CHAPITRE HUITIEME.   I.  L'année suivante, on fit consuls Titus Romilius et Caius Veturius. Le tribun Lucius lcilius et ses collègues furent continués dans leur dignité. Cette année est remarquable par divers éventèrent et par les grands troubles dont Rome fut agitée. Les tribuns rallumèrent le feu de la sédition qu'on croyait éteint. et les nations voisines suscitèrent des guerres, qui loin de causer aucun dommage à la république, lui firent au contraire un très grand bien, puis- 509 qu'elles étouffèrent les séditions. C'était en effet le sort ordinaire de la ville de Rome : la concorde se rétablissait entre les citoyens, quand ils avaient une guerre sur les bras, sitôt qu'on était en paix, le flambeau de la discorde se rallumait au dedans. Accoutumés à cette triste vicissitude, tous les consuls dès qu'ils étaient entrés en charge, ne souhaitaient rien plus ardemment que d'avoir la guerre au dehors. Quand les ennemis ne remuaient point, ils cherchaient eux-mêmes des prétextes pour faire quelque expédition, et fournissaient à leurs voisins l'occasion de se soulever, persuadés par leur expérience que les guerres agrandissaient la ville de Rome et la rendaient florissante, au lieu que la paix était une source de séditions qui ne servaient qu'à la ruiner et à affaiblir ses forces. II.  Pour ne pas exposer la ville de Rome à être éternellement le théâtre des guerres intestines, les consuls de cette année résolurent de mettre des troupes en campagne, dans la crainte que si la paix durait longtemps, les citoyens oisifs n'abusassent de leur repos pour exciter de nouveaux troubles. Ils avaient raison de vouloir tenir le peuple en haleine par les guerres du dehors : mais ils exécutèrent mal leur dessein. Dans le temps qu'il fallait faire des levées de soldats par les voies de la douceur et avec modération, au lieu de ménager les citoyens d'une ville encore malade, ils usaient de violence à l'égard de ceux qui refusaient de s'enrôler: ils n'admettaient ni les excuses ni les prétextes les plus légitimes, ils faisaient agir toute la rigueur des lois, et punissaient sans indulgence les désobéissants, tant en leurs biens qu'en leurs personnes. III. Ce procédé trop rigoureux donna une nouvelle occasion aux tribuns de soulever le peuple par leurs discours. Ils convoquèrent une assemblée, déclamèrent fortement contre les consuls, et se plaignirent sur tout de ce qu'ils avaient fait traîner en prison un grand nombre de citoyens qui imploraient le secours de la puissance tribunitienne. Ils ajoutèrent enfin que par l'autorité qu'ils avaient reçue des lois, {autorité qui n'appartenait qu'aux seuls tribuns,} ils exemptaient de la milice ceux qui ne s'y portaient pas de bon cœur. Mais, voyant qu'ils ne gagnaient rien par leurs discours, et que malgré tout ce qu'ils pouvaient dire on continuait à faire des le- 510 vées avec plus d'entêtement qu'auparavant, ils entreprirent de s'y opposer par la force. D'un autre côté les consuls leur résistèrent en vertu de la puissance dont ils étaient revêtus : les esprits s'aigrirent de plus en plus, et on en vint aux mains. La jeunesse patricienne prit le parti des consuls, les pauvres et la canaille paresseuse se déclarèrent pour les tribuns. Ce jour-là les consuls l'emportèrent sur les magistrats du peuple. IV. Les jours suivants, une foule de gens de la campagne s'étant rendus à la ville, les tribuns persuadés qu'ils avaient assez de partisans pour faire tête aux consuls, tiennent de fréquentes assemblées : ils font paraître devant tout le monde leurs huissiers meurtris de coups, et protestent qu'ils se démettront de leur charge si le peuple ne leur prête un prompt secours. Sur ces menaces, les plébéiens prennent avec chaleur le parti de leurs magistrats, et entrent dans leur colère. Les tribuns trouvant les esprits disposés en leur faveur, font assigner les consuls au tribunal du peuple pour rendre compte de leur conduite. V. Ceux-ci refusant d'obéir à l'assignation, les magistrats du peuple vont trouver le sénat qui était alors assemblé et qui délibérait sur cette affaire. Ils le prient de ne pas laisser impunies les insultes qu'on leur a faites : ils le conjurent de ne point abandonner le peuple dénué de tout secours. Ils font une longue énumération des injures qu'ils viennent de recevoir des consuls et de ceux de leur faction, qui non contents d'attenter à leur autorité, ont porté leur tyrannie jusqu'à maltraiter leurs personnes sacrées. Ils demandent enfin de deux choses l'une : ou que si les consuls osent nier qu'au mépris des lois les plus respectables ils aient outragé les tribuns en leurs corps, ils soient tenus d'en faire serment en pleine assemblée, ou que s'ils n'ont pas l'assurance de faire le serment, on puisse les obliger de venir se justifier au tribunal des plébéiens : que pour eux ils sont prêts à assembler le peuple pour recueillir ses suffrages sur cette affaire. Les consuls répondent à ces reproches, que les tribuns ont commencé les premiers à faire des insultes ; qu'ils ont poussé l'insolence jusqu'à outrager contre toutes les lois la personne des consuls : que d'abord ils ont ordonné à leurs huissiers et à leurs édiles de mener en prison des magistrats revêtus de l'autorité souveraine ; et qu'ensuite ils ont osé mettre la main sur eux avec 511 les plus hardis d'entre les plébéiens. Ils font voir après cela la différence qu'il faut mettre entre les consuls et les tribuns, que la puissance des rois est attachée à la dignité consulaire, au lieu que l'autorité tribunitienne n'a été établie que pour défendre les opprimés, que bien loin qu'il soit permis aux tribuns de faire soumettre les consuls au jugement du peuple et de les assigner à comparaître à son tribunal, ils n'ont pas même ce pouvoir envers le moindre des patriciens sans un ordre exprès du sénat.   VI. Après ces remontrances, ils menacent de faire prendre les armes aux patriciens, si les tribuns ont la témérité d'assembler le peuple pour recueillir ses suffrages. Toute la journée de passa dans ces sortes de contestations, sans que le sénat osât rien prononcer, dans la crainte d'affaiblir ou l'autorité des consuls ou celle des tribuns ; car il lui paraissait également dangereux de se déclarer pour l'un ou pour l'autre des deux partis. VII. Les tribuns ainsi rebutés par le sénat sans en pouvoir obtenir aucun secours, s'adressent au peuple pour délibérer sur les mesures qu'il faut prendre dans cette occasion. Les plus turbulents étaient d'avis que les plébéiens courussent aux armes, qu'ils sortissent encore une fois de la ville pour de retirer sur le mont sacré, et que campant au même endroit où ils s'étaient déjà portés, ils déclarassent une guerre ouverte aux patriciens, qui par un violement manifeste du traité conclu entre eux et le peuple, avaient osé donner atteinte à la puissance du tribunat. D'autres en plus grand nombre ne trouvaient pas à propos de sortir de la ville, ni d'imputer à tous les patriciens les fautes que quelques particuliers avaient commises envers les tribuns, pourvu qu'on leur rendît justice selon toute la rigueur des lois qui ordonnaient de punir d'exil ou de mort quiconque insultait les tribuns en leurs personnes. Les plus modérés au contraire n'étaient point d'avis ni d'abandonner la ville, ni de faire mourir aucun citoyen sans l'avoir jugé dans les formes, surtout quand il était question des consuls mêmes qui sont les magistrats les plus puis 512 sants : mais ils conseillaient au peuple de décharger sa colère sur ceux qui les avaient aidés, et de les punir selon toute la rigueur des lois. Si donc les tribuns avaient suivi ce jour-là les mouvements de leur colère, et qu'ils eussent fait quelque entreprise contre les consuls et le sénat, rien n'aurait empêché que la ville de Rome ne se fût ruinée par elle- même tant les esprits étaient aigris et disposés à prendre les armes pour vider la querelle à la pointe de l'épée. Mais en différant l'exécution de leurs desseins et prenant du temps pour délibérer mûrement, leurs esprits s'adoucirent et la colère de la multitude s'apaisa. VIII. Les jours suivants, ils annoncèrent qu'au troisième jour de marché ils convoqueraient le peuple, pour imposer aux consuls une amende pécuniaire : après cela ils renvoyèrent l'assemblée. Mais lorsque le terme fut prêt d'expirer, ils changèrent de résolution et se désistèrent de leur entreprise, disant qu'ils s'étaient relâchés à la prière des plus âgés et des plus respectables d'entre les patriciens, auxquels ils avaient jugé à propos d'accorder cette grâce. Ensuite ayant assemblé le peuple, ils déclarèrent publiquement qu'à la considération de plusieurs gens de bien à qui on ne pouvait rien refuser, ils pardonnaient volontiers les injures qu'on leur avait faites. Mais ils menacèrent en même temps, qu'ils vengeraient les outrages que le peuple avait reçus, qu'ils rappelleraient le souvenir de la loi agraire dont on déférait l'exécution depuis trente ans», et qu'ils feraient promulguer celle qui devait établir l'égalité entre tous les citoyens, qui tant de fois proposée par leurs prédécesseurs sans pouvoir en obtenir la confirmation. IX. Leur parole ainsi engagée par un serment solennel, ils annoncent le jour des comices ou ils devaient demander les suffrages et le jugement du peuple sur ces lois. Le jour marqué étant venu, ils proposent d'abord la loi agraire, ils s'étendent fort au long sur ce sujet, et déclarent qu'ils laissent la liberté à tous les plébéiens de parler en faveur de la loi. Là dessus plusieurs se présentent pour être entendus. Ils commencent par le récit des grandes actions qu'ils ont faites dans la 513 guerre. Ils de plaignent hautement qu'on s'est emparé de leurs conquêtes ; qu'il est indigne qu'ayant conquis tant de terres sur l'ennemi, il ne leur en reste pas la moindre portion ; que pour fruit de leurs travaux, ils ont le chagrin de voir ces nouveaux héritages possédés par des particuliers, qui en perçoivent le revenu, sans autre titre que leur crédit, leur puissance, et les voies de fait les plus inouïes. Ils demandent enfin que partageant avec les patriciens tous les périls où il faut s'engager pour les intérêts de la république, ils puissent aussi avoir leur part des avantages et du profit qu'on en retire. X.. Le peuple écoutait volontiers ces discours. Mais rien ne l'anima davantage que Lucius Siccius, surnommé Dentatus, qui par le récit de ses belles actions qui étaient en grand nombre, disposa si bien les esprits des plébéiens, qu'ils ne voulurent jamais écouter ceux qui s'opposaient aux prétentions des tribuns. Siccius était bien fait de sa