[7,0] LIVRE VII. [7,1] LETTRE I. ENNODIUS A JULIEN. Selon les ordres de votre Grandeur, nous avons rempli la mission dont vous nous aviez chargé. Nous n’avons fait en cela que notre devoir, car c’est servir l’équité que de se prêter aux desseins d’un homme juste. La nature même des affaires qu’un ami de la vérité donne commission d’instruire, arme d’une puissante garantie l’esprit d’un juge intègre. Pour vous aimer il nous eut suffi de l’estime que nous inspire votre Grandeur, si notre propre attrait ne nous y eut incliné. Donc en l’affaire qui se discute entre Bauton, fermier de la maison du roi, et l’archiviste Epiphane, nous demeurions incertain dans la difficulté où nous étions d’établir une décision, car les parties se heurtaient de leurs prétentions réciproques : Bauton alléguait que s’il ne pouvait restituer au fisc les soixante quatre sous d’or de la recette publique qu’il avait reconnu, par un billet de sa main, devoir au trésor en reste sur la dernière taxe, c’était parce qu’il avait, par les mains du noble Projectus, fait tenir à Epiphane, à titre de faveur, à son entrée en fonction quarante sous; mais il n’en avait reçu en retour aucun service équivalent. Epiphane répliquait que s’il avait reçu quelque chose, c’était uniquement le salaire de son travail ; jamais Bauton ne lui avait rien avancé gratuitement ; que l’on prouvât le contraire et il féliciterait à jamais le témoin qu’on aurait produit. Nous avons pris le parti de citer le noble Projectus susnommé, et de lui faire déclarer, sous la foi du serment, quel genre de service Bauton attendait en retour de sa libéralité, et dire si ce service n’avait pas été rendu. Or la déposition de Projectus se trouva conforme aux revendications de Bauton. En conséquence, nous avons statué qu’Epiphane restituerait la somme perçue. Il appartient maintenant à votre Eminence, si elle le trouve bon, de confirmer notre décision. [7,2] LETTRE II. ENNODIUS A FAUSTUS. O combien le poids du chagrin s’aggrave de l’interruption de nos maux lorsque, comme pour nous faire endurer des tourments plus raffinés, l’adversité fait place un instant à de trompeuses apparences de bonheur. Qui donc jamais se sentit d’autant plus accablé de son malheur qu’il le voyait interrompu. Ah! Qu’une longue habitude m’avait bien formé à souffrir de votre absence, à tel point que je m’étais fait à ne plus même désirer ce que je n’avais pas le bonheur de posséder! Et voilà que de nouveau mes souffrances se ravivent et que j’éprouve le déchirement de mes anciennes douleurs: la cicatrice à peine fermée, se rouvre sous le coup d’une blessure encore plus cruelle. A votre départ je vous avais prié en grâce de suppléer par vos lettres à ces conversations qui faisaient ici mon bonheur et dont j’allais être privé. Vain espoir, hélas! je n’ai pas mérité cette faveur. Quant à moi, fidèle à ma coutume, j’écris au milieu des larmes. C’est assez vous entretenir ainsi de mon affliction puisque l’illustre seigneur Panfronius vous donnera de vive voix de mes nouvelles. Et maintenant, cher seigneur, daigner agréez les humbles hommages de votre serviteur et portez aux angoisses de son âme le remède accoutumé. [7,3] LETTRE III. ENNODIUS A AVIÉNUS. Je pourrais à bon droit rappeler à votre Grandeur les prières que je vous adressai au moment de votre départ, mais je ne veux pas faire cette injure à votre mémoire, car adresser à un ami des reproches au sujet de promesses récentes, n’est-ce pas lui reprocher un oubli fâcheux qu’un honnête homme ne doit pas se permettre. C’est en effet le propre de l’amitié de porter ceux qu’elle unit à se procurer mutuellement ce qui fait l’objet de leurs désirs et, comme aliment de leur affection, de s’employer activement à hâter la réalisation de leurs vœux réciproques. Si vous voulez bien considérer ce que réclame l’amitié, vous avez reçu du ciel tout ce qu’il faut pour y répondre. A tout cela s’ajoute que sur le moment de votre départ vous avez, en multipliant vos promesses, adouci le cuisant chagrin dont mon âme était consumée: vous disiez alors que vous ne manqueriez pas de me ménager l’aliment de vos lettres, à moi qui suis privé de l’usage de mes yeux. Or voici que votre promesse demeure sans effet et que moi-même, séduit par de vaines espérances, je me consume en regrets superflus. La confiance que j’avais de recevoir un prompt remède m’a fait plus difficilement supporter mes maux. Maintenant, mon cher seigneur, agréez l’hommage de mes salutations, et puisque je vous ai fait connaître le mal dont souffre mon esprit, empressez-vous de me procurer la guérison : il suffit pour cela que vos lettres si désirées m’apportent des nouvelles de l’état de votre santé et de la faveur dont vous jouissez à la cour. [7,4] LETTRE IV. ENNODIUS A AGNELLUS. D’ordinaire les lettres servent à échanger des témoignages d’affection. Aujourd’hui ma peine requiert leur concours pour se manifester et fait servir ces messagères de la joie à révéler l’injure. Elle ne peut accepter de cacher sous le voile d’une dissimulation polie les secrets du cœur, ni de donner le change par de faux compliments. Ce n’est point que j’ignore l’art de feindre, mais à Dieu ne plaise que j’en use et, en toute franchise, c’est à front découvert que je m’abouche avec mes amis. Qu’est donc devenue cette liaison jurée entre nous au nom de Dieu, pour qu’à votre départ vous m’ayez laissé comme un inconnu, sans me saluer, et que je sois demeuré sans la possibilité de vous dire ce que j’avais de plus urgent à vous communiquer? Vous avez voulu, je crois, rendre tout à fait aveugle votre ami, déjà si malade de ses yeux, et vous ne m’avez pas permis de retrouver, dans la présence d’un ami, cette lumière du jour que mes yeux clos ne peuvent voir. Si c’est par négligence que tout cela s’est fait, vous laissez deviner quelle place j’occupe auprès de vous c’est bien pis encore si je dois conclure que tout est à dessein. Et maintenant, adieu, mon cher seigneur, et puisque mon cœur s’est ouvert à vous en toute sincérité, alors que l’innocence, mon origine, ma vocation, tout l’invite à ne pas passer outre, excitez-le à s’assurer une part meilleure encore de votre bienveillance. [7,5] LETTRE V. ENNODIUS A SÉNARIUS. Il est vrai, monseigneur, que le souci de remplir avec la plus absolue fidélité vos hautes fonctions, vous absorbe tout entier; l’éclatante intégrité de vos mœurs vous fait prendre une telle part aux affaires publiques qu’il ne