[10,0] LIVRE DIXIEME. [10,1] CHAPITRE PREMIER. I. Après Lucrétius et Véturius, la première année de la quatre-vingtième olympiade, en laquelle Torymbas de Thessalie remporta le prix de la course, Phrasiclès étant archonte à Athènes, on élut consuls à Rome Publius Volumnius et Servius Sulpicius Camerinus. II. Ces nouveaux magistrats ne mirent aucune armée en campagne, ni pour venger les torts faits aux Romains et à leurs alliés, ni pour défendre les terres de la république des insultes des ennemis. Tous leurs soins de bornèrent à apaiser les troubles du dedans, et à prévenir les entreprises du peuple ligué contre le Sénat. Les tribuns en effet recommençaient à le soulever : ils lui faisaient entendre que la meilleure forme de gouvernement pour des gens libres, était d'avoir tous une égale liberté de parler et en conséquence les plébéiens voulaient que toutes les affaires, tant particulières que publiques, fussent administrées selon les lois. Car l'égalité de droit n'était pas encore établie chez les Romains, il n'était point permis a toutes sortes de personnes de parler dans les délibérations, et tout le droit n'était pas écrit sur des tables. Dans les premiers temps sous le gouvernement monarchique, les rois rendaient eux-mêmes la justice, ils décidaient les procès, et leurs jugements avaient force de loi. Après qu'ils eurent été chassé, {non seulement} leurs autres fonctions, {mais encore} la connaissance des procès et le droit de rendre la justice, passèrent aux consuls annuels. Lorsqu'il s'élevait un différend, quel qu'il fût, entre les citoyens, c'étaient les consuls qui jugeaient l'affaire, et qui rendaient la justice : la plupart même de ces fonctions étaient attachées de droit aux vicegérents et substituts des magistrats qui étaient élus par les grands de l'état. Il y avait très peu d'articles du droit Romain qui fussent écrits dans les livres sacrés, et qui eussent force de loi ; encore les patriciens étaient-ils les seuls qui en avaient la connaissance, parce qu'ils s'y appliquaient d'une manière particulière. Le peuple tout occupé au commerce et à la culture des terres, et qui ne venait à la ville que de temps en temps pour vendre ou pour acheter, n'y connaissait encore rien. III. Caius Terentius des tribuns de l'année précédente, essaya le premier d'introduire un nouveau droit et une nouvelle forme de gouvernement : mais il fut obligé d'abandonner son entreprise, parce que le peuple était en campagne, et que les consuls retenaient l'armée tout exprès dans le pays ennemi jusqu'à ce que le temps de leur magistrature fut écoulé. [10,2] Sous le consulat de Volumnius et de Sulpicius, Aulus Virginius et les autres tribuns ses collègues, réveillèrent l'affaire, et voulurent la terminer entièrement. Les consuls, le sénat et les citoyens les plus puissants, remuèrent ciel et terre pour faire échouer leur entreprise, de peur d'être eux-mêmes contraints d'administrer la république selon les lois. Le sénat fit à ce sujet plusieurs délibérations, on tenait continuellement des assemblées ; les magistrats des deux factions n'oubliaient rien pour avoir le dessus. Déjà personne ne doutait que de pareilles intrigues ne causassent enfin quelques maux irrémédiables. IV. Ces conjectures furent appuyés par des signes divins qui parurent d'autant plus terribles que quelques-uns n'étaient point marqués dans les registres publics, et que de mémoire d'homme on n'en avait jamais vu de semblables. Les feux qui couraient dans l'air, ou qui restaient dans l'endroit où ils s'étaient allumés, les mugissements et les continuels tremblements de terre, les spectres qu'on voyait voltiger, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, les voix effrayantes qu'on entendait de toutes parts et plusieurs autres prodiges, troublaient les cœurs des mortels. On trouvait néanmoins qu'il en était déjà arrivé autrefois de semblables, et qu'il n'y avait que du plus ou du moins. Mais ce qui suivit ces premiers signes, était absolument sans exemple : on n'avait jamais vu ni entendu rien de pareil: l'épouvante et l'alarme de répandirent partout. Il tomba d'en haut une quantité affreuse, non pas de neige, mais de morceaux de chair, les uns plus gros, les autres plus petits : on voyait dans l'air une bande d'oiseaux de toutes les espèces, qui fondant sur cette proie, en enlevaient une partie avec leur bec : ce qui tomba à terre, tant dans la ville, que dans les campagnes, y demeura longtemps, sans changer ni de couleur ni d'odeur, sans s'en aller par pourriture comme les vieilles chairs, et sans même sentir mauvais. V. Les devins du pays ne purent donner l'explication de ce prodige. Mais on trouva dans les oracles des Sibylles, que quand des ennemis venus d'un pays étranger entreraient dans Rome, les citoyens combattraient pour défendre leur liberté, et pour n'être pas réduits sous l'esclavage : que ce malheur commencerait par une sédition intestine, qu'il fallait que les Romains l'étouffassent dans ses commencements et que s'ils avaient soin d'apaiser les dieux par des vœux et par des sacrifices, outre qu'ils détourneraient de dessus leurs têtes la tempête qui les menaçait, ils remporteraient une glorieuse victoire sur leurs ennemis. CHAPITRE SECOND. I.  Dès que ces oracles furent divulgués parmi le peuple, ceux qui étaient chargés des fonctions de la religion commencèrent à offrir des sacrifices aux dieux, qui détournent les maux publics et qui préservent des malheurs dont on est menacé. Ensuite le sénat s'assembla avec les tribuns, afin de prendre des mesures pour le salut de la république. [10,3] Toute l'assemblée fut d'avis qu'il fallait travailler de concert à faire cesser les accusations qu'on formait les uns contre les autres, afin de n'avoir tous qu'un seul et même esprit dans l'administration des affaires, comme portaient les oracles. Mais on était fort embarrassé sur les moyens d'établir à Rome cette parfaite union et d'apaiser les troubles par une réconciliation sincère. La difficulté était de savoir lequel des deux partis commencerait le premier à faire les avances pour céder à ses adversaires. Les consuls et les plus notables du sénat prétendaient qu'on devait regarder les tribuns comme la principale cause de tous les troubles, parce qu'ils avaient voulu abolir l'ancienne forme du gouvernement et introduire des nouveautés. Les tribuns disaient au contraire qu'ils ne faisaient rien qui fut ou indigne de leurs ancêtres, ou injuste et nuisible à l'état, puisqu'ils voulaient seulement introduire l'usage des bonnes lois et établir l'égalité entre tous les citoyens, que les consuls et les patriciens étaient les seuls auteurs des séditions, parce qu'en fomentant la transgression des lois ils ne faisaient qu'augmenter de plus en plus leur domination insupportable qui ne tendait qu'à une véritable tyrannie. II. Pendant plusieurs jours on tint de semblables propos de part et d'autre. Le temps de passait sans rien conclure, et sans terminer aucune affaire, soit particulière, soit publique. Les tribuns enfin s'aperçoivent qu'ils ne gagnent rien par leurs remontrances et par les plaintes continuelles qu'ils faisaient contre le sénat. Aussitôt ils laissent là toutes leurs vaines poursuites pour prendre d'autres mesures plus convenables. Ils convoquent le peuple, et lui promettent de faire une loi qui renfermera toutes leurs demandes. L'assemblée applaudit à cette proposition, et dans le moment ils font lecture de la loi qu'ils avaient déjà écrite et minutée. En voici la teneur : Que le peuple dans une assemblée légitime, choisirait dix députes respectables par leur âge et par leur prudence, qui n'eussent que l'honneur et la véritable gloire en recommandation: Que ces décemvirs feraient des lois sur toutes les affaires tant publiques que particulières ; et qu'ensuite ils les proposeraient dans une assemblée du peuple : Que les lois qu'ils auraient faites, seraient affichées dans la place publique pour régler les droits tant des particuliers que des magistrats qu'on élirait chaque année. III. Après avoir proposé cette loi en pleine assemblée, ils laissèrent à tous ceux qui ne la trouveraient pas bonne la liberté de la blâmer, leur accordant du temps jusqu'au troisième jour de marché, c'est- à-dire environ vingt-sept jours, pour faire leurs remontrances. Il y eut plusieurs personnes, et même des plus notables du sénat, tant entre les anciens que parmi les jeunes, qui blâmèrent la loi par des discours étudiés et préparés avec beaucoup de soin, ce qui dura pendant plusieurs jours. IV. Ensuite les tribuns indignés de ce qu'on perdait ainsi le temps, ne voulurent plus écouter ceux qui parlaient contre la loi. Ayant indiqué le jour auquel ils devaient la confirmer, ils exhortèrent tous les plébéiens de se trouver à l'assemblée pour donner leurs suffrages par tribus, leur promettant qu'on ne leur fatiguerait plus les oreilles par de longues harangues. Sur ces promesses, ils renvoyèrent l'assemblée. [10,4] V.  Les consuls et les plus puissants des patriciens commencent alors à traiter les tribuns avec plus de hauteur. Ils de plaignent ouvertement de leur procédé: ils protestent qu'ils ne leur permettront jamais d'introduire de nouvelles lois, principalement celles qui n'auront pas encore passé par les délibérations du sénat, que les lois font une espèce de convention de toute une ville, et non pas seulement d'une partie de ses citoyens, et que c'est le commencement de la ruine non seulement la plus certaine {et la plus inévitable,} mais encore la plus honteuse et des villes et des familles, quand la partie la plus méchante prescrit des lois à la meilleure et à la plus saine. « Quel est donc votre pouvoir, disaient- ils, quel droit avez-vous, vous autres tribuns, ou de faire les lois, ou de les abolir? Votre puissance n'est-elle pas une émanation de celle du sénat? Ne l'avez-vous pas reçue à de certaines conditions ? N'avez-vous pas demandé que les tribuns eussent droit de secourir les pauvres à qui on ferait quelque injustice ou violence, à condition qu'ils n'entreprendraient rien de plus? Si donc vous avez eu ci-devant une autorité extorquée du sénat par la force et contre toute justice, ne l'avez-vous pas perdue aujourd'hui en changeant la discipline observée de tous temps dans les comices. En effet, ce n'est plus un décret du sénat qui vous constitue en dignité ; les curies ne donnent plus leurs suffrages pour vous y confirmer, vous n'offrez point aux dieux les sacrifices prescrits par les lois avant que de tenir vos assemblées, en un mot, dans vos élections vous n'observez plus aucune des cérémonies qui peuvent inspirer des sentiments de religion envers les dieux, ou marquer le respect qui est dû aux coutumes établies par les hommes. Pourquoi donc vous mêlez-vous encore de la religion et des saintes cérémonies du culte divin, du nombre desquelles sont les lois mêmes ? Pourquoi, dis-je, vous en mêlez-vous, vous qui avez renoncé à tout droit divin et humain ; vous qui foulez aux pieds toute justice ? » VI. Voilà les reproches que les patriciens, tant jeunes que vieux, ne cessaient de faire aux tribuns : ils allaient çà et là par bandes, et répandaient ces discours dans tous les quartiers de la ville. D'un autre côté ils n'oubliaient rien pour gagner le cœur des citoyens. Ils s'insinuaient dans les esprits   par des discours agréables et flatteurs, et mettaient dans leur parti les plus raisonnables et les plus modérés des citoyens. Ils épouvantaient en même temps les plus séditieux et les plus entêtés. Ils ne cessaient de les menacer des plus terribles malheurs, s'ils ne devenaient plus sages et plus soumis. Ils en vinrent même jusqu'à chasser de la place publique et à frapper comme de vils esclaves les plus pauvres des citoyens, qui n'avaient en vue que leurs intérêts particuliers, et qui s'embarrassaient peu de ceux de la république. [10,5] VII. Parmi la jeunesse patricienne, Caeson Quintius, fils de Lucius Quintius surnommé Cincinnatus, était alors le plus puissant. Sa haute naissance et ses grandes richesses lui attiraient un grand nombre de partisans, d'ailleurs il était bien fait de sa personne, recommandable par sa bonne mine qui le distinguait au dessus de tous les jeunes gens de son rang, illustre par la bravoure et par ses beaux exploits de guerre, d'un heureux génie pour l'éloquence, qualités qui ne contribuaient pas peu à grossir sa faction. Ce jeune homme se déchaina fortement contre les plébéiens. Il n'épargna ni les paroles les plus dures et les plus capables d'irriter des personnes jalouses de leur liberté, ni les traitements les plus rigoureux. VIII. Les patriciens pour cette raison l'estimaient beaucoup, ils l'exhortaient à ne pas s'épouvanter du péril, et lui promettaient de le soutenir en toute occasion. Les plébéiens au contraire le haïssaient souverainement. Aussi les tribuns résolurent-ils de s'en défaire avant toutes choses, dans l'espérance que par sa mort les autres jeunes gens intimidés garderaient enfin quelques mesures. Dans ce dessein ils préparent des discours exprès, ils apostent plusieurs témoins, ils accusent Quintius d'injustice et de crime envers le public, et ne prétendent pas moins que de le faire condamner à mort. Ils le font donc assigner à comparaître devant le peuple. Le temps marqué pour le jugement étant venu, ils convoquent une assemblée; ils prononcent contre lui un long discours, ils rapportent {toutes} les violences qu'il a faites aux plébéiens, et après avoir cité pour témoins ceux mêmes qu'il avait maltraités, ils permettent à l'accusé d'apporter ses raisons de défense. Le jeune homme appelé pour plaider sa cause, commence par récuser ses juges : il proteste qu'il est prêt à faire satisfaction selon la loi aux particuliers mêmes qu'il a offensés, pourvu que le procès soit jugé au tribunal des consuls ses juges naturels. IX. Alors le père de Caeson voyant les plébéiens indignés de son opiniâtreté, plaide lui-même sa cause, et met tout en usage pour justifier son fils. Il fait voir que les griefs dont on l'accuse, n'ont point d'autre fondement que le mensonge, et qu'on les a inventés exprès pour lui tendre des pièges. Quant aux faits qu'il ne peut nier, il les traite de bagatelles qui ne méritent pas la colère publique. Il dit que son fils n'est pas tombé dans ces fautes par mauvais intention, qu'il n'a pas prétendu insulter personne, et qu'il n'y a dans toute sa conduite ni trahison ni mépris: qu'il faut regarder tout ce qu'il a fait comme autant d'emportements d'un jeune homme fier, ardent et ambitieux, qui dans la chaleur de la dispute s'est oublié lui-même: qu'en un mot il y a plus d'indiscrétion que de mauvaise volonté, et que s'étant exposé lui-même aux suites fâcheuses de ces sortes de querelles, on doit croire que le défaut de l'âge, de prudence, et de maturité y a plus de part, que la réflexion et le jugement. Il conjure les plébéiens de ne pas lui en vouloir pour les fautes qu'il a commises dans ses discours, mais de se souvenir des services importants qu'il a rendus dans la guerre, qu'il a exposé mille fois sa vie pour le salut de la république, qu'il n'a pris les armes que pour assurer la liberté des particuliers, pour affermir l'empire de la patrie, et pour en étendre les bornes. Il les prie de lui en marquer leur reconnaissance dans l'occasion: il leur représente que s'il a commis de grandes fautes, il a d'ailleurs mérité par ses belles actions et l'amitié et la protection du peuple Romain. Ensuite il fait l'énumération des campagnes où il s'est signalé, de tous les combats où il s'est trouvé, des prix de valeur qu'il a reçus de ses commandants, des couronnes qui ont été la récompense de sa bravoure, d'un grand nombre de citoyens à qui il a sauvé la vie dans les batailles et de toutes les occasions où il s'est distingué au-dessus des autres en montant le premier à l'escalade sur les murailles des ennemis. Il tâche de calmer les esprits et d'exciter la compassion dans tous les cœurs : il leur représente qu'il a toujours eu pour caractère une grande modération et une douceur infinie envers tout le monde, que tous les citoyens lui rendent ce glorieux témoignage qu'il a mené une vie pure, innocente, exempte de tout soupçon, qu'enfin il leur demande pour toute grâce d'accorder la vie à son fils, et de sacrifier leurs ressentiments à la considération d'un père qui n'a mérité que leurs faveurs. [10,6] X.  Le peuple écouta ce discours avec plaisir, et l'on était porté à lui rendre son fils. Mais Virginius qui craignait que la jeunesse patricienne ne devînt dans la suite et plus fière et plus insolente par l'impunité de Caeson, se leva aussitôt et parla ainsi. « Votre bienveillance envers les plébéiens et vos autres vertus, Quincius, rendent un illustre témoignage en votre faveur, et c'est pour cela que tout le monde vous honore. Mais l'insolence de votre fils, sa dureté inflexible, sa fierté à l'égard de tous les citoyens ne nous permettent pas de lui accorder le pardon. Elevé auprès d'un père dont les mœurs populaires et modérées ont mérité une approbation générale, loin de se former sur un si beau modèle de vertu, il a méprisé les avantages de son éducation, il s'est livré à un orgueil tyrannique, et donnant dans une insolence qui ne convient qu'aux barbares, il a voulu introduire dans Rome les plus pernicieux exemples. Si donc jusqu'à présent vous n'avez pas connu le mauvais caractère de votre fils, aujourd'hui que vous le voyez à découvert pouvez-vous ne pas entrer dans nos justes ressentiments ? Si au contraire vous connaissiez sa conduite et si vous étiez d'intelligence avec lui quand il a insulté à la misère des pauvres citoyens, n'étiez-vous pas vous-même un mauvais citoyen, et méritiez-vous la réputation d'honnête homme que vous avez parmi nous? Mais, me direz-vous, j'ignorais que ce fils n'était pas digne de ma vertu. Je vous crois volontiers et je puis vous rendre moi-même ce témoignage. Mais si je conviens que vous n'avez point été complice des insultes qu'il nous a faites par le passé, je vous blâme aujourd'hui de ne pas partager avec nous notre juste indignation. Et afin que vous compreniez mieux quelle peste pour l'état vous avez nourrie sans le savoir, il faut vous apprendre que votre fils est un cœur cruel, tyrannique, et même souillé du sang de ses citoyens. Ecoutez, je vous prie : on va vous rapporter une de ses belles actions: comparez-la avec les grands exploits de guerre qui lui ont acquis tant de gloire. Et vous, Romains, que la harangue du père a excités à la compassion, voyez s'il est de votre intérêt d'user d'indulgence envers un pareil citoyen ». [10,7] XI. Ayant parlé de la sorte, il fit lever Marcus Volscius, un de ses collègues, et lui dit de rapporter ce qu'il savait de la conduite du jeune Caeson. Aussitôt on fit silence, et toute l'assemblée fut en suspens. Volscius un moment après, reparla en ces termes. « J'aurais souhaité, citoyens, être en état de poursuivre ce jeune homme en mon propre et privé nom, comme les lois me le permettent, pour tirer vengeance des insultes atroces et plus qu'atroces que j'ai reçues de lui. Mais ma pauvreté, mon indigence, et mon peu de crédit en qualité de simple citoyen, m'ont ôté jusqu'ici les moyens de me faire justice. Aujourd'hui que j'en trouve l'occasion, si je ne prends le personnage d'accusateur, au moins je ferai celui de témoin. Vous allez apprendre la manière indigne dont Caeson m'a traité, les outrages sanglants qu'il m'a faits, et les cruautés qu'il a exercées sur moi. J'avais un frère nommé Lucius,  qui m'était plus cher que tout ce que j'ai au monde. Un jour nous soupâmes ensemble chez un ami. Après le repas comme nous nous en revenions de nuit, nous passâmes par la place publique, où nous rencontrâmes Caeson qui venait de faire la débauche avec une troupe de jeunes libertins. D'abord ils commencent à se moquer de nous: ils nous disent mille injures, telles qu'une jeunesse insolente et pleine de vin a coutume d'en vomir contre les pauvres citoyens qu'elle regarde comme des gens de peu de chose. Indigné de ces outrages, mon frère s'échappe en quelques paroles un peu fortes contre un de la troupe. Caeson ne peut souffrir qu'on lui réponde rien de désagréable: il entre en fureur, il se jette sur mon frère, il le maltraite, tantôt à coups de poing, tantôt à coups de pied ; il lui fait {mille cruautés,} mille indignités, enfin il le terrasse et le tue. Alors je me mets à crier, et je défends mon frère de toutes mes forces. Caeson le lasse mort sur la place: il se jette sur moi, il ne cesse de m'outrager, il frappe, il redouble les coups, jusqu'a ce qu'étendu sur le pavé sans voix, et sans mouvement, il me croie mort. Il quitte prise pour lors, il rejoint ses camarades, il s'applaudit du coup qu'il a fait. Un moment après, quelques passants accourus au bruit, nous trouvent baignés dans notre sang, et nous emportent chez nous : mon frère Lucius était déjà mort, comme j'ai dit, et moi presque sans vie je n'avais pas grande espérance d'en réchapper. Ce malheur nous arriva sous le consulat de Publius Servilius et de Lucius Aebutius, l'année que Rome fut affligée de cette terrible maladie dont nous eûmes tous deux notre part. Je ne pus pas dans ce temps-là demander justice de l'insulte que Caeson avait faite, parce que la contagion avait enlevé les deux consuls. {Lucius} Lucretius et Titus Venturius entrés en charge, je voulus le faire assigner pour comparaitre à leur tribunal. Mais il ne fût pas possible d'y réussir : la guerre se déclara, il fallut que les deux {consuls} sortissent de Rome pour ouvrir la campagne. Quand ils furent revenus de leur expédition, je le citai plusieurs fois devant eux, mais pour toute justice je ne gagnai que des coups qu'il me donna: j'en appelle à témoins, plusieurs citoyens qui le savent. Voila, Romains, ce qui m'est arrivé et ce que j'ai souffert : voila le récit fidèle de mon infortune, je ne vous dis que la vérité,. [10,8] XII. Ce discours de Volscius fut suivi des cris de toute l'assemblée. Plusieurs se mirent en devoir de punir le coupable sur le champ et par leurs mains. Mais les consuls et la plupart des tribuns arrêtèrent cet emportement, persuadés que ce serait introduire dans Rome une coutume très pernicieuse. La partie même la plus saine du peuple, ne voulait pas qu'on fît mourir les coupables sans les avoir écoutés en leurs défenses. Ainsi un certain égard pour la justice réprima en cette occasion l'ardeur des plus hardis, et le jugement fut différé. XIII.  