personne, d'une taille avantageuse, dans toute fa force et dans toute fa vigueur, âgé de cinquante-huit ans, prudent, avisé et assez éloquent pour un homme de guerre. Il s'avança au milieu de l'assemblée, et parla en ces termes. XI. « Si je voulais, Romains, vous raconter en détail tous  mes grands exploits, la journée entière ne suffirait pas: je me contenterai donc de vous en rapporter l'essentiel le plus succinctement qu'il me sera possible. Voilà la quarantième année que je sers dans les troupes pour la défense de la patrie. Depuis trente ans, c'est-à-dire depuis le consulat de Caius Aquilius et de Titus Siccius, que le sénat envoya faire la guerre aux Volsques, j'ai toujours été officier dans l'armée, ou revêtu de quelque autre charge, tantôt à la tête d'une cohorte, tantôt commandant d'une légion entière. Dans cette guerre des Volsques j'étais dans ma vingt-septième année, et simple sol- 514 dat j'obéissais à un centurion. Dans un rude combat où les nôtres furent mis en fuite, le commandant de la cohorte ayant perdu la vie, l'ennemi enlevait déjà nos drapeaux. Je m'exposai seul au péril pour tous les autres ; je sauvai les drapeaux de la cohorte, j'arrêtai les ennemis . et  j'empêchai  que nos officiers ne fussent couverts d'une honte éternelle qui leur aurait rendu la vie plus insupportable que la mort. Je donnai en cette occasion de si éclatantes preuves de ma valeur, qu'ils en convinrent eux mêmes, et pour récompense ils me mirent sur la tête une couronne d'or. Le consul Siccius en rendit lui-même un témoignage authentique, puisqu'il me donna le commandement de la cohorte. Dans une autre bataille, le colonel de notre légion, qui commandait aussi toute l'armée, eut le malheur d'être renversé par terre. Déjà les ennemis avaient enlevé notre aigle, lorsque me jetant à travers les bataillons je combattis avec la même valeur pour toute la légion : j'arrachai l'aigle des mains de celui qui l'emportait, et je sauvai la vie à notre colonel. Pour me remercier de l'avoir secouru dans un péril si pressant, il voulut se démettre en ma faveur du commandement de la légion et me donner l'aigle : mais je ne voulus point accepter ses offres, persuadé qu'il était indigne de mon courage, ou de priver de son rang un homme à qui j'avais sauvé la vie, ou de lui ôter les douceurs qu'il en pouvait attendre. Alors le consul admirant ma générosité, et voulant récompenser ma valeur, me fit premier capitaine de la première légion qui avait perdu son commandant dans le combat. Voilà, Romains, les grands exploits qui m'ont fait connaître, et qui m'ont élevé jusqu'à la qualité d'officier. C'est ainsi. que je suis devenu célèbre, et que ma réputation s'est étendue si loin. XII. Dans la suite je n'ai pas dégénéré de ma première valeur : je me suis exposé dans tous les autres combats : j'ai soutenu ma gloire par de nouvelles actions pour ne pas perdre les honneurs que j'avais acquis. Depuis ce temps-là jusqu'aujourd'hui, j'ai été de toutes les campagnes : j'ai couru mille dangers : loin de redouter les périls les plus évidents, je les ai affrontés avec une nouvelle audace, et j'ai risqué ma vie mille fois. Dans tous les combats où je me suis trouvé, que de couronnes, que de prix de valeur, que de dépouilles j'ai remportées, que de marques d'honneur j'ai reçu des consuls ? En 515 un mot, pendant quarante ans que j'ai servi, j'ai été environ à six vingt batailles, j'ai reçu quarante-cinq blessures, toutes par devant, pas une seule par derrière. De ces quarante-cinq blessures j'en reçus douze en un seul jour en combattant contre Erdonius Sabin qui avait occupé la citadelle et le Capitole. Des six vingt batailles où j'ai été, j'ai remporté par ma valeur quatorze couronnes civiques, qui m'ont été données par ceux à qui j'avais sauvé la vie dans les combats. J'ai obtenu une couronne obsidionale pour avoir fait lever le siège et trois couronnes murales, pour être monté le premier à l'escalade sur les murailles de l'ennemi. J'ai reçu huit autres couronnes dont les généraux de nos armées m'ont honoré pour avoir vaincu en bataille rangée. J'ai gagné outre cela quatre-vingt-trois colliers d'or, soixante bracelets aussi d'or, dix-huit piques, vint-cinq magnifiques harnois. De ces harnois 516 il y en a neuf qui sont les fruits de mes victoires sur autant d'ennemis qui ont osé présenter le défi au plus brave de notre armée, et contre lesquels j'ai eu moi seul le courage de soutenir un combat singulier. XIII. Cependant, Romains, ce Siccius qui a porté les armes tant d'années pour votre service, qui s'est trouvé à tant de batailles, qui a remporté tant de prix de valeur, qui n'a jamais fui ni redouté aucun péril ; qui a monté à l'assaut, qui a  combattu en bataille rangée, à pied, à cheval, tantôt avec toute l'armée, tantôt avec une poignée de monde, quelquefois lui seul : ce Siccius percé de coups par tout son corps, qui de concert avec vous a conquis au prix de son sang tant de terres conquises, d'excellentes terres sur les Tyrrhéniens, sur les Sabins, sur les ennemis, sur les Aeques, sur les Volsques, sur les Pométiens, et sur les autres ennemis du peuple Romain : ce Siccius, dis-je, n'a pas eu pour lui la moindre portion de ces terres non plus que vous Plébéiens, qui avez été les compagnons de ses travaux.   XIV. La plus belle et la meilleure partie de nos conquêtes, est possédée par les plus violents et les plus effrontés des citoyens de Rome. Ils en jouissent, ils en perçoivent les revenus depuis plusieurs années, quoique ces héritages ne leur appartiennent ni à titre de présent, ni à titre d'achat, et qu'ils n'en puissent prouver une possession légitime. Quand même ils auraient partagé avec nous les peines qu'il nous en a coûté pour acquérir ces terres, s'ils voulaient en avoir une plus grande portion que nous, il n'y aurait ni justice ni raison dans leurs prétentions, puisqu'il ne convient pas qu'un petit nombre de particuliers s'approprient ce qui appartient également à tous les citoyens : ils auraient cependant quelque léger prétexte pour colorer leur avarice insatiable. Mais ne pouvant pas se vanter de s'être signalés par des actions de bravoure, ou d'avoir fait de grands exploits qui autorisent leur usurpation, leur procédé n'est-il pas insupportable ? Et puisqu'ils sont assez effrontés pour ne pas restituer ce qu'ils nous  517 ont enlevé par la violence, souffrirons-nous plus longtemps qu'ils jouissent du fruit de nos conquêtes ? XV Que si j'ai avancé dans ce discours quelque chose de de faux, je consens par le grand Jupiter qu'on m'en fasse les plus sanglants reproches. Qu'ils paraissent ici ces hommes vénérables, qu'ils fassent parade de leurs exploits éclatants; qu'ils nous montrent en vertu de quoi ils prétendent avoir sur moi la préférence, et usurper des privilèges dont je suis privé. Y a-t-il quelqu'un parmi eux qui compte plus d'années de service que moi, qui ait soutenu plus de combats, reçu un plus grand nombre de blessures, remporté plus de couronnes, plus de dépouilles, plus de prix de bravoure et de victoire ou qui ait plus contribué que moi à détruire la puissance de l'ennemi, et à procurer une nouvelle gloire et un nouvel accroissement à sa patrie? Qu'il me prouve qu'il ait fait seulement la dixième partie des exploits dont je puis me vanter. Il n'en est aucun parmi eux qui ose entrer en parallèle avec moi, ou qui puisse apporter des preuves qui approchent de celles que je viens de produire. J'en vois au contraire un fort grand nombre qui n'ont jamais éprouvé autant de fatigues que le plus chétif plébéien. Aussi leur fort et leur brillant ne consistant pas dans les actions, mais dans les paroles ; ils tournent leurs forces contre leurs amis, et non contre les ennemis de l'état. Ils regardent la ville de Rome, non comme un bien commun à tous les citoyens, mais comme une terre qui leur est propre : comme si nous n'avions pas contribué à les délivrer de la tyrannie, et qu'ils nous eussent reçus de la main des tyrans comme leur propre héritage. XVI. Je passe sous silence toutes les insultes grandes et petites qu'ils ne cessent de nous faire : vous ne les connaissez que trop. Je m'arrête à vous faire voir qu'ils ont poussé la fierté et l'insolence jusqu'à nous fermer la bouche, sans pouvoir souffrir qu'aucun de nous ose parler avec liberté en faveur de sa patrie. Vous en avez un exemple dans la personne de Spurius Cassius qui parla le premier de la distribution des terres. Illustre par trois consulats et par deux magnifiques triomphes, grand capitaine, grand homme d'état, distingué par ses beaux exploits et par sa capacité dans les conseils, il n'y avait personne qui pût lui être comparé. Ces rares qualités le mirent-elles à couvert de la tyrannie ? Pour avoir eu le cou- 518 rage de faire la loi agraire, ne l'accusèrent-ils pas d'affecter la tyrannie ? Opprimé par de faux témoignages, ne fut-il pas précipité du haut de la roche Tarpéienne, victime infortunée de son amour pour le peuple et de son attachement aux intérêts de la patrie ? N'ont-ils pas traité avec la même rigueur Caius Genucius notre tribun, parce qu'onze ans après, renouvelant ce règlement, il faisait assigner au tribunal du peuple les consuls de l'année précédente, pour avoir négligé l'exécution du sénatus-consulte qui ordonnait qu'on nommât des commissaires pour le partage des terres. Et s'ils n'osèrent le faire mourir publiquement, ne s'en défirent-ils pas en secret un jour avant le jugement de l'affaire ? N'est-ce pas un traitement si indigne qui a retenu les tribuns ses successeurs, en sorte que depuis ce temps-là personne n'a osé s'exposer au péril ? Cependant voici déjà la trentième année que nous souffrons ces injustices, et il semble que nous ayons perdu notre liberté sous la domination des tyrans. XVII. Mais sans m'arrêter à une infinité d'autres faits semblables, vos magistrats d'aujourd'hui que n'ont ils point souffert lorsqu'ils le sont mis en devoir de secourir les plébéiens opprimés ? Que leur a servi cette sainte loi par laquelle vous avez rendu leurs personnes sacrées et inviolables ? Ne les a-t-on pas chassés de la place publique, maltraités à coups de poing et à coups de pied, traités enfin de la manière la plus indigne ? XVIII. Et vous, Romains, insensibles à de si sanglants affronts vous ne cherchez pas à vous en venger, au moins à confirmer la loi en donnant vos suffrages, puisqu'il ne vous reste plus que ce seul moyen pour faire voir que vous êtes libres ? Commencez donc du moins aujourd'hui à prendre un esprit de liberté ; et sitôt que les tribuns auront proposé la loi agraire, ne tardez pas à la confirmer