[4,0] LIVRE QUATRIÈME. CHAPITRE PREMIER [4,1] I. AINSI mourut le roi Tarquin, après avoir procuré aux Romains une infinité de très grands avantages. Son règne fut de trente-huit ans. Il laissa deux fils en bas âge, et deux filles déjà mariées. Tullius son gendre lui succéda la quatrième année de la cinquantième olympiade, en laquelle Epitelides de Lacédémone remporta le prix de la course, Archestratides étant archonte à Athènes. II. Il est temps maintenant de reprendre ce que j'ai omis dans le livre précédent. Nous allons donc parler des parents de Tullius, de sa naissance, des actions par lesquelles il se fit connaître avant que de parvenir à la couronne, lorsqu'il n'était encore que simple particulier, et pour commencer par son origine, voici, selon moi, ce qu'on en dit de plus probable. A Cornicule, ville des Latins, il y avait un homme du sang royal, appelé Tullius. Il était marié à Ocrisia la plus belle femme et en même temps la plus chaste de toute la ville. Il fut tué dans le combat lorsque les Romains prirent Cornicule. De toutes les dépouilles, Tarquin choisit Ocrisia qui était enceinte et il en fit présent à sa femme. La reine informée de sa condition et de son mérite la mit bientôt en liberté, et lui marqua toujours beaucoup plus d'estime et d'amitié qu'à toutes les autres femmes. Dans le temps de son esclavage Ocrisia eut un fils qu'elle éleva avec grand soin. En son nom propre, c'est-à-dire en son nom de famille, elle l'appela Tullius, qui était le nom de son père, et pour {nom commun ou} prénom, elle l'appela Servius, pour marquer sa condition; parce qu'elle l'avait eu pendant là servitude : car Servius signifie la même chose en latin que notre mot grec Doulios qui veut dire un esclave ou un homme servile et né dans l'esclavage. [4,2] III. Les annales du pays racontent encore sa naissance d'une autre manière, mais qui approche beaucoup de la fable. Si les dieux et les génies aiment des contes de cette nature, voici ce que j'en ai lu dans plusieurs histoires Romaines. Sur le foyer de l'autel du palais royal, où les Romains ont accoutumé d'offrir des sacrifices et les prémices de leurs repas, il parut, dit-on, au dessus des flammes la figure du dieu des jardins. Ocrisia fut la première qui aperçut ce fantôme lorsque selon la coutume elle portait des gâteaux qu'elle devait jeter dans le feu. Elle courut aussitôt en informer le roi et la reine. Tarquin en fut surpris d'abord, mais son étonnement fut encore plus grand lorsqu'il eut vu par lui-même le prodige. Tanaquil son épouse, qui était habile dans les sciences et qui surpassait tous les Tyrrhéniens dans l'art de la divination, lui dit en particulier que les destins portaient que du foyer royal et de la femme qui aurait commerce avec le fantôme d'un enfant qui serait par son rare mérite au-dessus de la condition des hommes. Les autres interprètes des prodiges furent consultés, et tous ayant dit la même chose le roi fut d'avis qu'Ocrisia, celle qui avait vu le fantôme la première, eût commerce avec lui. Aussitôt on la revêtit des habits ordinaires pour les noces, et on l'enferma seule dans l'appartement où le prodige avait paru. Quelque dieu ou génie, soit Vulcain, comme on le croit communément, soit un autre génie domestique eut commerce avec elle, et aussitôt après il disparut. Ocrisia devint enceinte, et au bout du terme ordinaire pour la grossesse elle accoucha de Tullius. Cette fable, qui par elle-même ne mérite pas qu'on y ajoute foi, devient cependant moins incroyable si l'on veut la comparer à un autre prodige surprenant qui arriva au même Tullius. Un jour que cet enfant était assis en plein midi dans une chambre du palais et qu'il s'était endormi, il parut une flamme sur sa tête. Non seulement sa mère et la reine qui se promenaient dans le même appartement, mais encore tous ceux qui étaient alors avec elles, furent témoins de ce fait. La flamme ne cessa de reluire autour de sa tête, jusqu'à ce que la mère qui y accourut, l'eut éveillé; mais dans le moment qu'il ouvrit les yeux, elle disparut tout d'un coup. Voilà ce que l'on dit de la naissance de Tullius. Les actions mémorables qu'il fit avant que de monter sur le trône ne méritent pas moins d'attention que sa naissance merveilleuse. [4,3] Il est certain que ses belles qualités le firent admirer de Tarquin, et que le peuple Romain lui faisait l'honneur de le regarder comme la seconde personne après le roi. IV. Dans la première campagne que fit Tarquin contre les Tyrrhéniens Tullius servait dans la cavalerie, et quoiqu'il ne fût encore pour ainsi dire qu'un enfant il se distingua tellement dans les combats, qu'il s'acquit une grande réputation et remporta le premier prix de valeur. Ensuite on fit une autre campagne contre la même nation, et dans une bataille sanglante qui fut livrée auprès de la ville d'Erete il donna de si illustres preuves de son courage héroïque, qu'il fut jugé le plus brave de tous et que le roi lui donna encore en cette occasion des couronnes de victoire. Il n'avait tout au plus que vingt ans lorsqu'en qualité de général des troupes auxiliaires que les Latins avaient envoyées, il aida le roi Tarquin à subjuguer entièrement les Tyrrhéniens. Dans la première guerre contre les Sabins, il commanda la cavalerie Romaine et mérita des prix de valeur pour s'être distingué dans le combat et avoir mis en fuite la cavalerie Sabine qu'il poursuivit jusqu'à la ville d'Antemne. Dans plusieurs autres batailles contre cette même nation il eut toujours le même succès, et mérita les premières couronnes par ses grands exploits, tantôt à la tête de la cavalerie, tantôt à la tête de l'infanterie. Enfin quand les Sabins se furent soumis à la domination des Romains, et qu'ils eurent livré les clefs de leurs villes, Tarquin qui le regardait comme le principal auteur de cette glorieuse conquête, lui fit présent de plusieurs couronnes pour marque de ses victoires. Mais si Tullius fut grand dans la guerre, il fut aussi un grand homme d'état. Intelligent dans les affaires, éloquent dans les délibérations, il s'accommodait aux mœurs et aux manières de ceux avec qui il traitait, et personne ne sut mieux prendre son parti dans les différentes occurrences. Toutes ces rares qualités lui attirèrent l'affection du peuple et d'une voix unanime il fut mis au rang des patriciens, de même qu'on y avait mis autrefois Tarquin et avant lui Numa Pompilius. V. LE roi le choisit pour son gendre et lui fit épouser une de ses filles. Lorsque ses fréquentes maladies ou son grand âge ne lui permettaient pas de gouverner par lui même il remettait les fonctions entre les mains de Tullius, lui confiant non seulement ses affaires domestiques et particulières, mais aussi celles de la république. Celui-ci s'acquitta de ces emplois d'une manière irréprochable: dans toutes les occasions il donna de si éclatantes preuves de sa fidélité et de son attachement inviolable pour la justice, il sut si adroitement se ménager la faveur du peuple, et gagner son affection par ses bienfaits et par ses bons offices, qu'on se mettait peu en peine si c'était Tarquin ou Tullius qui gouvernait la république. [4,4] VI. APRES que Tarquin eut été tué par les intrigues des fils d'Ancus Marcius qui voulaient recouvrer la couronne de leur père, comme nous l'avons dit dans le livre précédent, Tullius qui était agissant et homme d'expédition et qui réunissait dans sa personne tous les talents nécessaires pour gouverner, profita d'autant plus volontiers de l'occasion de monter sur le trône, que la fortune lui en avait elle-même frayé le chemin, et que l'état des affaires semblait l'appeler à la royauté. La femme du feu roi, qui dans toutes les occasions prenait les intérêts de Tullius, non seulement parce qu'il était son gendre, mais encore parce qu'elle avait connu par plusieurs oracles que les destins portaient qu'un jour il serait roi des Romains, lui fut d'un grand secours en cette rencontre, et je ne fais pas difficulté de dire qu'elle fut même la principale cause de sa fortune. Il y avait déjà longtemps que son fils était mort dans un âge peu avancé, et il ne lui en restait que deux petits-fils encore enfants. Comme elle voyait la maison royale entièrement abandonnée et qu'il y avait à craindre que si les enfants de Marcius montaient sur le trône ils ne fissent mourir ses petits fils avec tout ce qui restait de la famille de Tarquin, d'abord elle commanda qu'on fermât les portes du palais et y mit des gardes avec ordre de ne laisser entrer ni sortir personne. Ensuite elle fit sortir tout le monde de la chambre où l'on avait mis Tarquin à demi-mort, et restant seule avec Ocrisia, son gendre, et sa fille que Tullius avait épousée, elle ordonna aux gouvernantes de ses petits-fils de les lui apporter, puis s'adressant à Tullius elle lui parla en ces termes. VII. « VOUS voyez, Tullius, que le roi Tarquin qui vous a fait élever et instruire auprès de lui, qui vous honorait de sa tendresse et de son estime plus que tous ses parents et amis, nous a été enlevé par le plus noir de tous les attentats. Ses assassins ne lui ont pas même laissé le temps de mettre ordre à ses affaires domestiques, de régler celles de l'état, d'embrasser aucun de nous et de nous dire les derniers adieux. Il ne nous reste plus que ces deux pauvres enfants. Orphelins et abandonnés de tout le monde, ils courent grand risque de leur vie, et si les fils de Marcius, qui ont fait assassiner leur grand père, deviennent jamais les maîtres, ils les feront mourir de la mort la plus cruelle. Vous n'êtes pas plus en sûreté que ces pauvres innocents, vous deux à qui Tarquin a mieux aimé donner ses filles qu'aux Marcius. Que deviendrez-vous si ces parricides montent sur le trône ? que deviendront les autres parents et amis du roi ? et nous autres femmes infortunées, pourrons-nous éviter le danger ? ne serons-nous pas tous enveloppés dans le même malheur ? les meurtriers de Tarquin ne décocheront-ils pas contre nous tous les traits de leur fureur ? nous devons bien nous y attendre. Mais quand même ils ne nous poursuivraient pas à force ouverte, pouvons-nous espérer d'éviter leurs pièges secrets ? Mettons-nous donc en garde contre ces cruels assassins, qui deviendront nos plus mortels ennemis s'ils parviennent à la royauté. Opposons-nous dès à présent à leurs desseins, et puisque l'état de nos affaires le demande, employons d'abord la ruse et la tromperie. Quand nos premières mesures auront réussi, alors nous les attaquerons à force ouverte et les armes à la main s'il le faut. {Mais j'espère que nous ne serons pas ce obligés d'en venir là} pourvu que nous prenions dès aujourd'hui de justes précautions. VIII. QUELLES sont donc, me direz-vous, ces justes mesures que nous devons prendre ? C'est premièrement de cacher la mort du roi, et de répandre dans toute la ville qu'il n'a reçu aucun coup mortel ; c'est d'engager les médecins â dire que dans peu de jours ils le tireront d'affaire. Après cela je paraîtrai dans le public, comme par l'ordre de Tarquin, pour annoncer au peuple qu'il a chargé un de ses fils, non seulement des affaires de sa maison, mais encore de celles de la république, jusqu'à ce qu'il soit rétabli de ses blessures. Je déclarerai ouvertement que c'est vous même, Tullius, qu'il a choisi pour ce grand emploi. Les Romains n'en seront pas fâchés : au contraire ils seront ravis de vous voir remplir des fonctions dont vous vous êtes déjà acquitté tant de fois d'une manière irréprochable. Il est certain qu'en répandant que le roi est plein de vie, nos ennemis deviendront impuissants ; et quand nous aurons dissipé l'orage qui nous menace, alors vous vous saisirez des faisceaux et du commandement des troupes et vous citerez au tribunal du peuple ceux qui ont attenté à la vie du roi, et vous commencerez par les fils de Marcius, que vous condamnerez à être punis de mort s'ils comparaissent, ou s'ils ne comparaissent pas, comme il y a toute apparence, vous les punirez d'un exil perpétuel et vous confisquerez tous leurs biens. Quand il n'y aura plus aucun obstacle à nos desseins, vous prendrez les rênes du gouvernement, vous réglerez les affaires, vous travaillerez à affermir votre autorité et à vous concilier l'affection du peuple par des manières honnêtes et obligeantes, par toutes sortes de bons offices, et par l'attention que vous aurez qu'il ne se commette aucune injustice, vous y ajouterez même quelques libéralités pour gagner le cœur des citoyens qui sont dans l'indigence. Ensuite, lorsque nous verrons qu'il en sera temps, nous déclarerons la mort de Tarquin et nous ferons publiquement ses funérailles. IX. JE compte sur votre bon cœur, Tullius. Il est bien que vous vous souveniez que nous avons pris soin de votre enfance et de votre éducation, que nous vous avons fait tout le bien qu'un enfant peut attendre de ses père et mère, et qu'enfin nous vous avons choisi pour époux de notre fille. Tous ces bienfaits me font espérer que si vous devenez roi des Romains, vous n'oublierez pas que j'aurai beaucoup contribué à vous mettre sur le trône, qu'en reconnaissance de toutes ces grâces vous donnerez des marques d'une tendresse paternelle à ces deux petits enfants, et que lorsqu'ils seront parvenus à l'âge viril et en état de gouverner la république vous rendrez la couronne à l'aîné. [4,5] X. TANAQUIL ayant parlé de la sorte mit les deux enfants entre les mains de son gendre et de sa fille et n'oublia rien pour exciter la compassion dans leur cœur. Ensuite, lorsqu'il en fut temps, elle sortit de la chambre et ordonna aux officiers de la maison du roi de tenir tout prêt pour le panser et de faire venir les médecins. La nuit suivante se passa dans ces occupations. Le lendemain le peuple accourut en foule au palais, la reine mit la tête aux fenêtres qui donnaient sur la petite rue qui était devant la porte, elle se montra à la multitude et d'abord elle lui dénonça ceux qui avaient attenté à la vie du roi, puis elle fît venir chargés de chaînes les deux jeunes gens dont ils s'étaient servis pour une action si détestable. Ensuite, comme elle s'aperçut que la plupart des citoyens émus de compassion murmuraient contre les auteurs de cet horrible parricide, elle leur dit enfin que l'entreprise des impies n'avait pas réussi, que le roi vivait, et qu'il avait échappé à la cruauté des conjurés. Sur cette nouvelle le peuple donna des marques de sa joie, et Tanaquil profita de l'occasion pour lui déclarer que le roi avait nommé Tullius administrateur des affaires de sa maison et de celles de la république jusqu'à ce qu'il fût parfaitement rétabli de ses blessures. Chacun s'en retourna content et l'on fut longtemps dans la persuasion que les blessures du roi n'étaient pas mortelles. XI. PENDANT ce temps-là escorté d'une troupe de gardes et des licteurs du roi armés des faisceaux, Tullius se rendit dans la place publique au milieu dune nombreuse assemblée, où il fit sommer les fils de Marcius de comparaître pour rendre compte de leur conduite. Ceux-ci n'ayant point obéi à l'interpellation, il les condamna par contumace à un exil perpétuel, confisqua leurs biens au profit du public, et dès lors il commença à régner à la place de Tarquin sans que personne y formât opposition. [4,6] CHAPITRE SECOND. I. Je crois qu'il est à propos d'interrompre ma narration, afin d'expliquer les raisons pour lesquelles je m'éloigne du sentiment de Fabius et des autres historiens, qui disent que les deux enfants que Tarquin laissa après lui, étaient ses propres fils, mais ses petits-fils. Car quelques-uns de ceux qui auraient lu ces historiens pourraient peut-être croire que c'est sans fondement que je les appelle les petits-fils, et non ses propres fils. Je dis donc que les auteurs Romains n'ont écrit cela que par pure négligence, faute d'avoir fait attention aux absurdités et aux impossibilités qui détruisent leur sentiment. Tâchons de les développer l'une après l'autre en peu de mots. II. LORSQUE Tarquin partit de Tyrrhénie avec toute sa famille, il était sans doute dans un âge mûr, puisqu'il aspirait déjà aux dignités et aux charges de la république : on dit même qu'il ne sortit de sa ville que parce qu'il ne pouvait y parvenir aux honneurs. Un autre conclurait de là qu'il avait au moins trente ans quand il quitta la Tyrrhénie. C'est en effet l'âge que les lois prescrivent ordinairement pour avoir droit de prétendre aux charges et au maniement des affaires. Mais moi, je le fais encore plus jeune de cinq ans entiers, et je suppose qu'il sortit de Tarquinie environ à l'âge de vint-cinq ans. Tous ceux qui ont écrit l'histoire Romaine conviennent qu'il amena avec lui une femme Tyrrhénienne qu'il avait épousée du vivant de son père : et selon Gellius, il arriva à Rome la première année du règne d'Ancus Marcius; ou, selon Licinnius, la huitième année. Mais supposons qu'il n'y soit venu que la huitième année, comme dit Licinnius, du moins il est impossible qu'il y soit arrivé plus tard, puisqu'au rapport de ces deux auteurs, Ancus Marcius l'envoya contre les Latins en qualité de commandant de la cavalerie la neuvième année de son règne. S'il n'avait que vingt cinq ans lorsqu'il vint à Rome, et qu'il se soit fait ami d'Ancus vers la huitième année de son règne, il faut qu'il ait vécu dix sept autres années avec ce prince qui en a régné vingt-quatre. Or Tarquin a régné lui-même trente-huit ans, comme tous les historiens en conviennent : il en avait donc quatre-vingt quand il mourut, c'est ce qui résulte de notre supputation des années. D'un autre côté sa femme était vraisemblablement plus jeune que lui de cinq ans ; ainsi elle en avait soixante-quinze quand il mourut. Supposons donc qu'elle ait eu son dernier fils a l'âge de cinquante ans, car après cet âge les femmes n'ont plus d'enfants, et c'est là le terme de leur fécondité, si l'on en croit ceux qui ont examiné plus particulièrement ces sortes de questions : dans cette supposition, son dernier fils aurait eu au moins vint-cinq ans quand son père mourut, et Lucius son aîné en aurait dû avoir vingt-sept ; d'où je conclus que Tarquin ne laissa point d'enfants en bas âge de sa femme Tanaquil. Outre cela, si ces enfants avaient été dans l'âge viril, leur père ne serait pas mort, et leur mère n'aurait été ni assez dénaturée, ni assez imprudente pour faire passer à un étranger et au fils d'une esclave le royaume que Tarquin leur aurait laissé par succession. Eux-mêmes ils n'auraient pas souffert comme des lâches qu'on leur eut enlevé injustement la couronne dans un âge où ils devaient être en état de défendre leur droit et avoir assez de courage pour agir contre l'usurpateur. En effet, Tullius n'avait aucun avantage sur eux du côté de la naissance {puisqu'il était fils d'une esclave} et il ne l'aurait pas emporté de beaucoup par son âge, puisqu'il n'aurait eu que trois ans plus que l'aîné des Tarquins. Il n'y a donc aucune apparence qu'ils eussent pu se résoudre à lui céder l'empire. [4,7] III. CE sentiment renferme encore quelques-autres absurdités, dont tous ceux qui ont écrit l'histoire Romaine ne se sont point aperçus ; excepté un que je nommerai bientôt. On convient qu'après la mort de Tarquin, Tullius s'étant emparé de la souveraine puissance, régna quarante ans. Il s'ensuit de là que si l'aîné des fils de Tarquin était âgé de vingt-sept ans quand on lui enleva la couronne de son père, il devait en avoir plus de soixante-dix quand il tua Tullius, ce qui est combattu par tous les historiens, qui le supposent dans la fleur de son âge, quand ils disent qu'ayant pris par le milieu du corps, il l'emporta hors du sénat et le précipita du haut des degrés. La vingt-cinquième année après il fut détrôné et cette même année; on dit qu'il alla assiéger Ardée, et qu'il fît par lui-même les fonctions de général. Or il est entièrement absurde de faire porter les armes à un homme de quatre-vingt seize ans. Ce n'est pas tout : après avoir été détrôné il fit encore la guerre aux Romains pendant quatorze ans entiers, et on dit qu'il se trouvait lui-même à toutes les actions : ce qui serait entièrement incroyable dans le sentiment que je réfute. Car il faudrait qu'il eut vécu plus de cent dix ans ; ce qui est au dessus de toute créance, puisque notre climat ne permet pas de vivre si longtemps. IV. QUELQUES-UNS des historiens Romains ont senti les contradictions qui se rencontrent dans ce sentiment ; ils ont tâché de s'en tirer par d'autre absurdités, en supposant que ce n'était pas Tanaquil qui était mère des deux enfants dont nous parlons, mais une certaine Gemania dont on ne trouve pas un mot dans l'histoire. Mais voit-on pas que le mariage était hors de saison pour Tarquin qui n'avait guère moins de quatre-vingt ans dans le temps qu'on suppose qu'il eut Lucius et Aruns de cette Gemama. En effet est-il croyable qu'un homme de cet âge ait pu encore avoir des enfants. Ajoutez à cela qu'il n'était pas sans enfants, et que par conséquent il n'en devait pas désirer avec tant d'ardeur, puisqu'il avait deux filles qui étaient même déjà mariées. Après avoir donc examiné ces absurdités et ces contradictions chacune en particulier, je ne fais point difficulté de dire que Lucius et Aruns n'étaient pas les propres fils de Tarquin, mais seulement ses petits-fils : et je suis en cela de l'avis de Lucius Pison Frugi, le seul qui ait examiné ce fait dans ses annales, je ne vois point d'autre moyen que celui-là pour nous tirer de toutes ces difficultés : à moins qu'on ne dise qu'étant les petits-fils du roi par leur naissance, ils devinrent les fils par adoption; et c'est peut-être ce qui a trompé tous les autres historiens Romains. Mais après cette digression, il est temps de reprendre le fil de mon histoire que j'ai interrompu. [4,8] CHAPITRE TROISIEME. I. TULLIUS qui avait pris en main les rênes du gouvernement en qualité de régent de la république, dissipa sans beaucoup de peine la faction des Marcius. Après avoir gouverné quelque temps, lorsqu'il crut son autorité suffisamment affermie il fît de superbes funérailles à Tarquin comme venant de mourir de ses blessures ; il lui érigea un magnifique monument, et lui rendit tous les honneurs dus à son rang. II. DEPUIS ce temps-là, comme tuteur des petits-fils du roi, il prit soin de leur éducation, de leurs biens et des affaires de l'état. Mais son procédé ne faisait pas de plaisir aux patriciens. Indignés de ce qu'il s'était emparé de l'autorité royale sans les suffrages du sénat et sans qu'elle lui eut été donnée selon les lois, les plus puissants d'entre eux tinrent plusieurs fois conseil sur les moyens de l'en dépouiller comme un usurpateur et enfin le résultat de leurs délibérations fut qu'à la première assemblée du sénat qu'il convoquerait, ils l'obligeraient à mettre bas les faisceaux avec les autres marques de la royauté, et qu'on nommerait des entre-rois qui auraient soin d'élire des magistrats légitimes pour gouverner l'état. III. TULLIUS qui fut informé de leur dessein, s'appliqua à gagner le cœur du peuple et à soulager les pauvres citoyens afin de conserver son autorité par leur secours. Dans cette vue il convoqua une assemblée, et après avoir placé les deux enfants sur le tribunal il parla en ces termes. [4,9] « Je suis engagé, Romains, par plusieurs motifs à prendre soin de ces deux petits enfants. J'étais sans père et sans patrie, et Tarquin leur aïeul m'a fait élever auprès de lui avec autant de bonté que ses propres fils. Il m'a même fait épouser une de ses filles, et tout le temps de sa vie il m'a témoigné autant de tendresse et d'estime que si j'eusse été son fils ; enfin, après le funeste accident qui lui est arrivé, il me recommanda ses petits-fils et me conjura de leur tenir lieu de père en cas qu'il vint a mourir de ses blessures. Ne serais-je donc pas coupable envers les hommes de l'injustice la plus criante, si je trahissais ces pauvres orphelins à qui je dois une vive reconnaissance pour toutes les faveurs que j'ai reçues de leur grand-père ? N'aurait-on pas raison de me regarder comme un impie si je les abandonnais? Non, autant que je pourrai, je ne les abandonnerai point, et je ne manquerai jamais à la parole que j'en ai donnée. IV. POUR vous, Romains, il est juste que vous vous souveniez aussi des bienfaits dont leur aïeul a comblé la république. Un grand nombre de villes latines vous disputaient l'empire, il les a réduites sous votre puissance; il a subjugué tous les Tyrrhéniens les plus puissants de vos voisins et il a obligé les Sabins à vous reconnaitre pour leurs maîtres, et il n'est venu à bout de toutes ces grandes entreprises qu'au milieu d'une infinité de dangers auxquels ils s'est exposé volontiers pour vous élever au comble de la grandeur. Pendant qu'il a vécu, vous avez dû lui marquer à lui-même votre reconnaissance. Mais aujourd'hui qu'une mort violente nous l'a enlevé, c'est à la postérité que vous devez donner des preuves de votre attachement, et il n'est pas juste que vous ensevelissiez avec le corps de vos bienfaiteurs le souvenir de leurs bons offices. Regardez-vous donc comme les tuteurs communs de ces enfants, et soyez persuadés que c'est à vous à leur conserver l'empire que leur aïeul leur a laissé comme un héritage qui leur appartient. Pour moi je ne me verrai jamais en état de leur rendre moi seul autant de services que la protection de tous les Romains peut leur faire de bien. Je n'ai su me dispenser de vous tenir ces discours parce que je suis et informé que certaines gens conspirent contre nos jeunes princes dans le dessein de donner la couronne à d'autres. Souvenez-vous, Romains, des travaux que j'ai essuyés et des périls auxquels je me suis exposé pour la république. J'en ai essuyé de terribles et en très grand nombre, vous le savez, et il n'est pas besoin de vous en parler. Je vous conjure donc de protéger ces enfants, et toute la reconnaissance que j'ai droit d'exiger de vous pour les services que j'ai rendus à l'état, je ne vous la demande que pour eux. Je n'ai pas dessein d'usurper la royauté pour moi-même, quoique, si je voulais y prétendre, je n'en serais peut-être pas indigne : mais lorsque j'ai pris le maniement des affaires, mon unique but a été de servir de protecteur aux petits-fils de Tarquin et de défendre leurs droits. C'est pourquoi je vous prie de vous joindre à moi et de ne point abandonner ces pupilles dans l'extrême danger où ils sont aujourd'hui de se voir enlever la couronne de leur grand-père, et même d'être bientôt chassés de Rome si leurs ennemis viennent à bout de leur première entreprise. Mais qu'est-il besoin de m'étendre plus au long sur ce sujet ? Vous connaissez vous-mêmes votre devoir, je n'en doute point, et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de le remplir d'une manière digne de vous. V. IL me reste maintenant à vous dire ce que j'ai dessein de faire pour votre avantage, et c'est pour cela principalement que je vous ai assemblés. Tous ceux d'entre vous qui sont chargés de dettes, mais qui se voient hors d'état de satisfaire leurs créanciers, je veux les secourir et payer de mes propres deniers tout ce qu'ils doivent. Ce sont des citoyens Romains, et puisqu'ils ont prodigué leur sang et leurs peines pour affermir la liberté publique, j'aime mieux répondre pour eux tous que de souffrir qu'ils soient privés d'un bien qu'ils ont conservé par leurs travaux tant pour eux-mêmes que pour les autres. A l'égard de ceux qui dans la suite prendront de l'argent à intérêt, je ne permettrai jamais qu'on les traîne en prison pour dettes. Je ferai même une loi par laquelle les créanciers seront obligés de se contenter des biens de leurs débiteurs, sans qu'il leur soit permis d'étendre leurs droits sur le corps des personnes libres. J'aurai soin aussi de régler les taxes que les particuliers doivent payer au trésor public. Les pauvres sont accablés d'impôts qui les mettent dans la nécessité d'emprunter à intérêt et il n'y a rien de plus onéreux pour vous, et c'est ce qui cause votre ruine. Pour remédier a ces inconvénients, j'ordonne qu'on fasse le dénombrement de tous les revenus et que chacun paye à proportion de son bien, comme j'apprends qu'il se pratique dans les grandes villes les mieux policées. En effet il me paraît juste que ceux qui possèdent de grands biens, contribuent beaucoup, et que les pauvres ne payent au trésor public que de légères taxes ; l'utilité publique le veut ainsi. A l'égard des terres publiques que vous avez acquises par la force de vos armes, il ne convient point que les plus effrontés s'en emparent insolemment, comme cela se fait aujourd'hui, les uns en payant une somme d'argent, les autres sans qu'il leur en coûte rien. Il est plus à propos de les partager à ceux d'entre vous qui n'ont aucun héritage, afin