Il y eut une grande contestation sur la personne de l'accusé, savoir si on devait le garder en prison ou dans les fers jusqu'à ce que son procès fût instruit, ou s'il fallait le laisser en liberté sous caution, comme son père le demandait. Enfin le sénat {assemblé,} ordonna que ceux qui  voudraient le cautionner, donneraient une certaine somme d'argent, moyennant quoi il aurait sa liberté jusqu'au jour que son procès serait décidé. XIV. Le lendemain les tribuns assemblèrent le peuple : l'accusé n'ayant point comparu, ils le condamnèrent par défaut, et les répondants qui étaient au nombre de dix, furent contrains de payer la somme qu'ils avaient promise pour amende en cas qu'ils ne représentassent point le criminel. Ce fut ainsi que Caeson tomba dans le piège que les tribuns lui avaient dressé, par les artifices de Volscius qui rendit un faux témoignage, comme on le découvrit dans la suite. Il sortit de Rome, et s'en alla en Tyrrhénie. XV. Son père vendit la plus grande partie de ses biens : il rendit aux cautions de son fils l'argent qu'ils avaient déboursé, et de retira lui-même à une petite terre qui lui restait au de là du Tibre où il avait une pauvre chaumière . Là il menait une vie dure et laborieuse, travaillant à cultiver la terre avec un petit nombre d'esclaves. Accablé de douleur et de pauvreté, il n'allait plus à la ville ; il ne voyait point ses amis, il ne faisait aucune fête, et ne se permettait pas même le moindre divertissement. XVI. Les tribuns au reste furent bien trompés dans leur espérance. Le malheur de Caeson loin d'arrêter l'insolence des jeunes gens, les rendit plus opiniâtres et plus importuns, de sorte qu'ils s'opposèrent à la confirmation de la loi tant par leurs discours que par leurs actions. Les tribuns employèrent toute leur année à cette unique affaire, sans pouvoir absolument venir à bout de leurs desseins. Le peuple les continua, dans leur dignité pour l'année suivante. [10,9] CHAPITRE TROISIEME. I. Sous le consulat de Publius Valerius Poplicola et de Caius Claudius Sabinus, la ville de Rome se vit menacée de la plus terrible guerre qu'elle eût eu jusqu'alors à soutenir contre les peuples voisins. Les séditions intestines jetèrent la république dans ce danger évident, comme il avait été prédit par les oracles des Sibylles, et annoncé par les prodiges de l'année précédente. Nous allons rapporter les causes de cette guerre, et la conduite que gardèrent les consuls pendant le temps du péril. II. Les tribuns, que le peuple avait continués en charge dans l'espérance de faire passer la loi, voyant que Caius Claudius un des consuls avait hérité de la haine implacable de ses ancêtres contre les plébéiens, et qu'il était prêt à s'opposer de toutes ses forces à leurs entreprises, désespérant d'ailleurs de réprimer par voies de fait la faction trop puissante des jeunes patriciens qui poussaient leur hardiesse jusqu'à l'effronterie et la fureur, remarquant que pour comble de disgrâce la plus grande partie du peuple gagné par les caresses des patriciens, n'était plus si empressé à demander la confirmation de la loi : les tribuns, dis- je, résolurent de pousser les affaires sans aucun ménagement, afin d'intimider le peuple, et de renverser les projets du consul. D'abord ils répandent divers bruits dans la ville. Ensuite ils s'attroupent publiquement, restent assis depuis le matin jusqu'au soir, et délibèrent à la vue de tout le monde sur ce qu'ils doivent faire, n'admettant à leur conseil et dans leurs délibérations que ceux qui sont de leur cabale. Enfin, dès que l'occasion leur paraît favorable pour exécuter leur dessein, ils contrefont des lettres, et prennent des mesures afin que quelque inconnu les leur remette entre les mains pendant qu'ils seraient assis dans la place publique. Celui qu'ils en avaient chargé, leur rend ces lettres : ils en font la lecture, ils se lèvent aussitôt de leurs sièges, ils se frappent le front, et baissent les yeux en signe de tristesse. III. Dans le moment le peuple accourt à eux : chacun est persuadé que ces lettres contiennent quelque fâcheuse nouvelle. Les tribuns se font faire silence, et parlent ainsi. « Romains, le peuple est menacé d'un danger extrême, et si quelque dieu propice n'avait soin de protéger ceux qui sont sur le point d'éprouver des maux qu'ils n'ont pas mérités, nous serions tous enveloppés dans les malheurs les plus terribles. Nous vous prions de demeurer ici un peu de temps, jusqu'à ce que nous ayons annoncé au sénat ce qu'on nous mande, afin de délibérer ensemble, et de prendre d'un commun consentement les mesures nécessaires pour le bien commun ». A ces mots ils vont trouver les consuls. Pendant que le sénat s'assemblait, on tenait différents propos dans la place publique. Les uns faisaient des discours faits exprès, suivant les ordres qu'ils en avaient reçus des tribuns. Les autres frappés de l'idée des malheurs dont on était menacé, assuraient que c'était telle et telle chose qu'on avait mandée aux tribuns. L'un disait que les Aeques et les Volsques ayant reçu Caeson Quintius condamné par le peuple, l'avaient élu général des deux nations, et qu'il préparait à attaquer Rome avec une nombreuse armée. L'autre prétendait que Caeson d'intelligence avec les patriciens, s'approchait à la tête des troupes étrangères, dans le dessein de détruire, tant pour le présent que pour l'avenir, la puissance des plébéiens, et de rompre toutes leurs mesures. Celui-ci n'attribuait pas la prétendue conspiration à tout le corps de la noblesse, mais seulement à la jeunesse patricienne. Quelques-uns même ne craignaient pas de dire que Caeson Quincius caché dans la ville, cherchait à s'emparer des citadelles et des lieux les plus forts.  IV. Pendant que toute la ville était ainsi en émotion dans l'attente de quelque grand malheur, et que tous les Romains étaient en défiance et en garde l'un contre l'autre, les consuls convoquent le sénat. Les tribuns se rendent les premiers à l'assemblée, et font le rapport de ce qu'on leur a mandé. Aulus Virginius parla en ces termes au nom de tout le collège. [10,10] « Tandis que les maux qu'on nous annonçaient n'étaient pas certain, et qu'ils n'avaient pour fondement que des bruits en l'air qui demandaient confirmation, nous avons, Messieurs, toujours différé à vous en parler, dans la crainte d'exciter de grands troubles, qui sont les suites inévitables des nouvelles fâcheuses. Nous appréhendions d'ailleurs que dans les démarches que nous aurions pu faire avant un plus ample éclaircissement, il ne vous parût plus de précipitation que de prudence. Nous n'avons pas cru néanmoins devoir mépriser les maux qui nous menaçaient et sur les avis qu'on nous a donnés, nous avons mis toute notre application à faire d'exactes recherches pour découvrir la vérité. Mais puisque la providence divine qui ne cesse de conserver cette république, nous découvre aujourd'hui par une bonté particulière les desseins cachés et les entreprises impies des ennemis des dieux ; puisque nous venons de recevoir des lettres de la part des étrangers qui nous aiment, comme vous l'allez voir tout à l'heure, enfin, puisque ce qui se passe dans Rome est entièrement conforme à ce qu'on nous mande de dehors, et que des affaires si pressantes ne souffrent plus aucun retardement : nous nous croyons obligés de commencer par vous avertir de la conspiration, avant que  d'en informer le peuple. V. Sachez donc qu'on a tramé une conjuration contre le peuple, qu'elle a été faite par des gens de nom, parmi lesquels on prétend qu'il y a quelques-uns, des anciens qui sont ici assemblés, avec un grand nombre de chevaliers qui ne sont pas encore reçus dans le sénat et qu'il n'est pas temps de nommer. Ils doivent, à ce qu' on nous a dit, prendre le temps de quelque nuit obscure pour nous attaquer endormis dans nos maisons, lorsque nous serons hors d'état ou de prendre les mesures nécessaires, ou de nous rallier pour nous défendre. Leur dessein est de fondre sur nous les armes à la main, d'égorger les tribuns, et de répandre sans exception le sang de tous les plébéiens, qui pour conserver la liberté de la patrie, se sont déjà opposés, ou pourraient dans la suite s'opposer à leurs entreprises pernicieuses. Ils se flattent que délivrés de nous, il leur sera facile de vous engager à rompre d'un commun accord le traité que vous avez fait avec le peuple. Mais voyant que pour venir à bout de leur entreprise, il était nécessaire de s'assurer secrètement d'une puissante armée de troupes étrangères, ils ont pris pour leur général Caeson Quintius un de nos exilés. Quelques-uns de ceux qui sont dans cette assemblée, non contents d'avoir soustrait à la punition ce patricien convaincu de meurtre et souillé du sang des citoyens, l'ont fait évader de Rome. Aujourd'hui ils veulent le rappeler, ils lui font espérer des dignités, ils lui offrent des honneurs et autres récompenses, s'il les sert bien dans leurs desseins. De son côté, il leur a promis de leur amener autant de troupes des Aeques et des Volsques qu'il leur en faudra. Bientôt il doit venir en personne à la tête des soldats les plus déterminés, qu'il a dessein de faire entrer dans Rome en cachette, les uns après les autres, et par différents endroits. Le reste de l'armée attendra qu'on ait égorgé les tribuns, pour faire main basse sur le reste du pauvre peuple, en cas que quelqu'un soit assez hardi pour défendre sa liberté. Voilà, Sénateurs, les projets impies et l'horrible conspiration qu'ils doivent exécuter pendant les ténèbres de la nuit, sans craindre ni la colère des dieux, ni l'indignation des hommes. [10,11] VI. Dans ce danger évident qui nous menace, nous nous adressons à vous, Pères conscrits. Nous vous conjurons par les dieux et par les génies auxquels nous faisons les mêmes sacrifices, et par le souvenir de tant de guerres importantes que nous avons soutenues avec vous, de ne nous pas abandonner. Ne souffrez pas que nos ennemis exercent sur nous leur cruauté. Ne nous livrez pas à la rage de ces impies qui nous persécutent. Secourez-nous plutôt : aidez-nous à tirer une juste vengeance de ceux qui ont formé une si détestable entreprise. Que pas un de ces scélérats ne nous échappe, ou qu'au moins les principaux chefs de la conjuration portent la peine due à leurs crimes. La première grâce que nous vous demandons, Messieurs, c'est d'ordonner qu'il soit informé par les tribuns contre les coupables, et qu'ils se règlent sur les indices qu'on leur a déjà donnés. N'est-il pas juste en effet, et même nécessaire, que ceux-là mêmes qui sont en danger de  leur vie, fassent d'exactes informations sur le péril qui les menace ? S'il y en a quelques-uns parmi vous, qui peu disposés à embrasser le sentiment des autres, aient résolu de se déclarer contre tous ceux qui parleront en faveur du peuple, je voudrais bien leur demander ce qui leur fait peine dans notre requête, et quel parti ils nous conseillent de prendre. Prétendent-ils que sans faire les informations nécessaires, nous devons dissimuler une horrible conjuration qu'on a formée contre le peuple ? Mais peut-on se persuader, que ceux qui parlent de la sorte, aient l'esprit sain ? Qui ne croirait au contraire, qu'ils se sont laissés corrompre que complices de la conjuration, s'ils empêchent qu'on n'informe plus amplement, c'est qu'ils craignent pour eux-êmes, et qu'ils appréhendent qu'on ne les découvre? Vous feriez donc très mal de les écouter. Peut-être prétendent-ils que ce n'est pas à nous, mais au sénat et aux consuls, à prendre connaissance de ce qu'on nous a déjà découvert de la conjuration. Que si leurs prétentions sont justes, qu'est ce qui empêchera les magistrats du peuple de s'appuyer sur les mêmes raisons, lorsque quelques-uns des plébéiens portant l'insolence jusqu'à se révolter contre les consuls et contre la magistrature, entreprendront d'abolir l'ordre des sénateurs? Les tribuns, dis-je, ne pourront-ils pas soutenir qu'il est juste que ceux qui sont chargés de protéger le peuple, prennent connaissance des affaires qui regardent les plébéiens? Mais qu'arriverait-il de là, sinon que jamais on ne pourrait faire d'informations sur une intrigue pour peu qu'elle fût secrète ? Pour nous, nous sommes bien éloignés d'avoir de semblables prétentions qui ne pourraient manquer de nous rendre suspects. C'est à vous à voir si vous devez écouter des gens qui veulent vous engager à en user ainsi à notre égard, ou s'il faut les regarder comme les ennemis communs de la république. Au reste, Messieurs, rien n'est plus nécessaire qu'une prompte diligence dans l'affaire dont il s'agit, le danger est pressant. Dans des maux qui font à chaque moment de nouveaux progrès, le délai n'est pas de saison, les retardements sont dangereux, il faut prendre ses sûretés, et chercher un prompt remède. C'est pourquoi laissez là les disputes et les longs discours : ordonnez tout présentement ce qui vous paraîtra de plus utile à l'état.  » [10,12] VII. Ce discours du tribun jeta tellement l'épouvante dans les esprits, qu'on ne savait plus quel parti prendre. Les sénateurs ayant conféré ensemble, trouvaient qu'il était également périlleux ou d'irriter les tribuns par un refus ou de leur donner le pouvoir de faire seuls et par eux-mêmes les informations sur une affaire importante qui intéressait tout le public. Enfin Caius Claudius un des consuls, eut quelque soupçon de la mauvaise foi des tribuns, et pénétra dans leurs intrigues et dans leurs vues les plus secrètes. Il se leva de son siège, et parla en ces termes. « Je ne crains pas, Virginius, que les sénateurs me soupçonnent d'être complice de la conjuration que vous dites qu'on a tramée contre vous et contre le peuple. On n'a garde de s'imaginer, que si je m'oppose à vos demandes, c'est que j'appréhende pour moi ou pour quelqu'un des miens, comme étant coupable du crime dont vous voulez qu'on informe. En effet, ma vie passée me met entièrement à couvert de tout soupçon de cette nature. Je vous dirai donc avec liberté et sans aucun respect humain, ce que je crois de plus avantageux au sénat et  au peuple. Il me paraît que Virginius se trompe de beaucoup, ou pour mieux dire, il se trompe entièrement, s'il croit que quelqu'un de nous dira qu'il n'est pas besoin de faire des perquisitions sur une chose aussi importante et aussi nécessaire que celle dont il s'agit, ou qu'au moins il ne faut pas que les magistrats du peuple soient admis à ces informations, supposé qu'on en fasse. Il n'y a personne, ou assez déraisonnable ou assez ennemi du peuple pour avoir de semblables sentiments. Si donc on veut savoir ce qui m'oblige de me lever pour combattre des prétentions que je trouve pleines d'équité, et si l'on me demande quel est le but de mon discours, soyez persuadés, Messieurs, que je ne balancerai pas à vous le dire; j'en atteste le grand Jupiter. VIII. Pour moi, je crois que pour parler judicieusement sur une affaire, tout homme sage doit remonter jusqu'à la source, examiner les commencements avec attention, et considérer le but de chaque chose : car tel est le commencement et le premier but d'une affaire, tels aussi doivent être les discours de celui qui la discute. Sur ce principe, Messieurs, voyons ce qui fait agir les tribuns, examinons quelles ont été d'abord leurs premières vues. Sous notre consulat ils n'ont pu venir à bout de leurs entreprises, que nous avions fait échouer dès l'année précédente. Nous y avons mis des obstacles invincibles, le peuple même s'est ralenti, et devenu moins ardent, ils ne l'ont plus trouvé si favorable à leurs desseins. Qu'ont-ils fait après cela? Ils ont cherché de nouveaux moyens pour vaincre votre résistance, et pour obliger le peuple à les soutenir dans tous leurs projets. Mais n'ayant point trouvé de voies légitimes pour réussir dans ces deux choses, ils ont fait plusieurs tentatives, ils se sont donné mille mouvements, ils ont tourné et retourné l'affaire sur tous les sens enfin après bien des intrigues et des consultations, ils ont raisonné de cette manière. Feignons, ont-ils dit, que quelques-uns des plus apparents de cette ville se sont ligués pour dépouiller le peuple de ses pouvoirs, et qu'ils ont résolu d'égorger ceux qui le protègent. Quand nous aurons semé ces bruits pendant quelque temps dans la ville de Rome, et qu'ils auront fait impression sur les esprits, qui saisis de crainte se persuaderont aisément ce qu'ils appréhendent, nous trouverons le moyen de nous faire rendre des lettres par quelque inconnu en présence de plusieurs témoins. Ensuite nous irons au sénat, nous y porterons nos plaintes, nous gémirons, et nous ferons éclater nos ressentiments, et nous lui demanderons la permission de faire des informations sur ce qu'on nous aura mandé. Si les patriciens nous la refusent, nous prendrons de là occasion de leur faire un crime auprès du peuple : par ce moyen tous les plébéiens irrités contre eux, seront prêts à exécuter tout ce que nous voudrons. Si au contraire ils nous l'accordent, nous poursuivrons comme coupables de trahison les plus illustres du sénat : nous n'épargnerons ni les jeunes ni les plus anciens : nous nous déferons enfin des plus adents à s'opposer à nos desseins. La crainte d'être punis les obligera ou à sortir de la ville, ou à s'accommoder avec nous, ou à nous promettre de ne plus traverser nos entreprises: par cet artifice, nos adversaires réduits à un très-petit nombre, ne seront plus en état de nous nuire. [10,13] IX. Tel était, Messieurs, leur dessein : voilà ce qu'ils machinaient contre les premières têtes de l'ordre respectable des sénateurs et des chevaliers pendant tout le temps que vous les avez vus tenir séance et délibérer ente eux. Il ne faut pas un long discours pour vous faire voir que ce que j'avance est véritable. Dites-nous, Virginius, et vous tous qui vous croyez menacés de si grands périls, qui sont ces étrangers de qui vous avez reçu des lettres ? Dans quel pays demeurent-ils ? D'où vous connaissent- ils? Comment ont-ils su les délibérations et les complots qu'on fait ici ? Que différez-vous de le dire ? Pourquoi promettre de les nommer bientôt ? Ne devriez-vous pas déjà l'avoir fait ? Mais qui est celui qui vous a donné ces lettres ? Que ne le produisiez-vous en plein sénat, afin que nous commencions par lui demander si ce que vous dites est fondé sur la vérité, ou si c'est un de vos stratagèmes, comme je m'en doute ? Et ces indices que vous prétendez avoir au dedans, qui, selon vous, s'accordent entièrement à ce qu'on vous mande par vos lettres, de quelle nature sont-ils ? Qui est-ce qui vous les a donnés ? Pourquoi ne pas produire vos preuves ?  A quoi sert-il de les tenir secrètes ? Je vois votre embarras : c'est qu'il est impossible de trouver des preuves, d'une chose qui n'est point et qui ne sera jamais. X. Voila, Messieurs, des indices, non pas d'une conjuration formée contre les tribuns, mais de leur mauvaise intention et des pièges secrets qu'ils nous tendent, la chose parle d'elle-même. Mais vous en êtes la cause: prenez-vous en donc à vous mêmes, vous qui leur en avez tant souffert d'abord, vous qui avez armé de tant de pouvoir la fureur de ces magistrats, vous qui leur avez permis l'an passé de juger  Caeson Quintius sur de fausses accusations ; vous enfin qui vous êtes laissé enlever dans la personne de ce jeune patricien, le plus grand défenseur de l'Aristocratie. C'est pour cela qu'ils ne gardent plus aucunes mesures : ils n'en veulent pas seulement à quelque noble en particulier, ils attaquent tout le corps des patriciens : ils ne seront point contents qu'ils n'aient chassé de Rome tous les gens de bien. Mais ce qu'il y a de plus criant, c'est qu'ils ne peuvent souffrir que nous leur résistions. Ils nous ferment la bouche, ils nous intimident, et le premier qui ose se déclarer contre eux, ils le rendent suspect, ils le calomnient, ils l'épouvantent par leurs menaces, ils l'accusent d'être complice des plus noires intrigues, ils le traitent d'ennemi du peuple, ils l'assignent à comparaître à son tribunal  et à rendre compte de ce qui a été dit dans vos assemblées. Mais il viendra quelque occasion plus favorable pour parler de cette matière. Quant à présent j'abrégerai le discours, et je ne m'étendrai pas davantage à contester. Je vous conseille d'observer les tribuns comme des perturbateurs du repos public ; défiez-vous d'eux, éclairez leur conduite de peur qu'ils ne jettent les semences de quelque grand malheur. Ce que je déclare en votre présence, je ne le cacherai pas au peuple : je lui dirai la même chose en pleine assemblée avec une entière liberté, et je lui ferai voir qu'il n'est menacé d'aucun péril, si ce n'est de la part de ses magistrats, esprits fourbes et trompeurs, qui sous les apparences d'un zèle ardent pour le bien public, cachent la haine la plus outrée. » XI. Ce discours du consul fut suivi des acclamations de tout le sénat : on le combla de louanges, et sans laisser parler les tribuns, on renvoya l'assemblée. Virginius ayant convoqué le peuple, se déchaîne fortement contre le sénat et contre les consuls. Claudius lui répond sur le champ, et répète le même discours qu'il avait prononcé dans le sénat. Les plus raisonnables d*entre les plébéiens, s'aperçoivent alors qu'on veut les intimider par de vaines terreurs, tandis que les plus légers et les moins sensés se confirment dans leur première opinion, persuadés que les faux bruits qu'on a répandus sont autant de vérités. Les plus médians citoyens qui ne demandaient que le changement, profitaient volontiers de cette occasion pour exciter des troubles et pour allumer le feu de la sédition, sans de mettre en peine d'éclaircir le fait, ou d'examiner si leur crainte était bien fondée. [10,14] XII. Pendant que Rome était ainsi agitée, un certain Appius Erdonius, Sabin de nation, homme de naissance et puissant en richesses, entreprit de détruire la puissance Romaine, soit pour s'ériger en tyran, soit pour relever l'empire de sa nation, soit enfin pour se faire connaître par ses belles actions. Il communiqua son dessein à plusieurs de ses amis, il leur en traça le plan, et leur dit de quelle manière il de proposait de l'exécuter. Quand il vit qu'ils entraient dans sa pensée, il ramassa tous ses clients et les plus déterminés de ses domestiques, donc il fit en peu de temps une armée d'environ quatre mille hommes. Apres les avoir fournis de provisions, d'armes, et de toutes les autres choses nécessaires pour une expédition, il les embarqua, dans des bateaux sur le Tibre, et aborda à l'endroit de Rome où est le Capitole, qui n'est pas éloigné d'un stade entier du lit du fleuve. Il était alors environ minuit ; un profond silence régnait dans toute la ville. Erdonius profitant de l'occasion fait promptement descendre ses troupes. Il entre par la porte qu'il trouve ouverte, et s'empare de la colline : car il y a au Capitole une certaine porte sacrée, on l'appelle Carmentale, et on la laisse toujours ouverte par un ordre exprès de l'oracle. De là étant monté jusqu'à la forteresse qui tient au Capitole, il s'en empare aussi. Son dessein était après s'être rendu maître des places fortes, d'y recevoir les exilés, d'inviter les esclaves à recouvrer leur liberté, de promettre aux obérés l'abolition de leurs dettes, et de procurer toutes sortes d'avantages aux autres citoyens qui se voyant dans l'humiliation, haïssaient les plus puissants, leur portaient envie, et ne demandaient que le changement. Les brouilleries qui régnaient à Rome, lui faisaient espérer de réussir dans tous ses projets. Il se flattait que le peuple ne ferait plus ni amitié ni société avec les patriciens ; et en cas qu'il ne réussît pas par ce moyen, il était dans la résolution d'appeler à son secours une nombreuse armée de Sabins, de Volsques et des autres nations voisines, qui ne demanderaient pas mieux que de secouer le joug insupportable de la puissance Romaine. [10,15] XIII. Il fut trompé dans toutes ces espérances qui avaient agréablement flatté son ambition. Ni les esclaves, ni les exilés, ni les pauvres accablés de dettes, ni le menu peuple, ne se réfugièrent point auprès de lui : il ne de trouva aucun des citoyens qui préférât son utilité particulière aux intérêts du public. Les étrangers mêmes dont il attendait de puissants secours, n'eurent pas assez de temps pour faire des préparatifs de guerre. En moins de trois ou quatre jours, toutes les affaires qui avaient jeté la crainte et le trouble parmi les Romains furent terminées. XIV.  