par vos suffrages, sans même écouter ceux qui s'y opposent. XIX. Pour vous Tribuns, vous, n'avez pas besoin 519 d'exhortation : engagés par les premiers pas que vous avez déjà faits, il est de votre honneur de tenir ferme, et de ne jamais céder à vos adversaires. Que si l'effronterie et l'impudence des jeunes gens vous empêche de procéder, s'ils renversent les urnes, s'ils arrachent les suffrages, ou s'ils causent quelque détordre, faites-leur sentir toute l'autorité de votre collège, et puisqu'il ne vous est pas permis de réprimer la puissance des consuls, citez à votre tribunal les particuliers dont ils se servent pour exercer des violences, abandonnez-les au jugement du peuple, faites-les condamner comme infracteurs des plus saintes lois, et, comme coupables d'avoir attenté à votre dignité sacrée  » XX. Ce discours de Siccius fit tant d'impression sur l'esprit du peuple, et l'irrita tellement contre ses adversaires, qu'il ne voulut plus, comme j'ai dit d'abord, écouter les remontrances de ceux qui s'opposaient à la loi. Bientôt après, le tribun Icilius se lève, il fait l'éloge de Siccius, il s'étend fort au long sur ses louanges. Il approuve tout ce qu'a dit ce plébéien, et ne blâme de son discours qu'un seul point, qui est d'avoir prétendu qu'il ne fallait pas écouter ceux qui voudraient s'opposer à la loi. Icilius représente qu'il n'est pas juste de leur fermer la bouche, que ce serait violer les coutumes de la patrie, et que s'agissant d'une loi qui ne tendait qu'à soutenir le bon droit contre la violence, ceux qui ne voulaient ni rendre justice au peuple, ni permettre qu'on établît l'égalité entre les citoyens, prendraient de là occasion d'exciter de nouveaux troubles, et des opposer à tout ce qui pourrait être utile à la république. S'étant expliqué de la sorte, il donne jour pour le lendemain à ceux qui voudront faire leurs remontrances sur la loi. puis il congédie l'assemblée. XXI. Les consuls de leur côté tiennent conseil en particulier avec les sénateurs les plus distingués par leur courage, par leur naissance et par leur crédit dans la ville de Rome. Ils leur font entendre qu'il est de leur intérêt de s'opposer à la loi, et qu'ils doivent premièrement faire de vives remontrances, pour passer ensuite aux voies de fait en cas qu'ils ne puissent venir à bout de persuader le peuple. Ils les exhortent enfin de se rendre tous le lendemain matin dans la place publique avec tout ce qu'ils pourraient ramasser d'amis et de 520 clients, de se ranger en grand nombre autour du tribunal, de se poster dans le gros de l'assemblée, et d'occuper différents endroits de la place, afin d'empêcher que le peuple dispersé de côté et d'autre, ne se réunît en un même corps.    XXII. Ce conseil universellement approuvé, dès le point du jour les patriciens se saisissent des principaux postes de la grande place de Rome. Bientôt après, les tribuns et les consuls arrivent: on fait publier par un héraut, que ceux qui ont quelque chose à dire contre la loi, peuvent s'avancer pour endroits de la place. Un grand nombre d'honnêtes gens se présentent : mais dans le moment qu'ils commençaient à parler, il s'éleva un si grand tumulte par toute l'assemblée, qu'il ne fut pas possible de se faire entendre. Les uns leur applaudissaient pour leur donner courage : les autres les repoussaient et faisaient des huées pour les interrompre. Cependant ni ceux qui les encourageaient ni ceux qui les troublaient, ne purent s'applaudir de la victoire : ni l'un ni l'autre des deux partis ne gagna le dessus. Au milieu de ces désordres, les consuls en colère protestent de violence, et se plaignent hautement que le peuple est l'auteur de tout le tumulte, pour n'avoir pas voulu écouter ceux qui avaient droit de dire leur avis. Les tribuns leur répondent qu'ennuyés d'entendre depuis cinq ans les mêmes discours, il ne fallait pas s'étonner s'ils se rebutaient de ces objections surannées et  cent fois rebattues. XXIII. La plus grande partie du jour se passa dans de semblables démêles. Enfin le peuple fatigué de ces contestations, demande qu'on en vienne aux suffrages. Mais les jeunes patriciens s'y opposent dans le moment, et empêchent que les plébéiens ne se réunissent dans leurs tribus. Incapables de modération, ils font rage de tous côtés, ils se jettent sur les urnes qui servaient à recueillir les suffrages, ils les arrachent des mains de ceux qui les portaient, ils frappent ceux qui distribuaient les bulletins et repoussent avec violence quiconque est assez hardi pour leur résister. XXIV. Alors les tribuns crient de toutes leurs forces, ils fendent la presse, et courent au secours des plébéiens. La jeunesse patricienne leur cède le terrain, et les laisse aller sans résistance, partout où bon leur semble : mais elle arrête la troupe qui les fuit, elle ferme le passage 521 au reste du peuple dispersé en différents endroits de la place publique, et rend inutiles tous les efforts qu'il fait pour se joindre à ses magistrats. Au milieu d'un tumulte si affreux c'est en vain que les plébéiens s'appuient sur le secours de leurs tribuns : les patriciens devenus les plus forts renversent tous leurs projets, et empêchent que la loi ne soit confirmée. XXV. Ceux qui prirent plus vivement le parti des consuls dans cette occasion, étaient les trois familles des Postumius, des Sempronius et des Clélius, tous personnages distingués par leur naissance, puissants par leurs richesses, illustres par leurs dignités et par leurs grands exploits de guerre. Tout le monde convint que personne n'avait plus contribué qu'eux à empêcher que la loi ne passer. XXVI. Le lendemain, les tribuns avec les plus notables des plébéiens délibérèrent sur les mesures qu'ils devaient garder dans les conjonctures présentes. Tous furent d'avis de ne point citer les consuls au tribunal du peuple, mais seulement ceux qui leur avaient prêté les mains ; parce que n'étant que des personnes privées, la plupart des citoyens, comme l'avait remarqué Siccius, s'embarrasseraient fort peu qu'on procédât pour les punir. On agita quel nombre de coupables on devait accuser, de quel nom on pouvait qualifier leur crime, et de quelle peine on les punirait. Les esprits naturellement emportés, voulaient qu'on usât de la dernière rigueur, pour réprimer les séditieux par la crainte de la punition. Les plus doux au contraire, prétendaient qu'on ne devait pas passer les bornes de l'humanité et de la modération. Siccius qui avait fait un discours devant le peuple sur la distribution des terres, ouvrit ce dernier avis, et le fit goûter aux autres. Enfin après avoir longtemps délibéré, il fut résolu qu'on laisserait en repos les autres patriciens ; qu'on ne citerait devant le peuple que les Clélius, les Postumius et les Sempronius, pour y rendre compte de leurs actions ; qu'on leur ferait leur procès pour avoir empêché les magistrats plébéiens de proposer et de confirmer la loi agraire ; et qu'on les déclarerait criminels et infracteurs des saintes lois confirmées par le sénat et par le peuple, qui défendaient expressément à toutes personnes d'user de violence envers les tribuns, et de les traiter comme de simples citoyens. A l'égard du châtiment, on fut d'avis de ne les pas punir de mort, ni d'exil, 522 ni d'aucune autre peine qui pût paraître trop odieuse, de peur que la trop grande rigueur ne fournît aux patriciens un prétexte spécieux pour les tirer d'affaire. Il fut donc résolu qu'on consacrerait leurs biens à Cérès, c'était la plus douce de toutes punitions prescrites par les lois.   XXVII. Toutes ces choses ainsi réglées, le jour qu'on devait procéder contre les coupables, les consuls et les patriciens les plus distingués par leur mérite, se rendirent à l'assemblée du sénat, car on avait exhorté les meilleures têtes de s'y trouve. On délibéra, on vint aux voix. La pluralité fut pour laisser agir les tribuns, de peur que si on les contredisait, ils n'excitassent de plus grands troubles. On convint aussi de permettre au peuple mutiné de décharger sa colère sur les biens des accusés, dans l'espérance qu'après s'être vengé à son plaisir par la condamnation de ses ennemis, il deviendrait enfin plus doux et plus traitable dans la suite. On prit ce parti d'autant plus volontiers, que les prétendus coupables n'étant punis qu'en leurs biens, il leur serait facile de s'en relever. Le sénat ne fut point trompé dans son espérance, ce qu'il s'était promis arriva effectivement. Les accusés n'ayant point comparu, on les condamna par défaut, la colère du peuple s'apaisa ; et les tribuns satisfaits s'applaudirent de leur réussite, parce qu'ils se croyaient par ce moyen plus affermis dans leurs pouvoirs, et plus autorisés à secourir le peuple opprimé. Les patriciens de leur côté, ne furent pas moins contents : ils rachetèrent les biens de ceux qui avaient été condamnés, et les leur rendirent après avoir payé aux acquéreurs la somme qu'ils avaient déboursée en les achetant du public. Par une conduite si sage, ils détournèrent les malheurs dont la république était alors menacée XXVIII. Quelque temps après, les tribuns recommencèrent à parler de la loi : mais la nouvelle imprévue de l'irruption des ennemis sur les terres de Tusculum, déconcerta toutes leurs mesures, et fit échouer leurs entreprises. Les Tus- 523 culans arrivés à Rome en très grand nombre, annoncent que les Aeques étaient en campagne avec une puissante armée, qu'ils avaient déjà pillé leurs terres ; et que si la république ne les secourait promptement, leur ville serait emportée dans peu de jours. XXIX. Le sénat sur ces avis, donne ordre aux deux consuls d'aller au secours des Tusculans. Ces magistrats font leurs diligences, ils ordonnent à tous les citoyens de s'enrôler et de prendre les armes dans cette guerre. Mais toutes ces démarches ne servent qu'à exciter de nouveaux troubles. Les tribuns mettent obstacle à l'enrôlement, et prenant sous leur protection ceux qui refusent de servir, ils empêchent les consuls de les punir selon les lois. Leur opposition néanmoins n'eut aucune suite fâcheuse, et leurs entreprîtes n'aboutirent à rien. Le sénat assemblé, fait prendre les armes aux familles patriciennes et à leurs clients. Il déclare en même temps que les autres citoyens qui s'offriront de bonne volonté à servir dans cette campagne qu'on n'entreprend que pour le salut de la république, seront conservés dans tous les droits de la religion et dans la communion des choses saintes: il menace au contraire ceux qui abandonneront les consuls, de les regarder comme des impies, comme l'objet de la colère des dieux, et comme exclus de la société civile. XXX. Cette déclaration du sénat fut lue et publiée en pleine assemblée, et fit beaucoup d'impression sur les esprits les plus mutins. La plupart des plébéiens qui avaient l'esprit bien fait, s'offrirent à servir dans cette guerre : ils eurent honte d'abandonner une ville alliée, toujours harcelée par les ennemis pour l'amour des Romains. Siccius même qui avait si fort invectivé dans une assemblée du peuple contre ceux qui s'étaient emparés des terres publiques, fut de ce nombre. Il avait avec lui une cohorte de huit cents hommes. Exempts par leur âge, aussi bien que Siccius de l'obligation de servir, ils ne pouvaient y être contraints par les lois. Cependant ils ne purent pas se résoudre à l'abandonner dans cette expédition. Pleins de respect pour leur commandant, et pénétrés de la plus vive reconnaissance envers Siccius qui leur avait  524 rendu plusieurs services importants, ils voulurent le suivre. Ce régiment était composé de soldats beaucoup plus habiles, plus hardis et plus expérimentés que tous les autres qui firent alors la campagne. Plusieurs citoyens gagnés par les prières et par les sollicitations des plus anciens sénateurs, suivirent l'exemple de ceux-ci. D'autres s'offrirent d'eux-mêmes, prêts à s'exposer à toutes sortes de périls, pour avoir part au butin et aux avantages de la guerre, de sorte qu'en très peu de temps, les Romains mirent sur pied une armée nombreuse et magnifiquement équipée.  