que vous fassiez valoir un fond de terres qui vous appartiennent en propre, et qu'étant libres comme vous êtes, vous ne soyez plus dans la dure nécessité de servir les autres et de cultiver leurs terres ; car il n'est pas possible qu'on aie de la valeur et de grands sentiments lorsqu'on manque du nécessaire pour vivre chaque jour. VI. DE plus mon intention est d'établir une parfaite égalité entre les citoyens, et de tenir tellement la balance juste, qu'ils aient tous les mêmes droits et les mêmes privilèges. Il en a en effet qui deviennent si fiers qu'ils regardent les pauvres comme des esclaves, et qui poussent leur insolence jusqu'a faire les derniers outrages au peuple. Mais afin que le droit soit égal entre tous les Romains, en sorte que les petits puissent avoir action contre les grands et que leur pauvreté ne les mette pas hors d'état de soutenir leurs intérêts, je ferai des lois équitables tant pour empêcher la violence et les voies de fait que pour maintenir la justice dans les jugements, et je ne céderai de tenir la balance égale entre le peuple et les plus puissants. [4,10] VII. CE discours plut extrêmement à toute l'assemblée, et pendant qu'il parlait encore, on entendait de toutes parts un bruit confus, mêlé d'applaudissements. Ceux-ci louaient sa fidélité et sa reconnaissance envers ses bienfaiteurs ; ceux-là les manières obligeantes et sa grandeur d'âme à l'égard des pauvres; d'autres admiraient son affabilité et l'affection paternelle qu'il témoignait aux plus petits ; en un mot tout le monde était agréablement surpris de voir un prince qui faisait paraître tant d'amour pour la justice et tant de zèle pour l'exacte observation des lois. VIII. LORSQU'IL eut congédié l'assemblée, les jours suivants il ordonna à tous ceux qui étaient endettés et que le mauvais état de leurs affaires avait rendus insolvables, de lui donner leurs noms avec un état de leurs dettes. Dès qu'il eut la liste, il fit mettre des tables ou bureaux dans la place publique, et en présence de tout le peuple il compta aux créanciers l'argent qui leur était dû. Ensuite, il publia un édit pour obliger tous ceux qui de leur autorité particulière s'étaient emparés des terres du public et qui en percevaient les fruits, à les rendre dans un certain temps ; et par le même édit il était ordonné aux citoyens qui ne possédaient aucun héritage, de lui apporter leurs noms. Il fît aussi une collection des lois, dont la plupart n'étaient que les anciennes lois de Romulus et de Numa Pompilius qu'il remit en vigueur après qu'on les eût négligées pendant longtemps, et il y en ajouta quelques autres toutes nouvelles qu'il avait faites lui-même. IX. CETTE manière de gouverner déplaisait fort aux patriciens qui voyaient que l'autorité du sénat s'affaiblissait de jour en jour. Ainsi ils changèrent bientôt de dessein et prirent un parti tout contraire à leurs premières résolutions. D'abord ils avaient fait plusieurs efforts pour dépouiller Tulllius de l'autorité souveraine donc il s'était emparé contre les lois, et leur premier dessein était de créer des magistrats pour gouverner pendant l'interrègne, et pour élire, quand on le jugerait à propos, un autre roi selon les lois. Mais quand Tullius eut affermi sa puissance, ils crurent que le meilleur parti était de se contenter du gouvernement présent, sans faire aucun éclat. Car ils voyaient bien que si le sénat élisait par lui-même un roi, le peuple ne manquerait pas de s'y opposer en refusant les suffrages, et que d'un autre côté, s'ils permettaient au peuple de faire l'élection, Tullius ayant pour lui toutes les voix {des tribus} deviendrait légitime possesseur de la couronne. Ils aimèrent donc mieux lui laisser le gouvernement, quoiqu'il s'en fût emparé par fraude et par des menées secrètes, sans le consentement des citoyens. Mais tous leurs projets furent inutiles, ils eurent beau dissimuler, ils n'y gagnèrent rien. Tullius les joua si adroitement qu'il retint malgré eux l'autorité dont il était revêtu. Longtemps avant que les adversaires eussent dressé toutes leurs batteries, il eut la précaution de faire courir le bruit par toute la ville que les patriciens lui en voulaient; et après avoir prévenu les esprits en sa faveur, il se présenta dans la place publique avec un habit mal propre, le visage abattu de tristesse, accompagné d'Ocrisia sa mère, de Tanaquil femme de Tarquin, et de toute la famille royale. Une foule de peuple accourut à un spectacle si extraordinaire ; Tullius assembla tous les citoyens et étant monté sur son tribunal il parla à peu près en ces termes. [4,11] X. « ROMAINS, ce n'est pas aux petits-fils de Tarquin qu'on en veut, et il ne s'agit pas seulement de détourner le péril qui les menace. J'ai sujet moi-même de craindre pour ma {vie}, et je cours risque d'être opprimé par mes ennemis parce que j'ai fait paraitre un zélé ardent pour la justice. Les patriciens me tendent des pièges, il me revient de toutes parts que quelques uns d'eux ont conjuré ma perte. Ce n'est pas qu'ils aient sujet de se plaindre que je leur aie jamais fait aucun tort : mais ils sont irrités contre moi parce que j'ai rendu quelques services au peuple et que je me prépare à lui en rendre encore de plus important ; voilà ce qui les tient. Les usuriers me font un crime de ce que j'empêche qu'ils ne dépouillent les pauvres de leur liberté et qu'ils ne vous mettent dans les fers comme de vils esclaves. Ceux, ci se plaignent que je leur enlevé leur patrimoine, parce que je les oblige à restituer les terres du public qui vous appartiennent à juste titre, puisque vous les avez acquises au prix de votre sang. Ceux-là, qui jusqu'aujourd'hui {se sont exemptés de contribuer aux frais de la guerre}, ne peuvent le résoudre à rendre le bien d'autrui, et parce que le dénombrement que je veux faire les obligerait à contribuer à proportion de leurs revenus, ils cherchent l'occasion de décharger sur moi toute leur rage. Enfin ce qui les alarme tous, c'est que je les mets dans la nécessité de vivre avec vous dans une parfaite égalité selon les lois écrites, et que dépouillés de leurs prétendus droits ils ne pourront plus à l'avenir traiter les pauvres en esclaves comme ils sont {présentement}. XI. CE sont là les sujets de mécontentement qui les aigrissent contre moi. Voilà pourquoi ils se liguent ensemble dans le dessein de rappeler les exilés et de mettre sur le trône les fils de Marcius, ces indignes parricides de votre bon roi qui avait tant de zèle pour le bien de la république, ces cruels assassins à qui vous avez interdit le feu et l'eau, et qui en refusant de comparaitre à votre tribunal s'étaient déjà condamnés eux-mêmes à un bannissement perpétuel pour le crime énorme qu'ils avaient commis. Si l'on ne m'avait pas informé à temps de leurs entreprises impies, avec une escorte de troupes étrangères ils devaient pendant la nuit faire rentrer les exilés dans la ville. Vous pouvez juger vous-mêmes ce qui en serait arrivé ; il n'est pas besoin de vous le dire. Devenus les maîtres par le secours des patriciens, ils se seraient d'abord saisis de moi, j'aurais été la première victime de leur vengeance, parce que je les ai fait punir de leurs crimes et que je me suis déclaré tuteur des jeunes rois. Après avoir déchargé sur moi tous les traits de leur fureur ils auraient égorgé ces deux enfants avec tout ce qui reste de la famille et des amis de Tarquin, nos femmes, nos mères, nos filles et toutes les personnes du sexe auraient subi le joug d'une honteuse servitude ; en un mot rien n'aurait échappé à la tyrannie de ces meurtriers. XII. AINSI, Romains, si vous êtes dans la résolution de chasser les enfants de vos bienfaiteurs et de leur enlever la couronne que leur aïeul leur a laissée: si vous avez dessein de rappeler les assassins de votre roi pour les mettre sur le trône, nous nous résolvons à tout. Mais accordez, nous au moins une seule grâce au nom de tous les dieux et génies qui prennent quelque soin de la vie des hommes et qui veillent sur leur conduite. Nous vous en conjurons tous avec nos femmes et nos enfants. Nous vous la demandons en mémoire des bienfaits dont Tarquin le grand, père de ces jeunes princes vous a comblés, et en considération de plusieurs avantages que j'ai voulu vous procurer autant qu'il était en moi. Cette unique grâce que nous vous demandons avec tant d'empressement, c'est de nous déclarer votre volonté. Si vous trouvez quelqu'un qui ait plus de mérite que nous et qui soit plus digne de la royauté, ces enfants avec tous les autres parents de Tarquin sont prêts à quitter la ville de Rome. Pour moi je prendrai quel qu'autre parti {plus généreux}. J'ai déjà assez vécu pour la gloire et pour la vertu, et si j'avais le malheur de perdre votre amitié que j'estime plus que toute chose au monde, je ne pourrais jamais me résoudre à trainer honteusement une vie malheureuse dans une terre étrangère. Reprenez, donc les faisceaux, donnez-les aux patriciens si c'est votre bon plaisir : ma présence ne vous sera plus à charge. » [4,12] XIII. CE discours fini, Tullius commençait déjà à descendre de son tribunal; mais il s'éleva de grands cris par toute l'assemblée qui le conjura les larmes aux yeux de demeurer et de continuer à prendre soin des affaires de la république sans craindre les efforts de ses ennemis. Ensuite quelques citoyens gagnés par Tullius, qui s'étaient dispersés ça et là dans les rangs, se mirent à crier à haute voix qu'il fallait assembler les tribus, recueillir leurs suffrages et le proclamer roi. On n'eut pas plutôt entamé cet avis que toute la multitude se rangea au même sentiment. Tullius ne laissa pas échapper une occasion si favorable. Il dit qu'il leur était très obligé du souvenir qu'ils conservaient de ses bons offices, et promit de leur faire encore plus de bien à l'avenir s'ils le proclamaient roi. En même temps il assigna le jour de l'assemblée prochaine pour procéder à l'élection, et ordonna que les gens de la campagne eussent à s'y rendre avec les autres citoyens. Le peuple s'assembla donc au jour marqué, et donna ses suffrages par curies. Toutes les voix se réunirent en faveur de Tullius, il fut jugé digne de la royauté, et il ne balança point à l'accepter {de la main des plébéiens}, sans se mettre en peine des suffrages du sénat qui refusait de confirmer l'élection des peuples suivant la coutume. CHAPITRE QUATRIEME. I. TULLIUS qui avait été proclamé roi de la manière que nous avons dit, s'acquit beaucoup de gloire par plusieurs beaux règlements qu'il fit dans l'état et par une guerre considérable qu'il soutint contre les Tyrrhéniens. Nous allons parler d'abord de ce qui regarde le gouvernement politique. [4,13] Dès qu'il fut monté sur le trône, il distribua les terres publiques aux citoyens Romains qui n'ayant aucun héritage en fond, étaient obligés de gagner leur vie à servir les autres. Ensuite il établit des lois au sujet des contrats et des injustices, et les fit confirmer dans une assemblée des curies. Elles étaient au nombre de cinquante ; mais il n'est pas besoin d'en faire présentement le détail. II. IL renferma dans l'enceinte de Rome le mont Viminal et le mont Esquilin qui pourraient faire chacun une ville d'une juste grandeur. Il y distribua des places pour bâtir des maisons à ceux des Romains qui n'en avaient point, et établit lui-même sa demeure dans l'endroit le plus commode du mont Esquilin. Il est le dernier des rois qui ait augmenté l'enceinte de la ville, en ajoutant ces deux collines aux cinq autres qu'elle renfermait avant son règne, ce qu'il n'exécuta qu'après avoir consulté les auspices, comme c'était la coutume, et avait fait les autres cérémonies de religion ordonnées par les lois. III. DEPUIS ce temps-là Rome n'a plus été agrandie ; parce, dit-on, que les oracles des dieux ne le permettaient. pas. C'est pour cela que ses faubourgs, quoiqu'en grand nombre et d'une vaste étendue, sont entièrement à découvert, sans murailles, sans remparts, sans fortifications, en sorte qu'il est très facile aux ennemis de s'en rendre maîtres. Si quelqu'un voulait donc juger de la grandeur de Rome en jetant l'œil sur les faubourgs, il ne manquerait pas de s'y tromper, n'ayant aucune marque certaine pour distinguer jusqu'à quel endroit s'étend la ville et où en est le bout, parce que les maisons des faubourgs sont si contiguës à la ville qu'il semble que ce soit une continuité de bâtiments qui s'étend à perte de vue. Que si vous vouliez mesurer la grandeur de Rome par l'étendue de ses murailles, qui sont difficiles à trouver à cause d'une infinité de maisons qui les environnent de toutes parts, quoiqu'on y aperçoive en plusieurs endroits des vestiges de leur ancienne structure ; si après cela vous en compariez le pourpris à l'enceinte d'Athènes, son circuit ne paraîtrait guère plus grand que celui de cette ville des Grecs. Mais il se présentera une occasion plus commode où nous parlerons de la grandeur et de la beauté de Rome telle qu'elle était de mon temps. [4,14] IV. APRES que Tullius eut enfermé dans la même enceinte les sept collines de Rome, il divisa toute la ville en quatre quartiers, dont le premier fut appelle Palatin, l'autre Subure, le troisième Collatin et le quatrième Esquilin, du nom des collines où ils étaient situés. Il la partagea aussi en quatre tribus, quoique jusqu'alors elle n'en comprît que trois. Il ordonna par une loi expresse que ceux qui habitaient dans le quartier de chacune des quatre tribus, comme dans un bourg particulier, ne pourraient changer de demeure, ni donner leurs noms ailleurs, soit dans les levées des soldats et des taxes pour les frais de la guerre, soit dans les autres occasions où les citoyens devaient contribuer pour les besoins de l'état. Après cet arrangement, à la tête de chaque quartier il mit des phylarques ou comarques, c'est-à-dire des commandants des tribus et chefs des quartiers, qui avaient soin de s'informer du domicile des particuliers; et lorsqu'ii s'agissait d'enrôler des troupes il ne se réglait plus comme autrefois sur l'ordre ancien des trois tribus distinguées par nations, mais sur celui des quatre tribus nouvelles qu'il avait établies par quartiers. V. ENSUITE il ordonna que dans tous les carrefours on bâtirait des chapelles aux dieux Lares ; que chaque voisinage fournirait l'argent nécessaire pour en faire les frais, que tous les ans on leur offrirait des sacrifices, et que chaque maison y porterait des gâteaux pour offrande. Il voulut aussi que ce fût des esclaves, et non des personnes libres qui aidassent aux prêtres à offrir les sacrifices pour le voisinage dans chaque carrefour, parce que le ministère des esclaves est plus agréable à ces dieux. De mon temps les Romains célébraient encore ces sortes de fêtes avec beaucoup de solennité et de magnificence, quelques jours après les Saturnales ; ils les appellent Compitalia, du mot Latin Compitum, qui veut dire carrefour. L'ancienne coutume d'offrir à ces génies des sacrifices propitiatoires par le ministère des esclaves, s'observe encore aujourd'hui. Ces jours-là on les exempte de toutes les fonctions serviles, afin que par cette douceur qui a quelque chose de vénérable et de grand, devenus plus traitables et plus attachés à leurs maîtres ils portent patiemment le joug de la servitude. [4,15] VI. TULLIUS partagea aussi, comme le rapporte Fabius, tout le territoire de Rome en vingt-six parties, que cet historien appelle Tribus; de sorte que, selon le même auteur, ces vint-six tribus jointes aux quatre de la ville faisaient le nombre de trente. Caton nous assure qu'il y en avait autant dès le règne de Tullius. Mais Vénonius qui me paraît plus digne de foi, dit qu'elles étaient au nombre de trente et une sans déterminer néanmoins combien elles avoient de terres. {variante : selon l'historien Venonius (il partagea le pays) en trente et une tribus; de sorte que (ces 31 tribus) avec celles de la ville (qui étaient au nombre que quatre) faisaient les 35 tribus qui subsistent encore de notre temps. Pour ce qui est de Caton, qui paraît plus digne de fois qu'eux (Fabius et Vénonius), il ne fixe point le nombre des tribus. Il dit seulement qu'elles furent toutes ainsi partagées du temps de Tullius}. VII. QUOIQU'IL en soit, après avoir divisé les terres, et n'importe en combien de parties, Tullius fit faire des retraites pour les paysans sur les montagnes et sur les hauteurs dont la situation avantageuse pouvait leur servir de rempart contre les insultes de l'ennemi. Il les appela Pagos, mot Grec qui signifie village, bourg ou canton. Les gens de la campagne s'y retiraient lorsqu'il y avait quelque incursion à craindre, souvent même ils y passaient toute la nuit. Dans ces bourgs il établit des chefs ou syndics. Ceux-ci étaient chargés de tenir registre des paysans qui y demeuraient, et des revenus dont ils tiraient leur subsistance. Toutes les fois qu'il s'agissait de lever des milices ou des taxes par tête, c'était aux syndics d'enrôler les soldats et de faire payer la capitation. VIII. MAIS pour savoir plus facilement le nombre des paysans, il ordonna qu'on érigerait des autels aux dieux tutélaires de chaque village, et que tous les ans on s'assemblerait pour leur offrir des sacrifices publics dans un certain jour dont il fît une fête des plus solennelles, qu'il nomma "Paganalia", c'est-à-dire fêtes des villages. Il fit aussi des lois pour régler ces sacrifices, les Romains les observent encore aujourd'hui. Tous les paysans d'un même village étaient obligés de se trouver à l'assemblée, d'assister aux sacrifices, d'y porter chacun une certaine pièce de monnaie, les hommes une pièce de telle façon, les femmes une autre, et les enfants en donnaient d'une autre espèce. Ceux qui présidaient aux sacrifices comptaient ces pièces, et par ce moyen on connaissait le nombre des habitants de chaque bourg suivant le sexe et l'âge. IX. Au rapport de Lucius Pison dans son premier livre des annales, afin qu'on eût un registre exact de tous les habitants de Rome, non seulement des enfants nouveau-nés et des citoyens qui venaient de mourir, mais encore de ceux qui commençaient à entrer dans l'âge viril, Tullius ordonna que leur parenté donnerait pour chacun une pièce de monnaie d'un certain prix, que celle qui marquerait les enfants nouveau-nés, on la porterait au trésor d'Ilithye, que les Romains appellent Junon Lucine, c'est-à-dire Junon qui donne la lumière, que celle qu'on offrait pour les morts serait mise dans le trésor du bois sacré de Vénus que les Romains nomment Libitine ; que celle enfin qui marquerait ceux qui prenaient la robe virile, serait portée au trésor de la jeunesse. Par ce moyen il pouvait savoir chaque année le nombre de tous ses sujets, et il distinguait facilement ceux qui étaient en âge de porter les armes. X. APRES avoir fait ces règlements, il voulut avoir les noms de tous les Romains avec la déclaration de leurs biens et du prix auquel on pourrait les estimer. Mais afin qu'il n'y eut point de fraude, il les obligea à faire serment selon les lois, qu'ils les avaient estimés suivant la vérité et dans la bonne foi. Il leur ordonna en même temps de spécifier dans ladite déclaration leur âge, le nom de leurs pères, de leurs femmes, de leurs enfants, et le quartier de Rome ou le village où ils faisaient leur domicile, le tout à peine de confiscation de leurs biens, d'être fouettés ignominieusement vendus à l'encan comme des esclaves. Cette loi a été longtemps en vigueur chez les Romains. [4,16] Quand il eut fait le dénombrement, sur la connaissance qu'il avait du nombre de ses sujets et de leurs revenus par les déclarations qu'ils lui avaient données, il établit le plus beau de tous les règlements, et par ce moyen il procura de très grands avantages à la république, comme l'expérience l'a fait voir. C'est de quoi nous allons parler maintenant. CHAPITRE CINQUIEME. I. TULLIUS partagea tout le peuple Romain en différentes classes. La première était composée de ceux dont l'estimation des biens montait le plus haut et allait au moins jusqu'à cent mines. Il les partagea en quatre-vingt centuries, et leur donna pour armes des boucliers à l'Argienne, des piques, des casques d'airain, des cuirasses, des bottines ou cuissards et des épées. De ces quatre-vingt-centuries il en fit deux corps dont chacun était de quarante centuries. L'un était composé de la jeunesse qu'il destina aux expéditions militaires pour les guerres du dehors. L'autre était des plus âgés qui devaient rester à Rome pour garder la ville. Telle fut la première classe dont la jeunesse avait le premier rang dans la guerre et combattait à la tête de toute l'armée. Ensuite parmi le reste des citoyens il choisit une seconde classe de ceux dont les biens ne passaient point dix mille drachmes et montaient au moins jusqu'a soixante quinze mines. Il la divisa en vingt centuries auxquelles il ordonna de porter les mêmes armes que la première classe, excepté les cuirasses qu'il leur ôta, et qu'au lieu de boucliers presque ronds il leur en donna d'autres plus longs que larges. Il sépara aussi ceux qui avaient plus de quarante cinq ans, d'avec les jeunes gens qui étaient en âge d'aller à la guerre. Il en fit deux corps de chacun dix compagnies ou centuries. Les dix compagnies de jeunes soldats devaient servir dans les expéditions militaires. Celles qui étaient composées de soldats au-dessus de quarante-cinq ans restaient à Rome pour y servir de garnison. Telle fut la deuxième classe : elle avait le second rang dans les combats. La troisième classe fut composée de ceux donc les biens ne montaient point à sept mille cinq cents drachmes, mais qui avaient au moins cinquante mines. Tullius lui ôta non seulement les cuirasses comme à la seconde classa, mais encore les bottines ou cuissards. Il en fit aussi vingt centuries, dix des plus jeunes et dix des plus âgés, en sorte qu'il les partagea de la même manière que celles de la seconde classe. Elles occupaient le troisième rang dans les batailles, étant immédiatement après ceux qui suivaient l'avant-garde. [4,17] Du reste des citoyens qui possédaient moins de cinq mille drachmes et dont les biens se montaient à vint-{cinq} mines, il fit une quatrième classe divisée aussi en vingt centuries. Il en composa dix de jeunes soldats et dix de gens plus âgés, de même qu'il avait fait à l'égard des premières classes. Il arma celle-ci de boucliers longs et d'épées, de piques, et dans les combats il leur assigna le dernier rang. Il rejeta dans une cinquième classe ceux qui avaient entre vint-cinq mines et douze et demie de bien, qu'il partagea aussi selon leur âge en trente centuries, dont il y en avait quinze de jeunes soldats et quinze de gens plus âges. Cette dernière classe était armée de frondes et de dards ; elle combattait hors des rangs. Tullius leva aussi quatre autres compagnies, qui ne portaient point les armes. Elles avaient seulement ordre de suivre les troupes. Il y en avait deux de charpentiers, de forgerons et de fourbisseurs, destinés a fabriquer des machines, des armes et les autres choses nécessaires pour la guerre. Les deux autres étaient composées de trompettes, de tambours, de joueurs d'instruments propres à sonner la charge et à animer les soldats au combat. Les ouvriers marchaient avec la seconde classe. Tullius les partagea selon leur âge, de même que les autres centuries, en sorte que les uns suivaient les compagnies des gens âgés, et les autres celles des jeunes soldats. Les trompettes et les tambours furent mis avec la quatrième classe, et ils étaient aussi divisés en deux corps, dont l'un comprenait les plus âgés et l'autre la jeunesse. On choisit pareillement dans toutes les classes les plus braves soldats pour en faire des capitaines, et chacun d'eux accoutumait sa centurie à l'obéissance et à l'exacte observation de la discipline militaire. [4,18] Toutes ces différentes classes composaient l'infanterie, tant des légions que des régiments armés à la légère. A l'égard de la cavalerie, Tullius la composa des citoyens les plus distingués et par leurs richesses et par leur naissance. Il la partagea en dix-huit centuries qu'il joignit aux quatre-vingt compagnies des légionnaires de la première classe. Elles avaient à leur tête des centurions du premier ordre et recommandables par leur mérite personnel. Pour le reste des citoyens qui possédaient au dessus de douze mines et demie, il n'en fit qu'une seule centurie qu'il exempta de servir dans les troupes et de payer aucun tribut. II. DE cette manière tout le peuple était partagé en six différents corps, que les Romains appellent classes, par corruption du mot Grec ; car au lieu que nous disons g-kalei à l'impératif du verbe g-kaleoh qui veut dire appeler, les Romains disent g-kala suivant la forme de leur première conjugaison, comme d'amo ama, et même autrefois ils disaient g-kaleseis pour g-klehseis, d'où ils ont formé classis, classe. III. TOUTES les classes ensemble comprenaient cent quatre-vingt treize centuries. La première en avait quatre-vingt dix-huit en comptant les cavaliers, la seconde vingt-deux y compris les artisans ; la troisième vingt, la quatrième aussi vingt-deux, y compris les trompettes et ceux qui sonnaient du cor, la cinquième trente, et la dernière ne faisait qu'une seule centurie composée des pauvres. [4,19] IV. CET arrangement de tous les citoyens donnait au roi une merveilleuse facilité pour lever des soldats suivant la division des centuries, et pour imposer des taxes à proportion des biens de chaque particulier. S'agissait-il d'enrôler dix mille hommes, ou même vingt mille s'il le fallait, il obligeait chacune des cent quatre-vingt-treize centuries à en fournir un certain nombre. S'il avait besoin d'argent pour l'entretien des troupes et pour les autres frais de la guerre ; dès qu'il avait examiné jusqu'où pouvait aller toute la dépense, d'abord il partageait tout le peuple en cent quatre-vingt treize centuries, puis il faisait la répartition de la somme totale sur les particuliers qu'il obligeait à en payer leur contingent à proportion de leurs revenus. V. De là il arrivait que les plus riches, qui malgré leur petit nombre faisaient plus de centuries que les autres, allaient plus souvent à la guerre sans jamais avoir de relâche, et fournissaient de grandes sommes d'argent: au lieu que ceux qui n'étaient que très peu ou passablement riches, mais qui faisaient vingt centuries de moins que les premiers, ne servaient que rarement les uns après les autres, et ne payaient en volume que de légères contributions, en sorte que les gens de médiocre fortune qui n'avaient pas assez de bien pour vivre, étaient exempts d'impôts et de toute charge. Dans tous ces règlements Tullius avait ses raisons. Il était persuadé que les hommes regardent les richesses et l'argent comme la récompense des travaux de la guerre, et que ce n'est que pour les conserver qu'ils essuient tant de fatigues et de dangers. Sur ce principe, il croyait qu'il était juste que ceux qui avaient de plus grandes récompenses à espérer, exposassent plus que les autres et leurs corps et leurs biens ; que ceux qui avaient moins à perdre ou à gagner, fussent aussi moins exposés, et qu'enfin les pauvres qui n'avaient rien à craindre, fussent entièrement exempts des périls de la guerre, comme ils l'étaient de tous les impôts par leur état de pauvreté. En effet, comme les Romains servaient dans ce temps-là à leurs propres dépens sans recevoir aucune paye du trésor public, il n'était pas de la justice d'un roi de faire contribuer ceux qui, bien loin d'être en état de fournir de l'argent, n'avaient pas même de quoi pourvoir aux nécessités de la vie, et dès lors que les pauvres ne payaient aucun tribut à la république, les obliger à porter les armes c'aurait été les mettre dans la nécessité de vivre aux dépens des plus riches, comme des gents soudoyés et mercenaires. [4,20] VI. APRES avoir mis, comme nous avons dit, toute la charge sur les riches, tant pour les périls de la guerre que pour les taxes, sitôt qu'il s'aperçut qu'ils n'en étaient pas contents, il chercha un autre moyen pour les dédommager et pour apaiser leurs murmures. Ce fut de les rendre maîtres absolus de toutes les affaires de la république à l'exclusion des pauvres, ce qu'il fit avec tant de politique, que le peuple ne s'en aperçut en aucune manière. Ces prérogatives qu'il leur accorda, regardaient les assemblées ou tout le peuple avait coutume de terminer les affaires les plus importantes. J'ai déjà dit ci-devant, que par les anciennes lois il prononçait en dernier ressort sur les trois choses les plus nécessaires et les plus importantes à la république. Il créait les magistrats de la ville, élisait les généraux d'armée, confirmait