[7,0] L’EUBÉENNE, OU LE CHASSEUR. (7,1) Ce que je vais vous raconter, je ne l’ai point entendu dire à un autre, je l’ai vu de mes propres yeux, et c’est pour cela même que je vais vous le raconter; car j’aime à causer, je l’avoue, et je ne repousse guère une parole qui me vient à la bouche. La faute en est peut-être à mon âge, peut-être aussi à mes courses lointaines, où j’ai rencontré tant de choses, dont un vieillard ne se souvient jamais sans plaisir. Je dirai donc quelle espèce de gens j’ai trouvée presque au cœur même de la Grèce, et quelle singulière vie ils menaient en ce lieu. (7,2) Je m’étais embarqué à Chio avec quelques pêcheurs: nous n’étions plus dans la belle saison, et notre navire était fort petit. Au milieu de la traversée, nous fûmes assaillis d’une tempête dont nous nous sauvâmes à grand-peine, en gagnant les côtes de l’Eubée. Là, après avoir échoué leur nacelle sur une pointe de cette rive escarpée, mes compagnons me quittèrent. Ils allèrent joindre quelques pêcheurs de pourpre établis sur un promontoire voisin, espérant y trouver assez d’ouvrage pour s’y fixer, et y gagner leur vie. (7,3) Resté seul, et ne connaissant nul lieu habité sur lequel je pusse porter mes pas, je me mis à marcher le long du rivage, pour voir si je ne découvrirais pas quelque vaisseau faisant voile au large, ou amarré à la côte. Il y avait déjà longtemps que je marchais, quand tout à coup j’aperçus à mes pieds un cerf qui venait de se précipiter du haut des rochers qui bordaient le rivage. Il respirait encore, et les flots venaient battre son corps étendu sur la grève. Peu après, je crus entendre au-dessus de ma tête comme des aboiements de chiens. Le bruit des vagues m’empêchant d’ouïr distinctement, je m’avançai du côté d’où venait le son, et ayant gravi, non sans peine, une petite colline assez élevée, j’aperçus en effet des chiens qui couraient çà et là et paraissaient en défaut. Je jugeai que c’était pour échapper à leur poursuite que le cerf s’était jeté en bas des rochers. Au même instant parut un homme: sa mine et ses vêtements annonçaient un chasseur; sa barbe était longue, et ses cheveux, rejetés en arrière, lui pendaient avec grâce sur les épaules. Tels Homère nous dépeint ces Eubéens qui vinrent au siège de Troie, et dont il semble se moquer en passant, parce que, seuls entre tous les Grecs, ils ne coiffaient que la moitié de leur tête. (7,5) Cet homme s’avança vers moi: « Etranger, me dit-il n’auriez-vous pas vu passer un cerf fuyant de ce côté? —Oui, lui répondis-je, et même je vous puis indiquer où il est. Vous le trouverez là-bas, sur la grève, où l’eau commence à le gagner. » Tout en parlant ainsi, je le conduisis sur la place, et je lui montrai l’animal. Je l’aidai de mon mieux à le tirer des flots puis il se mit à le découper avec un grand couteau de chasse, et plaça ensemble sur son dos la peau et les pieds de derrière. Cependant il m’invita à le suivre jusqu’à son habitation, qu’il disait peu éloignée, pour manger avec lui la chair de la bête. (7,6) « Ce soir, ajouta-t-il, vous coucherez chez nous, demain vous serez toujours à temps pour revenir sur la plage. Car, pour le moment, comme vous voyez, il serait fou de songer à s’embarquer. Au reste, que cela ne vous inquiète pas. Je voudrais bien que le vent tombât, depuis cinq grands jours qu’il règne: mais la chose est peu probable aujourd’hui, à en juger par la noirceur des nuages qui enveloppent les sommets de nos montagnes. » En même temps, il me demanda d’où je venais, quel hasard m’avait jeté sur cette côte, et si mon navire s’y était brisé. Je lui fis en peu de mots le récit de ma mésaventure; comment m’étant embarqué seul, pour affaire, avec quelques pécheurs, la tempête nous avait forcés de venir nous échouer en ce lieu. (7,7) « Oh, oh! me dit-il, remerciez les dieux d’en être quittes à ce prix. Voyez combien est sauvage et terrible le côté de l’île qui regarde la mer. Ce sont ici les fameux écueils de l’Eubée dont jamais vaisseau n’approcha sans y faire naufrage. Rarement voit-on quelques passagers échapper, et encore faut-il que leur navire soit aussi léger que l’était le vôtre: mais venez, suivez moi, et ne craignez rien. Vous paraissez avoir besoin de vous refaire un peu de vos fatigues: c’est à quoi nous songerons aujourd’hui. Demain, quand nous aurons fait connaissance, nous aviserons de notre mieux à vous remettre dans votre chemin. (7,8) Vous m’avez l’air d’un habitant de la ville: car votre figure n’est ni celle d’un marin, ni celle d’un homme de peine. On dirait, à voir votre maigreur, que vous êtes attaqué de quelque maladie. » Tout en disant ces choses, il commença à marcher. Je le suivis volontiers. Que pouvais-je craindre? Je n’avais sur moi qu’un méchant manteau; et, grâce à mes longs voyages, l’expérience m’avait appris que la pauvreté est de soi une chose sacrée et inviolable, et qu’on ne touche à un homme pauvre, non plus qu’à un héraut armé de son caducée. [7,10] Je marchais donc hardiment, et avec toute la confiance d’un homme qui n’a rien à perdre. Il y avait environ quarante stades pour arriver à l’habitation de mon hôte. Tout en cheminant et devisant de choses et d’autres, il vint à parler de ses affaires, et du genre de vie qu’il menait avec sa femme et ses enfants. (7,11) « Nous sommes deux amis, me dit-il, qui habitons le même lieu. Nous avons épousé les sœurs l’un de l’autre, et en avons eu chacun plusieurs enfants, garçons et filles. Nous vivons en grande partie de notre chasse, et du produit d’un petit jardin que nous cultivons de nos mains. Le terrain n’est point à nous: nous ne l’avons reçu ni acheté de nos pères. Nos pères, citoyens libres d’ailleurs, n’étaient guère moins pauvres que nous: ils étaient salariés par un riche habitant de l’île dont ils gardaient les bœufs. Cet homme possédait beaucoup de haras et de troupeaux: toutes les montagnes que vous voyez lui appartenaient, ainsi qu’un grand nombre de belles terres et beaucoup d’autres richesses. (7,12) Après sa mort, ses biens furent confisqués: on dit même qu’il périt par ordre du roi, à cause de sa trop grande fortune. Ses troupeaux furent alors emmenés pour être égorgés, et parmi le reste, nos pauvres bœufs, dont personne ne nous paya le prix. Par nécessité, mon père, et celui de mon ami, restèrent où ils se trouvaient lors de ce fâcheux événement. C’était un endroit dans les montagnes, où ils avaient accoutumé de garder leurs bœufs pendant l’été; ils y avaient construit quelques huttes pour leur demeure, et une cloison de pieux, qui, sans être ni grande, ni forte, l’était assez toutefois pour renfermer nos jeunes veaux durant la belle saison. Aux approches de l’hiver, ils descendaient dans la plaine, où l’herbe des pâturages, jointe au peu qu’ils avaient mis en réserve, suffisant à la nourriture de leurs bestiaux. Mais au retour de l’été, ils regagnaient leurs montagnes, et se fiaient de préférence dans le lieu dont je vous parle. C’est une vallée fraîche et profonde. Au milieu coule un ruisseau paisible: la tranquillité de son cours et la douce pente de ses bords permettent aux génisses d’y entrer facilement et sans danger. L’eau en est pure et abondante, elle sort d’une source voisine: un vent d’été parcourt sans cesse et rafraichit la vallée. Les bois d’alentour, plantés de chênes et de sapins, ne nourrissent ni le taon, ni aucun insecte malfaisant. De tous côtés s’étendent de riches prairies où croissent sans culture des arbres hauts et clairsemés. Enfin les plantes potagères les plus succulentes y viennent pendant l’été en abondance, de telle sorte qu’en un espace très circonscrit ce séjour renferme tout ce qu’il y a d’agréable et de commode. Ces avantages qui avaient appelé nos pères en cet endroit, aux beaux jours de l’année, les déterminèrent à s’y fixer, lors de leur désastre, jusqu’à ce qu’ils pussent trouver de l’ouvrage ou un nouveau maître. Cependant, ils se nourrissaient des productions du petit champ qu’ils cultivaient tout près de leur demeure, et dont le sol, fertilisé par l’engrais qu’y avait déposé leur troupeau suffisait par son rapport à leurs modiques besoins. (7,16) Toutefois, comme ce travail leur laissait bien des moments de loisir, et que leurs bœufs d’ailleurs ne les occupaient plus, ils commencèrent à se tourner vers la chasse, exercice auquel ils se livraient d’abord seuls, mais qu’ils firent ensuite avec des chiens, et cela de la manière que je vais vous raconter: « Parmi la troupe nombreuse des chiens qui avaient suivi les bœufs lorsqu’on les emmena, il s’en rencontra deux qui, ne trouvant plus leurs bergers, quittèrent le troupeau et s’en revinrent à l’habitation. Comme ils suivaient partout leurs maîtres, ils les suivirent à la chasse. Dans les commencements, ils s’attachaient à la poursuite des loups, et laissaient là les cerfs et les sangliers. (7,17) Quelquefois, quand ils apercevaient un homme, soit de grand matin, soit un peu tard dans la soirée, ils aboyaient et se jetaient dessus avec acharnement. On profita de cette férocité naturelle: on les accoutuma à goûter le sang et à manger la chair des bêtes tuées: peu après ils en vinrent à se nourrir indifféremment de pain ou de viande. D’abord on les avait forcés à prendre de la chair faute de tout autre nourriture: bientôt ils en devinrent avides au point de se jeter dessus, même quand ils étaient rassasiés: et, avec le temps, leur odorat acquit une finesse qu’il n’avait pas. Ils apprirent à connaître les traces, à se lancer indistinctement sur toute bête qui s’offrait à eux. En un mot, de gardiens de troupeaux qu’ils étaient, ils devinrent apprentis tardifs, mais fort habiles, du