XXXI. A la première nouvelle de leur marche, les ennemis décampèrent pour de retirer dans leurs villes. Mais les consuls firent si prompte diligence, que les ayant joints auprès de la ville d'Antium, où ils avaient assis leur camp sur une hauteur escarpée, ils de portèrent a peu de distance de leurs lignes. D'abord chacun demeura dans son camp sans de montrer au dehors. Les Aeques ensuite conçurent un grand mépris pour les Romains ; ils les regardaient comme des lâches qui n'osaient leur livrer bataille, et jugeant par cette contenance qu'il fallait qu'ils fussent en fort petit nombre, ils commencèrent à leur couper les vivres. Ils repoussaient avec leur cavalerie ceux qui allaient au fourrage, tombaient subitement sur les soldats qui cherchaient de l'eau, et faisaient de fréquentes tentatives pour engager un combats     XXXII. Les consuls piqués d'honneur, furent d'avis de ne pas différer plus longtemps à tenter le hasard d'une action générale. Ces jours-là Romilius avait le commandement de l'armée. C'était lui qui donnait le mot du guet, qui rangeait les troupes en bataille, qui marquait le temps de commencer et de finir le combat. Ce consul ordonne qu'on lève l'étendard, il fait sortir son armée des retranchements. Il poste les troupes par cohortes, tant infanterie que cavalerie, dans les endroits convenables. XXXIII Toutes choses ainsi disposées, il fait venir Siccius, et lui parle en ces termes. « Nous allons rester ici  pour livrer bataille aux ennemis : pour vous, Siccius, pendant que les deux armées se disposent au combat, montez par ce chemin détourné sur la montagne où les ennemis ont leur camp, et livrez bataille à la garnison qui le garde. Par cette manœuvre l'ennemi à qui nous aurons affaire, sera contraint 525 de quitter prise : il craindra pour ses retranchements ; il se pressera de les secourir, et se renfermant dans un chemin étroit, comme il arrive ordinairement dans une retraite précipitée, il nous facilitera les moyens de le défaire avec avantage s'il nous tourne le dos, ou au moins de nous emparer de ses lignes, s'il reste ici pour nous faire tête. En effet la garnison que les Aeques ont laissé dans leurs retranchements, n'est pas suffisante pour soutenir l'assaut, comme on le peut conjecturer de ce qu'ils semblent mettre toute leur confiance dans la situation avantageuse de leur poste. D'ailleurs votre troupe composée de huit cents hommes, tous vieux soldats qui ont acquis beaucoup d'expérience dans plusieurs guerres, épouvantera la garnison du camp par sa hardiesse à affronter les périls, et viendra facilement à bout d'un petit nombre de soldats qui seront consternés dès qu'ils vous verront paraître. » XXXIV. « Pour moi, répartit Siccius, je suis prêt à exécuter vos ordres: mais ce que vous me commandez n'est pas si facile que vous le pourriez croire. Le camp des ennemis est sur un rocher haut et escarpé : je ne vois qu'un seul chemin pour y aller, et c'est justement par ce chemin que les Aeques tomberont sur nous. D'ailleurs, quelle apparence qu'ils n'aient pas laissé une garnison suffisante dans le camp? Mais quand même cette garnison serait aussi faible que vous le dites, elle est toujours capable de résister à une plus forte troupe que n'est la mienne, outre que la situation du poste, la met tellement en sureté qu'elle ne peut y être forcée. Vous ferez donc mieux de changer de dessein : celui que vous me proposez, est trop hasardeux dans l'exécution. Si néanmoins vous avez absolument résolu de livrer deux combats en même temps, donnez moi une troupe de gens choisis pour appuyer mes vieux soldats. Ce secours est nécessaire, puisqu'il ne s'agit pas d'attaquer le camp des ennemis par surprise, mais à force ouverte.  » XXXV, Siccius voulait encore ajouter quelque chose sur la difficulté de l'entreprise, mais le consul prenant la parole : « II ne faut point de longs discours, lui dit-il. Si vous avez assez de cœur et de résolution pour exécuter ce que je vous ordonne, marchez au plus vite, sans vous amuser à trancher ici du commandant.  Mais si vous cherchez de vai- 526 nes excuses, et que le péril vous étonne, je donnerai cette  commission à d'autres. Pour vous, qui vous êtes trouvé à cent vingt batailles, qui avez quarante ans de service, qui êtes couvert de blessures par tout le corps, après être revenu ici de votre propre mouvement, partez, sans même avoir vu l'ennemi, et au lieu d'armes aiguisez encore une fois votre langue contre les patriciens pour les déchirer par vos discours. Où est donc présentement cette quantité de prix de valeur ? Où sont ces colliers, ces bracelets, ces piques, ces harnois, ces couronnes, ces présents des consuls, ces dépouilles remportées dans des combats d'homme à homme, et toutes ces hâbleries insupportables dont vous nous avez naguères fatigué les oreilles ? Par le refus que vous faites de cette commission à cause qu'il y a un véritable danger, on voit qui vous êtes,  [on connaît vos fanfaronnades} et il est évident que votre prétendue valeur consiste plus dans les paroles que dans les effets. » XXXVI. Alors Siccius irrité de ces reproches : « Je vois bien, dit-il, Romilius, quel est votre dessein. Vous voulez m'exposer ou à réussir mal, afin de me faire passer pour un lâche si je survis à cette action ou à périr malheureusement et d'une mort obscure par les mains des ennemis, parce que j'ai fait voir que j'étais du nombre de ceux qui ont des sentiments de liberté. Vous m'envoyez en effet à une mort inévitable, et je ne puis espérer que ma valeur secondée de la fortune me fasse sortir glorieux d'un danger si évident. Je ne recule pas néanmoins : j'accepte la commission, et j'exécuterai vos ordres ; bien résolu ou de signaler mon courage par la prise du camp, ou de mourir glorieusement si le fort des armes ne seconde pas mon entreprise. Et vous, chers compagnons de mes travaux, si vous apprenez ma mort, je vous conjure de rendre témoignage devant nos citoyens, que ma vertu et la sincérité avec laquelle j'ai dit mon sentiment, ont été la cause de ma perte. » XXXVII. Ayant répondu de la sorte au consul, il verse quelques larmes, il dit adieu à tous ses amis, à la tête de ses huit cents hommes, accablés de tristesse, baignés de larmes, pénétrés de douleur, il part dans le moment, il va se jeter entre les bras d'une mort certaine. Toute l'armée est touchée de compassion, et perd l'espérance de revoir jamais 527 un seul de ces braves. Siccius évite le chemin que le consul s'était imaginé qu'il prendrait. Il mène sa troupe par le côté de la montagne, il gagne un bois fort épais, il y entre, fait arrêter ses soldats, et leur tient ce discours. « Notre général, comme vous voyez, cherchait à nous envoyer à la mort. Il a cru que nous prendrions ce tournant, par lequel il nous aurait été impossible de monter sans que l'ennemi s'en fût aperçu. Mais moi je vous mènerai par une route inconnue aux Aeques, et  j'espère que nous trouverons quelques sentiers qui nous conduiront au haut de la montagne jusqu'au camp. Courage, Compagnons de mes fatigues, concevez de bonnes espérances. » XXXVIII. Ayant parlé de la sorte, il mène ses troupes à travers la forêt. Après en avoir passé une partie, il trouve par hasard un paysan sur son chemin ; il ordonne à ses soldats de le prendre pour leur servir de guide. Celui-ci leur fait faire un long circuit autour de la montagne; il les conduit enfin jusqu'à une hauteur qui était tout proche du camp, et qui y conduisait par une pente douce et facile. Pendant que cela de passait, les Romains et les Aeques en vinrent aux mains. Egaux en nombre, en armes et en valeur, ils combattaient de pied ferme, et de choquaient rudement, cavalerie contre cavalerie, infanterie contre infanterie. L'action dura longtemps avec un égal avantage de part et d'autre. Tantôt ceux-ci repoussaient l'ennemi, tantôt ils étaient eux-mêmes repoussés ; de sorte qu'il demeura sur le champ de bataille un grand nombre de personnes de marque. Enfin la victoire se déclara pour un des deux partis, et le combat fut terminé de la manière que je vais dire. Siccius et les siens arrivés auprès du camp des Aeques, le trouvent sans sentinelles et sans défense de ce côté là ; car toute la garnison s'était retirée de l'autre côté pour voir le combat des deux armées. Ils y entrent sans résistance, et postés, pour ainsi dire, sur la tête de la garnison, ils l'attaquent avec de grands cris. Les Aeques consternés par ce coup imprévu ne peuvent croire que les ennemis soient en si petit nombre. Persuadés qu'un des consuls l'armée est à leurs trousses avec un gros corps de troupes, ils sortent de leur camp avec tant de précipitation, que la plupart ne pensent pas même à se saisir de leurs armes.   