les lois qu'il jugeait à propos, abrogeait celles qu'il ne trouvait pas bonnes, déclarait la guerre ou faisait la paix selon son bon plaisir. Il délibérait sur ces trois chefs, donnait les suffrages par curies, et en jugeait souverainement. Le suffrage du plus pauvre avait autant de force dans cette occasion que celui du plus riche, et comme pour l'ordinaire il y avait très peu de riches citoyens, les pauvres en plus grand nombre l'emportaient sur eux à la pluralité des voix. VII. POUR ôter ces abus et pour arrêter les plaintes des mécontents, Tullius transféra aux riches toute la force des suffrages et les rendit tout puissants dans les comices. Quand il s'agissait de créer des magistrats, de proposer une loi pour être examinée, ou de déclarer la guerre, il convoquait les assemblées par centuries, et non par curies comme on l'avait pratiqué jusqu'alors. Il recueillait d'abord les suffrages de la première classe composée des plus riches, qui comprenait dix-huit centuries de cavalerie et quatre-vingt d'infanterie. Comme elles surpassaient le reste du peuple de trois centuries, lorsqu'elles se réunissaient dans le même sentiment, elles l'emportaient sur toutes les autres, et l'affaire mise en délibération était décidée en dernier ressort. Que si elles ne s'accordaient point, le roi recevait les voix des vingt-deux centuries de la seconde classe, et en cas de partage égal, il recueillait celles de la troisième, puis de la quatrième, ce qu'il faisait jusqu'à ce qu'il y eut quatre-vingt-dix-sept centuries de même sentiment. Et s'il arrivait qu'après avoir recueilli les voix de la cinquième classe, les suffrages des cent quatre-vingt-douze centuries fussent encore partagés également,, alors il appelait la dernière classe composée des pauvres citoyens exempts de service et de tout tribut, et celle-ci faisait pencher la balance du côté qu'elle se rangeait. Mais le cas arrivait très rarement et était même presqu'impossible : le plus souvent la première classe décidait l'affaire, on n'allait presque jamais jusqu'â la quatrième, en sorte qu'il était sans exemple qu'on fut obligé de prendre les voix de la cinquième et de la sixième. [4,21] Par l'établissement de cette règle qui donnait de grands avantages aux riches, Tullius, comme j'ai déjà dit, trompa adroitement les pauvres et sans même qu'ils s'en aperçussent, il leur ôta toute la part qu'ils avaient eu jusqu'alors dans le gouvernement de la république. Cependant comme on continuait à demander les suffrages par centuries, et qu'on recueillait les voix de chaque citoyen en particulier, ils s'imaginaient tous participer également à l'administration des affaires. Mais en cela ils se trompaient fort, parce qu'une centurie entière, (soit qu'elle comprît un grand nombre de citoyens, soit qu'elle fût peu nombreuse) ne faisait qu'un suffrage, et que d'ailleurs les compagnies de la première classe (qui étaient en plus grand nombre que les autres, quoique chacune en particulier comprit moins de citoyens) donnaient leurs voix les premières : mais surtout parce que les pauvres, quoique supérieurs en nombre, n'avaient qu'une voix, et n'étaient appelé aux suffrages que les derniers. VIII. CELA étant ainsi, les riches obligés de faire de grosses dépenses et de s'exposer sans cesse aux périls de la guerre, s'en consolaient d'autant plus aisément, qu'ils devenaient par-là les arbitres des affaires les plus importantes, et qu'il ne restait aucune autorité à ceux qui étaient exempts des dangers et des frais du service. D'un autre côté les pauvres qui n'avaient que très peu de part au gouvernement, s'en souciaient d'autant moins que leur état les exemptait des expéditions militaires et de toutes les taxes. Au reste, c'était un grand avantage pour la république que les mêmes citoyens qui délibéraient sur les affaires les plus importantes, s'exposassent aux périls plus que tous les autres, par la nécessité où ils se mettaient eux-mêmes d'exécuter avec zèle ce qui avait été résolu dans les assemblées. Ce bon ordre du gouvernement s'est maintenu chez les Romains pendant plusieurs siècles. Mais de nos jours il a été entièrement renversé par une force majeure, et la nécessité pressante l'a changé en un gouvernement plus populaire. Ce n'est pas qu'on ait aboli les centuries, mais elles ne gardent plus l'ancienne exactitude ni la même équité dans leurs jugements, comme je l'ai remarqué souvent lorsque j'ai assisté a leurs assemblées pour l'élection des magistrats. Au reste ce n'est pas ici le lieu de parler de toutes ces choses. [4,22] IX. TULLIUS ayant fait le dénombrement du peuple, ordonna à tous les citoyens de prendre leurs armes pour s'assembler dans la plaine la plus grande qui fût devant la ville. Là il disposa la cavalerie par escadrons, l'infanterie en un seul bataillon, et les soldats légèrement armés chacun dans leur rang. Ensuite il purifia toutes les troupes par le sacrifice d'un taureau, d'un bélier et d'un bouc qu'il immola au dieu Mars à qui cette plaine est consacrée : mais avant que d'égorger ces victimes, il leur fit faire trois fois le tour du camp. Cette espèce de purification s'est toujours pratiquée jusqu'aujourd'hui chez les Romains lorsqu'ils ont fait des dénombrements. Ce sont les pontifes qui en font la cérémonie, ils l'appellent en latin lustrum, c'est-à-dire lustration ou sacrifice expiatoire. Tous les citoyens Romains dont on fit alors le dénombrement, montaient à quatre-vingt-cinq mille, moins trois cents, comme on le voit par les registres des censeurs. CHAPITRE SIXIEME I. TULLIUS s'appliqua aussi à augmenter le nombre des citoyens par un expédient, dont les rois ses prédécesseurs ne s'étaient jamais avisés. Il est vrai qu'ils avaient considérablement peuplé la ville en y recevant toutes sortes d'étrangers à qui ils donnaient le droit de bourgeoise, sans s'informer ni de leur condition ni de leur fortune. Mais Tullius fit davantage : il communiqua le même droit aux esclaves affranchis qui se souciaient peu de retourner dans leur ville natale, il leur permit de donner une déclaration de leurs biens, comme avaient fait les personnes de condition libre, il les incorpora dans les quatre tribus de Rome où l'on met encore maintenant tous ceux qu'on affranchit, enfin il leur accorda les mêmes privilèges dont jouissaient les autres plébéiens, [4,23] II. LES patriciens blâmèrent hautement cette conduite et firent éclater publiquement leur indignation. Tullius convoqua une assemblée du peuple et dit, qu'il s'étonnait de deux choses : la première, que les patriciens fussent si irrités contre lui, et qu'ils se persuadassent que ce n'est pas seulement le caprice de la fortune, mais que c'est la nature même, qui met de la différence entre un homme libre et un esclave : la seconde, qu'ils jugeassent du mérite des personnes plutôt par leur condition que par leur conduite et leurs bonnes mœurs ; ce qu'une longue expérience aurait dû leur faire connaître que rien n'est plus inconstant que la fortune, que tout ce qui dépend de les caprices est sujet au changement, et que l'homme le plus heureux ne peut pas dire jusqu'à quel temps durera son bonheur. Qu'on n'avait qu'à jeter les yeux sur une infinité de villes tant Grecques que Barbares, dont les unes avaient passé de la servitude à un état de liberté, et les autres de l'état de liberté au plus honteux esclavage. Que c'était être bien simples et manquer d'esprit que d'envier le droit de bourgeoisie à ceux qu'ils avaient tirés de la servitude : que s'ils les avaient cru méchants, il ne fallait pas les affranchir, mais que s'ils avaient reconnu dans eux assez de mérite pour leur accorder cette grâce, ils ne devaient pas les mépriser quoiqu'ils fussent étrangers. Qu'il y avait de la bizarrerie dans leur conduite, et que c'était agir contre le bon sens que de donner le droit de bourgeoisie à tous les étrangers, sans s'informer de leur fortune et sans se soucier s'ils avaient été esclaves autrefois, tandis qu'on refusait la même grâce à ceux qui avaient été esclaves à Rome même. Que les Romains se croyant plus sages que les autres nations, il était honteux qu'ils s'aveuglassent eux-mêmes dans les choses les plus faciles et les plus ordinaires qui sautaient aux yeux des plus ignorants. Que c'était là le moyen de rendre les maîtres plus circonspects à l'avenir, et plus réservés à affranchir leurs esclaves pour leur accorder le plus grand bien dont les hommes puissent jouir en cette vie : que les esclaves de leur côté deviendraient plus gens de bien et plus attentifs à contenter leurs maîtres, quand ils verraient qu'en se rendant dignes de la liberté, ils pourraient espérer d'avoir part aux droits des citoyens de la plus célèbre et de la plus florissante ville du monde, et que ce serait uniquement de leurs maîtres qu'ils pourraient attendre ces deux grands avantages. III. ENFIN Tullius fît sentir aux Romains combien les règlements qu'il avait établis, devaient être utiles à la république. Il apprit aux plus ignorants et fît faire réflexion à ceux qui avaient plus d'expérience, qu'une ville qui prétendait à l'empire de l'univers et qui méditait de grands desseins, devait surtout être bien peuplée : que par ce moyen elle se mettait en état de tenir contre tous ses ennemis par les propres forces, sans être obligée d'épuiser ses trésors pour payer des troupes étrangères. Que c'était pour cette raison que les rois ses prédécesseurs avaient accordé le droit de bourgeoisie à tous les étrangers qui avaient voulu demeurer à Rome. Que par l'établissement de la loi qu'il avait faite, un nombre infini de jeunes affranchis se feraient incorporer dans les tribus, et que Rome ne manquerait jamais de troupes domestiques, eût-elle à soutenir une guerre formidable contre tout l'univers. Qu'outre l'utilité qui en reviendrait à la république, si l'on admettait tous les affranchis dans les comices, les plus riches des Romains en retireraient aussi plusieurs avantages : que dans les assemblées, dans les suffrages, et dans les autres affaires civiles ces affranchis seraient autant de créatures dévouées à leurs intérêts toutes les fois qu'ils en auraient besoin, et que par ce moyen ils laisseraient à leur postérité un grand nombre de client. » Ce discours de Tullius persuada les patriciens : ils consentirent à recevoir cette nouvelle loi, et jusqu'ici elle a toujours été observée chez les Romains, aussi constamment que les lois les plus saintes et les plus inviolables. [4,24] IV. PUISQUE je suis sur cette matière, je veux faire connaître quelle était alors la conduite que gardaient les Romains envers leurs esclaves, afin qu'on ne puisse accuser, ni le roi qui entreprit le premier de mettre les affranchis au nombre des citoyens, ni ceux qui laissèrent passer cette loi, d'avoir accordé témérairement les plus grandes grâces. Les Romains acquéraient leurs esclaves par des voies très légitimes, ou bien ils achetaient de la république les prisonniers de guerre qu'on vendait à l'encan parmi le reste du butin, ou avec la permission du général d'armée, ils gardaient les captifs qu'ils avaient pris eux-mêmes dans la guerre avec les autres dépouilles, ou ils en trafiquaient avec ceux qui les avaient acquis par des voies semblables. C'est pourquoi, ni Tullius qui fit la nouvelle loi, ni ceux qui la reçurent et qui l'observèrent après lui, ne crurent pas qu'il fût honteux pour eux ou préjudiciable à la république, de leur rendre et leur patrie et leur liberté qu'ils avaient perdues par les lois de la guerre, soit qu'ils les eussent achetés de ceux qui les avaient réduits les premiers en servitude, soit qu'ils les eussent acquis de ceux qui les avaient eus de ces premiers maîtres. V. LA plupart de ces esclaves étaient affranchis gratuitement, en considération de leur probité, et c'était-là la manière la plus honorable de recouvrer sa liberté. D'autres, mais en petit nombre, s'affranchissaient de l'esclavage en donnant à leurs maîtres une somme d'argent qu'ils avaient acquis par des voies justes et légitimes. VI. MAIS aujourd'hui les choses sont entièrement changées. Tout est dans un si grand désordre, la probité des Romains a tellement dégénéré, ils sont si peu sensibles au déshonneur et même l'l'infamie, que les esclaves se rachètent de l'argent qu'ils ont gagné par des votes illégitimes. Les brigandages, les violences, la prostitution, et mille autres crimes sont les moyens qu'ils emploient pour sortir de la servitude, et aussitôt ils deviennent citoyens Romains. Les uns reçoivent la liberté de leurs maîtres comme une récompense, parce qu'ils ont été complices de leurs abominations, de leurs homicides, empoisonnements et autres attentats contre les dieux et contre la république. Les autres ne se sont affranchir que pour recevoir le blé, que le public distribue chaque mois, et les autres libéralités que les grands font aux pauvres, afin de les donner à ceux de qui ils tiennent la liberté. D'autres enfin ne sont délivrés de l'esclavage que par la légèreté de leurs maîtres, qui cherchent par là à se faire honneur. J'en sais qui par leur testament ont affranchi tous leurs esclaves, afin de passer après leur mort pour de bons maîtres, et que leur pompe funèbre fut suivie d'un nombreux cortège d'affranchis qui portassent des chapeaux sur leur tête, pour marquer la générosité et la douceur de leurs libérateurs. On a vu dans les pompes funèbres certains scélérats nouvellement sortis de prison, et qui méritaient les plus horribles supplices pour les crimes énormes qu'ils avaient commis : c'est ce que l'on pouvoir apprendre de ceux qui les connaissaient. La plupart des gens de bien qui voient à Rome ces infâmes chapeaux des esclaves affranchis, ne peuvent s'empêcher de faire éclater leur indignation. N'est-ce pas en effet une chose indigne qu'une ville si célèbre et qui prétend donner la loi à tout l'univers, reçoive ces malheureux au nombre de ses citoyens ? Il y a encore plusieurs autres coutumes sagement établies par les anciens, mais qui sont devenues très blâmables par l'abus qu'on en fait aujourd'hui. Je ne crois pas néanmoins qu'il soit nécessaire d'abolir entièrement la loi de Tullius, de peur qu'il n'en arrivât un plus grand mal à la république : mais je crois qu'il faut en corriger les abus autant qu'il est possible, et ne pas souffrir plus longtemps que ces infamies et ces taches ineffaçables s'introduisent dans l'état. Je voudrais que les censeurs, ou, à leur défaut, les consuls remédiaient à ce désordre, qui demande une autorité supérieure. Ils devraient examiner ceux qu'on affranchit tous les ans, et s'informer qui ils sont, d'où ils viennent, pour quelles raisons et de quelle manière on les a mis en liberté, de même qu'ils exercent leur censure sur les mœurs des sénateurs et des chevaliers. Après ces perquisitions, on pourrait incorporer dans les tribus ceux qu'on trouverait dignes du droit de bourgeoise, et leur permettre de s'établir à Rome. Mais à l'égard de la canaille souillée de toutes sortes de crimes, et qui ne donne aucune espérance d'amendement, il faudrait en purger la ville sous quelque honnête prétexte et la reléguer dans les colonies. J'ai cru que mon sujet ne me permettait pas de passer cela sous silence, et que je devais m'étendre sur ces réflexions pour l'instruction de ceux qui blâment les mœurs et les coutumes des Romains. [4,25] VII. AU reste, ce ne fut pas seulement par ces règlements qui tendaient à rabaisser la puissance du sénat et des patriciens, que Tullius fit voir l'amour et l'affection qu'il avait pour le peuple : il en donna encore d'autres marques plus sensibles en diminuant de beaucoup les pouvoirs du roi, et en retranchant la moitié de son autorité propre. Ses prédécesseurs évoquaient toutes les causes à leur tribunal, et jugeaient de plein droit toutes les contestations qui regardaient l'état ou les particuliers: pour lui il sépara ces deux choses, et ne se réservant que la connaissance des affaires criminelles où la république était intéressée, il abandonna à d'autres juges les causes des particuliers, avec ordre néanmoins de régler leurs jugements sur les lois qu'il leur avait prescrites. CHAPITRE SEPTIEME I. LORSQUE Tullius eut établi tous les règlements nécessaires pour entretenir le bon ordre dans la république, il résolut d'éterniser la mémoire par quelque entreprise d'un plus grand éclat. Dans cette vue il s'appliqua à considérer les plus beaux monuments par lesquels les anciens rois et les hommes illustres dans le gouvernement des républiques avaient immortalisé leur nom et s'étaient acquis une gloire éternelle. Mais il ne trouvait pas que la fameuse Assyrienne fût arrivée au comble de la gloire pour avoir bâti les superbes murs de Babylone, ni que les pyramides de Memphis élevées par les rois d'Egypte, et les autres monuments où les princes les plus célèbres de l'antiquité avaient étalé toute leur magnificence, soient des ouvrages dignes d'eux. Il regardait tous ces monuments, comme de petites choses, de peu de durée et indignes de l'admiration de la postérité, qui n'avaient pour but que les faux plaisirs des yeux sans contribuer à l'utilité publique, et qui ne tendaient qu'à faire parler du bonheur et de la magnificence de ceux qui laissaient après leur mort de semblables édifices. C'est qu'il était persuadé qu'il n'y a que les seuls ouvrages de l'esprit dont l'utilité s'étend à plusieurs et dure très longtemps, qui méritent les louanges et l'émulation des siècles futurs. II. Il admirait sur tout la sage politique d'Amphictyon fils d'Hellen qui voyant que la nation des Grecs était faible et que les barbares voisins pourraient facilement épuiser toutes ses forces, établit un conseil qu'on appelle pour cette raison l'assemblée Amphictyonique dans lequel outre les lois particulières, que chaque ville avait déjà il en fit de communes pour tous les Grecs, qu'on appelle les lois d'Amphictyon ; en sorte que cette nation toujours étroitement unie par les liens de la parenté, travaillant de concert à se maintenir contre l'ennemi commun et à se rendre formidable aux peuples qui l'environnaient A son exemple les Ioniens qui étaient sortis de l'Europe pour habiter les cotes maritimes de la Carie, et les Doriens établis dans le même canton, avaient bâti des temples à frais communs, ceux-ci le temple d'Apollon à Triopie et ceux-là le temple de Diane à Ephèse. Tous s'y assemblaient dans un certain jour avec leurs serments et leurs enfants pour offrir des sacrifices, vaquer à leurs négoce, et faire en commun des offrandes aux dieux. En même temps ils célébraient des jeux avec beaucoup d'appareil ; les courses des chevaux, les combats des lutteurs et les concerts de la musique n'étaient pas oubliés. Les spectacles finis et la foule étant passée, après s*être rendu mutuellement tous les témoignages de la plus étroite union, si une ville avait quelques plaintes à faire contre tes autres, les juges tenaient leur séance et terminaient le différend. Ensuite on délibérait en commun sur les moyens de faire la guerre aux barbares et de maintenir la concorde entre toutes les villes de la nation. III. Ce fut sur ces beaux modèles et autres semblables que Tullius forma la résolution de réunir toutes les villes des Latins en un même corps de république, tant pour prévenir les guerres civiles, que pour empêcher que les barbares voisins profitant des dissensions ne les dépouillassent de leur liberté. [4,26] Dans ce dessein il assembla les principaux de chaque ville, et leur annonça qu'il voulait délibérer avec eux sur une affaire de la dernière importance qui regardait l'intérêt commun de toute la nation. IV. AUSSITÔT que ceux-ci furent arrivés, il convoqua le sénat Romain, et fit un discours aux députés des Latins pour les exhorter à la concorde. Il tâcha de leur faire comprendre que rien n'est plus beau qu'une communauté de plusieurs villes qui n'ont toutes que les mêmes sentiments et les mêmes vues, qu'au contraire il n'y a rien de plus honteux que de voir régner la dissension parmi des peuples que les liens de la parenté devraient unir étroitement ; que la concorde est l'appui inébranlable des états les plus faibles, au lieu que la discorde affaiblit les républiques les plus puissantes. Après {ce discours} il leur prouva que les Latins avaient droit de commander aux peuples voisins ; qu'étant originairement Grecs c'était à eux à donner la loi aux barbares ; mais qu'il appartenait aux Romains de commander à toute la nation des Latins, comme étant au-dessus des autres non seulement par la grandeur de leur ville et par l'éclat de leurs belles actions, mais encore par les marques de la faveur des dieux qui ne les avaient élevés au comble de la gloire que parce qu'ils les en jugeaient plus dignes que les autres. V. AYANT apporté toutes ces raisons, Tullius leur conseilla de faire bâtir à Rome à frais communs, un asile sacré où les Latins s'assembleraient tous les ans dans le temps dont on conviendrait, pour y tenir une foire, exercer le commerce et offrir des sacrifices tant publics que particuliers, afin que si une ville avait quelque contestation avec les autres, on pût la terminer à l'amiable au tribunal de toute la nation. Enfin par toutes ces remontrances et autres semblables il leur fit bien comprendre l'avantage qu'ils trouveraient à établir à Rome un tribunal commun, que tous les députés se rangèrent de son avis. Ensuite on ramassa de l'argent dans toutes les villes, et Tullius fit bâtir le temple de Diane qui est sur le mont Aventin, dans l'endroit de Rome le plus élevé. Il dressa lui-même les articles de l'alliance que tous les Latins venaient de conclure. Il fit des lois pour régler le commerce de la foire et les cérémonies de la solennité. Et afin que le temps ne les effaçât jamais, il érigea une colonne, sur laquelle il fit graver les conventions faites dans l'assemblée et les noms des villes qui y avaient eu part. Cette colonne a subsisté jusqu'à notre siècle ; elle est dans le temple de Diane. On y voit les décrets de l'assemblée écrits en caractères anciens dont la Grèce se servait autrefois, ce qui prouve assez que les fondateurs de Rome n'étaient pas des barbares ; car s'ils l'avaient été, ils ne se seraient pas servis de caractères Grecs. Voila ce que l'histoire nous apprend des actions les plus mémorables de Tullius dans le gouvernement de la république,, sans parler de plusieurs autres choses moins importantes qu'on n'est pas curieux de savoir. Passons maintenant aux exploits qu'il fit dans la guerre contre les Tyrrhéniens, les seuls avec lesquels il se brouilla. [4,27] CHAPITRE HUITIEME. I. APRES la mort de Tarquin, les villes qui l'avaient reconnu pour leur souverain, ne voulurent plus garder le traité de paix, ne pouvant se résoudre à obéir à Tullius à cause de l'obscurité de son extraction. La mésintelligence qui était entre le roi et les patriciens leur faisait espérer de grands avantages, et ce fut ce qui les anima à lever l'étendard de la rébellion. Les Veiens furent les premiers à de révolter. Ils répondirent indolemment aux ambassadeurs de Tullius qu'ils ne lui avaient point cédé l'empire et que jamais ils n'avaient fait avec lui aucun traité ni d'amitié ni d'alliance. Les peuples de Caeré et de Tarquinie suivirent bientôt leur exemple, et peu de temps après toute la Tyrrhénie se mit sous les armes. Pendant cette guerre qui dura vingt ans sans discontinuer, il y eut de fréquentes irruptions de part et d'autre ; on livra combat sur combat, et avec de nombreuses troupes on fît réciproquement le dégât sur les terres voisines. Mais Tullius remporta la victoire dans toutes les batailles, tant sur chaque ville en particulier que sur toute la nation. Il reçut trois fois les honneurs du triomphe et obligea enfin les Tyrrhéniens à le reconnaitre pour leur souverain. II. LES douze villes des Tyrrhéniens, qu'une si longue guerre avait épuisées et de troupes et d'argent, tinrent la vingtième année les états généraux de la nation, où elles prirent le parti de rentrer dans l'obéissance des Romains aux mêmes conditions qu'elles avaient acceptées auparavant. Chaque ville envoya des ambassadeurs à Tullius pour lui promettre foi et hommage et pour le prier de donner des marques de sa clémence aux vaincus. Tullius répondit qu'ils méritaient les plus rigoureux traitements pour leur félonie et pour avoir méprisé les dieux en violant la foi du traité dont ils étaient témoins : mais que les Romains avaient assez de clémence et de bonté pour leur pardonner leur révolte, puisque reconnaissant leur faute ils étaient venus en témoigner leur repentir avec toutes les marques de suppliants. Il oublia donc tout le passé, mit bas les armes, leur accorda la paix sans exiger d'eux aucun dédommagement, et même il permit à la plupart de ces villes de jouir de leurs terres et de vivre selon leurs lois comme auparavant, à condition qu'ils observeraient inviolablement le traité fait autrefois avec Tarquin. Il n'en usa pas de même avec trois de leurs villes, Caère, Tarquinie et Veies, qui avaient commencé la révolte contre les Romains et entraîné les autres par leur exemple. Pour les punir de leur rébellion, il leur ôta une partie de leurs terres qu'il distribua aussitôt à ceux qu'on avait nouvellement reçus au nombre des citoyens Romains. Voilà les actions les plus mémorables par lesquelles Tullius se signala dans la paix et dans la guerre. III. POUR marques de reconnaissance envers les dieux, il fit bâtir deux temples, l'un dans le marché aux bœufs ; l'autre sur les bords du Tibre, et les consacra à la Fortune qui l'avait comblé de ses faveurs pendant toute sa vie. il la nomma la Fortune virile, comme les Romains l'appellent encore aujourd'hui. CHAPITRE NEUVIEME. I. TULLIUS était déjà fort âgé et sur le point de finir sa course suivant l'ordre de la nature, lorsqu'il perdit la vie par les embûches de sa fille et de Tarquin son gendre. Nous allons rapporter les circonstances de sa mort tragique ; mais il faut reprendre l'affaire d'un peu plus haut. [4,28] Il eut deux filles de sa femme Tarquinie, fille de Tarquin l'ancien. Lorsqu'elles furent en âge d'être mariées, il les fit épouser aux neveux de leur mère qui étaient petits-fils du roi Tarquin, la plus âgée à l'aîné, et la plus jeune au cadet. Il était persuadé qu'il ne pouvait mieux faire que de les assortir ainsi selon leur âge, et qu'elles convenaient entièrement à ces deux jeunes princes. II. Ces deux mariages néanmoins n'étaient pas bien assortis. L'un et l'autre de ses gendres avait épousé celle qui convenait le moins à son naturel et à son humeur. L'aîné qu'on appelait Lucius, homme fier, hardi, cruel et entreprenant, avait une femme d'une esprit fort doux, sage, modeste, et pleine de tendresse pour son père. Aruns le cadet qui était d'un naturel fort traitable, bon et humain, en avait une d'une humeur toute contraire. C'était une malheureuse, capable de tout entreprendre, et qui avait dans le cœur une haine mortelle contre son père. L'un et l'autre de ces deux princes suivait ses inclinations naturelles, et leurs femmes s'efforçaient de les entraîner d'un autre côte. L'aîné qui ne cherchait qu'à détrôner son beau-père et qui faisait tous ses efforts pour en venir à bout, était arrête par les prières et par les larmes de son épouse. Aruns qui loin d'avoir de mauvais desseins contre Tullius, attendait avec patience que les destins en disposassent et qui empêchait même que son frère n'attentât à la vie du roi, se voyait continuellement sollicité par une femme dénaturée qui l'exhortait à se comporter en homme de cœur, l'accablait d'injures et ne cessait de lui reprocher sa lâcheté. Cependant ni l'une ni l'autre ne gagnaient rien sur l'esprit de leurs maris. La femme sage s'efforçait en vain de détourner Lucius du crime qu'il méditait. L'autre employait inutilement les plus vives sollicitations pour corrompre un époux naturellement pacifique. Les deux princes suivaient leur penchant et ne pouvaient souffrir l'humeur de leurs femmes qui les contrariaient à tous moments. La première déplorait sa triste destinée et souffrait avec patience l'humeur diabolique de Lucius ; la jeune, capable des crimes les plus noirs, pleine de rage et de dépit contre Aruns, cherchait les moyens de se défaire d'un mari qui ne voulait pas entrer dans ses desseins. III. ENFIN cette femme scélérate, emportée par le désespoir, envoya dire à son beau frère de la venir trouver, et qu'elle voulait lui communiquer une chose de la dernière importance. Elle espérait en effet que les sentiments de celui-ci conviendraient mieux à son humeur entreprenante. [4,29] Sitôt qu'il fut arrivé, ayant fait retirer tout le monde pour conférer en secret avec lui : Tarquin, lui dit-elle, puis-je sans rien craindre