LES ANTIQUITES ROMAINES DE DENYS D'HALICARNASSE LIVRE TROIZIEME. CHAPITRE PREMIER. I. APRES la mort de Numa Pompilius, le sénat redevint maître de toutes les affaires, de la république. Il résolut de continuer le gouvernement sur le même pied qu'auparavant , et le peuple n'étant point d'avis contraire , il choisit entre les plus anciens un certain nombre de magistrats pour gouverner pendant l'interrègne. Ceux ci élurent pour roi, Tullus Hostilius que tous les citoyens demandaient avec empressement. Voici de quelle famille il tirait son origine. II. Un certain [Tullus] Hostilius, homme de distinction et puissamment riche, sorti de Medullie, vil le bâtie autrefois par les Albains et dont Romulus avait fait une colonie Romaine après l'avoir reçue à composition, était venu s'établir à Rome. Il y avait épousé la fille d'Hersilius, Sabine d'origine, dans le temps que les Sabins faisaient la guerre aux Romains, elle avait engagé les autres femmes de sa nation à aller trouver leurs pères pour les réconcilier avec leurs maris, en sorte qu'on la regardait comme la principale cause de l'alliance qui fut alors conclue entre les deux peuples. Après avoir fait plusieurs campagnes au service de Romulus, et s'être signalé par des actions éclatantes, Hersilius fut enfin tué dans un des combats contre les Sabins, ne laissant qu'un fils unique encore enfant. Les deux rois le firent enterrer dans le principal endroit de la place publique, et lui érigèrent une colonne avec une inscription pour être un monument éternel de son rare mérite. Son fils unique ayant atteint l'âge viril , épousa une fille de qualité, dont il eut Tullus Hostilius homme d'expédition, prévoyant, actif, et laborieux, qui fut élu roi après la mort de Numa par les suffrages du peuple et selon les lois. III. Les dieux confirmèrent l'élection d'Hostilus par des augures favorables ; il prit les rênes du gouvernement la seconde année de la vingt-septième olympiade , en laquelle Eurybates d'Athènes remporta le prix de la course, Leostrace étant archonte. Dès le commencement de son règne, il gagna le cœur de tous les artisans et de tous les pauvres, par une action des plus généreuses : la voici. IV. Les rois ses prédécesseurs avaient possédé en propre Tullus une grande étendue de terres très-fertiles , dont ils avaient employé les revenus à 'a dépense des sacrifices et à la magnificence de leur table. Romulus les ayant conquises par les armes, en avait chassé les anciens possesseurs et se les était appropriées. Comme il était mort sans enfants, Numa Pompilius son successeur en avait hérité. Ces terres n'appartenaient plus au public ; elles faisaient le domaine et l'héritage particulier des rois. Tullus permit à tous les Romains qui n'avaient aucune portion d'héritage, de les partager entre eux, protestant que son patrimoine lui suffisait et pour les frais des sacrifices, et pour la dépense de sa maison. Par cette libéralité il gagna l'affection des pauvres citoyens qu'il mit en état de n'être plus obligés à servir les autres pour gagner leur vie. A ce bienfait, il en ajouta un autre. Afin que personne ne manquât de domicile, il enferma le mont Célius dans l'enceinte de Rome ; il y donna des places suffisantes à tous les Romains qui n'avaient point encore de demeure ; ceux-ci y bâtirent des maisons, et Tullus y alla demeurer lui même. Voilà ce que l'histoire nous apprend de mémorable touchant la conduite et les actions d'Hostilius dans l'administration de la république. Mais il fit aussi plusieurs grands exploits dans la guerre, nous allons les rapporter, en commençant par celle qu'il eut avec les Albains. CHAPITRE SECOND. I. CLUILIUS , qui avait l'autorité souveraine dans Albe, fut cause que les deux villes rompirent les liens de leur parenté pour prendre les armes. Comme il était naturellement fier et impétueux, ne pouvant souffrir la prospérité des Romains, ni contenir sa jalousie, il conçut le détestable dessein d'allumer le feu de la guerre entre les deux peuples. Mais ne voyant pas de moyen d'obtenir l'agrément des Albains pour mettre une armée en campagne contre la ville de Rome ( car il n'en avait aucun prétexte , ni juste, ni nécessaire ) il imagina l'expédient que je vais dire. II. IL permit aux plus pauvres et aux plus déterminés des Albains de piller les terres Romaines, leur promettant une entière impunité de toutes les hostilités qu'ils pourraient faire. Par ce moyen il trouva bien des gens disposés à profiter de l'occasion de s'enrichir en toute sureté, et. qui n'étant plus retenus par la crainte, se portaient d'eux-mêmes à allumer la guerre par leurs brigandages sur les terres voisines. En cela il avait ses vues, et il ne manquait pas de prudence pour exécuter ses mauvais desseins, comme il parut assez par la suite. Il prévoyait bien que les Romains, ne pouvant souffrir qu'on fît le dégât dans leurs campagnes , prendraient aussitôt les armes, et que par là ils lui fourniraient l'occasion de les faire passer dans l'esprit du peuple pour les auteurs de la guerre, que d'un autre côté la plupart des Albains, jaloux de la prospérité de leur colonie recevraient volontiers les calomnies qu'il leur débiterait, et ne balanceraient point à déclarer la guerre aux Romains. La chose lui réussit en effet comme il se l'était promis. III. Quelques partis composés des plus méchants citoyens de chacune des deux villes pillant et ravageant réciproquement leurs terres, les Romains entrèrent enfin avec une armée dans le pays des Albains où ils tuèrent la plupart des brigands et firent un grand nombre de prisonniers. Sous ce spécieux prétexte, Cluilius convoqua une assemblée du peuple , dans laquelle il invectiva fortement contre les Romains, montra un grand nombre de blessés, fit paraître les parents de ceux qui avaient été tués ou faits prisonniers , et inventant même plusieurs choses qui n'étaient pas, il fit enfin déterminer par l'assemblée qu'on leur enverrait d'abord une ambassade pour demander justice de ce qui s'était passé, et que s'ils la refusaient, on leur ferait la guerre. IV. Quand les ambassadeurs furent arrivés à Rome, Tullus, se doutant bien qu'ils venaient demander satisfaction, résolut de les prévenir, afin de rejeter sur eux le violement et l'infraction de l'alliance qui avait été autrefois conclue entre la métropole et sa colonie. Car il faut remarquer que du temps de Romulus les deux villes avaient fait un traité, qui portait entre autres conditions qu'elles ne se feraient point la guerre ; que celle qui aurait sujet de se plaindre de quelque injustice, en demandèrent satisfaction à celle qui lui aurait fait tort , que si elle ne l'obtenait pas, l'alliance serait censée rompue , et qu'alors elle pourrait déclarer la guerre comme y étant contrainte. Afin donc qu'on ne pût pas accuser le peuple Romain d'avoir refusé aux Albains la satisfaction qu'ils auraient demandée les premiers, ni rejeter sur la ville de Rome la contravention au traité ; le roi ordonna aux plus illustres de ses amis de recevoir chez eux les députés des Albains, de les traiter avec toute l'amitié possible, et de les y retenir autant qu'ils pourraient par des manières obligeantes. Pendant ce temps il prit le prétexte de quelques affaires fort pressantes pour ne leur point donner audience jusqu'à ce qu'il eût pris de justes mesures. V. La nuit suivante, Tullus envoya à Albe quelques personnes de la première distinction avec des hérauts d'armes , pour demander justice aux Albains de l'injure qu'ils avaient faite au peuple Romain ; il leur donna des ordres précis sur ce qu'il voulait qu'ils fissent. Ces députes ayant fait le chemin avant le soleil levant, trouvèrent Cluilius au milieu du peuple assemblé dans la place publique. Après s'être plaints des torts faits aux Romains par le peuple d'Albe, ils le sommèrent d'exécuter les articles de l'alliance des deux villes. Mais Cluilius de son côté se plaignant de ce qu'on n'avait pas donné audience aux ambassadeurs que les Albains avaient envoyés les premiers à Rome pour demander satisfaction, répondit aux envoyés des Romains qu'ils étaient eux-mêmes les violateurs de l'alliance, qu'ainsi ils pouvaient s'en retourner chez eux ; et en même temps il leur déclara la guerre. Là-dessus , le chef de l'ambassade avant que de le quitter, le pria de lui dire seulement s'il ne convenait pas lui-même que ceux là sont censés les infracteurs de l'alliance, qui refusent la justice à ceux qui sont venus la demander les premiers. Cluilius ayant répondu qu'il en convenait : « J'atteste donc, dit le chef de l'ambassade, j'atteste ces mêmes dieux que nous avons pris pour témoins du traité, qu'il est permis aux Romains de faire la guerre aux violateurs de l'alliance, puisqu'ils leur refusent la justice qu'ils ont demandée les premiers. Il est évident par vos actions que c'est vous qui la refusez cette justice. Nous vous l'avons demandée les premiers et au lieu de nous écouter, vous nous avez déclaré la guerre. Attendez-vous donc qu'on viendra dans peu les armes à la main pour venger ce refus outrageant. » VI. Les envoyés étant de retour à Rome, font rapport à Tullus de tout ce qui s'est passé dans leur négociation. Il ne perd point de temps ; il fait venir chez lui les ambassadeurs des Albains, et leur demande quel est le sujet qui les amène. Ceux-ci lui communiquent les ordres