XXXIX. Siccius et les siens passent au fil de l'épée  528 tout ce qu'ils rencontrent, et maîtres du camp ils tombent sur ceux qui étaient dans la plaine. Les Aeques comprennent alors par la fuite et par les cris de leur garnison que le camp a été emporté : bientôt après ils aperçoivent l'ennemi qui vient les prendre en queue. Dès le moment leur courage s'abat, ils rompent les rangs, ils de débandent, ils prennent la fuite les uns d'un côté, les autres de l'autre, leur valeur les abandonne, et chacun ne pense plus qu'à sa sûreté. Dans cette affreuse déroute on en fit un horrible carnage. Les Romains ne cessèrent de les poursuivre jusqu'à la nuit, tuant tous ceux qu'ils pouvaient joindre. Siccius fut celui qui en défit un plus grand nombre ; il se signala au dessus de tous les autres par ses grands exploits. Le combat terminé, comme il faisait déjà nuit il se retira avec sa cohorte dans le camp des ennemis, plein de joie et glorieux de sa victoire. Ses soldats, tous sains et saufs, n'avaient pas reçu la moindre blessure. Un si grand succès, bien différent de ce qu'ils avaient appréhendé, fit renaître la joie dans tous les cœurs. Ce n'était qu'applaudissements, ils ne pouvaient se rassasier de s'embrasser mutuellement, et de de congratuler de leur réussite aussi heureuse qu'inespérée. Surtout ils comblaient de louanges leur général, ils lui donnaient les plus glorieux titres, ils l'appelaient leur père, leur libérateur et leur dieu. Pendant ce temps-là le reste de l'armée Romaine cessa aussi de poursuivre les fuyards, et se retira dans son camp {avec les consuls.} XL. Il était déjà minuit, lorsque Siccius outré de dépit contre les consuls qui l'avaient envoyé à la mort, résolut de leur ravir l'honneur de la victoire. Il communiqua son dessein à ses fidèles compagnons, et voyant qu'ils l'approuvaient tous, et qu'il n'y en avait pas un seul qui n'admirât sa prudence et son courage, il prit ses armes, ordonna à sa troupe de faire de même, et passa au fil de l'épée tout ce qu'il y avait d'hommes, de chevaux et d'autres bêtes de charge dans le camp des Aeques. Ensuite il mit le feu aux tentes, qui étaient pleines d'armes, de blé, d'habits, de munitions de guerre, et brûla tout le butin et toutes les richesses que les ennemis avaient enlevées sur les terres des Tusculans. Quand le feu eut tout consumé, il partit sur le point du jour, chargé de ses armes, seulement, et par une prompte marche il arriva à Rome. Sitôt qu'on aperçut ces braves soldats armés, qui tout couverts  529 de sang et de poussière, marchaient à grands pas, et faisaient retentir l'air de leurs cris de joie, chacun courut au devant d'eux dans l'impatience de les revoir et d'apprendre de leur bouche la nouvelle de leur réussite. Siccius et les siens s'étant avancés jusqu'à la place publique, racontèrent aux tribuns ce qui s'était passé. Ceux-ci convoquent dans le moment une assemblée, et leur ordonnent de faire devant tout le monde le récit de leurs aventures. Le peuple s'assemble en grande foule. Siccius s'avance au milieu de l'assemblée: il raconte de quelle manière le combat s'est passé ; il déclare que c'est par sa valeur et par le courage de ses huit cents soldats envoyés par les consuls à une mort presque inévitable, que le camp des Aeques a été pris, et leur armée {qui combattait contre les consuls,} mise en déroute après quelque résistance. Ensuite il prie les citoyens de ne pas avoir obligation de la victoire à d'autres qu'à lui et à sa troupe. « Enfin, Romains, ajouta-t-il, vous voyez que nous n'avons sauvé que notre vie et nos armes. C'est le seul fruit de notre victoire, puisque nous revenons ici sans rien apporter de tout le butin que nous avons pris.» XLI. A ce récit le peuple répand des larmes : il est touché de compassion à la vue de ces généreux soldats ; il admire leur bravoure, il frémit de colère contre ceux qui ont voulu ravir à la république des hommes si respectables par leur âge et si redoutables par leu courage intrépide. Siccius par ce moyen vint à bout, comme il l'avait prévu d'attirer sur les consuls toute la haine que méritait une action si noire. Le sénat en eut horreur : il ne décerna aux auteurs de cet attentat ni le triomphe, ni les autres honneurs qu'on défère à ceux qui ont remporté une heureuse victoire. Quand le temps des comices fut venu, le peuple éleva Siccius au tribunat et le combla de tous les honneurs dont il était le maître. Voila ce qui arriva de plus mémorable sous ce consulat de Romilius et de Veturius.       CHAPITRE NEUVIEME. I. L'année suivante, Spurius Tarpeius et Aulus Terminius furent élevés au consulat. Outre plusieurs services importants qu'ils rendirent au peuple pour gagner ses bonnes grâces, ils firent faire un décret sur les demandes des tribuns. Car ils voyaient bien que les sénateurs par leurs oppositions se chargeaient de l'envie et de la haine du public, et que ceux qui prenaient leur parti avec ardeur s'attiraient des persécutions. II Ce qui les épouvanta le plus, fut le malheur tout récent des consuls de l'année précédente, qui maltraités par le peuple ne recevaient aucun secours de la part du sénat. En effet, ce Siccius qui avait défait les Aeques et pris leur camp  avait été désigné comme j'ai déjà dit, le jour même qu'il prit possession de la magistrature ; dès qu'il eut offert les sacrifices accoutumés pour le salut du peuple, avant que de régler les affaires dé l'état il fit assigner publiquement Titus Romilius à comparaître à jour préfixé au tribunal du peuple 531 Romain pour de justifier des crimes dont on l'accusait. Lucius Halienus qui était alors édile et qui avait été tribun l'année précédente, accusa de même Caius Veturius l'autre consul qui venait de sortir de charge. III. Depuis le jour de l'assignation jusqu'a celui du jugement on marqua beaucoup d'affection aux accusés et on les exhorta de tenir bon, en sorte que ces  consulaires comptant sur la protection du sénat, faisaient d'autant moins de cas du péril qui les menaçait, que les patriciens, jeunes et vieux, leur promettaient d'empêcher qu'on ne poussât plus loin cette affaire. Mais les tribuns qui de longue main avaient pris toutes leurs mesures, ne se laissaient ni fléchir par les prières, ni détourner par les menaces, ni épouvanter par le péril. IV. Quand le jour destiné pour le jugement fut venu, ils convoquèrent une assemblée du peuple. Une foule de mercenaires de la campagne et de laboureurs qui s'étaient rendus dans la ville depuis quelques jours, se joignirent aux bourgeois : la place publique de trouva pleine de monde, de même que les rues voisines. La cause de Romilius fut rapportée la première. Siccius l'accusa d'avoir exercé dans son consulat plusieurs violences contre les tribuns. Ensuite il fit voir que pendant qu'il était général d'armée il lui avait dressé des embûches,  à lui et à sa cohorte : il cita pour témoins de ce fait  les plus illustres personnages, non de l'ordre plébéien, mais de celui des patriciens, qui avaient servi dans la campagne contre les Aeques et entre autres Spucius Virginius jeune homme aussi illustre par sa naissance que distingué par sa vertu, par son courage, et par sa prudence dans la guerre. Ce dernier rendit témoignage, qu'il avait voulu détourner Marcus. Icilius, {fils d'} un des soldats de la cohorte de Siccius, jeune homme de son âge et son meilleur ami, de faire une campagne si dangereuse, à laquelle il n'y avait pas d'apparence qu'il pût survivre ni lui ni son père. Qu'il s'était adressé à Aulus Virginius son oncle, qui devait servir dans la même expédition en qualité de lieutenant ; qu'il l'avait engagé à aller trouver les consuls pour leur demander cette grâce en faveur d'Icilius, et que ceux-ci la lui avaient refusée, il n'avait pu s'em- 532 pêcher de pleurer à chaudes larmes le malheur de son ami.  Que le jeune Icilius informé et des démarches qu'il avait faites. en sa faveur et du peu de succès qu'il avait eu, l'était venu trouver. Qu'il lui avait dit qu'il était très sensible aux bontés de ceux qui s'étaient employés pour sa conservation : qu'au reste il aurait été bien fâché d'obtenir une grâce de cette nature qui l'aurait mis hors d'état de s'acquitter des devoirs de la piété envers son père, qu'il n'aurait jamais pu se résoudre à l'abandonner, puisqu'il était certain de l'aveu de tout le monde qu'il allait à une mort presque inévitable, qu'enfin il était déterminé à suivre la destinée de son père, qu'il le défendrait de son mieux, et qu'il participerait aux mêmes périls que le reste de la cohorte. Sur ce témoignage du jeune Spurius Virginius, il n'y eut personne qui ne fût touché de compassion pour le sort des soldats de la troupe de Siccius. Mais ce fut encore toute autre chose quand les deux Icilius, père et fils, furent appelés et ren dirent eux mêmes témoignage de ce qui les regardait : la plupart des plébéiens ne purent retenir leurs larmes. V. Romilius  ensuite plaida sa cause : il prononça un discours peu convenable à la situation présente.  Il parla avec hauteur et arrogance, s'appuyant top sur l'autorité absolue du consulat, et prétendant n'être comptable de sa conduite à personne.  Cette fierté ne fit qu'irriter de plus en plus les citoyens contre lui, de sorte que sitôt qu'on leur eut demandé leurs suffrages, les tribus le condamnèrent tout d'une voix. L'amende qu'on lui imposa, fut de dix mille as. Il paraît que la prudence de Siccius eut beaucoup de part à ce jugement. Il avait ses vues lorsqu'il se contentait de le faire condamner à une amende pécuniaire. D'un côté il espérait que les patriciens seraient moins ardents à empêcher la condamnation de Romilius et à troubler les suffrages, quand ils verraient qu'il ne devait être puni que par la bourse.  De l'autre il comptait que le peuple serait d'autant plus porté à prononcer la condamnation de ce consulaire, qu'il ne s'agissait ni de le faire mourir, ni de l'exiler. Quelques jours après la condamnation de Romilius, on fit le procès de Veturiius.  On le condamna aussi à une amende pécuniaire et on l'obligea à payer une fois et 533 demie autant que son collègue; c'est-à-dire quinze mille as. VI. Les consuls de cette année instruits par ces tristes exemples, commencèrent à craindre pour eux. Ils se gardèrent bien de mériter que le peuple les traitât de la même manière quand ils seraient sortis de charge ; en sorte que ne cachant plus leurs sentiments, ils gouvernèrent la république à la volonté du peuple, et mirent toute leur application à gagner ses bonnes grâces. D'abord ils firent passer une loi dans une assemblée par centuries, qui portait que désormais il serait permis à tous les magistrats de punir quiconque aurait trouble leurs fonctions ou violé leur dignité. Car jusqu'alors ce droit n'appartenait point à tous les magistrats, les seuls consuls en avaient joui. Mais on ne laissa pas à la disposition des juges, d'imposer telle punition qu'ils aviseraient : les consuls fixèrent l'amende, et la plus forte fut restreinte à deux bœufs et trente moutons, loi qui fut longtemps en vigueur chez les Romains. 