vous parler confidemment d'une affaire qui ne vous sera pas moins avantageuse qu'à moi-même ? Garderez-vous le secret sur ce que je vous dirai, ou vaut-il mieux que je me taise que de vous communiquer un projet qui doit demeurer caché?» Tarquin répondit qu'elle ne risquait rien de lui faire part de ses pensées, et s'engagea par tous les serments qu'elle exigeait à ne rien dire de tout ce qu'elle lui aurait confié. Alors cette femme dénaturée mit bas toute pudeur et lui tint ce langage. IV. JUSQU'A quand, Tarquin, voulez-vous vous voir dépouillé de la royauté ? Etes-vous donc d'une si basse extraction et descendez-vous d'aïeux si méprisables que vous n'osiez avoir des sentiments plus élevés ? Tout le monde sait néanmoins que vos ancêtres originairement Grecs et issus du sang du fameux Hercule, ont régné dans la florissante ville de Corinthe et même pendant plusieurs siècles, à ce que j'appends. Tarquin votre grand père, qui sortit de la Tyrrhénie pour s'établir à Rome, mérita par son courage de monter sur le trône des Romains. Vous êtes l'aîné de ses petits-fils, et en cette qualité ses biens et sa couronne vous appartiennent. Avez-vous donc quelque défaut de corps qui vous empêche de soutenir l'éclat de la royauté ? Manquez-vous de forces pour en remplir les devoirs ? Votre vigueur répond, votre naissance, votre air majestueux et votre taille avantageuse font assez voir que le sang des rois coule dans vos veines. Si ce ne sont pas ces motifs qui vous font abandonner les justes prétentions que vous avez à l'empire, est-ce donc le défaut de prudence, ou la faiblesse de votre âge peu avancé, qui vous éloignent du gouvernement ? Mais n'avez-vous pas bien près de cinquante ans, et n'est-ce pas à cet âge que l'on doit avoir toute la prudence et toute la maturité requises pour l'administration de la république ? Quoi donc, serait-ce l'illustre naissance de celui que nous voyons régner aujourd'hui, qui vous obligerait à demeurer tranquille pendant que cet usurpateur est sur le trône ? A-t-il tellement le cœur des grands que leur attachement à ses intérêts le mette à couvert de tout? Non sans doute : il n'a point à se flatter ni de la noblesse de son extraction ni de l'affection des principaux citoyens, et il le fait bien lui même. Pour vous vous êtes hardi et d'un naturel à affronter les périls, qualités les plus nécessaires à un prince qui doit régner. Vous pouvez tout entreprendre avec les grandes richesses, le nombre d'amis et les occasions qui concourent à l'envi à favoriser les nobles projets que je vous propose. Pourquoi donc différez-vous encore ? Faut-il que le temps vous mette lui-même sur le trône, sans que vous ayez fait la moindre démarche pour y monter ? Attendez-vous que la mort de Tullius vous en ouvre le chemin comme si la mort attendait l'ordre de la nature ou de l'âge pour trancher le fil de nos jours ? Une longue expérience ne nous apprend-elle pas, que toutes les choses humaines sont incertaines et au-dessus de nos conjectures, et pouvez-vous vous flatter que la fortune entre dans vos ménagements? V. MAIS je vois ce qui étouffe en vous tout sentiment d'ambition, je vois ce qui vous empêche d'aspirer à la gloire: et quand je devrais passer dans votre esprit pour téméraire, il faut que je vous ouvre mon cœur. Vous avez une femme d'un génie tout-à-fait contraire au vôtre. C'est-elle qui vous a amolli le courage par les caresses et par les enchantements, et si vous n'y prenez garde, d'homme de cœur que vous êtes, elle vous rendra efféminé sans que vous vous en aperceviez. Pour moi, j'ai un mari timide qui n'a rien de l'homme et qui s'épouvante de la moindre chose. Il me fait languir dans la bassesse et dans l'obscurité, moi qui mérite une meilleure destinée et par ma beauté et par l'éclat de ma naissance. O si j'avais eu le bonheur de vous épouser et que la fortune m'eût donné un mari comme vous, nous n'aurions pas mené si longtemps une vie privée. Mais que ne corrigeons-nous cette méprise de la fortune ? A quoi tient-il que nous ne rompions nos premiers liens pour chercher une condition plus sortable. Que ne vous délivrez-vous de votre femme par une mort prompte ? Pour moi je ne manquerais pas de me défaire aussi de mon mari. Quand nous nous serions une fois débarrassés de l'un et de l'autre, et que le mariage nous aurait réunis, après avoir éloigné tous les obstacles nous prendrions en toute sûreté les mesures nécessaires pour l'exécution de notre grande entreprise. Le crime doit effrayer en toute autre occasion quand il s'agit de monter sur le trône il faut tout oser. [4,30] VI. TULLIA parla de la sorte, et Tarquín se laissant persuader accepta volontiers sa proportion. Il lui engagea aussitôt sa parole, prit par avance les prémices du mariage incestueux qu'il méditait, puis il s'en retourna chez lui. Peu de temps après l'aînée des filles de Tullius et le plus jeune des Tarquins périrent de la même mort et par les mêmes voies. VII. JE fuis encore obligé de faire ici mention de Fabius et de blâme sa négligence dans la recherche des temps. Quand il en est à la mort d'Aruns, il se trompe non seulement en le faisant, comme j'ai déjà dit, fils de Tarquín, mais encore en ce qu'il avance que ce prince fut enterré par les soins de sa mère Tanaquil, qui ne peut absolument avoir vécu jusqu'à ce temps-là. Car j'ai déjà prouvé qu'à la mort de Tarquin l'ancien, elle était âgée de soixante-quinze ans. A ces soixante-quinze ajoutez quarante ans, puisque nous trouvons dans les annales qu'Aruns mourut la quarantième année du règne de Tullius, il faudrait que Tanaquil eut eu pour lors cent quinze ans, tant il est vrai que cet auteur a été négligent à rechercher la vérité de l'histoire. VIII. APRES ce double parricide dont nous avons parlé, Tarquin ne différa pas plus longtemps à épouser Tullia, comme une femme entièrement maitresse d'elle-même sans se soucier d'obtenir le consentement de son père et de sa mère. Dès que ces deux esprits pleins de scélératesse se furent unis par les liens du mariage, ils mirent tout en usage pour détrôner Tullius en cas qu'il ne voulût pas leur céder la couronne de bon gré. Pour exécuter un si détestable projet, ils attirèrent dans leur parti ceux des patriciens qui étaient mal avec le roi au sujet de son gouvernement qui leur paraissait trop populaire; à force d'argent ils gagnèrent les plus déterminés des plébéiens, qui se trouvant dans le besoin se souciaient fort peu de la justice, ils poussaient même l'audace jusqu'à faire ouvertement leurs complots. Tullius qui s'aperçut de leurs intrigues, en fut indigné. Déjà il commençait à craindre d'être surpris par leurs pièges avant que de pouvoir se mettre en garde. Il était surtout dans un extrême chagrin de se voir obligé á déclarer une guerre ouverte à son gendre et à sa fille pour les punir comme les ennemis. Il fit donc venir Tarquin, lui parla plusieurs fois en présence de ses amis, et employant tantôt les plus vifs reproches, tantôt les prières, les avertissements, les exhortations les plus pressantes, il tacha de le détourner des mauvais desseins qu'il avait formés contre sa personne. Mais voyant qu'il n'écoutait pas volontiers ses remontrances, et qu'il demandait á défendre ses droits devant le sénat, Tullius en convoqua une assemblée dans laquelle il parla ainsi. « J'ai découvert, Messieurs, que Tarquin conspire contre moi et qu'il fait une ligue pour me détrôner. Je veux donc savoir de lui en présence de vous tous, de quel tort il se plaint, ou en son nom ou en celui de la république, pour conjurer ma perte. Répondez, Tarquin, sans rien dissimuler. Dites de quoi vous m accusez, puisque vous avez choisi le Sénat pour juge de votre cause. » [4,31] IX. « JE ne ferai pas un long discours répondit Tarquin; mais je ne dirai rien qui ne soit juste; et c'est pour cela, Tullius que j'ai pris le parti d'exposer mes raisons devant le sénat assemblé. Tarquin mon grand-père monta sur le trône des Romains à travers une infinité de dangers et de fatigues qu'il essuya pour la république. Après sa mort je devins son successeur par le droit de la nature, droit commun à toutes les nations, aux Grecs comme aux Barbares, et de même que tous les enfants héritent de leurs pères, je suis héritier non seulement de ses biens, mais aussi de sa couronne. Vous m'avez à la vérité mis en possession des biens qu'il laissa en mourant; mais pour la couronne vous m'en avez privé, et vous la retenez depuis longtemps contre toute justice. En effet, quand vous vous êtes emparé du royaume, les lois les plus saintes ont été violées. Ce ne sont point les entre-rois qui vous ont élu, le sénat ne donna point ses suffrages, le peuple ne fut point convoqué à une assemblée légitime pour vous revêtir de la souveraine puissance, comme il s'était pratiqué dans l'élection de mon aïeul et de tous les autres rois ses devanciers. A force d'argent vous gagnâtes une troupe de malheureux, de gens sans aveu, gens accablés de dettes, perdus de réputation, condamnés pour leurs crimes, et qui ne prenaient aucun intérêt au bien de l'état. Vous employâtes tous les moyens imaginables pour les mettre dans votre parti, vous n'épargnâtes rien pour obtenir d'eux ce qui ne leur appartenait pas. Davantage, quand vous prîtes le maniement des affaires vous feignîtes de n'avoir pas dessein de vous emparer de la couronne, et que ce n'était que pour nous autres pupilles que vous vouliez la conserver. Vous procédâtes même devant tout le monde, que quand nous serions en âge vous me la remettriez comme à l'aîné des petits-fils de Tarquin. Si donc vous vouliez me rendre justice, quand vous m'avez mis en possession des biens de mon grand-père vous deviez aussi me remettre son royaume, à l'exemple de tant de tuteurs désintéressés, qui chargés du soin et de la tutelle des enfants des rois, leur ont rendu dans toutes les règles de la justice et de l'équité la couronne de leurs pères ou de leurs ancêtres sitôt qu'ils ont été en âge d'en soutenir le poids, ou si vous trouviez que je fusse encore alors trop jeune, et que je n'eusse pas la prudence nécessaire pour gouverner une si grande ville, il fallait au moins me mettre en possession d'un royaume qui m'appartient lorsque j'épousai votre fille, puisque j'avais alors trente ans, et par conséquent toute la force et toute la maturité requises pour être à la tête des affaires : c'est justement à cet âge que vous avez commencé vous-même à entrer dans l'administration de nos biens et des affaires du gouvernement. [4,32] Si vous en aviez usé de la sorte, outre la réputation d'homme pieux et équitable que vous vous seriez acquise, en m'aidant a de vos conseils et partageant avec moi les honneurs de la royauté vous auriez passé pour mon bienfaiteur, pour mon père, pour mon libérateur, en un mot vous auriez mérité tous les autres noms respectables que les hommes ont coutume de donner à ceux qui leur rendent les plus importants services. Mais au lieu de ces sentiments, vous vous êtes chargé de l'indignation publique pour m'avoir privé pendant quarante-quatre ans de la couronne qui m'appartient, et dont je pourrais soutenir tout le poids puisque je ne suis ni estropié du corps ni imbécile de l'esprit. X. APRES cela vous osez encore me demander de quoi je {vous} accuse, de quel tort je me plains, et pour quelles raisons je vous regarde comme mon ennemi. Mais répondez-moi vous-même, Tullius. Déclarez en plein sénat pourquoi vous Tullius vous ne voulez pas que j'hérite des honneurs de mon aïeul. Quel juste prétexte avez-vous de m'en priver ? Croyez-vous que je ce ne sois pas son fils légitime, mais plutôt un bâtard ou un ce enfant supposé ? Si cela était, m'auriez-vous servi de tuteur dans mon enfance ? M'auriez-vous fait restitution des biens que Tarquin sitôt que j'ai été en âge de les administrer ? Quoi, me prenez-vous encore pour un jeune pupille ? me croyez-vous incapable de régner, moi qui ai près de cinquante ans ? Cessez donc de tirer gloire de votre usurpation et de me faire avec tant d'impudence ces interrogations ironiques ; mettez fin à vos méchancetés. Que si vous avez quelques moyens de défense, je suis prêt de m'en rapporter à la décision de l'illustre compagnie, vous ne pouvez pas trouver dans toute la ville des juges plus intègres et en même temps plus éclairés. Mais si vous prétendez vous soustraire à leur jugement, comme c'est votre coutume, pour en appeler à une troupe de malheureux que vous avez gagnés par vos caresses, je vous déclare que je ne le souffrirai pas; je suis prêt a défendre mon droit par la justice, mais si je vois que je ne puisse rien gagner sur vous, je saurai bien me faire raison {par les voies de fait.} » [4,33] XI. TARQUIN ayant achevé son discours, Tullius prit la parole et répondit ainsi. Il n'y a rien, Messieurs de si extraordinaire à quoi l'homme ne doive s'attendre. Rien ne doit plus nous paraitre étrange, puisque ce Tarquin que vous voyez ici, entreprend de me détrôner, moi qui l'ai élevé dans son enfance, qui l'ai mis à couvert des embûches de ses ennemis, qui lui ai servi de tuteur dans sa minorité, moi qui l'ai choisi pour mon gendre quand il a été en âge, moi enfin qui avait dessein de le faire mon successeur en cas de mort. Mais puisque tout est arrivé contre mon attente et que Tarquin ose même me taxer d'injustice, je remets à une autre occasion à déplorer mon sort, il s'agit maintenant de défendre mon bon droit contre cet accusateur. XII. SI je me chargeai de votre tutelle, Tarquin, et si je pris soin de votre minorité, ce ne fut que malgré moi, parce que la situation des affaires m'y obligeait. Ceux qui prétendaient à l'empire avaient fait assassiner publiquement votre aïeul. On disait même qu'ils vous dressaient des pièges secrets, à vous et a tout ce qui restait de la famille du roi. C'était une chose reconnue de tous ceux qui vous étaient attachés, que ces parricides devenus les maîtres ne laisseraient pas la moindre étincelle de la race de Tarquin. Pour prendre soin de votre enfance et veiller à votre conservation, vous n'aviez que votre grand'mère paternelle, qui par rapport à son âge avancé aurait eu elle-même besoin de curateur. J'étais donc le seul qui pût vous secourir dans l'abandonnement général où vous étiez. C'est moi-même néanmoins que vous traitez aujourd'hui d'étranger avec lequel vous faites gloire de n'avoir aucune liaison. Quoique vous en puissiez dire, je n'ai pas laissé en l'état où étaient les choses, de punir les assassins de votre grand-père. C'est moi qui vous ai élevé jusqu'a l'âge viril. C'est moi qui n'ayant point d'enfants mâles, avais pris le parti de vous faire héritier de tout ce que je possède. Voilà, Tarquin, ce que j'ai fait pour vous en qualité de votre tuteur, vous ne pouvez pas me reprocher d'avoir rien dit que de vrai. [4,34] XIII. MAIS puisque vous me reprochez d'avoir usurpé la couronne, apprenez comment j'y suis parvenu et pour quelle raison je ne veux pas vous la céder, ni a vous, ni à quelqu'autre que ce puisse être. Lorsque je commençai à prendre soin de la république, Je m'aperçus qu'on me dressait des embûches, et je voulus remettre toute l'autorité du gouvernement entre les mains du peuple. Dans cette vue je convoquai une assemblée de tous les citoyens, je leur proposai de me démettre de la souveraine puissance, préférant une vie privée et sans danger à une dignité chargée de l'envie publique et traversée de mille soins. Mais les Romains ne me permirent pas d'exécuter mon dessin, et jamais ils ne voulurent consentir à mettre un autre que moi à la tête des affaires. Ils m'obligèrent absolument à en continuer l'administration, et par leurs suffrages ils me donnèrent la couronne comme un bien qui leur appartenait et non pas à vous. C'est ainsi qu'ils la donnèrent autrefois à Tarquin votre grand-père, quoique étant étranger il ne fût en aucune façon parent de son prédécesseur. Le roi Ancus Marcius avait néanmoins laissé après lui des enfants mâles dans un âge florissant, et non pas des petits fils encore tout jeunes comme vous l'étiez quand Tarquín mourut. Si c'était donc une loi commune à tous les peuples, que ceux qui succèdent aux rois en leur famille et en leurs biens, héritassent aussi de leur couronne, Tarquín votre aïeul n'aurait pas été roi après la mort d'Ancus Marcius au préjudice de l'ainé de ses fils. Cependant le peuple Romain ne donna pas la puissance souveraine à l'héritier du feu roi, mais à celui qui en était le plus digne, tant il était persuadé que les biens sont à ceux qui les ont acquis, mais que la royauté ne se doit donner qu'à ceux qui la méritent, et que quand il meurt quelqu'un, les richesses retournent à ceux qui sont ses héritiers, ou par leur naissance ou par la disposition de son testament, au lieu qu'après la mort d'un roi sa couronne retombe entre les mains de ceux qui la lui ont donnée d'abord. Sur quoi fondez-vous vos prétentions ? Prendrez-vous le parti de soutenir que votre aïeul a reçu la couronne à condition qu'on ne puisse jamais la lui ôter, et ce qu'il serait le maître de la laisser en héritage à ses descendants, sans que le peuple eût la liberté de vous en priver pour me la mettre sur la tête ? Si vous avez quelque chose de semblable à alléguer, que ne le faites-vous? Que ne produisez-vous les pièces? Mais je suis bien sûr que vous n'en pouvez montrer aucune pour appuyer des prétentions de cette nature. XIV. JE suis parvenu, dites-vous, à la royauté par des voies illégitimes, je n'ai point été élu par des entre-rois, ni par les sénateurs, ni selon les formalités prescrites par les lois. Que vous importe ? C'est l'affaire de ces Messieurs, et non pas la vôtre. L'offense, s'il y en a, ne regarde que le sénat ; c'est donc à lui, et non à vous, d'en tirer vengeance en me déposant comme un usurpateur Mais je ne crois pas faire de tort, ni aux sénateurs ni à aucun autre. Il y a quarante ans que je suis revêtu de l'autorité souveraine, c'est une preuve évidente que je ne suis entré dans le gouvernement, et que je ne possède aujourd'hui la couronne, que par des voies légitimes. Pendant tout ce temps-là aucun citoyen Romain ne m'a accusé d'injustice, et jamais ni le peuple ni le sénat n'ont entrepris de me déposer [4,35] XV. MAIS passons cet article, et venons à ce que vous alléguez en votre faveur. Si je vous avais dépouillé de l'héritage de votre aïeul, et si contre le droit des gens je m'étais emparé d'une couronne qui vous appartenait, il fallait vous adresser à ceux qui m'avaient élevé sur le trône, leur donner des preuves de votre juste colère, m'accuser de tenir un rang qui ne m'appartenait pas, et leur montrer à eux-mêmes qu'ils m'avaient fait présent d'un bien sur lequel ils n'avaient aucun droit. Vous n'eussiez pas eu de peine à les convaincre, si vous aviez de justes raisons à leur apporter. Mais si ce moyen ne vous paraissait pas sûr, étant persuadé que je ne gouvernais pas selon la justice et que la république serait beaucoup mieux entre vos mains que dans les miennes, vous deviez d'un côté éclairer ma conduite et examiner mes fautes, et de l'autre faire connaître vos belles actions et votre mérite, il fallait ensuite m'obliger à comparaitre devant les sénateurs qui sont nos juges, afin qu'il décidassent en faveur du plus capable. Mais vous n'en avez rien fait ;et après tant d'années, vous réveillant comme d'une longue ivresse vous venez aujourd'hui m'accuser, encore ne le faites-vous pas dans le lieu où il convient que je sois jugé. XVI. EN effet, ce n'est point a ce tribunal que vous deviez me citer. (Pardonnez-moi cette expression, illustres sénateurs: ce que j'en dis n'est pas pour vous ôter la connaissance de nos contestations, ce n'est que pour vous faire connaître l'injuste procédé de mon accusateur). C'était devant le peuple que vous deviez former vos plaintes, et il fallait m'avertir de le convoquer. Mais comme c'est là justement ce que vous avez voulu éviter, je vais l'assembler moi-même, afin qu'il prenne connaissance des chefs d'accusation que vous formez contre moi. Je le prierai instamment de décider encore une fois qui de nous deux est le plus digne de régner, et je le ferai volontiers ce que tous les Romains m'ordonneront. Mais en voilà assez là-dessus. Quand on a affaire à un accusateur de mauvaise foi, alléguer peu ou beaucoup de raisons pour défendre son droit, c'est la même chose, il n'est pas nomme à profiter de ce qu'on lui dit pour rentrer en lui-même. [4,36] XVII. JE vous avoue, Messieurs, que je serais extrêmement surpris d'apprendre que quelques-uns de cette illustre compagnie conspirassent avec Tarquin pour me détrôner. Je leur demanderais volontiers quelle injustice ou quelle mauvaise action j'ai pu faire pour encourir leur disgrâce et leur inimitié. Ont-ils des preuves que de mon règne aucun citoyen ait jamais été mis à mort, {exilé, dépouillé de se biens}, ou puni de quelqu'autre manière, sans avoir été convaincu dans toutes les formes de la justice ? Quel si l'on ne peut me reprocher une pareille tyrannie, ai-je donc attenté à l'honneur d'aucune femme mariée, ai-je déshonoré les vierges, ou porté l'intempérance jusqu'à commettre des excès plus honteux avec des personnes de condition libre ? Si j'avais fait quelque crime de cette nature, il serait juste de m'ôter la couronne et la vie même, On dira peut-être que je suis fier, que j'ai des manières hautaines, que l'air impérieux avec lequel je gouverne, me rend odieux à tout le monde. Mais y a-t-il aucun des rois mes prédécesseurs qui aie traité les citoyens avec plus d'amitié ou qui ait fait un usage plus modéré de ses pouvoirs? Je puis dire que j'ai marqué à tous les Romains autant de tendresse qu'un bon père en a pour ses enfants. Je n'ai pas même retenu en son entier toute l'autorité que vous m'aviez confiée, et que vous conservez avec tout le soin dont vous êtes capables, comme un précieux trésor que vos pères vous ont laissé par succession. N'ai-je pas établi des lois fondamentales auxquelles vous avez donné votre approbation ? Ne m'y suis-je pas conformé pour faire rendre la justice, et n'ai-je pas été moi-même le premier à observer aussi exactement que le dernier des citoyens ce que je prescrivais aux autres ? Davantage, ce que nul de mes prédécesseurs n'avait jamais fait, je vous ai abandonné les causes des particuliers au lieu de me réserver la connaissance de tous les procès criminels. XVIII. JE vois bien, Messieurs, que s'il y en a parmi vous qui aient conçu de la haine contre moi, ce n'est pas pour aucun tort que je leur aie fait. La seule chose qui les irrite c'est que j'ai comblé le peuple de mes bienfaits. Mais vous avez grand tort d'en avoir pris ombrage. Vous savez que plusieurs fois je me suis justifié là-dessus, et que je vous ai rendu compte de ma conduite ; il n'est pas besoin de rien ajouter à ce que j'ai déjà dit pour ma défense. Au reste si Tarquin vous paraît plus capable de gouverner, je n'empêche point que Rome ne choisisse un meilleur roi que celui qui est aujourd'hui sur le trône. Je remettrai volontiers entre les mains du peuple toute l'autorité dont il m'a fait dépositaire, et quand il m'aura réduit à la condition de simple particulier, je ferai voir à tout le monde que si j'ai su commander, je sais également obéir avec modestie. [4,37] XIX. APRES ce discours qui couvrit de confusion ceux qui avaient conspiré contre lui, Tullius congédia le sénat. Ensuite il fit venir les hérauts qu'il envoya dans toutes les rues pour convoquer le peuple. Sur ces ordres une foule de citoyens de tous les quartiers de Rome s'assembla dans la place publique. Le roi monta sur son tribunal, et par une harangue très pathétique il fit un long détail de toutes les belles actions par lesquelles il s'était signalé dans la guerre tant du vivant de Tarquin qu'après sa mort, et des beaux règlements qu'il avait établis au grand avantage de la république. Le peuple qui redoublait ses acclamations à chaque instant, était impatient de savoir où il en voulait venir, lorsqu'enfin Tullius s'expliqua en ces termes. « Tarquin, dit-il, m'accuse de retenir injustement la couronne. Il prétend qu'elle lui appartient, que son aïeul la lui a laissée en mourant, de même que les autres biens, et que le peuple n'a pas pu en disposer en faveur d'un autre puisqu'elle ne lui appartient pas. » XX. ALORS toute la populace transportée de colère, marqua son indignation par de grandes clameurs. Tullius cependant fit faire silence. Il leur représenta qu'ils ne devaient pas s'irriter des remontrances de Tarquin, qu'il fallait le faire venir, écouter ses raisons, et même lui confier le gouvernement, s'ils trouvaient qu'on lui eut fait quelque tort, ou qu'il fut plus digne qu'un autre de leur commander: que pour lui il se démettait de la royauté entre les mains de ceux à qui elle appartenait et dont il l'avait reçue. Ayant parlé de la sorte, il voulut descendre de ion tribunal. Les cris redoublèrent dans toute l'assemblée. Le peuple fondant en larmes lui fit mille instances pour l'empêcher de céder la couronne à un autre, il y en eut même qui crièrent hautement qu'il fallait tomber sur Tarquin et le mettre à mort, de sorte que celui-ci se retira au plus vite avec tous ses partisans, dans la crainte que cette populace mutinée ne fît main basse sur lui Après cela, toute l'assemblée reconduisît Tullius jusqu'à son palais, au milieu des acclamations et des applaudissements qui étaient autant de témoignages de sa joie et de son estime pour le roi [4,38] XXI. L*ENTREPRISE de Tarquin ayant encore échoué en cette occasion ; transporté de colère sur ce que le sénat, en qui il mettait toute sa confiance, ne lui avait donné aucun secours, il se tint quelque temps enfermé chez lui sans parler à personne qu'à ses plus fidèles amis. Sa femme ne cessait cependant de lui donner de nouveaux conseils. Elle lui fit sentir qu'il n'y avait point de temps à perdre, qu'au lieu d'agir mollement et de s'en tenir à de simples paroles, il fallait en venir aux effets, que le meilleur parti était de se réconcilier d'abord avec Tullius par l'entremise de ses amis, afin que comptant sur la sincérité de cette réconciliation; il fit moins en garde; Tarquin profita de ces pernicieux conseils, il feignit de se repentir du passé, et par le moyen de ses amis il fit toutes les instances possibles auprès de Tullius pour en obtenir le pardon. Le roi naturellement porté à la douceur, ne pouvant se résoudre à être toujours en guerre avec son gendre et sa fille, n'eut pas de peine à se laisser fléchir. Mais cette réconciliation plâtrée fut la cause de sa perte. XXII. TARQUIN prit le temps que le peuple était dispersé dans les campagnes à faire la moisson, il sortit avec ses partisans qui portaient des poignards cachés sous leurs habits, donna des haches à quelques-uns de ses domestiques et prit un habit royal avec toutes les autres marques de la souveraine puissance. Dans cet appareil, il s'avance jusqu'à la place publique, et s'étant arrêté devant la salle du sénat il ordonne à l'huissier de convoquer les sénateurs. Plusieurs patriciens à qui il avait communiqué son dessein et qui l'avaient même exhorté à en presser l'exécution, s'étaient déjà rendus dans la place où ils grossissaient le nombre de ses partisans. XXIII. PENDANT que les sénateurs s'assemblaient, Tullius demeurait tranquille chez lui sans se douter de ce que l'on tramait contre sa personne. On lui vient annoncer que Tarquin paraît en public avec les marques de la royauté et qu'il a convoqué le sénat. Le roi surpris d'une telle audace, sort incontinent de son palais avec plus de précipitation que de prudence, accompagné d'une faible escorte Il arrive au sénat, il aperçoit Tarquin assis sur le trône et revêtu des ornements royaux. II lui crie d'une voix menaçante: « Qui t'a donc permis, ô le plus scélérat de tous les hommes, qui t'a permis de prendre les marques de la royauté? C'est vous-même, Tullius, repartit Tarquin, c'est vous-même, qui m'avez fait si hardi, vous, qui né d'une esclave que mon aïeul avait eue pour sa part du butin, avez poussé l'impudence et l'effronterie jusqu'à oser vous faire roi des Romains ». Outré de cette réponse, Tullius s'emporte et veut se jeter sur lui pour l'arracher du trône royal. Tarquin est ravi qu'il ait fait le premier pas, il saute à bas du trône, il saisit par le milieu du corps cet infortuné vieillard qui crie de toutes ses forces et qui appelle inutilement ses gardes à son secours, il l'emporte dehors, et comme la vigueur de son âge le rend plus fort, il l'enlève de terre et le précipite du haut des degrés dans la place publique. Tullius se relève de cette chute avec grand' peine, il regarde autour de lui, il n'y voit que des partisans de Tarquin, mais pas un seul de ses