Après que les forteresses eurent été prises, les habitants des environs que les troupes d'Erdonius n'avaient pas tués d'abord, poussèrent de grands cris, et prirent la fuite. Alors la plus grande partie du peuple court promptement aux armes, sans savoir encore quel malheur ce tumulte annonçait. Ceux-ci s'emparent des lieux les plus élevés de la ville, ceux-là se portent dans les endroits découverts qui étaient en grand nombre : les autres occupent les plaines voisines. En même temps ceux qui n'avaient plus de force, et qui étaient cassés de vieillesse, montent avec les femmes sur les toits des maisons, pour accabler de là les ennemis quand ils passeraient car on croyait que toute la ville en était déjà pleine. Dès qu'il fut jour, et qu'on eut appris quels endroits de la ville étaient déjà occupés, et par quel ennemi, les consuls se rendent à la place publique, et appellent les citoyens pour leur faire prendre les armes. XV. D'un autre côté les tribuns convoquent une assemblée du peuple : ils protestent qu'ils ne veulent pas qu'on fasse rien contre le bien public, mais qu'aussi il leur paraît juste que le peuple avant que de s'exposer à un si dangereux combat, sache précisément à quelles conditions et pour quelle récompense il doit s'y exposer. « Si donc, disaient-ils, les patriciens vous promettent et veulent s'engager par serment, que cette guerre terminée, ils vous permettront de créer des députés pour faire des lois, et que vous vivrez par la suite dans une parfaite égalité avec la noblesse, joignons nous à eux pour défendre la liberté de la patrie. Mais s'ils ne veulent rien faire de ce qui est juste, pourquoi hasarder notre vie sans espérance d'en tirer aucun avantage ? » XVI. Ce discours fait impression sur l'esprit du peuple : il ne veut plus écouter la voix de ceux qui lui parlent d'autre chose. Claudius alors prend la parole. Il dit qu'on n'a pas besoin du secours de ces citoyens qui ne de portent point à défendre leur patrie de bonne volonté, mais seulement en vue d'une récompense dont les conditions ne sont ni justes ni raisonnables. Qu'il vaut beaucoup mieux que les patriciens prennent eux-mêmes les armes, avec leurs clients et une partie du peuple qui ne refusera pas de de joindre à eux pour assiéger les forteresses. Que si ces forces ne leur paraissent pas suffisantes, ils peuvent appeler les Latins et les Herniques, ou même promettre la liberté aux esclaves s'il est nécessaire, et qu'enfin il est plus à propos de tenter tout autre moyen, que de mendier le secours de ces citoyens, qui dans des temps si fâcheux réveillent les vieilles querelles et rappellent le souvenir des anciennes injures. Mais Valerius l'autre consul était d'un avis contraire. Il prétendait qu'il ne convenait pas d'irriter le peuple de plus en plus contre les patriciens, puisqu'il ne l'était déjà que trop ; qu'il fallait céder au temps dans des conjonctures si fâcheuses, qu'avec les ennemis du dehors on pouvait user de la dernière rigueur, mais qu'on ne devait employer que la modération et la douceur envers les citoyens pour apaiser les séditions du dedans. La plupart des sénateurs approuvèrent ce dernier sentiment comme le meilleur. Valerius s'avança au milieu de l'assemblée, et après un discours grave et très sensé, il fit serment que si le peuple soutenait la guerre avec ardeur et que les affaires de la ville revinrent en meilleur état, il permettrait aux tribuns de proposer la loi au peuple pour établir l'égalité entre les citoyens, et qu'il ferait en sorte que ce que les plébéiens auraient décidé, se terminât entièrement sous son consulat. Mais étant proche de sa dernière heure, les destins ne lui permirent pas d'exécuter ses promesses. [10,16] XVII. L'assemblée congédiée, sur le soir chacun se rendit en diligence au lieu destiné pour donner son nom aux commandants et pour prêter le serment militaire. On employa le reste du jour et la nuit suivante à enrôler les troupes. Le lendemain les consuls rangèrent les capitaines sous les étendards sacrés, et une grande foule de gens de la campagne se rendit auprès d'eux. XVIII. Tous les préparatifs achevés en très peu de  temps, les consuls partagèrent leurs troupes, et en tirèrent le commandement au sort. Il échut à Claudius de faire la garde devant les murailles de peur que les assiégés ne reçussent quelque secours de dehors,  car on appréhendait qu'il n'y eût de grands mouvements, et que les ennemis par une ligue générale ne vinssent fondre sur les Romains. Le sort donna à Valerius le soin d'assiéger les forteresses. On mit aussi des commandants dans tous les autres lieux de défense, pour garder le dedans de la ville. On posta des corps de garde dans les rues qui conduisent au capitole pour fermer les avenues aux esclaves et aux plus pauvres des citoyens, afin qu'ils ne pussent ni déserter ni se joindre à l'ennemi, car on appréhendait alors une révolte de la canaille. XIX. Il ne vint aucun secours aux Romains de la part des alliés, excepté des Tusculans, qui la nuit même que les ennemis étaient arrivés, entendirent un grand fracas, firent tous leurs préparatifs, et vinrent en diligence au secours du peuple Romain sous la conduite de Lucius Mamilius homme d'expédition et plein de bravoure, qui était alors revêtu de la souveraine puissance dans leur ville. Ces Tusculans furent les seuls qui donnèrent des marques de leur fidélité et qui s'exposèrent au péril avec Valerius. Ils montrèrent beaucoup d'ardeur et de bravoure dans l'action, et on vint enfin à bout dans ce combat de reprendre la forteresse du Capitole. L'attaque se donna par tous les côtés. Les uns de dessus les maisons voisines, y lançaient avec la fronde des vases pleins de bitume et de poix enflammée. Les autres qui avaient ramassé des fagots de sarments, élevèrent des échafauds auprès de la roche escarpée, et mirent le feu au tas de sarments, secondés par un vent favorable qui poussait les flammes contre la citadelle. D'un autre côté les plus hardis serrant leurs bataillons, montèrent en haut par des chemins pratiqués à force de travail. Mais leur grand nombre qui était de beaucoup supérieur aux assiégés ne leur donnait aucun avantage. Obligés de grimper par des sentiers étroits, l'ennemi qui avait une grande facilité pour les accabler d'en haut à coups de pierre, pouvait avec une poignée de monde faire tête a une multitude de combattants. La persévérance même qu'ils avaient acquise pendant de combats, leur était alors inutile. Il fallait passer par des endroits difficiles et de raidir sur le penchant d'une montagne où il était aisé de les renverser. Ils n'avaient pas la liberté ni de signaler leur valeur par un combat de pied ferme, ni de se mesurer de près avec l'ennemi: tout ce qu'ils pouvaient faire, était de se battre au loin à coups de flèches et de javelots. D'ailleurs les coups qu'ils portaient de bas en haut, étaient plus lents et moins bien appliqués, il ne leur était pas possible de faire autrement. Ceux au contraire qu'on leur portait de haut en bas, étaient d'autant plus forts, que la pesanteur naturelle des armes et des pierres les faisait tomber avec impétuosité. Les assiégeants néanmoins, ne se rebutaient point de toutes ces difficultés: ils résistaient aux fatigues, supportaient ce mal nécessaire avec une fermeté opiniâtre, et n'interrompaient leurs travaux ni jour ni nuit. Enfin les assiégés manquant de traits et de forces, la citadelle fut prise d'assaut le troisième jour de l'attaque. Les Romains perdirent à ce siège un grand nombre de braves, entre autres leur consul, qui de l'aveu de  tout le monde signala son courage au-dessus de tous les combattants. Ce grand capitaine tout percé de coups, ne cessa de s'exposer au péril, jusqu'à ce que montant à l'escalade une grosse pierre lui enleva en même temps et la vie et la victoire XX. La citadelle prise, Erdonius extrêmement robuste de corps et plein de bravoure, après avoir étendu autour de lui un nombre incroyable de corps morts, fut enfin accablé sous une multitude de traits et y perdit la vie. Quant au reste de ses soldats qui s'étaient emparés de la citadelle, quelques-uns, mais en petit nombre, furent faits prisonniers : la plupart des autres de donnèrent la mort de leur propre main, ou se précipitèrent du haut des rochers. [10,17] XXI. A peine cette guerre de brigands fut-elle terminée, que les tribuns recommencèrent à jeter des semences de sédition. Ils sommèrent le consul qui restait en vie, d'exécuter les promesses qui leur avaient été faites au sujet d'une nouvelle loi par son collègue Valérius mort dans la précédente bataille. Claudius tira l'affaire en longueur pendant quelque temps, et pour les amuser, tantôt il purifiait la ville tantôt il offrait aux dieux des sacrifices d'action de grâces, tantôt il divertissait le peuple par des jeux et des spectacles. Enfin après avoir épuisé tous les prétextes, ne pouvant plus éluder leurs poursuites, il dit qu'il fallait élire un consul à la place de Valerius, que sans cela tout ce qu'il pourrait faire lui seul ne serait ni légitime ni ratifié, au lieu que ce qu'ils détermineraient tous deux d'un commun accord aurait autorité et force de loi. Ayant donc éludé les instances des tribuns par de semblables excuses, il indiqua le jour des comices dans lesquels il devait se nommer un collègue, et pendant cet intervalle les principaux du sénat délibérèrent secrètement entre eux sur le choix de celui qu'ils devaient élever au consulat. Quand le temps des comices fut venu, le héraut appela la première classe. Les dix huit centuries de cavaliers et les quatre vingt centuries des gens de pied composées des plus riches citoyens, entrèrent dans le lieu marqué, où elles élurent consul Lucius Quintius {Cincinnatus. C'était le père de ce Quintius Caeson} que les tribuns avaient fait sortir de Rome en le citant à leur tribunal pour s'y voir condamner à mort. Après cela, on n'appela point les autres classes pour donner leurs suffrages, parce que les centuries qui avaient déjà opiné l'emportaient de trois voix sur celles qui restaient. Ainsi le peuple se retira plein de tristesse, très persuadé que c'était un {grand} malheur pour lui, qu'un homme qui le haïssait, fut revêtu de la puissance consulaire. XXII. Le sénat envoya aussitôt des députés à Lucius Quintius Cincinnatus pour l'inviter à venir à Rome prendre possession de sa charge. Quintius était alors actuellement occupé à labourer son champ pour l'ensemencer : il suivait lui-même ses bœufs qui fendaient la terre, n'ayant pour tout habit que ses caleçons et un bonnet sur la tête. Quand il aperçut une foule de Romains qui entraient dans son champ, il arrêta sa charrue et fut longtemps sans savoir qui ils pouvaient être ni pourquoi ils venaient s'adresser à lui. Ensuite un de la troupe qui s'était avancé devant les autres, lui dit de se mettre dans un état plus convenable. Quintius entre dans sa chaumière, prend son habit et va au devant des envoyés. Alors ceux qui le venaient quérir, le saluent tous, non par son nom, mais en qualité de consul : ils le revêtent d'un habit de pourpre, font porter devant lui les faisceaux et autres marques de sa dignité, et le prient de venir à Rome avec eux. Quintius surpris de ce propos, reste quelque temps sans parler, enfin il rompt le silence, et répandant des larmes il leur dit : « Mon champ restera donc cette année sans être ensemencé, et nous serons en danger de ne pas avoir de quoi vivre. Ensuite il embrasse sa femme, il lui recommande d'avoir bien soin du ménage, puis il s'achemine vers la ville. XXIII.  Si j'ai rapporté ces menues circonstances, c'est pour faire voir à tout le monde quels étaient alors les magistrats de Rome, qu'ils travaillaient de leurs mains, qu'ils vivaient frugalement, qu'une juste et innocente pauvreté ne leur faisait point de peine, et que loin d'aspirer à la puissance royale ou de courir après, ils la réfutaient même quand on la leur offrait. On peut juger de là que les hommes de notre siècle différent de ces anciens en plusieurs choses, et qu'ils ont des inclinations entièrement opposées, excepté quelques-uns, mais en très petit nombre, qui soutiennent encore la dignité de cette ville et qui conservent quelque ressemblance avec ceux des premiers temps. Mais en voila assez sur cette matière. [10,18] XXIV. Pour revenir à Quintius, dès qu'il fut entré en charge, il commença par réprimer l'ardeur des tribuns qui voulaient introduire de nouveaux règlements et faire passer la loi. Il leur déclara que s'ils ne cessaient de mettre le trouble et la division dans l'état, il publierait une expédition contre les Volsques et obligerait tous les Romains à faire la campagne. Les tribuns le menaçant d'empêcher qu'il ne levât des troupes, il convoqua une assemblée du peuple. Il représenta aux citoyens qu'ils avaient tous fait le serment militaire, que par là ils s'étaient engagés à suivre les consuls à quelque guerre qu'ils les appelassent, à ne point abandonner les étendards, à ne rien faire de contraire à la dignité du peuple Romain, que puisqu'on l'avait revêtu de la puissance consulaire, il userait de ses droits, qu'il les obligerait à lui obéir, et qu' il leur ferait remplir les engagements qu'ils avaient contractés par leur serment. Après avoir parlé de la sorte, il jura qu'il punirait les désobéissants selon toute la rigueur de la loi, puis il ordonna qu'on apportât les drapeaux qui étaient dans les temples : Et afin, ajouta-t-il, que les tribuns n'aient plus aucune espérance de corrompre le peuple par leurs discours sous mon consulat, je ne ramènerai point l'armée du pays ennemi que tout le temps de ma magistrature ne soit expiré. Attendez-vous donc à passer l'hiver dans le camp, et préparez ce qui vous est nécessaire pour ce temps-là». Après les avoir intimidés par ces discours, lorsqu'il vit qu'ils étaient devenus plus modestes et qu'ils le priaient de les exempter de faire la campagne, il protesta qu'il ne les laisserait en repos du côté des guerres qu'à condition qu'ils ne remueraient plus qu'il ferait les fonctions de sa charge comme il le jugerait à propos, sans qu'ils le troublassent et qu'ils se rendraient une justice réciproque dans les différends qui pourraient survenir. [10,19] XXV. Les troubles ainsi pacifiés, il fit vider à leur requête les jugements qui avaient été différés depuis longtemps. Il jugea par lui-même la plupart des causes : il garda dans les  décisions une parfaite égalité, et fit justice à tout le monde. Assis tout le jour sur son tribunal, on le trouvait toujours d'un accès facile : doux, et humain envers ceux qui s'adressaient à lui et témoignait à un chacun beaucoup de bonté. Par cette sage conduite il rendit le gouvernement aristocratique si agréable que les citoyens les plus pauvres et les plus méprisables par la bassesse et l'obscurité de leur naissance ne s'adressaient plus aux tribuns, soit pour implorer leur secours contre l'oppression des grands soit pour demander que par de nouvelles lois on établit l'égalité entre tous les citoyens, tant on était content de l'état présent des affaires et de la conduite du consul qui faisait observer exactement les bonnes lois. Un si paisible gouvernement attirait à Quintius les applaudissements de toute la ville, on ne cessait de le combler de louanges. Mais ce qui lui attira encore plus d'admiration, c'est qu'ayant fait son temps il refusa constamment la dignité de consul qu'on voulait lui continuer pour la seconde année : on ne put jamais l'engager à l'accepter. Le sénat n'oublia rien pour l'empêcher de se démettre de la magistrature ; persuadé que le peuple se laissait volontiers gouverner par un si honnête homme, et que les tribuns ayant été continués dans leur dignité pour la troisième année, il fallait leur opposer un consul qui pût leur imprimer du respect et de la crainte par son air vénérable, et qui arrêtât leurs poursuites au sujet des nouvelles lois. Toutes les instances de cet illustre corps furent inutiles. Quintius protesta qu'il blâmait les tribuns en ce qu'ils refusaient de se démettre, et que pour lui il ne ferait pas la même faute qu'eux. Il convoqua une assemblée du peuple, où après avoir invectivé par un long discours contre ceux qui ne voulaient point de démettre de leurs charges, il jura par les choses les plus sacrées qu'il n'accepterait pas un second consulat qu'il n'eût abdiqué le premier. Ensuite il indiqua le jour des comices, et ayant élu des consuls il de retira dans sa cabane où il continua comme auparavant à vivre du travail de ses mains. [10,20] CHAPITRE QUATRIEME. I.  L'année suivante, Quintus Fabius Vibulanus fut consul pour la troisième fois avec Lucius Cornélius. Tandis que ces magistrats célébraient des jeux suivant les cérémonies de la patrie, les Aeques avec un corps de troupes d'environ six mille hommes, tous gens d'élite et armés à la légère, se mettent en marche pendant la nuit. A la faveur des ténèbres, ils arrivent à Tusculum ville des Latins éloignée de cent stades de Rome. Trouvant les portes ouvertes et les remparts sans défense, parce qu'on était en temps de paix, ils prirent la ville d'emblée pour de venger de ce que les Tusculans toujours fidèles dans l'amitié du peuple Romain, avaient été les seuls qui lui eussent prêté main-forte au siège du capitole occupé par les ennemis. Les Aeques tuèrent  beaucoup de monde a la prise de cette ville. Il est vrai que dans le moment de la première irruption, la plupart des habitants sortirent par d'autres portes, excepté ceux qui accablés de maladie ou de vieillesse ne pouvaient absolument s'enfuir. Mais l'ennemi se dédommagea par la prise des femmes, des enfants, des esclaves, et par l'argent et les effets qu'il pilla. II. La nouvelle de ce malheur portée à Rome par ceux qui s'étaient sauvés, les consuls résolurent de secourir promptement les fugitifs et de les rétablir dans leur ville. Mais les tribuns y mirent opposition et ne voulurent pas qu'on enrôlât des troupes que les lois n'eussent été confirmées par les suffrages du peuple. III.  Pendant ce retardement dont le sénat fut fort indigné, il arriva d'autres députés de la part des Latins, qui donnèrent avis que la ville d'Antium s'était ouvertement soulevée, et que tous les citoyens, tant les Volsques que les Romains qu'on y avait envoyés en colonie en leur donnant une portion des terres, s'étaient unis ensemble dans cette révolte. En même temps on fut averti de la part des Herniques, qu'une nombreuse armée d'Aeques et de Volsques avait ouvert la campagne et paraissait déjà sur leurs terres. Le sénat accablé de tant de mauvaises nouvelles qu'il recevait coup sur coup, ne crut pas devoir différer plus longtemps à remédier au mal. La résolution fut prise de mettre au plutôt toutes les troupes sur pied, d'envoyer les deux consuls en campagne, et de traiter comme ennemis tous ceux des Romains et des alliés qui refuseraient de s'enrôler. Alors les tribuns mêmes cèdent à l'autorité du sénat : les consuls enrôlent tout ce qui était en âge de servir, ils font venir les secours des alliés, ils de mettent promptement en marche, et ne laissent que la troisième partie de leurs troupes domestiques pour garder {la ville et} le pays. IV. Fabius fait diligence, et à la tête de son armée  marche contre les Aeques qui étaient à Tusculum. Mais la plupart de leurs troupes s'étaient déjà retirées, après avoir pillé la ville, il n'en était resté qu'un petit nombre pour défendre la citadelle, qui bien fortifiée par elle-même, n'avait besoin que d'une médiocre garnison. Quelques-uns disent que cette garnison se retira d'elle-même de son poste, et que du haut de la citadelle d'où l'on découvre aisément toutes les campagnes qui sont entre les deux villes, ayant aperçu l'armée Romaine, elle n'osa l'attendre. Mais d'autres prétendent que se voyant sur le point d'être forcée par Fabius, elle rendit la place par capitulation, à condition de passer sous le joug, et d'avoir la vie sauve avec la liberté. [10,21] V. Fabius ayant rendu la ville aux Tusculans, décampa sur le soir et marcha aux ennemis avec toute la diligence possible ; car il avait appris que toutes les forces des Volsques et des Aeques étaient auprès de la ville d'Algide. Après avoir marché toute la nuit sans discontinuer, il se montra sur le point du jour aux ennemis. Ils étaient campés à découvert dans la plaine, sans fossés et sans retranchements, parce qu'ils étaient sur leurs propres terres et qu'ils méprisaient l'ennemi. Sitôt qu'il les aperçoit, ayant exhorté ses soldats à se comporter en gens de cœur, il fond sur leur camp à la tête de sa cavalerie ; l'infanterie suit de près, elle pousse de grands cris. Les uns encore au lit sont égorgés impitoyablement. Les autres se réveillent en sursaut et courent aux armes pour de mettre en défense. L'ennemi les prévient et les passe au fil de l'épée. La plupart prennent la fuite et de dispersent de côté et d'autre. VI. Le consul ayant pris le camp sans aucune résistance,  permit au soldat de saisir {l'argent et} les prisonniers, excepté les Tusculans. Après avoir passé là quelques jours, il mène son armée à Ecetre, alors une des plus célèbres villes des Volsques, située dans un lieu avantageux. Il campe devant la place, et y reste plusieurs jours dans l'espérance que les bourgeois se présenteront pour livrer bataille. Enfin lorsqu'il voit que personne n'ose sortir, il ravage leurs campagnes. Elles étaient pleines d'hommes et de bestiaux, car les Ecetrans attaqués à l'improviste, n'avaient pas eu le temps de transporter les effets de la campagne dans un lieu de sûreté. Fabius fait encore à les troupes des largesses de ce butin, et après avoir employé plusieurs jours au pillage, il reprend le chemin de Rome à la tête de son armée. VII. Cornelius l'autre consul, qui marchait contre les Volsques et contre les Romains établis à Antium, les trouva sur les frontières où ils l'attendaient de pied ferme. Aussitôt qu'il les eût joints, il leur livra bataille, en tua un grand nombre et mit le reste en fuite. De là il va camper devant Antium. Mais les bourgeois n'osant plus sortir de leurs remparts pour tenter un second combat, il commence par désoler le plat pays et à en couper tous les arbres. Ensuite il bloque la ville, et l'environne d'un fossé et d'une palissade. Alors les ennemis obligés de sortir de leurs murailles, paraissent en grand nombre, mais fort mal en ordre. Ils livrent bataille, {mais avec moins de succès qu'auparavant.} Ils sont repoussés honteusement, et après avoir été bien battus, ils rentrent comme des lâches dans leurs remparts. Le consul ne leur donne point de relâche,  il fait dresser des échelles contre les murs, il brise les portes à coups de bélier, et fatigue tellement les assiégés par de continuelles attaques qu'il prend la ville d'assaut sans beaucoup de résistance. Tout l'argent, l'or, et le cuivre qu'il y trouve, il le fait porter au trésor public, il ordonne aux questeurs de vendre a l'encan les prisonniers et le reste du butin ; les habits, les provisions de bouche, et autres choses semblables sont abandonnés aux soldats. Il se saisit ensuite des principaux chefs de la révolte qui étaient en grand nombre, tant des Antiaces, que de ceux qui composaient la colonie Romaine, il les condamne à être honteusement battus de verges pendant un temps considérable, et leur fait trancher la tête. Après cette expédition, il revint à Rome avec son armée. VIII. Comme les consuls approchaient de la ville, le sénat sortit au devant d'eux, et leur décerna à l'un et à l'autre les honneurs du triomphe. A l'égard des Aeques qui avaient envoyé une ambassade pour demander la paix, il fit un traité avec eux, dont les conditions étaient : que les Aeques conservant les villes et les terres qu'ils avaient lors du traité, deviendraient sujets des Romains. Que cependant on ne leur imposait aucun tribut ; mais que dans les guerres qu'on aurait à soutenir, ils s'obligeaient comme les autres alliés, d'envoyer autant de troupes auxiliaires qu'on leur en demandèrent. Ainsi finit cette année. [10,22] CHAPITRE CINQUIEME. I. L'année suivante, Caius Nautius fut consul pour la seconde fois avec Lucius Minucius. Etant entrés en charge, ils furent quelque temps en dispute au sujet du droit public avec le tribun Virginius et ses collègues, qui gardaient toujours la même charge, et retenaient le tribunat pour la quatrième année. II.  