métier de la chasse. (7,19) Cependant l’hiver approchait: mon père et son ami n’ayant aucune affaire qui les obligeât de descendre à la ville ou dans le bourg voisin se décidèrent à passer la mauvaise saison au lieu où ils étaient, et ayant fortifié leur habitation et resserré les pieux de la cloison, ils se livrèrent avec plus d’ardeur que jamais à la culture de leur champ. Quant à la chasse, vous n’ignorez pas, sans doute, combien cet exercice est plus facile en hiver: le sol, toujours humide dans cette saison, conserve plus fidèlement l’empreinte du pied des animaux, surtout quand il a tombé de la neige. Alors le chasseur n’a pour ainsi dire rien à faire: il n’a qu’à se laisser conduire par la trace: l’animal engourdi de froid semble presque l’attendre. C’est alors, comme vous le savez, qu’on parvient souvent à saisir dans leurs gîtes les lièvres et les daims. [7,20] Pour en revenir à mon récit, nos parents, voyant qu’il ne leur manquait rien dans ce lieu, prirent goût au genre de vie qu’ils y menaient, et s’y établirent pour toujours. Ils eurent bientôt le plaisir d’y marier chacun son fils à la fille de son ami. C’est là qu’ils sont morts, il y a environ un an. Ils disaient avoir vécu bien des années, et cependant leurs membres conservaient encore la force et la fraîcheur de la jeunesse. Ma mère seule vit encore. (7,21) Mon compagnon est un homme d’une cinquantaine d’années. Il n’est jamais descendu à la ville. Pour moi, j’y suis allé deux fois seulement. La première, encore enfant, avec mon père, dans le temps que nous avions le troupeau: la seconde, il n’y a pas longtemps, à l’occasion que je vais vous dire. Un homme de la ville, un collecteur, je crois, vint chez nous. Il demandait de l’argent, et en cas de refus, nous sommait de le suivre. Nous lui répondîmes que nous n’avions pas d’argent, ce qui était vrai, protestant que pour peu que nous en eussions, il serait tout entier à son service. Cette réponse ne parut pas le satisfaire. Néanmoins, nous l’accueillîmes de notre mieux, et nous lui fîmes accepter deux superbes peaux de cerf. Puis, sur la demande qu’un de nous l’accompagnât pour donner les éclaircissements nécessaires, je le suivis à la ville. Je revis donc ce qu’une fois déjà j’avais vu, beaucoup de maisons grandes et belles, un mur fort et solide qui les environnait, et un grand nombre de bâtiments carrés très élevés. Le mur était flanqué de tours fort hautes. Dans le port, était une foule de navires, qui demeuraient là aussi tranquilles que dans un lac, (7,23) ce qui est bien différent du lieu où vous avez échoué, vous et tant d’autres avant vous. Tout en considérant ces choses, j’étais saisi d’étonnement à la vue de la foule immense, qui se pressait sur mes pas, et mes oreilles étaient assourdies des cris et du tumulte que j’entendais; tumulte si violent que plus d’une fois je crus que ces gens en allaient venir aux mains. Cependant je fus conduit chez les archontes. Mon conducteur me présenta à eux en riant et dit: « Voilà l’homme après qui vous m’avez envoyé: il ne possède rien au monde que la hutte où il demeure, et la cloison destinée à renfermer ses troupeaux. » (7,24) Les archontes ne répondaient rien: ils allaient au théâtre. J’y allai avec eux. Ce qu’on appelle théâtre est une espèce d’enceinte semblable à une vallée, avec cette différence que les côtés, au lieu d’être allongés, s’arrondissent en demi-cercle. Cette vallée n’est pas naturelle, comme les nôtres, elle est construite en pierres. Mais à quels détails m’amusé-je? Vous savez, sans doute, beaucoup mieux que moi ce que je me tue de vous dire, et peut-être vous riez tout bas de ma simplicité. Je poursuis. Arrivé au théâtre, j’y trouvai une grande multitude rassemblée; elle s’occupait d’une manière qui me parut fort extraordinaire: elle ne cessait de crier. Tantôt c’était un murmure flatteur ou de vives acclamations; tantôt c’étaient des cris d’indignation et de fureur. Ces démonstrations de colère paraissaient faire beaucoup d’effet sur les personnes qui en étaient l’objet: les uns couraient çà et là, tendant des mains suppliantes: d’autres jetaient leurs vêtements de crainte. Moi-même je faillis une fois tomber de frayeur à un cri soudain qui s’éleva si fort que la foudre éclatant à côté de moi, ou une vague se brisant sur ma tête, n’auraient pas fait plus de bruit. Cependant quelques personnes se levèrent du milieu de l’assemblée, et se mirent à haranguer le peuple. Les uns parlaient fort longtemps, les autres disaient à peine quelques mots; d’autres étaient accueillis tout d’abord par des cris d’improbation, et à peine leur permettait-on d’ouvrir la bouche. Enfin tout le monde s’assit: il se fit un grand silence, et l’on me mit en face de l’assemblée. A ma vue, un homme que je ne connaissais pas se leva, et me montrant au doigt: (7,27) « Citoyens, s’écria-t-il, vous voyez un de ces hommes qui se sont approprié les terres de la république. Ces hommes font paître leurs troupeaux sur nos montagnes, ils labourent nos champs, ils chassent, ils plantent des vignobles, sans que tant de riches possessions rapportent rien au peuple, ni qu’elles soient un don de sa munificence. Et cette munificence, par quoi l’auraient-ils méritée? Détenteurs enrichis de nos biens, jamais on ne les a vus remplir aucune fonction publique; jamais ils ne rendirent à l’état la moindre partie de ce qu’ils lui ont injustement enlevé. Et cependant, citoyens obscurs et inutiles, ils vivent comme les bienfaiteurs de la république. Je crois même, ajouta-t-il, que c’est la première fois qu’on voit paraître celui-ci parmi nous. » (7,29) Oh! pour le coup, m’écriai-je ! c’est faux. Là-dessus, il s’éleva dans l’assemblée un rire universel. L’orateur en fut si piqué que, se retournant vers moi, il commença à m’accabler d’injures, puis, s’adressant de nouveau au peuple: — « Si donc, continua-t-il, votre complaisance doit autoriser plus longtemps de pareils abus, que sert de veiller davantage au salut de l’état? Aussi bien, y a-t-il déjà longtemps que chacun travaille à la ruine commune, les uns en dilapidant le trésor, et ceux-là, je n’ai pas besoin, sans doute, de les nommer: les autres en s’enrichissant du produit usurpé de nos terres; et c’est ce qu’ont fait jusqu’ici ces deux misérables, et ce qu’ils feront encore longtemps, si vous souffrez qu’ils possèdent gratuitement plus de mille arpents d’excellente terre, qui, bien cultivés, vous rendraient par tête trois mesures de froment attique. » [7,30] — En entendant ces mots, je ne pus m’empêcher de rire. Mais cette fois le peuple ne riait plus: il paraissait agité et tumultueux. L’orateur, de son côté, avec un air d’indignation et me jetant un regard terrible: « Voyez, s’écria-t-il, voyez l’audace de ce coquin! l’impudent n’ose-t-il pas se moquer de cette vénérable assemblée? Je ne sais qui me tient de le faire conduire en prison lui et son complice: car j’apprends qu’ils sont deux chefs principaux de cette bande qui infeste nos montagnes. Bien plus, citoyens, faut-il vous dire tout ce que je pense? J’ai de fortes raisons de soupçonner que leurs mains ne respectent même pas les malheureux que la tempête jette sur les écueils de Capharée, voisins de leur demeure. Car enfin, d’où pourraient leur venir tant de champs fertiles, tant d’habitations magnifiques, tant de troupeaux, d’attelages, d’esclaves? (7,32) Peut-être avez-vous été étonnés de la simplicité de son extérieur, et du peu de valeur de la peau qui le couvre. Mais ce n’est là qu’un grossier artifice; il veut vous en imposer, et vous faire croire à sa pauvreté. Mais il n’a pas trompé mes regards; et j’ai pâli à sa vue, comme à celle de Nauplius même, arrivant de Capharée. Oui, citoyens, croyez-moi, il est certain que ces hommes allument des feux trompeurs au haut de leurs rochers et qu’ils attirent par là sur les écueils les navigateurs qui voguent dans ces parages. » (7,33) Ces paroles avaient porté au plus haut point l’indignation du peuple. Pour moi, je me troublais, et je commençais à craindre qu’ils ne me fissent du mal, quand tout à coup un autre homme se lève du milieu de l’assemblée; sa mine et ses discours annonçaient une personne douce et bien élevée. Ayant demandé et obtenu silence, il commença en ces termes « Mes concitoyens, je ne conçois pas les reproches qu’on adresse à ceux qui défrichent et labourent les parties autrefois incultes de notre territoire. Il me semble que, s’il y a lieu de s’indigner contre quelqu’un, c’est apparemment contre les auteurs de la stérilité et de l’abandon de nos terres, (7,34) et non contre les hommes laborieux qui les cultivent et les embellissent. Vous le savez, notre négligence et le défaut de population ont laissé incultes les deux tiers de notre île. Je possède, pour ma part, un grand nombre de terres en friche, soit dans la montagne, soit dans la plaine! Eh bien, si quelqu’un consent à les mettre en valeur, non seulement je les lui donnerai pour rien, mais j’y ajouterai de l’argent de ma bourse, (7,35) et encore croirai-je avoir gagné à ce marché. En effet, citoyens, y a-t-il au monde un spectacle plus beau, plus ravissant, que celui d’une terre riche et bien cultivée? Est-il rien de plus triste et de plus affligeant au contraire que la vue d’une terre inculte, inutile, et dont la stérilité semble accuser la misère de son possesseur? (7,36) Bien loin donc de vouloir punir ces malheureux, mon avis est que vous devez engager tous les citoyens à imiter leur exemple, à se partager les différentes portions de notre territoire, et à les cultiver, chacun selon ses moyens, les riches plus, les pauvres moins. Vous y trouverez le double