le moindre délit. En voici une preuve frappante. 195. Archine accusa Thrasybule d'avoir violé les lois en proposant de couronner un de ceux qui étaient revenus de Phylé avec lui. Il le fit condamner; et les juges n'eurent point d'égard à ses services, quoique la mémoire en fût toute récente. Ils pensaient que si Thrasybule les avait ramenés de Phylé dans Athènes, c'était de nouveau les en chasser lui-même, que de donner aux lois quelque atteinte. 196. Mais, aujourd'hui, un autre usage a prévalu : vos braves généraux, et quelques-uns des citoyens pensionnés par la ville, sollicitent pour ceux qui sont accusés d'avoir enfreint les lois. On pourrait, à juste titre, les traiter d'ingrats. En effet, dans une ville où ils jouissent d'une récompense honorable, une ville comme la nôtre que les dieux et les lois conservent, protéger ceux par qui les lois sont attaquées, c'est travailler à détruire la ville même qui récompense leurs services. 197. Je vais exposer les règles que doit suivre un homme sage et raisonnable qui s'intéresse pour un accusé. Dans une accusation concernant les lois, on divise le jour en trois parties. La première est pour l'accusateur, pour les lois et pour le peuple. La seconde est pour l'accusé et pour ses avocats. Si, après que chacun a parlé, l'accusé est déclaré coupable, il vous reste la troisième partie du jour pour décerner la peine, et la proportionner au crime. 198. Vous prier de l'adoucir, ce n'est que solliciter votre clémence. Mais, avant que les juges aient pesé les raisons, les conjurer de déclarer un homme innocent, c'est les conjurer de violer leur serment, d'abolir les lois, de détruire l'autorité populaire; c'est demander une chose qu'on ne peut pas plus vous demander que vous ne pouvez l'accorder. Ordonnez donc à tous ces solliciteurs injustes de vous laisser d'abord porter vos suffrages, conformément aux lois, et de ne solliciter que pour adoucir la peine. 199. Enfin, Athéniens, je serais tenté de dire que, pour les causes qui concernent l'infraction des lois, il faudrait défendre expressément à l'accusateur et à l'accusé, d'employer des sollicitations auprès de leurs juges. Dans ces causes, le droit n'est pas obscur et incertain, mais clairement déterminé par vos lois. Or, comme dans l'architecture, lorsqu'on veut voir si un mur est d'aplomb, on applique le niveau [200] pour s'en assurer : de même, dans les accusations concernant l'infraction des lois, les juges ont sous la main les tablettes où sont écrites les lois et le décret attaqué. Montrez-nous, Ctésiphon, la conformité de votre décret avec la loi, et vous n'avez pas besoin d'en dire davantage. Pourquoi, je vous prie, recourir à Démosthène? Pourquoi négliger une défense légitime, et implorer le secours d'un méchant homme, d'un faiseur de harangues? Agir de la sorte, c'est vouloir tromper vos auditeurs, nuire à la république, et porter atteinte à la démocratie. 201. Quel est donc, Athéniens, le moyen de vous garantir de tels artifices? le voici. Lorsque Ctésiphon, du haut de cette tribune, vous aura débité l'exorde qu'on lui a composé, et qu'ensuite, laissant de côté le vrai point de justification, il perdra le temps en vains propos, avertissez-le sans bruit de prendre la tablette pour confronter les lois avec son décret. S'il fait semblant de ne pas vous entendre, refusez de l'écouter, puisque sous êtes venus pour prononcer d'après des justifications avouées par les lois, et non d'après des apologies qu'elles réprouvent. 202. Si donc il évite de se justifier selon les règles, s'il implore l'éloquence de Démosthène, vous ferez sagement d'éloigner de la tribune ce méprisable sophiste, qui croit, avec les mots, renverser les lois. Qu'aucun de vous, lorsque Ctésiphon vous demandera s'il fera parler Démosthène, ne se fasse un mérite de crier le premier : Faites-le parler, oui, faites-le parler. Je vous le dis, Athéniens; c'est à votre préjudice, c'est pour la ruine des lois et le renversement de la démocratie que vous le ferez parler. Mais, si vous voulez absolument entendre Démosthène, exigez du moins qu'il suive, dans sa justification, le plan que j'ai suivi dans mon accusation. Voici mon plan à peu près; je vais vous le rappeler. 