Dans la suite, les peuples voisins ayant déclaré la guerre à la ville de Rome, comme il y avait à craindre qu'on ne la dépouillât de sa puissance, ils profitèrent volontiers de l'occasion que la fortune leur présentait pour enrôler des soldats. Ils divisèrent en trois corps toutes leurs troupes, tant domestiques que celles des alliés. De ces trois corps, l'un fut réservé pour garder la ville sous le commandement de Quintus Fabius Vibulanus. Les consuls se mirent promptement en campagne avec les deux autres. Nautius marcha contre les Sabins, Minucius contre les Aeques. Ces deux nations s'étaient soulevées en même temps contre le peuple Romain. Les Sabins l'avaient fait ouvertement, et s'étaient avancés avec leurs troupes jusqu'à Fidènes, ville de l'obéissance des Romains, à quarante stades de Rome. Pour ce qui est des lois qu'en apparence ils observassent encore les articles du nouveau traité, ils faisaient néanmoins des hostilités, et avaient déclaré la guerre aux Latins alliés du peuple Romain, sous prétexte qu'ils n'avaient conclu aucune alliance avec eux. III. Le chef des Aeques dans cette expédition était Gracchus Clœlius, homme entreprenant, qui avait presque élevé à l'autorité royale la dignité dont il était revêtu. Il s'avança jusqu'à la ville de Tusculum, d'où les Romains avaient chassé les Aeques qui s'en étaient emparés, et qui l'avaient pillée l'année précédente. Il enleva un grand nombre de prisonniers dans les campagnes, il se saisit de tous les bestiaux qu'il put trouver, et ruina les grains qui étaient alors en maturité. IV. Le sénat Romain dépêcha des ambassadeurs, pour lui demander quel sort on avait fait aux Aeques et ce qui les obligeait à déclarer la guerre aux alliés de la république, sans en avoir reçu aucun mauvais traitement depuis l'alliance conclue. Ces députés avaient ordre d'exhorter Cloelius à relâcher les prisonniers qu'il avait faits, à retirer ses troupes, et à rendre compte des torts qu'il avait causés aux Tusculans. V. Gracchus sous prétexte de quelques occupations fort pressantes, différa d'abord de leur donner audience. Enfin il les fit venir, et lorsqu'ils lui eurent exposé les ordres qu'ils avaient reçus du sénat : « Je suis surpris, Romains, leur dit-il, que vous autres qui par la seule passion de dominer et d'étendre votre empire, regardez tous {les hommes} comme ennemis, sans en excepter même ceux qui ne vous ont fait aucun tort ; je suis surpris, dis-je, que vous ne puissiez pas souffrir, que les Aeques tirent vengeance des Tusculans leurs ennemis, vu que dans le traité que nous avons fait avec vous on n'a rien stipulé touchant cette nation. Si donc vous vous plaignez que nous vous ayons fait quelque injustice, à vous en particulier et dans les choses qui vous appartiennent, nous sommes prêts de vous en faire raison suivant le traité d'alliance. Mais si vous venez ici demander justice pour les Tusculans, ce n'est pas à moi que {vous} devez en parler, adressez-vous à ce hêtre, ajouta-t il en leur montrant un hêtre qui était proche. » [10,23] VI. Les Romains quoique piqués d'une réponse si fière, ne suivirent pas d'abord le mouvement de leur colère pour mettre une armée en campagne. Ils envoyèrent à Gracchus une seconde ambassade accompagnée des personnes sacrées qu'on appelle Féciales, prenant les dieux et les génies à témoins que s'ils ne pouvaient obtenir justice, ils seraient obligés de se la faire par eux-mêmes dans une sainte et juste guerre. VII. Après cette protestation, le consul eut ordre d'ouvrir la campagne. Gracchus informé que l'armée Romaine venait à lui, décampe aussitôt; et voyant que les ennemis le suivent de fort près, il s'avance plus loin. Son dessein était de les attirer dans quelque endroit où il pût avoir l'avantage. Ce stratagème lui réussit en effet. Il aperçoit un vallon fort étroit et entouré de montagnes de toutes parts : c'est par là qu'il prend sa route. Il remarque que les Romains s'y sont engagés en le poursuivant avec trop d'ardeur : il tourne tête et se poste dans le chemin par lequel on sort de la vallée. Les Romains ainsi enfermés, ne sont plus maîtres du terrain. Ils n'ont point à choisir, il faut de nécessité qu'ils campent dans un lieu désavantageux. Ce poste était très incommode. Serrés de toutes parts par des montagnes stériles et escarpées, ils manquaient de fourrage pour leurs chevaux. Ils avaient consumé toutes les vivres qu'ils avaient apportés avec eux : il n'y avait pas moyen d'en tirer du pays ennemi, ni même de décamper, toutes les avenues étaient occupées, l'ennemi fermait les passages. Il n'y avait point d'autre remède que de se faire jour par la force, ce fut le parti qu'ils prirent. Ils se rangent en bataille, et s'avancent pour livrer le combat. Mais ils sont repoussés avec perte, et chargés de blessures l'ennemi les contraint de se retirer dans leur premier poste. Ce succès enfle le courage de Cloelius; il,{les} enferme d'un fossé et d'une palissade, il se flatte enfin de les réduire par la famine, à mettre bas les armes pour de rendre à discrétion. VIII. Ces fâcheuses nouvelles portées à Rome, Quintus Fabius qui y était resté en qualité de gouverneur de la ville, détache la fleur de ses troupes, et les envoie au secours du consul sous le commandement de Titus Quintius questeur et homme consulaire En même temps il écrit à Nautius l'autre consul, qui était dans le pays des Sabins avec son armée : il lui mande l'état où de trouve Minucius, et le prie de venir en diligence. Sur cette nouvelle, Nautius laisse la garde du camp à ses lieutenants. Il part avec une partie de sa cavalerie, il vient à Rome à grandes journées, et arrive chez Fabius pendant les ténèbres de la nuit. Ils tiennent conseil avec les plus anciens citoyens sur l'état des affaires : on opine à créer un dictateur. Nautius nomme à cette dignité Lucius Cincinnatus, après quoi il retourne à son camp. [10,24] IX. Fabius gouverneur de Rome, députe aussitôt à Quintius pour le revêtir de la dictature. Ce grand homme était encore occupé alors au travail de la campagne. Dès qu'il  aperçut une foule de Romains qui s'approchaient, il ne douta point que ce ne fût à lui même qu'ils en voulaient: il prend un habit plus décent, et va au devant d'eux. Il les joint dans le moment : ceux-ci lui présentent des chevaux magnifiquement enharnachés, ils font marcher devant lui vingt-quatre licteurs avec des haches entourées de faisceaux, et lui donnent des habits de pourpre avec les autres marques de dignité dont les rois avaient été autrefois revêtus. Quintius s'aperçoit alors qu'on l'a créé dictateur de Rome. Mais loin d'accepter avec joie une si grande dignité, il leur dit tout en colère : « Voilà encore de nouvelles occupations qu'on me donne : je vais donc perdre les fruits de cette année, et il nous faudra tous souffrir la faim ? » II suit néanmoins les députés, et prend le chemin de la ville. X. Arrivé à Rome, il commence par assembler les citoyens, il les rassure, il leur fait un discours pathétique, il relève leur courage abattu, et fait renaître l'espérance dans tous les cœurs. Ensuite il ramasse, tant de la ville que de la campagne, tous ceux qui sont en âge de porter les armes : il mande les secours des alliés : il choisit pour général de la cavalerie Lucius Tarquinius, peu connu a cause de sa pauvreté, mais d'ailleurs grand homme de guerre et excellent capitaine. Ayant mis une armée sur pied, il {part et} va joindre Titus Quintius qui l'attendait : il prend avec lui les troupes de ce questeur, et marche aux ennemis. Après avoir examiné suffisamment la disposition des lieux où étaient les camps, il poste une partie de son armée sur les hauteurs, pour empêcher que les Aeques ne reçoivent des vivres et de nouveaux renforts, puis il s'avance avec le reste de ses troupes pour livrer bataille. Clœlius qui avait une puissante armée, brave d'ailleurs de sa personne et grand capitaine, le reçoit sans s'épouvanter. L'action fut rude de part et d'autre : elle dura quelque temps sans que la victoire se déclarât. Mais les Romains endurcis aux fatigues par une longue habitude, ne se rebutaient point. Nourris dans de continuelles guerres, ils avaient acquis une expérience parfaite : ils savaient se ménager adroitement la victoire. La cavalerie volait au secours de l'infanterie dès qu'elle commençait à plier en quelque endroit : elle fournit soit de nouvelles forces partout où l'ennemi paraissait prendre le dessus. Une si bonne contenance déconcerta les Aeques : Gracchus fut enfin obligé de lâcher pied ; il perdit la bataille, et fut repoussé dans son camp. Le dictateur l'y enferme par de hautes palissades et par un retranchement fortifié de plusieurs tours de distance en distance. Lorsqu'il le voit pressé par la disette des vivres, il le harcelle par de continuelles attaques, tandis que Minucius par son ordre fait des sorties de l'autre côté. XI.  Les Aeques ainsi assiégés de toutes parts, manquant de vivres, et désespérant de recevoir aucun secours de leurs alliés, se déterminent enfin à envoyer des députés vers le dictateur avec des marques de suppliants pour lui demander la paix. Quintius fait réponse qu'il la leur accorde volontiers et qu'il leur remet la punition corporelle s'ils veulent rendre les armes et se résoudre à passer sous le joug : mais que pour Gracchus leur commandant qui était auteur de la guerre, et ceux qui avaient concerté la révolte avec lui, il prétend qu'on les lui livre pieds et poings liés pour les traiter comme ennemis. Les députés des Aeques ayant accepté ces conditions, il leur demande en outre, que puisqu'ils ont pillé et réduit en servitude la ville de Tusculum alliée des Romains, qui ne leur a fait aucun mal, ils aient à lui livrer en récompense leur ville de Corbion, afin qu'il la traite avec la même rigueur. Les ambassadeurs s'en vont avec cette réponse, bientôt après ils reviennent trouver le dictateur, amenant Gracchus enchaîné avec des complices de sa révolte. Les Aeques mettent bas les armes : ils sortent de leurs lignes, et passent sous le joug au milieu du camp des Romains suivant les ordres de Quintius. Ils livrèrent après cela la ville de Corbion comme ils en étaient convenus ; la seule grâce qu'ils demandèrent, fut qu'on en laissât sortir les personnes de condition libre, et en échange ils relâchèrent les prisonniers de Tusculum. [10,25] XII. Le dictateur maître de Corbion, fit porter à Rome les plus riches dépouilles.  Il abandonna le reste du butin aux troupes qu'il avait amenées, et à celles qui avaient été envoyées devant sous le commandement du questeur. Pour les autres soldats qui s'étaient laissé enfermer dans le camp avec le consul Minucius, il dit qu'ils devaient être assez contents de ce qu'il les avait délivrés de la mort : à l'égard de Minucius, il l'obligea à se démettre de sa charge. Après cette glorieuse expédition, il revint à Rome, où on lui décerna les honneurs du plus magnifique triomphe dont aucun général eût jamais été gratifié. Il les méritait en effet, puisqu'en seize jours de dictature, il avait délivré le camp des Romains, vaincu une nombreuse armée des Aeques, pillé une de leurs villes dans laquelle il laissa une garnison, et qu'enfin il menait enchaîné le général de cette guerre, avec un grand nombre d'autres prisonniers de marque. XIV. Mais ce qu'on doit le plus admirer dans ce grand personnage, c'est que revêtu pour six mois d'une dignité si relevée, il ne la garda pas tout le temps que la loi le permettait. Il assembla le peuple, rendit compte de sa conduite, et abdiqua la dictature. Le sénat le conjura de prendre autant qu'il voudrait des terres conquises, des esclaves et de l'argent du butin, pour lui rendre la vie plus douce, et pour soulager sa pauvreté par les richesses qu'il avait gagnées sur l'ennemi avec justice et à la sueur de son corps : ses amis même et ses proches, qui n'avaient rien plus à cœur que de le voir plus à son aise, voulurent lui faire des présents considérables. Leurs offres généreuses furent inutiles : il les remercia avec la plus vive reconnaissance, mais il ne voulut pas accepter leurs présents. Il s'en retourna à sa petite maison de campagne, et préféra à une vie de roi la vie pauvre qu'il y menait en travaillant de ses mains, plus content de sa pauvreté que les autres hommes ne le sont de leurs richesses. 497 XV. Quelque temps après, Nautius l'autre consul revint à Rome avec son armée, tout glorieux d'avoir vaincu les Sabins dans une bataille, et ravagé la plus grande partie de leurs terres. [10,26] CHAPITRE SIXIEME. I.  Après le consulat de Minucius et de Nautius, la première année de la quatre-vingt-unième olympiade, au commencement de laquelle Polymnaste de Cyrène remporta le prix de la course, Callias étant archonte à Athènes, on élut consuls à Rome Caius Horatius et Quintus Minucius. II. Sous leur régence les Sabins commencèrent une nouvelle campagne, et ravagèrent une grande étendue des terres Romaines : une foule de paysans s'étant réfugiés dans la ville, apportèrent la nouvelle qu'ils occupaient tout le pays depuis Crustumerie jusqu'à Fidènes. D'un autre côté les Aeques qui venaient d'être vaincus depuis peu, avaient repris les armes. Les plus vigoureux de la nation étaient sortis pendant la nuit pour assiéger la ville de Corbion qu'ils avaient livrée l'année précédente aux Romains ; et ayant surpris la garnison endormie, ils l'avaient toute égorgée, hors quelques soldats, mais en petit nombre, qui étaient absents Les autres qui faisaient un corps de troupes considérable, se rendirent à Ortone ville des Latins, prirent cette place d'assaut, et tout le mal qu'ils ne pouvaient faire au peuple Romain, ils le firent à ses alliés. Après avoir pris la ville, ils tuèrent tous ceux qui étaient en âge de puberté : aucun n'échappa à leur vengeance que ceux qui s'enfuirent pendant qu'on emportait cette place : les femmes, les enfants et les vieillards furent menés en esclavage. L'ennemi pilla tout l'argent et les effets qu'il put trouver : il emporta en diligence un si riche butin avant que tous les Latins se fussent rassemblés pour secourir la ville. III.  Une si triste nouvelle portée à Rome tant par les Latins que par quelques soldats de la garnison qui s'étaient sauvés, le sénat résolut de mettre une armée en campagne, et de faire marcher les deux consuls contre les rebelles. Mais Virginius et les autres tribuns ses collègues, qui s'étaient fait continuer pour la cinquième année, formèrent opposition à l'enrôlement des troupes, comme ils avaient déjà fait les années précédentes. Ils demandaient avec empressement qu'avant toutes choses on terminât la guerre intestine, en accordant au peuple le pouvoir de connaître de la loi qu'ils avaient faite pour établir l'égalité entre les citoyens. Le peuple d'intelligence avec ses magistrats, appuyait les discours injurieux qu'ils ne cessaient de débiter contre le sénat. Le temps se passait sans rien conclure. D'un côté les consuls ne pouvaient de résoudre à faire délibérer sur la loi pour la proposer au peuple, de l'autre les tribuns ne voulaient pas souffrir qu'on fît des levées pour ouvrir la campagne. Les discours et les plaintes réciproques qu'ils faisaient les uns contre les autres dans les assemblées du peuple et dans le sénat, ne servaient qu'a tirer les affaires en longueur. IV. Enfin les tribuns firent jouer d'autres ressorts contre le sénat, par un nouveau règlement, qui à la vérité apaisa pour lors la sédition, mais qui dans la suite tourna à l'avantage du peuple, et augmenta considérablement sa puissance. Nous allons rapporter leurs intrigues, et les moyens qu'ils employèrent pour élever le peuple à un si haut degré. [10,27] V. Pendant qu'on pillait et ravageait les terres des Romains de même que celles de leurs alliés, et que l'on traversait leur pays comme un désert, avec d*autant plus de confiance, que la sédition qui régnait dans la ville de Rome, ne permettait pas de mettre des troupes en campagne, les consuls assemblèrent le sénat afin de délibérer comme pour la dernière fois, sur les moyens de soutenir la république chancelante et prête à tomber. Après plusieurs discours, Lucius Quintius, grand homme d'état et le plus brave guerrier de son temps, qui avait été dictateur l'année précédente, fut prié de dire le premier son avis. Il opina d'une manière qui fit également impression et sur les tribuns et sur tous les autres citoyens. Son sentiment fut, que la confirmation de la loi n'était pas une affaire des plus pressée et qu'il fallait la remettre à un autre temps plus commode, mais qu'à l'égard de la guerre dont Rome était menacée de si près, on ne pouvait se dispenser de la soutenir avec toute l'ardeur possible, afin de ne pas s'exposer à perdre par une lâcheté honteuse un empire qui avait coûté tant de travaux. Que si le peuple refusait de servir, c'était aux patriciens, à leurs clients, et à tous les citoyens zélés pour la gloire du nom Romain, à prendre les armes et à marcher aux ennemis, qu'ils pouvaient prendre pour guides de leur entreprise les dieux protecteurs de l'empire Romain, et que sous leurs auspices ils auraient l'une de ces deux glorieuses destinées, ou de remporter la plus belle victoire qu'ils eussent jamais gagnée eux et leurs pères, ou de mourir en combattant généreusement pour la défense de la liberté. Que pour lui, loin de s'exempter de faire avec eux une campagne si digne de la valeur Romaine, il combattrait avec autant de fermeté que les plus braves ; et qu'aucun des vieillards qui aimaient la liberté et la bonne réputation, ne refuserait de suivre son exemple. [10,28] VI. Cet avis universellement approuvé sans la moindre contradiction, les consuls convoquèrent une assemblée. Tout le peuple de la ville s'y rendit, dans l'espérance d'entendre quelque chose de nouveau. Caius Horatius l'un des consuls s'avance au milieu de l'assemblée, et s'efforce d'engager les plébéiens à entreprendre cette expédition de tout leur cœur. Mais comme tes tribuns ne cessaient de se récrier avec d'autant plus d'entêtement que le peuple écoutait volontiers leurs discours, le consul s'avança une seconde fois, et parla en ces termes. « Vous avez sujet de vous applaudir, Virginius, vous et vos collègues, c'est un merveilleux coup d'avoir soulevé le peuple contre le sénat. Vous n'avez en effet rien oublié pour nous faire perdre tous les avantages que nous avons reçus de nos pères, ou acquis par nos propres travaux. Vous pouvez compter néanmoins que nous ne nous en laisserons pas dépouiller sans nous défendre. Nous prendrons les armes avec ceux des citoyens qui seront animés de quelque zèle pour le salut de la patrie et nous irons au combat dans l'espérance d'une bonne réussite. S'il y a quelque dieu qui favorise les plus nobles projets, qui s'intéresse pour la justice, et qui règle le sort des batailles, si la fortune enfin n'a pas encore abandonné cette ville qu'elle a rendue si puissante depuis tant d'années par les plus merveilleux accroissements : la victoire se déclarera pour nous, et nous triompherons de nos ennemis. Si au contraire quelque divinité ennemie s'oppose au salut de la république, rien ne sera capable ou d'étouffer les sentiments de piété qui nous animent, ou de ralentir notre ardeur : prêts à mourir de la mort la plus glorieuse, nous nous exposerons à tout pour le salut de la patrie. Pour vous, illustres protecteurs et généreux défenseurs de la ville, demeurez à Rome, gardez la maison avec vos femmes, puisque vous nous abandonnez entièrement, ou plutôt puisque vous nous trahissez lâchement, vous qui ne pouvez pas espérer ni de vivre avec honneur si nous vainquons nos ennemis, ni d'être en sureté si notre entreprise réussit mal : si ce n'est peut-être que vous vous appuyez sur cette faible espérance  qu'après la défaite des patriciens à laquelle vous aurez contribué, les ennemis vous laisseront en repos, et qu'en reconnaissance des services que vous leur aurez rendus en cette occasion ils vous permettront de vivre en paix dans votre patrie, d'y goûter les douceurs de la liberté, de jouir de la souveraine puissance et de tous les biens que vous possédez maintenant. Pouvez-vous donc espérer ces avantages, vous qui autrefois mieux intentionnés pour la république, avez désolé une grande partie de leurs terres, ruiné leurs villes, réduit leurs citoyens sous l'esclavage, vous enfin qui avez élevé contre ces peuples plusieurs trophées de vos victoires, et un grand nombre de monuments de votre inimitié, qui subsisteront dans la postérité la plus reculée, sans jamais être détruits par la succession des siècles?  Mais pourquoi m'amuser à faire ces reproches au peuple qui n'a jamais commis de faute volontaire. C'est à vous, Virginius, qu'il faut s'en prendre et c'est à vos collègues qui de concert avec vous ont rétabli ces beaux règlements, et qui mettent les choses sur un si bon pied, Pour nous, généreux aujourd'hui par la nécessité de notre état, nous sommes résolus de tenter le hasard des combats : pleins de nobles sentiments, nous nous exposerons à tout pour la défense de la patrie, et rien ne sera capable de nous arrêter. Vous au contraire, lâches déserteurs qui avez abandonné et trahi la république, les dieux vous puniront comme vous le méritez, et si vous échappez à la vengeance des hommes la colère divine ne peut manquer de tomber sur vous. Ne vous imaginez pas au reste, que ce soient ici de simples menaces, ou que je parle ainsi pour répandre de vaines terreurs. Sachez que si les ennemis remportent la victoire, ceux d'entre nous qui resteront à la garde de la ville prendront des sentiments tels qu'ils doivent avoir. En effet, s'il y a eu des Barbares, qui se voyant pris par l'ennemi, ont mieux aimé brûler leurs raisons et égorger leurs femmes et leurs enfants, que de les abandonnera la discrétion d'un vainqueur insolent, pensez-vous que les Romains n'entreront pas dans les mêmes sentiments ? Nés pour commander aux autres, ne croyez pas qu'ils renoncent au droit qu'ils ont reçu de leurs pères comme par héritage. Ils ne s'oublieront jamais jusqu'à ce point : ils sauront de soustraire et au joug d'une honteuse servitude, et après avoir commencé par vous qui êtes leurs plus mortels ennemis, ils tourneront leur colère contre ce qu'ils ont de plus cher au monde. C'est dans cette vue et dans cette attente que vous devez tenir vos assemblées et faire de nouvelles lois. » [10,29] VII. Après avoir dit ces choses et autres semblables, il fit paraître devant tout le monde les plus âgés des patriciens  baignés de pleurs et la tristesse peinte sur le visage. A la vue de ces vénérables vieillards aussi respectables par leur âge que par leurs dignités soutenues de leur mérite personnel, les cœurs des plébéiens mêmes sont attendris, ils fondent en larmes. Le consul profite de ces heureux moments, et rompant le silence: « N'avez-vous pas de honte, leur dit il, citoyens, quand vous voyez ces respectables vieillards disposés à prendre les armes au défaut de vous autres jeunes gens. ? Ne devriez-vous pas vous cacher dans les entrailles de la terre ? Pouvez-vous donc vous résoudre à abandonner de si illustres. chefs ? Malheureux que vous êtes, vous qui ne méritez pas d'être citoyens d'une ville, dont les fondateurs portant leurs pères sur leurs épaules, se sont sauvés à travers les armes et l'incendie par le secours des dieux qui dirigeaient leurs pas, aurez-vous le cœur assez dur pour ne pas vous joindre aux patriciens que vous avez toujours appelés vos pères ? » VIII. Alors Virginius, voyant que les plébéiens se laissaient gagner par les discours du consul, et craignant qu'ils ne s'engageassent contre son sentiment à suivre les étendards des patriciens, s'avance au milieu de l'assemblée et parle en ces termes. « Non, Messieurs, nous ne vous abandonnons point  aux dieux ne plaise que nous soyons assez lâches pour vous trahir. Ne savez-vous pas vous-mêmes que nous ne vous avons jamais abandonnés, et que nous n'avons point refusé de prendre les armes dans toutes les guerres que nos ennemis nous ont suscitées jusqu'aujourd'hui ? Toujours attachés aux intérêts de la patrie, nous voulons vivre avec vous et souffrir avec vous tous les maux qu'il plaira aux dieux de nous envoyer. Mais puisque nous vous avons donné en toute occasion des marques de notre zèle, nous vous demandons en récompense une grâce que vous ne pouvez nous refuser sans injustice. Comme nous partageons avec vous les mêmes dangers, souffrez que nous ayons aussi les mêmes droits que vous, permettez qu'on établisse des lois pour la conservation