avantage de rendre à la culture la plus grande partie de l’île, et d’en bannir deux grands fléaux, la paresse et l’indigence. (7,37) Ceux qui répondront à votre invitation recevront des terres en don gratuit, et les laboureront pendant dix ans, sans payer de rétribution. Au bout de ce temps, il sera prélevé sur leurs fruits une petite portion, qui appartiendra au peuple: leurs bestiaux ne devront rien payer. Si un étranger veut participer à cette entreprise, bornez le privilège à cinq ans, et qu’au bout de ce temps il paie le double des autres citoyens. Que si cet étranger défriche plus de deux cents arpents, qu’il soit fait citoyen lui-même. Ainsi l’émulation donnera des bras à la culture. (7,38) Au lieu de cela, voyez ce qu’il en est aujourd’hui: regardez à nos portes mêmes; dirait-on que c’est là l’entrée d’une cité opulente? Tout y présente le spectacle honteux de la stérilité. En dedans de nos murs, au contraire, je vois des jardins cultivés avec art, et même des pâturages pour nos troupeaux. Il y a, en vérité, de quoi s’étonner lorsqu’on voit de verbeux orateurs accuser de pauvres citoyens parce qu’ils labourent une terre abandonnée aux confins de l’Eubée, et en même temps ne se faire aucun scrupule à eux-mêmes d’étendre leurs plantations sur le champ de nos exercices, et de faire paître leurs troupeaux sur la place publique. (7,39) Car je n’ai pas besoin sans doute de vous apprendre que le gymnase est devenu semblable à un champ labouré, que les statues d’Hercule et des autres dieux y sont ensevelies sous les épis, et que chaque matin les troupeaux de cet orateur se répandent sur la place, où ils broutent l’herbe jusque sous les murs de nos palais, et aux portes mêmes du sénat. D’où il arrive qu’au premier aspect de cette ville, l’étranger ne sait qu’en rire ou en prendre pitié. » — Ces paroles remuaient fortement l’assemblée, qui commençait à se tourner en tumulte vers mon accusateur. [7,40] « Et cependant, continue l’orateur, il vient, il ose demander l’exil de pauvres gens du peuple! sans doute pour que personne ne travaille désormais, et qu’on ne voie plus, hors de la ville, que des voleurs et des brigands, au dedans que des complices de leurs rapines! En deux mots, voici mon avis: vous devez laisser à ces gens les possessions qu’ils se sont acquises, à condition néanmoins qu’ils paieront à l’avenir une rétribution modique. Quant à celles dont, par le passé, ils sont redevables, on les en doit tenir quittes ; ils les ont assez payées en rendant à la culture des terres abandonnées. Que si vous voulez qu’ils en paient le prix, au moins faites-leur des conditions plus favorables qu’à d’autres. » Ainsi parla mon défenseur. Il avait à peine cessé, que l’autre se leva pour lui répondre, d’où suivit entre eux un conflit de paroles et d’injures. Enfin ils se turent, et l’on m’ordonna de parler. « Que faut-il que je dise? demandai-je. — Répondez à ce qu’on a dit contre vous, me cria quelqu’un de l’assemblée. — En ce cas, repris-je, je dis qu’il n’y a pas un mot de vrai dans toutes les paroles de cet autre. (7,42) En vérité, citoyens, je croyais rêver en l’entendant parler de richesses, de terres, de châteaux, et répéter toutes les niaiseries dont il a rempli vos oreilles. Le fait est que nous n’avons ni terres, ni châteaux, ni haras, ni troupeaux, ni bêtes de somme. Plût au ciel que nous eussions toutes ces belles choses! car nous serions plus riches que nous ne le sommes, et nous aurions la satisfaction de partager avec vous nos richesses. Au reste, ce que nous avons nous suffit: si, par hasard, vous en voulez quelque chose, prenez-le, et si vous voulez le tout, prenez le tout: nous chercherons ailleurs de quoi pourvoir à notre subsistance. » Ces paroles plurent à l’assemblée, qui les accueillit avec applaudissements. (7,43) Puis un archonte, s’adressant à moi: « Que pouvez-vous donner au peuple? me dit-il. —Nous pouvons donner au peuple, répondis-je, quatre peaux de cerf, mais des peaux superbes, en vérité. » Tout le monde se mit à rire: l’archonte seul parut indigné. « Nous ne vous offrirons pas, ajoutai-je, nos peaux d’ours, elles sont trop rudes; ni celles de boucs, qui ne valent pas les peaux de cerf. Quant aux autres, elles sont toutes vieilles ou petites. Si cependant vous les voulez aussi, prenez-les avec les premières. » L’indignation de l’archonte s’accrut à ces derniers mots, et avec le plus grand emportement: « On voit bien, s’écria-t-il, que vous êtes un rustre, et que vous n’avez jamais vécu qu’aux champs. — Eh quoi! lui dis-je, vous aussi vous parlez de champs! Ne vous ai je pas dit vingt fois que nous n’avions ni champs, ni terres? faut-il le répéter encore? » — il ne m’écouta pas; mais m’interpellant de nouveau: « Pourrez-vous au moins, reprit-il, donner chacun un talent attique? — Point du tout: nous n’avons pas une si grosse quantité de viande; mais ce que nous en avons vous sera remis. Quelque peu de salées, d’autres morceaux séchés à la fumée; quelques jambons de porc et de cerf qui ne valent guère moins, enfin d’autres excellentes pièces. » (7,45) — Ici grand tumulte, et plusieurs voix de m’appeler menteur. Le magistrat continuât et me demanda si nous possédions du blé, et en quelle quantité: « Nous avons, lui répondis-je, douze boisseaux de froment, quatre d’orge, autant de millet, et seulement un demi septier de fèves, la récolte n’ayant pas été bonne cette année. Prenez, ajoutai-je, si vous le voulez, le froment, l’orge, et les fèves; mais laissez-nous le millet. Que si vous avez besoin du millet, qu’il soit à vous avec le reste. (7,46) — Ne faites-vous pas de vin? me demanda un autre. —Nous en faisons, lui dis-je: si quelqu’un de vous veut se donner la peine de venir jusque chez nous, nous lui en donnerons; mais il faut qu’il ait soin de se munir d’une outre, car il n’en trouvera pas à notre logis. — Vous avez donc des vignes? me dit-on. — Assurément, répondis-je: nous en avons deux devant la porte de l’habitation, et une vingtaine dans l’intérieur de la cour. De l’autre côté du ruisseau, il y en a à peu près un pareil nombre que nous plantâmes l’an dernier. Elles sont toutes d’une excellente qualité, et donnent de belles grappes, quand les passants ne commettent aucun dégât. (7,47) En un mot, ajoutai-je, pour vous épargner la peine de faire tant de questions les unes après les autres, voici de quoi se compose le reste de notre ménage: huit chèvres d’abord, puis une vache mutilée, avec son veau: c’est un joli petit animal. Nos instruments sont quatre hoyaux, autant de fourches, autant de faux, trois épieux, et deux couteaux de chasse pour moi et mon compagnon. Il n’est pas besoin, que je pense, de parler de la poterie. Nous avons chacun une femme et de enfants. Notre habitation consiste en deux huttes très propres et très agréables, qui nous servent de logement, et une troisième où nous déposons nos provisions et le produit de notre chasse. (7,48) Par Jupiter! s’écria le rhéteur, peut-être nous diras-tu enfin où vous enfouissez votre argent? — Enfouir de l’argent ! m’écriai-je; viens donc, insensé, viens l’enfouir toi-même! Qui s’est avisé jamais d’enfouir de l’argent? comme s’il pouvait pousser quelque chose à la place! » — Cette réponse excita de grands éclats de rire: il me sembla à moi que c’était du rhéteur qu’on riait. — « Voilà donc, continuai-je, tout ce que nous possédons. Si vous voulez le tout, nous vous l’abandonnerons avec plaisir; mais au moins ne nous l’enlevez pas par violence, comme si nous étions des étrangers ou des méchants: car nous sommes citoyens de cette ville, tout comme vous: c’est mon père qui me l’a dit. Il n’y a pas bien longtemps qu’étant venu ici, il assista à une distribution d’argent, et reçut sa part comme les autres citoyens. Nos enfants sont aussi vos concitoyens; nous les élevons pour la patrie, et ils sauront la défendre contre les brigands et les étrangers. Vous êtes en paix maintenant; mais que l’occasion se présente seulement, et vous souhaiterez que tout le monde fasse comme nous. Car n’espérez pas que ce rhéteur s’arme alors pour votre défense, à moins qu’il ne faille combattre avec des paroles et des injures, à la manière des femmes. [7,50] Ainsi donc, pour en finir, si vous le désirez, nous paierons en rétribution une partie du produit de nos chasses. Seulement, envoyez quelqu’un pour la recevoir. Quant à nos habitations, si elles offensent vos regards, et qu’il vous plaise qu’elles soient détruites, nous les détruirons mais au moins donnez-nous un lieu où nous puissions nous garantir des injures de l’hiver. Vous avez au dedans des murs tant de maisons que personne n’habite: une seule nous suffira. Après tout, ne serait-ce pas une injustice criante que de nous bannir de notre pays, pour cela seul que nous ne vivons pas dans l’enceinte de vos murailles, et que nous ne venons point augmenter la foule immense qui se presse sur cet espace resserré? (7,51) Quant à l’accusation impie que cet homme ose nous intenter à l’égard des naufragés, elle est d’une telle absurdité, que j’oubliais presque d’en parler, quoique je dusse m’en justifier avant tout. Mais qui d’entre vous pourrait ajouter foi à de pareilles calomnies? car, sans parler des sentiments pieux qui nous sont naturels, que veut-on que nous puissions retirer d’une côte où la violence des vagues réduit presque en poussière les débris de navire qu’elles amènent? Vous n’ignorez pas sans doute à quel point le rivage que nous habitons est dangereux et inabordable. (7,52) Une fois seulement j’ai trouvé sur la grève quelques mouettes que la tempête y avait jetées: je les suspendis à un chêne sacré voisin de la mer. Ah ! me préserve à jamais Jupiter de tirer un profit impie du malheur des autres hommes! Bien au contraire, tontes les fois que quelque naufragé a été poussé sur notre plage, je l’ai recueilli, je l’ai reçu sous ma hutte, je l’ai fait asseoir à ma table; tout ce que l’hospitalité peut offrir de consolation et de secours, je le lui ai donné. Non content de ces premiers soins, je l’ai remis dans son chemin, je l’ai accompagné moi-même jusqu’aux premières terres habitées. N’est-il personne parmi vous qui puisse rendre ce témoignage à la vérité? Aussi bien n’était-ce pas par intérêt, ni pour qu’il en fût fait témoignage, que je remplissais ce devoir. Le plus souvent j’ignorais entièrement d’où venait celui que je sauvais; et dans ce moment même où j’aurais si grand besoin qu’on déposât en ma faveur, loin de moi le désir qu’aucun d’entre vous soit jamais tombé en une telle infortune! » Comme j’achevais ces paroles, un homme se leva du milieu de l’assemblée. Je craignis d’abord que ce ne fût quelque nouveau menteur qui prit la parole pour me calomnier: mais je fus bien rassuré. (7,54) « — Citoyens, dit-il, il y a longtemps que j’hésitais à reconnaître cet homme; mais d’après ses dernières paroles il ne m’est plus permis de douter; et il y aurait ingratitude et cruauté de ma part à ne point dire tout ce qui est à ma connaissance, à ne point lui rendre, par mon témoignage solennel, une faible partie des services que j’ai reçus de lui. (7,55) Je suis, comme vous savez, citoyen de cette ville, ainsi que mon père que vous voyez à mes côtés. En même temps il montrait un homme assis auprès de lui qui se leva aussitôt. Voilà trois ans que nous nous étions embarqués sur le vaisseau de Soclée. Une tempête violente nous jeta sur les écueils de Capharée: nous parvînmes seuls à nous échapper avec quelques passagers. Nos compagnons d’infortune, ayant de l’argent sur eux, furent recueillis par des pêcheurs de pourpre établis dans ce lieu. Pour nous, jetés nus sur le rivage, et pressés par la nécessité, nous nous mimes à suivre un sentier battu, espérant qu’il nous conduirait à la demeure de quelque berger. Il y avait déjà longtemps que nous marchions. Epuisés de faim, de soif et de fatigue, nous étions au moment de perdre nos forces, lorsqu’enfin nous aperçûmes une habitation. Nos cris en firent sortir un homme, qui est le même que vous voyez ici, il nous fit entrer chez lui sur le champ. Là nous ayant placés près d’un feu dont la chaleur doucement ménagée ne s’accroissait que par degrés, sa femme et lui frottèrent de graisse, à défaut d’huile, nos membres fatigués, et ayant versé dessus de l’eau tiède, ils parvinrent enfin à ranimer en nous une chaleur presque évanouie. (7,57) Puis, nous ayant fait asseoir, et nous ayant couverts du peu de vêtements qu’ils possédaient, ils nous servirent des viandes rôties, du pain de froment et vin, tandis qu’ils ne mangeaient eux-mêmes que du millet bouilli, et ne buvaient que de l’eau. Le lendemain, comme nous voulions partir, ils nous retinrent, et nous gardèrent encore pendant trois jours. Au bout de ce temps, nous primes congé d’eux. Ils nous forcèrent d’accepter en partant une portion de leur chasse, et nous donnèrent à chacun une très belle peau de cerf. Bien plus, cet homme généreux, voyant que je n’étais pas tout à fait remis de mes fatigues, dépouilla sa fille du manteau qui la couvrait pour en revêtir mes épaules. Cette jeune fille, sans murmurer, prit sous mes yeux un autre haillon. J’eus soin, aussitôt arrivé au village voisin, de lui renvoyer son vêtement. Citoyens, voilà mon libérateur, voilà, après les dieux, celui à qui je dois ma vie et celle de mon père. » (7,59) Je ne saurais vous décrire quel effet ce petit récit produisit sur l’assemblée, et de quels éloges je me vis comblé tout à coup. Quant à moi, reconnaissant mon hôte sur le champ: « Eh, bonjour, Sotade » m’écriai-je, et m’approchant de lui; je le baisai lui et son père au visage. Mon action causa de grands éclats de rire, d’où j’appris que ce n’est point la coutume dans les villes de se baiser au visage. [7,60] Cependant l’homme aux bonnes paroles, celui qui la première fois avait pris ma défense contre le rhéteur, se leva et dit: « — Citoyens, je pense que l’hospitalité de cet homme lui mérite une place au prytanée. Car enfin, pourquoi honorez-vous si magnifiquement celui qui dans un combat soustrait un citoyen à la mort, si vous laissez sans honneur et sans récompense celui qui en a sauvé deux, et peut-être cent autres qui ne sont point ici pour publier ses bienfaits? (7,61) Il a dépouillé sa fille pour couvrir la nudité d’un citoyen: eh bien! qu’il lui soit donné aux frais de l’état une tunique et un manteau, et que cet exemple apprenne aux citoyens à respecter la justice et à se secourir les uns les autres. Quant aux terres dont on dit qu’ils se sont emparés, qu’ils en jouissent sans crainte et sans opposition, et qu’à ces dons on joigne celui de cent drachmes pour aider leur ménage. Je m’offre à payer cet argent de mes propres deniers. » (7,62) Toutes ces propositions, et la dernière surtout, furent accueillies avec de grands applaudissements. Les vêtements et l’argent furent apportés à l’instant même sur le théâtre. Je ne voulus recevoir ni l’un ni l’autre de ces présents. On me dit que je ne pouvais dîner en public, vêtu d’une peau, comme je l’étais. — « En ce cas, répondis-je, je me passerai de dîner aujourd’hui. » — On ne tint compte de mes paroles, et, m’ayant passé la tunique autour du corps, on jeta le manteau sur mes épaules. Me voyant ainsi accoutré, je voulais remettre ma peau de cerf par-dessus tout; mais on ne le permit pas. Pour l’argent, je ne voulus le recevoir d’aucune façon, et protestant qu’on ne me le ferait point accepter: — « Si vous cherchez, ajoutai-je, quelqu’un qui veuille le prendre, donnez-le à ce rhéteur pour l’enfouir en terre. Il sait comment cela se pratique. » C’est ainsi que se termina cette aventure qui m’avait d’abord effrayé, et dont le résultat fut aussi agréable pour moi, que les commencements en avaient été peu rassurants. Depuis lors, nous n’avons eu aucun sujet d’inquiétude. » (7,64) A peu près comme mon hôte finissait son récit, nous arrivâmes à la porte de son habitation. « Oh ! oh! lui dis-je en riant, vous n’avez pas tout dit à vos concitoyens, et vous leur avez caché ce qu’il y a peut-être de plus beau dans vos possessions. — Quoi donc? s’écria-t-il d’un air surpris. —Eh! par Jupiter, ce jardin que j’aperçois là-bas couvert d’arbres et planté de légumes. Il est vraiment très joli. — Oh! me répondit-il, c’est qu’il n’existait pas alors: il n’y a même pas longtemps que nous l’avons planté. » (7,65) En discourant ainsi, nous entrâmes chez lui, et nous étant mis à table, nous y demeurâmes le reste du jour. Mon hôte et moi nous étions assis sur un lit de feuilles assez élevé et recouvert de peaux: sa femme était à ses côtés. Sa fille, jeune personne dans l’âge où l’on songe à prendre un mari, se tenait debout derrière nous, et nous servait à boire d’un vin noir exquis. Les enfants, qui avaient été quelque temps à faire rôtir les viandes, les apportèrent, et s’étant mis à nos côtés, prirent part au repas. Pour moi, je portais envie au sort de cette famille, et je me disais à moi-même que c’étaient les plus heureux mortels que j’eusse jamais rencontrés. (7,66) Je connaissais les palais et la table des riches, non pas seulement des riches plébéiens, mais des satrapes et des rois. Ils m’avaient toujours paru misérables, ils me le parurent bien plus alors, quand je considérais ces hommes pauvres et libres, à qui rien ne manquait de ce qui donne à table le plaisir, et qui même en cela avaient plus que n’a la richesse. (7,67) Nous avions presque fini quand l’ami de mon hôte arriva. Il était suivi de son fils, jeune garçon d’une figure agréable, qui tenait un lièvre à la main. Le jeune homme rougit quand il vit un étranger; et, tandis que son père nous saluait, il alla embrasser la jeune fille et lui donna le lièvre qu’il tenait. Celle-ci le reçut, cessa de servir, et vint s’asseoir à côté de sa mère. Le jeune homme continua le service à sa place. (7,68) « Est-ce là, dis-je à mon hôte, celle de vos filles à qui vous avez ôté sa tunique pour la donner au malheureux naufragé? —Oh, non! me répondit-il, celle dont vous parlez est mariée depuis quelque temps; elle a même des enfants déjà grands. Nous l’avons donnée à un homme riche du bourg voisin. — Ah! lui dis-je, cela est heureux, ils doivent vous aider, si parfois vous avez besoin de quelque chose. — Bon! reprit la mère, nous n’avons besoin de rien. Bien au contraire, c’est nous qui leur faisons passer toujours quelque chose, soit de notre chasse, soit de nos fruits et de nos légumes: car ils n’ont pas de jardin. Une fois seulement nous leur avons emprunté du grain pour faire nos semailles; et encore le leur avons-nous rendu aussitôt après la moisson. — Ah çà, continuai-je en riant, est-ce que vous ne pensez pas à marier celle-ci, comme l’autre, à un homme riche, afin qu’elle puisse vous prêter du grain? » — Les deux jeunes gens se mirent alors chacun à rougir. [7,70] « Oh! que non! dit le père en baisant sa fille au front. Je veux qu’elle ait un mari pauvre, un chasseur, comme moi, » et en même temps il regardait le jeune garçon et souriait. « Que tardez-vous donc à la marier? lui dis-je. Est-ce que le futur serait absent par hasard? Je ne sais, mais il me semble qu’il n’est pas très loin d’ici... —Aussi, reprit-il, ce n’est pas mon intention de différer davantage; mais je veux que la noce se fasse un jour heureux, et j’attends pour cela qu’il s’en présente