203. Je n'ai pas commencé par vous entretenir de la vie privée de Démosthène, et par attaquer les crimes de sa vie publique, parce qu'elles m'offraient l'une et l'autre une ample matière; ou j'aurais été le moins propre des hommes à tirer d'un sujet quelconque tout ce qu'il présente. Dans la première partie de ce discours, je vous ai d'abord exposé les lois qui défendent de couronner des comptables; ensuite j'ai convaincu Ctésiphon d'avoir proposé de couronner Démosthène, lorsqu'il était comptable; sans ajouter au moins cette clause, après qu'il aura rendu ses comptes ; je l'ai convaincu, dis-je, d'avoir proposé la chose sans restriction, d'avoir bravé les lois et les juges. J'ai détruit les objections frivoles qu'ils pourront opposer à la solidité de mes preuves, et que je vous conjure de ne pas oublier. 204. Dans la seconde partie, je vous ai rappelé les lois touchant les proclamations, qui défendent, en termes formels, de proclamer hors de l'assemblée du peuple une couronne décernée par le peuple. Je vous ai fait voir que l'auteur du décret ne s'est embarrassé ni des lois, ni du temps et du lieu qu'elles prescrivent pour la proclamation, puisqu'il veut qu'on proclame la couronne, non dans la place publique, mais sur le théâtre, en présence, non des seuls Athéniens, mais de tous les Grecs, avant les tragédies. Dans la dernière partie, enfin, j'ai rapporté quelques traits qui concernent Démosthène, comme particulier, et je me suis étendu sur ce qui le regarde comme homme d'état. 205. Exigez donc de cet orateur, qu'il suive ce même plan dans son apologie; qu'il se justifie d'abord sur la loi des comptables, ensuite sur celle des proclamations, enfin, ce que je regarde comme l'essentiel, sur les vices et les crimes qui le rendent indigne de la couronne. S'il vous prie de le laisser libre sur le plan qu'il doit suivre, promettant de purger Ctésiphon du violement des lois à la fin du discours, ne vous rendez pas à sa prière ; c'est l'artifice d'un imposteur qui n'a pas envie de remplir sa promesse, et qui, faute de raisons solides, veut, à force de digressions et d'écarts, vous donner le change, et vous faire oublier la cause. 206. Comme donc vous voyez les athlètes, dans le pugilat, se disputer l'avantage du terrain ; de même vous, en vrais athlètes de la république, disputez à Démosthène le plan de sa justification pendant tout le jour, s'il le faut. Ne souffrez pas qu'il s'écarte du sujet par des faux-fuyants étudiés ; mais, toujours attentifs et sur vos gardes, observant avec soin toutes ses paroles, obligez-le de se renfermer dans la cause, et défiez-vous de ses détours artificieux. 207. Il est bon de vous prévenir du parti qu'il doit prendre, s'il vous voit apporter au tribunal les dispositions que je dis. Changeant de rôle, il cherchera à exciter votre compassion, à vous attendrir pour lui-même, pour un fourbe habile et un brigand insigne, qui a mis en lambeaux la république : il pleure avec plus de facilité que les autres ne rient; c'est le premier homme du monde pour se parjurer. Je ne serais pas étonné que, passant tout à coup des larmes aux injures, il n'éclatât en invectives contre les citoyens qui écoutent hors de cette enceinte; il ne prétendît que les partisans de l'oligarchie, désignés et nommés par la vérité même, se rangent du côté de l'accusateur et les défenseurs de la démocratie, du côté de l'accusé. 208. Lorsqu'il débitera ces discours séditieux, interrompez-le pour lui dire : « Démosthène, si les braves citoyens, qui ramenèrent de Phylé le peuple fugitif vous eussent ressemblé, c'en était fait de la république; mais ces grands hommes sauvèrent l'état que les discordes civiles avaient épuisé, en proclamant l'oubli des injures par ce mot admirable et plein de sagesse, amnistie. Vous, Démosthène, plus curieux de la beauté de vos phrases que du salut de la ville, vous ne vous étudiez qu'à aigrir les esprits. » Mais, lorsque, pour se faire croire, il aura recours aux serments, ou plutôt aux parjures, rappelez-lui que quiconque emploie souvent un tel moyen devant les mêmes hommes pour donner créance à ses paroles, doit pouvoir, ce que ne peut Démosthène, changer de dieux ou d'auditeurs. 209. Quant â ses larmes et à son ton lamentable, lorsqu'il s'écriera, « Où me réfugierai-je, Athéniens ? exilé d'Athènes, je n'ai plus d'asile : » répondez-lui, « Et les Athéniens, Démosthène, où se réfugieront-ils? où trouveront-ils de l'argent et des alliés? quelles ressources avez-vous ménagées à la république? Nous voyons tout ce que vous avez fait pour vous-même. Vous avez quitté la ville, et vous êtes passé au Pirée, moins pour y fixer votre demeure que pour être prêt à partir. Vous avez ramassé, pour favoriser votre fuite et fournir aux frais du voyage, les fruits odieux d'un ministère vénal. [210] Mais, enfin, à quoi bon vos pleurs, vos cris, votre ton lamentable? N'est-ce pas Ctésiphon qu'on accuse? S'il succombe, la peine n'est-elle pas fixée