vous est plus loisible de goûter les douceurs du repos; je ne crois pas néanmoins que toutes ces obligations doivent à tel point l’emporter sur la religion de l’amitié que vous ne puissiez, avec l’aide de Dieu, sans manquer à ce que vous devez aux ordres du souverain, rendre à l’affection ce à quoi elle a droit. Vous savez très bien ce qu’exige la cour, ce que demande l’amitié, et dans le même temps vous arrivez à satisfaire et le souverain et l’amour. L’intégrité de votre âme chrétienne, loin d’être divisée par ces divers devoirs qui la sollicitent, s’en trouve raffermie. Quant à moi je trouve à mes soucis un allègement dans ces soins qui entretiennent en nos rapports une habitude sacrée. Je les désire autant comme je souhaite que les faveurs de notre Dieu comblent les vœux de votre Grandeur. Mon cher seigneur, en vous rendant les devoirs de mes salutations, j’ai l’espoir que j’aurai le plaisir de recevoir par vos lettres des nouvelles de vous et de votre ami le seigneur Faustus. Je les attends avec impatience. [7,6] LETTRE VI. ENNODIUS A FLORUS ET DÊCORATUS. J’ai permis jusqu’à présent à votre Grandeur de reprocher sous forme de spirituelle satire, aux Liguriens, de manquer de fidélité; étranger à la Ligurie par mon origine, je vous laissais dire, et d’ailleurs vous échappiez vous-mêmes à ce reproche par votre assiduité à tenir vos promesses. Mais aujourd’hui éloigné de vous, je me vois, par comble de disgrâce, totalement oublié, je crie bien haut que nul n’a le droit de blâmer ce qu’il pratique lui-même; le coupable ne peut sans rougir réprouver les excès d’autrui. Seuls les innocents ont droit de flétrir les vices: qui pourrait supporter d’entendre un censeur réprimer de ses paroles ce que lui-même n’évite pas? L’Evangile prescrit de faire et d’enseigner conformément à ses actes pour être jugé digne de la grâce de Dieu. Votre éloquence ne tarit pas lorsqu’il s’agit de relever l’aberration des autres et vous savez parler de leur négligence en termes exquis. Vous avez donc perdu le souvenir des larmes que votre double départ me fit verser? Voilà déjà combien de jours que, malgré le grand nombre des voyageurs, pas le moindre billet ne m’arrive ni de mon seigneur votre ami, ni de vous ? En les imitant, vous justifiez les coupables; non point que les Liguriens aient pour cela renoncé à leurs habitudes d’infidélité, mais parce qu’ils trouvent ainsi des complices. Je vous supplie quand même, en vous adressant l’hommage de mes salutations, de tenir enfin compte de mes instances et, comme de bons amis, de me donner par vos lettres des nouvelles de votre prospérité et de celle de mon cher seigneur qui vous porte une si vive affection. [7,7] LETTRE VII. ENNODIUS AU DIACRE HELPIDIUS. La parfaite charité n’est point entamée par suite de l’absence corporelle, et la séparation qu’impose l’éloignement ne porte aucune atteinte à la sereine union des cœurs. Ceux dont les âmes sont unies par le Christ dans la charité, ne peuvent être séparés par les distances. Plein de cette confiance et assuré de vos sentiments, je vous parle, ami, comme si je vous tenais pressé dans mes bras. Ne négligez pas, seigneur Helpidius, celui que, grâce à Dieu, vous avez relevé. Que le monde se garde ses faux airs et qu’il appelle prudence sa coupable habileté à en imposer : vous, à cette douceur dont j’ai fait l’expérience, ne mêlez rien qui ne nous élève de plus en plus vers la parfaite charité. Mon cher seigneur, en vous adressant comme par le passé mes salutations les plus profondes, je vous demande de me donner par de fréquentes lettres des nouvelles de votre prospérité et de celle de ceux qui vous aiment. [7,8] LETTRE VIII. ENNODIUS A EUPRÉPIE. O comme l’habitude de votre absence avait heureusement préparé mon esprit à supporter l’isolement, tandis que votre silence prolongé me forçait à oublier le charme de vos entretiens. La cicatrice que le baume de votre tendre affection avait formée, vient de se rouvrir. Je le confesse, vénérable sœur, vos lettres écrites dans un style beaucoup trop vulgaire, ont ravivé mes anciens ennuis. Voyez donc comme vous vous ingéniez à me faire souffrir: je ne puis obtenir de vous ni que votre présence comble mes désirs, ni que votre silence me laisse vous oublier. Celui dont le regard pénètre jusques au plus profond des cœurs, sait qu’à la lecture de votre écrit, mon âme n’a pu rester dans sa demeure corporelle, et que poussée par l’affection dont le charme l’enivre, elle s’est envolée auprès de vous. Elle habitait Arles, tandis que je demeurais enfermé dans les murs de Milan; ma pensée libre prenait son essor pour aller jouir des douceurs de votre résidence alors que je restais prisonnier de mon corps en Italie. O si la richesse de langage pouvait suffire à exprimer tout ce que mon esprit aurait à publier, ou si les lois de la retenue n’interdisaient de dire tout ce que la langue pourrait exprimer! C’est un amour bien mince que celui qui trouve son expression complète dans la parole; c’est confesser une affection bien tiède que de ne pas rester à court de mots pour en témoigner. Pour le reste, je prie Dieu de vous garder en bonne santé et si en m’écrivant vous fûtes trop ingénieuse à redoubler mon chagrin, que du moins le plaisir de nous savoir l’un et l’autre en santé prospère me soit une consolation. [7,9] LETTRE IX. ENNODIUS A AVIÉNUS Vous avez beau fuir la pompe littéraire, vous ne pouvez écrire sans qu’elle éclate; vous ne pouvez parler sans étaler toutes les richesses de l’art oratoire. C’est en vous l’œuvre de la nature, c’est aussi le fruit de lectures assidues, source du talent. Il y aurait bien de quoi me réjouir, mais il n’y a plus à mes peines de consolation, tant que j’ai devant les yeux l’affreux tableau des châtiments que j’ai mérités, et plus celui qui se trouve en un rang élevé en est indigne, plus son indignité est mise en évidence. Pourquoi, ô le plus illustre des hommes, vous efforcer de relever mon courage? De cette vie toute pleine de chagrins que pourrais-je ménager pour être en proie aux tribulations. J’estime comme une faveur du ciel de voir finir ces tourments, même avec la vie. Vous, cependant, je vous rends de très insuffisantes actions de grâces de ce que vous me gardez une affection telle que vous n’en témoignez pas de plus vive à ceux qui en sont les plus dignes. Mon cher seigneur, en vous rendant l’hommage de mes salutations, j’espère que vous ne discontinuerez pas de prier