qu'ils ont reçus de Cluilius , et menacent en même temps de lui déclarer la guerre s'il ne leur accorde la justice qu'ils demandent. « J'ai fait avant vous ce que vous faites présentement , dit Tullus , mais je n'ai rien obtenu de ce qui est ordonné par le traité d'alliance. Il est donc évident que c'est vous-mêmes qui avez été les premiers à en violer les articles , et que vous n'en avez fait aucun cas. Ainsi je déclare la guerre aux Albains ; elle ne peut être que très-juste, puisque j'y suis contraint. J'arme donc incessamment , non seulement mes troupes domestiques , mais encore celles de toutes les villes de ma domination que j'appelle à mon secours. » VII. Sur ces sujets de mécontentement on fit de part et d'autre les préparatifs nécessaires pour ouvrir la campagne; les deux nations armèrent et leurs troupes et celles des villes qui leur étaient soumises. Tout étant prêt, les deux armées se campèrent l'une auprès de l'autre à quarante stades de Rome ; les Albains aux fossés Cluiliens qui portent encore aujourd'hui le nom de celui qui les fit ; et les Romains un peu en deçà , dans le poste le plus avantageux qu'ils purent trouver. Quand les troupes furent en présence , cette première ardeur, qui les portait d'abord à livrer bataille, se ralentit tout d'un coup. Lorsqu'elles eurent remarqué qu'elles étaient égales en nombre, les soldats étant d'ailleurs également bien équipés de part et d'autre et également bien armés , l'espérance dont elles s'étaient flattées de mettre l'ennemi en fuite du premier choc s'évanouit aussitôt ; et les deux généraux pensèrent moins à présenter le combat qu'à prendre leurs sûretés et à se fortifier de plus en plus en élevant les palissades de leur camp. Déjà les plus prudents d'entre les officiers murmuraient contre les commandants .et se mêlaient de donner des avis. Le temps se passait sans qu'on fît aucune action mémorable ; on se contentait de part et d'autre de se harceler mutuellement par quelques escarmouches, tant de la cavalerie , que de l'infanterie légère. VIII. Cependant Cluilius qui passait pour avoir allumé cette guerre, ennuyé de rester si longtemps au même endroit sans avancer en rien, forma la résolution de sortir avec toute son armée pour appeler l'ennemi au combat, ou pour l'attaquer dans ses retranchements s'il refusait le défi. Mais après avoir fait tous les préparatifs nécessaires pour combattre en bataille rangée, ou pour donner l'assaut au camp des ennemis s'il en était besoin , entouré de sa garde ordinaire , il passa la nuit suivante dans sa tente, où il fut trouvé mort le lendemain matin , sans qu'il parut sur son corps aucune marque qu'on l'eût assassiné, étranglé , empoisonné, ou fait mourir de quelque autre mort violente. IX. Tout le monde trouva cet accident sort extraordinaire , il l'était en effet, puisqu'il n'avait été précédé d'aucune maladie sur laquelle on pût le rejeter. Les esprits accoutumés à attribuer à la providence divine tout ce qui arrive aux hommes , prétendaient que sa mort était un effet de la colère des dieux, parce que contre toute justice et sans nécessité il avait allumé le feu de la division entre la ville d'Albe et sa colonie. Mais ceux qui regardaient la guerre comme un moyen de s'enrichir, se voyant privés par sa mort de plusieurs grands avantages, rejetaient cet accident sur les embûches et sur l'envie des hommes ; ils prétendaient que quelque ennemi caché l'avait fait mourir par un poison secret dont il était bien difficile de s'apercevoir. D'autres disaient qu'accablé de chagrin, dans l'embarras où étaient ses affaires, il s'était lui même donné la mort , parce qu'il voyait bien que quelques peines qu'il prît dans les conjonctures présentes, tous ses efforts devenaient inutiles, et que rien ne lui réussissait comme il se l'était promis d'abord lorsqu'il avait pris les rênes du gouvernement. Ceux au contraire qui jugeaient sainement de cet accident de leur général sans se laisser emporter à des sentiments d'amitié ou de haine, n'attribuaient sa mort à la colère des dieux, ni aux embûches de ses envieux , ni au désespoir de ses affaires, mais à la nécessité de la nature et au destin qui a fixé le nombre de nos jours dès le premier instant de notre naissance. Ainsi mourut Cluilius avant que d'avoir fait aucune action de valeur. CHAPITRE TROISIEME. I. A LA place de Cluilius, l'armée Albaine élut pour général Metius Fufétius, qui n'avait ni assez de mérite pour conduire les affaires de la guerre, ni assez de constance pour entretenir la paix. Dans les commencements il avait été plus ardent que pas un des Albains à semer la division entre les deux villes, et ce fut pour cette raison qu'on lui donna le commandement de l'armée après la mort de Cluilius. Mais quand il fut revêtu de l'autorité souveraine, l'embarras des affaires et les difficultés qu'il rencontra le firent bientôt changer de dessein. Car voyant que la plupart des Albains n'avaient plus tant d'ardeur pour la guerre, et que les victimes qu'il consultait ne lui présageaient pas une bonne réussite dans les combats, il prit d'abord le parti de tirer les affaires en longueur. Ensuite, lorsqu'il connut le danger dont les Albains étaient menacés au dehors aussi bien que les Romains s'ils ne terminaient promptement cette guerre imprudente par une paix solide et durable ; craignant que les deux nations ne fussent assaillis par les peuples voisins dans le moment qu'on y penserait le moins, il se détermina enfin à envoyer des hérauts d'armes pour faire les premières ouvertures d'un traité de paix. Voici le péril qui les menaçait les uns et les autres. II. Du temps de Romulus les Veiens et les Fidénates, dont les villes étaient fort grandes [ et très peuplées,] avaient fait la guerre aux Romains pour leur disputer l'empire. Après avoir perdu beaucoup de monde dans les combats, ils avaient été dépouillés d'une partie de leurs terres, et contraints de se soumettre aux vainqueurs, comme je l'ai fait voir plus en détail dans le livre précédent. Ensuite ayant joui d'une paix profonde sous le règne de Numa Pompilius, leurs forces et leurs richesses s'étaient considérablement augmentées, et leurs villes étaient devenues très florissantes, de sorte que cette grande prospérité les rendant plus fiers et: ranimant leur courage, ils aspiraient à recouvrer leur liberté et se préparaient à secouer le joug de la domination Romaine. III. JUSQU'ALORS, le dessein qu'ils avaient de se soulever était demeuré secret, mais la guerre des Albains le fit éclater, et sitôt qu'ils apprirent que toutes les troupes Romaines étaient en campagne contre les Albains, l'occasion leur parut favorable pour les attaquer. Ils firent donc une conjuration secrète par les intrigues des plus puissants de leur nation, envoyèrent ordre à tous ceux qui étaient en état de porter les armes, de s'assembler à Fidènes, mais d'y entrer secrètement et peu à la fois, de peur que la conjuration ne fût découverte ; ils leur ordonnèrent en même temps d'y attendre le moment favorable que les troupes Romaines et celles des Albains sortiraient de leurs retranchements pour livrer bataille. Les conjurés devaient en être avertis par quelques espions portés dans les montagnes ; ils avaient ordre de prendre les armes au premier signal qu'on leur donnerait pour fondre tout en corps de bataille sur les ennemis, dont le camp n'était éloigné de Fidènes que de deux ou trois heures de chemin tout au plus. Les mesures étaient prises pour y arriver vers la fin du combat ; il y avait des ordres précis de regarder comme ennemis, et de tailler en pièces les vainqueurs mêmes, soit que les Albains eussent remporté la victoire, soit qu'elle se fût déclarée pour les Romains. Tel était le dessein des principaux des deux villes. IV. SI donc les Albains méprisant les troupes Romaines, s'étaient trop précipités de livrer bataille pour décider promptement de l'empire par un seul combat, rien n'aurait empêché que les embûches de leurs ennemis communs ne fussent demeurées cachées, et que les deux armées n'eussent été défaites à plate-couture. Mais le combat fut différé plus qu'on ne l'espérait, et le temps qu'on mit à en faire les préparatifs servit à éventer le dessein des Veiens et des Fidénates. On en fut informé par quelques-uns des conjurés qui découvrirent le complot, soit dans la vue de leur intérêt particulier ; soit par envie contre leurs chefs, qui étaient les auteurs de cette entreprise, soit dans la crainte que le secret ne fût révélé par d'autres, comme il arrive ordinairement dans les conjurations dont on diffère trop longtemps l'exécution, et où il y a un grand nombre de complices ; soit enfin par quelque remord de leur conscience qui leur dictait qu'une entreprise aussi impie ne pourrait avoir un heureux succès. V. AVERTI de ce qui se tramait, Fufétius s'empressa davantage de conclure une alliance ; car il ne voyait pas qu'il y eût d'autre parti à prendre que celui-là. Le roi des Romains qui avait été aussi informé de la conjuration par quelques Fidénates de ses amis, ne balança point à accepter les propositions de paix que lui faisait Fufétius. Les deux généraux se rendent dans la plaine entre les deux camps, menant avec eux quelques personnes de bon conseil et intelligentes dans les affaires d'état. D'abord ils s'entre-saluent comme ils avaient coutume de