534 VII. Ils proposèrent ensuite au sénat l'établissement des nouvelles lois, que les tribuns souhaitaient avec le plus de passion, pour servir de règles à tous les Romains, et pour être inviolablement observées à perpétuité. Les plus illustres sénateurs furent partagés sur cette proposition, et on ouvrit différents avis. Le sentiment de Titus Romilius, qui contre l'attente et des patriciens et des plébéiens appuya les intérêts du peuple préférablement à ceux des grands, l'emporta sur tous les autres. Personne ne doutait que sensible à l'affront qu'on venait de lui faire en le condamnant sans miséricorde, il ne s'opposât et de cœur et de paroles aux intérêts des plébéiens qui l'avaient maltraité. Cependant quand ce fut à lui à parler, il fit voir tout le contraire. Comme il était au milieu de la liste des sénateurs et par sa dignité et par son âge, il se leva après les plus anciens et s'expliqua en ces termes. VIII.. « Je ne m'arrêterai point, Sénateurs, à me plaindre des mauvais traitements que j'ai reçus du peuple sans les avoir mérités par aucun autre endroit que par mon attachement à vos intérêts. Ce serait perdre le temps que de rebattre ici ce que vous connaissez aussi bien que moi. Je crois néanmoins qu'il est nécessaire d'en rappeler le souvenir pour vous convaincre que dans tout ce que je vais dire je n'ai en vue que l'utilité publique, et que mon intention n'est pas de flatter le peuple que je regarde comme [mon seul et] mon plus grand ennemi. Ne soyez donc pas surpris, si après avoir souvent déclaré d'autres sentiments, et notamment pendant mon consulat, je change aujourd'hui tout d'un coup. Que personne de vous ne s'imagine, ou que j'ai pour lors suivi de mauvais conseils, ou que je change maintenant sans de bonnes raisons. En effet, Messieurs, tant que votre parti m'a paru le plus fort, j'ai pris, comme je le devais faire, les intérêts de l'aristocratie, sans me soucier de la cabale des plébéiens. Mais enfin devenu sage par mes malheurs, convaincu 535 à mes dépens que vous avez plus de prudence et de bonne volonté que de pouvoir, et qu'obligés de céder à la nécessité vous vous laissez enlever par le peuple ceux qui s'exposent pour vos intérêts, j'ai changé de sentiment. Plût aux dieux que nous n'eussions jamais éprouvé mon collègue ni moi, les disgrâces auxquelles vous avez pris tant de part. Mais puisque c'est une affaire finie, et qu'on peut se précautionner contre les suites, il ne reste plus qu'à prendre de justes mesures afin que les autres n'aient pas la même destinée. Je vous exhorte donc et vous conjure, tous en général et chacun en particulier, de vous ménager avec prudence. Les affaires de l'état vont comme elles doivent, quand on sait les régler selon le temps, et celui-là est le plus sage qui sans avoir égard à la faveur et sans consulter les inimitiés particulières, mesure ses conseils sur l'utilité publique. Or le meilleur moyen de donner de bons avis pour l'avenir, c'est d'en juger par le passé. Jusque aujourd'hui, Messieurs, dans tous les différends qui s sont élevés entre le peuple et le sénat, nous avons eu le dessous. Nous avons eu le chagrin de voir les plus illustres de l'ordre des patriciens traînés à la mort, condamnés à l'exil, insultés, couverts d'opprobre. Quel plus grand malheur peut-il arriver à une ville que de perdre ses meilleurs citoyens ? Ce que j'en dis n'est pas pour vous faire de la peine. Mais je vous exhorte à épargner le sang des Romains, et à ne pas exposer à des périls évidents les consuls de cette année ni tout autre citoyen, fut-il des moins utiles à l'état, {pour vous en repentir ensuite et] pour les abandonner dans leur malheur comme vous avez déjà fait. IX. Enfin, Messieurs, mon principal but dans ce discours est de vous conseiller d'envoyer des ambassadeurs dans les villes Grecques de l'Italie et d'autres à Athènes pour demander aux Grecs leurs meilleure lois et les plus convenables à nos manières. Quand ils seront de retour, les consuls pourront délibérer avec le sénat sur le choix des législateurs, sur les pouvoirs qu'il faudra leur donner, et sur le temps et la durée de leur puissance, puis on examinera les autres règlements qu'il sera à propos de faire pour le bien commun. En attendant je vous exhorte de finir toutes les contestations et  tous les démêlés que vous avez avec le peuple. Etouffez ces  semences éternelles division, et cessez de vous attirer mal- 536 heur sur malheur. Surtout ne vous opposez pas aux lois dont on vous demande l'établissement, songez qu'elles ont au moins une apparence et un certain extérieur de majesté, si elles n'ont pas autre chose. X. Romilius ayant parlé de la sorte, les deux consuls se rangèrent de son avis et l'appuyèrent par des discours fort étudiés. Plusieurs autres sénateurs suivirent leur exemple et ce sentiment l'emporta à la pluralité des voix.  Comme on était sur le point d'écrire le décret du sénat, le tribun Siccius qui avait ci-devant fait assigner Romilius pour comparaître au tribunal du peuple, se leva de son siège. Il fit un discours pour louer ce consulaire de ce qu'il avait changé de sentiment. Il en fit un magnifique éloge, exalta sa droiture, vanta la liberté avec laquelle il avait dit sa pensée et admira cette grandeur d'âme qui lui faisait préférer l'utilité publique à ses sentiments particuliers. « Pour récompenser, ajoutas-t-il, cette droiture de cœur, je remets l'amende à laquelle il a été condamné et je veux être son ami dans la suite ; car il nous a gagné le cœur par sa bonté ». Tous les autres tribuns qui étaient présents, dirent la même chose. Mais Romilius ne voulut pas accepter la grâce qu'on lui offrait. Content de la bonne volonté des tribuns, il dit qu'absolument il paierait l'amende, et que puisqu'elle était déjà consacrée aux dieux, il n'était ni juste ni pieux de leur ôter ce que la loi leur donnait, II exécuta sa promesse, et paya la somme à laquelle il était taxé. XI. Le sénatus-consulte écrit et confirmé par le peuple, on fit choix de Spurius Postumius et d'Aulus Manlius pour aller chercher les lois des Grecs.  On leur fit construire des galères à trois bancs de rames aux dépens du trésor public, et on leur fournit un équipage digne de, la majesté de l'empire. Ainsi finie cette année. 537 CHAPITRE DIXIEME. I.  La première année de la quatre-vingt-deuxième olympiade, en laquelle Lycus Thessalien de la ville de Larisse remporta le prix de la course, Charephanes étant archonte à Athènes, trois cents ans entiers après la fondation de Rome, sous le consulat de Publius Horatius et de Sextus Quintilius, Rome fut assiégée d'une maladie contagieuse plus terrible que toutes celles qu'on avait vu jusqu'alors. II. La contagion emporta presque tous les esclaves et environ la moitié des autres citoyens. Il n'y avait pas assez de médecins pour secourir les malades. Ni leurs domestiques ni leurs amis ne pouvaient les servir dans leurs besoins pressants. Si on leur rendait quelque service, pour peu qu'on les touchât, ou qu'on habitât avec eux, on était aussitôt attaqué du même mal ; de sorte qu'il y eut plusieurs familles entières qui périrent, faute de gardes pour soigner les malades. III. Les corps qu'on jetait de côté et d'autre et sans sépulture, furent une des principales causes de cette calamité : ces cadavres par leur infection augmentèrent le mal et le firent durer plus longtemps. Dans le. commencement on avait soin de les brûler et de les enterrer, tant par respect pour la forme humaine, que parce qu'on avait tout ce qui était nécessaire pour leur rendre ces derniers devoirs. Mais à la fin, soit par négligence des devoirs de l'humanité, soit parce qu'on manquait de ce qui était nécessaire pour brûler et enterrer les corps, les uns en jetèrent un grand nombre dans les égouts, dans les cloaques et au coin des rues, les autres une plus grande quantité dans le fleuve, d'où il sortit après cela une infection insupportable, tant par les endroits escarpés du rivage, que par ceux où le fleuve était accessible. Ces corps re- 538 jetés sur le rivage exhalèrent une si horrible puanteur, que ceux qui de portaient encore bien, respirant ce t air infect ne tardaient guère a être pris de maladie, et en un moment leur corps se changeait en pourriture. L'eau du fleuve se ressentit de la corruption : elle n'était plus bonne à boire, tant à cause de son mauvais goût qui provenait de l'infection des cadavres, que parce qu'elle gâtait la coction et la digestion des nourritures. Ce ne fut pas seulement dans la ville qu'on ressentit ce terrible fléau. La contagion se communiqua dans les campagnes, et même les paysans en souffrirent beaucoup plus que les bourgeois, par l'infection du bétail et des troupeaux parmi lesquels ils étaient obligés d'être tous les jours. IV. Tandis qu'il y avait quelque espérance de recevoir du soulagement de la part des dieux, tout le monde eut recours aux sacrifices et aux expiations. Les Romains introduisirent alors plusieurs nouvelles cérémonies dans leur culte, peu usitées jusqu'alors et peu convenables à la majesté de la religion Romaine. Mais quand on vit que les dieux n'écoutaient ni les vœux ni les prières, on perdit toute espérance et on abandonna toutes les cérémonies du culte divin. Cette maladie contagieuse emporta le consul Sextus Quintilius. Spurius Furius qu'on élut en sa place, quatre tribuns et plusieurs sénateurs des plus gens de bien et des plus distingués par leur mérite, eurent le même sort. V. Pendant que Rome était accablée de ce terrible fléau, les Aeques voulurent profiter de l'occasion pour mettre une armée en campagne, et par de fréquentes ambassades ils sollicitèrent les nations ennemies du peuple Romain pour les engager dans leur ligue. Mais ils n'eurent pas le temps d'assembler toutes leurs forces. Ils étaient encore occupés à faire les. préparatifs de guerre, lorsque la même maladie se jeta sur les autres villes. Elle ravagea non seulement le pays des Aeques et des Volsques, mais encore celui des Sabins, et emporta une si grande quantité de monde, que les terres demeurées sans culture, la peste fut suivie de la famine et de la- cherté. Cette maladie fut donc cause que les Romains ne firent rien ni au dedans ni au dehors, qui mérite d'être écrit dans l'histoire. CHAPITRE ONZIEME. I On désigna consuls pour l'année suivante Lucius Menenius et Publius Sestius. Enfin la peste cessa : on fit publiquement des sacrifices d'action de grâces, on célébra des jeux magnifiques avec de très grandes dépenses. Toute la ville était dans les réjouissances et dans les festins, tout le temps de l'hiver y fut employé. Au