par les lois? Vous, Démosthène, vous ne risquez ni vos biens, ni votre vie, ni votre honneur.» Mais de quoi est-il donc jaloux? Il veut absolument des couronnes d'or proclamées sur le théâtre contre toutes les lois, 211. lui qui, supposé même que le peuple d'Athènes fût assez peu sensé, assez aveugle, pour vouloir le couronner dans des conjonctures si peu convenables, devrait monter à la tribune, et dire : « Athéniens, j'accepte la couronne; mais j'en refuse la proclamation dans les circonstances présentes. Il n'est pas juste que je sois couronné, lorsque la république est plongée dans l'affliction et dans le deuil. » Ce serait là, sans doute, le langage d'un homme vraiment et solidement vertueux; le sien sera celui d'un scélérat hypocrite, qui n'a de la vertu que le masque. 212. Ne craignez pas que Démosthène, héros magnanime, guerrier illustre, frustré de la récompense de sa valeur, se donne la mort, dès qu'il sera rentré dans sa maison : non, n'appréhendez rien de tel de ce coeur bas et mercenaire, qui, peu jaloux de votre estime, s'est fait lui-même mille fois des incisions à la tête, à cette tête coupable et comptable qu'on veut couronner contre toutes les lois, qui a eu le front d'intenter des procès criminels pour se faire payer de ses propres blessures, qui enfin a mis à profit le soufflet de Midias, ce soufflet dont l'empreinte est encore sur sa joue : car cet homme fait de sa tête un fonds d'un excellent revenu. 213. Je vais dire un mot de Ctésiphon, l'auteur du décret : je n'entrerai pas dans le détail de sa vie ; je veux voir si, de vous-mêmes et sans le secours d'un orateur, vous pouvez connaître les méchants. Ne séparons point le héros et le panégyriste, et disons ce qu'on peut dire de tous deux en toute justice. Ils se promènent dans la place publique, pensant et parlant l'un de l'autre dans la plus exacte vérité. 214. Ctésiphon assure qu'il est tranquille pour lui-même, il se flatte d'être pris pour un homme simple; mais il redoute les variations de Démosthène dans le ministère, ses traits de cupidité et son manque de courage. Quant à Démosthène, lorsqu'il s'examine, il proteste qu'il est plein de confiance pour ce qui le regarde, mais qu'il craint étrangement pour les moeurs corrompues et les infâmes trafics de Ctésiphon. Et vous, Athéniens, juges de Ctésiphon et de Démosthène, absoudrez-vous deux hommes qui se condamnent mutuellement? 215. Je vais répondre, en peu de mots, aux invectives dont ils ne manqueront pas de me charger. Selon ce que j'apprends, Démosthène dira que j'ai causé autant de dommages à la république, qu'il lui a rendu de services. Il m'imputera tout le mal que Philippe et Alexandre ont pu faire. Ce harangueur dangereux ne se contentera pas de noircir ce que j'ai dit et fait en qualité de ministre; 216. il décriera mon loisir même et mon silence, afin qu'aucune partie de ma conduite n'échappe à sa malignité. Il empoisonnera jusqu'à mes habitudes innocentes, avec la jeunesse, dans les gymnases. Dès l'entrée de son discours, il doit chercher à rendre suspecte l'accusation actuelle, soutenir que ce n'est point par zèle pour le bien de l'état, que je l'ai accusé, mais par envie de faire ma cour à Alexandre, sachant bien que ce prince ne l'aime pas. 217. J'apprends, enfin, qu'il doit me demander pourquoi je m'élève en même temps contre toutes les opérations de son ministère, lorsque je ne les ai ni traversées, ni attaquées dans le détail; pourquoi je m'avise, en ce jour, de l'accuser auprès de vous, moi qui ne me suis mêlé des affaires publiques, que rarement et par intervalle. Pour moi, Athéniens, je n'ai jamais envié les occupations de Démosthène, et ne rougis pas des miennes. Je ne me reproche aucun des discours que j'ai prononcés devant vous, et je mourrais de honte, si je m'étais permis les siens. 218. Quant à mon silence, c'est ma vie simple, Démosthène, qui m'en a inspiré le goût. Modéré dans mes désirs, je me contente d'une fortune médiocre, et ne cherche pas à la grossir par des voies honteuses. Ma volonté seule, et non le besoin d'entretenir mon luxe, me fait taire ou parler : vous vous taisez, vous, lorsque vous avez reçu de l'argent, et vous criez de nouveau, lorsque vous l'avez dépensé. Vous parlez, non pas quand et comme il vous plaît, mais quand et comme il plaît à ceux qui vous paient; et vous ne craignez pas d'avancer des faits sur lesquels, le moment d'après, vous serez convaincu de mensonge. 