faire auparavant ; et après s'être fait réciproquement les honnêtetés ordinaires comme amis et parents, ils commencent à traiter de la paix. Le général des Albains parle le premier, en ces termes : VI. « JE crois qu'il est nécessaire de vous exposer d'abord les raisons qui m'ont engagé à faire les premières démarches pour conférer sur les moyens de terminer la guerre. Vous ne m'avez point vaincu, ni coupé les vivres à mon armée ; si donc je demande la paix, ne vous imaginez pas que je me défie de mes propres forces, ou que je vous redoute comme invincibles. Ne croyez pas que ce soit pour cette raison que je cherche des moyens honnêtes de mettre fin à la guerre. En effet, si vous aviez de nous ces sentiments, vous vous croiriez déjà victorieux, et vous deviendriez si fiers qu'on ne pourrait pas obtenir de vous des conditions raisonnables. Mais afin que vous ne vous formiez point une fausse idée de la démarche que je fais aujourd'hui en vous demandant à conclure un traité, écoutez-en la véritable raison. VII. « Ma patrie m'ayant choisi pour son général d'armée, après avoir accepté cette dignité suprême, je m'appliquai d'abord à examiner le sujet de la division de nos deux villes. Il me parut des plus frivoles, et jugeant que si peu de chose ne devait pas rompre les liens de leur parenté et de leur étroite union, je ne balançai point à blâmer la conduite des Albains aussi bien que la vôtre. A mesure que j'ai acquis quelque expérience dans les affaires et que j'ai examiné avec plus d'attention l'entreprise des deux nations, je n'ai pu m'empêcher de la condamner encore plus qu'auparavant, et même de la traiter de folie. Car je me suis aperçu dans les conversations particulières et dans les assemblées publiques que les Albains n'avaient pas tous la même ardeur pour la guerre, et lorsqu'incertain si je devais livrer le combat, j'ai consulté les entrailles des victimes, les signes divins m'ont paru si difficiles à comprendre, et tellement au dessus de la portée de l'esprit humain, que je me suis trouvé tout découragé sans savoir quel parti prendre. Ces pensées modérant donc l'ardeur qui me portait à vous présenter le défi, j'ai temporisé jusqu'à présent dans l'espérance que vous seriez les premières avances pour conclure la paix ; et véritablement, Tullus, vous qui êtes une de nos peuplades, vous auriez bien dû en faire les premières démarches, sans attendre que votre métropole vous prévint: car les fondateurs d'une colonie ont droit d'exiger de ceux qui la composent, les mêmes honneurs qu'un père se fait rendre par ses enfants. VIII. « MAIS pendant que nous tardons, et que nous attendons les uns et les autres à qui fera le premier pas pour négocier la paix à des conditions raisonnables, la nécessité plus forte que tous les conseils et que tous les raisonnements des mortels, nous oblige à nous réunir. Sachant donc qu'elle vous était encore inconnue, cette nécessité pressante, j'ai cru qu'il fallait promptement faire les ouvertures de la paix, et qu'il ne s'agissait plus de nous tenir sur le point d'honneur. Ne vous y trompez pas, Tullus, on fait jouer de terribles ressorts contre nous tous ; notre perte est inévitable. Nos ennemis communs, semblables à un feu qui consume tout, ou à un fleuve rapide qui renverse tout ce qu'il rencontre, vont nous ruiner entièrement et pour ainsi dire, sans coup férir. Les auteurs de cette détestable entreprise sont les plus puissants des Veiens et des Fidénates, qui se sont ligués contre nous. Ecoutez quelles sont les embûches qu'ils nous dressent, et comment j'ai découvert leurs desseins secrets. » IX. AYANT parlé de la sorte, Fufétius donna à lire à un de ses gens les lettres qui lui avaient été envoyées de Fidène, de la part de ses amis, en même temps il fit paraître devant toute l'assemblée celui qui en avait été le porteur, et quand on en eut fait la lecture, celui-ci raconta tout ce que ceux qui les avaient écrites lui avaient dit de bouche. L'assemblée fut saisie d'étonnement, comme il ne pouvait manquer d'arriver, à la vue d'un danger aussi grand et aussi imprévu. Alors Fufétius qui avait interrompu son discours. poursuivît en ces termes : X. « ROMAINS, vous avez entendu les raisons qui m'ont fait différer à vous présenter le combat. Vous voyez ce qui m'a engagé à ouvrir les premières propositions d'accommodement. C'est à vous maintenant d'examiner, si pour quelques bestiaux et quelques moutons qu'on vous a enlevés, il est à propos de continuer irréconciliablement contre vos fondateurs et contre vos pères, une guerre injuste dans laquelle il vous faudra périr tôt ou tard, soit que vous soyez vaincus, soit que vous remportiez la victoire : ou s'il n'est pas plus de votre intérêt de vous réconcilier avec vos parents et de vous joindre à nous contre nos ennemis communs, qui, non contents de violer les droits de l'alliance, ont encore conjuré votre perte, sans que vous leur ayez fait aucun mal et sans qu'ils aient rien à craindre de votre côté. Les traîtres, ils ne nous attaquent pas ouvertement, comme le demande le droit des gens et les lois de la guerre ; ils agissent par des souterrains et par des menées secrètes, afin qu'on ne puisse découvrir leurs pièges pour les éviter. Il n'est pas besoin de vous en dire davantage pour vous faire voir qu'il y va de notre commun intérêt de nous réconcilier ensemble afin de marcher en diligence contre ces impies et ces scélérats. Il faudrait être fou pour n'en pas convenir. Vous le comprenez assez, et vous vous y portez de vous-mêmes. Mais vous attendez sans doute avec impatience que je vous explique comment on pourrait s'y prendre pour terminer la guerre et pour conclure une alliance à l'avantage des deux villes : c'est ce que je vais tâcher de vous faire comprendre. XI. « POUR moi, je crois que le meilleur moyen de faire une paix honnête entre parents et amis, c'est de se pardonner mutuellement et avec un cœur sincère les injures qu'on a reçues de part et d'autre, et d'oublier entièrement tout ce qui fait le sujet de la division. Cette voie de réconciliation convient beaucoup plus que de faire subir aux coupables un jugement selon les lois pour disculper tout le peuple par la punition de quelques particuliers qui sont en faute. La première de ces deux sortes de réconciliations, étant donc plus honnête et. plus digne de gens de cœur, je suis d'avis qu'on oublie ses maux passés et qu'on sacrifie de part et d'autre tous ses ressentiments. Cependant, Tullus, si vous n'approuvez point que la réconciliation se fasse de cette manière, et si vous aimez mieux que de part et d'autre on livre les coupables ; je vous déclare que les Albains sont prêts à y consentir et à faire céder tous les sujets de plainte pour l'intérêt des deux nations. Que si vous avez quelqu'autre moyen plus juste et plus convenable pour parvenir à un accommodement, vous nous ferez plaisir de nous le communiquer au plutôt ; nous vous en serons très-obligés ». Fufétius ayant achevé son discours, le roi des Romains prit la parole et lui répondit ainsi. XII. « Nous savons aussi bien que vous, Fufétius, que le malheur qui nous menace est très-grand, et qu'il serait inévitable si nous étions obligés de terminer par un combat sanglant cette guerre que nous avons avec nos proches. Toutes les fois que nous avons consulté les entrailles des victimes pour savoir s'il fallait livrer bataille, les aruspices nous l'ont défendu. Nous sommes informés de la conjuration secrète des Veiens et des Fidénates contre nos deux villes. Il y a quelques jours qu'elle nous a été découverte par certaines personnes de leur nation, avec lesquelles nous avons droit d'hospitalité. Toujours en garde contre le mal qu'ils veulent nous faire. et bien résolus de nous en venger comme il faut, nous n'avons pas moins d'envie que vous de terminer la présente guerre plutôt par un traité d'alliance que par le sort des armes. Il est vrai que nous ne vous avons point envoyé demander la paix les premiers, parce que ce n'est pas nous qui avons commencé la guerre, n'ayant fait que nous mettre en défense lorsque vous nous avez attaqués, mais si vous mettez bas les armes, nous recevrons volontiers vos propositions d'accommodement sans prendre garde de si près aux conditions du traité, pourvu qu'elles conviennent à des gens de cœur, et même nous vous pardonnons d'avance toutes les injures que nous avons reçues de la ville d'Albe : si cependant on doit lui attribuer des fautes qui ne viennent que de votre général Cluilius, et dont les dieux l'ont puni pour vous et pour nous comme il le méritait. Oublions donc, Fufétius, toutes nos anciennes querelles, tant publiques que particulières, ensevelissons tout le passé dans un éternel oubli, puisque c'est aussi votre sentiment. XIII. « MAIS il ne suffit pas de penser à nous réconcilier pour le présent ; il faut prendre des mesures certaines afin de n'avoir plus aucun démêlé à l'avenir. Car enfin nous ne sommes pas assemblés ici pour chercher des remèdes de peu de durée qui ne fassent qu'assoupir le mal, mais pour nous en délivrer entièrement. Voyons donc par quel moyen on pourrait terminer cette guerre et conclure entre les deux nations une alliance durable. Vous n'avez point touché ce point, Fufétius, ainsi je tâcherai de vous l'expliquer. Il saut premièrement que les Albains cessent de nous envier un