commencement du printemps, on apporta de divers endroits une grande quantité de blé, dont la plus grande partie fut achetée de l'argent du trésor public, des particuliers qui faisaient négoce, en apportèrent aussi sur leur compte. Ces provisions soulagèrent le peuple qui manquait de tout, parce que la maladie contagieuse ayant enlevé la plupart des laboureurs, les terres étaient demeurées incultes. II. Dans ce même-temps les députés arrivèrent d'Athènes et des villes Grecques d'Italie. Ils apportaient les lois des Grecs dont ils avaient fait une collection. Les tribuns aussitôt vont trouver les consuls, et les somment de nommer des législateurs en vertu du décret du sénat. Ceux-ci ne savaient quelles mesures prendre pour éluder les poursuites des tribuns qui ne cessaient de les presser et de les solliciter. Fatigués de leurs fréquentes visites et ne pouvant de résoudre à entrer dans une affaire qui ne tendait qu'à détruire la puissance des grands {sous leur consulat,} ils eurent recours à la feinte et cher- 540 chèrent un honnête prétexte pour différer l'exécution du décret. Ils apportaient pour raisons de ce délai, que le temps des comices était proche, qu'il fallait auparavant désigner des consuls, qu'ils en nommeraient dans peu, et que quand leurs successeurs seraient élus, ils s'adresseraient tous quatre ensemble au sénat pour délibérer sur la nomination des législateurs. Les tribuns contents de cette réponse, leur accordèrent ce qu'ils demandaient. Les consuls assemblèrent les comices beaucoup plutôt que n'avaient fait leurs prédécesseurs. Ils nommèrent au consulat Appius Claudius et Titus Genucius. Ensuite ne prenant plus aucun soin des affaires de la république sous prétexte que d'autres en étaient chargés, ils n'écoutèrent plus les tribuns. et ne pensèrent qu'à passer doucement le reste de leur consulat sans de mêler d'aucune affaire. Dans ces conjonctures le consul Ménénius fut pris d'une maladie qui dura longtemps. Quelques-uns disaient qu'il était malade de chagrin, et qu'il n'en relèverait pas sitôt. Sestius profita de cette occasion pour éluder les poursuites des tribuns et pour les renvoyer aux nouveaux magistrats, s'excusant sur ce qu'il ne pouvait rien faire lui seul. III. Les tribuns ne pouvant donc faire autrement, furent obligés de s'adresser à Appius et à son collègue qui n'étaient point encore entrés en charge. A force de les solliciter, tantôt dans les assemblées, tantôt en particulier, ils les gagnèrent enfin par l'espérance qu'ils leur donnaient de les combler des plus grands honneurs et. d'augmenter leur puissance et leur crédit s'ils voulaient prendre les intérêts du peuple. Appius n'aspirait à être revêtu d'une nouvelle magistrature qu'afin de donner à sa patrie des lois de paix, de rétablir la concorde, et de porter tous les autres par son exemple à regarder la ville de Rome comme une république dont le gouvernement et les privilèges étaient communs à tous les citoyens. Mais quand il fut en charge il ne demeura pas longtemps dans ces bons sentiments. Ebloui par la grandeur de sa puissance, il devint si ambitieux qu'il n'oublia rien pour la perpétuer, et peu s'en fallut qu'il n'allât jusqu'à la tyrannie: c*est de quoi nous parlerons quand il en sera temps. Au reste il agit avec de droites intentions dans les commencements et ne négligea rien pour persuader son collègue. Les tribuns ayant sollicité de venir à leurs assemblées, il s'y rendit et fit  541 plusieurs discours pleins d'humanité, donc voici le but et le précis : Qu'ils étaient fort d'avis, lui et son collègue, qu'on fît des lois pour apaiser les séditions excitées entre les citoyens au sujet de l'égalité des droits, que personne ne s'y portait avec plus d'ardeur que Claudius et Genucius, et qu'ils ne craignaient pas de s'en déclarer ouvertement : mais que pour nommer des législateurs, ils n'en avaient pas le pouvoir, n'étant point encore entrés en charge: qu'au reste,. loin de s'opposer à Ménénius et à son collègue s'ils voulaient exécuter le décret du sénat, ils les aideraient de toutes leurs forces et qu'ils leur seraient même fort obligés des avances qu'ils auraient faites. Que s'ils en font difficulté, ajouta-t-il ; s'ils apportent pour prétexte la {nouvelle} magistrature dont nous sommes revêtus mon collègue et moi, s'ils s'excusent sur ce qu'il ne leur est pas permis de désigner d'autres consuls, parce que nous avons déjà été confirmés dans notre charge: je leur promets que nous ne les empêcherons point d'agir, et que ce nous céderons de bon cœur {le consulat} à ceux qu'ils éliront en notre place, pourvu que le sénat en soit d'avis ». IV. Le peuple loua la bonne volonté de ces deux consuls, et on courut en foule au sénat. Sestius obligé d'assembler lui seul les sénateurs, parce que Ménénius ne pouvait rien faire à cause de sa maladie résolut de proposer les lois qu'il s'agissait d établir. L'affaire fut longtemps débattue, on opina et on fit plusieurs discours pour et contre. Ceux qui voulaient qu'on gouvernât l'état selon les lois, et ceux, qui prétendaient qu'il fallait garder les anciennes coutumes, opinèrent l'un après l'autre. Enfin l'avis des consuls désignés pour l'année suivante, prévalut sur tous les autres. Il fut ouvert par Appius Claudius, qui parla le premier. Ce consul opina qu'il fallait élire dix des plus illustres sénateurs, les établir pour un: an à commencer du jour de leur nomination, et leur donner dans le gouvernement de la république tous les pouvoirs qu'avaient alors les consuls et toute l'autorité qui avait été. autrefois attachée à la dignité royale. Que {pendant tout le temps qu'ils seraient en charge,} les autres magistrats demeureraient supprimés, jusqu'à ce qu'on les rétablît selon les lois. {Que les décemvirs choisiraient dans les lois de la patrie et dans celles des Grecs que les députés venaient d'apporter tout ce qu'ils trouveraient de plus excellent et de plus utile 542 à la république Romaine. Qu'ils en composeraient un code qui subsisterait toujours, si le sénat l'approuvait et que le peuple le confirmât ; et que tous les magistrats qu'on créerait dans la suite, se régleraient sur ce code des lois nouvelles pour vider les différends des particuliers et pour régler les affaires de l'état. V. Les tribuns ayant reçu ce sénatus-consulte, le portent à l'assemblée du peuple, et après l'avoir lu publiquement ils font un long discours à la louange du sénat et d'Appius qui avait ouvert l'avis sur lequel était formé le décret. Quand le temps des comices fut venu, les tribuns ordonnèrent aux consuls désignés de s'y trouver pour effectuer leurs promesses devant le peuple. Ceux-ci s'y étant rendus, abdiquèrent le consulat sans aucune répugnance. Le peuple admira leur intégrité, il leur témoigna sa reconnaissance par des acclamations, il fit leur éloge, et quand il procéda à la nomination des législateurs à la pluralité des suffrages, il les élut les premiers. Appius Claudius et Titus Genucius, qui devaient être consuls l'année suivante, furent donc créés décemvirs par les centuries du peuple. On leur donna pour collègues Publius Sestius consul de la présente année, Publius Postumius, Servius Sulpicius et Aulus Manlius, les trois députés qui avaient apporté les lois des villes Grecques, avec Titus Romilius un des consuls des années précédentes, qui après avoir été accusé par Siccius et condamné par le peuple, n'avait pas laissé d'opiner et de dire son avis en faveur des plébéiens. A ces sept députés on en ajouta encore trois autres, savoir Caius Julius, Titus Veturius et Publius Horatius. Ils étaient tous sénateurs et consulaires. Ensuite on supprima pour un temps les charges des tribuns, des édiles, des questeurs, et les autres dignités qui étaient en usage chez les Romains. CHAPITRE DOUZIEME.   I. L'année suivante les dix législateurs ou décemvirs prirent les rênes du gouvernement. Ils donnèrent une nouvelle forme à la république comme nous allons voir. L'un d'eux avait les faisceaux et les autres marques de la puissance consulaire. Il convoquait le sénat, confirmait les décrets et faisait toutes les autres fonctions de chef. Les autres pour ne pas rendre leur puissance odieuse, vivaient comme le peuple, et leur extérieur n'était guère différent de celui des particuliers et des gens du commun. Ils se succédaient les uns aux autres et selon leur rang dans la souveraine puissance ; de sorte que pendant l'année chacun gouverna à son tour, l'un prenant la place de l'autre après un certain nombre de jours. Ils de rendaient tous dès le matin à leur tribunal pour connaître des causes des plébéiens et des affaires publiques. Ils jugeaient avec équité et selon les règles de la  justice tous les différends des sujets du peuple Romain, de ses, alliés, ou des peuples dont la foi était douteuse dans l'obéissance à la république. II. Une pareille conduite fit goûter cette année le gouvernement des décemvirs, on fut très content de leur administration et Rome s'applaudit du choix qu'elle avait fait. On louait surtout leur attention pour le peuple, leurs égards pour les plus pauvres, le zèle avec lequel ils protégeaient les plus faibles contre l'oppression des grands. Déjà on disait 544 hautement que Rome n'avait pas besoin {ni de tribuns, ni] d'autres magistrats pour régler les affaires du peuple, puisqu'un seul gouvernait toutes choses avec prudence et modération. III. Appius passait pour l'auteur et le chef de ce sage gouvernement. Le peuple lui en donnait toutes les louanges, et le regardait comme le premier mobile de tout le corps des décemvirs. Il sut en effet s'acquérir la réputation d'homme de bien, non seulement dans ce qu'il faisait de concert avec ses collègues, mais encore par son affabilité, par sa douceur envers le peuple. Il avait l'attention de saluer les plus méprisables des citoyens, il les appelait chacun par leur nom, il leur marquait à tous tant de bonté et de bienveillance qu'il gagnait tous les cœurs. IV. Les décemvirs ayant composé leur code des us et coutumes des Romains non écrites, et des lois des Grecs, le proposèrent sur dix tables à quiconque voudrait l'examiner. en public. Ils recevaient les remontrances des particuliers, et corrigeaient leurs lois pour les rendre agréables à tout le monde. Ils tinrent longtemps séance en public, ils profitèrent des réflexions des plus gens de bien et des premiers de l'état, enfin, ils examinèrent leurs lois avec beaucoup de maturité. Quand ils les eurent suffisamment digérées, corrigées et retouchées, ils commencèrent par assembler le sénat et ne trouvant plus personne qui blâmât leurs lois, ils les