un. — Et à quoi reconnaissez-vous, lui demandai-je, qu’un jour est heureux? — C’est, répondit-il, lorsque la lune est grande, l’air tranquille, et le ciel pur. (7,71) — Sans doute, continuai-je, il n’est pas besoin de demander si ce jeune homme est bon chasseur. — Oh! me répondit le jeune homme, je sais déjà poursuivre et atteindre le cerf: vous le verrez demain, étranger, si vous voulez. Est-ce toi qui as pris ce lièvre? — Oui, c’est moi-même, s’écria-t-il en riant. Je l’ai pris cette nuit au lacet. Oh! si vous aviez vu, ajouta-t-il, comme le ciel était pur, et l’air tranquille! La lune était grande, grande comme je ne l’ai jamais vue. » (7,72) Les deux pères se mirent ensemble à rire. Le pauvre garçon eut honte, rougit, et se tut. « Mon enfant, lui dit le père de la jeune fille, tu as raison de t’impatienter; mais ce n’est pas ma faute à moi. Prends t’en à ton père qui dit toujours qu’il va partir pour acheter la victime, et qui n’en a rien fait jusqu’ici. Car tu sais qu’il faut sacrifier aux dieux quand on se marie. — Oh! si ce n’est que cela, s’écria un tout petit garçon qui était debout à côté de sa sœur, il y a longtemps que la victime est prête: elle est ici derrière l’habitation, où nous la nourrissons: c’est un petit pourceau qui est, ma foi, bien gentil. (7,73) » On demanda au jeune homme si c’était vrai: il répondit que oui. — « Et d’où te vient cet animal? — Vous vous rappelez bien, dit-il, le jour où nous primes cette laie qui avait tant de petits? Vous vous souvenez qu’ils se sauvèrent tous; car ils couraient plus vite que des lièvres. Je parvins à en atteindre un d’un coup de pierre. Je pris sa peau, et j’allai la vendre au village voisin, où j’obtins en échange la victime dont mon frère vous a parlé. Je lui ai fait une petite auge derrière l’habitation, et c’est là que je la nourris. (7,74) — C’est donc pour cela, s’écria mon hôte, que ta mère riait si fort quand je disais qu’il me semblait entendre des grognements, et je n’avais pas si grand tort de m’étonner que mon orge diminuât ainsi à vue d’œil. — C’est, reprit-il, que les plantes de l’Eubée ne valent rien pour nourrir ces animaux, il n’y avait que des glands, et il ne voulait pas en manger. Au reste, si vous voulez le voir, je vais vous l’amener. — Très volontiers, » s’écria-t-on d’une commune voix. Aussitôt tous les enfants sortirent sautant et riant, (7,75) et la jeune fille s’étant levée alla chercher dans la hutte voisine des nèfles, des cormes, des pommes d’hiver et des grappes d’un raisin délicieux. Puis, ayant essuyé la table avec des feuilles, elle la couvrit d’une verte et fraîche fougère, et mit dessus les fruits qu’elle venait d’apporter. Cependant les enfants amenèrent la victime en dansant, riant et folâtrant autour d’elle. (7,76) Ils étaient suivis de la mère du jeune homme, accompagnée de deux enfants en bas âge. Ils apportaient des pains de froment cuits sous la cendre, et dans des plats de bois des œufs cuits à l’eau et des noix secs. La mère du jeune homme embrassa toute la famille, et alla s’asseoir à côté de son mari. « Voilà, dit-elle, la victime que nous nourrissons depuis longtemps pour la noce, tous les autres préparatifs sont faits: les gâteaux de froment et d’orge sont tout prêts: il ne nous manquera peut-être qu’un peu de vin: mais il ne sera pas difficile de s’en procurer ici près, au village. » (7,77) Pendant qu’elle parlait ainsi, le jeune homme était debout à côté d’elle, et regardait son oncle d’un air inquiet. « Ma foi, dit celui-ci, il n’y a plus que lui qui nous arrête. Je ne sais pas si la victime lui paraît assez grasse comme elle est, et s’il ne veut pas la nourrir encore quelque temps. — Vous voulez donc qu’elle crève dans sa peau, » reprit le jeune homme d’un ton d’impatience. Et moi, cherchant à l’aider un peu: « Prenez garde, leur dis-je, que tandis que la victime s’engraisse, le jeune homme au contraire... — C’est vrai, interrompit la mère: l’étranger a raison. Aussi bien mon fils ne se porte plus comme autrefois. L’autre nuit encore, je l’ai entendu il était éveillé, et il est sorti de l’habitation. (7,79) — C’est que les chiens aboyaient, ma mère, et j’ai voulu voir ce que c’était. — Point du tout, reprit la mère, je vous ai vu; vous aviez l’air triste, et vous vous promeniez en soupirant. Allons, mes amis, pourquoi différer plus longtemps? Ne laissons pas s’affliger davantage ces pauvres enfants. » Et en disant ces paroles elle se leva pour embrasser la mère de la jeune fille. Alors celle-ci se tournant vers son mari: « Faisons comme ils veulent, dit-elle. — C’est bien dit, s’écria-t-on d’une commune voix: à après demain la noce. » On me pria d’en être, et je consentis volontiers à rester jusque-là. [7,80] J’eus le loisir d’observer ce qui était sous mes yeux, et d’en comparer le tableau à ce qui se passe chez les riches, surtout en fait de mariage: tout le manège qu’il faut à un père, ses recherches inquiètes sur la naissance et le bien, les dots, les donations, les promesses et les duperies, les contrats et les signatures; et souvent, au bout de tout cela, à l’heure même des noces, des injures et des querelles. (7,81) Ce n’est donc pas sans intention que j’ai fait ce récit et pour mon simple amusement, c’est pour offrir un modèle de vie pauvre et heureuse que j’ai vu de mes propres yeux, et que chacun, comme moi, est à portée de voir. (7,81 suite) — an illustration drawn from my own experience for anyone who wishes to consider whether in words and deeds and in social intercourse the poor are at a disadvantage in comparison with the rich on account of their poverty, or in every way have the advantage. 82 And really, when I consider Euripides' words and ask myself whether as a matter (p333) of fact the entertainment of strangers is so difficult for them that they can never welcome or succour anyone in need, I find this by no means to be true of their hospitality. They light a fire more promptly than the rich and guide one on the way without reluctance — indeed, in such matters a sense of self-respect would compel them — and often they share what they have more readily. When will you find a rich man who will give the victim of a shipwreck his wife's or his daughter's purple gown or any article of clothing far cheaper than that: a mantle, for example, or a tunic, though he has thousands of them, or even a cloak from one of his slaves? 83 Homer too illustrates this, for in Eumaeus he has given us a slave and a poor man who can still welcome Odysseus generously with food and a bed, while the suitors in their wealth and insolence share with him but grudgingly even what belongs to others, and this, I think, is just what Odysseus himself is represented as saying to Antinous when he upbraids him for his churlishness. "Thou wouldst not give a suppliant even salt In thine own house, — thou who, while sitting here, Fed at another's table, canst not bear To give me bread from thy well-loaded board." 84 But granted that such meanness on the suitors' part was in accord with their general depravity, yet how was it with Penelope? Though she was an excellent woman, overjoyed to talk with Odysseus and learn about her husband, Homer does not say that (p335) even she gave him a cloak as he sat beside her in a bare tunic, but that she merely promised him one if it turned out that he was telling the truth about Odysseus in saying that he would arrive within the month. 85 And afterwards, when he asked for the bow, and the suitors, who could not draw it, were angry at him because he had the hardihood to vie with them in prowess, she urged that it be given to him, adding that of course her promise of marriage could not apply to him; but she promised to give him a tunic, cloak, and shoes, if he succeeded in stretching the bow and shooting through the axes; 86 as though he had to bend the bow of Eurytus and become the enemy of all those young men, and perhaps lose his life at their hands then and there, if he was to receive tunic and shoes, or else must produce Odysseus in person, who had not been seen anywhere for twenty years, and within a stated time at that, with the alternative, in case he could do neither, of departing in the same rags out of the presence of the good and prudent daughter royal of Icarius! 87 Other words of about the same purport Telemachus too addresses to the swineherd regarding Odysseus when he bids the latter to send him to the city as soon as possible that he may beg for alms there, and not to feed him at the steading any longer. And even if this had been agreed upon between them, yet the swineherd feels no surprise at the treatment and its inhumanity, 88 as though it were the regular procedure to deal with needy strangers thus strictly and meanly and to welcome open-heartedly (p337) with gifts and presents only the rich, from whom, of course, the host expected a like return, very much as the present custom is in selecting the recipients of our kindly treatment and preferment; 89 for what seem to be acts of kindliness and favours turn out, when examined rightly, to be loans, and that too at a high rate of interest as a usual thing, if, by heavens, conditions to-day are not worse than they used to be, just as is the case with every other evil. [7,90] Furthermore, I could state in regard to the Phaeacians also and their generosity, in case anyone imagines that their behaviour towards Odysseus was neither ungenerous nor unworthy of their wealth, just what motives and reasons induced them to be so open-handed and splendid in their generosity. But what I have said so far about this matter is more than sufficient. 