pour moi et que vous m’adresserez des lettres propres à m’apporter quelques consolations dans mes calamités. [7,10] LETTRE X. ENNODIUS A FLORUS ET DÉCORATUS. J’ai assumé le rôle de compulseur et ce n’est pas sans peine que j’ai forcé l’avocat à s’exécuter et à payer aux avocats ce qu’il devait. Dure profession, pour parler comme vous le ferez vous-même: C’était pour moi clerc une besogne fort embarrassante. Jugez vous-mêmes de ce qu’il en coûte pour amener à composition des esprits si opiniâtres et forcer à rendre gorge les ravisseurs. J’ai remis au frère Gaianus, pour vous l’apporter, une livre d’argent qu’a donné le frère Epiphane; quant à la somme convenue que j’ai reçue, elle reste déposée chez moi. Mandez-moi si je dois vous l’envoyer de même. Recevez, mes chers Seigneurs, mes salutations les plus affectueuses et daignez me faire la grâce d’abord de prier pour moi par l’intercession des saints, puis de présenter mes hommages, avec l’humilité dont vous me savez animé, à mes seigneurs vos amis. [7,11] LETTRE XI. ENNODIUS A AGNELLUS Il est très pénible à mon esprit de ne rien recevoir des richesses de votre éloquence; votre génie en garde les trésors fermés avec une jalousie telle qu’il estimerait un sacrilège d’en distraire la moindre part. C’est toujours une honte que de donner dans l’avarice, mais n’est-ce pas le comble que d’être avare même de ses paroles? Et puis il arrive souvent, même en écrivant fréquemment, que l’amitié se refroidisse ; mais a-t-on jamais vu un reste d’affection à quelqu’un qui observe un silence perpétuel? A travers les compliments du commerce épistolaire peut germer le doute ; on a la certitude que celui qui garde le silence n’aime pas. Voilà ce que je vous écris en toute hâte au passage rapide du courrier, doublement aiguillonné et par la hâte du porteur et par mon chagrin. Hâtez-vous donc d’apporter le remède à l’ennui qui m’accable: ainsi quoique jusques à présent notre affection ait manqué d’aliment, on pourra reconnaître que l’amitié promise entre nous tient toujours debout. Mon cher Seigneur, je vous adresse mes salutations les plus profondes et vous prie de ne pas refuser à mon attente les quelques mots qui suffisent à un homme aussi expert dans l’art de la parole. [7,12] LETTRE XII. ENNODIUS AU DIACRE HORMISDAS. Les ignorants n’auraient droit à aucune indulgence s’ils prolongeaient leurs discours; seule la brièveté les rend recommandables. C’est, chez un rustre, le comble de l’erreur que de narrer, longuement; mais si l’on a exigé d’un ignorant qu’il donne à lire longuement, l’exacteur ne peut s’en prendre qu’à lui-même de son ennui. Qui jamais a voulu que ce qui ennuie se prolonge et que des discours dépourvus de tout sel et de tout charme ne soient pas brefs? C’est pourtant, cher frère, ce qu’avec votre subtilité romaine et par trop artificieuse vous avez sollicité. Mais ma simplicité me met au-dessus de toutes ces habiletés et se refuse à tout charlatanisme, Et en effet quoique les charmes de votre lettre ne m’aient pas trouvé insensible, vous ne m’ayez point fait oublier ce que je suis. Je sais restreindre ma page parce qu’en l’écrivant j’en apprécie le peu de valeur. Or sachez que je ne fais point défaut à mes clients bien que le citoyen et le clerc me confient leurs causes. Mais pourquoi prolonger une lettre que plus haut je promettais brève? Voilà qui est sujet à discussion avec un ami c’est là le fruit de la littérature. Mon cher seigneur, en vous adressant mes salutations les plus cordiales, je vous demande instamment que par la miséricorde de notre Christ, tandis que vous vous informez de ma santé, vous répondiez à mes désirs en me donnant, par de fréquentes lettres, des nouvelles de la vôtre. [7,13] LETTRE XIII. ENNODIUS A BOÈCE. S’il était permis de différer ce qui s’impose comme obligatoire, j’aurais la ressource de me tenir enveloppé dans la parure du silence: car c’est pour ne m’avoir jamais entendu que vous m’avez cru capable de parler un langage non par trop inhumain. Voyez donc ce que donne de génie à la langue le soin de ne pas parler ! Mais c’est le fait d’un estomac vide que d’être mis à l’épreuve d’une médecine et de la rejeter. Le souci qu’on se donne de parler ne permet pas de tenir cachée son ignorance et le travail qu’on s’impose fait perdre la gloire qu’avait value le repos. Ainsi en est-il de moi; comblé d’éloges avant l’épreuve, me voilà soumis à l’examen et je ne mets un terme à mon oisiveté que pour perdre le bénéfice de ma renommée. Car tandis que l’humilité me fait vous rendre mes devoirs, je laisse échapper les avantages acquis par le silence. Vous daignez relever en moi des vertus, vous le plus parfait des hommes ! Encore presque enfant, vous avez acquis la maturité du vieillard, vous faites par goût ce que les autres ne font que par nécessité. Encore au matin de la vie, l’étude assidue est votre unique jeu et les fruits des travaux d’autrui, vos seules délices ; en vous brillent des mérites dont l’éclat éclipse tout ce que l’on connait des anciens car ce que les anciens avaient à peine acquis au terme de leur vie, vous en êtes comblé dès la jeunesse. En vérité, c’était largement payer d’avance mon bavardage et répondre à mes désirs que de me prévenir par votre lettre. C’est une aventure nouvelle pour un bavard que d’être mis à tel point en demeure de parler qu’une lettre exige de lui une réponse. Grâces à Dieu de vous avoir fait ressouvenir par des voies secrètes de l’affection due à un parent. Me voilà coupable à votre égard d’une double offense: après m’être montré sans culture j’ai l’audace de me dire votre parent. Mon cher Seigneur, en vous rendant le devoir de mes salutations j’espère que vous m’accorderez fréquemment la faveur de vos lettres. C’est un labeur auquel on est assidu quand on aime et qu’on a le talent de s’exprimer avec facilité. [7,14] LETTRE XIV. ENNODIUS A ARCHOTAMIA. L’éclatante sainteté de votre vie éclipse à tel point l’illustration de votre race, que même ceux qui ne vous sont pas liés par la parenté, subissent la salutaire influence de vos bonnes œuvres. Qui donc ne serait prêt à révérer profondément une âme qui s’élève dans le culte de Dieu aux sommets de la perfection? C’est tenir son cœur fermé à la grâce du Rédempteur que de ne pas admirer ceux qui servent Dieu fidèlement; au contraire, aimer les serviteurs de notre Christ est l’indice d’excellentes dispositions c’est toucher presque à la perfection que