219. Vous dites, par exemple, que j'ai intenté l'accusation actuelle, non par amour du bien public, mais pour faire ma cour à Alexandre. Cependant, lorsque je l'ai intentée, Philippe vivait encore, Alexandre n'était pas monté sur le trône, et vous n'aviez pas eu votre songe au sujet de Pausanias, ni vos entretiens nocturnes avec Junon et Minerve. Comment donc aurais-je eu l'idée de faire ma cour à Alexandre, n'étant pas favorisé du même songe que Démosthène? [220] Vous me reprochez encore de ne paraître à la tribune, que rarement et par caprice; comme si nous ignorions qu'un tel reproche, qui pourrait convenir ailleurs, est déplacé dans une démocratie. Dans un état oligarchique, n'accuse pas qui veut, mais celui-là seul qui a le pouvoir en main : dans un gouvernement populaire, celui qui veut, accuse, et quand il le juge à propos. Parler quelquefois au peuple, c'est la marque d'un homme sage, qui attend que l'occasion et l'intérêt public l'appellent à la tribune; ne point passer un jour sans parler, c'est le propre d'un mercenaire, qui trafique de la parole. 221. Quand vous osez dire que je ne vous ai pas encore accusé, et que vous n'avez pas subi la peine due à vos crimes ; quand vous avez recours à de telles raisons, il faut que vous comptiez sur le défaut de mémoire de vos auditeurs, ou que vous vous abusiez vous-même. Peut-être vous flattez-vous que le temps qui s'est écoulé depuis que je dévoilai vos impiétés au sujet d'Amphisse et vos corruptions dans les affaires de l'Eubée, les a fait oublier au peuple. Mais quel espace de temps pourrait effacer le souvenir de vos brigandages dans l'intendance de la marine? 222. Vous aviez porté une loi pour faire armer trois cents voiles, et vous aviez persuadé aux Athéniens de vous préposer aux dépenses de l'armement; je vous convainquis alors d'avoir soustrait, à la république, soixante et quinze vaisseaux, de nous avoir privés d'un plus grand nombre de galères que nous n'en avions quand nous vainquîmes, à Naxe, les Lacédémoniens et leur général Pollis. 223. Toutefois, à force de vous envelopper de récriminations, vous vous mîtes à couvert de la peine, en sorte que c'étaient les accusateurs qui avaient à craindre, et non le coupable. Flattant toujours le peuple d'un brillant avenir, et ruinant le présent, vous nous accusiez d'enchaîner les forces de la république, et de lui ravir les occasions. Enfin, au moment où je voulais vous dénoncer comme criminel d'état, ne fîtes-vous pas arrêter Anaxine l'Oritain, qui commerçait à Olympie? 224. ne le fîtes-vous pas mettre à la torture, après avoir écrit, de votre main, l'arrêt de sa mort? Cependant, à Orée, vous logiez dans sa maison, vous mangiez et buviez à sa table, vous y faisiez des libations, vous lui présentiez la main, en signe d'amitié et d'hospitalité. C'est ce même homme que vous fîtes mourir indignement; et, lorsqu'en présence du peuple, vous reprochant l'atrocité de cette action, je vous appelai meurtrier de votre hôte, sans nier le fait, vous me fîtes une réponse contre laquelle se récrièrent tous les citoyens et tous les étrangers qui l'entendirent; vous répondîtes que vous préfériez les intérêts d'Athènes aux vains droits de l'hospitalité. 225. Je ne parle pas ici des lettres supposées, des prétendus espions pris et mis à la torture, pour des crimes imaginaires, sous prétexte que moi et plusieurs autres nous voulions innover dans la république. Et il doit, après cela, me demander ce qu'on penserait d'un médecin qui ne donnerait aucun conseil à un malade, pendant sa maladie, et qui, venant à ses obsèques, détaillerait à ses parents ce qu'il aurait dû faire pour recouvrer la santé. 226. Mais vous, Démosthène, ne demanderez-vous pas ce qu'on penserait d'un ministre qui, faisant profession de flatter le peuple, et de vendre aux ennemis dé l'état les occasions favorables, fermerait la bouche, par ses calomnies, aux orateurs bien intentionnés ; d'un ministre qui, après avoir fui au milieu du combat, inutile à la patrie, auteur de tous les maux qui la désolent, exigerait des couronnes d'or pour ses services, et demanderait, à ceux que ses persécutions auraient éloignés des affaires, lorsqu'on pouvait encore sauver la république, pourquoi ils ne l'empêchèrent pas de la perdre? 227. Pour dernière réponse, ils vous diraient, Démosthène : Si, après la bataille, nous ne vous accusâmes point, c'est qu'alors nous n'avions point le loisir de songer à votre punition, et qu'on nous employait ailleurs pour le salut de l'état ; mais, lorsque je vous ai vu, non content de n'avoir pas été puni, demander encore à être récompensé, et, par-là, exposer notre ville à la risée des Grecs, je me suis élevé contre vous, et je vous ai intenté cette accusation. 