91 It is certainly clear that wealth does no great service to its owners as regards the entertainment of strangers or otherwise. On the contrary, it is more likely to make them stingy and parsimonious, generally speaking, than poverty is. Even if some man of wealth may be found — one perhaps in a million — who is liberal and magnanimous in character, this by no means conclusively proves that the majority do not become worse in this regard than those whose means are limited. 92 A poor man, if he be of strong character, finds the little that he has sufficient both to enable him to regain his health when his body has been attacked by an illness not too severe — when, for example, he is visited by the sort of malady that usually attacks hard- working people whenever they overeat — and also to give (p339) acceptable gifts to strangers when they come — gifts willingly given that do not arouse the recipient's suspicion or give him offence — 93 perhaps not silver bowls, or embroidered robes, or a four-horse chariot, which were the gifts of Helen and Menelaus to Telemachus. For the poor man would be unlikely to have such guests to welcome as satraps or kings, for instance, unless they were very temperate and good men in whose eyes no gift is inadequate which is prompted by affection. But guests that are dissolute and tyrannical they would neither be able, I suppose, to serve acceptably nor, perhaps, would they care to extend such hospitality. 94 For it surely did not turn out any better for Menelaus that he was able to receive the wealthiest prince of Asia as a guest and that nobody else in Sparta was equal to entertaining the son of King Priam. 95 For, mark you, that prince despoiled his home, appropriated his wife as well as his treasures, left the daughter motherless, and sailed away. And after that Menelaus wasted a great deal of time travelling all over Greece bewailing his misfortunes and begging every king in turn to help him. He was forced also to implore his brother to give his daughter to be sacrificed at Aulis. 96 Then for ten years he sat fighting in Troy-land, where again both he and his brother kept cajoling the leaders of the army. When this was not done, the soldiers would grow angry and on every occasion would threaten to sail for home. Besides, he endured many hardships and dire perils, after which he wandered about and was able to reach his home only after infinite trouble. (p341) 97 Is it not, then, most unfitting to admire wealth as the poet does and regard it as really worth seeking? He says that its greatest good lies in giving to guests and, when any who are used to luxury come of the one's house, being in a position to offer them lodging and set such tokens of hospitality before them as would please them most. 98 And in advancing these views we cite the poets, not to gainsay them idly nor because we are envious for their reputation for wisdom that they have won by their poems; no, it is not for these reasons we covet the honour of showing them to be wrong, but because we think that it is in them especially that we shall find the thought and feeling of men generally, just what the many think about wealth and the other objects of their admiration, and what they consider would be the greatest good derived from each of them. 99 For it is evident that men would not love the poets so passionately nor extol them as wise and good and exponents of the truth if the poetry did not echo their own sentiments nor express their own views. [7,100] Since, then, it is not possible to take each member of the multitude aside and show him his error or to cross-question everybody in turn by saying, "How is it, sir, that you fear poverty so exceedingly and exalt riches so highly?" and again, "What great profit do you expect to win if you happen to have amassed wealth or, let us say, to have turned merchant or even become a king?" Such a procedure would involve infinite trouble and (p343) is altogether impracticable. 101 Therefore, because we must, let us go to their prophets and spokesmen, the poets, with the conviction that we shall find among them the beliefs of the many clearly put and enshrined in verse; and in truth I do not think that we fall very far short of our object in so doing. 102 And our present procedure, I believe, is the usual one even with men wiser than myself. Indeed, one very great philosopher has expressly contradicted the sentiments contained in these same lines of Euripides, and he is a man whom I think no one would ever accuse of contradicting them and Sophocles' words about wealth in any spirit of captiousness. He objects briefly in the former instance but in more detail in the case of Sophocles, and yet not at great length as we are now doing, since he was not discussing the question ex tempore with an orator's full privilege but was writing in a book. 103 Now so much for the life of the farmer, the hunter, and the shepherd. Perhaps I have spent more time on this theme than I should have done, but I desired to show in some way or other that poverty is no hopeless impediment to a life and existence befitting free men who are willing to work with their hands, but leads them on to deeds and actions that are far better and more useful and more in accordance with nature than those to which riches are wont to attract most men. 104 Well then, it would now be our duty to consider the life and occupations (p345) of poor men who live in the capital or some other city, and see by what routine of life and what pursuits they will be able to live a really good life, one not inferior to that of men who lend out money at excessive rates of interest and understand very well the calculation of days and months, nor to that of those who own large tenement houses and ships and slaves in great numbers! 105 For the poor of this type suitable work may perhaps be hard to find in the cities, and will need to be supplemented by outside resources when they have to pay house- rent and buy everything they get, not merely clothes, household belongings, and food, but even the wood to supply the daily need for fire, and even any odd sticks, leaves, or other most trifling thing they need at any time, 106 and when they are compelled to pay money for everything but water, since everything is kept under lock and key, and nothing is exposed to the public except, of course, the many expensive things for sale. It will perhaps seem hard for men to subsist under such conditions who have no other possession than their own bodies, especially as we do not advise them to take any kind of work that offers or all kinds indiscriminately from which it is possible to make some money. 107 So perhaps we shall be forced in our discussion to banish the respectable poor from the cities in order to make our cities in reality cities "well-inhabited," as Homer calls them, where only the prosperous dwell, and we shall not allow any free labourer, apparently, within the walls. But what shall we do with all these poor people? Shall we scatter them in settlements in the country as the Athenians are said to have been (p347) spread all over Attica in early times and again later when Peisistratus became tyrant? 108 That mode of life did not prove disadvantageous to the Athenians of that time, nor did it produce a degenerate breed of citizens either, but men in every way better and more temperate than those who later on got their living in the city as ecclesiasts, jurymen, and clerks — a lazy and at the same time ignoble crowd. It will not, therefore, cause any great and dire peril if all these respectable poor shall become by any end and every means rustics, but nevertheless I think that even in the city they will not fail to make a living. 109 But let us see what the variety and nature of the occupations are which they are to follow in order to live in what we believe is the proper way and not be often compelled to turn to something unworthy because they are out of work. The occupations and trades in the city, if all are taken into consideration, are many and of all kinds, and some of them are very profitable for those who engage in them if one thinks of money when he says "profitable." [7,110] But it is not easy to name them all separately on account of their multitude, and equally because that would be out of place here. Therefore, let this brief criticism and praise of them suffice: All which are injurious to the body by impairing its health or by preventing the maintenance of its adequate strength through their inactive or sedentary character, or which engender in the soul either turpitude or illiberality or, in general, are useless and good for nothing since they owe their origin to (p349) the silly luxury of the cities — these cannot properly be called trades or occupations at all; for Hesiod, a wise man, would never have commended all occupations alike if he had thought that any evil or disgraceful thing was entitled to that name — 111 so where any of these evils, be it what it may, is attached to these activities, no self-respecting and honourable man should himself have anything to do with them or know anything about them or teach them to his sons, for he knows that he will not be what either Hesiod or we mean by "workman" if he engages in any such business, but will incur the shameful reproach of being an idler living on disgraceful gains and hear himself bluntly called sordid, good for nothing, and wicked. 