d’aimer ceux qui déjà ont fait leurs preuves ; vous donnez un témoignage incontestable de vos mérites dès lors que vous vous appliquez à louer sans relâche les parfaits. Vous vous élevez presque au niveau des saints si vous célébrez sincèrement leur sainteté ne serait-ce point une honte, en effet, que de ne pas chercher à imiter ceux que l’on comble d’éloges dictés par l’amour? Qui donc oserait sans rougir vanter l’agrément d’une route sans épines alors qu’il marche volontairement par des sentiers couverts de buissons? Il aurait sous les yeux la voie qui mène au salut et il choisirait le chemin du vice? C’est s’aveugler soi-même que de dédaigner les exemples de vertus que l’on a sous les yeux et de ne pas s’appliquer à imiter ce dont on peut tirer profit. Ces choses, ma chère dame, je les ai apprises à votre sujet, non par les bruits incertains de la renommée, ni par les on-dit du vulgaire bavard, incapable de juger selon l’équité et qui a coutume, lorsqu’il apprécie les actions des hommes, de transformer en incendie les étincelles des défauts, tandis qu’il étouffe les vives flammes de la vertu. C’est par les relations de nos parents et surtout de ma sœur Euprépie que nous avons su non seulement que vous êtes digne des plus grands éloges, mais encore que vous avez préparé à les mériter aussi votre vénérable fils, auquel avec l’illustration de votre famille vous avez donné l’éclat d’une sainte vie. Cet habitant de Lérins, autant que j’ai pu me renseigner, trouve en sa sainte mère le modèle à imiter, bien qu’elle n’ait point quitté le monde. Si votre piété daigne m’en croire, il y a plus de mérite à vaincre le siècle de haute lutte qu’à le fuir. N’est-ce point montrer de la timidité que de fuir le combat et quel fonds peut-on faire sur la valeur d’un adversaire qui se retire avant d’en venir aux mains? Il en est bien peu qui tirent de la conscience de leur force l’idée de se cacher rechercher le secret n’est-ce point révéler sa crainte? Si j’écris cela ce n’est point pour blâmer monseigneur votre fils, prêtre qui est l’honneur de notre famille. J’ai du reste la conviction que, même là, les combats ne lui manqueront pas et qu’il en sortira victorieux, en ce lieu où il semble s’être réfugié à l’abri de la lutte. Il foula aux pieds toutes les séductions du monde lorsque ni l’âge, ni les richesses, ni la naissance ne purent l’enchaîner et arrêter son départ. Mais vous, autant votre sexe est plus faible, autant vous avez plus de droits à la louange pour avoir remporté la palme. Peu s’en faut même que ne vous revienne tout l’honneur de sa résolution, puisque déjà veuve vous avez accepté de rester privée de votre fils, plutôt que d’amoindrir ses mérites en le gardant pour votre consolation. Et voilà comment une femme, sans souci de sa fragilité, pareille à une citadelle, met et son mari et son jeune fils à couvert des attaques de l’ennemi. Continuez cette glorieuse entreprise, persévérez-y jusqu’à ce que, si les événements le réclament, ce fils mûr pour le combat, entre en ligne sur le champ de bataille de ce monde. Je voudrais, je le confesse, si le cadre d’une lettre le comportait, m’étendre davantage et raconter à mon aise quelques-uns des traits qui font l’ornement de votre vie. Mais il me faut laisser à d’autres le soin de les écrire. Qu’il vous suffise de savoir que sans vous avoir jamais vue, je vous connais et que je porte votre nom imprimé au fond de mon cœur. Il est écrit, vous le savez : "Que les proches le louent" (Prov. XXVII, 2). Combien je désirerais qu’une occasion m’obligeât à me rendre dans les Gaules ! Alors, avec mon seigneur prêtre, nous vous baiserions les mains et les yeux, et quelle que fut votre peine, nous vous rendrions heureuse. Ma chère dame (c’est l’objet premier des lettres), je vous fais savoir que je suis en bonne santé et vous prie de me donner des nouvelles de la vôtre. Je vous le demande et au nom de Dieu je vous en conjure, ne me refusez jamais le secours de vos prières. [7,15] LETTRE XV. ENNODIUS A AGNELLUS. Rendons grâces à Dieu : s’il a différé d’exaucer les vœux que nous formions pour votre Grandeur, il ne les a cependant pas repoussés. C’est, en effet, pour fortifier la foi de celui qui prie, que Dieu diffère de lui accorder ce qu’il désire; c’est déflorer le charme du plaisir qui doit en résulter que d’accorder promptement ce qui est demandé. Quant à vous, il est manifeste que vous avez mérité les honneurs sans les souhaiter; mais tout ce qui précède redit les vœux de ceux qui vous aiment. Le Tout-Puissant le sait: touché de l’éclat de votre race il s’est laissé incliner à vous favoriser en considération des garanties qu’offrait votre vertu. Et voilà que dans votre prospérité vous arrive en première ligne tout ce que par principes ou par raison vous cherchiez à éviter. Mais sur le pas de la porte les entretiens doivent être courts : répondez à un ami qui est inquiet de votre santé mais ne doute nullement de votre affection. Mon cher Seigneur, tout en vous payant le tribut de mes salutations les plus profondes, je vous recommande le porteur, car je l’ai reconnu fidèle et honnête, et je suis heureux de manifester à tout le monde le crédit dont je jouis auprès de vous, pour que ceux qui espèrent quelque chose de notre réciproque bienveillance, ne soient pas déçus. [7,16] LETTRE XVI. ENNODIUS A AGNELLUS. La prospérité, d’ordinaire, porte à parler pour en répandre avec joie l’heureuse nouvelle et s’il arrive quelque chose d’heureux à ceux qui possèdent l’art de la parole, ils ne savent point taire leur bonheur et bien vite les peuples en sont instruits. Il est plus facile d’éteindre avec la langue le feu pris à des buchers que de se taire au sein des succès désirés. C’est la loi de l’humanité et l’ordre impérieux de la nature que la joie de l’esprit s’épanche par le moyen des lettres aussi étroitement que l’on tienne le bonheur emprisonné, il faut qu’il se répande. Mais en votre Grandeur, de même que déjà l’âge parait vénérable, mûri par la modestie et la science, ainsi vous réfrénez par la modération les exubérances de la joie. Faut-il que la rigueur des principes soit poussée jusqu’au détriment de l’amabilité et que l’on enlève à l’affection des amis ce que l’on donne au lustre des mœurs? Bien que vous déteniez le moule de l’éloquence latine, il vous est impossible de démontrer comment c’est à bon droit que, malgré mon attente, vous ne m’accordez pas un mot. Convient-il que