228. Mais de tout ce que dira Démosthène, voici, j'en atteste les dieux, ce qui m'indigne davantage. Il doit comparer mon éloquence au chant des Sirènes, dont la douce mélodie, justement décriée, perd bien plutôt qu'elle ne charme ceux qui les entendent : il prétendra que mes talents pour la parole, acquis et naturels, perdent ceux qu'ils ont charmés. Je crois, en général, que personne ne peut me faire ce reproche, parce qu'on doit rougir de reprocher ce qu'on ne peut prouver; 229. mais si quelqu'un avait ce droit, ce ne serait certainement pas Démosthène, mais un brave général, qui, ayant bien servi la république, et ne se sentant d'ailleurs aucune éloquence, envierait le talent de son adversaire, et verrait avec peine que, par l'artifice de ses discours, il peut se faire honneur de services qu'il n'a pas rendus. Mais lorsqu'un homme, pétri d'expressions amères et recherchées, veut être regardé comme un homme simple, dont les services parlent seuls pour lui; qui pourrait souffrir une pareille prétention dans un misérable discoureur, qui, comme une flûte à qui on ôterait l'embouchure, perdrait tout, si on lui arrachait la langue ? [230] Vous m'étonneriez, Athéniens, si sous rejetiez mon accusation; et je voudrais savoir pour quel motif. Serait-ce parce que le décret est conforme aux lois? mais jamais décret n'y fut plus contraire: parce que son auteur ne mérite pas d'être puni? mais si vous le renvoyez absous, on ne pourra plus examiner la vie des citoyens. Ne serait-il pas bien triste que, dans un jour qui était consacré aux couronnes étrangères, et où le théâtre était rempli de couronnes d'or, accordées au peuple par les Grecs, on couronnât, en ce même jour et sur ce même théâtre, un ministre qui est cause que vous n'êtes plus couronnés ? 231. Si quelqu'un des poètes, dont les tragédies doivent être jouées après la proclamation, représentait dans sa pièce Thersite, couronné par les Grecs; nul de vous ne pourrait soutenir ce spectacle, parce qu'Homère nous peint ce ridicule personnage comme un lâche et un calomniateur? et vous qui allez couronner le Thersite de nos jours, vous croyez n'être pas sifflés dans l'esprit des Grecs! Vos pères, attentifs à faire honneur au peuple des succès heureux et brillants, rejetèrent toujours les événements peu honorables sur la perversité de certains orateurs : renversant cet ordre, Ctésiphon voudrait vous engager à purger Démosthène de ses infamies pour en noircir le peuple lui-même. 232. Vous dites que vous êtes heureux, et grâce au ciel, vous l'êtes en effet ; déciderez-vous donc que, soutenus par Démosthène, vous avez été trahis par la fortune ? et, ce qui est le comble de l'absurdité, couronnerez-vous un ministre que vous savez s'être laissé corrompre? le couronnerez-vous dans ces mêmes tribunaux où vous diffamez ceux qui sont convaincus de corruption? Vous condamnez à une amende les juges qui, dans les fêtes de Bacchus, ne distribuent pas avec équité le prix de la danse ; et vous, établis juges, non des danses, mais des lois de l'état et de la vertu des citoyens, vous distribuerez les récompenses, non suivant les lois, à un petit nombre de personnes qui en seront dignes, mais au premier intrigant! 233. Et qu'arrivera-t-il au juge partisan de Démosthène? il se retirera, après avoir diminué, par son suffrage, sa propre puissance, pour augmenter celle de l'orateur. Car c'est par les lois et par les suffrages qu'un particulier exerce, dans un état libre, son autorité de souverain; et il ne peut livrer à d'autres ce double gage de son pouvoir, sans détruire lui-même sa souveraineté. Ajoutez encore que le serment qu'il prête avant de monter au tribunal, le suit partout, et le tourmente : il a à se reprocher un parjure; et, les suffrages étant secrets, le service qu'il rend, ne peut être connu de celui qu'il oblige. 234. Il me semble, Athéniens, d'après notre conduite peu sage, que nous sommes à la fois heureux et téméraires. En effet, que, dans les circonstances présentes, le peuple ait abandonné son autorité à quelques ambitieux, c'est une imprudence extrême; mais c'est un bonheur insigne qu'il ne se soit pas élevé un plus grand nombre d'orateurs pervers et entreprenants. La république a produit anciennement beaucoup d'hommes de ce caractère, bien capables d'asservir le peuple. Le peuple aimait à être flatté : il fut asservi, non par ceux qu'il craignait, mais par ceux qu'il écoutait. 