bonheur dont nous ne jouissons qu'après beaucoup de peines et de dangers ; car si vous voulez examiner les motifs qui vous font agir, vous verrez que nous ne vous avons fait aucun mal, et que vous ne nous haïssez que parce qu'il vous paraît que nous faisons mieux nos affaires que vous. D'un autre côté il faut que les Romains cessent de se défier des Albains, d'être toujours en garde et de les regarder comme des ennemis qui à tous moments leur dressent des embûches ; car il n'est pas possible d'entretenir une amitié fiable avec ceux qui nous haïssent. Mais comment venir à bout de ces deux choses? Ce ne sera certainement pas en les insérant dans le traité d'alliance, ni en jurant de part et d'autre parles choses sacrées ; précautions aussi faibles qu'elles sont faciles: mais ce sera en faisant en sorte que nous n'ayons plus tous ensemble que la même fortune et les mêmes intérêts. XIV. « En effet, Fufétius, l'unique moyen pour n'être point jaloux du bonheur et de la prospérité des autres, c'est de se lier si étroitement avec eux qu'on ne regarde plus leurs avantages comme étrangers, mais comme les siens propres. Or, pour parvenir à cette étroite union, je crois qu'il faut que les Romains fassent part aux Albains de tous les biens et avantages dont ils jouissent aujourd'hui et de ceux dont ils pourront jouir dans la suite ; que les Albains de leur côté, recevant un si grand bienfait avec reconnaissance, viennent tous s'établir à Rome, ou du moins la plus grande partie, et surtout les principaux de la nation. Les Sabins et les Tyrrhéniens ont quitté volontiers leurs propres villes pour venir demeurer avec nous. Ne serait-il pas honteux que vous refusassiez de faire la même-chose, vous qui êtes nos plus proches parents ? Mais si vous aimez trop votre patrie pour vous résoudre à venir dans notre ville, qui est déjà fort grande et qui le deviendrait encore davantage ; du moins faites une chose. Etablissez un sénat pour tenir conseil sur ce qui regarde l'intérêt des deux villes, et accordez l'autorité souveraine à celle qui est la plus puissante et la plus en état de faire du bien à l'autre. Tel est mon sentiment, je suis persuadé que s'il est suivi, nous verrons régner entre nous une paix fiable et une amitié solide. Autrement, il ne faut point espérer de nous accorder jamais, tant que nous demeurerons, comme à présent, dans deux villes également puissantes. » Ce discours étant fini, Fufétius demanda du temps pour délibérer. Il sortit pour un moment de l'assemblée avec les Albains qui étaient de son conseil, et mit en délibération, si l'on devait accepter la proposition de Tullus. Après avoir recueilli leurs suffrages il revint à l'assemblée, et parla en ces termes. XV. « NON, Tullus, nous ne sommes point d'avis de quitter notre patrie, d'abandonner nos temples, les maisons de nos pères, et, la ville que nos ancêtres ont habitée près de cinq cents ans ; et cela, dans des circonstances où nous n'y sommes point contraints par la guerre, ni par aucune autre calamité envoyée de la part des dieux. Pour ce qui est d'établir un sénat et de donner l'autorité souveraine à l'une des deux villes, nous n'en sommes point éloignés, nous consentons même, si vous le voulez, que ce soit là un des articles du traité, et que l'on ôte par ce moyen tout sujet de division. XVI. Etant d'accord sur ce que je viens de dire, il leur restait encore une difficulté, savoir, laquelle des deux villes devait avoir la puissance souveraine. On dit à ce sujet plusieurs choses de part d'autre. L'un et l'autre général prétendait que sa ville devait avoir l'empire. Celui des Albains allégua les raisons suivantes et. parla ainsi : « C'est à nous, Tullus de commander au reste de l'Italie, comme étant Grecs d'origine et la nation la plus considérable de ce pays. Suivant la loi naturelle et commune à tous les hommes, ceux qui ont donné l'origine à une nation ont droit de lui commander; et par conséquent, si nous n'avons pas le commandement sur les autres peuples, au moins c'est avec raison que nous prétendons l'avoir sur les Latins. Or, de toutes les colonies que nous avons fondées, et dont nous n'avons eu jusqu'à présent aucun sujet de nous plaindre, il n'y en a pas une dont l'empire nous appartienne à plus juste titre que celui de votre ville, qui est une des plus nouvelles. En effet nous y avons envoyé une peuplade en la troisième génération avant celle-ci. L'époque n'est pas si ancienne que notre race y soit déjà éteinte et. que le temps vous ait fait oublier que vous tirez de nous votre origine. Il faut donc que l'ordre naturel soit entièrement renversé, que les principes de l'équité soient totalement effacés, que la nature soumette les anciens peuples aux nouveaux, et les pères à leurs descendants, avant que nous puissions souffrir que la colonie commande à sa métropole, sans ce renversement total de l'ordre naturel, nous ne le souffrions point. Voilà une des raisons qui prouvent le droit que nous avons de commander ; nous ne vous le céderons jamais que malgré nous. Mais voici une autre raison qui n'est pas moins forte ; recevez-la, non pas comme un reproche ni comme une insulte, mais comme une chose qu'il est nécessaire que j'allègue pour appuyer nos justes prétentions. XVII. « Je soutiens que les Albains sont encore aujourd'hui tels qu'ils étaient du temps des fondateurs de leur ville, et je suis bien sûr qu'on ne me prouvera jamais que nous ayons accordé le droit de bourgeoisie à aucune autre nation qu'aux Grecs et aux Latins. Au contraire, vous autres Romains, vous avez corrompu la forme de votre gouvernement en recevant les Tyrrhéniens, les Sabins, et plusieurs autres barbares vagabonds qui n'avaient point de patrie fixe : en sorte que votre ville n'est presque composée que d'étrangers que vous y avez reçus : en un mot il n'y reste qu'un fort petit nombre de nos descendants. Cela étant ainsi, si nous vous cédions l'autorité souveraine, il faudrait que le légitime obéît à l'illégitime, le Grec au Barbare, les naturels du pays aux étrangers, les anciens citoyens aux nouveaux venus. Car vous ne pouvez pas dire que vous n'avez accordé à cette foule de nouveaux citoyens aucune autorité dans les affaires du gouvernement et vous ne vous vanterez pas d'avoir réservé la puissance souveraine aux anciens habitants de Rome. Vous vous faites même des rois étrangers ; la plupart de vos sénateurs sont des nouveaux venus : et vous ne pouvez pas dire que vous ne souffrez tout cela que parce que vous le voulez bien. En effet, y a-t-il homme au monde qui se voyant le plus fort, voulût se soumettre au plus faible ? Nous serions donc les plus fous et en même temps les plus lâches de tous les hommes, si de plein gré nous nous soumettions au joug de ces étrangers, puisque vous ne pouvez pas nier que vous ne le souffrez vous-même que malgré vous. XVIII. « J'ai une troisième et dernière raison à vous apporter : c'est que la ville d'Albe observe encore aujourd'hui toutes ses lois et coutumes avec le même ordre qu'autrefois ; en sorte qu'elle n'a rien changé de la forme de son gouvernement quoique ce soit aujourd'hui la dix-huitième génération qu'elle est habitée. Rome au contraire n'a ni police, ni ordre, ni discipline, parce que c'est une ville nouvellement bâtie, et composée d'un ramas de différentes nations. Il lui faudra donc bien du temps pour se relever ; elle aura plusieurs malheurs à essuyer avant que de se remettre en règle ; il lui en coûtera beaucoup jusqu'à ce qu'elle ait apaisé tous les troubles et toutes les séditions dont elle est présentement agitée. Or il n'y a personne qui ne convienne qu'une ville où le bon ordre s'observe, qui a de l'expérience, et dont les affaires sont sur un bon pied, doit commander à celle qui est agitée de plusieurs troubles, qui n a pas une si longue expérience, et dont les affaires sont en mauvais état -, certainement vous n'avez pas raison de prétendre le contraire. » XIX. FUFETIUS ayant achevé son discours, Tullus prit la parole et lui répondit en ces termes. « Nous sommes égaux, Messieurs, quant au droit naturel et au mérite des ancêtres, L'un et l'autre nous est commun à tous, et nous n'avons de ce côté-Jà aucun sujet de nous élever les uns au-dessus des autres, puisque nous descendons des mêmes pères. Mais quant à ce que vous avancez, que c'est une loi naturelle et nécessaire que les métropoles aient l'empire sur leurs colonies, cela ne nous paraît ni vrai, ni raisonnable. En effet, ne voyons-nous pas plusieurs nations dont les villes sont soumises à leurs peuplades, bien loin de leur commander ? Lacédémone en est une preuve évidente et convaincante ; cette ville prétend avoir droit de commander non seulement aux autres Grecs, mais aussi aux Doriens dont elle est une colonie. Mais qu'est-il besoin d'aller chercher des exemples chez les autres nations ? vous-mêmes qui avez planté la colonie de notre ville, n'êtes-vous pas une peuplade des Laviniens ? Or si c'était une loi de la nature que la métropole eût l'empire sur sa colonie, les Laviniens n'auraient-ils pas plus de droit que vous et nous à la puissance souveraine? Mais en voila assez pour réfuter votre première raison, qui paraît spécieuse et que vous faites . XX. « Mais puisque vous avez fait un parallèle de la manière de vivre des deux villes ; puisque vous prétendez que les Albains