amis. Il tâche donc de regagner son palais, plein de désespoir, couvert de sang et à demi mort de sa chute. Il n'a pour toute escorte que quelques-uns de ses gens qui le conduisent et qui soutienne son corps tout froissé. [4,39] XXIV. ON dit qu'après cela la fille dénaturée commit une action des plus impies {et des plus incroyables}, elle fait même horreur à entendre. Sitôt que cette malheureuse eut appris que son père était entré dans le sénat, impatiente de savoir quel serait le succès de l'entreprise, elle monte sur son char et se rend dans la place publique. Là, apercevant Tarquin sur les degrés de la salle du sénat, elle est la première à le saluer comme roi, elle crie à haute voix et prie les dieux qu'il règne pour la prospérité de l'état : son exemple est bientôt suivi des autres conjurés et tous le proclament roi. Enfin après s'être livrée pour un moment aux premiers transports de sa joie, elle le tire à quartier et lui tient ce langage. «Vos premières démarches, Tarquin, ont réussi, mais vous ne pourrez jamais vous maintenir sur le trône tant que Tullius respirera, et si vous le laissez vivre un instant il ne manquera pas de soulever contre vous toute la populace donc vous savez bien vous-même qu'il a gagné le cœur. Ayez donc soin de le prévenir, et avant qu'il se soit retiré dans son palais, envoyez quelques-uns de vos partisans qui vous en défassent dans le moment. XXV. TULLIA ayant ainsi parlé, remonte sur son char et se retire. Tarquin cependant met en usage les conseils des cette malheureuse. Il envoie des gens armés après Tullius. Ceux-ci font prompte diligence, le joignent auprès de son palais, et le poignardent impitoyablement. XXVI. TULLIA arrive dans le moment que son corps est étendu par terre encore palpitant. La rue par où son char devait passer étant fort étroite, le chemin se trouva bouché par le cadavre de Tullius, les mules en sont épouvantées ; le cocher est ému de compassion à la vue de cet affreux spectacle ; il s'arrête tout court et regarde sa maitresse. Celle-ci lui demande ce qui l'empêche d'avancer. « Hé ne voyez-vous pas, lui dit-il, le corps de votre père étendu sur le pavé ? Il bouche le chemin, il n'y a pas moyen d'avancer sans passer par dessus. » Piquée de cette réponse, Tullia prend son marchepied, et le lui jetant à la tête : « scélérat, s'écrie-t-elle, marcheras-tu, même par-dessus le cadavre ? » Alors le cocher avance, et moins sensible au coup qu'il a reçu qu'au triste spectacle qu'il voit devant ses yeux, à force de coups de fouet il fait passer ses mules par-dessus le corps mort. Cette rue qui auparavant s'appelait la rue heureuse, fut nommée en latin par les Romains la rue scélérate, à cause de cette détestable action de Tullia. [4,40] XXVII. AINSI mourut Tullius après quarante ans de règne. Les Romains disent qu'il fut le premier qui changea les lois et les coutumes du pays par les voies dont il se servit pour monter sur le trône. En effet, dans l'élection de tous ses prédécesseurs les suffrages du sénat avaient concouru avec la voix du peuple. Mais lui, il n'employa pour arriver à la couronne que la faveur d'une populace dont il avait gagné les plus pauvres par ses largesses, à force de présents, et par plusieurs autres moyens inconnus jusqu'alors. Cette remarque ne contient rien que de conforme à la vérité. Car dans les siècles précédents, lorsque le roi était mort, le peuple donnait au sénat plein pouvoir d'établir telle forme de gouvernement qu'il jugerait à propos: alors le sénat créait des entre-rois, ceux-ci cherchaient le plus homme de bien, soit parmi les naturels du pays, soit entre tous les citoyens, ou même parmi les étrangers, et le choisissaient pour roi. Si l'élection était approuvée du sénat, ratifiée par le peuple et confirmée par des auspices favorables, il prenait les rênes du gouvernement. Mais s'il manquait une seule de ces conditions, on en nommait un autre, et même un troisième, jusqu'à ce que l'élection fût approuvée incontestablement et par les dieux et par les hommes. Tullius au contraire se porta d'abord pour tuteur des petits-fils du feu roi, comme nous l'avons dit ci-dessus. Ensuite il sut si bien gagner le cœur des pauvres citoyens par ses caresses et par les bons offices qu'il leur rendait, que le peuple seul et de pleine autorité le proclama roi. Au reste il régna avec tant de douceur et de modération, qu'il dissipa par sa sage conduite les mauvais bruits qu'on avait répandus de lui comme d'un homme qui n'était pas arrivé à la royauté par de bonnes voies ni selon les lois ce qui fit croire à plusieurs que s'il n'avait pas été prévenu par une mort violente, son dessein était de changer le gouvernement en Démocratie. On dit même que ce fut la principale raison qui excita les patriciens à lui tendre des pièges ; mais que ne trouvant point d'autre moyen de le dépouiller de la royauté, ils engagèrent Tarquin dans leur conjuration et l'aidèrent à monter sur le trône, dans le dessein d'affaiblir l'autorité du peuple qui s'était infiniment accrue pendant le règne de Tullius, et de recouvrer toute la puissance qu'ils avaient auparavant. XXVIII. L' EMEUTE générale et la grande tristesse que la mort du roi causa dans toute la ville, firent appréhender à Tarquin que si l'on portait le corps par la place publique, selon la coutume des Romains, avec toute la magnificence des cérémonies ordinaires pour les funérailles des rois, le peuple irrité ne fit main basse sur lui dans un temps où son autorité n'était pas encore suffisamment affermie. C'est pourquoi il ne voulut jamais permettre qu'on lui rendît aucun des honneurs accoutumés. La femme de Tullius, fille de Tarquin l'ancien, fut donc obligée, avec l'aide d'un petit nombre de ses amis les plus intimes, d'enlever son corps pendant la nuit. Elle le porta hors de la ville, comme celui d'un simple particulier et d'un homme de la lie du peuple. Là, après avoir déploré la triste destinée et celle de son mari, faisant mille imprécations contre son gendre et sa fille, elle le couvrit de terre. XXIX. LORSQU'ELLE lui eût rendu les derniers devoirs, elle revint au palais du roi, où elle ne survécut qu'un seul jour à son époux, étant morte la nuit suivante, sans que la plupart des Romains aient jamais su de quel genre de mort. Les uns disaient que ne pouvant soutenir plus longtemps l'excès de sa douleur, elle s'était tuée de ses propres mains. D'autres prétendaient que son gendre et sa fille l'avaient fait mourir, parce qu'elle faisait paraître trop de chagrin {de la mort de son cher époux} qu'elle aimait tendrement. XXX. MAIS, si Tullius, pour les raisons que j'ai rapportées, ne fut pas honoré d'un magnifique monument et d'une pompe funèbre qui répondit à sa dignité, on peut dire que l'éclat de ses belles actions a suffisamment éternisé sa mémoire. Les dieux mêmes firent voir par un prodige étonnant qu'ils le chérissaient ; et c'est ce qui a fait croire à plusieurs qu'on ne devait plus douter de ce miracle fabuleux et incroyable que l'on rapporte à l'occasion de sa naissance, et dont nous avons déjà parlé ci-dessus. Le temple de la Fortune qu'il avait fait bâtir et où il avait fait mettre sa propre statue, fut embrasé avec tout ce qu'il contenait ; la statue de Tullius, qui n'était que de bois doré, resta seule au milieu des flammes, sans être aucunement endommagée par le feu. Ce temple fut rebâti après l'incendie, sur le même plan et sur le même modèle. Mais on s'aperçoit encore aujourd'hui qu'il est d'une nouvelle structure, et tous les ornements qu'on y voit ne paraissent pas fort anciens: il n'y a que la seule statue de Tullius qui paraît d'un goût antique, et telle qu'elle était d'abord. Les Romains ont encore aujourd'hui pour cette statue une vénération particulière. Et voilà ce que l'histoire nous apprend de Tullius. [4,41] CHAPITRE DIXIEME. I. LUCILIUS Tarquin, successeur de Tullius, s'empara de la royauté par la force des armes contre toutes les lois. Il prit les rênes du gouvernement la quatrième année de la soixante-unième olympiade en laquelle Agatharque {de Corcyre} remporta le prix de la course dans le temps qu'Hercule était archonte à Athènes. Aussitôt après son avènement à la couronne, ce tyran fit paraître un souverain mépris, non seulement pour le peuple, mais aussi pour les patriciens qui lui avaient ouvert le passage au trône. Il renversa toute l'ancienne discipline, il abolit les plus sages lois et les plus beaux règlements, il confondit tout le bon ordre établi par ses prédécesseurs, en un mot il changea le gouvernement de la république en une tyrannie ouverte. Premièrement il choisit pour ses gardes du corps, tant parmi les étrangers que parmi les naturels du pays, tout ce qu'il y avait de jeunes déterminés, ils portaient des épées et des lances, leur fonction, était de faire sentinelle pendant la nuit à l'entrée de sont palais, de l'accompagner le jour en quelque endroit qu'il allât et de le mettre en sûreté contre toutes les embuches qu'on pourrait lui tendre; en second lieu il ne sortait pas souvent, ni à des heures réglées, s'il paraissait en public, c'était rarement, et lorsqu'on s'y attendait le moins. La plupart du temps il ne traitait des affaires de l'état que dans son palais avec ses plus intimes amis, qui seuls étaient admis dans ses délibérations, il était rare qu'il en traitât dans le barreau ou dans la place publique. On ne laissait entrer chez lui que ceux qu'il avait mandés, encore ne les recevait-il pas gracieusement ni avec douceur, mais comme un tyran insupportable, avec un visage plein de colère et plus capable d'inspirer la terreur que de donner le moindre contentement. Ce n'était point par les lois qu'il jugeait les procès qui concernaient les contrats et les conventions contestés, ce n'était que par caprice et par humeur, et sans consulter la justice : il n'avait point d'autres règles qu'un pouvoir arbitraire. II. CE fut pour cette raison que les Romains lui donnèrent le surnom de Superbe, qui veut dire en notre langue un homme fier, hautain, impérieux. Ce surnom le distinguait de son aïeul qu'on appelait Priscus, c'est-à-dire l'ancien, car les deux autres noms de Lucius et de Tarquín lui étaient communs avec son grand-père. [4,42] III. QUAND Tarquin se crut suffisamment affermi sur le trône, il suborna les plus scélérats de ses amis, dont il se servit pour faire le procès aux plus illustres des citoyens. Il commença d'abord par ceux dont il croyait être haï pour l'attentat qu'il avait commis en détrônant Tullius. De là il passa à ceux qu'il soupçonnait d'être mécontent du changement qu'il faisait dans le gouvernement de la république, puis il s'attaqua à ceux qui, avaient de grandes richesses. Ces infâmes délateurs les accusaient les uns après les autres de mille crimes supposés, mais principalement d'avoir conspiré contre la personne du roi. Tarquin était lui-même leur juge. Il condamnait ceux-ci à la mort, ceux-là à l'exil, il s'empara des biens des uns et des autres, en retenait pour lui la plus grande partie et n'en distribuait qu'une légère portion aux accusateurs. Dans la crainte d'être opprimés, par de semblables calomnies, les plus puissants de Rome qui savaient bien pour quel sujet on leur tendait des pièges, prenaient d'eux-mêmes le parti d'abandonner la ville au tyran ; et ceux-ci faisaient le plus grand nombre. Mais cette précaution ne les mit pas tous à couvert de la cruauté. Il fit mourir plusieurs personnes du premier rang, mais sans aucun éclat: les uns furent enlevés à Rome dans leurs maisons, les autres furent assassinés à la campagne, et on ne put jamais retrouver leur corps. Après s'être défait des meilleures têtes du sénat en les condamnant à la mort ou à un exil perpétuel, il établit un nouveau sénat composé de ses partisans à qui il donnait toutes les charges vacantes. Il ôta même à ceux-ci la liberté de rien dire et de rien faire que ce qu'il ordonnerait. Alors tout ce qui restait de sénateurs de la création de Tullius, qui avaient jusqu'à ce temps-là conservé leur ancienne aversion pour les plébéiens, commencèrent, mais trop tard, â se repentir de la faute qu'ils avaient faite. Ils s'étaient flattés qu'un changement dans l'état leur serait avantageux, c'était en effet par de semblables promesses que Tarquin les avait amusés pour les faire tomber dans le piège. Mais quand ils virent qu'il ne leur laissait aucune part dans l'administration de la république, et qu'ils avaient perdu, aussi bien que le peuple, toute l'autorité dont ils jouissaient auparavant, ils déploraient leur sort et appréhendaient encore plus l'avenir que les maux présents. lis étaient cependant obligés de se contenter de l'état présent des affaires, n'ayant pas assez de forces pour s'opposer aux entreprises du tyran. [4,43] IV. LE peuple ravi de voir les grands humiliés, disait hautement qu'ils l'avaient bien mérité par leur conduite. Il leur insultait même en face, parce qu'il croyait être lui même hors de tout danger et que la tyrannie ne tomberait que sur les sénateurs. Mais il ne fut pas longtemps sans en ressentir les effets encore plus que le sénat. Tullius avait fait des lois pour établir une parfaite égalité entre les grands et les petits ; elles rendaient la condition de ceux-ci entièrement égale â celle des sénateurs dans tout ce qui concernait le droit, les procès, les démêlés qu'ils pouvaient avoir ensemble, elles retranchaient certains privilèges dont les patriciens s'étaient servis jusqu'à son règne pour vexer le peuple dans les contrats qu'ils passaient avec lui. Tarquin abolit toutes ces lois. Il ne laissa pas même les tables sur lesquelles elles étaient gravées afin qu'il n'en restât aucun monument, il les fit enlever de la place publique où elles étaient affichées et les brisa. Ensuite il abolit la capitation qui se payait à proportion du revenu des particuliers, remit les choses sur l'ancien pied, et quand il avait besoin d'argent, il obligeait les plus pauvres à contribuer autant que les plus riches. Ce changement eut bientôt épuisé la plupart des plébéiens, qui dès la première taxe furent contraints à payer dix drachmes par tête. V. TARQUIN poussa plus loin sa tyrannie. Il fit un édit pour défendre à l'avenir toutes les assemblées des paysans, des curies et des quartiers de la ville, qu'on avait coutume de faire, tant à Rome qu'à la campagne, pour offrir des sacrifices et immoler des victimes; c'est qu'il craignait que tant de citoyens rassemblés en un même lieu ne tramassent de secrètes conspirations pour secouer le joug de son gouvernement tyrannique. Outre cela il avait des espions dispersés dans tous les endroits pour examiner tout ce qui se passait et tout ce que l'on disait. Ces mouchards, qui n'étaient point connus pour tels, se glissaient dans les compagnies et dans les conversations, souvent même ils parlaient contre le tyran pour découvrir ce qu'un chacun en pensait ; ensuite ils lui dénonçaient ceux qui avaient lâché quelques paroles contre l'état présent des affaires, et quiconque était atteint et convaincu devait s'attendre à des châtiments également rigoureux et inévitables. [4,44] VI. NON content d'avoir commis toutes ces injustices envers les plébéiens, à la réserve de ceux qui lui étaient entièrement dévoués et qu'il destinait à porter les armes dans les expéditions militaires, Tarquin obligea le reste du peuple à travailler dans Rome aux ouvrages publics. En cela il avait deux vues : la première, d'occuper les petites gens, persuadé qu'il était que rien n'est plus dangereux dans un état monarchique que de laisser la canaille indigente dans l'oisiveté : la seconde était de mettre la dernière main aux travaux que son aïeul avait laissé imparfaits. Pendant son règne il voulait pousser jusqu'au fleuve du Tibre les égouts souterrains de la ville de Rome commencés par Tarquin l'Ancien, et achever de bâtir des portiques couverts autour du grand cirque dont il n'y avait encore que les fondements qui fussent entièrement faits. Voila à quoi il faisait travailler le pauvre peuple. Cependant il ne donnait à chacun que très peu de blé pour se nourrir au milieu de tant de fatigues. Les uns taillaient les pierres, ou sciaient le bois. Les autres {menaient les charrettes chargées de matériaux, ou} portaient eux-mêmes les fardeaux sur leurs épaules. Ceux-ci creusaient les égouts et les conduits souterrains ; ceux-là y faisaient des voûtes. D'autres bâtissaient les portiques, ou étaient occupés à servir les manœuvres qui y travaillaient. Les fondeurs, forgerons, charpentiers, tailleurs de pierres et autres artisans étaient obligés de quitter leur propre besogne pour ces ouvrages publics, et le peuple accablé d'une infinité de travaux n'avait aucun relâche. Les patriciens qui voyaient que la populace gémissait sous tant de maux s'en réjouissaient à leur tour et oubliaient en partie leurs propres malheurs. Mais ni les uns, ni les autres n'avaient assez de courage pour se délivrer d'un joug qui les opprimait. [4,45] CHAPITRE ONZIÈME. I. QUOIQUE personne n'osât remuer contre Tarquin, il fit réflexion néanmoins que ceux qui n'ont pas été revêtus de la puissance souveraine selon les lois, mais qui s'en sont emparés par la force des armes, ont besoin non seulement de l'appui des troupes du pays, mais aussi du secours des étrangers. Dans cette pensée il voulut se faire ami du plus illustre et du plus puissant de tous les Latins, auquel il fit épouser sa fille. Il s'appelait Octavius Mamilius, et descendait de Télégonus fils d'Ulysse et de Circé. Il demeurait à la ville de Tusculum où il passait pour un bon général d'armée et pour un des plus habiles de son temps dans le métier de la guerre. Par l'entremise de cet ami, Tarquin gagna les plus puissants de chaque ville. Comptant sur leur secours, il résolut de porter la guerre chez les nations voisines et de mettre une armée en campagne contre les Sabins, qui ne se croyant plus obligés après la mort de Tullius à garder le traité qu'ils avaient conclu avec ce prince, refusaient de le soumettre à son obéissance. II. DANS ce dessein il dépêcha vers ceux qui avaient coutume de s'assembler à Férente pour traiter des intérêts des Latins. Il leur manda de s'y rendre incessamment à un certain jour qu'il leur marqua, et leur fit entendre qu'il voulait délibérer {avec eux} sur des affaires de la dernière importance qui regardaient l'intérêt commun des deux nations; Ceux-ci ne manquèrent pas de s'y trouver exactement au jour marqué. Tarquin qui les avait convoqués, ne s'y rendit pas à temps. Après l'avoir attendu le reste du jour, quand on vit qu'il n'arrivait point, la plupart des députés prenant ce retardement pour une insulte, commencèrent à murmurer hautement. III. IL y avait dans l'assemblée un habitant de Corille, nommé Turnus Erdonius, puissant en richesses et en amis, grand guerrier et fort éloquent dans les délibérations. Il en voulait non seulement à Mamilius par jalousie de le voir employé si avant dans les affaires de la république, mais encore à Tarquin, qui avait choisi Mamilius pour son gendre préférablement à lui. Cet homme prenant occasion des murmures des autres députés fit un long discours contre Tarquin, dans lequel il rapporta plusieurs traits de sa conduite où il avait donné des preuves d'une fierté et d'une arrogance insupportables. Il appuya particulièrement sur le mépris qu'il faisait paraître pour une assemblée si respectable, où il ne se trouvait pas, quoiqu'il l'eut convoquée lui-même et que les autres s'y fussent rendus exactement au jour marqué. Mais Mamilius excusa Tarquin en cette occasion, et rejetant son retardement sur quelques affaires prenantes, il demanda qu'on différât les délibérations au jour suivant, ce qui lui fut accordé par les magistrats des Latins qui trouvèrent les raisons bonnes. [4,46] Le lendemain Tarquin arriva, et l'on recommença à tenir l'assemblée. Le roi s'excusa d'abord en peu de mots, et apporta les raisons pour lesquelles il avait tant tardé. Ensuite il commença à parler du titre de général des Latins. Il dit qu'il lui appartenait de droit, puisque son aïeul l'avait acquis par la force de ses armes, et en même temps il produisit le traité que les villes Latines avaient autrefois conclu avec Tarquin l'Ancien. Pour soutenir ses prétentions il s'étendit fort au long sur tous les articles de ce traité qui le favorisaient, puis il protesta qu'il procurerait de grands avantages aux Latins et qu'il les comblerait de bienfaits, s'ils demeuraient fermes et constants dans son alliance, enfin il fut si bien ménager les esprits, qu'il les engagea à se joindre à lui pour déclarer une guerre ouverte à la nation des Sabins. Tarquin avait à peine achevé son discours, lorsque Turnus se leva pour prendre la parole. Il fit d'abord de violentes invectives contre le roi sur ce qu'il n'était pas venu assez tôt à l'assemblée. Il s'opposa ensuite à ce qu'on lui accordât le titre de général de toute la nation, disant hautement qu'il ne lui appartenait en aucune manière et qu'il n'était pas de l'avantage des Latins de le lui donner, pour faire valoir ces deux raisons, il prouva que le traité qu'ils avaient conclu avec son aïeul ne subsistait plus après la mort de ce prince, parce qu'il n'y avait point de clause qui portât qu'on accorderait les mêmes titres à ses descendants, qu'il fallait que Tarquin fût le plus injuste et le plus méchant de tous les hommes pour demander d'être l'héritier de tous les honneurs accordés à son grand-père. IV. APRES cela, Turnus rapporta ce que Tarquin avait fait pour s'ouvrir le chemin à la royauté. Il fit voir qu'il n'était monté sur le trône que par les crimes les plus énormes : il avait fait mourir une partie de ses sujets, qu'il avait exilé les autres; qu'il s'était emparé de leurs biens et qu'il les avait tous dépouillés de la liberté : qu'il fallait avoir entièrement perdu l'esprit pour espérer rien de bon d'un homme si méchant et si féroce, comme s'il y avait aucune apparence qu'il épargnât des étrangers, lui qui n'avait pas même épargné ses parents ni ses amis. Qu'ainsi il exhortait les Latins á s'opposer de toutes leurs forces aux prétentions de cet usurpateur, puisqu'ils n'avaient point encore subi le joug de la servitude, et qu'ils pouvaient juger par les malheurs d'autrui à quoi ils devaient s'attendre eux-mêmes s'ils avaient assez peu de cœur pour se soumettre à un maître si barbare. [4,47] V. CES invectives de Turnus firent impression sur la plupart des députés. Tarquin demanda du temps jusqu'au lendemain, pour se défendre. Il l'obtint sans beaucoup de peine; et lorsque l'assemblée se fut retirée, il fit venir les plus intimes amis pour délibérer avec eux sur les mesures qu'il fallait prendre pour se justifier des crimes dont on l'avait accusé. Chacun dit son avis, et lui donna des moyens non seulement de détruire les calomnies dont Turnus l'avait noirci, mais encore de gagner les peuples. Mais Tarquin leur répondit qu'il n'était pas besoin de tout cela dans l'état présent des affaires, que pour lui il croyait qu'il ne s'agissait pas tant de réfuter les invectives que de se délivrer de l'accusateur VI. TOUS les amis de Tarquin s'étant rangés de son sentiment, pour exécuter son détestable projet il employa des moyens qui ne seraient jamais venus dans la pensée de tout autre que lui, et contre lesquels il n'était pas possible humainement de se précautionner. Il s'adresse aux domestiques de Turnus qui conduisaient son équipage et les chevaux de charge, il les corrompt à force de présents, leur donne une grande quantité d'épées, et les engage à porter ces armes à la faveur de la nuit dans la maison où logeait leur maître afin de les cacher parmi son bagage, VII. LE lendemain les états se rassemblèrent, Tarquin s'avance au milieu de l'assemblée, et s'adressant aux députés des villes Latines, il leur dit qu'il n'avait que deux mots à répondre aux invectives de Turnus, et qu'il prenait son accusateur même pour juge de toutes les calomnies dont il l'avait chargé « En effet, Messieurs, ajouta-t-il, ce Turnus qui m'accuse de tant de crimes, m'en a lui-même absous par les démarches qu'il a faites pour épouser ma fille. Aujourd'hui il n'est irrité contre moi que parce que je ne la lui ai pas accordée. Mais ce n'a été que pour de bonnes raisons que j'en ai usé ainsi. Jugez en vous-mêmes, et voyez si j'aurais été raisonnable de refuser l'alliance de Mamilius, le plus illustre des Latins tant par sa noblesse que par ses autres belles qualités, pour donner ma fille à celui-ci qui ne peut faire remonter sa généalogie au-delà de son trisaïeul. Voila pourquoi il a inventé tous les crimes qu'il vient mettre ici sur mon compte. S'il savait que je fusse tel qu'il me dépeint aujourd'hui, devait-il chercher alors avec tant d'empressement l'honneur d'être mon gendre ? Ou s'il m'a cru honnête homme quand il me demanda ma fille, peut-il aujourd'hui me traiter comme un scélérat? Je n'en dirai pas davantage pour ma justification. Pour vous, Messieurs, qui courez le plus grand de tous les périls, il n'est pas temps d'examiner si je suis un malheureux ou un homme de bien ; vous pourrez le faire dans la suite. Il s'agit maintenant de pourvoir à votre propre sûreté et à la liberté de la patrie. Ce beau harangueur tend des embûches aux principaux magistrats de vos villes : les mesures sont prises pour assassiner les plus considérables d'entre vous, afin de s'emparer de l'empire des Latins et c'est le sujet qui l'amène ici. Ce que je vous dis, Messieurs, n'est pas appuyé sur de simples conjectures, je le fais de science certaine, et c'est un des conjurés qui m'en a donné avis la nuit dernière. Il ne tient qu'à vous d'en découvrir la vérité, puisque j'en ai des preuves indubitables, et si vous voulez seulement vous donner la peine de venir jusqu'à la maison où il loge, je vous ferai voir les armes qu'il y a cachées. [4,48] VIII. SUR ces dernières paroles, les députés qui craignaient pour leur propre vie, s'écrièrent tous qu'il fallait éclaircir ce fait, et ne pas se laisser amuser par des discours simulés. Alors Turnus qui ne le doutait nullement du piège qu'on lui avait tendu, protesta qu'il consentait volontiers que les chefs de l'assemblée allassent faire la visite chez lui: mais il demandait en même temps, ou qu'on le fît mourir lui-même s'il se trouvait qu'il eut d'autres armes que celles qui qui étaient nécessaires pour le voyage, ou qu'on punît rigoureusement son accusateur s'il était, convaincu de fausseté. Tous approuvèrent sa proposition, on alla chez lui, et parmi son bagage on trouva les armes que ses gens y avaient cachées. Après cette découverte on ne donna plus à Turnus la liberté de le défendre : sans autre forme de procès on le précipita dans un abîme profond, où il fut enseveli tout vivant. IX. TOUTE l'assemblée donna de grandes louanges à Tarquin, comme au bienfaiteur de toutes les villes et au conservateur d'un nombre infini de personnes du premier ordre. Pour récompense du service important que les Latins croyaient avoir reçu de lui, ils le firent général de toute la nation aux mêmes conditions qu'on avait autrefois accordé ce glorieux titre à son aïeul et à Tullius après lui. Ensuite on grava les articles de cette nouvelle alliance sur des colonnes, on fit serment sur les victimes qu'on en observerait religieusement toutes les conditions, puis l'assemblée se sépara; et les députés s'en retournèrent. [4,49] X. APRES avoir obtenu le titre de général des Latins, Tarquin députa chez les Herniques et chez les Volsques pour les inviter à faire amitié avec lui et à entrer dans la nouvelle alliance qu'il venait de conclure. {Toute la nation des Herniques accepta ses offres} : mais il n'y eût que deux villes du pays des Volsques, savoir, Echetra et Antium, qui entrèrent dans son alliance. Cela étant fait, afin que le traité conclu avec tant de villes ne se rompît jamais, Tarquin crut qu'il était à propos d'avoir un temple qui fût commun aux Romains, aux Latins, aux Herniques, et à ceux des Volsques qui avaient accédé à la nouvelle alliance, dans lequel ils s'assembleraient tous les ans pour tenir une foire, célébrer des festins et participer ensemble aux mêmes sacrifices. Le projet fut accepté d'une commune voix par toutes ces nations. Tarquin choisit le lieu du rendez-vous général sur une haute montagne située presqu'au milieu de tous les peuples alliés, et qui domine sur la ville d'Albe. Il ordonna qu'on s'y assemblerait chaque année, que toutes les nations de l'alliance ne feraient pendant ce temps-là aucun acte d'hostilité l'une envers l'autre, qu'on y offrirait en commun des sacrifices à Jupiter appelé Latiaris qu'on y célébrerait des festins en signe d'union. Il régla aussi ce que chaque ville devait fournir