de la liberté qui nous soient communes à tous. Que si vous ne pouvez vous résoudre à accorder cette faveur à vos citoyens, si vous croyez que ce serait une espèce de crime, et si vous regardez l'égalité comme le plus grand de tous les maux, nous ne disputerons plus avec vous. Nous nous retranchons donc à vous demander une autre grâce : peut-être que quand nous l'aurons obtenue, il ne sera pas besoin de faire de nouvelles lois. Mais nous appréhendons que vous ne nous la refusiez aussi. Elle ne porterait cependant aucun préjudice au sénat, et d'ailleurs elle ferait quelque honneur au peuple qui ne peut manquer d'en être content.» [10,30] IX. Sur cette requête, le consul répond que si les tribuns veulent permettre au sénat de délibérer, on ne leur refusera de ce qui est juste : puis il leur ordonne de dire ce qu'ils souhaitent. Alors Virginius confère un moment avec ses collègues : il revient bientôt après, et déclare qu'il veut exposer ses demandes en plein sénat. Dans le moment les consuls convoquèrent une assemblée des sénateurs. On y admet le tribun, il fait l'énumération de tous les privilèges du peuple, puis il demande qu'on double le nombre des magistrats des plébéiens, et qu'au lieu de cinq tribuns il soit permis d'en créer dix tous les ans. X. Lucius Quintius qui avait alors une grande autorité dans le sénat, ouvrit le premier avis. Il dit que la création de cinq nouveaux tribuns ne pouvait faire aucun tort à la république et qu'on la devait accorder sans répugnance. Tous les sénateurs se rangèrent de son sentiment. Caius Claudius fut le seul d'un avis contraire. Il était fils de cet Appius Claudius qui s'était toujours opposé aux demandes du peuple qui ne lui paraissaient pas fondées sur la justice. Héritier des sentiments de son père, pendant son consulat il avait empêché qu'on ne permît aux tribuns d'informer contre les chevaliers qu'ils accusaient faussement d'être complices de la conjuration. Ce sénateur représenta en peu de mots, que si on doublait le nombre des magistrats du peuple, loin de devenir meilleur et plus traitable, il n'en serait que plus farouche et plus insolent. Que sans doute les tribuns qu'on élirait dans la suite, ne voudraient pas accepter la dignité tribunitienne à condition de la tenir dans les bornes de la modération qu'on leur prescrirait, qu'ils remettraient d'abord sur le tapis le partage des terres et l'égalité des honneurs entre le peuple et les patriciens, qu'ils n'oublieraient rien pour augmenter la puissance du peuple, et pour diminuer, ou même abolir entièrement l'autorité et les prérogatives du sénat ; qu'ils remueraient ciel et terre pour parvenir à leurs fins, et qu'ils s'y emploieraient l'un après l'autre et de fait et de paroles. XI. Ce discours fit beaucoup d'impression sur la plupart des sénateurs. Mais Quintius les fit ensuite revenir à son sentiment : il leur représenta qu'il était de l'intérêt du sénat d'augmenter le nombre des magistrats du peuple ; que plus il y en aurait, moins ils seraient d'accord entre eux, et que l'unique remède qu'Appius Claudius père de Caius avait trouvé le premier pour le bien public, était de diviser de sentiment le collège des tribuns afin qu'ils ne fussent jamais d'accord. Sur ces remontrances on se rangea de l'avis de Quintius, et on fit un sénatus-consulte qui permettait au peuple d'élire chaque année dix tribuns, mais à condition qu'il ne pourrait élire aucun de ceux qui étaienti alors en charge. Virginius et ses collègues publièrent le décret du sénat, et après avoir confirmé la loi faite à l'occasion de ce décret, ils désignèrent dix tribuns pour l'année suivante. XII. La. sédition apaisée par cet accommodement, les consuls levèrent des troupes. Ils tirèrent au sort leur destination et les peuples contre lesquels chaque consul devait marcher : la guerre des Sabins échut à Minucius, et celle des Aeques à Horatius. Ils partirent tous deux en diligence. Les Sabins se contentant de garder leurs villes, laissèrent piller et enlever tout ce qu'ils avaient à la campagne. Les Aeques au contraire mirent des troupes sur pied pour arrêter les Romains. Mais quoiqu'ils montrassent beaucoup de vigueur et de bravoure, ils ne purent jamais l'emporter sur l'armée Romaine : ils furent enfin obligés de de retirer dans leurs murailles, après avoir perdu la petite ville pour la défense de laquelle ils avaient combattu. Horatius ayant mis les ennemis en fuite, ravagé la plus grande partie de leurs terres, renversée les murailles de Corbion, et démoli jusqu'aux fondements les maisons de cette petite ville, revint à Rome avec son armée. [10,31] CHAPITRE SEPTIEME. I.  L'année suivante sous le consulat de Marcus Valerius et de Spurius Virginius, les Romains ne mirent point de troupes en campagne : mais les disputes se rallumèrent entre les consuls et les tribuns au grand désavantage de la puissance consulaire. Jusqu'alors les tribuns n'avaient été maitres que des assemblées du peuple : il ne leur était pas permis de convoquer le sénat, ni d'y dire leur avis ; cet honneur n'appartenait qu'aux consuls. Les tribuns de cette année furent les premiers qui usurpèrent cette autorité. Icilius, homme adroit et très éloquent, qui était à la tête de leur collège, conçut une entreprise si hardie. Il osa même introduire de nouveaux règlements, et demanda qu'on accordât au peuple le mont Aventin pour y bâtir des maisons. C'est une colline médiocrement haute, située dans l'enceinte des murs de Rome : elle n'a pas moins de douze stades de circuit. Dans ce temps-là elle n'était pas habitée toute entière. C'était une place qui appartenait au public et qui était couverte d'un bois épais. II. Pour faire passer un règlement si nouveau, le tribun va trouver et les consuls de cette année et le sénat. Il les prie d'examiner la loi qu'il a faite à ce sujet, et d'en renvoyer la connaissance au peuple. Comme les consuls différaient de jour en jour pour gagner du temps, il les somme par un huissier de comparaître devant le collège des tribuns et d'assembler le sénat. Ceux-ci ordonnent à un de leurs licteurs de repousser violemment l'huissier. Alors Icilius et ses collègues entrent en fureur : ils se saisissent du licteur et l'entraînent pour le précipiter du haut de la roche Tarpéienne. III. Les consuls piqués au vif de l'insulte qu'on leur fait en la personne de leur licteur, n'osent pas néanmoins user de violence pour l'arracher d'entre les mains des magistrats du peuple. Ils se contentent d'invoquer le secours des autres tribuns, car il n'est permis à personne d'arrêter ou d'empêcher ce qui est fait par l'ordre des magistrats plébéiens, à moins que quelqu'un de leur collège n'y mette opposition. Mais les tribuns depuis longtemps avaient pris des mesures pour prévenir cet artifice des consuls. Ils étaient convenus ensemble qu'aucun d'eux n'introduirait un nouveau règlement par son autorité particulière et sans l'approbation de tout le collège, qu'un tribun ne pourrait s'opposer à ce que feraient les autres, et qu'une décision confirmée à la pluralité des voix, serait pour chacun d'eux une loi inviolable. Voila les régies qu'ils s'étaient prescrites d'abord en entrant en charge, et dans les sacrifices ils avaient confirmé cette convention par un serment solennel ; persuadés que pour mettre hors d'atteinte et pour rendre inviolable la dignité tribunitienne, il n'y avait point de moyen plus efficace que de retrancher de leur corps, toute semence de division et de bannir la mésintelligence. Pour garder les lois de cette convention, les tribuns protestaient que c'était du commun avis de tout le corps qu'ils avaient arrêté le licteur des consuls. Leur colère néanmoins ne dura pas longtemps: bientôt après ils relâchèrent le coupable à la sollicitation des sénateurs les plus respectables par leur âge, soit dans la crainte de s'attirer la haine publique, s'ils commençaient les premiers à punir de mort un homme qui n'avait point fait d'autre crime que d'obéir aux consuls, soit qu'ils appréhendassent qu'une violence si marquée, ne jetât les patriciens dans un désespoir furieux, et ne les mît pour ainsi dire, dans la nécessité de tout entreprendre. [10,32] IV. Après cette action, le sénat s'assemble, et les consuls accusent les tribuns avec beaucoup d'aigreur. Icilius prend la parole, il fait voir que sa colère contre le licteur, était juste, il apporte pour sa défense les lois sacrées, par lesquelles il était défendu et aux magistrats et aux particuliers de résister aux tribuns. A l'égard de la liberté qu'il s'était donnée de vouloir convoquer le sénat, il montra qu'il n'avait rien entrepris au delà de ses droits, et apporta plusieurs raisons qu'il avait méditées pour de justifier sur ce point. V. Après avoir répondu à ces deux chefs d'accusations,. il parla de la loi qu'il prétendait établir. Elle portait : « que tous les biens, que les particuliers avaient acquis légitimement et de bon droit, devaient leur rester comme aux véritables possesseurs: mais que toutes les places dont quelques citoyens s'étaient mis en possession ou par force ou par fraude, et sur lesquelles ils avaient bâti des maisons, seraient restituées au peuple, à condition qu'on rendrait aux usurpateurs, suivant l'arbitrage des experts, les dépenses qu'ils y avaient faites pour les bâtiments : qu'enfin tous les autres biens appartenant au public, seraient partagés entre le peuple sans, qu'il en payât rien ». VI. Icilius représenta qu'outre plusieurs grand avantages que ce règlement apporterait à la ville de Rome, il servirait principalement à empêcher les pauvres d'exciter des troubles au sujet des terres publiques dont les patriciens s'étaient emparés. Que les plébéiens seraient contents d'avoir pour eux un quartier dans la ville de Rome : et qu'ils cesseraient enfin de demander la distribution des terres publiques, dont ils ne pouvaient obtenir leur part à cause de la puissance et: du grand nombre de ceux qui les avaient usurpées. VII. Toute l'assemblée applaudit au discours du tribun, Caius Claudius fut le seul qui s'opposa à sa requête. Mais malgré son opposition le sénat fit un décret, par lequel il accorda requête au peuple le terrain que les tribuns demandaient. Ensuite, en présence des pontifes, des augures et de deux sacrificateurs qui firent les prières et les vœux accoutumés, on confirma la loi dans une assemblée des centuries convoquée par les consuls. Elle est gravée sur une colonne d'airain, que les Romains placèrent sur le mont Aventin, dans le temple de Diane. VIII. Après la confirmation de la loi, les plébéiens assemblés tirèrent au sort les places qu'on leur accordait pour bâtir des maisons. Chacun prit autant de terrain qu'il en pouvait occuper. Il y en eut qui se joignirent deux ou trois ensemble, et même en plus grand nombre, pour bâtir la même maison à frais communs: ils tirèrent au sort, et les uns occupèrent le bas ou rez de chaussée, les autres le haut. C'est ainsi que cette année fut employée à construire des maisons. [10,33] CHAPITRE HUITIEME. I.  L'année suivante, on fit consuls Titus Romilius et Caius Veturius. Le tribun Lucius lcilius et ses collègues furent continués dans leur dignité. Cette année est remarquable par divers événements et par les grands troubles dont Rome fut agitée. Les tribuns rallumèrent le feu de la sédition qu'on croyait éteint et les nations voisines suscitèrent des guerres, qui loin de causer aucun dommage à la république, lui firent au contraire un très grand bien, puisqu'elles étouffèrent les séditions. C'était en effet le sort ordinaire de la ville de Rome : la concorde se rétablissait entre les citoyens, quand ils avaient une guerre sur les bras, sitôt qu'on était en paix, le flambeau de la discorde se rallumait au dedans. Accoutumés à cette triste vicissitude, tous les consuls dès qu'ils étaient entrés en charge, ne souhaitaient rien plus ardemment que d'avoir la guerre au dehors. Quand les ennemis ne remuaient point, ils cherchaient eux-mêmes des prétextes pour faire quelque expédition, et fournissaient à leurs voisins l'occasion de se soulever, persuadés par leur expérience que les guerres agrandissaient la ville de Rome et la rendaient florissante, au lieu que la paix était une source de séditions qui ne servaient qu'à la ruiner et à affaiblir ses forces. II.  Pour ne pas exposer la ville de Rome à être éternellement le théâtre des guerres intestines, les consuls de cette année résolurent de mettre des troupes en campagne, dans la crainte que si la paix durait longtemps, les citoyens oisifs n'abusassent de leur repos pour exciter de nouveaux troubles. Ils avaient raison de vouloir tenir le peuple en haleine par les guerres du dehors : mais ils exécutèrent mal leur dessein. Dans le temps qu'il fallait faire des levées de soldats par les voies de la douceur et avec modération, au lieu de ménager les citoyens d'une ville encore malade, ils usaient de violence à l'égard de ceux qui refusaient de s'enrôler: ils n'admettaient ni les excuses ni les prétextes les plus légitimes, ils faisaient agir toute la rigueur des lois, et punissaient sans indulgence les désobéissants, tant en leurs biens qu'en leurs personnes. III. Ce procédé trop rigoureux donna une nouvelle occasion aux tribuns de soulever le peuple par leurs discours. Ils convoquèrent une assemblée, déclamèrent fortement contre les consuls, et se plaignirent sur tout de ce qu'ils avaient fait traîner en prison un grand nombre de citoyens qui imploraient le secours de la puissance tribunitienne. Ils ajoutèrent enfin que par l'autorité qu'ils avaient reçue des lois, {autorité qui n'appartenait qu'aux seuls tribuns,} ils exemptaient de la milice ceux qui ne s'y portaient pas de bon cœur. Mais, voyant qu'ils ne gagnaient rien par leurs discours, et que malgré tout ce qu'ils pouvaient dire on continuait à faire des levées avec plus d'entêtement qu'auparavant, ils entreprirent de s'y opposer par la force. D'un autre côté les consuls leur résistèrent en vertu de la puissance dont ils étaient revêtus : les esprits s'aigrirent de plus en plus, et on en vint aux mains. La jeunesse patricienne prit le parti des consuls, les pauvres et la canaille paresseuse se déclarèrent pour les tribuns. Ce jour-là les consuls l'emportèrent sur les magistrats du peuple. IV. Les jours suivants, une foule de gens de la campagne s'étant rendus à la ville, les tribuns persuadés qu'ils avaient assez de partisans pour faire tête aux consuls, tiennent de fréquentes assemblées : ils font paraître devant tout le monde leurs huissiers meurtris de coups, et protestent qu'ils se démettront de leur charge si le peuple ne leur prête un prompt secours. Sur ces menaces, les plébéiens prennent avec chaleur le parti de leurs magistrats, et entrent dans leur colère. Les tribuns trouvant les esprits disposés en leur faveur, font assigner les consuls au tribunal du peuple pour rendre compte de leur conduite. [10,34] V. Ceux-ci refusant d'obéir à l'assignation, les magistrats du peuple vont trouver le sénat qui était alors assemblé et qui délibérait sur cette affaire. Ils le prient de ne pas laisser impunies les insultes qu'on leur a faites : ils le conjurent de ne point abandonner le peuple dénué de tout secours. Ils font une longue énumération des injures qu'ils viennent de recevoir des consuls et de ceux de leur faction, qui non contents d'attenter à leur autorité, ont porté leur tyrannie jusqu'à maltraiter leurs personnes sacrées. Ils demandent enfin de deux choses l'une : ou que si les consuls osent nier qu'au mépris des lois les plus respectables ils aient outragé les tribuns en leurs corps, ils soient tenus d'en faire serment en pleine assemblée, ou que s'ils n'ont pas l'assurance de faire le serment, on puisse les obliger de venir se justifier au tribunal des plébéiens : que pour eux ils sont prêts à assembler le peuple pour recueillir ses suffrages sur cette affaire. Les consuls répondent à ces reproches, que les tribuns ont commencé les premiers à faire des insultes ; qu'ils ont poussé l'insolence jusqu'à outrager contre toutes les lois la personne des consuls : que d'abord ils ont ordonné à leurs huissiers et à leurs édiles de mener en prison des magistrats revêtus de l'autorité souveraine ; et qu'ensuite ils ont osé mettre la main sur eux avec les plus hardis d'entre les plébéiens. Ils font voir après cela la différence qu'il faut mettre entre les consuls et les tribuns, que la puissance des rois est attachée à la dignité consulaire, au lieu que l'autorité tribunitienne n'a été établie que pour défendre les opprimés, que bien loin qu'il soit permis aux tribuns de faire soumettre les consuls au jugement du peuple et de les assigner à comparaître à son tribunal, ils n'ont pas même ce pouvoir envers le moindre des patriciens sans un ordre exprès du sénat. VI. Après ces remontrances, ils menacent de faire prendre les armes aux patriciens, si les tribuns ont la témérité d'assembler le peuple pour recueillir ses suffrages. Toute la journée de passa dans ces sortes de contestations, sans que le sénat osât rien prononcer, dans la crainte d'affaiblir ou l'autorité des consuls ou celle des tribuns ; car il lui paraissait également dangereux de se déclarer pour l'un ou pour l'autre des deux partis. [10,35] VII. Les tribuns ainsi rebutés par le sénat sans en pouvoir obtenir aucun secours, s'adressent au peuple pour délibérer sur les mesures qu'il faut prendre dans cette occasion. Les plus turbulents étaient d'avis que les plébéiens courussent aux armes, qu'ils sortissent encore une fois de la ville pour de retirer sur le mont sacré, et que campant au même endroit où ils s'étaient déjà portés, ils déclarassent une guerre ouverte aux patriciens, qui par un violement manifeste du traité conclu entre eux et le peuple, avaient osé donner atteinte à la puissance du tribunat. D'autres en plus grand nombre ne trouvaient pas à propos de sortir de la ville, ni d'imputer à tous les patriciens les fautes que quelques particuliers avaient commises envers les tribuns, pourvu qu'on leur rendît justice selon toute la rigueur des lois qui ordonnaient de punir d'exil ou de mort quiconque insultait les tribuns en leurs personnes. Les plus modérés au contraire n'étaient point d'avis ni d'abandonner la ville, ni de faire mourir aucun citoyen sans l'avoir jugé dans les formes, surtout quand il était question des consuls mêmes qui sont les magistrats les plus puissants : mais ils conseillaient au peuple de décharger sa colère sur ceux qui les avaient aidés, et de les punir selon toute la rigueur des lois. Si donc les tribuns avaient suivi ce jour-là les mouvements de leur colère, et qu'ils eussent fait quelque entreprise contre les consuls et le sénat, rien n'aurait empêché que la ville de Rome ne se fût ruinée par elle-même tant les esprits étaient aigris et disposés à prendre les armes pour vider la querelle à la pointe de l'épée. Mais en différant l'exécution de leurs desseins et prenant du temps pour délibérer mûrement, leurs esprits s'adoucirent et la colère de la multitude s'apaisa. VIII. Les jours suivants, ils annoncèrent qu'au troisième jour de marché ils convoqueraient le peuple, pour imposer aux consuls une amende pécuniaire : après cela ils renvoyèrent l'assemblée. Mais lorsque le terme fut prêt d'expirer, ils changèrent de résolution et se désistèrent de leur entreprise, disant qu'ils s'étaient relâchés à la prière des plus âgés et des plus respectables d'entre les patriciens, auxquels ils avaient jugé à propos d'accorder cette grâce. Ensuite ayant assemblé le peuple, ils déclarèrent publiquement qu'à la considération de plusieurs gens de bien à qui on ne pouvait rien refuser, ils pardonnaient volontiers les injures qu'on leur avait faites. Mais ils menacèrent en même temps, qu'ils vengeraient les outrages que le peuple avait reçus, qu'ils rappelleraient le souvenir de la loi agraire dont on déférait l'exécution depuis trente ans, et qu'ils feraient promulguer celle qui devait établir l'égalité entre tous les citoyens, qui tant de fois proposée par leurs prédécesseurs sans pouvoir en obtenir la confirmation. [10,36] IX. Leur parole ainsi engagée par un serment solennel, ils annoncent le jour des comices ou ils devaient demander les suffrages et le jugement du peuple sur ces lois. Le jour marqué étant venu, ils proposent d'abord la loi agraire, ils s'étendent fort au long sur ce sujet, et déclarent qu'ils laissent la liberté à tous les plébéiens de parler en faveur de la loi. Là dessus plusieurs se présentent pour être entendus. Ils commencent par le récit des grandes actions qu'ils ont faites dans la guerre. Ils se plaignent hautement qu'on s'est emparé de leurs conquêtes ; qu'il est indigne qu'ayant conquis tant de terres sur l'ennemi, il ne leur en reste pas la moindre portion ; que pour fruit de leurs travaux, ils ont le chagrin de voir ces nouveaux héritages possédés par des particuliers, qui en perçoivent le revenu, sans autre titre que leur crédit, leur puissance, et les voies de fait les plus inouïes. Ils demandent enfin que partageant avec les patriciens tous les périls où il faut s'engager pour les intérêts de la république, ils puissent aussi avoir leur part des avantages et du profit qu'on en retire. X. Le peuple écoutait volontiers ces discours. Mais rien ne l'anima davantage que Lucius Siccius, surnommé Dentatus, qui par le récit de ses belles actions qui étaient en grand nombre, disposa si bien les esprits des plébéiens, qu'ils ne voulurent jamais écouter ceux qui s'opposaient aux prétentions des tribuns. Siccius était bien fait de sa personne, d'une taille avantageuse, dans toute fa force et dans toute sa vigueur, âgé de cinquante-huit ans, prudent, avisé et assez éloquent pour un homme de guerre. Il s'avança au milieu de l'assemblée, et parla en ces termes. XI. « Si je voulais, Romains, vous raconter en détail tous  mes grands exploits, la journée entière ne suffirait pas: je me contenterai donc de vous en rapporter l'essentiel le plus succinctement qu'il me sera possible. Voilà la quarantième année que je sers dans les troupes pour la défense de la patrie. Depuis trente ans, c'est-à-dire depuis le consulat de Caius Aquilius et de Titus Siccius, que le sénat envoya faire la guerre aux Volsques, j'ai toujours été officier dans l'armée, ou revêtu de quelque autre charge, tantôt à la tête d'une cohorte, tantôt commandant d'une légion entière. Dans cette guerre des Volsques j'étais dans ma vingt-septième année, et simple soldat j'obéissais à un centurion. Dans un rude combat où les nôtres furent mis en fuite, le commandant de la cohorte ayant perdu la vie, l'ennemi enlevait déjà nos drapeaux. Je m'exposai seul au péril pour tous les autres ; je sauvai les drapeaux de la cohorte, j'arrêtai les ennemis et  j'empêchai  que nos officiers ne fussent couverts d'une honte éternelle qui leur aurait rendu la vie plus insupportable que la mort. Je donnai en cette occasion de si éclatantes preuves de ma valeur, qu'ils en convinrent eux mêmes, et pour récompense ils me mirent sur la tête une couronne d'or. Le consul Siccius en rendit lui-même un témoignage authentique, puisqu'il me donna le commandement de la cohorte. Dans une autre bataille, le colonel de notre légion, qui commandait aussi toute l'armée, eut le malheur d'être renversé par terre. Déjà les ennemis avaient enlevé notre aigle, lorsque me jetant à travers les bataillons je combattis avec la même valeur pour toute la légion : j'arrachai l'aigle des mains de celui qui l'emportait, et je sauvai la vie à notre colonel. Pour me remercier de l'avoir secouru dans un péril si pressant, il voulut se démettre en ma faveur du commandement de la légion et me donner l'aigle : mais je ne voulus point accepter ses offres, persuadé qu'il était indigne de mon courage, ou de priver de son rang un homme à qui j'avais sauvé la vie, ou de lui ôter les douceurs qu'il en pouvait attendre. Alors le consul admirant ma générosité, et