ont toujours conservé leur noblesse dans sa pureté, au lieu que les Romains, selon vous, ont corrompu la leur par le mélange d'un sang étranger ; enfin puisque vous ne pouvez souffrir que les illégitimes commandent aux légitimes, et les nouveaux venus aux naturels du pays : il faut vous désabuser et. vous faire voir que vous vous trompez fort quand vous alléguez en votre faveur cette seconde raison. Bien loin d'avoir honte de communiquer le droit de bourgeoisie à tous ceux qui veulent s'établir a Rome, nous en faisons gloire. Et véritablement nous ne sommes pas les premiers qui en agissions de la sorte. Nous avons l'exemple des Athéniens„ dont la ville est une des plus célèbres de toute la Grèce. Ils l'ont fait avant nous, et si l'on ne m'accorde que leur république en est devenue plus florissante, au moins on ne peut pas dire que cette conduite leur ait fait aucun tort. Ainsi, tant s'en faut que nous ayons sujet de nous repentir de cette pratique comme d'une véritable faute, qu'au contraire nous voyons avec joie qu'elle nous a procuré plusieurs avantages. XXI. « A Rome on donne les charges, la dignité de sénateur et les autres honneurs à ceux qui les méritent, et non à ceux qui ont de l'argent comptant, qui possèdent de grandes richesses, ou qui peuvent montrer une longue suite d'ancêtres nés dans le pays ; car nous ne faisons consister la véritable noblesse que dans la vertu et dans le mérite. Le reste du peuple compose le corps de la ville, il nous donne les forces nécessaires pour exécuter ce qui a été décidé par ceux qui sont en charge. C'est par cette sage conduite et par ces maximes pleines d'humanité que notre ville, de faible et de méprisable qu'elle était dans ses commencements, est devenue si grande, si peuplée, et si redoutable aux peuples voisins. C'est par ces maximes que vous blâmez, Fufétius ; c'est par ces pratiques, que nous avons acquis la souveraine puissance que les autres Latins n'osent nous disputer. La force des villes consiste dans celle des armes, celle des armes dépend du grand nombre des citoyens. C'est pourquoi les petites villes mal peuplées, et par conséquent faibles, ont tant de peine à se gouverner elles-mêmes, loin de pouvoir commander aux autres. En un mot, je crois qu'un homme sage ne doit pas blâmer le gouvernement des autres peuples, ni vanter la politique de sa ville, qu'il ne soit en état de prouver que la sienne s'est agrandie et qu'elle est devenue florissante en suivant les maximes de cette politique dont il fait l'éloge, qu'au contraire les autres villes qu'il veut blâmer sont tombées d'elles-mêmes pour avoir négligé ces mêmes maximes. Notre condition est bien différente de la vôtre. Albe, d'abord si fière et si florissante, se voit réduite aujourd'hui à un petit nombre de familles, au lieu que par les maximes de politique que vous blâmez, nous avons rendu en peu de temps la ville de Rome plus florissante que les villes voisines, quoique dans ses commencements elle fût très-faible. XXII.« QUANT aux séditions que vous nous reprochez, Fufétius, elles servent plus à conserver et même à agrandir notre république, qu'à la détruire ou à l'affaiblir. Chez nous, c'est à qui fera le plus de bien, c'est à qui rendra les plus grands services à l'état. C'est-là le sujet des disputes entre les jeunes gens et les vieillards, entre les anciens habitants et: les nouveaux. En un mot, il faut que ceux qui veulent commander aux autres, se distinguent par leur valeur dans la guerre, et par leur prudence dans les conseils. Grâces aux dieux, nous avons ces deux avantages. Ce n'est point par vanité ni par ostentation que je le dis, l'expérience plus forte que tous les discours, le prouve assez. Il est certain que Rome ne serait pas si puissante qu'elle l'est aujourd'hui trois générations après sa fondation, si ses habitants ne s'étaient pas autant distingués par leur prudence que par leur valeur. Plusieurs villes Latines qui sont vos colonies, font assez voir quelle est sa puissance. Elles vous ont abandonnés pour se joindre à nous, aimant beaucoup mieux être soumises aux Romains qu'aux Albains, parce que nous sommes en état de faire du bien à nos amis et de nous venger de nos ennemis, au lieu que vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre. J'aurais encore plusieurs raisons très fortes à opposer à vos prétendus droits ; mais je vois bien, Fufétius, que mes discours seraient inutiles, et que vous voudriez encore y répondre ; je n en dirai donc pas davantage, vous êtes nos parties, et par conséquent vous ne pourriez juger avec équité de ce que j'alléguerais pour fondement de nos prétentions. XXIII. AU reste, je ne vois qu'un seul moyen de terminer nos différends. Plusieurs villes, tant Grecques que Barbares, s'en sont servies lorsqu'elles ont été en dispute les unes pour le premier rang les autres pour quelques terres contestées. C'est ce qui me reste à vous dire ; après cela je finirai mon discours. Ce moyen d'accommodement que j'ai à vous proposer, c'est de remettre de part et d'autre la décision du différend et le péril du combat à un petit nombre de soldats choisis des deux armées, et: de donner l'autorité souveraine à celle des deux villes dont les champions demeureront victorieux de leurs adversaires. Car ce qu'on ne peut terminer par négociation, se décide par la voie des armes. » CHAPITRE QUATRIEME. I. VOILA les raisons que les généraux alléguèrent de part et d'autre pour appuyer le droit qu'ils prétendaient avoir à l'empire. L'expédient proposé par le roi des Romains fut enfin unanimement approuvé , et toute l'assemblée, tant les Romains que les Albains, ne cherchant qu'à terminer promptement la guerre, fut d'avis que le différend se décidât par les armes. Cet avis ayant donc été généralement goûté, on délibéra quel nombre de champions on devait faire combattre. II. LES deux généraux ne s'accordaient pas sur ce point. Tullus voulait qu'on remît la décision du différend à un fort petit nombre de soldats, et qu'on fît combattre un Albain des plus courageux contre le plus brave des Romains. Il offrait de s'exposer lui-même au péril pour la patrie ; et appelant le général des Albains à un combat singulier, il lui représentait que ce serait un honneur aux chefs des deux nations de combattre pour l'empire et pour la souveraine puissance , qu'il leur serait glorieux à l'un et à l'autre , non seulement de vaincre un brave adversaire , mais aussi d'en être vaincu. En même temps il apportait l'exemple de plusieurs généraux et de plusieurs rois qui avaient exposé leur propre vie pour le salut de leurs républiques, persuadés qu'il est honteux pour un homme de cœur qui jouît des plus grands honneurs et. qui est revêtu des premières dignités, de ne pas participer autant que les autres aux périls de la guerre. III. LE général des Albains consentait que les deux villes commissent la décision du différend à un petit nombre de champions , mais il n'était point d'avis de décider le tout par un combat singulier. Il disait qu'il est nécessaire et glorieux aux généraux d'armée de se battre ensemble lorsqu'il s'agit de leur autorité propre et de leur intérêt particulier ; mais que quand ce sont deux villes qui se disputent l'empire il est non seulement dangereux, mais même honteux aux chefs de s'exposer à un duel, soit qu'ils y remportent l'avantage , soit qu'ils perdent la victoire. Il voulait donc qu'on nommât de chaque côté trois champions d'élite pour combattre à la vue de l'armée Romaine et de celle des Albains, apportant pour raison que le nombre de trois était merveilleux pour vider toutes sortes de contestations, parce qu'il comprend en soi un commencement , un milieu et une fin. Son sentiment fut approuvé des deux partis ; on renvoya l'assemblée , et chacun se retira dans son camp. IV. ENSUITE les généraux assemblèrent leurs troupes. Ils leur firent rapport de leur entrevue et du moyen dont ils étaient convenus pour terminer la guerre. Les deux armées approuvèrent avec applaudissement les conventions de leurs chefs. On vit aussitôt une merveilleuse émulation entre les officiers et les soldats. Plusieurs s'offrirent à l'envi pour remporter la gloire du combat. L'ardeur et l'émulation paraissait , non seulement dans leurs discours, mais encore par leurs actions. Les chefs se trouvaient sort embarrassés à choisir les plus propres pour une action si importante , car s'il y avait dans les deux armées quelque champion distingué par la gloire de ses pères, par la force de son corps, par son courage, par son adresse à manier les armes, par son intrépidité, ou par quelque grand exploit , il demandait avec empressement qu'on le choisît le premier des trois. V. Le général des Albains réprima cette ardeur qui commençait déjà à aller trop loin dans l'un et dans l'autre camp. Il fit réflexion que les dieux prévoyant depuis longtemps le combat qui devait décider entre les deux peuples, avaient fait naitre des combattants de deux illustres familles, braves dans la guerre, bien faits de leur personne, d'une taille avantageuse, d'une naissance non commune, mais rare et extraordinaire. Secienus d'Albe avait marié dans un même jour ses deux filles jumelles ; l'une à un Romain nommé Horace , l'autre à Curace Albain de nation. Devenues enceintes toutes deux dans le même temps , elles avaient mis au monde dans leurs premières