pour les sacrifices, et la part qu'elle y devait avoir. Quarante-sept peuples se trouvaient à cette solennité et participaient aux oblations et aux sacrifices. Les Romains en font encore aujourd'hui la fête sous le nom de Féries Latines. Les villes qui y ont part, fournissent toutes quelque chose, les unes des agneaux, les autres des fromages, celles-ci une certaine quantité de lait, celles-là quelques autres denrées de cette espèce : et comme on y immole un taureau au nom de toutes les villes, chacune en a un morceau. Au reste ce sont les Romains qui président à la solennité et qui y offrent les sacrifices pour tous les autres peuples de l'alliance. [4,50] CHAPITRE DOUZIEME. I. TARQUIN affermi de plus en plus par ces nouvelles alliances, résolut d'ouvrir une campagne contre les Sabins. Dans ce dessein il choisit parmi les Romains ceux dont il avait moins sujet de se défier, et qu'il croyait les moins capables de recouvrer leur liberté quand ils se verraient les armes à la main. Il y joignit les troupes qui lui vinrent de la part des alliés, et qui étaient beaucoup plus considérables par leur nombre que les forces domestiques. Avec cette armée il fit le dégât dans le pays ennemi, et vainquit tous ceux qui furent assez hardis pour lui livrer bataille. II. ENSUITE il marcha contre les Pométiens, peuples de la ville de Suesse, plus florissants que tous leurs voisins, et qui par une longue prospérité devenaient insolents et insupportables à toutes les autres nations. Le sujet de cette guerre fut que quand on leur demanda satisfaction des brigandages qu'ils avaient exercés sur les terres du peuple Romain, ils avaient répondu avec fierté, étant déjà tout prêts à recevoir l'ennemi les armes à la main. Tarquin leur livra bataille sur leurs frontières, en tua un grand nombre, mit le reste en fuite, et les obligea de se retirer sous leurs murailles, d'où ils n'osèrent plus sortir. Le roi fit approcher les troupes de la ville, et l'ayant investie d'un fossé et d'une haute palissade, il donna de fréquents assauts. Les assiégés soutinrent vigoureusement l'attaque et résistèrent longtemps aux fatigues d'un siège poussée si vivement, jusqu'à ce qu'enfin dépourvus de vivres et harcelés jour et nuit, sans avoir de relâche ni aucune espérance de recevoir du secours, ils prirent le parti de céder à la force. Le vainqueur devenu maître de cette place, fit passer au fil de l'épée tous ceux qu'il trouva les armes â la main. Les femmes, les enfants, ceux qui se rendirent prisonniers de guerre, une multitude d'esclaves, et toutes les richesses tant de la ville que de la campagne, furent abandonnées au pillage des soldats. Mais pour l'or et l'argent, Tarquin ramassa en un même lieu tout ce qu'il en put trouver, et après en avoir pris la dixième partie pour faire bâtir un temple, il distribua le reste à ses troupes. Il y en avait une si grande quantité, que chaque soldat eut â sa part cinq mines d'argent, et la dîme qu'on consacra aux dieux se montait à quatre cents talents. [4,51] III. IL était encore à Suesse lorsqu'un courrier lui vint dire que les Sabins avec l'élite de leurs troupes divisées en deux camps, dont l'un était vers Erete et l'autre proche de Fidènes, couraient et ravageaient les terres Romaines, et que tout était perdu si l'on tardait à envoyer un prompt secours pour les repousser. Sur cette nouvelle il laissa une petite partie de son armée dans la ville de Suesse à la garde du butin et du bagage, et avec le reste de ses troupes légèrement armées il marcha contre les ennemis, qui étaient campés auprès d'Erete, où il se posta sur une éminence, à quelque distance des Sabins qui n'étaient séparés de son camp que par une petite plaine. Les chefs de l'armée ennemie résolurent de lui livrer bataille le lendemain de grand matin. Ils mandèrent à leurs troupes qui étaient à Fidènes, de les venir joindre. Mais le courrier qui portait les ordres, fut arrêté, et l'on intercepta les lettres. Instruit de leur dessein par cette voie, le roi prit alors un parti très sage suivant les conjonctures présentes. Il partagea son armée en deux corps, dont il en fit défiler un pendant la nuit par le chemin de Fidènes sans que les ennemis s'en aperçussent et avec l'autre rangé en bataille, il sortit de ses lignes dès qu'il fit assez de jour pour en venir aux mains. Les Sabins de leur coté, pleins de confiance à là vue du petit nombre des ennemis, et comptant que le reste de leurs troupes allait bientôt arriver de Fidènes, sortirent à la rencontre de l'armée Romaine. On en vint aux mains et l'on se battit longtemps avec d'égales forces, jusqu'à ce qu'enfin les troupes que Tarquin avait détachées la nuit précédente, quittèrent leur marche et vinrent attaquer l'ennemi par derrière. Alors les Sabins qui les reconnurent à leurs armes et â leurs étendards, furent saisis d'une telle épouvante, qu'ayant entièrement perdu la tête, ils jetèrent bas les armes et ne songèrent plus qu'à chercher leur salut dans la fuite. Mais il n'y eut pas moyen de se sauver. Investis de tous côtés, surtout par la cavalerie Romaine qui les pressait vivement et leur bouchait les chemins, la plupart furent taillés en pièces ou faits prisonnier et il n'y en eut que très peu qui échappèrent aux vainqueurs. Ceux mêmes qui étaient restés â la garde de leurs lignes ne purent pas résister longtemps. On attaqua le camp avec tant de fureur qu'il fut emporté du premier assaut. Les Romains le saisirent de toutes les richesses des Sabins, et outre un grand nombre de prisonniers de guerre ils recouvrèrent en son entier tout le butin que l'ennemi leur avait enlevé. [4,52] Animé par ce premier succès, Tarquin tourna ses armes victorieuses contre le reste des Sabins, qui étaient campés auprès de Fidènes et ne savaient encore rien de la défaite de leurs troupes. Ceux-ci étaient déjà sortis par hasard de leurs retranchements, et s'étaient mis en marche. Mais quand ils furent en présence, sitôt qu'ils aperçurent les têtes de leurs généraux que les Romains portaient au bout de leurs piques pour leur imprimer de la terreur, jugeant à ces tristes marques que le reste de leur armée était en déroute, leur courage s'abattit, et sans même oser tirer l'épée ils ne songèrent plus qu'à se rendre et a fléchir par leurs supplications la colère du vainqueur. IV. REDUITS à la dernière extrémité par la défaite honteuse des deux armées, les Sabins craignant que leurs villes ne fussent emportées d'assaut envoyèrent des ambassadeurs â Tarquin pour demander la paix, avec promesse de se soumettre entièrement à son empire et de lui payer un tribut. Le roi leur accorda ce qu'ils demandaient et quand leurs villes se furent rendues aux conditions que je viens de dire, il retourna â Suese pour rejoindre la garnison, et pour enlever le butin et les bagages qu'il y avait laissés: de là il revint à Rome avec les troupes chargées des riches dépouilles de l'ennemi. Après cette glorieuse expédition, tantôt avec toute son armée, tantôt avec quelques détachements, il fit de fréquentes courses sur les terres des Volsques, d'où il enleva une prodigieuse quantité de butin. V. JUSQU'ICI presque toutes ses entreprises avaient eu d'heureux succès. Mais cette grande prospérité réveilla la jalousie des peuples voisins et lui attira une guerre difficile, qui dura sept ans sans discontinuer, Tarquin y souffrit des pertes considérables en plusieurs occasions, et rencontra de grandes difficultés auxquelles il ne s'était point attendu. Nous allons rapporter en peu de mots l'origine, le sujet, et le progrès de cette guerre. Ensuite nous dirons comment il la termina par un stratagème ingénieux et par une fourberie toute nouvelle. [4,53] VI. A cent stades de Rome, sur le chemin de Préneste, il y avait une ville des Latins. C'était une colonie des Albains; on l'appelait Gabie. Aujourd'hui elle n'est plus habitée toute entière, il n'en reste que quelques maisons qui servent d'hôtelleries. Du temps de Tarquin elle était fort peuplée, et ne cédait en rien à aucune autre ville, soit pour sa grandeur, soit pour le nombre de ses habitants. On peut juger de sa beauté et de sa vaste étendue par les ruines des bâtiments qu'on y voit encore en plusieurs endroits, et par l'enceinte de ses murs dont il reste aujourd'hui la plus grande partie. Quelques-uns des Pométiens, échappés de Suesse lorsque Tarquin la démolit, s'étaient réfugiés dans cette place avec un grand nombre d'exilés et de fugitifs de Rome; Ils ne cessaient de faire de vives instances auprès des Gabiens pour les engager à prendre leur défense contre Tarquin. Aux prières ils ajoutaient la promesse des plus magnifiques récompenses s'ils les rétablissaient dans leur patrie. Enfin ils leur répétèrent tant de fois que le tyran serait facile à vaincre par le secours des Romains mécontents qui ne manqueraient pas de se joindre à eux, qu'ils les engagèrent à prendre en main leurs intérêts, ce que les Gabiens firent d'autant plus volontiers, que les Volsques qui leur avaient envoyé une ambassade pour demander leur alliance, étaient aussi tout disposés à déclarer la guerre à Tarquin. VII. BIENTOT après on mit de nombreuses troupes sur pied. On porta la désolation sur les terres voisines par les fréquentes courses qu'on y fit, et comme il arrive ordinairement, il se donna plusieurs batailles, tantôt entre des camps, tantôt entre les deux armées entières. Plusieurs fois les Gabiens victorieux repoussèrent l'ennemi jusqu'aux portes de Rome, et après avoir fait un grand nombre de prisonniers ravagèrent leurs terres sans trouver de résistance. Plusieurs fois aussi les Romains donnèrent la chasse aux troupes des Gambiens, les obligèrent à se renfermer dans leurs murailles, et leur enlevèrent un grand nombre d'esclaves avec un gros butin. [4,54] Comme ces avantages et ces désavantages alternatifs étaient fort fréquents, ils furent obligés les uns et les autres de fortifier les postes les plus avantageux de leur pays, et d'y mettre des garnisons pour servir d'asile aux laboureurs. De là, s'ils apercevaient une poignée de brigands ou quelque corps de troupes détaché du reste de l'armée et mal en ordre, comme sont d'ordinaire les partis qui butinent sans rien craindre, ils se jetaient sur eux et les égorgeaient. VIII. S'IL y avait quelqu'endroit de leurs villes qui fût trop facile à escalader, on le fortifiait de fossés et de murailles, afin de se garantir des incursions subites et imprévues. Tarquin surtout s'y occupait tout entier, et comme l'endroit le plus faible de Rome était celui qui donnait sur le chemin de Gabie, cette ville étant d'ailleurs asses forte et de difficile accès dans tout le reste de son enceinte, il employa un grand nombre de travailleurs à y faire un large fossé, à rehausser les murs, et à élever plusieurs tours d'espace en espace. IX. Il arriva donc alors, ce qui ne manque jamais d'être une suite des longues guerres, que les courses continuelles de l'ennemi ayant ravagé tout le pays, et la campagne ne rapportant plus ni fruits ni grains, l'une et l'autre ville fut réduite a une affreuse disette sans avoir de meilleures espérances pour l'avenir. La cherté était cependant beaucoup plus grande a Rome qu'à Gabie, et les pauvres qui en souffraient le plus, voulaient absolument qu'on fît la paix avec les Gambiens, et qu'on terminât la guerre à quelques conditions que ce pût être. [4,55] X. CES fâcheuses extrémités jetèrent Tarquin dans un embarras terrible. Il n'était plus en état de soutenir la guerre, et d'ailleurs il ne pouvait se résoudre à faire une paix déshonorable. Il chercha en vain toutes sortes de moyens et de ruses pour le tirer d'un si mauvais état. Son fils aîné qu'on appelait Sextus, fut le seul qui imagina un stratagème pour tromper adroitement les ennemis et rétablir les affaires des Romains qui semblaient désespérées. Il s'en entretint en particulier avec son père, et lui communiqua le dessein du monde le plus hardi, mais dont l'exécution n'était pas absolument impossible. Le roi lui ayant donc permis de l'entreprendre et de faire tout ce qu'il jugerait à propos, il feignit d'être brouillé avec son père au sujet de la guerre qu'il voulait qu'on terminât promptement par un traité d'alliance. Pour mieux colorer cette prétendue mésintelligence,Tarquin le fit cruellement battre de verges dans la place publique et le maltraita en plusieurs autres manières afin que le bruit s'en répandît plus loin. XI. SEXTUS envoya aussitôt les plus intimes amis, comme autant de déserteurs, chez les Gabiens, pour leur dire en secret qu'il avait résolu de faire la guerre à son pere, et que s'ils voulaient lui engager leur parole de le recevoir avec autant de bonté que les autres transfuges Romains, et de ne le jamais livrer entre les mains de Tarquin dans l'espérance d'obtenir de ce tyran une paix avantageuse, il se refugierait dans leur ville. Les Gambiens acceptèrent volontiers sa proposition et donnèrent des assurances comme ils ne feraient rien à son égard contre le droit des gens. Sur leur parole Sextus partit, accompagné d'une troupe de ses compagnons et de ses clients qui feignaient d'être autant de déserteurs, et afin qu'on eût moins de peine à croire que sa révolte contre Tarquín était sincère, il porta avec lui de grosses sommes d'or et d'argent. Bientôt après il fut suivi de plusieurs Romains, qui sous prétexte de se soustraire au joug d'une tyrannie insupportable, formèrent auprès de lui une nombreuse escorte. Déjà les Gabiens croyant que leurs forces étaient considérablement accrues par une si grande quantité de réfugiés, se flattaient de réduire dans peu la ville de Rome. Sextus, ce prétendu révolté contre son père, aidait à les tromper de plus en plus, et nourrissait leurs espérances par les incursions continuelles qu'il faisait sur les terres des Romains d'où il enlevait un gros butin. Son père qui savait les cantons où il devait faire le dégât, avait soin d'y laisser une proie abondante, sans autre garnison qu'une troupe de citoyens, qui lui étaient suspects, et qu'il envoyait tous les jours á la défense du pays comme à une boucherie dont ils ne devaient jamais revenir. XII. CETTE conduite artificieuse, acquit à Sextus la réputation de grand capitaine et de fidèle ami des Gabiens, en sorte qu'aidé de quelques-uns des principaux de la ville qu'il sut gagner adroitement par ses présents, il se fit élire généralissime de toutes les troupes. [4,56] XIII. DES qu'il fut parvenu par ces fourberies et par ces impostures à un si haut degré de puissance, à l'insu des Gabiens il envoya à son père un de ses gens, pour lui annoncer qu'on l'avait élu généralissime, et pour lui demander ce qu'il fallait faire. Tarquin, qui ne voulait pas que cet envoyé connût ce qu'il mandait à son fils, le mena devant le palais, dans un jardin où il y avait des pavots déjà en graine et prêts à cueillir. Là se promenant au milieu des pavots, avec son bâton il abattit les têtes des plus élevés, puis il renvoya le courrier sans lui donner d'autre réponse, quelques instances qu'il pût faire. En cette occasion il suivit, comme je crois, l'exemple de Thrasybule le Milésien, dont on rapporte ce qui suit. Un jour Périandre, tyran de Corinthe, lui ayant envoyé un exprès pour lui demander par quel moyen affermir sa puissance, il ne s'expliqua point de vive voix, mais il ordonna à cet homme de le suivre et le mena dans un champ semé de froment, dont il abattit et jeta par terre les épis qui se trouvaient plus élevés que les autres, voulant lui marquer par là qu'il devait faire couper la tête aux principaux de ses sujets. XIV. TARQUIN fit alors à peu près la même chose que ce Thrasybule, et son fils comprit que sa pensée était qu'il se délivrât par une mort prompte des premiers de la ville de Gabie. Sextus convoqua donc une assemblée du peuple, il lui représenta fort au long que pour avoir eu recours, lui et ses compagnons de son infortune, à la protection des Gabiens il était en grand danger d'être trahi et livré entre les mains de Tarquin par certaines gens mal intentionnés, qu'ainsi il voulait se démettre de la dignité dont on l'avait revêtu, pour le retirer au plus tôt de la ville, avant que le malheur lui arrivât. A la fin du discours il fondit en larmes, et déplora son sort avec tant d'artifice qu'il imitait parfaitement la contenance d'un homme qui se trouve dans un extrême péril de sa vie. [4,57] Le peuple fort irrité lui demandant avec empressement qui étaient ces traîtres qui voulaient le livrer, il nomma Antistius Petron, le plus illustre des Gabiens, qui s'était signalé au dessus de tous les autres par plusieurs campagnes glorieuses où il avait fait la fonction de général, et par ses belles actions en temps de paix. Petron qui ne se sentait coupable d'aucune faute, se défendit fortement, et protesta qu'il consentait volontiers qu'on fit toutes les recherches qu'on jugerait à propos. Sextus lui répondit qu'il ne trouvait pas à propos d'aller lui-même faire la visite dans sa maison, mais qu'il voulait y envoyer d'autres personnes, et que l'accusé n'avait qu'à rester à l'assemblée avec lui jusqu'à ce qu'ils fussent de retour. Or il avait gagné par argent quelques-uns de ses domestiques à qui il avait donné des lettres cachetées du cachet de Tarquin son père, pour les mettre dans la maison et parmi les papiers de leur maître. Petron, n'ayant donc rien répondu, mais ayant consenti qu'on fît la recherche chez lui, ceux à qui on avait donné cette commission trouvèrent les lettres dans l'endroit même où on les avait mises d'abord. Ils revinrent aussitôt à l'assemblée, avec plusieurs lettres où l'on voyait encore le cachet, et parmi lesquelles il y en avait une à l'adresse d'Antistius Pétron. Sextus protesta devant tout le monde qu'il y reconnaissait le cachet de son père, il ouvrit la lettre et la donna à un secrétaire qui en fit la lecture à haute voix. Elle portait que surtout Antistius eût à livrer à Tarquin son fils vivant, ou que s'il n'en pouvait venir à bout, au moins il lui fît couper la tête pour la lui envoyer : que pour le récompenser de cet important service, lui et ceux qui lui auraient aidé, outre ce qu'il avait déjà promis auparavant, il leur accorderait le droit de bourgeoise Romaine, qu'il les élèverait tous au rang des patriciens, leur donnerait des maisons, des terres et plusieurs autres présents dignes de sa magnificence royale. XV. LA lecture de cette lettre irrita extrêmement les Gabiens, et dans les premiers transports de leur fureur ils accablèrent sous une grêle de pierres le pauvre Antistius, qui était si frappé de ce malheur imprévu que la douleur et l'étonnement ne lui permettaient pas de dire un seul mot. A l'égard des autres qui étaient accusés du même crime, on chargea Sextius d'informer contre eux et de les punir comme il le jugerait à propos. Il posta ses amis à la garde des portes de la ville pour y faire sentinelle, afin que les prétendus coupables ne pussent s'échapper, pendant ce temps-là, il envoya des soldats dans les maisons des plus illustres citoyens, et fit égorger ce qu'il y avait de plus honnêtes gens à Gabie. [4,58] XVI. UNE exécution si sanglante jeta le trouble et l'épouvante dans toute la ville. Tarquin en fut informé par les lettres de son fils. Il se met promptement en marche avec son armée, et arrive aux portes vers le milieu de la nuit. Elles lui sont ouvertes par les gardes qu'on y a mis exprès ; il entre avec ses troupes et se rend maître de Gabie sans aucune résistance. Aussitôt le bruit s'en répand par tout. Les citoyens dans une consternation générale déplorent leur triste destinée. Ils s'attendent à être égorgés impitoyablement, à être vendus comme esclaves, et à souffrir tous les maux que peut imaginer un tyran lorsqu'il se voit entièrement le maître ; ou au moins, quelque bien que les choses tournassent, ils ne croyaient pas pouvoir éviter de perdre tous leurs biens, de subir le joug d'une honteuse servitude, et d'être exposés à mille autres traitements semblables. XVII. TARQUIN néanmoins, quelque méchant et quelque inflexible qu'il fut envers ses ennemis en toute autre occasion, ne se porta â aucune des extrémités qu'ils appréhendaient. Il ne fit ni mourir, ni exiler aucun des Gabiens. Il n'ôta à personne ni ses biens ni ses dignités. Il parut même dépouiller le caractère de tyran pour prendre celui d'un roi. Il assembla les Gabiens, leur déclara qu'il leur rendait et leurs biens et leur ville, {et qu'outre cela il leur donnait le droit de bourgeoise Romaine, ce qu'il ne faisait pas tant par amitié pour eux, que} pour s'assurer de plus en plus l'empire de Rome par leur moyen : persuadé que la fidélité de ces peuples, à qui il sauvait la vie, leurs biens et leur liberté, serait désormais son plus ferme appui, et qu'en reconnaissance d'un bienfait si signalé, ils l'aideraient lui et ses enfants à se maintenir sur le trône. Mais afin qu'ils n'eussent rien à craindre pour l'avenir, et qu'ils puissent regarder comme sûre et durable la grâce qu'il leur accordait, il voulut écrire de sa main les conditions auxquelles il les recevait sous sa protection et dans son amitié, et sans sortir de l'assemblée il confirma dès lors le traité d'alliance par un serment solennel sur les victimes qu'il immola. On voit encore à Rome un monument de ce traité, dans le temple de Jupiter Pistien que les Romains appellent Sanctus. C'est un bouclier de bois couvert de la peau du bœuf qu'on égorgea alors pour confirmer l'alliance, les articles du traité y sont écrits en caractères anciens. Cela étant fait, il établit son fils Sextus roi de Gabie, et s'en retourna à Rome avec ses troupes. Tel fut le succès de la guerre de Tarquin contre les Gabiens. [4,59] CHAPITRE TREIZIEME. I. TOUTES ces choses ainsi terminées, Tarquin donna au peuple le temps de se reposer des fatigues d'une si longue guerre. Pour lui il ne songea plus qu'à faire bâtir des temples pour acquitter les vœux de son aïeul. En effet, dans sa dernière expédition contre les Sabins, celui-ci avait promis d'ériger des temples à Jupiter, à Junon, à Minerve, s'il s'en retournait vainqueur, et, comme j'ai déjà dit dans le livre précèdent, il avait dépensé des sommes immenses à faire des terrasses autour de la montagne qui n'était pas moins escarpée qu'un rocher, et à aplanir le terrain où il devait bâtir. Mais la mort l'avait enlevé avant que tous ces ouvrages fussent achevés. Tarquin, qui avait résolu de mettre la dernière main à ces superbes édifices, y destina la dîme du butin qu'il avait remporté de la ville de Suesse et fit travailler tous les artisans et autres ouvriers à cette grande entreprise. II. ON dit qu'il parut alors un prodige surprenant. Comme on travaillait aux fondations de l'édifice, lorsqu'on eut creusé fort avant on trouva sous terre la tête d'un homme qui paraissait nouvellement tué, et le sang qui en découlait était encore tout chaud et tout vermeil. III. TARQUIN étonné de cette aventure, ordonne qu'on cesse les travaux. Il fait venir les devins du pays, et leur de mande ce que pouvait signifier le prodige. Mais ceux-ci ne pouvant en donner l'explication, lui avouent de bonne foi que les Tyrrhéniens sont plus entendus qu'eux dans l'art de deviner. Le roi pousse plus loin sa curiosité : il leur demande quel est le plus habile de tous les Tyrrhéniens dans la science des prodiges ; ceux-ci le lui indiquent, et aussitôt Tarquin lui envoie une ambassade composée des plus illustres de Rome. [4,60] IV. LES Ambassadeurs arrivent à la maison du devin, et trouvant un jeune homme qui en sortait, ils s'adressent à lui, ils lui disent qu'ils sont envoyés par les Romains pour consulter l'interprète des prodiges, et le prient de les conduire chez lui. « C'est mon père que vous cherchez, répondit le jeune homme ; il est maintenant occupé, mais dans un moment vous pourrez le voir. En attendant dites-moi le sujet qui vous amène, et si par hasard vous étiez en danger de vous tromper dans vos interrogations faute d'expérience, je vous dirai comment il faut l'interroger afin que vous ne vous y trompiez pas, car en fait de divination, c'est le principal que de bien faire les demandes et les réponses». Les envoyés furent d'avis de faire comme il leur disait. Ils lui exposent le prodige, Le jeune homme écoute attentivement, et après un moment de silence: « Ecoutez, Romains, leur dit-il, mon père vous expliquera le prodige. Ne craignez point qu'il vous trompe, il n'est pas permis à un devin d'en imposer à ceux qui le consultent. Mais afin que vous ne vous trompiez pas vous-mêmes dans vos interrogations et dans vos réponses, recevez les instructions que je vais vous donner, elles sont importantes pour vous. Quand vous lui aurez raconté le prodige, il vous dira qu'il n'entend pas bien ce que vous dites, et traçant avec son bâton certaines lignes sur le sable : C'est ici, ajouterait-il, le mont Tarpéien, en voici la partie orientale, et voila l'occidentale ; c'est ici le côté du Septentrion, et là celui du midi. Après vous avoir montré ces quatre parties avec son bâton, il vous demandera dans laquelle des quatre on a trouvé la tête. Que faut-il donc que vous répondiez ? Gardez-vous surtout de lui accorder que le prodige ait paru dans aucune des quatre parties qu'il vous désignera avec sa baguette, contentez-vous de lui répéter qu'on a vu ce prodige chez vous, à Rome, sur le mont Tarpéien. Si vous êtes bien attentifs à lui répondre de cette manière, et à ne vous point laisser tromper par ses interrogations, quand il verra qu'il ne peut changer l'ordre des destins, il vous expliquera ce le prodige sans vous rien cacher. » [4,61] V. LES envoyés ainsi instruits, dès que le vieillard eut le temps de leur donner audience quelqu'un vint les avertir pour les introduire. Ils entrent et lui racontent le prodige. D'abord il cherche des détours et veut les surprendre. Il trace sur le fable des lignes circulaires et des lignes droites, et à chaque ligne qu'il décrit il leur demande dans quel quartier on a trouvé cette tête. Les envoyés ne se troublent point; ils persistent toujours à lui répondre suivant les instructions de son fils, que c'est à Rome sur le mont Tarpéien, et en même temps ils le conjurent de ne point s'approprier le prodige, mais de leur en donner nettement l'explication sans aucune supercherie. VI. ALORS le devin voyant qu'il ne pouvait détourner le présage ni se l'approprier, leur parla en ces termes : « Romains, allez dire à vos citoyens, que les destins portent que le lieu où l'on a trouvé cette tête, deviendra un jour la capitale de toute l'Italie». Depuis ce temps-là le mont Tarpéien se nomme Capitolin, à cause de la tête qu'on y trouva, car pour signifier des têtes les Romains se servent du mot Latin CAPITA, d'où se forme Capitolium. VII TARQUIN instruit de cette réponse par ses envoyés, fit aussitôt travailler les ouvriers à la construction du temple. Il en fit la plus grande partie pendant son règne, mais il fut détrôné bientôt après, et ce fut ce qui l'empêcha d'achever tout l'ouvrage. Le temple ne reçut sa dernière perfection que sous le troisième consulat après l'expulsion des rois. VIII. ON le bâtit au haut de la montagne et l'on en jeta les fondements sur une terrasse fort élevée. Il avait huit plèthres en arpents de circuit, près de deux cents pied de longueur de chaque côté, sur presque autant de largeur, au moins il est certain qu'on ne trouverait pas quinze pieds de différence entre la longueur et la largeur de ce temple. On en peut juger par celui qui fut bâti du temps de nos pères après l'embrasement du premier, il est sur les mêmes fondations et ne diffère de l'ancien que par la beauté des matériaux et par la magnificence de ses riches ornements. La partie de sa façade qui regarde le midi, présente trois rangs de colonnes, aux cotés il y en a deux. Le dedans comprend trois temples parallèles qui ont des côtés communs : celui de Jupiter est au milieu, celui de Junon d'un côté, et celui de Minerve de l'autre, tous les trois sous un même toit et sous un même faîte. [4,62] CHAPITRE QUATORZIEME. I. ON dit que du règne de Tarquin, soit par la providence des dieux, soit par la protection de quelque génie, la république Romaine eut encore un autre bonheur fort extraordinaire, qui ne fut pas seulement passager, mais qui a plusieurs fois délivré la ville des plus grands maux et des périls les plus évidents. Une certaine femme qui n'était pas du pays, vint trouver le tyran pour lui vendre neuf livres des oracles des Sibylles. Sur le refus que fit Tarquin de lui en donner le prix qu'elle demandait, elle s'en alla et en brûla trois. Peu de temps après elle lui rapporta les six autres, qu'elle voulait encore vendre le même prix. On la prit pour une folle, et on se moqua d'elle, parce