les bienfaits du ciel n’arrivent à la connaissance des amis que par le bruit public, et pensez-vous que des félicitations ne soient pas trop tardives lorsque celui qui les reçoit goûte depuis longtemps déjà la joie de son succès? Et voilà pourquoi je vous ai dépêché un serviteur, non pour vous demander mais pour exiger des lettres. Vous savez quelle est la confiance de ceux qui aiment simplement, surtout de ceux dont vous maintenez l’espérance ferme par la promesse de vos faveurs. Mon cher Seigneur, en vous adressant mes salutations les plus profondes je vous prie de m’accorder et de fréquentes et de longues lettres. Voyez ma confiance : je demande de longues lettres, moi qui n’en ai point encore reçu du tout. [7,17] LETTRE XVII. ENNODIUS A AVIÉNUS. Si vous aviez quelque souci de ma petitesse, vous ne me laisseriez pas si longtemps sans nouvelles, surtout alors que la maladie de madame votre mère qui, d’après certaines rumeurs, serait sans remède, plonge dans l’angoisse le pauvre absent. Moi, je sais que la sainte femme n’a qu’une chose à se reprocher: c’est de me témoigner, à moi qui n’en suis pas digne, une affection excessive. Mais pourquoi prolonger ce discours lorsque la tristesse me suffoque? Si par une faveur céleste elle revenait en santé, hâtez-vous de me l’écrire. J’ai l’espoir que l’heureuse nouvelle de sa guérison me sera salutaire à moi-même. Vous savez la causé de mon chagrin, ne différez pas, après Dieu, de m’en donner le remède. Mon cher Seigneur, je vous présente mes devoirs de salutations et vous supplie d’offrir pour moi de dignes hommages à mon Seigneur (Faustus). [7,18] LETTRE XVIII. ENNODIUS A AVIÉNUS. Si un juge est en butte aux attaques de la part de ce qu’il y a de plus vil parmi le peuple, je me demande comment il pourra défendre les autres de l’injustice, puisque lui-même en est la victime. Il est urgent de remédier à un mal aussi grave, de crainte que, négligé, il ne pousse de profondes racines. Le sublime personnage Vicarius a insisté pour obtenir de moi ces quelques lignes ; mais du reste, le simple respect de la justice me faisait un devoir de ne pas les lui refuser. Lui-même vous exposera ce qu’il a souffert. Quant à moi, je sais une chose si vous n’y mettez la main, nous verrons se généraliser un mal auquel se trouve exposé sans défense celui-là même qui est constitué le gardien de la morale. Lorsque je vous dénonce un pareil désordre, je crois servir les intérêts du christianisme, car c’est une impiété que de bouleverser ainsi l’ordre public. Daignez, mon cher seigneur, agréer mes salutations et écouter avec bienveillance le suppliant, afin qu’après avoir porté le poids de si lourdes épreuves, il en soit heureusement délivré. [7,19] LETTRE XIX. ENNODIUS A SIMPLICIANUS. Daigne la faveur divine affermir ces débuts de votre adolescence : que Dieu fasse succéder les fruits à de si brillantes prémices et qu’au temps de votre maturité vous nous donniez ce que nous permet d’espérer la fleur de votre jeunesse. Oui, notre premier soin, dans cet éloge de vos débuts, sera d’adresser à Dieu des vœux pour qu’il amène à une féconde maturité ces semences d’érudition. Il a fait germer cette moisson dans le fertile champ de votre esprit ; qu’il la conduise jusqu’au grenier; qu’il féconde ce fonds et en tire le froment, lui dont les pluies donnent à la surface du sol la fécondité. Et vous, savant jeune homme, je vous remercie de ce qu’après avoir fait briller l’éclat de votre éloquence et reçu déjà dans Rome les éloges que vous mérite votre science des lettres, vous désiriez y ajouter les miens. Voici donc ce témoignage de mon affection, bien que le suffrage d’un rustique provincial ne soit pas de grand prix. Volontiers, pour louer vos discours, je me joins aux plus diserts et j’unis à leur appréciation mon propre sentiment pour m’enrichir de leur abondance. Comment ne pas attribuer le même mérite à ceux qui se montrent unanimes dans leur manière de voir c’est en effet se confondre avec les esprits sublimes et compter parmi eux que de tomber d’accord avec eux et de partager leur admiration. Je reviens à votre lettre et à votre diction que j’ai savourées comme un miel délicieux : j’y vois comme un charmant prélude de votre tendre jeunesse qui nous fait augurer de ce que donnera votre talent dans l’avenir. Le fleuve de la parole Latine s’arrête en réserves profondes dans tes gouffres secrets, tandis que s’écoulent le long de son lit les flots de l’éloquence Romaine: qui pourra dire où aboutira celui qui dès ses débuts paraît atteindre le sommet de la perfection? Dès votre aurore vous avez brillé de l’éclat du plein midi. Que la grâce divine vous conserve ses faveurs et que le Christ, notre salut, vous inspire de cultiver mon amitié par de fréquentes lettres. [7,20] LETTRE XX. ENNODIUS A MAXIME. Tandis que les serviteurs des pressoirs recueillent les présents de l’automne et, de leurs pieds agiles, déchirent les minces tuniques du raisin, j’ai tourné mon regard et dirigé mes paroles vers l’homme éminent qui est mon parent et mon frère. N’est-il pas, en effet, à propos, lorsque les vignobles versent abondante l’enivrante liqueur, d’entamer une joyeuse causerie avec le personnage le plus sobre du monde? Trêve donc à votre silence de Pythagoricien et faites-moi part des trésors de votre savoir et de votre éloquence. Que nos heureuses vendanges à nous, ce soit nos entretiens; que les causeries plus douces que le moût, coulent à flots. Vous, d’une si hante sainteté, avec cette parole abondante qui vous est propre, que n’avez-vous à dire à un diacre sur les règles des mœurs? Oui, lorsque comme vous on mène une vie ornée de toutes les vertus que conseille l’Eglise, on a l’obligation de ne pas se taire. Ecrivez-moi quelle réserve sévère nous assure la précieuse chasteté ; par quelle voie on évite la hideuse avarice; comment on laisse de côté les honteux détours du mensonge; en un mot, enseignez-moi, sans rien dissimuler, votre propre manière de vivre. Surtout daignez m’instruire, car je désire ardemment le savoir, par quelle règle de religion on rejette les cajoleries d’une épouse ou les attraits du siècle. En vous présentant, cher seigneur, l’hommage accoutumé de mes salutations, je vous prie d’avoir pour agréables ces innocentes plaisanteries, délassement nécessaire au milieu des soucis qui nous accablent. [7,21] LETTRE XXI. ENNODIUS A MAXIME. Où donc est cette intégrité de conscience dont vous avez