firent d'abord confirmer par un décret. V. Ensuite ils convoquèrent une assemblée du peuple par centuries. Là, en présence des pontifes, des augures et des autres ministres du culte divin, après qu'on eut offert les sacrifices ordinaires en pareille occasion, ils demandèrent les suffrages. Les lois confirmées par le consentement unanime de tout le peuple, ils les firent graver sur des colonnes d'airain, et les exposèrent aussitôt dans l'endroit le plus apparent de la place publique où elles pouvaient être vues de tout le monde. VI. Comme ils n'avaient plus guère temps à rester en charge, ayant assemblé les sénateurs ils leur proposèrent de délibérer à quelle sorte de magistrats on devait confier la souveraine puissance dans les prochains comices. Parmi plusieurs avis qu'on ouvrit dans cette délibération, le sentiment  545 de ceux qui opinaient à nommer encore des décemvirs, et à leur confier l'autorité du gouvernement, de trouva le plus fort. On crut en effet qu'il manquait encore quelque chose à la collection des lois, et que comme on y avait employé très peu de temps, il fallait continuer à quelques personnes la souveraine magistrature et l'autorité absolue, pour les faire observer inviolablement, et pour les mettre dans leur perfection. Mais le plus puissant motifs qui engageait les sénateurs à continuer la régence des décemvirs encore un an, était le dessein qu'ils avaient conçu d'abolir la puissance tribunitienne qui leur tenait fort au cœur. Tel fut le résultat de leurs délibérations publiques. Dans le particulier néanmoins les principaux du sénat résolurent de briguer la dignité des décemvirs, craignant que certains esprits brouillons et factieux ne causassent de grands malheurs à la république, s'ils se voyaient revêtus d'une charge si relevée. VII. Le peuple ayant accepté de tout son cœur et confirmé les décrets du sénat, les décemvirs indiquèrent le jour des comices. Les plus distingués des patriciens et par leur âge et par leur mérite personnel, briguèrent pour être élus. Le  jour des comices venu, toute l'assemblée fit l'éloge d'Appius pour lors chef du décemvirat. On le combla de louanges : le peuple témoigna qu'il était content, il dit qu'il n'y en avait aucun qui eût mieux gouverné que lui, ou qui fut plus en état de bien conduire les affaires, et demanda avec empressement qu'on le continuât. D'abord Appius fit semblant de refuser cet honneur : il demanda même à de démettre d'un emploi si difficile et si odieux. Mais à la fin, il céda aux prières de toute l'assemblée, et consentit à briguer le décemvirat. Il ne se contenta pas de sa promotion : il accusa ses compétiteurs de lui porter envie, et d'être mal disposés à son égard. Par cet artifice il les éloigna de la dignité à laquelle ils aspiraient, et fit tomber le choix sur ses amis. Il fut donc créé décemvir pour la seconde fois par les centuries du peuple, avec Quintus Fabius Vibulanus, homme illustre par trois consulats, jusqu'alors irréprochable et orné de toutes les vertus. On leur donna pour collègues Marcus Cornélius, Marcus Ser- 549 gius, Lucius Minucius, Titus Anconius, Manius Rabuleius, tous de l'ordre des patriciens. Ce n'étaient pas des personnages d'un grand mérite mais Appïus les favorisait On y ajouta trois autres du corps des plébéiens, savoir Quintus Petillius, Caeon Duellius, et Spurius Oppius. Pour faire sa cour au peuple, Appius demanda lui-même ces trois derniers, disant qu'il était juste que les décemvirs devant être les dépositaires de toute l'autorité, le peuple eût parmi eux quelques personnes pour soutenir ses intérêts. On approuva fort toutes les démarches d'Appius. On était persuadé qu'il valait mieux que les rois, et même que les magistrats annuels, ce qui le fit continuer dans sa dignité pour l'année suivante. Voilà ce qui de passa à Rome pendant cette première année du décemvirat. Il n'y eut rien davantage, qui mérite d'être écrit dans l'histoire. CHAPITRE TREIZIEME. I. L'année suivante, Appius et les autres décemvirs, ses collègues, prirent possession de la puissance consulaire aux ides de Mai, les Romains réglaient alors leurs mois suivant le cours de la lune, et la pleine lune tombait le jour des ides. La première démarche qu'ils firent, fut de convenir entre eux avec serment et à l'insu du peuple, qu'aucun du collège ne s'opposerait jamais aux autres en quoi que ce pût être, que tout ce qu'un d'eux approuverait serait aussitôt ratifié par les autres ; qu'ils conserveraient leur dignité toute leur vie ; qu'ils n'admettraient aucune autre personne au gouvernement, qu'ils auraient tous les mêmes honneurs et les mêmes pouvoirs, que rarement ils de serviraient des ordonnances du peuple et des décrets du sénat, qu'ils n'y auraient 547 recours que dans la dernière nécessité ; qu'enfin ils termineraient la plupart des affaires par eux-mêmes et de leur pleine puissance. II. Le premier jour qu'ils devaient entrer en charge, jour sacré et solennel chez les Romains, jour de fête pendant lequel ils ne veulent rien voir ni entendre de désagréable ou de chagrinant, après avoir fait les sacrifices prescrits par les lois ils parurent en public de grand matin avec toutes les marques de la dignité royale. Dès que le peuple vit qu'ils ne gardaient plus un extérieur populaire et plein de modération, et qu'ils ne prenaient plus tour à tour comme ils avaient fait jusqu'alors, mais tous en même temps, les marques de la puissance royale, il en conçut un extrême chagrin. Il fut surtout épouvanté de voir les haches ajoutées aux faisceaux. Chaque décemvir les faisait porter devant lui par douze licteurs, qui écartaient le peuple dans les rues, et qui frappaient les gens d'estoc et de taille comme autrefois sous la domination des rois. Aussitôt après qu'on eut exterminé la royauté, cette coutume fut abolie par Publius Valerius homme populaire qui succéda à la puissance royale. Tous les consuls les successeurs pour suivre l'exemple qu'il leur avait donné, ne voulurent plus qu'on joignît les haches aux faisceaux qu'ils faisaient porter devant eux, excepté dans les expéditions militaires, et lorsqu'ils sortaient de la ville. Car quand ils portaient la guerre chez les nations voisines, ou qu'ils allaient examiner l'état des peuples soumis à l'obéissance du peuple Romain, ils ajoutaient des haches aux faisceaux. Tous les consuls n'en avaient usé de la sorte que pour ne pas rendre leur puissance odieuse et insupportable aux citoyens, en leur imprimant de la crainte par la vue des haches, qui ne devaient servir qu'à épouvanter des ennemis et des esclaves. A la vue d'un appareil si superbe, tous les citoyens, comme j'ai dit, furent saisis de crainte. Sitôt qu'ils aperçurent ces marques de la puissance royale qu'on portait devant les décemvirs, ils crurent que c'était fait de leur liberté, et qu'au lieu d'un roi ils s'en étaient donné dix. III. Les décemvirs ayant ainsi épouvanté la multitude, résolurent de lui commander dans la suite par la crainte. Dans ce dessein ils se firent escorter chacun par une compagnie de gardes, choisissant pour cet effet les jeunes gens les 548 plus déterminés et les plus dévoués à leur service. IV. Il ne faut donc pas être surpris si la plupart des pauvres et les gens de médiocre fortune plus sensibles à leurs propres intérêts qu'au bien public, flattaient alors cette puissance tyrannique des décemvirs, on devait bien s'y attendre. Mais on aura peine à croire qu'un grand nombre de patriciens des plus distingués et par leurs richesses et par leur naissance, se soient livrés à eux pour opprimer la liberté de la patrie. C'était en effet devenir les ministres de ces tyrans. Car les décemvirs s'abandonnaient aux plaisirs les plus honteux, et à toutes les passions dont l'homme est capable : ils exemptaient leur empire sur tout le monde avec une licence excessive: ils ne faisaient aucun cas ni du sénat ni du peuple : ils de rendaient eux-mêmes les législateurs et les juges en toutes choses. Ils disposaient impunément de la vie de plusieurs citoyens, et dépouillaient les autres de leurs biens sans aucune forme de justice. Pour colorer néanmoins de quelque apparence d'équité leurs mauvaises actions et leur conduite indigne, ils établirent des tribunaux où l'on jugeait chaque affaire en particulier. Mais les accusateurs étaient des partisans de leur tyrannie qu'ils subornaient eux-mêmes : les juges qu'ils établissaient, leur étaient entièrement dévoués, et se tenant, pour ainsi dire, les uns les autres par la main, ils se rendaient réciproquement service dans les jugements. Les décemvirs se réservaient à eux-mêmes la connaissance de plusieurs procès et des affaires les plus importantes, de sorte que ceux qui n'avaient pas si bon droit que les autres, étaient obligés de rechercher l'amitié de leurs juges, et de devenir partisans de leurs brigandages, ne trouvant pas d'autre moyen de sureté pour éviter d'être condamnés. V. Un si mauvais gouvernement fut suivi d'une corruption des mœurs presque générale, et par la suite du temps il se trouva à Rome beaucoup plus de membres malades et corrompus que de membres sains. Ceux qui ne pouvaient souffrir les mauvaises actions des décemvirs, ne restaient plus dans la ville. Ils de retiraient à leurs campagnes, où ils attendaient que le temps des comices fût venu, ne doutant point que les décemvirs ne se démissent de leurs charges quand ils auraient fait leur année, et qu'ils ne nommassent d'autres magistrats. VI. Appius et ses collègues dressèrent deux tables de 549 nouvelles lois qu'ils ajoutèrent aux dix premières.. Dans ces deux dernières tables il y avait une loi qui défendait aux patriciens de s'allier par mariage avec les plébéiens, en quoi les décemvirs n'avaient point, je crois, d'autre intention, que d'empêcher que ces deux ordres ne s'unissent étroitement, et ne vécussent ensemble dans une parfaite concorde par le moyen des alliances. VII. Quand le temps des comices fut venu, ils continuèrent à exercer leurs charges, au mépris des coutumes de la patrie, violant eux-mêmes les lois qu'ils venaient d'établir, et sans attendre que le sénat eût fait un décret, ou le peuple une ordonnance pour des continuer dans leur dignité. Cette année finie, on était dans la première année de la quatre-vingt-troisième olympiade, pendant laquelle Crison d'Himère remporta le prix de la course, sous le gouvernement de Philisque archonte d'Athènes. Appius Claudius exerçait alors le consulat et le décemvirat pour la troisième année. Ceux qui avaient gouverné avec lui l'année précédente, s'étaient aussi maintenus dans leur dignité de décemvirs pour la seconde année.