qu'elle demandait pour ces six livres la même somme qu'on n'avait pas voulu lui donner pour les neuf. Là dessus elle se retira, une seconde fois et en brûla encore la moitié. Ensuite elle rapporta, les trois qui restaient, et en demanda le même prix qu'auparavant. II. TARQUIN surpris du procédé de cette femme, fit venir les augures, leur raconta ce qui s'était passé et voulut savoir d'eux ce qu'il fallait faire. Ceux-ci qui connurent par certains signes que Tarquin avait négligé un présent que les dieux lui envoyaient, dirent que c'était une grande perte de n'avoir pas acheté tous les neuf livres, que le roi devait prendre les trois volumes d'oracles qui restaient, et qu'il fallait compter à cette femme la somme qu'elle demandait. Elle donna donc ces trois livres, et après avoir averti qu'on en eut un grand soin, elle disparut et jamais on ne la vît depuis. III. POUR conserver ce précieux trésor, le roi choisît deux des plus illustres citoyens auxquels il joignit deux ministres publics, et leur donna la garde des trois livres. L'un des deux qu'on appelait Marcus Atillius, soupçonné d'infidélité et accusé de parricide par un des deux ministres publics, fut condamné par le roi à être cousu dans une peau de bœuf et précipité dans la mer. Après que les rois eurent été chassés, la république prit soin elle-même de ces oracles, et en commit la garde aux personnes du premier ordre. Ceux-ci avaient cette éminente dignité toute leur vie; ils étaient exempts de porter les armes et de toutes les autres charges civiles. On leur donnait pour adjoints, des ministres publics sans lesquels il ne leur était pas permis de regarder ces livres mystérieux, et, pour le dire en un mot, les Romains n'avaient rien de si sacré ni rien qu'ils gardaient avec autant de soin que les oracles des Sibylles. IV. ON les consultait par l'ordre du sénat quand la ville était agitée de séditions, que l'état avait reçu quelque grand échec dans la guerre, ou qu'il paraissait des prodiges surprenants et que les présages étaient difficiles à expliquer, comme c'est arrivé plusieurs fois. V. CES livres ont subsisté jusqu'au temps de la guerre des Marses. Ils étaient dans un caveau du temple de Jupiter Capitolin, enfermés dans un coffre de pierre, et dix hommes qu'on appelait Décemvirs en avaient la garde. VI. MAIS après la cent soixante-treizième olympiade le temple ayant été brûlé, ou par hasard, ou exprès par des gens mal intentionnés, comme le croient quelques historiens, ces précieux livres furent consumés par le feu avec les autres offrandes consacrées au dieu Jupiter. Les livres des oracles qu'on a aujourd'hui, ont été apportés de différents endroits, les uns des villes d'Italie, les autres d'Erythrée qui est en Asie, par des personnes que le sénat avait envoyés exprès pour les transcrire, il y en a aussi qui ont été apportés d'autres villes par des particuliers qui en ont tiré copie. Il est vrai que parmi ces vers des Sibylles il y en a quelques-uns qui sont supposés : mais on distingue facilement ceux-ci d'avec les autres par les lettres initiales qui forment ce que nous appelons Acrostiches. Au reste, je ne fais ici que rapporter ce qu'en a écrit Terentius Varron dans ses livres théologiques. Et voila ce que fit Tarquin pendant la paix et pendant la guerre. [4,63] VII. Il planta aussi des colonies dans deux villes dont il fut le fondateur. L'une s'appelle Signée et l'autre Circée. La première fut bâtie moins à dessein que par occasion, parce que ses troupes s'étant arrêtées en quartier d'hiver dans la plaine y formèrent un camp et le fortifièrent si bien qu'il était peu diffèrent d'une ville. La seconde fut bâtie de dessein prémédité. Tarquin charmé de la beauté des campagnes des Pométiens qui sont les plus vastes du pays Latin, choisît pour cet effet une situation également avantageuse et agréable, tout proche de la mer. C'est un rocher moyennement élevé, en forme de péninsule, qui domine sur la mer Tyrrhénienne ; c'est là, dit on, qu'était autrefois la demeure de Circé fille du soleil. Il en donna le gouvernement à deux de ses fils en qualité de fondateurs de ces deux villes, celui de Circée à Aruns. et celui de Signée à Titus. CHAPITRE QUINZIEME. l. DANS le temps que Tarquin ne craignait plus rien et qu'il se croyait entièrement paisible possesseur de la couronne, il fut détrôné et chassé de la ville à l'occasion de l'attentat commis par Sextus son fils aîné qui avait déshonoré une dame de la première distinction. Les dieux lui avaient déjà donné des présages du malheur qui devait arriver à sa maison, et entre plusieurs prodiges qui en furent autant de pronostics, on en raconte un que nous allons rapporter ; ce fut le dernier et le plus remarquable. II. Au printemps, des aigles avaient fait leur aire sur le haut d'un palmier fort élevé qui était auprès du palais du roi. Leurs petits n'étaient pas encore en état de voler lorsqu'une troupe de vautours voltigeant autour du palmier mirent le nid en pièces, égorgèrent les aiglons, et chassèrent avec leurs ailes et à coups de bec le père et la mère qui revenaient de chercher la pâture. Ces funestes auspices étonnèrent Tarquin. Il prit toutes sortes de précautions pour les détourner, mais il ne put échapper à sa triste destinée. Il eut beau se tenir sur ses gardes, les patriciens de concert avec le peuple conspirèrent contre lui et il fut enfin détrôné. Nous tâcherons de raconter en peu de mots quels furent les auteurs de cette conjuration et comment ils vinrent à bout de leur entreprise. [4,64] III. TARQUIN faisait la guerre aux Ardéates, sous prétexte qu'ils avaient donné retraite aux exilés et aux fugitifs de Rome, et qu'ils s'employaient pour leur rétablissement ; mais la véritable raison qui le faisait agir, c'est qu'il en voulait à ces peuples qui habitaient la ville la plus riche et la plus florissante de toute l'Italie. Leur vigoureuse résistance, la longueur du siège, la durée de cette guerre qui fatiguait extrêmement les troupes, les impôts exorbitants qu'il faisait payer aux Romains, rendaient les esprits tout-à-fait disposés à se révolter, pour peu que quelqu'un commençât à lever l'étendard de la rébellion. IV. DANS ces conjonctures, Tarquin envoya Sextus son fils ainé à la ville de Collatie pour terminer quelques affaires qui concernaient la guerre. Sextus alla loger chez Lucius Tarquin son parent surnommé Collatinus. L'historien Fabius prétend que ce dernier avait pour père cet Egérius, qui, comme j'ai déjà dit, était fils du frère de l'ancien Tarquin roi des Romains qui l'établit gouverneur de Collatie, d'où il fut appelé Collatinus, parce qu'il faisait sa résidence dans cette ville, surnom qu'il laissa à ses descendants. Mais pour moi je suis persuadé qu'il n'était que petit-fils de cet Egerius. La chronologie confirme mon sentiment, puisque, selon le même Fabius et plusieurs autres historiens, il était à peu près de même âge que les fils de Tarquin le superbe. Quoiqu'il en soit, Collatin était alors au camp devant Ardée. Sa femme, qui était Romaine, et fille de Lucrétius l'un des plus illustres de Rome, reçut Sextus comme parent de son mari, avec tout le bon cœur et toute l'amitié possible. C'était une des plus belles dames de Rome, mais en même temps une des plus chastes. V. SEXTUS avait conçu depuis longtemps le dessein d'attenter à l'honneur de cette dame, et toutes les fois qu'il avait logé chez son parent il s'était entretenu dans cette pensée criminelle : mais jusqu'alors il n'avait pu trouver le moyen de satisfaire sa passion. Lors donc qu'il se vit seul logé chez elle en l'absence de son mari, il crut que l'occasion était favorable et qu'il ne devait pas la manquer. S'étant retiré après le repas pour se coucher, tout occupé de son amour il passa une bonne partie de la nuit sans fermer les yeux. Enfin quand il crut que tout le monde dormait, il se lève, il entre l'épée à la main dans la chambre de Lucrèce, sans que les gardes de la porte ensevelis dans un profond sommeil s'en aperçoivent. [4,65] Il s'approche du lit : Lucrèce se réveille au moindre bruit et demande qui c'est. Sextus dit son nom, il lui ordonne de se taire et de rester dans la chambre ; il la menace même de la mort si elle se met en devoir ou de s'enfuir ou d'appeler quelqu'un à son secours. VI. L'AYANT ainsi épouvantée par ses menaces : « Choisissez, lui dit-il, ou d'une mort ignominieuse ou d'une vie pleine de bonheur. Si vous m'accordez les faveurs que je demande, je vous épouserai : tandis que mon père vivra, vous règnerez avec moi dans la ville qu'il m'a donnée, et après sa mort vous deviendrez reine des Romains, des Latins, des Tyrrhéniens et de toutes les autres nations qui vivent sous ses lois. Je suis l'ainé de ses fils en cette qualité sa couronne m'est assurée ; personne ne peut me la disputer. Mais qu'est-il besoin de vous parler des avantages de la royauté. Vous les connaissez déjà, et si vous voulez condescendre à mes désirs, vous les connaîtrez encore mieux puisqu'un jour vous les partagerez avec moi. Que si trop jalouse de votre honneur vous osez me résister, je vous tue dans le moment et pour couvrir votre mort d'une éternelle ignominie, je percerai de mon épée un de vos domestiques, je mettrai son corps auprès de vous, et je dirai partout que vous ayant surpris tous deux ensemble, j'ai lavé dans votre sang le déshonneur que vous faisiez à Collatinus mon parent. En sorte que, outre une mort indigne et pleine d'infamie, vous devez vous attendre à être privée de la sépulture et des autres cérémonies funèbres. » Après qu'il eut mis en usage toutes sortes de prières, employé les menaces et juré qu'il parlait sérieusement, Lucrèce par la crainte d'une mort pleine d'opprobre fut enfin obligée de céder à la violence et de souffrir tout ce qu'il voulut. [4,66] VII. DES qu'il fut jour, Sextus retourna au camp après avoir assouvi sa passion brutale qui devait causer sa perte. Cependant Lucrèce outrée de l'affront qui venait de lui arriver, monte promptement sur un char, et revêtue d'un habit noir sous lequel elle avait caché un poignard, elle s'en va à Rome plongée dans la douleur ; elle baisse les yeux et répand des torrents de larmes, elle ne salue pas même ceux qu'elle rencontre, elle ne parle à personne, et si quelqu'un lui demande le sujet de sa tristesse elle ne lui répond pas un mot. VIII. LUCRECE arrive à la maison de son père, où par hasard il y avait alors quelques-uns de ses parents. Elle entre, elle se jette à ses pieds, elle embrasse ses genoux et les arrose de ses larmes, mais sans dire une seule parole. Lucrétius la relève, il lui demande ce qui lui est arrivé, il la presse, il la conjure d'expliquer la cause de sa douleur. « Mon père, lui dit-elle, je me jette à vos pieds, et vous supplie de venger le cruel affront que j'ai reçu. Faites-moi justice de cet opprobre, et ne laissez pas impuni l'outrage qu'on a fait à votre fille ; outrage plus honteux et plus insupportable que la mort même. » Lucrétius étonné de ce langage qui ne frappa pas moins ceux qui étaient présents, lui demande quel est cet affront, qui en est l'auteur. « Mon père, dit Lucrèce, dans un moment je vous apprendrai mon malheur. Mais auparavant, accordez moi, mon cher père, une grâce que je vous demande. Faites venir le plus grand nombre que vous pourrez de nos parents et de nos amis, afin qu'ils apprennent de moi-même, et non par d'autres, le funeste accident qui m'est arrivé. Quand je vous aurai instruits de mon infortune, de la nécessité où je me trouve et de l'injure insupportable qui m'a été faite, cherchez ensemble, je vous en conjure, les moyens de venger un affront qui rejaillit sur vous tous. » [4,67] Peu de temps après, un grand nombre de citoyens de la première distinction s'assemblent chez Lucrétius avec toute la diligence qu'elle demandait, et elle leur raconta dès le commencement toute l'histoire de son infortune. IX. APRES ce récit, Lucrèce embrasse tendrement son père, elle le conjure lui et toute l'assemblée de s'armer pour venger l'affront, elle prie les dieux et les génies de la délivrer au plutôt d'une vie pleine d'opprobre, et tirant le poignard qu'elle avait caché sous sa robe elle s'en donne un coup dans la poitrine et le plonge jusqu'au cœur. Aussitôt les femmes éplorées poussent des gémissements, on n'entend que des sanglots par toute la maison, l'air retentit de leurs hurlements épouvantables. Son père cependant la tient entre ses bras, il l'embrasse étroitement, il l'appelle par son nom, il s'empresse, il s'efforce de la faire revenir de sa blessure : mais tous ses soins sont inutiles ; Lucrèce palpitant dans les embrassements de son père, expire enfin après une pénible agonie. X. TOUS les Romains qui étaient témoins de cette mort tragique, en furent si touchés qu'ils s'écrièrent d'une commune voix qu'il fallait plutôt mourir mille fois pour la défense de la liberté, que de souffrir de pareils affronts de la part des tyrans sans s'en venger. Il y avait parmi eux un certain Publius Valerius; il descendait d'un Sabin qui vint autrefois à Rome avec Tatius. Comme c'était un homme d'expédition et d'une rare prudence, on l'envoya au camp pour informer le mari de Lucrèce de tout ce qui était arrivé et pour ménager avec lui un soulèvement général de toute l'armée contre les tyrans. XI. VALERIUS était à peine sorti de la ville, lorsqu'il rencontra heureusement Collatinus, qui par hasard revenait du camp sans rien savoir des malheurs de sa maison. Lucius Junius, surnommé Brutus, était avec lui. Le surnom de Brutus que portait celui-ci, signifie en notre langue un fou, un stupide. Mais avant que de passer outre, puisque les Romains le regardent comme leur premier libérateur et comme celui qui a le plus contribué à détrôner les tyrans, parlons de son origine, disons qui il était et pourquoi on lui donna ce surnom de Brutus qui convenait si peu à son caractère. [4,68] XII. SON père fut Marcus Junius qui descendait d'un des compagnons d'Enée, et qui par sa vertu et par son mérite singulier passait pour un des plus illustres de Rome. Sa mère s'appelait Tarquinie, elle était fille du roi Tarquin l'ancien. Brutus fut instruit dans toutes les sciences des Romains. Cette bonne éducation soutenue d'un naturel heureux et porté au bien lui fit faire de grands progrès. Après avoir fait mourir Tullius avec plusieurs autres citoyens du premier mérite, Tarquin résolut aussi de se défaire secrètement de Marcus Junius, non pour aucun crime qu'il eût commis mais parce qu'étant héritier d'une famille anciennement riche il possédait de grands biens dont le tyran voulait s'emparer. Le fils ainé de Junius subit le même sort : son grand cœur donnait de l'ombrage à Tarquin, et il paraissait trop bien né pour laisser impunie la mort de son père. Son cadet encore fort jeune, ne pouvant plus espérer aucun secours depuis que la cruauté du tyran lui avait enlevé toute sa famille, prit alors un parti qui fut l'effet de la plus rare prudence. Il contrefit le fou et continua toujours dans cette stupidité simulée jusqu'à ce qu'il trouvât quelque occasion favorable pour revenir à son naturel sans courir le risque de perdre la vie ; voilà pourquoi on le surnomma Brutus. Ce fut par cette ruse qu'il se mit à couvert de la cruauté du tyran qui s'étendait sur un grand nombre de gens de bien et de mérite. [4,69] XIII. TARQUIN le méprisait comme un imbécile, et le regardant comme véritablement hébété quoique dans le fond il fut très sage, il se contenta de s'emparer de son patrimoine dont il ne lui donnait que fort peu de chose pour son entretien. Il le gardait chez lui comme un orphelin qui avait besoin de tuteur. Il lui permettait même de vivre avec ses fils, non pas pour lui faire honneur, en qualité de son parent, comme il tachait de le faire accroire à ceux qui l'approchaient, mais pour servir de risée à ces jeunes princes qui se divertissaient de ses extravagances, et qui prenaient plaisir à toutes les impertinences qu'il affectait et imitaient parfaitement les actions d'un véritable fou. XIV. LORSQUE Tarquin envoya ses deux fils Aruns et Titus pour consulter l'oracle de Delphes, sur la cause et sur les remèdes de cette maladie contagieuse, qui causa de si étranges ravages sous son règne, qui enleva un si grand nombre de jeunes gens de l'un et de l'autre sexe, et qui attaquait surtout les femmes enceintes qui tombaient mortes dans les rues avec leur fruit sans qu'on put arrêter la violence d'un mal si extraordinaire, il voulut que Brutus fut de la partie et qu'il allât avec ces deux jeunes princes qui le lui avaient demandé très instamment pour leur servir de jouet dans le voyage. Quand ils furent arrivés à Delphes, après avoir offert des présents au dieu et reçu la réponse de l'oracle sur le sujet qui les amenait, ils plaisantèrent longtemps sur Brutus parce qu'il avait offert un bâton, qui n'était que de bois, à ce qu'ils croyaient : mais ce prétendu imbécile l'avait percé comme une flûte, et sans que personne s'en aperçût il y avait enfermé une autre baguette d'or dont il fit présent au dieu Apollon. XV. ENSUITE curieux de savoir à qui l'empire des Romains était destiné, ils consultèrent encore l'oracle sur ce sujet, et le dieu ayant répondu que c'était â celui qui baiserait sa mère le premier, les fils de Tarqùin, qui ne comprenaient pas cette réponse, convinrent entre eux de baiser leur mère tous deux en même temps, afin de régner aussi tous deux ensemble. Mais Brutus qui comprit le sens de l'oracle, se laissa tomber pour baiser la terre des qu'il fut de retour en Italie, persuadé qu'elle était la mère commune de tous les hommes [4,70] XVI. AUSSITOT qu'il eut appris de Valerius la triste aventure et la mort de Lucrèce, levant les mains au ciel : « Jupiter, s'écria-t-il, et vous tous les dieux qui prenez quelque soin de la vie des hommes, est-il venu, ce temps si désiré, cet heureux moment que j'ai tant attendu en faisant le personnage d'un fou ? Les destins portent-ils que ce soit par mes mains que le peuple Romain secoue le joug de cette tyrannie sous laquelle il gémit depuis tant d'années ? » Il parle de la sorte et s'en va en diligence avec Valerius et Collatinus à la maison du père de Lucrèce. Ils entrent, et le premier objet qui se présente aux yeux de Collatinus, c'est le corps de sa femme étendu sans vie au milieu de la chambre, et son père qui la tient entre les bras. A la vue de ce triste spectacle se lamente, il l'embrasse, il l'appelle par son nom, il lui parle comme si elle était encore vivante ; tant la violence de la douleur lui avait troublé l'esprit. Pendant qu'il s'abandonne ainsi à son désespoir, que son beau-père et toute la famille fondent en larmes et font retentir l'air de leurs tristes accents, Brutus les regarde et leur adressant la parole « Lucrétius, leur dit-il, et vous Collatinus, vous aurez le temps en mille autres occasions pour pleurer la mort de cette femme. Trêve donc à vos larmes, et songeons maintenant à la venger ; c'est de quoi il s'agit. » Cet avis leur parut donné á propos. Ils éloignent tous leurs domestiques et tiennent conseil entre eux sur ce qu'ils doivent faire. Brutus parle le premier. Il leur dit que la folie qu'on avait remarquée en lui jusqu'à ce jour et qu'on avait crue réelle, n'était qu'une folie feinte. Il leur explique les raisons qu'il avait eues de contrefaire l'insensé, et après leur avoir fait voir qu'il s'était comporté comme le plus sage et le plus prudent de tous les hommes, il les exhorte par un discours pathétique à se réunir tous dans la même résolution de chasser de Rome Tarquin et ses enfants. XVII. LES voyant tous bien disposés et dans les mêmes sentiments, il ajoute qu'il ne s'agit plus de paroles ni de promesses, mais que s'ils veulent faire leur devoir en gens de cœur, il faut en venir à l'exécution, et que pour lui il s'engage à commencer l'entreprise pour leur donner l'exemple. Ayant ainsi parlé, il prend le poignard dont Lucrèce s'est percée, il s'approche de son corps encore étendu au milieu de la chambre, triste spectacle pour tous ses parents, il lui applique le poignard sur la bouche, il jure par Mars et par les autres dieux, qu'à quelque prix que ce puisse être il délivrera la ville Rome de la tyrannie de Tarquin, que jamais il ne se réconciliera avec les tyrans, que quiconque le voudra faire il le regardera comme ennemi et n'oubliera rien pour traverser ses desseins ; qu'enfin il s'opposera jusqu'au dernier soupir à la tyrannie et à ceux qui la favorisent. A ces serments il ajoute les imprécations, et conjure les dieux de le faire mourir lui et ses enfants d'une mort aussi tragique que celle de Lucrèce, si jamais il devient parjure. [4,71] Ce discours fini, il oblige tous les autres à faire le même serment. Ceux-ci ne balancent plus sur le parti qu'ils ont à prendre. Ils le lèvent, et recevant le poignard de main en main ils jurent une fidélité inviolable, ensuite on délibère sur les moyens d'exécuter l'entreprise. XVIII. BRUTUS est encore le premier à parler ; il ouvre son avis en ces termes, « La première chose qu'il faut faire, leur dit-il, c'est de mettre des gardes aux portes de la ville, afin que Tarquin ne puisse rien savoir de ce qui s'y passe avant que nous ayons bien concerté toutes les mesures nécessaires. Quand nous aurons pris cette précaution, portons dans la place publique le corps de Lucrèce tout ensanglanté, {exposons-le à la vue de tous les citoyens ; assemblons le peuple; et quand la place sera toute pleine de monde,} que Lucrétius et Collatinus paraissent au milieu de l'assemblée pour déplorer leur malheur et pour faire le récit de nos tragiques aventures. Bientôt après nous fendrons le public, et nous montrant tous l'un après l'autre, nous déclamerons contre la tyrannie, et nous exhorterons les citoyens à prendre les armes pour défendre leur liberté opprimée. Tous les Romains seront ravis de voir que les patriciens sont les premiers à lever l'étendard. Après une infinité de mauvais traitements que Tarquin leur a fait souffrir, il ne faut que la moindre occasion; et le plus léger prétexte pour exciter un soulèvement général. Quand une fois nous verrons le peuple bien disposé à abolir la monarchie, nous lui donnerons plein pouvoir de détrôner Tarquin, nous recueillerons les suffrages, et nous dépêcherons promptement un exprès pour porter l'ordonnance au camp devant Ardée. Les troupes qui ont les armes à la main apprendront avec joie le soulèvement général de toute la ville contre les tyrans. Elles profiteront de l'occasion pour rendre la liberté à leur patrie, et seconderont nos efforts. Les largesses de Tarquin ne seront plus un appât suffisant pour les retenir dans l'esclavage. Ennuyées qu'elles sont d'en porter le joug, elles ne pourront souffrir plus longtemps les insultes des fils du Tyran, et de ceux qui les flattent dans leurs excès et dans l'abus qu'ils font de leur autorité » XIX. BRUTUS ayant fini son discours, Valerius lui parla en ces termes « Je ne crois pas, Junius, qu'on puisse mieux raisonner quant au fond, et l'avis que vous nous donnez me paraît bien concerté. Une seule difficulté m'arrête, je vous prie d'y répondre. Qui est-ce qui assemblera légitimement le peuple, ou qui accordera aux curies le droit de donner leur suffrages ? C'est l'office d'un homme en charge, et il n'y a personne parmi nous qui soit revêtu d'aucune magistrature. » XX. « CE sera moi-même, répartit Brutus. Je suis commandant des Celeres, et cette dignité me met en droit selon les lois de convoquer une assemblée quand je voudrai. Tarquin m'a donné une charge de cette importance, parce que me prenant pour un hébété il a cru que je n'en connaitrais pas les pouvoirs, ou que je n'oserais en faire usage quand même ils me seraient connus. Je serai aussi le premier à invectiver contre le tyran. » [4,72] Toute l'assemblée applaudit à cette réponse. On donna de grandes louanges à Brutus sur ce qu'il voulait commencer l'entreprise par des voies justes et légitimes, et tous le priant de continuer il poursuivit ainsi. XXI. « PUISQUE vous approuvez ce que je viens de dire, voyons maintenant quelle espèce de magistrats il faudra choisir pour gouverner la république après que nous aurons déposé les rois. Il s'agit de savoir qui les élira ces magistrats, et même il faut examiner avant toutes choses quelle forme de gouvernement nous établirons quand on aura secoué le joug des tyrans. Il importe beaucoup de bien prendre nos précautions et de concerter toutes nos mesures avant que de commencer l'exécution de notre grand dessein. Que chacun de vous dise donc ce qu'il en pense » XXII. ALORS on ouvrit différents avis. Les uns faisant le détail des grands avantages que les premiers rois avaient procurés à l'état, trouvaient a propos de créer un nouveau roi pour continuer le gouvernement monarchique. Les autres retraçant par une longue énumération toutes les injustices et les vexations que les rois avaient exercées sur leurs sujets, et passant de là aux cruautés et à la tyrannie de Tarquin dont la mémoire était encore toute fraîche, prétendaient qu'il ne fallait pas donner le gouvernement à un monarque souverain, mais au sénat, comme il le pratiquait dans plusieurs villes des Grecs. D'autres enfin opposés à ces deux avis voulaient qu'on établît un gouvernement démocratique sur le modèle de la ville d'Athènes. Ils faisaient voir que l'oligarchie était sujette à plusieurs inconvénients, à des vexations de la part des magistrats qui veulent s'enrichir, à des soulèvements du peuple contre les plus puissants : que la liberté d'une république consistant dans l'égalité des citoyens, il n'y avait aucun moyen plus sûr ni plus convenable pour l'entretenir, que de confier toute l'autorité au peuple. [4,73] Mais tous ces avis ne terminèrent rien ; on ne savait à quoi s'en tenir, parce que chaque forme de gouvernement avait ses inconvénients particuliers. Là dessus Brutus prit la parole et s'expliqua de la sorte. XXIII. « POUR moi, Messieurs, je ne crois pas que dans la situation où nous sommes il soit besoin d'établir dès à présent une nouvelle forme de république. Nos affaires pressent ; nous avons trop peu de temps pour régler tout. D'ailleurs quelque avantageux que pût être le changement que nous ferions dans l'état, l'entreprise serait toujours dangereuse. Quand nous nous serons une fois délivrés de la tyrannie, nous aurons et plus de liberté et plus de loisir de changer le mauvais gouvernement en un bon ; si cependant il est possible d'en trouver un meilleur que celui que Romulus, Numa, et tous ses successeurs nous laissé par tradition. En effet n'est-ce pas à la faveur de cette admirable politique, que Rome est devenue si florissante, et qu'elle a subjugué tant de nations ? XXIV. A l'égard des inconvénients inséparables de la royauté qui dégénère assez souvent en une puissance tyrannique, ce qui la rend odieuse à tout le monde je vous conseille d'y remédier pour le présent, et de chercher les moyens de les éviter à l'avenir. Mais quels sont ces inconvénients qu'il faut retrancher? Premièrement, il y a bien des personnes qui ne considérant que le nom des choses, désirent souvent ce qui est nuisible, et rejettent ce qui est utile, comme la monarchie l'est en effet : je suis donc d'avis que nous changions le nom de ce gouvernement, qu'on n'appelle plus ni monarques ni rois ceux qui seront revêtus de la souveraine autorité, mais qu'on leur donne quelqu'autre nom plus modeste, plus populaire, et moins choquant. En second lieu, je crois qu'il n'est point expédient que toute la puissance réside dans un seul. Partageons-là donc entre deux personnes. J'apprends que les Lacédémoniens en usent ainsi depuis longtemps, et c'est par cette sage politique que leur république est devenue la mieux réglée et la plus florissante de toute la Grèce. En effet l'autorité royale ainsi partagée également, les deux magistrats qu'on en fera les dépositaires, ayant le même degré de puissance, seront moins en état d'en abuser pour vexer leurs sujets. Un certain respect qu'ils auront l'un pour l'autre, les empêchera de se conduire par caprice, et l'égalité de leurs pouvoirs leur donnera une noble émulation pour la vertu. [4,74] De plus, les marques d'honneur accordées aux rois, sont en trop grand nombre. S'il s'y trouve quelque chose d'odieux ou qui choque la vue du peuple, je voudrais qu'on le retranchât en partie, ou même entièrement, j'entends ces sceptres, ces couronnes d'or, ces robes de pourpre brodées d'or, qu'il ne faudrait permettre que dans certains jours de fêtes et dans les pompes triomphales, lorsqu'il serait nécessaire de s'en servir pour honorer les dieux. Dès que l'usage de ces ornements deviendra rare, ils céderont d'être un objet de haine et