donné tant de preuves éclatantes, qui dès le temps de votre enfance vous gagna le respect dû aux vieillards; cette intégrité que la fidélité à garder l’honnêteté entoura avant l’âge d’une éclatante auréole, en sorte qu’ayant à peine effleuré l’enfance, elle se manifeste au temps de votre jeunesse par des actes d’une complète maturité? Est-ce juste de ne répondre à une lettre d’ami que par commission orale et la parole d’un esclave peut-elle être mise sur le même pied que l’écriture d’un homme libre? Estimez-vous donc qu’il convienne à un homme de mœurs exemplaires de ne pas condescendre à ce qu’on lui demande, lorsqu’on le pousse à remplir des devoirs religieux? Ou bien vous interdisez-vous comme un crime de répondre à des lettres, parce que, lorsque vous les avez reçues, vous n’étiez pas plongé dans la débauche? C’est donc là votre règle de conduite? Ce n’est pas sous un tel aspect que le renom de probité dont vous jouissez, vous signale au public. Quant à moi, je mettrai en jeu toute la loquacité que l’on me connaît pour briser votre silence. La langue n’est-elle donc pas chez vous à la hauteur de votre naissance? N’attestez-vous pas votre race par la distinction de votre discours? Ou bien l’éclat du langage vous fait-il défaut parce que le cœur aride n’a rien à dicter? Non, cela ne signifie rien de bon que de ne pas répondre, lorsqu’on le peut, à quelqu’un qui le désire. Or comme un autre Silène, c’est au milieu d’éructations dues à Bacchus que j’écris ces lignes. Sachez que votre nom est inséré dans mes ouvrages comme ornement de mon génie. Ainsi quand même je n’obtiendrais pas de réponse, ce me sera, aux yeux du public, une sauvegarde que de paraître écrire librement à des hommes savants comme vous, quelque chose digne d’être lu. Mon cher seigneur, agréez l’hommage de mes salutations et rendez la réponse que vous devez. Puissiez-vous à tout jamais garder la virginité et ne rien perdre de ce que vous a valu une sainte vie; puissiez-vous être préservé du hideux contact d’une négresse et ne pas avoir à dormir à côté d’une si laide figure, si par vos écrits vous daignez réconforter de saintes paroles un ami avide de les entendre, et que de vos fontaines l’eau coule abondante à votre frère. [7,22] LETTRE XXII. ENNODIUS A MAXIME. Les antres des montagnes, les solitudes des forêts reçoivent avec plus de loyauté que votre sublimité, la voix qui leur parle par ordre de la nature ; même les êtres muets répondent aux hommes l’écho des solitudes sonores revient aux oreilles des mortels ; même les forêts épaisses, retraite des fauves, ne laissent pas s’évanouir les accents du langage qu’elles reçoivent. Comment se fait-il donc que votre Grandeur affiche ce genre de mérite et de philosophie qui consiste à ne rien dire et, lorsque de tous côtés, se font entendre de vagues déclamations, elle se renferme prudemment dans le silence ? Vous à qui la nature n’a point refusé le talent que l’étude a porté à sa perfection, je crois que vous ne me jugez pas digne de vos entretiens, ne voulant pas livrer vos précieuses paroles à la critique des ignorants. Mais n’est-ce point se montrer riche en éloquence que de ne pas refuser même aux ignorants les discours qu’ils désirent? C’est un bien pauvre fleuve que celui qui ne peut dans son cours désaltérer que les plus nobles: les pluies abondantes pénètrent même les stériles rochers. La simple raison l’indique : c’est s’avouer pauvre que de redouter une perte ; tout ce qui n’afflue pas en abondance est mesquin. Or je vous ai expédié un présent unique c’est un oiseau qu’a pris le faucon. Car venus à la campagne pour fêter Bacchus (à la suite des vendanges), nous avons mis la guerre entre les oiseaux : cette lutte sociale de la gent ailée a tourné à notre profit. Souvenez-vous que nous vous avons envoyé uniquement un canard sachant que le nombre impair plaît à Dieu. Notre don est une instruction : Recevez, si vous nous aimez, comme une leçon, ce qui nous est un jeu. Faites que le plaisir que j’y prends porte des fruits. Si mon présent peut vous inspirer l’amour de la chasteté perpétuelle, ma langue qui pour le moment s’étudie à vous donner de sages conseils, un jour s’emploiera à faire votre éloge. Adieu, cher Seigneur, et, si je le mérite, répondez à cœur ouvert comme un savant à son ami. [7,23] LETTRE XXIII. ENNODIUS A MAXIME. Votre grandeur prolonge longtemps les fêtes de ses noces; et tandis que vous parachevez, en lui donnant toute la durée convenable, cette chose à laquelle vous fûtes contraint, la nécessité qui vous tient éloigné excite nos regrets. Va-t-on s’attarder éternellement à une affaire dans laquelle ont fut engagé malgré soi? Ainsi vous avez renoncé à l’amour de la béatitude gardée jusque là, comme si vous n’aviez consacré un si long temps qu’à apprendre à devenir époux. Trente jours se sont joyeusement écoulés et vous restez encore éloigné de notre cité, loin de ma vue, et vous me faites languir de cette longue attente. En vérité, faites ce qu’il vous plaira. Si je vis, je ne vous tairai point ce que j’ai écrit pour vous le lire. Agréez cependant l’honneur de mes salutations et les quelques gouttelettes que je vous envoie pour goûter, recevez-les comme il convient à un frère qui reçoit de son frère. Et puis rougissez de ne vous être point informé de ma maladie, pas plus que vous ne m’avez écrit sur les fêtes de votre mariage pour me distraire de mon ennui. [7,24] LETTRE XXIV. ENNODIUS A ÉTIENNE. Les instances de notre fils commun Marcel, qui vous a été donné par la nature et à moi par l’affection, m’obligent d’en venir à vous écrire le premier et à vous accorder, vaincu par l’amitié, la satisfaction du commerce épistolaire, que les anciens ont toujours considéré comme le souverain remède aux maux que cause l’absence. Ainsi vous me devez double, lors même que vous aurez donné à ma lettre une réponse, parce que j’ai le premier commencé. N’est-ce pas ouvrir la porte à l’amitié que de fournir le modèle des entretiens? On n’a pour y répondre qu’à garder la formule déjà employée. Donc, avec l’aide de Dieu, je vous adresse une lettre qui donne des nouvelles de notre bonne santé. J’y ajoute pour votre joie, ce qui fera tressaillir de bonheur votre cœur de père, que votre fils donne déjà, dans les études libérales, les preuves de sa noblesse et se montre tel à les poursuivre qu’il dépasse les aspirations les plus exigeantes de ses parents. C’est donner l’espoir d’atteindre