235. Quelques-uns de ceux-ci, du nombre des trente tyrans, firent mourir plus de quinze cents citoyens, sans aucune forme, sans entendre les accusations et les défenses, sans permettre même aux parents d'assister aux funérailles. Ne vous rendrez-vous donc pas maîtres de vos ministres? n'humilierez-vous pas, n'éloignerez-vous pas des orateurs fiers et superbes ? ne vous persuaderez-vous pas que jamais citoyen n'entreprit d'asservir le peuple avant de s'être mis au-dessus des jugements ? 236. Je serais bien aise d'examiner devant vous, avec le panégyriste de Démosthène, pour quels services il veut qu'on le couronne. Si vous dites, Ctésiphon, (et c'est le premier article de votre décret) que c'est pour les fossés dont il a entouré la ville, je vous admire : car, il est moins louable d'avoir fini ce bel ouvrage, que blâmable de l'avoir rendu nécessaire. Un bon ministre doit demander des récompenses, non pour avoir rétabli des murs, creusé des fossés, détruit des tombeaux, mais pour avoir procuré à la patrie quelque avantage solide. 237. Si vous venez au second article, où vous ne craignez pas d'avancer que c'est un bon citoyen, qu'il continue à servir le peuple d'Athènes, par ses actions et par ses discours; laissant toute vaine emphase, arrêtez-vous aux faits, et prouvez ce que vous dites. Je ne parle pas de son dévouement mercenaire pour les Amphissiens et les Eubéens; mais, quand vous faites honneur à Démosthène de notre alliance avec Thèbes, vous trompez ceux qui ne sont pas instruits, et vous insultez ceux qui le sont. Car, en affectant d'omettre et la circonstance du temps, et la gloire d'Athènes, qui seules nous procurèrent cette alliance, vous croyez, sans doute, qu'on ignore que vous attribuez à votre héros ce qui appartient à la république. 238. Je vais prouver combien est vaine leur arrogance : la preuve en sera évidente et sensible. Le roi de Perse, un peu avant qu'Alexandre eût passé en Asie, écrivit au peuple une lettre insolente, digne d'un Barbare, dans laquelle, entre autres expressions dures, il finit de cettemanière : "Je ne vous donnerai point d'argent; ne m'en demandez pas, vous n'en aurez pas". 239. Ce même prince, se voyant depuis environné de périls, envoya de lui-même, et sans qu'on lui fit aucune demande, trois cents talents au peuple d'Athènes, qui eut la générosité de les refuser. C'était la circonstance, l'extrémité du péril et le besoin d'alliés, qui nous envoyaient cet argent; c'est aussi ce qui nous a procuré l'alliance des Thébains. Cependant, Démosthène, vous nous étourdissez du nom des Thébains et de leur alliance malheureuse; et vous ne dites pas un mot des soixante et dix talents du roi de Perse, que vous détournâtes à votre profit, lorsque nous avions le plus grand besoin d'argent. [240] N'est-ce pas, en effet, faute d'argent, faute de cinq talents, que les troupes étrangères ne livrèrent pas aux Thébains la citadelle? N'est-ce pas encore faute de neuf talents, que, tous les Arcadiens s'étant mis en campagne, et leurs chefs étant disposés à nous secourir, nous ne pûmes profiter de l'occasion ? L'état est pauvre, Démosthène est riche, et fournit abondamment à ses plaisirs : en un mot, Athéniens, l'or de Darius est pour lui, les dangers pour vous. 241. Il est bon d'observer leur audace impudente. Lorsque Ctésiphon invitera Démosthène à monter à la tribune, et qu'il y montera pour faire lui-même son éloge, la vanité de ses discours ne sera-t-elle pas plus insupportable que l'infamie de ses actions? Et si l'on n'écoute qu'avec peine le bien que dit de lui un homme d'un mérite réel, dont les actions et la bravoure sont connues, aura-t-on la patience d'entendre un lâche, l'opprobre de cette ville, se donner des louanges à lui-même? 242. Si vous êtes sage, Ctésiphon, vous agirez avec plus d'honnêteté et de franchise. Faites vous-même votre apologie. Vous ne pourriez dire que vous manquez de talent pour la parole. Non, un homme qui a accepté, il y a quelque temps, une ambassade vers Cléopâtre, fille de Philippe, et qui lui a fait un compliment de condoléance sur la mort d'Alexandre, roi des Molosses, son époux, ne pourrait prétendre aujourd'hui n'avoir point de talent pour la parole. Quoi! Ctésiphon, vous avez trouvé des expressions pour consoler dans sa douleur une princesse étrangère; et, lorsqu'on vous accuse d'avoir vendu, à prix d'argent, le décret que vous avez proposé, vous n'essaierez pas de vous justifier vous-même! 243. L'homme que vous gratifiez d'une couronne, ne peut-il donc être connu de ceux qu'il a bien servis, à moins qu'on ne vous aide à le faire connaître ? Demandez aux juges s'ils connaissaient Chabrias, Iphicrate et Timothée; demandez-leur pourquoi on leur a accordé des récompenses, et érigé des statues : ils répondront tous à la fois qu'on a récompensé et honoré Chabrias, pour avoir, près de Naxe, remporté une victoire navale; Iphicrate, pour avoir taillé en pièces les troupes de Lacédémone; Timothée, pour avoir, dans une expédition maritime, délivré Corcyre; et tant d'autres grands hommes, pour s'être distingués par nombre de glorieux exploits. 