112 But, on the other hand, where the occupations are not unbecoming to those who follow them and create no evil condition in their souls nor injure their health by inducing, among other diseases, physical weakness in particular, sluggishness, and softness on account of the almost complete lack of exercise, and, further, enable one to make a satisfactory living — 113 the men who engage zealously and industriously in any of these will never lack work and a living from it, nor will they give the rich any justification for calling them the "poor class," as is their wont; on the contrary, they will be rather purveyors to the rich and lack practically nothing that is necessary and useful. 114 Now without describing in detail each and every (p351) occupation, but simply offering a general outline, let us mention in these two classes the kinds we do not approve of, giving our reasons, and the kinds we urge men to undertake without hesitation. Let them pay no heed to those idle objectors who are wont often to sneer obviously not only at a man's occupation when it has nothing at all objectionable in it, but even at that of his parents, when, for instance, his mother was once on occasion someone's hired servant or a harvester of grapes, or was a paid wet-nurse for a motherless child or a rich man's, or when his father was a schoolmaster or a tutor. Let them, I say, feel no shame before such persons but go right ahead. 115 For if they refer to such things, they will simply be mentioning them as indications of poverty, evidently abusing and holding up poverty itself as something evil and unfortunate, and not any of these occupations. Therefore, since we maintain that to be poor is no worse and no more unfortunate than to be rich, and perhaps no less advantageous to many, the sneer at one's occupation ought not to give any greater offence than the sneer at one's poverty. 116 You see, if, without mentioning the thing with which they found fault, they had to bring up and denounce the things it caused from day to day, they would have a great many more and really disgraceful things caused by the possession of wealth to bring up, and not least of all what in Hesiod is adjudged the greatest shame, namely, the charge of idleness, and exclaim, "Sir, "Never a delver did the gods make thee, nor a ploughman," p353 adding, "In vain hast thou hands; soft and tender are they like those of the suitors." 117 Now what I have to say next is, I imagine, apparent to every man and perhaps often remarked — that dyeing and perfumery, along with the dressing of men's and women's hair — nearly the same for both sexes to-day — and practically all adorning, not only of clothing, but even of the hair and skin by the use of alkanet, white lead, and all kinds of chemicals in the attempt to counterfeit youthfulness make a spurious image of the person, and further, the decorating of the roofs, walls, and floor of houses, now with paints, now with precious stones, here with gold and there with ivory, 118 and, again, with carving of the walls themselves — that as for these occupations, the best thing would be that cities should admit none of them at all, but that for us in our present discussion the next best thing would be to rule that none of our poor should adopt any such trade; for we are at present contending against the rich as if with a chorus, and the contest is not for happiness — that is not the prize set before poverty, or before wealth either, but is the especial reward of virtue alone — no, it is for a certain manner of life and moderation therein. 119 Furthermore, we shall not permit our poor to become tragic or comic actors or creators of immoderate laughter by means of certain mimes, or dancers or chorus- men either. We except, however, the sacred choruses, but not if they represent the (p355) sorrows of Niobe or Thyestes by song or dance. Nor shall the poor become harpers or flute-players contending for victory in the theatres, even if we shall offend certain distinguished cities by so doing, cities such as Smyrna or Chios, for example, and, of course, Argos too, for not permitting the glory of Homer and Agamemnon to be magnified, at least so far as we can help it. [7,120] Perhaps the Athenians also will have a grievance because they believe that we are disparaging their poets, tragic and comic, when we deprive them of their assistants, claiming that there is nothing good in their calling. It is likely that the Thebans too will be resentful, on the ground that indignity is being offered their victory in flute-playing which was awarded them by Greece. 121 They cherished that victory so dearly that when their city had been destroyed — almost as it remains to-day except for a small part, the Cadmea, which is still inhabited — they cared nothing for the other things that had disappeared, for the many temples, many columns and inscriptions, but the Hermes they hunted out and set up again because the inscription about the contest in flute- playing was engraved upon it. "Greece awarded to Thebes the victory in playing on flute-pipes." And now in the middle of the old market-place stands this one statue surrounded by ruins. 122 But we shall have no fear of any of these people nor of those who will charge us with disparaging the things (p357) which the Greeks cherish as most important, but shall declare that all such activities have no place with self-respecting or free men, holding that many evils are due to them, the greatest of which certainly is shamelessness, that overweening pride on the part of the populace, for which arrogance would be a better name. 123 Neither should our poor become auctioneers or proclaimers of rewards for the arrest of thieves or runaways, shouting in the streets and market-place with great vulgarity, or scriveners who draw up contracts and summonses or, in general, documents that have to do with trials and complaints, and claim knowledge of legal forms; nor must they be learned and clever pettifogging lawyers, who pledge their services to all alike for a fee, even to the greatest scoundrels, and undertake to defend unblushingly other men's crimes, and to rage and rant and beg mercy for men who are neither their friends nor kinsmen, though in some cases these advocates bear a high report among their fellow-citizens as most honourable and distinguished men. No, we shall allow none of our poor to adopt such professions but shall leave these to the other sort. 124 For though some of them must of necessity become handcraftsmen, there is no necessity that they should become tongue-craftsmen and law-craftsmen. Still, if any of the occupations of which I have been speaking, and shall yet speak, seem to have their useful place in our cities as they do in these now (p359) existing, such as perhaps the registering of judgments and contracts, and perhaps certain proclamations, it is not now the place for us to determine how and by whom these needs shall be met with the least harm. 125 For we are not at present mapping out the form of government that would be best, or better than many, but we did set out to discuss poverty and to show that its case is not hopeless, as the majority think, but that it affords many opportunities of making a living that are neither unseemly nor injurious to men who are willing to work with their hands. 126 Indeed, it was with that very premise that we were led to tell that quite lengthy tale at the beginning about life among farmers and hunters, and to speak now about city occupations, defining those that are befitting and not harmful to men who are not to live on the lowest plane, and those which degrade the men who are employed in them. 127 Further, if much that I have said is, in general, serviceable in moulding public policy and assisting in a proper choice, then there is the greater reason for pardoning the length of my discourse, because I have not dragged it out in idle wandering or talk about useless things. For the study of employments and trades and, in general, of the life fitting or otherwise for ordinary people has proved to be, in and of itself, worthy of a great deal of very careful research. 128 The hearer should therefore not be annoyed at digressions even if they do seem excessively long, if only they are not about trivial or unworthy or irrelevant things, since the speaker has not abandoned the real (p361) theme of the whole provided he treats of the matters that are essential and pertinent to philosophy. 129 Probably if we imitated the hunter in this we should not go far astray. When he picks up his first trail and, following it, all at once comes upon another that is clearer and fresher, he does not hesitate to follow up this latter and then, after bagging his game, goes back to the first trail. [7,130] Neither should we, perhaps, find fault with a man who set out to discuss the just man and justice and then, having mentioned a city for the sake of illustration, expatiated at much greater length on the constitution of a state and did not grow weary until he had enumerated all the variations and the kinds of such organizations, setting forth very clearly and magnificently the features characteristic of each; 131 even though he does find critics here and there who take him to task for the length of his discussion and the time spent upon "the illustration, forsooth!" But if the criticism be that his remarks on the state have no bearing on the matter in hand and that not the least light has been thrown on the subject of investigation which led him into the discussion at the start — for these reasons, if for any, it is not altogether unfair to call him to task. 132 So if we too shall be found to be expounding matters that are not pertinent or germane to the question before us, then we might be found guilty of prolixity. But, strictly speaking, it is not fair on other grounds to commend or to criticize either length or brevity in a discourse. (p363) Now we must confidently go on and finish our discussion of the other activities of city life, mentioning some of them and leaving others unmentioned and unrecorded. 