couches chacune trois jumeaux. Les pères de ces enfants regardant cet événement comme un heureux présage pour leur patrie et pour leur famille, les avaient élevés tous jusqu'à un âge parfait. Dieu, comme je l'ai dit d'abord, leur avait donné de la force, de la beauté , de la grandeur d'âme ; en sorte qu'il n'y avait personne, quelque avantage qu'il pût être des dons de la nature, à qui ils cédassent en valeur. Ce fut sur ces six jeunes gens que Fufétius jeta les yeux pour décider de l'empire entre les deux nations. Après cela il invita le roi des Romains de se trouver à une seconde entrevue dans laquelle il lui tint ce discours. « VI. Il semble , Tullus , que quelque dieu prend soin de nos villes en plusieurs choses, et qu'il nous donne des marques évidentes de sa bonté, particulièrement en ce qui regarde le combat dont est question. En effet n'est-ce pas une faveur toute divine et une grâce signalée que le ciel nous accorde, de nous donner des champions en état de combattre terminer nos différends au sujet de l'autorité souveraine ? Ces champions sont les Horaces de votre côté, et les Curaces du nôtre. Ils ne cèdent à personne en noblesse , en courage, en bonne mine ; ils sont du même père et de la même mère et ce qu'il y a de plus admirable, c'est qu'ils sont nés tous le même jour. Que ne profitons-nous donc de l'avantage que les dieux nous présentent ? Que n'exhortons-nous de part et d'autre les trois frères jumeaux à combattre pour l'empire ? Ils réunissent dans leurs personnes tout ce qu'on peut souhaiter dans de braves guerrier ; étant frères ils s'abandonneront moins l'un l'autre, et se défendront réciproquement dans le combat avec plus de fidélité et de zèle que ne pourraient fai re les autres officiers ou soldats que nous choisirions tant de votre côté que du nôtre. D'ailleurs c'est là le véritable moyen de réprimer promptement l'ardeur des autres jeunes gens qu'il serait impossible d'arrêter autrement. Car je me doute bien que dans votre camp comme dans celui des Albains, il y en a plusieurs qui veulent donner des preuves de leur valeur. Nous les arrêterions sans peine, si nous leur faisions voir que les dieux ont prévenu leur zèle, et que par un bonheur extraordinaire ils nous ont fait trouver des jeunes gens en état de combattre d'égal à égal au nom de nos villes. Ils comprendraient par là que nous ne croyons pas les autres soldats moins courageux que les trois frères jumeaux, et que si nous préférons ceux-ci, ce n'est que parce que la nature et un heureux caprice de la fortune leur ont donné une force entièrement égale pour se mesurer avec leurs adversaires. » Cet avis de Fufétius fut approuvé par les principaux des deux nations qui étaient à l'entrevue ; et Tullus ayant été un moment sans rien dire, lui fit cette réponse. VII. « Vos raisonnements, Susétius, me paraissent très justes. C'est véritablement une grande merveille de la nature, merveille qui ne s'était jamais vue jusqu'ici, d'avoir fait naitre de notre temps à Albe et à Rome des champions qui se ressemblent si parfaitement et pour la naissance et pour les autres qualités. Je crois néanmoins que vous n'avez pas fait attention à une difficulté qui pourrait ralentir le courage de ces jeunes gens, si nous les faisions combattre les uns contre les autres. La mère de nos Horaces et celle de vos Curaces sont sœurs ; ils ont été élevés tout petits entre les bras de ces deux femmes , et ils s'entr'aiment comme frères. Faites-y donc attention, et voyez s'il est permis de leur mettre les armes à la main pour les exciter à s'entretuer. Considérez qu'ils sont cousins germains ; qu'ils ont été élevés ensemble ; que lorsqu'ils se seront égorgés les uns les autres, on peut avec justice en rejeter le crime sur nous qui les aurons portés à cette action. » VIII. A cela Fufétius répondit ainsi. « Je sais, Tullus, que ces jeunes champions sont parents; aussi n'ai je jamais eu intention de les obliger à se battre contre leurs cousins s'ils ne s'y portent d'eux-mêmes. Sitôt que j'ai eu formé le dessein que je viens de vous communiquer, j'ai fait venir nos Curaces ; j'ai examiné par moi même s'ils se porteraient volontiers à entrer dans nos vues, et comme j'ai vu qu'ils recevaient la proposition avec un empressement surprenant et: une ardeur incroyable, j'ai résolu de découvrir ma pensée et de vous faire part de mon dessein. Je vous conseille de faire la même chose, d'appeler vos trois Horaces et de sonder leurs dispositions. S'ils prennent le parti de se dévouer pour leur patrie, louez leur bonne volonté et profitez-en ; mais s'ils refusent cette glorieuse commission , ne les y contraignez point. Je suis néanmoins très-persuadé que vous les trouverez dans les mêmes dispositions où j'ai trouvé nos Curaces; s'ils sont aussi bien nés et aussi braves que nous l'avons entendu dire (car la réputation de leur vertu est parvenue jusqu'à nous,) il n'y a pas lieu de douter qu'ils ne s'offrent volontiers à combattre pour leur patrie sans même qu'on les y oblige. » IX. Tullus reçut ces avis avec plaisir. Il fit une trêve de dix jours pour délibérer sur ce sujet et pour sonder les Horaces avant que de rendre réponse aux Albains ; ensuite il s'en alla à Rome. Les jours suivants il tint conseil avec les magistrats de la ville, et la pluralité des voix étant pour accepter les propositions de Fufétius , il manda les trois frères jumeaux et. leur tint ce discours. « Mes amis, Fufétius. [ général des Albains ] m'a averti dans le dernier entretien que nous avons eu auprès du camp, que par un effet de la providence divine, nous avions de part et d'autre trois frères jumeaux les plus braves et les plus généreux qu'on puisse jamais trouver , et en même temps les plus propres pour combattre au nom des deux villes ; je veux dire les Curaces du côté des Albains, et vous trois de celui des Romains. D'abord il a examiné lui-même si vos cousins voudraient exposer leurs corps pour la patrie ; et ayant trouvé qu'ils s'y portaient avec empressement, il m'a fait part de cette nouvelle avec beaucoup de joie , me priant de sonder si vous seriez disposés à combattre pour notre patrie avec les Curaces, ou si vous aimeriez mieux laisser cet honneur à d'autres. Pour moi, qui connais votre mérite, et. qui ai été tant de fois témoin de votre valeur, j'ai cru que vous saisiriez avec joie l'occasion qui se présente de vous signaler par un combat si glorieux. Mais dans la crainte que les liens de la parenté, qui vous unissent si étroitement aux trois frères Albains, ne ralentissent votre ardeur, j'ai demandé du temps pour délibérer et nous avons fait une trêve de dix jours. Sitôt que j'ai été arrivé ici, j'ai convoqué le sénat, et j'ai mis l'affaire en délibération. La plupart des sénateurs ont été d'avis que si vous acceptiez de bon cœur une commission si glorieuse, un combat si digne de vous, un combat que j'ai voulu soutenir moi seul pour le bien de la république, il fallait louer votre zèle et profiter de votre bonne volonté ; mais que si vous faisiez difficulté de tremper vos mains dans le sang des Curaces vos cousins, il ne fallait vous y contraindre en aucune manière ni croire que ce fût par lâcheté si vous demandiez des adversaires d'une autre famille. Tel est le décret du sénat ; ainsi rien ne vous gène. Si vous refusez de combattre on ne vous en {aura point mauvais gré : si au contraire vous préférez et l'honneur de la patrie aux liens de la parenté , on vous en aura beaucoup d'obligation. C'est à vous à voir ce que vous voulez faire.» X. APRES ce discours de Tullus , les Horaces se retirèrent en particulier et ayant délibéré un moment entre eux ils vinrent lui rendre réponse. L'aîné parla ainsi au nom de tous. « Si nous étions entièrement libres et les seuls maitres de notre volonté à l'égard du combat que vous nous proposez contre nos cousins, nous vous déclarerions notre pensée sans différer. Mais comme nous avons encore notre père, nous ne croyons pas qu'il nous soit permis de dire ni de faire la moindre chose sans son aveu. Ainsi , Tullus , nous vous prions de nous accorder un peu de temps pour le consulter avant que de vous rendre une réponse décisive. » XI. LE roi ayant loué leur respect filial , leur ordonne de faire comme ils avaient dit. Ils vont dans le moment trouver leur père ; ils lui font rapport de la proposition de Fufétius, une entière de ce que Tullus leur a dit , de ce qu'ils lui ont répondu ; ensuite ils le prient de leur dire son sentiment. « Vous avez raison, leur dit-il , mes enfants ; vous avez raison de vivre selon la volonté de votre père et de ne rien faire sans mon avis, je vous sais bon gré du respect: que vous témoignez pour moi. Mais il est temps que vous déclariez vous-mêmes dans quelles dispositions vous êtes à l'égard d'une chose de cette importance. Imaginez-vous donc que j'ai déjà fini mes jours ; dites-moi quel parti vous prendriez vous mêmes s'il vous fallait délibérer sans moi sur ce que vous avez à faire dans cette importante occasion. XII. MON père , répondit l'aîné, nous prendrions le parti de combattre pour l'empire , et de souffrir tout ce que les dieux voudraient : car nous aimerions mieux mourir mille fois que de mener une vie indigne de vous et de nos ancêtres. Nous ne serons point les premiers à rompre les liens de la parenté envers nos cousins ; mais la