244. Mais, si l'on vous demande, Athéniens, pourquoi vous ne récompensez pas Démosthène : vous répondrez que c'est un homme qui se vend ; que c'est un lâche; qu'il a abandonné son poste. En croyant honorer cet orateur, ne vous déshonorerez-vous pas vous-mêmes, et ne ferez-vous pas injure à ces braves citoyens qui sont morts pour vous à la guerre? Imaginez-vous entendre leurs ombres gémir et se plaindre, si on couronne Démosthène. Quoi donc? Vous rejetez avec horreur et loin de vos limites le bois, la pierre, le fer, tous ces êtres inanimés qui, par hasard, auraient écrasé un homme dans leur chute ; vous ne souffrez pas même que la main de quiconque aurait attenté à ses propres jours, soit inhumée avec le corps du suicide : 245. et le funeste auteur de la dernière expédition, l'assassin de nos guerriers, ô honte ! sera couronné de vos mains, et proclamé en plein théâtre ! Croyez-vous que, dans le tombeau, ils ne ressentent pas cet affront, et que ceux qui leur survivent, ne perdent pas courage en voyant que la valeur ne mène qu'à la mort, et la mort à l'oubli? Mais, ce qui est de la plus grande importance, si les jeunes gens vous demandent sur quel modèle ils se formeront, que leur répondrez-vous ? 246. Vous le savez, ce ne sont pas seulement les exercices du corps et de l'esprit, l'étude de la philosophie et des lettres, qui forment la jeunesse, mais beaucoup plus encore les proclamations publiques. Le héraut annonce-t-il, sur le théâtre, qu'un scélérat, sans honneur, est couronné pour sa vertu éminente et pour son zèle patriotique ? une telle proclamation pervertit le jeune homme qui en est témoin. Un débauché, un corrupteur infâme, tel que Ctésiphon, a-t-il été puni? c'est une leçon pour les autres. L'auteur d'un décret injuste et malhonnête, rentré dans sa maison, veut-il instruire son fils? le jeune homme ne l'écoute pas ; et comment l'écouterait-il ? Il ne voit plus dans celui qui le reprend qu'un censeur incommode. 247. Prononcez donc aujourd'hui, non en simples juges, mais en hommes d'état sur qui tous les yeux sont ouverts; et faites en sorte de pouvoir justifier votre décision auprès des citoyens absents, qui vous demanderont compte de ce que vous avez décidé. C'est par les ministres qu'elle couronne, que les peuples jugent d'une république : voulez-vous qu'ils jugent de la vôtre, non par le courage de vos ancêtres, mais par la lâcheté de Démosthène? Comment donc éviterez-vous cette honte ? 248. c'est en vous défiant de ces hommes qui, sous des noms honnêtes et populaires, cachent un naturel perfide. On peut prendre, quand on veut, le nom de vrai et zélé républicain; mais les premiers à usurper ce titre, sont, pour l'ordinaire, les derniers à le mériter. 249. Lors donc que vous trouverez un orateur jaloux de couronnes proclamées en présence des Grecs, ordonnez-lui, conformément à la loi des proclamations, de confirmer les éloges qu'il se donne par le témoignage d'une vie régulière et de moeurs irréprochables. S'il manque d'un pareil témoignage, ne les confirmez pas, vous, ces éloges, et songez à retenir un reste d'autorité qui vous échappe. [250] Car, enfin, n'est-il pas étrange qu'au mépris du sénat et du peuple, de simples particuliers reçoivent des députations et des dépêches, non de la part de gens obscurs, mais des principaux personnages de l'Europe et de l'Asie? Oui, ils en reçoivent; et, quoiqu'il y ait peine de mort pour de pareilles liaisons, loin de les dissimuler, plusieurs font trophée de leurs correspondances; ils se lisent leurs dépêches, et n'ont pas honte, les uns de vous exhorter à vous reposer sur eux comme sur les soutiens du gouvernement, les autres de demander qu'on les honore comme les sauveurs de la patrie. 251. Cependant, le peuple, abattu par ses disgrâces, tel qu'un vieillard dans la décrépitude et le délire, ne gardant pour lui que le titre de son pouvoir, en laisse à d'autres la réalité. Et vous, Athéniens, vous sortez de vos assemblées, non après avoir délibéré sur vos intérêts, mais après avoir partagé entre vous, comme les restes d'un festin à frais communs, les débris de votre ancienne opulence. 