un jour à la perfection que de fournir dès l’adolescence un honnête début, et c’est toucher presque à l’érudition que d’acquérir dès le principe la renommée d’un homme instruit. Je vous salue donc avec l’affection que je dois, et j’espère qu’elle me vaudra, dès la première occasion, le plaisir de recevoir de vos bonnes nouvelles. [7,25] LETTRE XXV. ENNODIUS A SYMMAQUE PORTÉE PAR URSUS LUI-MÊME. Nous avons eu de la peine à faire accepter une loi que nos désirs ont dictée. L’affection obligée de se plier à de trop rigoureuses exigences, ne concilie pas toujours la bienveillance, malgré qu’elle soit à l’abri de tout reproche. Il arrive souvent qu’un écart ne rende que plus aimable et que la licence prise donne le privilège de plaire davantage. On trouve à la présomption je ne suis quelle saveur qui fait pardonner la faute. Je prends soin de me couvrir d’un préambule parce que j’ai l’audace de vous écrire le premier. Il reste à la discrétion de votre grandeur, si vous acceptez de supporter mon bavardage, de ne pas vous taire et de me nourrir du lait qui coule de la fontaine de Symmaque. Adieu en notre Christ, vous qui incarnez tout ce qu’il y a de noble dans la Nation romaine et, si vous m’en croyez digne par mes mœurs et ma naissance, faites-moi l’honneur de me tenir pour votre client et votre serviteur. [7,26] LETTRE XXVI. ENNODIUS A AGNELLUS. Selon mes désirs, vous m’avez écrit longuement pour éclaircir des choses qui ne sont nullement obscures. La défense est bien facile dès lors que nous plaidons pour l’innocence et nous sommes toujours assurés du succès lorsque nous prêtons l’assistance de notre parole à ceux dont le bon droit éclate de soi à tous les yeux. Il vous est facile de démontrer l’éclat d’une lumière qui brille et l’on ne court pas le risque d’être à court d’arguments dès lors qu’on plaide pour des absouts. En vérité, au sujet du cheval promis, vous vous êtes mis en frais d’éloquence, comme si jamais vous aviez eu l’ignoble habitude de mentir. Sur mon âme, je croirais plutôt les pontifes sacrés capables de tomber dans cet abîme. Les vices ne dégradent les hommes mûrs qu’autant qu’ils en furent infectés dès leur jeunesse: ce n’est pas de prime abord qu’un homme prend le parti de nier une dette. Tout ce qui est dans nos mœurs a des antécédents et se continuera. Adieu donc, vous en qui brille de tout son éclat l’éloquence latine; rendez-moi l’affection que je vous porte et qu’en compensation du retard, il m’arrive un cheval digne de votre munificence. [7,27] LETTRE XXVII. ENNODIUS A PROBUS. Je préfère paraître effronté que d’encourir le reproche de manquer de fidélité, car je sais qu’il est plus facile de réparer un excès d’audace qu’un manquement à sa foi. Vivre dans l’ignorance n’est qu’un malheur; ne pas aimer les vertus dont s’honore votre maison serait un crime. On peut, sans être coupable, rester étranger aux arts libéraux; nul n’a le droit de faire fi des bonnes mœurs. Pourrais-je me dispenser d’écrire pour rendre hommage aux mérites accumulés en votre Grandeur? Comment ne pas m’arrêter à contempler cet éclat naturel dont brille votre race et qui se trouve encore amplifié par l’étude et la vertu? C’est, à mon avis, s’approcher déjà de l’honnêteté que de fréquenter des gens vertueux, et l’on croit généralement que chacun s’attache à ce qu’il aime. Pour lors, avec la grâce de Dieu, portez-vous bien et, si mon zèle vous est agréable, accordez à celui qui vous aime la faveur de vos lettres. [7,28] LETTRE XXVIII. ENNODIUS AU PRÊTRE ADÉODAT. L’occasion qui m’oblige à vous écrire comble mes vœux. Car le charme de l’entretien supplée à la présence et celui qui écrit en attend autant en retour. Les hommes les mieux élevés croiraient déroger à toute leur vertu si quelqu’un les devançait dans le témoignage de l’affection et, si on leur en donne l’exemple, ils considèreraient comme un déshonneur de ne pas en tenir compte. Les saints ont ainsi vécu en une telle communion que par l’intimité qui unissait leurs âmes l’inconvénient de la distance disparaissait. Il en sera de même pour nous, Seigneur, si vous acquiescez à mon désir. Donc avant tout je vous salue, puis je vous prie de vous souvenir de moi afin que vos suffrages me fassent recouvrer de ta grâce divine ce que ma négligence me fait perdre. Or je vous le raconte en toute vérité, la troisième nuit après mon départ (de Rome), ma sainte dame Cynégie m’apparut au lever du jour sous un aspect sévère et me reprocha vivement la précipitation de mon voyage : elle se plaignit, non sans quelque amertume, de ce que l’on n’eut pas encore fait à son tombeau l’honneur d’une épitaphe. Quant à moi, je n’ai point considéré tout cela comme une fiction et en me mettant à l’œuvre je n’ai point cru travailler sur la foi d’illusions nocturnes. Mais parce que lorsqu’on aime on est facile à persuader, elle n’eut pas de peine à obtenir de moi l’œuvre qu’elle demandait, sauf tout le respect dû à la mémoire de cette noble dame. Ces vers que je vous ai envoyés, je vous conjure, par le jour du jugement, de les faire graver sans retard sur la pierre du tombeau, du côté des pieds. Votre fils, sachez-le, vous en sera reconnaissant; car il veut que les louanges de cette illustre défunte soient sur toutes les lèvres. Conservez avec soin l’ordre selon lequel vous les trouverez disposés ici. Saluez pour moi Madame Stéphanie et dame Sabiana et encore dame Fadilla. Aussitôt qu’ils seront gravés, hâtez-vous de m’écrire. Daignez parler au seigneur Pape de mon affaire et lui dire de vouloir bien y donner une solution par le saint diacre Dioscore. Je vous ai écrit ce que j’ai pu, pressé par le départ du courrier. Saluez pour moi comme il convient mon frère le seigneur Hormisdas et dites-lui qu’il veuille bien m’envoyer cette clé. [7,29] LETTRE XXIX. ENNODIUS A BÉATUS. Je ne vais point, à l’imitation du laconisme de Sparte, resserrer ma lettre dans des bornes étroites, ni paraître me moquer de la forme de votre style, à dessein si concis : loin de moi de ne parler que peu avec les petits. C’est l’usage des hommes du monde d’être bref avec les petites gens et, sauf le cas de nécessité, de régler la mesure des pages sur celle de ceux à qui ils écrivent. Si dans les lignes qui précèdent vous trouvez quelque subtilité, sachez qu’elles sont l’œuvre de la précipitation, rarement amie de l’art, et de l’occasion. Ce serait bien beau pour moi si dans ces pensées jetées au hasard sur le papier, vous