fortune les ayant rompues elle-même , nous en sommes ravis ; et puisque la gloire et le point d'honneur l'emportent sur la parenté dans l'esprit des Curaces, il ne sera pas dit que les Horaces préféreront les liaisons du sang à la vertu , ni qu'ils auront moins de bravoure que leurs cousins. XIII. RAVI de les trouver dans ces dispositions , leur père leva les mains au ciel, il rendit grâces aux dieux de lui avoir donné des enfants si courageux et si braves ; puis les ayant embrassés l'un après l'autre avec beaucoup de joie et de tendresse : je vous donne mon consentement, leur dit-il, généreux enfants ; et je suis de votre sentiment. Allez rendre réponse à Tullus. mais une réponse digne de votre piété et de votre courage. XIV. ANIMES par les exhortations de leur père , les jeunes champions pleins de joie s'en vont trouver le roi et se chargent de combattre. Tullus convoque le sénat ; il donne de grandes louanges à leur générosité, puis il envoie des ambassadeurs au général Albain pour lui faire savoir que les Romains acceptent sa proportion et que les Horaces sont prêts à donner des preuves de leur valeur. CHAPITRE CINQUIEME. I. MON sujet demande que je fasse ici une exacte description du combat, et que je rapporte les tragiques aventures dont il sut suivi : c'est ce que je vais faire du mieux qu'il me sera possible. La trêve de dix jours étant sur le point d'expirer, les troupes Romaines s'avancèrent dans la plaine toutes en corps. Les jeunes gens les suivirent bientôt, après avoir fait leurs prières aux dieux de la patrie. Ils étaient accompagnés du roi et de tout le peuple de la ville, qui faisait retentir l'air de ses acclamations et leur jetait des fleurs sur la tête. Comme les Albains s'étaient déjà avancés au même endroit, les deux armées se campèrent l'une auprès de l'autre, ne laissant entre deux que la plaine où elles avaient fait d'abord leurs retranchements. Elle séparait les terres Romaines de celles des Albains, c'était l'endroit destiné pour le combat. D'abord on fit des sacrifices, et pendant que les victimes brulaient sur les autels, on jura que chaque ville se rendrait à ce qui serait décidé par le combat des Horaces et des Curaces ; qu'elle garderait inviolablement le traité, elle et les descendants de ceux qui le juraient. Après avoir fait les sacrifices et tout ce qui concernait le culte des dieux, on mit bas les armes de part et d'autre, les soldats sortirent de leurs retranchements pour être spectateurs du combat, laissant entre les deux armées un espace de trois ou quatre stades pour les jeunes champions. II. PEU de temps après, le général Albain amène les Curaces sur le champ de bataille, et le roi des Romains y conduit les Horaces. Ils étaient tous bien armés et ornés comme des victimes destinées à la mort. Les tenants s'approchent ; ils donnent leurs épées à des écuyers ; ils courent s'embrasser l'un l'autre les larmes aux yeux ; ils se saluent par leurs noms avec tant de tendresse et d'amitié, que les spectateurs fondant en larmes, s'accusent eux-mêmes de cruauté aussi bien que leurs généraux, et se sont de vifs reproches de ce que pouvant donner cette triste commission à d'autres, ils exposent avec impiété ces dignes combattants à se souiller du sang de leurs cousins. III. APRES les embrassements réciproques, ces jeunes gens reprennent leurs armes des mains de leurs écuyers, et ceux qui les accompagnaient se retirent du champ destiné pour le combat. Ils se rangent en bataille l'un contre l'autre ; chacun prend son poste suivant son âge ; enfin ils en viennent aux mains. Jusqu'à ce moment les deux armées avaient été fort tranquilles ; un profond silence régnait dans tous les rangs. Mais dès que l'action fut commencée, on entendit de part et d'autre les acclamations des soldats ; chacun animait ses combattants ; ce n'était que vœux, que prières, qu'exhortations, que gémissements ; les deux armées faisaient retentir l'air de leurs cris militaires, comme il arrive ordinairement lorsqu'on attend avec impatience l'événement d'une action douteuse. Les uns ne parlaient que de ce qui se passait devant leurs yeux. Les autres voulant pénétrer jusque dans l'avenir, faisaient diverses conjectures et en disaient plus qu'il n'y en avait. Car étant un peu éloignés, ils ne voyaient pas assez distinctement le combat, et l'affection qu'ils avaient pour leurs champions leur faisait croire que tout allait comme ils le souhaitaient. Les efforts réciproques et les assauts redoublés des combattants, qui tantôt lâchaient pied, tantôt retournaient à la charge, empêchaient les spectateurs d'en pouvoir juger au juste ; et cela dura assez longtemps. Car comme les tenants étaient également robustes, également courageux, également armés, et entièrement couverts de leurs armes défensives, il était difficile de porter sur aucune partie de leurs corps un coup assez sûr pour les tuer sur le champ. Cependant les Romains et les Al bains entraient également dans les intérêts de leurs champions ; ils prenaient tant de part aux dangers qu'essuyaient ceux-ci, que vous eussiez dit qu'ils étaient eux-mêmes les tenants plutôt que les spectateurs. IV. L'AINE des Albains étant aux prises avec son adversaire, après lui avoir porté plusieurs coups et en avoir reçu d'autres, lui donna enfin un coup d'épée dans l'aine et le perça d'outre en outre. Ce coup mortel joint aux autres dont il était déjà accablé, le fit tomber mort sur la place. A la vue de ce spectacle, les deux armées font retentir l'air de leurs cris ; les Albains se croient déjà victorieux, et les Romains se regardent comme vaincus, car il ne leur paraissait pas probable que leurs combattants, qui n'étaient plus que deux, pussent tenir contre les trois Albains. Pendant que cela se passait, le Romain qui combattait auprès de celui qui venait d'être tué, s'aperçoit que l'Albain est tout transporté de joie du coup qu'il a fait. Il entre en fureur, il se jette brusquement sur lui ; après lui avoir porté plusieurs coups, et en avoir reçu lui-même, il lui enfonce son épée dans la gorge et le tue. A l'instant on voit les spectateurs changer de visage et de contenance à mesure que la fortune du combat changeait elle-même. Les Romains reviennent de leur premier abattement ; la joie des Albains se dissipe. Cependant la joie des Romains ne dura guère ; un revers de fortune abattit bientôt leur espérance et fit reprendre courage aux ennemis. Sitôt que l'Albain sut tombé, son frère qui était porté auprès de lui, attaqua le Romain qui lui avait donné le coup de la mort. Ils furent blessés en même temps de deux coups très-dangereux. L'Albain en porta un à l'Horace entre les deux épaules, et lui plongea son épée jusque dans les entrailles, et le Romain par un dernier effort, glissant son épée sous les armes de son ennemi, lui coupa le jarret. L'Horace tomba mort sous le coup qu'il avait reçu. V. LE Curace qui avait le jarret coupé, ne pouvait se tenir debout qu'avec beaucoup de peine. Il ne laissa pas néanmoins de résister encore, tout boiteux qu'il était. S'appuyant du mieux qu'il peut sur son bouclier, il marche avec son frère contre le Romain qui leur reste à combattre ; ils l'attaquent tous deux en même temps, l'un par devant l'autre par derrière. VI. LE Romain, qui n'était point encore blessé, appréhendant de ne pouvoir pas tenir contre ses deux adversaires qui l'enveloppaient pour l'attaquer tous les deux en même temps, résolut de les séparer afin de les combattre plus facilement l'un après l'autre. Il crut qu'il y réussirait aisément en feignant de s'enfuir, et qu'un des deux frères étant estropié, il ne serait poursuivi que par un de ses ennemis. Dans cette pensée il s'enfuit de toutes ses forces, et il ne fut point trompé dans son espérance. Car celui des deux Curaces, qui n'avait encore reçu aucune blessure mortelle, le poursuivit de près ; et l'autre, qui ne pouvait courir, demeura fort loin derrière. Alors les Albains poussant des cris de joie, encouragèrent leurs champions, ils voulaient déjà les couronner comme vainqueurs. Les Romains au contraire avaient perdu toute espérance ; leur courage était tellement abattu, qu'ils ne pensaient plus qu'à déplorer leur sort et à se plaindre de la lâcheté de leur combattant. Pendant ce temps-là, Horace, qui s'était adroitement ménagé une occasion favorable, se tourne tout à coup contre son adversaire, et. sans lui donner le temps de se mettre en garde, il lui porte un coup de sabre au bras et lui coupe le poing. La main de celui-ci tombe à terre avec son épée, et l'Horace lui porte un autre coup mortel dont il le renverse sur la place. A l'instant il va joindre le dernier des Curaces qui restait encore en vie ; et comme il était déjà à demi mort et accablé de ses blessures, il le tue sans aucune résistance. VII. APRES cela, Horace ayant dépouillé ses cousins, court promptement à la ville pour annoncer à son père la nouvelle de ses victoires. Mais, hélas ! comme il était homme, son bonheur ne pouvait pas être parfait ; il fallait que sa victoire fût traversée de quelque malheur. La fortune, qui l'avait élevé en un moment au plus haut point de la gloire, d'une manière aussi admirable qu'inopinée, le plongea le même jour dans le plus funeste de tous les malheurs, en lui faisant souiller ses mains du sang de sa propre sœur. CHAPITRE SIXIEME. I. HORACE