252. Vous allez voir, par ce qui suit, que j'ai raison de vous reprocher votre mollesse. Un citoyen de cette ville (je souffre de vous retracer si souvent l'image de nos malheurs), un citoyen timide, dont toute la faute était d'avoir tenté de passer à Samos, fut pris le même jour, et condamné à mort par le sénat de l'Aréopage, comme traître à la patrie. Un autre particulier, qui s'était réfugié à Rhodes, fut accusé, il n'y a pas longtemps, comme criminel d'état, pour avoir montré de la frayeur dans des circonstances critiques. Les voix furent partagées; une seule de plus, il subissait la mort ou l'exil. 253. Rapprochons le passé du présent. Un orateur, la cause de tous nos maux, qui a quitté son poste dans le combat, et s'est enfui d'Athènes, parce qu'elle était menacée d'un siège, exige des couronnes et des proclamations. N'éloignerez-vous point ce fléau commun de la Grèce? ou plutôt ne saisirez-vous point, pour le punir, cet usurpateur du gouvernement, ce tyran de la tribune, qui nous maîtrise avec des paroles? 254. Considérez, d'ailleurs, dans quelle circonstance vous allez juger. Nous sommes à la veille des jeux Pythiques; les Grecs vont bientôt se réunir pour les célébrer : par une suite de l'administration de Démosthène, on impute aujourd'hui aux Athéniens d'avoir perdu la Grèce. Si vous couronnez ce ministre, vous paraîtrez être complices des infracteurs de la paix générale ; mais si vous le punissez, vous purgerez le peuple de toute imputation. 255. Pensez donc qu'il ne s'agit pas, dans cette cause, d'une ville étrangère, mais de la vôtre. Ne prodiguez pas les honneurs, donnez-les avec discernement : accordez les récompenses aux meilleurs citoyens, aux citoyens les plus dignes. Ne vous contentez pas de prêter l'oreille à mes discours, ouvrez les yeux pour voir quelle sorte de gens solliciteront pour Démosthène. Sera-ce ceux qui ont partagé les exercices et les amusements de sa jeunesse? Mais, peu jaloux de la dépouille d'un sanglier ou des honneurs du gymnase, il s'est enfoncé dans des études de chicane pour envahir les biens des riches. 256. Examinez encore sa vanité audacieuse lorsqu'il osera dire que, par une simple ambassade, il a arraché Byzance des mains de Philippe ; que par la force de son éloquence il a soulevé les Acarnaniens, et déterminé les Thébains: car il vous croit assez simples pour vous laisser persuader par tout ce qu'il vous dit, comme si vous possédiez dans sa personne la déesse de la persuasion, et non pas un imposteur habile. 257. Mais, lorsqu'à la fin de son discours, il invitera les complices de ses brigandages à se ranger autour de lui pour sa défense, imaginez-vous voir rangés autour de cette tribune où je parle, et opposés à l'impudence de ces traîtres, les bienfaiteurs de la république. Imaginez-vous entendre Solon, grand philosophe, législateur fameux, dont les sages institutions ont affermi chez nous la démocratie ; 258. Aristide, cet homme juste et désintéressé, qui a réglé les contributions de la Grèce, et dont le peuple, après sa mort, fut obligé de doter les filles : l'un vous conjurant, avec cette douceur qui lui était si naturelle, de ne pas préférer aux lois et à votre serment les vains discours de Démosthène; l'autre se plaignant avec force du mépris de la justice, et vous demandant comment vous, dont les pères ont délibéré s'ils feraient mourir, et ont fini par bannir de leur ville et de tous les pays de leur domination, Arthmius de Zélie, qui avait seulement apporté dans la Grèce de l'or des Perses; Arthmius reçu dans Athènes, où il avait droit d'hospitalité; 259. comment, dis-je, vous ne rougissez pas d'honorer d'une couronne d'or Démosthène, qui n'a pas simplement apporté, mais qui a reçu de l'or des Perses, pour prix de ses trahisons, et qui l'a encore entre les mains! Pensez-vous que Thémistocle, que tous nos braves citoyens morts à Marathon et à Platée, soient insensibles à ce qui se passe de nos jours, et que des tombeaux mêmes de nos ancêtres ne sortent pas des gémissements, si on couronne celui qui avoue lui-même avoir conspiré avec les Barbares contre les Grecs ? [260] Pour moi, Terre, Soleil, Vertu, Lumières acquises et naturelles qui nous faites discerner le bien et le mal, je vous prends à témoin que, dans cette cause, j'ai défendu l'état autant qu'il m'était possible avec de simples discours; et, si j'ai parlé d'une manière digne de mon sujet, j'ai rempli mon ministère selon mes désirs; du moins selon mes forces, si je suis resté au-dessous. Vous, Athéniens, éclairés et par les raisons que je vous ai présentées, et par d'autres qui auront pu m'échapper, prononcez aujourd'hui selon la justice et pour les intérêts de la république.