voulant récompenser ma valeur, me fit premier capitaine de la première légion qui avait perdu son commandant dans le combat. [10,37] Voilà, Romains, les grands exploits qui m'ont fait connaître, et qui m'ont élevé jusqu'à la qualité d'officier. C'est ainsi que je suis devenu célèbre, et que ma réputation s'est étendue si loin. XII. Dans la suite je n'ai pas dégénéré de ma première valeur : je me suis exposé dans tous les autres combats : j'ai soutenu ma gloire par de nouvelles actions pour ne pas perdre les honneurs que j'avais acquis. Depuis ce temps-là jusqu'aujourd'hui, j'ai été de toutes les campagnes : j'ai couru mille dangers : loin de redouter les périls les plus évidents, je les ai affrontés avec une nouvelle audace, et j'ai risqué ma vie mille fois. Dans tous les combats où je me suis trouvé, que de couronnes, que de prix de valeur, que de dépouilles j'ai remportées, que de marques d'honneur j'ai reçu des consuls ? En un mot, pendant quarante ans que j'ai servi, j'ai été environ à cent vingt batailles, j'ai reçu quarante-cinq blessures, toutes par devant, pas une seule par derrière. De ces quarante cinq blessures j'en reçus douze en un seul jour en combattant contre Erdonius Sabin qui avait occupé la citadelle et le Capitole. Des cent vingt batailles où j'ai été, j'ai remporté par ma valeur quatorze couronnes civiques, qui m'ont été données par ceux à qui j'avais sauvé la vie dans les combats. J'ai obtenu une couronne obsidionale pour avoir fait lever le siège et trois couronnes murales, pour être monté le premier à l'escalade sur les murailles de l'ennemi. J'ai reçu huit autres couronnes dont les généraux de nos armées m'ont honoré pour avoir vaincu en bataille rangée. J'ai gagné outre cela quatre-vingt-trois colliers d'or, soixante bracelets aussi d'or, dix-huit piques, vint-cinq magnifiques harnois. De ces harnois il y en a neuf qui sont les fruits de mes victoires sur autant d'ennemis qui ont osé présenter le défi au plus brave de notre armée, et contre lesquels j'ai eu moi seul le courage de soutenir un combat singulier. XIII. Cependant, Romains, ce Siccius qui a porté les armes tant d'années pour votre service, qui s'est trouvé à tant de batailles, qui a remporté tant de prix de valeur, qui n'a jamais fui ni redouté aucun péril ; qui a monté à l'assaut, qui a  combattu en bataille rangée, à pied, à cheval, tantôt avec toute l'armée, tantôt avec une poignée de monde, quelquefois lui seul : ce Siccius percé de coups par tout son corps, qui de concert avec vous a conquis au prix de son sang tant de terres conquises, d'excellentes terres sur les Tyrrhéniens, sur les Sabins, sur les ennemis, sur les Aeques, sur les Volsques, sur les Pométiens, et sur les autres ennemis du peuple Romain : ce Siccius, dis-je, n'a pas eu pour lui la moindre portion de ces terres non plus que vous Plébéiens, qui avez été les compagnons de ses travaux. XIV. La plus belle et la meilleure partie de nos conquêtes, est possédée par les plus violents et les plus effrontés des citoyens de Rome. Ils en jouissent, ils en perçoivent les revenus depuis plusieurs années, quoique ces héritages ne leur appartiennent ni à titre de présent, ni à titre d'achat, et qu'ils n'en puissent prouver une possession légitime. Quand même ils auraient partagé avec nous les peines qu'il nous en a coûté pour acquérir ces terres, s'ils voulaient en avoir une plus grande portion que nous, il n'y aurait ni justice ni raison dans leurs prétentions, puisqu'il ne convient pas qu'un petit nombre de particuliers s'approprient ce qui appartient également à tous les citoyens : ils auraient cependant quelque léger prétexte pour colorer leur avarice insatiable. Mais ne pouvant pas se vanter de s'être signalés par des actions de bravoure, ou d'avoir fait de grands exploits qui autorisent leur usurpation, leur procédé n'est-il pas insupportable ? Et puisqu'ils sont assez effrontés pour ne pas restituer ce qu'ils nous  ont enlevé par la violence, souffrirons-nous plus longtemps qu'ils jouissent du fruit de nos conquêtes ? [10,38] XV. Que si j'ai avancé dans ce discours quelque chose de de faux, je consens par le grand Jupiter qu'on m'en fasse les plus sanglants reproches. Qu'ils paraissent ici ces hommes vénérables, qu'ils fassent parade de leurs exploits éclatants; qu'ils nous montrent en vertu de quoi ils prétendent avoir sur moi la préférence, et usurper des privilèges dont je suis privé. Y a-t-il quelqu'un parmi eux qui compte plus d'années de service que moi, qui ait soutenu plus de combats, reçu un plus grand nombre de blessures, remporté plus de couronnes, plus de dépouilles, plus de prix de bravoure et de victoire ou qui ait plus contribué que moi à détruire la puissance de l'ennemi, et à procurer une nouvelle gloire et un nouvel accroissement à sa patrie? Qu'il me prouve qu'il ait fait seulement la dixième partie des exploits dont je puis me vanter. Il n'en est aucun parmi eux qui ose entrer en parallèle avec moi, ou qui puisse apporter des preuves qui approchent de celles que je viens de produire. J'en vois au contraire un fort grand nombre qui n'ont jamais éprouvé autant de fatigues que le plus chétif plébéien. Aussi leur fort et leur brillant ne consistant pas dans les actions, mais dans les paroles ; ils tournent leurs forces contre leurs amis, et non contre les ennemis de l'état. Ils regardent la ville de Rome, non comme un bien commun à tous les citoyens, mais comme une terre qui leur est propre : comme si nous n'avions pas contribué à les délivrer de la tyrannie, et qu'ils nous eussent reçus de la main des tyrans comme leur propre héritage. XVI. Je passe sous silence toutes les insultes grandes et petites qu'ils ne cessent de nous faire : vous ne les connaissez que trop. Je m'arrête à vous faire voir qu'ils ont poussé la fierté et l'insolence jusqu'à nous fermer la bouche, sans pouvoir souffrir qu'aucun de nous ose parler avec liberté en faveur de sa patrie. Vous en avez un exemple dans la personne de Spurius Cassius qui parla le premier de la distribution des terres. Illustre par trois consulats et par deux magnifiques triomphes, grand capitaine, grand homme d'état, distingué par ses beaux exploits et par sa capacité dans les conseils, il n'y avait personne qui pût lui être comparé. Ces rares qualités le mirent-elles à couvert de la tyrannie ? Pour avoir eu le courage de faire la loi agraire, ne l'accusèrent-ils pas d'affecter la tyrannie ? Opprimé par de faux témoignages, ne fut-il pas précipité du haut de la roche Tarpéienne, victime infortunée de son amour pour le peuple et de son attachement aux intérêts de la patrie ? N'ont-ils pas traité avec la même rigueur Caius Genucius notre tribun, parce qu'onze ans après, renouvelant ce règlement, il faisait assigner au tribunal du peuple les consuls de l'année précédente, pour avoir négligé l'exécution du sénatus-consulte qui ordonnait qu'on nommât des commissaires pour le partage des terres. Et s'ils n'osèrent le faire mourir publiquement, ne s'en défirent-ils pas en secret un jour avant le jugement de l'affaire ? N'est-ce pas un traitement si indigne qui a retenu les tribuns ses successeurs, en sorte que depuis ce temps-là personne n'a osé s'exposer au péril ? Cependant voici déjà la trentième année que nous souffrons ces injustices, et il semble que nous ayons perdu notre liberté sous la domination des tyrans. [10,39] XVII. Mais sans m'arrêter à une infinité d'autres faits semblables, vos magistrats d'aujourd'hui que n'ont ils point souffert lorsqu'ils le sont mis en devoir de secourir les plébéiens opprimés ? Que leur a servi cette sainte loi par laquelle vous avez rendu leurs personnes sacrées et inviolables ? Ne les a-t-on pas chassés de la place publique, maltraités à coups de poing et à coups de pied, traités enfin de la manière la plus indigne ? XVIII. Et vous, Romains, insensibles à de si sanglants affronts vous ne cherchez pas à vous en venger, au moins à confirmer la loi en donnant vos suffrages, puisqu'il ne vous reste plus que ce seul moyen pour faire voir que vous êtes libres ? Commencez donc du moins aujourd'hui à prendre un esprit de liberté ; et sitôt que les tribuns auront proposé la loi agraire, ne tardez pas à la confirmer par vos suffrages, sans même écouter ceux qui s'y opposent. XIX. Pour vous Tribuns, vous n'avez pas besoin d'exhortation : engagés par les premiers pas que vous avez déjà faits, il est de votre honneur de tenir ferme, et de ne jamais céder à vos adversaires. Que si l'effronterie et l'impudence des jeunes gens vous empêche de procéder, s'ils renversent les urnes, s'ils arrachent les suffrages, ou s'ils causent quelque détordre, faites-leur sentir toute l'autorité de votre collège, et puisqu'il ne vous est pas permis de réprimer la puissance des consuls, citez à votre tribunal les particuliers dont ils se servent pour exercer des violences, abandonnez-les au jugement du peuple, faites-les condamner comme infracteurs des plus saintes lois, et, comme coupables d'avoir attenté à votre dignité sacrée  » [10,40] XX. Ce discours de Siccius fit tant d'impression sur l'esprit du peuple, et l'irrita tellement contre ses adversaires, qu'il ne voulut plus, comme j'ai dit d'abord, écouter les remontrances de ceux qui s'opposaient à la loi. Bientôt après, le tribun Icilius se lève, il fait l'éloge de Siccius, il s'étend fort au long sur ses louanges. Il approuve tout ce qu'a dit ce plébéien, et ne blâme de son discours qu'un seul point, qui est d'avoir prétendu qu'il ne fallait pas écouter ceux qui voudraient s'opposer à la loi. Icilius représente qu'il n'est pas juste de leur fermer la bouche, que ce serait violer les coutumes de la patrie, et que s'agissant d'une loi qui ne tendait qu'à soutenir le bon droit contre la violence, ceux qui ne voulaient ni rendre justice au peuple, ni permettre qu'on établît l'égalité entre les citoyens, prendraient de là occasion d'exciter de nouveaux troubles, et des opposer à tout ce qui pourrait être utile à la république. S'étant expliqué de la sorte, il donne jour pour le lendemain à ceux qui voudront faire leurs remontrances sur la loi. puis il congédie l'assemblée. XXI. Les consuls de leur côté tiennent conseil en particulier avec les sénateurs les plus distingués par leur courage, par leur naissance et par leur crédit dans la ville de Rome. Ils leur font entendre qu'il est de leur intérêt de s'opposer à la loi, et qu'ils doivent premièrement faire de vives remontrances, pour passer ensuite aux voies de fait en cas qu'ils ne puissent venir à bout de persuader le peuple. Ils les exhortent enfin de se rendre tous le lendemain matin dans la place publique avec tout ce qu'ils pourraient ramasser d'amis et de clients, de se ranger en grand nombre autour du tribunal, de se poster dans le gros de l'assemblée, et d'occuper différents endroits de la place, afin d'empêcher que le peuple dispersé de côté et d'autre, ne se réunît en un même corps. XXII. Ce conseil universellement approuvé, dès le point du jour les patriciens se saisissent des principaux postes de la grande place de Rome. [10,41] Bientôt après, les tribuns et les consuls arrivent: on fait publier par un héraut, que ceux qui ont quelque chose à dire contre la loi, peuvent s'avancer par endroits de la place. Un grand nombre d'honnêtes gens se présentent : mais dans le moment qu'ils commençaient à parler, il s'éleva un si grand tumulte par toute l'assemblée, qu'il ne fut pas possible de se faire entendre. Les uns leur applaudissaient pour leur donner courage : les autres les repoussaient et faisaient des huées pour les interrompre. Cependant ni ceux qui les encourageaient ni ceux qui les troublaient, ne purent s'applaudir de la victoire : ni l'un ni l'autre des deux partis ne gagna le dessus. Au milieu de ces désordres, les consuls en colère protestent de violence, et se plaignent hautement que le peuple est l'auteur de tout le tumulte, pour n'avoir pas voulu écouter ceux qui avaient droit de dire leur avis. Les tribuns leur répondent qu'ennuyés d'entendre depuis cinq ans les mêmes discours, il ne fallait pas s'étonner s'ils se rebutaient de ces objections surannées et  cent fois rebattues. XXIII. La plus grande partie du jour se passa dans de semblables démêles. Enfin le peuple fatigué de ces contestations, demande qu'on en vienne aux suffrages. Mais les jeunes patriciens s'y opposent dans le moment, et empêchent que les plébéiens ne se réunissent dans leurs tribus. Incapables de modération, ils font rage de tous côtés, ils se jettent sur les urnes qui servaient à recueillir les suffrages, ils les arrachent des mains de ceux qui les portaient, ils frappent ceux qui distribuaient les bulletins et repoussent avec violence quiconque est assez hardi pour leur résister. XXIV. Alors les tribuns crient de toutes leurs forces, ils fendent la presse, et courent au secours des plébéiens. La jeunesse patricienne leur cède le terrain, et les laisse aller sans résistance, partout où bon leur semble : mais elle arrête la troupe qui les suit, elle ferme le passage au reste du peuple dispersé en différents endroits de la place publique, et rend inutiles tous les efforts qu'il fait pour se joindre à ses magistrats. Au milieu d'un tumulte si affreux c'est en vain que les plébéiens s'appuient sur le secours de leurs tribuns : les patriciens devenus les plus forts renversent tous leurs projets, et empêchent que la loi ne soit confirmée. XXV. Ceux qui prirent plus vivement le parti des consuls dans cette occasion, étaient les trois familles des Postumius, des Sempronius et des Clélius, tous personnages distingués par leur naissance, puissants par leurs richesses, illustres par leurs dignités et par leurs grands exploits de guerre. Tout le monde convint que personne n'avait plus contribué qu'eux à empêcher que la loi ne passer. [10,42] XXVI. Le lendemain, les tribuns avec les plus notables des plébéiens délibérèrent sur les mesures qu'ils devaient garder dans les conjonctures présentes. Tous furent d'avis de ne point citer les consuls au tribunal du peuple, mais seulement ceux qui leur avaient prêté les mains ; parce que n'étant que des personnes privées, la plupart des citoyens, comme l'avait remarqué Siccius, s'embarrasseraient fort peu qu'on procédât pour les punir. On agita quel nombre de coupables on devait accuser, de quel nom on pouvait qualifier leur crime, et de quelle peine on les punirait. Les esprits naturellement emportés, voulaient qu'on usât de la dernière rigueur, pour réprimer les séditieux par la crainte de la punition. Les plus doux au contraire, prétendaient qu'on ne devait pas passer les bornes de l'humanité et de la modération. Siccius qui avait fait un discours devant le peuple sur la distribution des terres, ouvrit ce dernier avis, et le fit goûter aux autres. Enfin après avoir longtemps délibéré, il fut résolu qu'on laisserait en repos les autres patriciens ; qu'on ne citerait devant le peuple que les Clélius, les Postumius et les Sempronius, pour y rendre compte de leurs actions ; qu'on leur ferait leur procès pour avoir empêché les magistrats plébéiens de proposer et de confirmer la loi agraire ; et qu'on les déclarerait criminels et infracteurs des saintes lois confirmées par le sénat et par le peuple, qui défendaient expressément à toutes personnes d'user de violence envers les tribuns, et de les traiter comme de simples citoyens. A l'égard du châtiment, on fut d'avis de ne les pas punir de mort, ni d'exil, ni d'aucune autre peine qui pût paraître trop odieuse, de peur que la trop grande rigueur ne fournît aux patriciens un prétexte spécieux pour les tirer d'affaire. Il fut donc résolu qu'on consacrerait leurs biens à Cérès, c'était la plus douce de toutes punitions prescrites par les lois. XXVII. Toutes ces choses ainsi réglées, le jour qu'on devait procéder contre les coupables, les consuls et les patriciens les plus distingués par leur mérite, se rendirent à l'assemblée du sénat, car on avait exhorté les meilleures têtes de s'y trouver. On délibéra, on vint aux voix. La pluralité fut pour laisser agir les tribuns, de peur que si on les contredisait, ils n'excitassent de plus grands troubles. On convint aussi de permettre au peuple mutiné de décharger sa colère sur les biens des accusés, dans l'espérance qu'après s'être vengé à son plaisir par la condamnation de ses ennemis, il deviendrait enfin plus doux et plus traitable dans la suite. On prit ce parti d'autant plus volontiers, que les prétendus coupables n'étant punis qu'en leurs biens, il leur serait facile de s'en relever. Le sénat ne fut point trompé dans son espérance, ce qu'il s'était promis arriva effectivement. Les accusés n'ayant point comparu, on les condamna par défaut, la colère du peuple s'apaisa ; et les tribuns satisfaits s'applaudirent de leur réussite, parce qu'ils se croyaient par ce moyen plus affermis dans leurs pouvoirs, et plus autorisés à secourir le peuple opprimé. Les patriciens de leur côté, ne furent pas moins contents : ils rachetèrent les biens de ceux qui avaient été condamnés, et les leur rendirent après avoir payé aux acquéreurs la somme qu'ils avaient déboursée en les achetant du public. Par une conduite si sage, ils détournèrent les malheurs dont la république était alors menacée [10,43] XXVIII. Quelque temps après, les tribuns recommencèrent à parler de la loi : mais la nouvelle imprévue de l'irruption des ennemis sur les terres de Tusculum, déconcerta toutes leurs mesures, et fit échouer leurs entreprises. Les Tusculans arrivés à Rome en très grand nombre, annoncent que les Aeques étaient en campagne avec une puissante armée, qu'ils avaient déjà pillé leurs terres ; et que si la république ne les secourait promptement, leur ville serait emportée dans peu de jours. XXIX. Le sénat sur ces avis, donne ordre aux deux consuls d'aller au secours des Tusculans. Ces magistrats font leurs diligences, ils ordonnent à tous les citoyens de s'enrôler et de prendre les armes dans cette guerre. Mais toutes ces démarches ne servent qu'à exciter de nouveaux troubles. Les tribuns mettent obstacle à l'enrôlement, et prenant sous leur protection ceux qui refusent de servir, ils empêchent les consuls de les punir selon les lois. Leur opposition néanmoins n'eut aucune suite fâcheuse, et leurs entreprises n'aboutirent à rien. Le sénat assemblé, fait prendre les armes aux familles patriciennes et à leurs clients. Il déclare en même temps que les autres citoyens qui s'offriront de bonne volonté à servir dans cette campagne qu'on n'entreprend que pour le salut de la république, seront conservés dans tous les droits de la religion et dans la communion des choses saintes: il menace au contraire ceux qui abandonneront les consuls, de les regarder comme des impies, comme l'objet de la colère des dieux, et comme exclus de la société civile. XXX. Cette déclaration du sénat fut lue et publiée en pleine assemblée, et fit beaucoup d'impression sur les esprits les plus mutins. La plupart des plébéiens qui avaient l'esprit bien fait, s'offrirent à servir dans cette guerre : ils eurent honte d'abandonner une ville alliée, toujours harcelée par les ennemis pour l'amour des Romains. Siccius même qui avait si fort invectivé dans une assemblée du peuple contre ceux qui s'étaient emparés des terres publiques, fut de ce nombre. Il avait avec lui une cohorte de huit cents hommes. Exempts par leur âge, aussi bien que Siccius de l'obligation de servir, ils ne pouvaient y être contraints par les lois. Cependant ils ne purent pas se résoudre à l'abandonner dans cette expédition. Pleins de respect pour leur commandant, et pénétrés de la plus vive reconnaissance envers Siccius qui leur avait  rendu plusieurs services importants, ils voulurent le suivre. Ce régiment était composé de soldats beaucoup plus habiles, plus hardis et plus expérimentés que tous les autres qui firent alors la campagne. Plusieurs citoyens gagnés par les prières et par les sollicitations des plus anciens sénateurs, suivirent l'exemple de ceux-ci. D'autres s'offrirent d'eux-mêmes, prêts à s'exposer à toutes sortes de périls, pour avoir part au butin et aux avantages de la guerre, de sorte qu'en très peu de temps, les Romains mirent sur pied une armée nombreuse et magnifiquement équipée. XXXI. A la première nouvelle de leur marche, les ennemis décampèrent pour de retirer dans leurs villes. Mais les consuls firent si prompte diligence, que les ayant joints auprès de la ville d'Antium, où ils avaient assis leur camp sur une hauteur escarpée, ils de portèrent a peu de distance de leurs lignes. D'abord chacun demeura dans son camp sans de montrer au dehors. Les Aeques ensuite conçurent un grand mépris pour les Romains ; ils les regardaient comme des lâches qui n'osaient leur livrer bataille, et jugeant par cette contenance qu'il fallait qu'ils fussent en fort petit nombre, ils commencèrent à leur couper les vivres. Ils repoussaient avec leur cavalerie ceux qui allaient au fourrage, tombaient subitement sur les soldats qui cherchaient de l'eau, et faisaient de fréquentes tentatives pour engager un combat. [10,44] XXXII. Les consuls piqués d'honneur, furent d'avis de ne pas différer plus longtemps à tenter le hasard d'une action générale. Ces jours-là Romilius avait le commandement de l'armée. C'était lui qui donnait le mot du guet, qui rangeait les troupes en bataille, qui marquait le temps de commencer et de finir le combat. Ce consul ordonne qu'on lève l'étendard, il fait sortir son armée des retranchements. Il poste les troupes par cohortes, tant infanterie que cavalerie, dans les endroits convenables. XXXIII. Toutes choses ainsi disposées, il fait venir Siccius, et lui parle en ces termes. « Nous allons rester ici  pour livrer bataille aux ennemis : pour vous, Siccius, pendant que les deux armées se disposent au combat, montez par ce chemin détourné sur la montagne où les ennemis ont leur camp, et livrez bataille à la garnison qui le garde. Par cette manœuvre l'ennemi à qui nous aurons affaire, sera contraint de quitter prise : il craindra pour ses retranchements ; il se pressera de les secourir, et se renfermant dans un chemin étroit, comme il arrive ordinairement dans une retraite précipitée, il nous facilitera les moyens de le défaire avec avantage s'il nous tourne le dos, ou au moins de nous emparer de ses lignes, s'il reste ici pour nous faire tête. En effet la garnison que les Aeques ont laissé dans leurs retranchements, n'est pas suffisante pour soutenir l'assaut, comme on le peut conjecturer de ce qu'ils semblent mettre toute leur confiance dans la situation avantageuse de leur poste. D'ailleurs votre troupe composée de huit cents hommes, tous vieux soldats qui ont acquis beaucoup d'expérience dans plusieurs guerres, épouvantera la garnison du camp par sa hardiesse à affronter les périls, et viendra facilement à bout d'un petit nombre de soldats qui seront consternés dès qu'ils vous verront paraître. » XXXIV. « Pour moi, répartit Siccius, je suis prêt à exécuter vos ordres: mais ce que vous me commandez n'est pas si facile que vous le pourriez croire. Le camp des ennemis est sur un rocher haut et escarpé : je ne vois qu'un seul chemin pour y aller, et c'est justement par ce chemin que les Aeques tomberont sur nous. D'ailleurs, quelle apparence qu'ils n'aient pas laissé une garnison suffisante dans le camp? Mais quand même cette garnison serait aussi faible que vous le dites, elle est toujours capable de résister à une plus forte troupe que n'est la mienne, outre que la situation du poste, la met tellement en sureté qu'elle ne peut y être forcée. Vous ferez donc mieux de changer de dessein : celui que vous me proposez, est trop hasardeux dans l'exécution. Si néanmoins vous avez absolument résolu de livrer deux combats en même temps, donnez moi une troupe de gens choisis pour appuyer mes vieux soldats. Ce secours est nécessaire, puisqu'il ne s'agit pas d'attaquer le camp des ennemis par surprise, mais à force ouverte.  » [10,45] XXXV. Siccius voulait encore ajouter quelque chose sur la difficulté de l'entreprise, mais le consul prenant la parole : « II ne faut point de longs discours, lui dit-il. Si vous avez assez de cœur et de résolution pour exécuter ce que je vous ordonne, marchez au plus vite, sans vous amuser à trancher ici du commandant.  Mais si vous cherchez de vaines excuses, et que le péril vous étonne, je donnerai cette  commission à d'autres. Pour vous, qui vous êtes trouvé à cent vingt batailles, qui avez quarante ans de service, qui êtes couvert de blessures par tout le corps, après être revenu ici de votre propre mouvement, partez, sans même avoir vu l'ennemi, et au lieu d'armes aiguisez encore une fois votre langue contre les patriciens pour les déchirer par vos discours. Où est donc présentement cette quantité de prix de valeur ? Où sont ces colliers, ces bracelets, ces piques, ces harnois, ces couronnes, ces présents des consuls, ces dépouilles remportées dans des combats d'homme à homme, et toutes ces hâbleries insupportables dont vous nous avez naguères fatigué les oreilles ? Par le refus que vous faites de cette commission à cause qu'il y a un véritable danger, on voit qui vous êtes,  {on connaît vos fanfaronnades} et il est évident que votre prétendue valeur consiste plus dans les paroles que dans les effets. » XXXVI. Alors Siccius irrité de ces reproches : « Je vois bien, dit-il, Romilius, quel est votre dessein. Vous voulez m'exposer ou à réussir mal, afin de me faire passer pour un lâche si je survis à cette action ou à périr malheureusement et d'une mort obscure par les mains des ennemis, parce que j'ai fait voir que j'étais du nombre de ceux qui ont des sentiments de liberté. Vous m'envoyez en effet à une mort inévitable, et je ne puis espérer que ma valeur secondée de la fortune me fasse sortir glorieux d'un danger si évident. Je ne recule pas néanmoins : j'accepte la commission, et j'exécuterai vos ordres ; bien résolu ou de signaler mon courage par la prise du camp, ou de mourir glorieusement si le sort des armes ne seconde pas mon entreprise. Et vous, chers compagnons de mes travaux, si vous apprenez ma mort, je vous conjure de rendre témoignage devant nos citoyens, que ma vertu et la sincérité avec laquelle j'ai dit mon sentiment, ont été la cause de ma perte. » XXXVII. Ayant répondu de la sorte au consul, il verse quelques larmes, il dit adieu à tous ses amis, à la tête de ses huit cents hommes, accablés de tristesse, baignés de larmes, pénétrés de douleur, il part dans le moment, il va se jeter entre les bras d'une mort certaine. Toute l'armée est touchée de compassion, et perd l'espérance de revoir jamais un seul de ces braves. [10,46] Siccius évite le chemin que le consul s'était imaginé qu'il prendrait. Il mène sa troupe par le côté de la montagne, il gagne un bois fort épais, il y entre, fait arrêter ses soldats, et leur tient ce discours. « Notre général, comme vous voyez, cherchait à nous envoyer à la mort. Il a cru que nous prendrions ce tournant, par lequel il nous aurait été impossible de monter sans que l'ennemi s'en fût aperçu. Mais moi je vous mènerai par une route inconnue aux Aeques, et  j'espère que nous trouverons quelques sentiers qui nous conduiront au haut de la montagne jusqu'au camp. Courage, compagnons de mes fatigues, concevez de bonnes espérances. » XXXVIII. Ayant parlé de la sorte, il mène ses troupes à travers la forêt. Après en avoir passé une partie, il trouve par hasard un paysan sur son chemin ; il ordonne à ses soldats de le prendre pour leur servir de guide. Celui-ci leur fait faire un long circuit autour de la montagne; il les conduit enfin jusqu'à une hauteur qui était tout proche du camp, et qui y conduisait par une pente douce et facile. Pendant que cela de passait, les Romains et les Aeques en vinrent aux mains. Egaux en nombre, en armes et en valeur, ils combattaient de pied ferme, et de choquaient rudement, cavalerie contre cavalerie, infanterie contre infanterie. L'action dura longtemps avec un égal avantage de part et d'autre. Tantôt ceux-ci repoussaient l'ennemi, tantôt ils étaient eux-mêmes repoussés ; de sorte qu'il demeura sur le champ de bataille un grand nombre de personnes de marque. Enfin la victoire se déclara pour un des deux partis, et le combat fut terminé de la manière que je vais dire. Siccius et les siens arrivés auprès du camp des Aeques, le trouvent sans sentinelles et sans défense de ce côté là ; car toute la garnison s'était retirée de l'autre côté pour voir le combat des deux armées. Ils y entrent sans résistance, et postés, pour ainsi dire, sur la tête de la garnison, ils l'attaquent avec de grands cris. Les Aeques consternés par ce coup imprévu ne peuvent croire que les ennemis soient en si petit nombre. Persuadés qu'un des consuls de l'armée est à leurs trousses avec un gros corps de troupes, ils sortent de leur camp avec tant de précipitation, que la plupart ne pensent pas même à se saisir de leurs armes. XXXIX. Siccius et les siens passent au fil de l'épée  tout ce qu'ils rencontrent, et maîtres du camp ils tombent sur ceux qui étaient dans la plaine. Les Aeques comprennent alors par la fuite et par les cris de leur garnison que le camp a été emporté : bientôt après ils aperçoivent l'ennemi qui vient les prendre en queue. Dès le moment leur courage s'abat, ils rompent les rangs, ils de débandent, ils prennent la fuite les uns d'un côté, les autres de l'autre, leur valeur les abandonne, et chacun ne pense plus qu'à sa sûreté. Dans cette affreuse déroute on en fit un horrible carnage. Les Romains ne cessèrent de les poursuivre jusqu'à la nuit, tuant tous ceux qu'ils pouvaient joindre. Siccius fut celui qui en défit un plus grand nombre ; il se signala au dessus de tous les autres par ses grands exploits. Le combat terminé, comme il faisait déjà nuit il se retira avec sa cohorte dans le camp des ennemis, plein de joie et glorieux de sa victoire. Ses soldats, tous sains et saufs, n'avaient pas reçu la moindre blessure. Un si grand succès, bien différent de ce qu'ils avaient appréhendé, fit renaître la joie dans tous les cœurs. Ce n'était qu'applaudissements, ils ne pouvaient se rassasier de s'embrasser mutuellement, et de de congratuler de leur réussite aussi heureuse qu'inespérée. Surtout ils comblaient de louanges leur général, ils lui donnaient les plus glorieux titres, ils l'appelaient leur père, leur libérateur et leur dieu. Pendant ce temps-là le reste de l'armée Romaine cessa aussi de poursuivre les fuyards, et se retira dans son camp {avec les consuls.} [10,47] XL. Il était déjà minuit, lorsque Siccius outré de dépit contre les consuls qui l'avaient envoyé à la mort, résolut de leur ravir l'honneur de la victoire. Il communiqua son dessein à ses fidèles compagnons, et voyant qu'ils l'approuvaient tous, et qu'il n'y en avait pas un seul qui n'admirât sa prudence et son courage, il prit ses armes, ordonna à sa troupe de faire de même, et passa au fil de l'épée tout ce qu'il y avait d'hommes, de chevaux et d'autres bêtes de charge dans le camp des Aeques. Ensuite il mit le feu aux tentes, qui étaient pleines d'armes, de blé, d'habits, de munitions de guerre, et brûla tout le butin et toutes les richesses que les ennemis avaient enlevées sur les terres des Tusculans. Quand le feu eut tout consumé, il partit sur le point du jour, chargé de ses armes, seulement, et par une prompte marche il arriva à Rome. Sitôt qu'on aperçut ces braves soldats armés, qui tout couverts  de sang et de poussière, marchaient à grands pas, et faisaient retentir l'air de leurs cris de joie, chacun courut au devant d'eux dans l'impatience de les revoir et d'apprendre de leur bouche la nouvelle de leur réussite. Siccius et les siens s'étant avancés jusqu'à la place publique, racontèrent aux tribuns ce qui s'était passé. Ceux-ci convoquent dans le moment une assemblée, et leur ordonnent de faire devant tout le monde le récit de leurs aventures. Le peuple s'assemble en grande foule. Siccius s'avance au milieu de l'assemblée: il raconte de quelle manière le combat s'est passé ; il déclare que c'est par sa valeur et par le courage de ses huit cents soldats envoyés par les consuls à une mort presque inévitable, que le camp des Aeques a été pris, et leur armée {qui combattait contre les consuls,} mise en déroute après quelque résistance. Ensuite il prie les citoyens de ne pas avoir obligation de la victoire à d'autres qu'à lui et à sa troupe. « Enfin, Romains, ajouta-t-il, vous voyez que nous n'avons sauvé que notre vie et nos armes. C'est le seul fruit de notre victoire, puisque nous revenons ici sans rien apporter de tout le butin que nous avons pris.» XLI. A ce récit le peuple répand des larmes : il est touché de compassion à la vue de ces généreux soldats ; il admire leur bravoure, il frémit de colère contre ceux qui ont voulu ravir à la république des hommes si respectables par leur âge et si redoutables par leu courage intrépide. Siccius par ce moyen vint à bout, comme il l'avait prévu d'attirer sur les consuls toute la haine que méritait une action si noire. Le sénat en eut horreur : il ne décerna aux auteurs de cet attentat ni le triomphe, ni les autres honneurs qu'on défère à ceux qui ont remporté une heureuse victoire. Quand le temps des comices fut venu, le peuple éleva Siccius au tribunat et le combla de tous les honneurs dont il était le maître. Voila ce qui arriva de plus mémorable sous ce consulat de Romilius et de Veturius.       [10,48] CHAPITRE NEUVIEME. I. L'année suivante, Spurius Tarpeius et Aulus Terminius furent élevés au consulat. Outre plusieurs services importants qu'ils rendirent au peuple pour gagner ses bonnes grâces, ils firent faire un décret sur les demandes des tribuns. Car ils voyaient bien que les sénateurs par leurs oppositions se chargeaient de l'envie et de la haine du public, et que ceux qui prenaient leur parti avec ardeur s'attiraient des persécutions. II Ce qui les épouvanta le plus, fut le malheur tout récent des consuls de l'année précédente, qui maltraités par le peuple ne recevaient aucun secours de la part du sénat. En effet, ce Siccius qui avait défait les Aeques et pris leur camp  avait été désigné comme j'ai déjà dit, le jour même qu'il prit possession de la magistrature ; dès qu'il eut offert les sacrifices accoutumés pour le salut du peuple, avant que de régler les affaires dé l'état il fit assigner publiquement Titus Romilius à comparaître à jour préfixé au tribunal du peuple Romain pour de justifier des crimes dont on l'accusait. Lucius Halienus qui était alors édile et qui avait été tribun l'année précédente, accusa de même Caius Veturius l'autre consul qui venait de sortir de charge. III. Depuis le jour de l'assignation jusqu'a celui du jugement on marqua beaucoup d'affection aux accusés et on les exhorta de tenir bon, en sorte que ces  consulaires comptant sur la protection du sénat, faisaient d'autant moins de cas du péril qui les menaçait, que les patriciens, jeunes et vieux, leur promettaient d'empêcher qu'on ne poussât plus loin cette affaire. Mais les tribuns qui de longue main avaient pris toutes leurs mesures, ne se laissaient ni fléchir par les prières, ni détourner par les menaces, ni épouvanter par le péril. [10,49] IV. Quand le jour destiné pour le jugement fut venu, ils convoquèrent une assemblée du peuple. Une foule de mercenaires de la campagne et de laboureurs qui s'étaient rendus dans la ville depuis quelques jours, se joignirent aux bourgeois : la place publique se trouva pleine de monde, de même que les rues voisines. La cause de Romilius fut rapportée la première. Siccius l'accusa d'avoir exercé dans son consulat plusieurs violences contre les tribuns. Ensuite il fit voir que pendant qu'il était général d'armée il lui avait dressé des embûches,  à lui et à sa cohorte : il cita pour témoins de ce fait  les plus illustres personnages, non de l'ordre plébéien, mais de celui des patriciens, qui avaient servi dans la campagne contre les Aeques et entre autres Spurius Virginius jeune homme aussi illustre par sa naissance que distingué par sa vertu, par son courage, et par sa prudence dans la guerre. Ce dernier rendit témoignage, qu'il avait voulu détourner Marcus Icilius, {fils d'} un des soldats de la cohorte de Siccius, jeune homme de son âge et son meilleur ami, de faire une campagne si dangereuse, à laquelle il n'y avait pas d'apparence qu'il pût survivre ni lui ni son père. Qu'il s'était adressé à Aulus Virginius son oncle, qui devait servir dans la même expédition en qualité de lieutenant ; qu'il l'avait engagé à aller trouver les consuls pour leur demander cette grâce en faveur d'Icilius, et que ceux-ci la lui avaient refusée, il n'avait pu s'empêcher de pleurer à chaudes larmes le malheur de son ami.  Que le jeune Icilius informé et des démarches qu'il avait faites en sa faveur et du peu de succès qu'il avait eu, l'était venu trouver. Qu'il lui avait dit qu'il était très sensible aux bontés de ceux qui s'étaient employés pour sa conservation : qu'au reste il aurait été bien fâché d'obtenir une grâce de cette nature qui l'aurait mis hors d'état de s'acquitter des devoirs de la piété envers son père, qu'il n'aurait jamais pu se résoudre à l'abandonner, puisqu'il était certain de l'aveu de tout le monde qu'il allait à une mort presque inévitable, qu'enfin il était déterminé à suivre la destinée de son père, qu'il le défendrait de son mieux, et qu'il participerait aux mêmes périls que le reste de la cohorte. Sur ce témoignage du jeune Spurius Virginius, il n'y eut personne qui ne fût touché de compassion pour le sort des soldats de la troupe de Siccius. Mais ce fut encore toute autre chose quand les deux Icilius, père et fils, furent appelés et ren dirent eux mêmes témoignage de ce qui les regardait : la plupart des plébéiens ne purent retenir leurs larmes. V. Romilius  ensuite plaida sa cause : il prononça un discours peu convenable à la situation présente.  Il parla avec hauteur et arrogance, s'appuyant top sur l'autorité absolue du consulat, et prétendant n'être comptable de sa conduite à personne.  Cette fierté ne fit qu'irriter de plus en plus les citoyens contre lui, de sorte que sitôt qu'on leur eut demandé leurs suffrages, les tribus le condamnèrent tout d'une voix. L'amende qu'on lui imposa, fut de dix mille as. Il paraît que la prudence de Siccius eut beaucoup de part à ce jugement. Il avait ses vues lorsqu'il se contentait de le faire condamner à une amende pécuniaire. D'un côté il espérait que les patriciens seraient moins ardents à empêcher la condamnation de Romilius et à troubler les suffrages, quand ils verraient qu'il ne devait être puni que par la bourse.  De l'autre il comptait que le peuple serait d'autant plus porté à prononcer la condamnation de ce consulaire, qu'il ne s'agissait ni de le faire mourir, ni de l'exiler. Quelques jours après la condamnation de Romilius, on fit le procès de Veturiius.  On le condamna aussi à une amende pécuniaire et on l'obligea à payer une fois et demie autant que son collègue; c'est-à-dire quinze mille as. [10,50] VI. Les consuls de cette année instruits par ces tristes exemples, commencèrent à craindre pour eux. Ils se gardèrent bien de mériter que le peuple les traitât de la même manière quand ils seraient sortis de charge ; en sorte que ne cachant plus leurs sentiments, ils gouvernèrent la république à la volonté du peuple, et mirent toute leur application à gagner ses bonnes grâces. D'abord ils firent passer une loi dans une assemblée par centuries, qui portait que désormais il serait permis à tous les magistrats de punir quiconque aurait trouble leurs fonctions ou violé leur dignité. Car jusqu'alors ce droit n'appartenait point à tous les magistrats, les seuls consuls en avaient joui. Mais on ne laissa pas à la disposition des juges, d'imposer telle punition qu'ils aviseraient : les consuls fixèrent l'amende, et la plus forte fut restreinte à deux bœufs et trente moutons, loi qui fut longtemps en vigueur chez les Romains. VII. Ils proposèrent ensuite au sénat l'établissement des nouvelles lois, que les tribuns souhaitaient avec le plus de passion, pour servir de règles à tous les Romains, et pour être inviolablement observées à perpétuité. Les plus illustres sénateurs furent partagés sur cette proposition, et on ouvrit différents avis. Le sentiment de Titus Romilius, qui contre l'attente et des patriciens et des plébéiens appuya les intérêts du peuple préférablement à ceux des grands, l'emporta sur tous les autres. Personne ne doutait que sensible à l'affront qu'on venait de lui faire en le condamnant sans miséricorde, il ne s'opposât et de cœur et de paroles aux intérêts des plébéiens qui l'avaient maltraité. Cependant quand ce fut à lui à parler, il fit voir tout le contraire. Comme il était au milieu de la liste des sénateurs et par sa dignité et par son âge, il se leva après les plus anciens et s'expliqua en ces termes. [10,51] VIII. « Je ne m'arrêterai point, Sénateurs, à me plaindre des mauvais traitements que j'ai reçus du peuple sans les avoir mérités par aucun autre endroit que par mon attachement à vos intérêts. Ce serait perdre le temps que de rebattre ici ce que vous connaissez aussi bien que moi. Je crois néanmoins qu'il est nécessaire d'en rappeler le souvenir pour vous convaincre que dans tout ce que je vais dire je n'ai en vue que l'utilité publique, et que mon intention n'est pas de flatter le peuple que je regarde comme {mon seul et} mon plus grand ennemi. Ne soyez donc pas surpris, si après avoir souvent déclaré d'autres sentiments, et notamment pendant mon consulat, je change aujourd'hui tout d'un coup. Que personne de vous ne s'imagine, ou que j'ai pour lors suivi de mauvais conseils, ou que je change maintenant sans de bonnes raisons. En effet, Messieurs, tant que votre parti m'a paru le plus fort, j'ai pris, comme je le devais faire, les intérêts de l'aristocratie, sans me soucier de la cabale des plébéiens. Mais enfin devenu sage par mes malheurs, convaincu à mes dépens que vous avez plus de prudence et de bonne volonté que de pouvoir, et qu'obligés de céder à la nécessité vous vous laissez enlever par le peuple ceux qui s'exposent pour vos intérêts, j'ai changé de sentiment. Plût aux dieux que nous n'eussions jamais éprouvé mon collègue ni moi, les disgrâces auxquelles vous avez pris tant de part. Mais puisque c'est une affaire finie, et qu'on peut se précautionner contre les suites, il ne reste plus qu'à prendre de justes mesures afin que les autres n'aient pas la même destinée. Je vous exhorte donc et vous conjure, tous en général et chacun en particulier, de vous ménager avec prudence. Les affaires de l'état vont comme elles doivent, quand on sait les régler selon le temps, et celui-là est le plus sage qui sans avoir égard à la faveur et sans consulter les inimitiés particulières, mesure ses conseils sur l'utilité publique. Or le meilleur moyen de donner de bons avis pour l'avenir, c'est d'en juger par le passé. Jusque aujourd'hui, Messieurs, dans tous les différends qui se sont élevés entre le peuple et le sénat, nous avons eu le dessous. Nous avons eu le chagrin de voir les plus illustres de l'ordre des patriciens traînés à la mort, condamnés à l'exil, insultés, couverts d'opprobre. Quel plus grand malheur peut-il arriver à une ville que de perdre ses meilleurs citoyens ? Ce que j'en dis n'est pas pour vous faire de la peine. Mais je vous exhorte à épargner le sang des Romains, et à ne pas exposer à des périls évidents les consuls de cette année ni tout autre citoyen, fut-il des moins utiles à l'état, {pour vous en repentir ensuite et} pour les abandonner dans leur malheur comme vous avez déjà fait. IX. Enfin, Messieurs, mon principal but dans ce discours est de vous conseiller d'envoyer des ambassadeurs dans les villes Grecques de l'Italie et d'autres à Athènes pour demander aux Grecs leurs meilleure lois et les plus convenables à nos manières. Quand ils seront de retour, les consuls pourront délibérer avec le sénat sur le choix des législateurs, sur les pouvoirs qu'il faudra leur donner, et sur le temps et la durée de leur puissance, puis on examinera les autres règlements qu'il sera à propos de faire pour le bien commun. En attendant je vous exhorte de finir toutes les contestations et  tous les démêlés que vous avez avec le peuple. Etouffez ces  semences éternelles division, et cessez de vous attirer malheur sur malheur. Surtout ne vous opposez pas aux lois dont on vous demande l'établissement, songez qu'elles ont au moins une apparence et un certain extérieur de majesté, si elles n'ont pas autre chose. [10,52] X. Romilius ayant parlé de la sorte, les deux consuls se rangèrent de son avis et l'appuyèrent par des discours fort étudiés. Plusieurs autres sénateurs suivirent leur exemple et ce sentiment l'emporta à la pluralité des voix.  Comme on était sur le point d'écrire le décret du sénat, le tribun Siccius qui avait ci-devant fait assigner Romilius pour comparaître au tribunal du peuple, se leva de son siège. Il fit un discours pour louer ce consulaire de ce qu'il avait changé de sentiment. Il en fit un magnifique éloge, exalta sa droiture, vanta la liberté avec laquelle il avait dit sa pensée et admira cette grandeur d'âme qui lui faisait préférer l'utilité publique à ses sentiments particuliers. « Pour récompenser, ajouta-t-il, cette droiture de cœur, je remets l'amende à laquelle il a été condamné et je veux être son ami dans la suite ; car il nous a gagné le cœur par sa bonté ». Tous les autres tribuns qui étaient présents, dirent la même chose. Mais Romilius ne voulut pas accepter la grâce qu'on lui offrait. Content de la bonne volonté des tribuns, il dit qu'absolument il paierait l'amende, et que puisqu'elle était déjà consacrée aux dieux, il n'était ni juste ni pieux de leur ôter ce que la loi leur donnait, II exécuta sa promesse, et paya la somme à laquelle il était taxé. XI. Le sénatus-consulte écrit et confirmé par le peuple, on fit choix de Spurius Postumius et d'Aulus Manlius pour aller chercher les lois des Grecs.  On leur fit construire des galères à trois bancs de rames aux dépens du trésor public, et on leur fournit un équipage digne de la majesté de l'empire. Ainsi finie cette année. [10,53] CHAPITRE DIXIEME. I.  