de jalousie. On pourrait néanmoins lasser aux magistrats la chaise d'ivoire quand ils tiennent leur séance pour rendre la justice, la robe blanche bordée de pourpre, et les douze licteurs pour porter devant eux les douze haches quand ils sortiront de Rome en public. XXV. Il y a encore une autre chose qui me semble plus utile que tout ce que j'ai déjà dit, et en même temps plus propre à empêcher que nos magistrats n'abusent si souvent de leur puissance, c'est de ne les point créer à vie. Toute autorité qui n'est point limitée, ne manque jamais d'être insupportable à tout le monde, et un magistrat devient un tyran quand il n'est point comptable de sa conduite. Je voudrais donc qu'on ne donnât la souveraine puissance que pour un an, comme font les Athéniens. Pour retenir un esprit hautain dans les bornes du devoir, il n'y a point de moyen plus efficace que de déposer les magistrats avant que les honneurs les aient corrompus ils ne se laissent jamais enivrer par l'éclat de leur grandeur quand on leur fait comprendre que s'ils commandent aujourd'hui, demain ils seront obligés d'obéir. Si nous mettons les choses sur ce pied, nous pourrons jouir des avantages du gouvernement monarchique sans en avoir les inconvénients. Cependant puisque le nom de la puissance royale nous a été laissé par nos pères, qui ne l'ont reçu et à Rome qu'avec l'approbation des dieux confirmée par des augures favorables, conservons-le comme une chose sacrée, j'y consens. Ayons toujours un roi qui soit revêtu de cette dignité pour toute sa vie, mais qu'il ne se mêle point des affaires de la guerre, que tout son emploi en qualité de roi soit borné à l'intendance des sacrifices, et qu'il ne lui soit pas permis d'étendre plus loin son autorité. [4,75] XXVI. ECOUTEZ maintenant comment nous pourrons exécuter ces projets. Par le pouvoir que me donnent les lois, je convoquerai une assemblée, comme j'ai déjà dit. J'ouvrirai le premier avis ; j'opinerai à chasser Tarquin, sa femme, et ses enfants et leur postérité, et à les bannir à perpétuité non seulement de la ville de Rome, mais encore de toutes les terres de la république. Quand les citoyens auront approuvé mon avis par leurs suffrages, je leur parlerai du gouvernement que nous avons dessein d'établir. Ensuite je nommerai un entre-roi qui élira les magistrats qu'on doit mettre à la tête des affaires, et en même temps je me démettrai de ma charge de commandant des Celeres. L'entre-roi que j'aurai choisi, convoquera une assemblée par centuries, il élira des magistrats pour gouverner suivant la forme que nous voulons établir, et demandera les suffrages des citoyens pour en confirmer le choix. Si la pluralité des voix est pour ceux qui auront été nommés, et que leur élection soit confirmée par d'heureux auspices, ils prendront les faisceaux et les autres marques de l'autorité royale, afin de rendre la liberté à la patrie, et d'empêcher les Tarquins de revenir dans cette ville. Car, Messieurs, n'en doutez pas, ils tâcheront de gagner le peuple par de belles promesses, et si nous n'y prenons garde, ils ne négligeront rien pour remonter sur le trône, soit par la force, soit par l'artifice ou autrement. Voilà les principaux avertissements que j'ai à vous donner aujourd'hui. Le temps presse, et je ne puis entrer dans le détail d'une infinité d'autres choses, sur lesquelles je ne vois point d'autre parti à prendre que de nous en rapporter aux magistrats à qui nous confierons les intérêts de la république. Mais il est essentiel que ceux-ci ne fassent rien sans nous, qu'à l'exemple des rois ils consultent le sénat en toutes choses, qu'ils proposent ses décrets aux citoyens assemblés, comme c'était la coutume de nos pères, et qu'enfin ils n'affaiblissent en aucune manière les pouvoirs dont le peuple à joui par le passé. C'est là le véritable moyen d'affermir l'autorité des nouveaux magistrats, et de faire goûter leur gouvernement. [4,76] XXVII. L'AVIS de Junius Brutus fut approuvé de toute l'assemblée avec acclamation. On délibéra dans le moment pour nomma sur l'élection des Magistrats. On convint de choisir pour entre-roi Spurius Lucrétius père de cette Lucrèce qui s'était tuée, et on lui fit élire Lucius Junius Brutus avec Lucius Tarquinia Collatinus pour être les dépositaires de l'autorité royale. Il fut arête qu'on les appellerait CONSULS, mot Latin qui veut dire Magistrats qui tiennent conseil ensemble ou qui ouvrent le premier avis sur les affaires de la république : car ce que nous appelons AVIS ou DELIBERATION, s'appelle en Latin CONVIVIUM, conseil, et où se forme le mot de consul. Dans la suite les Grecs leur ont donné le nom d'HYPATES, qui signifie souverains, à cause de la grandeur de leur puissance, parce qu'ils commandent à tous les autres et qu'ils tiennent le premier rang dans la république car nos anciens appelaient HYPATON tout ce qui était supérieur et au souverain degré. XXVIII. CES délibérations faites, après avoir formé une résolution fixe, ils prient les dieux de favoriser une entreprise si juste et si sainte. Delà ils vont à la place publique, suivis de leurs domestiques qui portaient sur une Lectique couverte de drap noir le corps de Lucrèce encore tout ensanglanté. L'ayant fait exposer en un lieu élevé devant la porte du sénat, d'où il pouvait être vu de tout le monde, ils convoquent le peuple. Après avoir assemblé non seulement ceux qui étaient alors dans la place publique, mais encore tout le reste de la ville par des hérauts qu'ils envoyèrent dans chaque quartier, Brutus monta sur le tribunal d'où l'on avait coutume de haranguer dans les comices, puis ayant fait approcher les patriciens il parla en ces termes. [4,77] XXIX. « ROMAINS, ayant à vous communiquer des affaires très nécessaires et de la dernière importance, je commence par vous expliquer ce qui regarde ma conduite passée. En effet, quelques-uns de ceux qui sont ici, j'ose même dire la plupart, regarderaient sans doute comme un trait de folie, la liberté que je prends maintenant de vous entretenir des affaires les plus importantes, moi surtout qui ai passé jusqu'ici ce pour un esprit blessé qui avait besoin de curateur. Apprenez donc aujourd'hui que l'idée que vous avez de moi comme d'un hébété est entièrement fausse. Par un dessein prémédité j'ai donné occasion à cette idée, elle ne vient d'aucun autre que de moi. C'est la crainte de perdre la vie qui m'a obligé de me conduire, non de la manière qui convenait à mon naturel et à mon rang, mais comme il plaisait à Tarquin et comme il m'a paru nécessaire pour me mettre en sûreté. Ce tyran fît mourir mon père dès le commencement de son règne pour s'emparer de ses grandes richesses, il se défit secrètement de mon frère aîné qui n'aurait pas manqué de venger sa mort si on ne lui eut ôté la vie à lui-même. Abandonné de mes proches, sans défense et sans appui, je jugeai bien que je ne pouvais pas échapper à sa cruauté si je ne contrefaisais le fou. Le tyran ne s'est jamais aperçu de cette ruse, il a cru que ma folie était véritable, et c'est ce qui m'a sauvé la vie: sans cela j'aurais eu indubitablement le même sort que mon père et mon frère. Mais aujourd'hui puisqu'il est venu ce moment favorable, ce temps si désiré que j'ai attendu avec tant d'impatience en contrefaisant le fou pendant vint-cinq ans, je mets bas le masque sous lequel je me suis caché. Voilà, Romains, ce que j'avais à vous dire pour justifier ma conduite passée. Voici maintenant ce qui concerne les affaires de la république : car c'est l'unique sujet pour lequel je vous ai convoqués. [4,78] XXX. Nous venons de faire une assemblée de patriciens où il a été résolu de déposer Tarquin. Il s'est emparé de la couronne contre toutes les lois de la patrie, par cette usurpation il a violé les règles sacrées qui ont toujours été observées par nos pères, et après être monté sur le trône par des moyens illégitimes, loin de réparer ce premier crime par une conduite digne d'un roi, il n'a usé de son pouvoir que pour exercer sur nous la tyrannie la plus insupportable, Il y a déjà longtemps que nous aurions dû chercher les moyens de nous défaire de ce monstre, et puisque l'occasion est aujourd'hui si favorable, il ne faut pas la laisser échapper. Nous vous avons donc assemblés, Romains, pour vous faire part de nos résolutions. Joignez-vous à nous pour rendre à notre patrie cette chère liberté dont nous n'avons pu jouir un instant depuis que Tarquin a usurpé la souveraine puissance, et soyez persuadés que si nous manquons aujourd'hui de courage, nous ne la recouvrerons jamais. Si le temps me le permettait, et si j'avais à parler à des personnes qui ignorassent ce que nous avons souffert, je descendrais dans le détail des crimes de ce tyran, qui de l'aveu de tout le monde méritent mille supplices. Mais le temps presse, les moments sont précieux, l'occasion présente demande peu de paroles, mais beaucoup d'action, et d'ailleurs je parle à des gens instruits. Je me contenterai donc de vous rappeler le triste souvenir de les crimes les plus criants et les plus capables d'exciter votre juste colère. [4,79] XXXI. C'EST ce Tarquin, Romain, qui avant que de monter sur le trône, fit mourir par le poison son frère Aruns, parce qu'il ne voulait pas devenir scélérat. Il engagea même dans cet exécrable parricide la femme d'Aruns, qui était sœur de de la sienne, et il aura sur lui la colère des dieux par l'adultère qu'il commit avec elle. C'est lui qui dans le même temps et par le même poison se défit de sa propre femme, parce qu'elle était trop sage et trop modeste pour un mari si scélérat. La tendresse qu'il devait avoir pour les enfants qu'elle lui avait donnés, ne put le détourner d'un crime si horrible. Coupable de ces deux parricides qu'on rejetait sur lui, il ne fit aucune démarche pour s'en disculper: il ne porta le deuil ni de sa femme ni de son frère, et n'en fit pas paraître la moindre douleur. Aussitôt après, comme s'il avait fait des exploits dignes d'admiration, il invita les amis à un superbe festin, sans même attendre que les bûchers qui avaient consumé les corps de ces deux infortunées victimes de sa cruauté, fussent entièrement éteints. Impatient de jouir du fruit de son crime, il célébra ses noces, fit entrer une épouse parricide dans la chambre de sa propre sœur. Là renouvelant avec la femme d'Aruns ses engagements secrets, il fut le premier et le seul qui osa introduire à Rome les crimes les plus abominables et les plus horribles, dont on n'a jamais vu d'exemple ni chez les Grecs ni chez les Barbares. Quels crimes atroces ne commit-il pas envers son beau-père et sa belle-mère qui étaient déjà sur le point de finir leur course ? Le seul souvenir en fait horreur. Il fit massacrer publiquement Servius Tullius, le plus juste et le plus doux de tous les rois, qui vous comblait de ses bienfaits. Il ne voulut jamais permettre qu'on enterrât son corps avec les cérémonies ordinaires, ni qu'on lui rendît les derniers devoirs avec toute la pompe que méritait son rang. Il n'épargna pas non plus Tarquinie femme de Tullius qui était sa tante et qu'il aurait dû honorer comme sa propre mère en reconnaissance des soins qu'elle avait pris de lui. A peine eût-elle pleuré la mort de son mari et rendu à son corps les devoirs de la sépulture, qu'il la fit étrangler inhumainement. C'est ainsi qu'il a traité ceux qui lui avaient sauvé la vie, qui lui avaient donné l'éducation, et dont il devait être l'héritier et le successeur s'il avait voulu attendre un peu de temps jusqu'à ce que la mort les eût enlevés suivant le cours de la nature. [4,80] XXXII. MAIS pourquoi m'arrêter à ces actions impies ? Outre les crimes qu'il a commis envers ses parents, envers son beau-père et sa belle-mère, j'en pourrais rapporter une infinité d'autres, par lesquels il a fait sentir les excès de sa cruauté à toute la patrie et à chacun de nous ; si cependant on les appeler simplement des crimes, et non des abominations, des scélératesses énormes, le renversement de toutes les familles, et la destruction de toutes les nations. Par quels moyens est il parvenu à la royauté ? A-t-il pris les mêmes voies que les autres rois ses prédécesseurs ? Non sans doute, il s'en faut beaucoup qu'il ait marché sur leurs traces. C'était de nous qu'ils tenaient l'autorité souveraine suivant les coutumes et les lois de l'état. Leur élection était précédée d'un décret du sénat, qui avait le premier rang dans toutes les délibérations sur les affaires du gouvernement. On nommait des entre-rois, à qui le sénat donnait commission d'élire ceux qu'ils jugeraient les plus dignes de la couronne. Leur élection a toujours été approuvée par le peuple assemblé, qui doit selon nos lois confirmer toutes les affaires importantes. On a toujours attendu que les dieux déclaraient leur volonté par les augures, les sacrifices, et les autres signes favorables, sans lesquels tous les conseils et toute la prudence des hommes deviennent inutiles. Je vous prends à témoins si l'on a observé quelqu'une de ces règles quand Tarquin eu monté sur le trône. Le sénat fit-il quelque décret pour procéder à l'élection ? Les entre-rois portèrent-ils leur jugement sur le choix d'un nouveau roi ? Le peuple donna-1-il ses suffrages ; Attendit-on des auspices favorables. Je ne demande pas si toutes ces conditions concoururent à l'élection de Tarquin, quoique pour être légitime toutes les lois de la patrie dussent y être inviolablement gardées ; mais je demande si quelqu'un me montrera qu'on y ait observé une seule de ces conditions essentielles, et en cas qu'on puisse le prouver, je consens à ne plus parler du mépris que Tarquin. a fait de toutes les autres. Comment donc s'est-il frayé le chemin à l'empire? C'est par les armes, par la force, par la violence, par la conspiration d'une troupe de scélérats, selon la coutume des tyrans, malgré nous et contre notre volonté. XXXIII. Depuis qu'il est revêtu de l'autorité souveraine, de quelque manière qu'il y soit parvenu, a-t-il gouverné comme un bon roi ? A-t-il imité ses prédécesseurs, qui dans tous leurs discours et dans toutes leurs actions n'ont point eu d'autre but que d'agrandir la ville de Rome, et de la laisser à leurs successeurs plus florissante qu'ils ne l'avaient reçue ? En venté n'aurions-nous pas perdu la raison si nous lui rendions un si bon témoignage, nous que ce tyran a réduits à une extrême misère et qu'il a traités avec la dernière indignité. [4,81] Je passe sous silence les maux qui ne regardent que l'ordre des patriciens ; nos ennemis mêmes ne pourraient en entendre parler sans verser des larmes. En effet où en sommes-nous réduits maintenant ? D'un grand nombre que nous étions, il n'en reste aujourd'hui que très peu, encore sommes-nous tombés du plus haut degré de la gloire dans le dernier abaissement. Dépouillés de tous nos biens, privés de mille avantages dont nous jouissions autrefois, nous nous voyons maintenant réduits à une extrême pauvreté. De tant d'illustres magistrats distingués par leur naissance, par leur mérite personnel et par les services importants qu'ils ont rendus à la république, les uns ont perdu la vie, les autres ont été chassés de Rome, ou se sont condamnés eux-mêmes à l'exil pour éviter la cruauté du tyran. Et vous, Plébéiens, dans quel état sont vos affaires ? Que sont devenues vos lois ? Le tyran ne les a-t il pas abolies? Ne vous a-t-il pas ôté le droit d'assister aux sacrifices, d'élire les magistrats, de donner vos suffrages, et même de vous assembler pour les affaires du gouvernement ? Vous traite-t-il avec plus de ménagement que de vils esclaves qu'il aurait achetés? Ne vous a-t-il pas réduits aux travaux les plus pénibles, à tailler des pierres, à scier du bois, à porter des fardeaux, à travailler dans des égouts, dans des souterrains et dans des abîmes horribles, aux dépens de votre vie et sans vous donner un moment de relâche ? XXXIV. NE verrons-nous donc jamais finir nos maux ? Jusqu'à quel temps les souffrirons-nous ? Quand remettrons-nous notre patrie en liberté ? Sera-ce après la mort de Tarquin ? Oui, par le grand Jupiter. Mais quel avantage peut nous apporter la mort, ou plutôt ne serions-nous pas encore pis qu'aujourd'hui, puisque au lieu d'un Tarquin nous en aurions trois autres encore plus scélérats que leur père? Si de particulier qu'il était il est devenu tyran, et s'il a exercé sur nous toutes sortes de cruautés, quoiqu'il n'ait commencé que dans un âge avancé à se livrer au crime, que devons nous attendre de ses enfants qui font d'une race si maudite, qui ont été si mal élevés, qui ne lui ont jamais vu rien dire ni rien faire avec modération, et qui ont toujours eu un si mauvais exemple devant les yeux . XXXV. MAIS sans qu'il soit besoin de pénétrer dans l'avenir pour tirer des présages de leur maudit naturel, vous pouvez connaître dès aujourd'hui quels chiens la tyrannie de Tarquin a élevés dans le sein de la république. Considérez seulement ce que vient de faire l'ainé de ces trois monstres. [4,82] Celle dont vous voyez ici le corps, est la fille de Spurius Lucrétius, que le tyran a établi gouverneur de Rome avant que de se mettre en campagne. C'est la femme de Tarquinius Collatinus, parent des tyrans qui lui ont fait souffrir tant de maux. Toujours jalouse de sa pudeur, pleine de tendresse pour son mari, et attachée inviolablement aux devoirs d'une femme d'honneur, elle n'a pu néanmoins se mettre à couvert des excès de Sextus. Il est venu loger chez elle la nuit passée; elle l'a reçu comme parent de son mari pendant que Collatinus était au camp devant Ardèe, et sans pouvoir se défendre contre la passion effrénée de ce tyran elle a été contrainte par une dure nécessité de se soumettre comme une esclave à des indignités qu'une femme libre doit appréhender plus que la mort. Outrée de cet affront et ne pouvant le supporter, elle est venue trouver son père et ses parents et elle leur a raconté la malheureuse destinée, et après les avoir priés et conjurés instamment de venger son honneur, tirant un poignard qu'elle avait caché dans son sein, en présence de son père, elle l'a plongé dans ses entrailles. O femme digne de notre admiration et de nos louanges pour le généreux parti que vous avez pris ! Vous nous avez abandonnés, Lucrèce, vous vous êtes donné la mort, ne pouvant souffrir l'insulte que vous avez reçue du tyran, vous avez méprisé toutes les douceurs de la vie pour n'être plus exposée désormais à un pareil affront ; dans un corps de femme vous avez fait paraître un courage digne des plus grands hommes: et après un si bel exemple, Romains, nous qui sommes des hommes, sera-t-il dit que nous aurons moins de cœur et de vertu qu'une femme ? Pour avoir éprouvé une seule fois l'affront que le tyran a fait à votre chasteté jusqu'alors inviolable, vous avez trouvé la mort plus douce et plus heureuse que la vie. Et nous, qui gémissons, non seulement depuis un jour, mais depuis vint-cinq ans sous la tyrannie de Tarquin, et qui avons perdu toute espérance après nous être laissé ravir la liberté, nous n'aurons pas assez de courage pour entrer dans les mêmes sentiments ? Non, Romains, il ne nous est plus permis de vivre dans les maux qui nous accablent, nous dont les ancêtres ont toujours prétendu donner la loi aux autres nations et le sont exposés aux plus grands périls pour soutenir la gloire de notre empire. Il nous faut choisir de deux choses l'une, ou de recouvrer notre liberté, ou de mourir avec honneur pour sa défense. XXXVI. LE temps que nous avons tant attendu, est venu enfin. Tarquin n'est point à Rome, les patriciens sont les chefs de l'entreprise, et si nous nous y portons avec courage, nous ne manquerons ni d'argent, ni d'hommes, ni d'armes, ni de commandants, ni des autres appareils nécessaires pour la guerre : Rome nous fournit abondamment tous ces secours. Ne nous serait-il donc pas honteux de nous résoudre aujourd'hui à être les esclaves des autres, nous qui avons voulu commander aux Volsques, aux Sabins et à plusieurs autres nations voisines? Ne serait-ce pas manquer de courage que de n'oser entreprendre la guerre pour nous délivrer d'une si honteuse servitude, après avoir pris tant de fois les armes pour contenter l'ambition démesurée et l'avarice insatiable de Tarquin ? [4,83] Mais, quels secours et quels moyens avons-nous pour commencer une si grande entreprise ? C'est ce qui me reste à vous dire. Premièrement nous pouvons compter sur le secours des dieux. Ils sont irrités contre Tarquin qui a profané leur culte, leurs temples, et leurs autels, en leur faisant des sacrifices et libations avec des mains encore toute teintes de sang et mouillées de mille crimes qu'il a commis envers ses sujets. En second lieu, nous pouvons faire fond sur nos propres forces, sur notre grand nombre, sur une longue expérience, que nous avons acquise dans les périls de la guerre. D'ailleurs le secours de nos alliés ne nous manquera point. Il est vrai qu'ils ne font aucun mouvement tant que nous ne les appelons pas : mais dès que nous aurons levé l'étendard de la liberté et que nous ferons paraître quelque courage, ils viendront volontiers se joindre à nous dans cette guerre. La tyrannie est odieuse à tous ceux qui aiment la liberté, XXXVII. QUE s'il y a quelqu'un parmi vous qui appréhende que les Romains qui sont au camp avec Tarquin ne prennent son parti contre nous, je puis vous assurer qu'une telle crainte est sans fondement. En effet la tyrannie ne leur est pas moins insupportable qu'à nous mêmes. Tout le monde est naturellement jaloux de sa liberté, et lorsqu'on gémit dans la misère, pour peu qu'on voie de jour à se délivrer de l'esclavage, on profite volontiers de la moindre occasion qui le présente pour changer d'état. Si donc vous les appelez au secours de la patrie par une ordonnance de tout le peuple, ni la crainte, ni l'espérance, ni les autres motifs qui engagent ou qui forcent les hommes à agir contre la justice ne pourront plus les retenir auprès des tyrans. Supposé même qu'il s'en trouvent quelques-uns qui par un mauvais naturel ou par le malheur de leur éducation, eussent du penchant pour la tyrannie, il est certain qu'ils ne seront qu'en fort petit nombre, et quelque méchants qu'ils fussent nous trouverons bien le moyen de les réduire à la raison malgré eux. Nous avons ici comme autant d'otages leurs enfants, leurs femmes, leurs pères et mères qui leur sont plus chers que leur propre vie. En leur promettant de leur rendre ces gages précieux, et leur accordant par un décret une amnistie générale pourvu qu'ils abandonnent les tyrans, nous n'aurons pas de peine à les attirer dans notre parti. Ainsi, Romains, concevez de bonnes espérances pour l'avenir, ranimez votre courage ::entreprenons hardiment une guerre qui nous fera plus d'honneur que toutes celles que nous avons soutenues jusqu'aujourd'hui. Divinités de la patrie, dieux tutélaires de la république, Génies prosecteurs de nos pères, et vous, Rome, plus chérie des dieux que toutes les autres villes du monde, vous qui nous avez donné et la naissance et 'éducation, nous vous défendrons de cœur, de volonté, de paroles et d'effet, même au péril de notre vie, prêts à souffrir tout ce que la fortune et les destins ordonneront de nous. Pour moi j'augure que nos généreux efforts étant aussi justes qu'ils sont dignes d'un courage vraiment Romain, seront suivis d'un heureux succès. O dieux, inspirez à tous les Romains une valeur invincible, unissez leurs esprits et leurs cœurs, et ne leur refusez pas votre protection dans les démarches qu'ils feront pour vous défendre. » [4,84] XXXVIII. PENDANT que Brutus haranguait de la sorte le peuple redoublait à tous moments ses acclamations, et lui marquait par de continuels applaudissements sa bonne volonté et son zèle ardent. La plupart même pleuraient de joie, pendant cet admirable discours dont ils étaient agréablement surpris. Chacun sentait en soi-même des mouvement divers, mêlées de tristesse et de joie, de tristesse par le souvenir des maux passés, et de joie par l'espérance d'une meilleure destinée. La colère et la crainte se succédaient dans l'âme des auditeurs et y produisaient des mouvements contraires. Tantôt la colère leur faisait oublier leur propre sûreté pour ne penser qu'à se venger de Tarquin et à lui faire porter toute la peine que méritaient ses crimes. Tantôt les réflexions qu'ils faisaient sur la difficulté de secouer le joug de la tyrannie, ralentissaient tout à coup leur ardeur. Enfin sitôt que Brutus eut fini son discours, le peuple s'écria tout d'une voix qu'il était prêt à tout et qu' il ne s'agissait plus que de lui donner des armes. XXXIX. ALORS Brutus au comble de la joie ; « C'est, Romains, ce que nous allons faire, leur dit-il. Mais il faut avant toutes choses que vous confirmiez le décret du sénat dont je vais vous faite la lecture. Il ordonne de chasser de Rome et de toutes les terres de la république, les Tarquins, leur famille et leur postérité, avec défense sous peine de la vie pour quiconque contreviendra à cet arrêt, de rien dire ou de faire la moindre démarche pour ménager leur rétablissement. Si donc vous voulez confirmer ce décret, retirez-vous chacun dans vos curies pour donner vos suffrages, et que nous vous rendons aujourd'hui soit comme les prémices de votre liberté ». Le peuple obéît aussitôt, on recueillit les voix, et après que toutes les curies eurent opiné â chasser les tyrans, Brutus s'avança au milieu de l'assemblée et continua son discours en ces termes «Puisque ce premier article de l'ordonnance du sénat est confirmé dans toutes les règles, écoutez les autres résolutions que nous avons prises pour le bien de la république. Après avoir examiné mûrement à qui nous devons confier l'autorité du gouvernement, nous avons trouvé à propos de ne plus élire de rois ; mais de créer chaque année deux magistrats qui seront revêtus de l'autorité royale. Vous les élirez vous mêmes dans vos assemblées où vous donnerez vos voix par centuries. Si ce second décret est de votre goût, confirmez-le comme le premier par vos suffrages ». Cet article fut confirmé de même que le précédent, sans qu'il se trouvât un seul avis contraire. XL. ENSUITE Brutus s'avança au milieu du peuple où il élut pour entre-roi Spurius Lucrétius, qui fut chargé de faire observer les lois de la patrie dans les assemblées qui devaient se tenir pour créer des consul. XLI. LUCRETIUS revêtu de l'autorité souveraine renvoya le peuple avec ordre de se rendre promptement en armes dans le champ de Mars où l'on avait coutume de tenir les comices. Tous les citoyens s'y étant assemblés, il choisit Brutus et Collatinus pour faire toutes les fonctions des rois, et le peuple donnant ses suffrages par centuries leur confirma cette dignité. Voilà ce qui se passa alors dans la ville de Rome. [4,85] XLII. TARQUIN apprit cette nouvelle par des courriers qui étaient sortis de la ville avant qu'on fermât les portes, et qui lui dirent seulement que Brutus haranguait le peuple et sollicitait les Romains à recouvrer leur liberté. Il part aussitôt de son camp sans en dire mot à personne qu'à ses fils et à ses amis les plus affidés. Il court à toute bride et vient à Rome pour prévenir la révolte. Mais ayant trouvé les portes fermées et les remparts garnis de troupes armées, il rebrousse chemin, et déplorant son malheur il retourne au camp plus vite qu'il n'est venu. XLIII. IL fut extrêmement surpris d'y trouver toutes choses en aussi mauvais état qu'à la ville. Les consuls prévoyant qu'il ne manquerait pas de se rendre à Rome en grande diligence, avaient envoyé des lettres au camp par un autre chemin pour y donner avis du parti que les citoyens venaient de prendre et pour exhorter les troupes à secouer le joug. Aussitôt que ces lettres furent arrivées, Titus Herminius et Marcus Horatius que Tarquin avoir laissés au camp, en firent la lecture en pleine assemblée, puis ils recueillirent les suffrages par centuries, et toutes les troupes ayant opiné à s'en tenir au décret porté par ceux de la ville, lorsque Tarquin fut de retour on lui refusa l'entrée du camp. XLIV. LE tyran frustré de cette dernière espérance, se retira avec une poignée de monde à la ville de Gabie, où il avait établi roi Sextus son fils aîné, comme nous avons dit ci-dessus. Il était déjà tout blanc de vieillesse et avait régné vint-cinq ans. XLV. HERMINIUS et Horatius conclurent une trêve de quinze ans avec les Ardéates et ramenèrent les troupes à Rome. C'est ainsi que le gouvernement des rois fut enfin aboli, après avoir duré deux cents quarante quatre ans depuis la fondation de Rome, et dégénéré en tyrannie par l'abus que Tarquin faisait de son pouvoir. Telle fut l'occasion ce changement de la république, et tels en furent les auteurs.