trouviez à admirer. Voici donc le motif qui me fait vous écrire, motif, qu’après vous avoir salué, je recommande à votre sympathie. Comme j’étais déjà loin de la Ville, madame Cynégie se présenta à moi pour me faire le reproche de n’avoir pas honoré sou tombeau d’une épitaphe élogieuse. Je viens de l’écrire et, bien que l’honneur que je porte à son mari eut suffi à me la dicter, j’estime qu’une mémoire qui brille d’un tel éclat doit être célébrée avec toute la pompe du style. Au reste Dieu lui-même ne rejette pas les hommages d’un ignorant et, satisfait de ce qui n’est d’ailleurs que son propre don, il n’exige pas d’un rustre les ornements de la rhétorique. J’ai donc envoyé ces vers qui forment l’épitaphe à graver sur le tombeau. Et vous, si vous voulez que je souhaite longue vie à votre père et à vous-même d’échapper à la contagion de tout ce qu’il y a de vicieux dans Rome, ayez soin de m’indiquer purement et simplement ce que l’on pense de ce poème, sans chercher à flatter mes oreilles de vains compliments. Ne craignez point de communiquer mon écrit à quelques-uns de nos amis, mais surtout, et c’est trop juste, à la dame Barbara, puisque vous logez chez elle. Tout ce que je désire pour mon poème, c’est qu’il soit goûté autant que nous savourons les belles espérances que nous donne votre jeunesse dans sa fleur car elles dépassent les vœux, pourtant bien exigeants. et de moi-même et de vos parents. Saluez pour moi le seigneur Cethégus et sa sœur la dame Blésilla. Saluez aussi Fidèle, Marcellus, George, Solatius, Simplicianus ; dites-leur : si vous avez à cœur de suivre la sage direction de la matrone Barbara, fréquentez son mari, ses parents et ses frères elle aime la chasteté et fuit le luxe. Quiconque tiendrait une autre conduite ne doit pas espérer revenir vers moi. Texte de l’Epitaphe. Par la faveur de Jésus-Christ mes vœux sont accomplis : La croix qui fut ma vie, domine mon tombeau. Le Seigneur a mis fin à la vie de mon corps sans blesser mon âme ; j’ai le bonheur de mourir avant Faustus mon époux. Il versa des larmes, remède du cœur. Que la matrone fidèle souhaite en récompense de ses mérites un semblable sort. [7,30] LETTRE XXX. ENNODIUS A FAUSTUS. On peut compter sur les espérances que donnent les adolescents lorsqu’ils sont l’objet de la culture assidue de hauts personnages; si on fait trêve d’émondage, il y a non plus abondance de froment mais abondance d’ivraie. Longtemps le fils de ma sœur, Parthénius, selon ce que son père même m’a fait savoir, s’est attaché à l’étude des lettres, retenu par la crainte salutaire que lui inspirait l’autorité de votre Eminence. Mais comme votre absence l’a délivré de ce frein, voici qu’il s’abandonne à l’inconduite. Cet âge enclin au mal, ne trouve que trop de guides pour lui en enseigner les voies. Le père désolé fait appel à l’autorité que me donne mon caractère (de diacre) et, ce fils plein de vie, il le pleure comme s’il était mort. Ainsi font ceux qui n’ont plus d’espoir en l’avenir de leurs enfants. Quant à moi cédant à ses prières, je ne trouve pas d’autre remède que d’instruire sans retard votre Eminence des excès du jeune homme. A vous d’y porter remède et de nous prêter votre concours accoutumé, avant que le progrès du vice n’ait ruiné tout ce qu’il pouvait y avoir de bon en lui. Recommandez à nos amis ce qu’il y a à faire; parlez-en à son maître et mettez en œuvre tout ce qui peut être utile, car c’est là tout ce qu’en vous payant le tribut ordinaire de mes salutations, je puis faire pour ce parent et pour répondre à ce qu’il attend de mon intervention. [7,31] LETTRE XXXI. ENNODIUS A PARTHÉNIUS. C’eût été justice de répondre à votre silence inavouable par un silence obstiné et que d’où venait la faute vint aussi le châtiment. Est-il en effet raisonnable d’élever la voix pour vous montrer l’infamie de vos excès et ne convenait-il pas mieux de vous la faire sentir en me renfermant muet dans ma douleur? Croyez-moi, l’indignation qui éclate porte remède. Vous avez dû éprouver en votre âme une émotion profonde, si du moins vous n’avez pas abdiqué tout sentiment humain. En quoi vous avais-je manqué depuis que, par votre précédente lettre, où vous simulez une fausse humilité, vous demandiez votre pardon? Voilà comment vous tenez vos promesses: après que par vos doucereux discours vous avez fait tomber notre colère, si vous rougissez, c’est uniquement de n’avoir pas été plus coupable. A ce que je vois, vos protestations de soumission n’ont point d’autre motif que d’échapper aux angoisses de la misère qu’apporte le vice, estimant du reste un malheur de ne pas témoigner à l’égard de votre père et de votre nourricier autant d’arrogance que leurs bienfaits vous commandent de respect. Ou bien penseriez-vous que je m’inquiète de vos colères d’enfant, ou que mon affection, éclairée de la raison, puisse céder à la pensée de vos besoins? Un père n’a-t-il pas pour agréables les coups que lui donnent ses jeunes fils en colère? Ne sont-elles pas douces aux parents, les injures que leur adressent leurs enfants encore incapables de se tenir debout? Celui qui voit ses désirs satisfaits, ne trouve nulle amertume à ce qui peut survenir de quelque peu contraire. Nous trouvons mêlées à la moisson des épines et de l’ivraie, et tandis que nous cueillons les épis féconds, il en tombe de stériles sous notre faucille. Devrons-nous renoncer à aimer la culture et cesser de labourer parce que la terre ne donne pas en tout pleine satisfaction au cultivateur? Je prie Dieu de vous préserver de ce que je blâme: cependant, quoi qu’il arrive jamais, croyez-moi, je ne cesserai de vous avertir, comme c’est mon devoir. J’ai appris par votre père, que vous vous êtes relâché dans vos études, comme si déjà vous touchiez au faite de la science, vous n’êtes plus assidu à la lecture. Vous le savez bien, cher fils, le trésor de la science ne se garde qu’au prix d’un travail constant. C’est en vain qu’un homme s’y est appliqué s’il cesse un jour la science fuit à tire-d’aile ceux qui la négligent, et ce qu’ils ont acquis au prix de persévérants efforts s’évanouit en un instant. Je vous salue et veux vous savoir assidu, afin que vous reteniez les fruits de vos progrès par les liens d’une lecture quotidienne. Si vous avez quelque chose sur le cœur, écrivez-moi sur l’heure, car je vous prie de le croire, vous ne pourriez trouver, d’un bout à l’autre de la terre, un pareil admirateur de vos compositions.