La première année de la quatre-vingt-deuxième olympiade, en laquelle Lycus Thessalien de la ville de Larisse remporta le prix de la course, Charephanes étant archonte à Athènes, trois cents ans entiers après la fondation de Rome, sous le consulat de Publius Horatius et de Sextus Quintilius, Rome fut assiégée d'une maladie contagieuse plus terrible que toutes celles qu'on avait vu jusqu'alors. II. La contagion emporta presque tous les esclaves et environ la moitié des autres citoyens. Il n'y avait pas assez de médecins pour secourir les malades. Ni leurs domestiques ni leurs amis ne pouvaient les servir dans leurs besoins pressants. Si on leur rendait quelque service, pour peu qu'on les touchât, ou qu'on habitât avec eux, on était aussitôt attaqué du même mal ; de sorte qu'il y eut plusieurs familles entières qui périrent, faute de gardes pour soigner les malades. III. Les corps qu'on jetait de côté et d'autre et sans sépulture, furent une des principales causes de cette calamité : ces cadavres par leur infection augmentèrent le mal et le firent durer plus longtemps. Dans le commencement on avait soin de les brûler et de les enterrer, tant par respect pour la forme humaine, que parce qu'on avait tout ce qui était nécessaire pour leur rendre ces derniers devoirs. Mais à la fin, soit par négligence des devoirs de l'humanité, soit parce qu'on manquait de ce qui était nécessaire pour brûler et enterrer les corps, les uns en jetèrent un grand nombre dans les égouts, dans les cloaques et au coin des rues, les autres une plus grande quantité dans le fleuve, d'où il sortit après cela une infection insupportable, tant par les endroits escarpés du rivage, que par ceux où le fleuve était accessible. Ces corps rejetés sur le rivage exhalèrent une si horrible puanteur, que ceux qui de portaient encore bien, respirant ce t air infect ne tardaient guère a être pris de maladie, et en un moment leur corps se changeait en pourriture. L'eau du fleuve se ressentit de la corruption : elle n'était plus bonne à boire, tant à cause de son mauvais goût qui provenait de l'infection des cadavres, que parce qu'elle gâtait la coction et la digestion des nourritures. Ce ne fut pas seulement dans la ville qu'on ressentit ce terrible fléau. La contagion se communiqua dans les campagnes, et même les paysans en souffrirent beaucoup plus que les bourgeois, par l'infection du bétail et des troupeaux parmi lesquels ils étaient obligés d'être tous les jours. IV. Tandis qu'il y avait quelque espérance de recevoir du soulagement de la part des dieux, tout le monde eut recours aux sacrifices et aux expiations. Les Romains introduisirent alors plusieurs nouvelles cérémonies dans leur culte, peu usitées jusqu'alors et peu convenables à la majesté de la religion Romaine. Mais quand on vit que les dieux n'écoutaient ni les vœux ni les prières, on perdit toute espérance et on abandonna toutes les cérémonies du culte divin. Cette maladie contagieuse emporta le consul Sextus Quintilius. Spurius Furius qu'on élut en sa place, quatre tribuns et plusieurs sénateurs des plus gens de bien et des plus distingués par leur mérite, eurent le même sort. V. Pendant que Rome était accablée de ce terrible fléau, les Aeques voulurent profiter de l'occasion pour mettre une armée en campagne, et par de fréquentes ambassades ils sollicitèrent les nations ennemies du peuple Romain pour les engager dans leur ligue. Mais ils n'eurent pas le temps d'assembler toutes leurs forces. Ils étaient encore occupés à faire les préparatifs de guerre, lorsque la même maladie se jeta sur les autres villes. Elle ravagea non seulement le pays des Aeques et des Volsques, mais encore celui des Sabins, et emporta une si grande quantité de monde, que les terres demeurées sans culture, la peste fut suivie de la famine et de la cherté. Cette maladie fut donc cause que les Romains ne firent rien ni au dedans ni au dehors, qui mérite d'être écrit dans l'histoire. [10,54] CHAPITRE ONZIEME. I. On désigna consuls pour l'année suivante Lucius Menenius et Publius Sestius. Enfin la peste cessa : on fit publiquement des sacrifices d'action de grâces, on célébra des jeux magnifiques avec de très grandes dépenses. Toute la ville était dans les réjouissances et dans les festins, tout le temps de l'hiver y fut employé. Au commencement du printemps, on apporta de divers endroits une grande quantité de blé, dont la plus grande partie fut achetée de l'argent du trésor public, des particuliers qui faisaient négoce, en apportèrent aussi sur leur compte. Ces provisions soulagèrent le peuple qui manquait de tout, parce que la maladie contagieuse ayant enlevé la plupart des laboureurs, les terres étaient demeurées incultes. II. Dans ce même-temps les députés arrivèrent d'Athènes et des villes Grecques d'Italie. Ils apportaient les lois des Grecs dont ils avaient fait une collection. Les tribuns aussitôt vont trouver les consuls, et les somment de nommer des législateurs en vertu du décret du sénat. Ceux-ci ne savaient quelles mesures prendre pour éluder les poursuites des tribuns qui ne cessaient de les presser et de les solliciter. Fatigués de leurs fréquentes visites et ne pouvant de résoudre à entrer dans une affaire qui ne tendait qu'à détruire la puissance des grands {sous leur consulat,} ils eurent recours à la feinte et cherchèrent un honnête prétexte pour différer l'exécution du décret. Ils apportaient pour raisons de ce délai, que le temps des comices était proche, qu'il fallait auparavant désigner des consuls, qu'ils en nommeraient dans peu, et que quand leurs successeurs seraient élus, ils s'adresseraient tous quatre ensemble au sénat pour délibérer sur la nomination des législateurs. Les tribuns contents de cette réponse, leur accordèrent ce qu'ils demandaient. Les consuls assemblèrent les comices beaucoup plutôt que n'avaient fait leurs prédécesseurs. Ils nommèrent au consulat Appius Claudius et Titus Genucius. Ensuite ne prenant plus aucun soin des affaires de la république sous prétexte que d'autres en étaient chargés, ils n'écoutèrent plus les tribuns et ne pensèrent qu'à passer doucement le reste de leur consulat sans de mêler d'aucune affaire. Dans ces conjonctures le consul Ménénius fut pris d'une maladie qui dura longtemps. Quelques-uns disaient qu'il était malade de chagrin, et qu'il n'en relèverait pas sitôt. Sestius profita de cette occasion pour éluder les poursuites des tribuns et pour les renvoyer aux nouveaux magistrats, s'excusant sur ce qu'il ne pouvait rien faire lui seul. III. Les tribuns ne pouvant donc faire autrement, furent obligés de s'adresser à Appius et à son collègue qui n'étaient point encore entrés en charge. A force de les solliciter, tantôt dans les assemblées, tantôt en particulier, ils les gagnèrent enfin par l'espérance qu'ils leur donnaient de les combler des plus grands honneurs et d'augmenter leur puissance et leur crédit s'ils voulaient prendre les intérêts du peuple. Appius n'aspirait à être revêtu d'une nouvelle magistrature qu'afin de donner à sa patrie des lois de paix, de rétablir la concorde, et de porter tous les autres par son exemple à regarder la ville de Rome comme une république dont le gouvernement et les privilèges étaient communs à tous les citoyens. Mais quand il fut en charge il ne demeura pas longtemps dans ces bons sentiments. Ebloui par la grandeur de sa puissance, il devint si ambitieux qu'il n'oublia rien pour la perpétuer, et peu s'en fallut qu'il n'allât jusqu'à la tyrannie: c*est de quoi nous parlerons quand il en sera temps. [10,55] Au reste il agit avec de droites intentions dans les commencements et ne négligea rien pour persuader son collègue. Les tribuns ayant sollicité de venir à leurs assemblées, il s'y rendit et fit  plusieurs discours pleins d'humanité, donc voici le but et le précis : Qu'ils étaient fort d'avis, lui et son collègue, qu'on fît des lois pour apaiser les séditions excitées entre les citoyens au sujet de l'égalité des droits, que personne ne s'y portait avec plus d'ardeur que Claudius et Genucius, et qu'ils ne craignaient pas de s'en déclarer ouvertement : mais que pour nommer des législateurs, ils n'en avaient pas le pouvoir, n'étant point encore entrés en charge: qu'au reste,. loin de s'opposer à Ménénius et à son collègue s'ils voulaient exécuter le décret du sénat, ils les aideraient de toutes leurs forces et qu'ils leur seraient même fort obligés des avances qu'ils auraient faites. Que s'ils en font difficulté, ajouta-t-il ; s'ils apportent pour prétexte la {nouvelle} magistrature dont nous sommes revêtus mon collègue et moi, s'ils s'excusent sur ce qu'il ne leur est pas permis de désigner d'autres consuls, parce que nous avons déjà été confirmés dans notre charge: je leur promets que nous ne les empêcherons point d'agir, et que ce nous céderons de bon cœur {le consulat} à ceux qu'ils éliront en notre place, pourvu que le sénat en soit d'avis ». IV. Le peuple loua la bonne volonté de ces deux consuls, et on courut en foule au sénat. Sestius obligé d'assembler lui seul les sénateurs, parce que Ménénius ne pouvait rien faire à cause de sa maladie résolut de proposer les lois qu'il s'agissait d établir. L'affaire fut longtemps débattue, on opina et on fit plusieurs discours pour et contre. Ceux qui voulaient qu'on gouvernât l'état selon les lois, et ceux, qui prétendaient qu'il fallait garder les anciennes coutumes, opinèrent l'un après l'autre. Enfin l'avis des consuls désignés pour l'année suivante, prévalut sur tous les autres. Il fut ouvert par Appius Claudius, qui parla le premier. Ce consul opina qu'il fallait élire dix des plus illustres sénateurs, les établir pour un an à commencer du jour de leur nomination, et leur donner dans le gouvernement de la république tous les pouvoirs qu'avaient alors les consuls et toute l'autorité qui avait été. autrefois attachée à la dignité royale. Que {pendant tout le temps qu'ils seraient en charge,} les autres magistrats demeureraient supprimés, jusqu'à ce qu'on les rétablît selon les lois. {Que les décemvirs choisiraient dans les lois de la patrie et dans celles des Grecs que les députés venaient d'apporter tout ce qu'ils trouveraient de plus excellent et de plus utile à la république Romaine. Qu'ils en composeraient un code qui subsisterait toujours, si le sénat l'approuvait et que le peuple le confirmât ; et que tous les magistrats qu'on créerait dans la suite, se régleraient sur ce code des lois nouvelles pour vider les différends des particuliers et pour régler les affaires de l'état. [10,56] V. Les tribuns ayant reçu ce sénatus-consulte, le portent à l'assemblée du peuple, et après l'avoir lu publiquement ils font un long discours à la louange du sénat et d'Appius qui avait ouvert l'avis sur lequel était formé le décret. Quand le temps des comices fut venu, les tribuns ordonnèrent aux consuls désignés de s'y trouver pour effectuer leurs promesses devant le peuple. Ceux-ci s'y étant rendus, abdiquèrent le consulat sans aucune répugnance. Le peuple admira leur intégrité, il leur témoigna sa reconnaissance par des acclamations, il fit leur éloge, et quand il procéda à la nomination des législateurs à la pluralité des suffrages, il les élut les premiers. Appius Claudius et Titus Genucius, qui devaient être consuls l'année suivante, furent donc créés décemvirs par les centuries du peuple. On leur donna pour collègues Publius Sestius consul de la présente année, Publius Postumius, Servius Sulpicius et Aulus Manlius, les trois députés qui avaient apporté les lois des villes Grecques, avec Titus Romilius un des consuls des années précédentes, qui après avoir été accusé par Siccius et condamné par le peuple, n'avait pas laissé d'opiner et de dire son avis en faveur des plébéiens. A ces sept députés on en ajouta encore trois autres, savoir Caius Julius, Titus Veturius et Publius Horatius. Ils étaient tous sénateurs et consulaires. Ensuite on supprima pour un temps les charges des tribuns, des édiles, des questeurs, et les autres dignités qui étaient en usage chez les Romains. [10,57] CHAPITRE DOUZIEME. I. L'année suivante les dix législateurs ou décemvirs prirent les rênes du gouvernement. Ils donnèrent une nouvelle forme à la république comme nous allons voir. L'un d'eux avait les faisceaux et les autres marques de la puissance consulaire. Il convoquait le sénat, confirmait les décrets et faisait toutes les autres fonctions de chef. Les autres pour ne pas rendre leur puissance odieuse, vivaient comme le peuple, et leur extérieur n'était guère différent de celui des particuliers et des gens du commun. Ils se succédaient les uns aux autres et selon leur rang dans la souveraine puissance ; de sorte que pendant l'année chacun gouverna à son tour, l'un prenant la place de l'autre après un certain nombre de jours. Ils se rendaient tous dès le matin à leur tribunal pour connaître des causes des plébéiens et des affaires publiques. Ils jugeaient avec équité et selon les règles de la  justice tous les différends des sujets du peuple Romain, de ses alliés, ou des peuples dont la foi était douteuse dans l'obéissance à la république. II. Une pareille conduite fit goûter cette année le gouvernement des décemvirs, on fut très content de leur administration et Rome s'applaudit du choix qu'elle avait fait. On louait surtout leur attention pour le peuple, leurs égards pour les plus pauvres, le zèle avec lequel ils protégeaient les plus faibles contre l'oppression des grands. Déjà on disait hautement que Rome n'avait pas besoin {ni de tribuns, ni} d'autres magistrats pour régler les affaires du peuple, puisqu'un seul gouvernait toutes choses avec prudence et modération. III. Appius passait pour l'auteur et le chef de ce sage gouvernement. Le peuple lui en donnait toutes les louanges, et le regardait comme le premier mobile de tout le corps des décemvirs. Il sut en effet s'acquérir la réputation d'homme de bien, non seulement dans ce qu'il faisait de concert avec ses collègues, mais encore par son affabilité, par sa douceur envers le peuple. Il avait l'attention de saluer les plus méprisables des citoyens, il les appelait chacun par leur nom, il leur marquait à tous tant de bonté et de bienveillance qu'il gagnait tous les cœurs. IV. Les décemvirs ayant composé leur code des us et coutumes des Romains non écrites et des lois des Grecs, le proposèrent sur dix tables à quiconque voudrait l'examiner en public. Ils recevaient les remontrances des particuliers, et corrigeaient leurs lois pour les rendre agréables à tout le monde. Ils tinrent longtemps séance en public, ils profitèrent des réflexions des plus gens de bien et des premiers de l'état, enfin, ils examinèrent leurs lois avec beaucoup de maturité. Quand ils les eurent suffisamment digérées, corrigées et retouchées, ils commencèrent par assembler le sénat et ne trouvant plus personne qui blâmât leurs lois, ils les firent d'abord confirmer par un décret. V. Ensuite ils convoquèrent une assemblée du peuple par centuries. Là, en présence des pontifes, des augures et des autres ministres du culte divin, après qu'on eut offert les sacrifices ordinaires en pareille occasion, ils demandèrent les suffrages. Les lois confirmées par le consentement unanime de tout le peuple, ils les firent graver sur des colonnes d'airain, et les exposèrent aussitôt dans l'endroit le plus apparent de la place publique où elles pouvaient être vues de tout le monde. [10,58] VI. Comme ils n'avaient plus guère de temps à rester en charge, ayant assemblé les sénateurs ils leur proposèrent de délibérer à quelle sorte de magistrats on devait confier la souveraine puissance dans les prochains comices. Parmi plusieurs avis qu'on ouvrit dans cette délibération, le sentiment  de ceux qui opinaient à nommer encore des décemvirs, et à leur confier l'autorité du gouvernement, se trouva le plus fort. On crut en effet qu'il manquait encore quelque chose à la collection des lois, et que comme on y avait employé très peu de temps, il fallait continuer à quelques personnes la souveraine magistrature et l'autorité absolue, pour les faire observer inviolablement, et pour les mettre dans leur perfection. Mais le plus puissant motif qui engageait les sénateurs à continuer la régence des décemvirs encore un an, était le dessein qu'ils avaient conçu d'abolir la puissance tribunitienne qui leur tenait fort au cœur. Tel fut le résultat de leurs délibérations publiques. Dans le particulier néanmoins les principaux du sénat résolurent de briguer la dignité des décemvirs, craignant que certains esprits brouillons et factieux ne causassent de grands malheurs à la république, s'ils se voyaient revêtus d'une charge si relevée. VII. Le peuple ayant accepté de tout son cœur et confirmé les décrets du sénat, les décemvirs indiquèrent le jour des comices. Les plus distingués des patriciens et par leur âge et par leur mérite personnel, briguèrent pour être élus. Le  jour des comices venu, toute l'assemblée fit l'éloge d'Appius pour lors chef du décemvirat. On le combla de louanges : le peuple témoigna qu'il était content, il dit qu'il n'y en avait aucun qui eût mieux gouverné que lui, ou qui fut plus en état de bien conduire les affaires, et demanda avec empressement qu'on le continuât. D'abord Appius fit semblant de refuser cet honneur : il demanda même à se démettre d'un emploi si difficile et si odieux. Mais à la fin, il céda aux prières de toute l'assemblée, et consentit à briguer le décemvirat. Il ne se contenta pas de sa promotion : il accusa ses compétiteurs de lui porter envie, et d'être mal disposés à son égard. Par cet artifice il les éloigna de la dignité à laquelle ils aspiraient, et fit tomber le choix sur ses amis. Il fut donc créé décemvir pour la seconde fois par les centuries du peuple, avec Quintus Fabius Vibulanus, homme illustre par trois consulats, jusqu'alors irréprochable et orné de toutes les vertus. On leur donna pour collègues Marcus Cornélius, Marcus Sergius, Lucius Minucius, Titus Anconius, Manius Rabuleius, tous de l'ordre des patriciens. Ce n'étaient pas des personnages d'un grand mérite mais Appius les favorisait On y ajouta trois autres du corps des plébéiens, savoir Quintus Petillius, Caeson Duellius, et Spurius Oppius. Pour faire sa cour au peuple, Appius demanda lui-même ces trois derniers, disant qu'il était juste que les décemvirs devant être les dépositaires de toute l'autorité, le peuple eût parmi eux quelques personnes pour soutenir ses intérêts. On approuva fort toutes les démarches d'Appius. On était persuadé qu'il valait mieux que les rois, et même que les magistrats annuels, ce qui le fit continuer dans sa dignité pour l'année suivante. Voilà ce qui de passa à Rome pendant cette première année du décemvirat. Il n'y eut rien davantage, qui mérite d'être écrit dans l'histoire. [10,59] CHAPITRE TREIZIEME. I. L'année suivante, Appius et les autres décemvirs, ses collègues, prirent possession de la puissance consulaire aux ides de Mai, les Romains réglaient alors leurs mois suivant le cours de la lune, et la pleine lune tombait le jour des ides. La première démarche qu'ils firent, fut de convenir entre eux avec serment et à l'insu du peuple, qu'aucun du collège ne s'opposerait jamais aux autres en quoi que ce pût être, que tout ce qu'un d'eux approuverait serait aussitôt ratifié par les autres ; qu'ils conserveraient leur dignité toute leur vie ; qu'ils n'admettraient aucune autre personne au gouvernement, qu'ils auraient tous les mêmes honneurs et les mêmes pouvoirs, que rarement ils de serviraient des ordonnances du peuple et des décrets du sénat, qu'ils n'y auraient recours que dans la dernière nécessité ; qu'enfin ils termineraient la plupart des affaires par eux-mêmes et de leur pleine puissance. II. Le premier jour qu'ils devaient entrer en charge, jour sacré et solennel chez les Romains, jour de fête pendant lequel ils ne veulent rien voir ni entendre de désagréable ou de chagrinant, après avoir fait les sacrifices prescrits par les lois ils parurent en public de grand matin avec toutes les marques de la dignité royale. Dès que le peuple vit qu'ils ne gardaient plus un extérieur populaire et plein de modération, et qu'ils ne prenaient plus tour à tour comme ils avaient fait jusqu'alors, mais tous en même temps, les marques de la puissance royale, il en conçut un extrême chagrin. Il fut surtout épouvanté de voir les haches ajoutées aux faisceaux. Chaque décemvir les faisait porter devant lui par douze licteurs, qui écartaient le peuple dans les rues, et qui frappaient les gens d'estoc et de taille comme autrefois sous la domination des rois. Aussitôt après qu'on eut exterminé la royauté, cette coutume fut abolie par Publius Valerius homme populaire qui succéda à la puissance royale. Tous les consuls les successeurs pour suivre l'exemple qu'il leur avait donné, ne voulurent plus qu'on joignît les haches aux faisceaux qu'ils faisaient porter devant eux, excepté dans les expéditions militaires, et lorsqu'ils sortaient de la ville. Car quand ils portaient la guerre chez les nations voisines, ou qu'ils allaient examiner l'état des peuples soumis à l'obéissance du peuple Romain, ils ajoutaient des haches aux faisceaux. Tous les consuls n'en avaient usé de la sorte que pour ne pas rendre leur puissance odieuse et insupportable aux citoyens, en leur imprimant de la crainte par la vue des haches, qui ne devaient servir qu'à épouvanter des ennemis et des esclaves. [10,60] A la vue d'un appareil si superbe, tous les citoyens, comme j'ai dit, furent saisis de crainte. Sitôt qu'ils aperçurent ces marques de la puissance royale qu'on portait devant les décemvirs, ils crurent que c'était fait de leur liberté, et qu'au lieu d'un roi ils s'en étaient donné dix. III. Les décemvirs ayant ainsi épouvanté la multitude, résolurent de lui commander dans la suite par la crainte. Dans ce dessein ils se firent escorter chacun par une compagnie de gardes, choisissant pour cet effet les jeunes gens les plus déterminés et les plus dévoués à leur service. IV. Il ne faut donc pas être surpris si la plupart des pauvres et les gens de médiocre fortune plus sensibles à leurs propres intérêts qu'au bien public, flattaient alors cette puissance tyrannique des décemvirs, on devait bien s'y attendre. Mais on aura peine à croire qu'un grand nombre de patriciens des plus distingués et par leurs richesses et par leur naissance, se soient livrés à eux pour opprimer la liberté de la patrie. C'était en effet devenir les ministres de ces tyrans. Car les décemvirs s'abandonnaient aux plaisirs les plus honteux, et à toutes les passions dont l'homme est capable : ils exemptaient leur empire sur tout le monde avec une licence excessive: ils ne faisaient aucun cas ni du sénat ni du peuple : ils se rendaient eux-mêmes les législateurs et les juges en toutes choses. Ils disposaient impunément de la vie de plusieurs citoyens, et dépouillaient les autres de leurs biens sans aucune forme de justice. Pour colorer néanmoins de quelque apparence d'équité leurs mauvaises actions et leur conduite indigne, ils établirent des tribunaux où l'on jugeait chaque affaire en particulier. Mais les accusateurs étaient des partisans de leur tyrannie qu'ils subornaient eux-mêmes : les juges qu'ils établissaient, leur étaient entièrement dévoués, et se tenant, pour ainsi dire, les uns les autres par la main, ils se rendaient réciproquement service dans les jugements. Les décemvirs se réservaient à eux-mêmes la connaissance de plusieurs procès et des affaires les plus importantes, de sorte que ceux qui n'avaient pas si bon droit que les autres, étaient obligés de rechercher l'amitié de leurs juges, et de devenir partisans de leurs brigandages, ne trouvant pas d'autre moyen de sureté pour éviter d'être condamnés. V. Un si mauvais gouvernement fut suivi d'une corruption des mœurs presque générale, et par la suite du temps il se trouva à Rome beaucoup plus de membres malades et corrompus que de membres sains. Ceux qui ne pouvaient souffrir les mauvaises actions des décemvirs, ne restaient plus dans la ville. Ils de retiraient à leurs campagnes, où ils attendaient que le temps des comices fût venu, ne doutant point que les décemvirs ne se démissent de leurs charges quand ils auraient fait leur année, et qu'ils ne nommassent d'autres magistrats. VI. Appius et ses collègues dressèrent deux tables de nouvelles lois qu'ils ajoutèrent aux dix premières.. Dans ces deux dernières tables il y avait une loi qui défendait aux patriciens de s'allier par mariage avec les plébéiens, en quoi les décemvirs n'avaient point, je crois, d'autre intention, que d'empêcher que ces deux ordres ne s'unissent étroitement, et ne vécussent ensemble dans une parfaite concorde par le moyen des alliances. VII. Quand le temps des comices fut venu, ils continuèrent à exercer leurs charges, au mépris des coutumes de la patrie, violant eux-mêmes les lois qu'ils venaient d'établir, et sans attendre que le sénat eût fait un décret, ou le peuple une ordonnance pour des continuer dans leur dignité. [10,61] Cette année finie, on était dans la première année de la quatre-vingt-troisième olympiade, pendant laquelle Crison d'Himère remporta le prix de la course, sous le gouvernement de Philisque archonte d'Athènes. Appius Claudius exerçait alors le consulat et le décemvirat pour la troisième année. Ceux qui avaient gouverné avec lui l'année précédente, s'étaient aussi maintenus dans leur dignité de décemvirs pour la seconde année.