133 In dealing with brothel-keepers and their trade we must certainly betray no weakness as though something were to be said on both sides, but must sternly forbid them and insist that no one, be he poor or be he rich, shall pursue such a business, thus levying a fee, which all the world condemns as shameful, upon brutality and lust. Such men bring individuals together in union without love and intercourse without affection, and all for the sake of filthy lucre. They must not take hapless women or children, captured in war or else purchased with money, and expose them for shameful ends in dirty booths which are flaunted before the eyes in every part of the city, at the doors of the houses of magistrates and in market-places, near government buildings and temples, 134 in the midst of all that is holiest. Neither barbarian women, I say, nor Greeks — of whom the latter were in former times almost free but now live in bondage utter and complete — shall they put in such shameful constraint, doing a much more evil and unclean business than breeders of horses and of asses carry on, not mating beasts with beasts where both are willing and feel no shame, but mating human beings that do feel shame and revulsion, with lecherous and dissolute men in an ineffectual and fruitless physical union that breeds destruction rather than life. Yes, and they respect no man nor god — (p365) 135 not Zeus, the god of family life, not Hera, the goddess of marriage, not the Fates, who bring fulfilment, not Artemis, protectress of the child-bed, not mother Rhea, not the Eileithyiae, who preside over human birth, not Aphrodite, whose name stands for the normal intercourse and union of male and female. 136 No, we must proclaim that neither magistrate nor lawgiver shall allow such merchandising or legalize it, whether our cities are to house a people of the highest virtue or to fall into a second, third, fourth, or any other class, so long as it is in the power of any one of them to prevent such things. 137 But if old customs and diseases that have become entrenched in the course of time fall to the care of our ruler, he shall by no means leave them without attention and correction, but, with an eye to what is practicable, he shall curb and correct them in some way or other. For evils are never wont to remain as they are; they are ever active and advancing to greater wantonness if they meet no compelling check. 138 It is our duty, therefore, to give some heed to this and under no condition to bear this mistreatment of outcast and enslaved creatures with calmness and indifference, not only because all humanity has been held in honour and in equal honour by God, who begat it, having the same marks and tokens to show that it deserves honour, to wit, reason and the knowledge of evil and good, but also because of the following consideration, which we must always remember: that for flagrant wrong fostered by licence it is difficult to set a limit that it will no longer, through fear of the consequences, dare to transgress. Indeed, beginning with practices and (p367) habits that seem trivial and allowable, it acquires a strength and force that are uncontrollable, and no longer stops at anything. 139 Now at this point we must assuredly remember that this adultery committed with outcasts, so evident in our midst and becoming so brazen and unchecked, is to a very great extent paving the way to hidden and secret assaults upon the chastity of women and boys of good family, such crimes being only too boldly committed when modesty is openly trampled upon, and that it was not invented, as some think, to afford security and abstinence from these crimes. [7,140] Perhaps now someone may say, rather rudely, something like this: "O you wise rulers and lawgivers, who tolerated such practices in the beginning and imagined you had actually discovered some wondrous elixir to produce chastity in our cities, your motive being to keep these open and unbarred brothels from contaminating your barred homes and inner chambers, and keep men who practise their excesses abroad and openly at little cost from turning to your free-born and respected wives with their many bribes and gifts!" For men do grow weary of what is excessively cheap and freely permitted, but pursue in fear and at great expense what is forbidden simply because it is forbidden. 141 I think you will see this more clearly if you just consider. For where men condone even the matter of adultery in a somewhat magnificent fashion and the practice of it finds great and most charitable consideration, where husbands in their simplicity do not notice most things and do (p369) not admit knowledge of some things but suffer the adulterers to be called guests and friends and kinsmen, at times even entertaining these themselves and inviting them to their tables at festivals and sacrifices as, I imagine, they might invite their bosom friends, 142 and display but moderate anger at actions that are most glaring and open — where, I say, these intrigues of the married women are carried on with such an air of respectability, in that community it will not be easy to feel quite sure of the maidenhood of the unmarried girls or ever to be confident that the words of the wedding song sung at the marriage of the girls are truthful and honest. 143 Is it not inevitable that in these cities many things occur which are like the old legends? — omitting, of course, the angry and meddlesome fathers — that a great many persons copy the storied amours of the gods and gold pours down in showers through the roofs (and with little difficulty, since the chambers are not of brass or stone), 144 and yes, by heavens, that silver trickles in no small stream nor into the laps of the maidens alone, but into those of mothers also and nurses and tutors — to say nothing of many other handsome gifts which sometimes enter stealthily through the roof and sometimes openly no doubt at the very bedside! 145 Is it not likely, too, that much occurs in rivers and beside springs which is like those happenings of ancient times that the poets describe? Only perhaps they do not occur in the open publicly, but in homes of truly great felicity, (p371) at costly lodges in parks and city suburbs, in luxurious artificial bowers and in splendid groves; for it is not a question of poor daughters of penniless kings, the kind that carry water and play on beaches beside the rivers, bathing in cool water, or on wide-spreading beaches of the sea; no, they are the wealthy daughters of wealthy parents in princely establishments that possess all these things in private far surpassing anything in public splendour and magnificence. 146 But perhaps they would nevertheless be expecting children to be born in that city, children of the kind that Homer refers to when he mentions Eudorus, son of Hermes and Polydora, and makes use of an euphemism, as I see it, in referring to his birth: "Virgin's son whom bore Polydora, fair in the chorus." 147 I suspect that at Sparta as well some boys of a similar paternity received this appellation, since quite a number are called Parthenians. Consequently, if the majority born in such immoral cities did not perish through utter lack, I imagine, of divine protection, then nothing would save the world from being overrun by demigods. 148 But as it is, some die at birth, while those that do survive live on to old age in obscurity in the status of slaves, since those who gave them being can give them no further support. Now then, in a city where the girls' condition (p373) is as bad as we have described, 149 what are we to expect the boys to be? What education and training should we expect them to receive? Is there any possibility that this lecherous class would refrain from dishonouring and corrupting the males, making their clear and sufficient limit that set by nature? Or will it not, while it satisfies its lust for women in every conceivable way, find itself grown weary of this pleasure, and then seek some other worse and more lawless form of wantonness? [7,150] Yes, the seduction of women — especially, one might almost say, of the freeborn and virgins — has been found easy and no task for a man who pursues that kind of game with money; and even against the highly respected wives and daughters of men really respected, the libertine who attacks with the device of Zeus and brings gold in his hands will never fail. 151 But the further developments, I presume, are perfectly evident, since we see so many illustrations. The man whose appetite is insatiate in such things, when he finds there is no scarcity, no resistance, in this field, will have contempt for the easy conquest and scorn for a woman's love, as a thing too readily given — in fact, too utterly feminine — and will turn his assault against the male quarters, eager to befoul the youth who will very soon be magistrates and judges and generals, 152 believing that in them he will find a kind of pleasure difficult and hard to procure. His state is like that of men who are addicted to drinking and wine-bibbing, who after long and steady drinking of unmixed wine, often lose their taste for it and create an artificial thirst by the stimulus of sweatings, salted foods, and condiments.