était à peine arrivé aux portes de Rome , lorsque parmi une foule de peuple de toutes les conditions , qui était sorti de la ville , il rencontra sa sœur qui accourait au devant de lui. D'abord il est surpris de la voir ; il ne comprend pas comment cette fille en âge d'être mariée , a pu quitter la maison et sortir d'auprès de sa mère pour se mêler parmi une multitude inconnue. Mais après plusieurs soupçons sinistres , il se forme enfin une idée plus avantageuse de sa sagesse. Il crut que par une envie et une curiosité de fille , passant par dessus les règles de la bienséance, elle était venue pour faire à son frère, qui restait en vie , les premiers compliments sur sa victoire , et pour savoir de lui avec quel courage avaient combattu ses autres frères qui étaient morts dans l'action. Mais il se trompait sort ; ce n'était point par amitié pour ses frères qu'elle s'était enhardie à sortir ainsi contre sa coutume ; son véritable motif était l'amour qu'elle avait pour un de ses cousins auquel son père l'avait promise en mariage. Ayant tenu jusqu'alors cet amour caché , dès qu'un soldat lui eut appris des nouvelles du combat, il lui fut impossible de se retenir plus longtemps ; elle quitte brusquement la maison ; elle court aux portes comme une Bacchante sans regarder derrière elle et sans écouter la voix de sa nourrice qui la suit pour la rappeler. II. A peine est-elle sortie de la ville qu'elle rencontre son frère. Elle le voit orné des couronnes dont le roi lui avait fait présent pour marques de sa victoire : la joie reluit sur son visage; ses compagnons marchent devant lui ; ils portent les dépouilles des Curaces qui ont été tués dans le combat. Parmi ces dépouilles elle aperçoit une tunique de différentes couleurs qu'elle avait travaillée elle-même avec sa mère, et dont elle avait fait présent à son amant pour ses noces futures. Car c'était la coutume chez les Latins que ceux qui recherchaient une fille pour l'épouser, fussent revêtus d'un habit de différentes couleurs. Dès qu'elle voit cette tunique teinte de sang, elle déchire ses habits ; elle se frappe la poitrine de ses deux mains ; elle appelle son cousin ; l'air retentit de ses gémissements, et elle fait paraître tant de désespoir , que tous ceux qui l'entendent en sont épouvantés. III. APRES avoir pleuré la mort de celui qu'elle aimait, elle regarde son frère avec des yeux fixes et immobiles ; elle s'écrie comme une furieuse : « Ô le plus scélérat de tous les hommes ! méchant ! te voila bien joyeux d'avoir tué tes cousins et d'avoir ravi à ta pauvre sœur celui qui la devait épouser. Tu n'es point touché de la mort de tes cousins que tu appelais autrefois tes frères. Transporté de joie comme si tu avais fait quelque belle action , tu as même l'effronterie de porter des couronnes sans te soucier du malheur des autres. Ah cruel ! de quelle bête farouche as-tu donc emprunté le cœur? » IV. « JE n'ai point le cœur d'une bête féroce, lui répondit Horace, mais celui d'un bon citoyen qui aime sa patrie et qui punit ceux qui lui veulent du mal, sans le mettre en peine s'ils lui sont étrangers ou parents. Je te mets toi-même de ce nombre. Tu sais qu'il nous est arrivé aujourd'hui le plus grand bonheur que nous puissions souhaiter, et en même temps le plus funeste de tous les malheurs ; je veux dire la victoire que ta patrie a remportée par mes mains , et la mort de tes deux autres frères. Cependant, scélérate que tu es, tu ne prends aucune part ni à la joie publique de ta patrie, ni aux malheurs de notre maison ; tu oublies la mort de tes frères pour ne pleurer que celui qui devait être ton époux. Encore si tu te cachais pour cela. Mais non ! tu le fais aux yeux de tout le monde ; tu oses même me reprocher ma valeur et les couronnes que je porte. Malheureuse fille ! Que dis-je.! Tu ne mérites pas de porter ce nom, puisque tu es l'ennemie de tes frères et que tu te rends indigne de nos ancêtres. Mais puisque tu es plus sensible à la mort de tes cousins qu'à celle de tes frères ; puisque ton corps est parmi les vivants, et que ton âme est attachée et unie à un mort : va trouver celui que tu appelles, et cesse de déshonorer ton père et tes frères. » En disant ces paroles, il ne peut garder de mesures dans sa haine , ni modérer les transports de sa colère. Outré de l'indignité de sa sœur, il lui plonge son épée dans le côté ,et après l'avoir tuée il va trouver son père. V. Dans ces premiers temps, les Romains avaient une telle horreur du mal, leurs mœurs étaient si sévères, si rigides, si cruelles, on peut même dire si farouches en les comparant avec nos manières et avec les mœurs de ce siècle, que le père apprenant ce qui était arrivé à sa fille, loin de s'en mettre en colère, trouva que c'était bien fait, et que son fils en avait agi comme un bon citoyen. Il ne permit pas même qu'on apportât chez lui le corps de sa fille ; qu'on l'enterrât dans le tombeau de ses pères ; qu'on lui fît des funérailles avec les ornements accoutumés, ni qu'on lui rendît les derniers devoirs. Son corps demeura étendu à la même place où elle avait été tuée , et ceux qui passaient par le chemin le couvrirent de pierres et de terre comme un cadavre abandonné de tout le monde. De là on peut juger combien ce père était dur et. inflexible. Mais ce que je vais dire le prouve encore davantage. Moins sensible à ses malheurs domestiques qu'au bonheur qui était arrivé à sa patrie, ce jour là même il offrit des sacrifices aux dieux de ses pères en action de grâces de l'heureux succès du combat, et donna à toute sa famille un superbe repas, comme dans les plus grandes fêtes. Au reste il n'est pas le seul qui en ait agi ainsi, l'histoire nous apprend que plusieurs illustres Romains ont fait la même chose après lui, qu'ils ont immolé des victimes, porté des couronnes, et célébré un triomphe peu de jours après la mort de leurs enfants lorsqu'ils avaient contribué au bien et à la prospérité de la république. Mais nous parlerons de cela quand il en sera temps. CHAPITRE SEPTIEME. I. APRES le combat des trois jumeaux, les Romains qui étaient au camp , firent de superbes funérailles aux deux Horaces et les enterrèrent dans l'endroit même où ils avaient été tués. Ensuite ils offrirent des sacrifices aux dieux en action de grâces pour la victoire qu'ils avaient remportée , et ils soupèrent avec de grandes réjouissances. Mais d'un autre côté les Albains accablés de chagrin , accusaient leur général d'avoir mal conduit les affaires ; la plupart ne mangèrent point ce soir là et ne prirent aucun soin de leurs corps. Le lendemain le roi Tullus les assembla tous, et leur fit un discours pour les consoler. Il leur promit qu'il ne leur commanderait rien de trop difficile , rien de bas , ni contre les droits de la parenté ; qu'il prendrait également les intérêts des deux villes ; qu'il conserverait à Fufétius leur général la dignité dont il était revêtu , et qu'il ne changerait rien au gouvernement. II. Ensuite Tullus s'en retourna à Rome avec les troupes et y reçut les honneurs du triomphe qui lui furent décernés par le sénat. Il ne faisait que de commencer à s'appliquer aux affaires du gouvernement, lorsque quelques-uns des premiers de la ville lui dénoncèrent Horace comme souillé du sang de ses parents par le meurtre qu'il avait commis en la personne de sa sœur. Le roi leur donna audience ; ils firent un long discours dans lequel ils citèrent les lois qui défendaient expressément de tuer qui que ce put être avant qu'il eût été condamné ; en même temps ils rapportèrent l'exemple de quelques villes sur lesquelles la colère des dieux était tombée pour n'avoir pas puni sévèrement les criminels. III. Horace le père prit en cette occasion le parti de l'accusé ; il rejeta toute la faute sur sa fille, et tâcha de prouver que l'action de son fils devait plutôt passer pour une juste punition que pour un véritable meurtre. En même temps il demanda qu'on le laissa juge de cette cause, puisque le malheur ne regardait que lui seul et qu'il était le père du jeune homme aussi bien que de la fille. On fit là dessus plusieurs discours, et l'on apporta ses raisons de part et d'autre : mais le roi y trouva tant de difficultés qu'il ne savait comment s'y prendre pour juger ce procès criminel. D'un côté il ne croyait pas pouvoir absoudre Horace, qui confessait avoir tué sa sœur, avant que son procès fut instruit, et cela sur un sujet pour lequel les lois ne permettent point de punir de mort qui que ce soit : il craignait que s'il le renvoyait absous, le crime et la malédiction ne retombassent sur la maison royale. Mais d'un autre côté il n'osait condamner à mort comme homicide celui qui s'était exposé au péril pour sa patrie et qui l'avait élevée à un si haut degré de puissance, vu principalement qu'il était absous par son père auquel il appartenait par le droit de la nature et par les lois de venger la mort de sa fille. Dans cet embarras, après une mûre délibération il crut qu'il n'y avait point de meilleur parti que de remettre l'affaire au jugement de la multitude. Ce fut alors pour la première fois que le peuple Romain se vit le maître d'un procès criminel ; il se rangea du côté du père, et déclara Horace absous de tout crime d'homicide. IV. CEPENDANT le roi était persuadé que ce jugement des hommes ne suffisait pas pour calmer les esprits inviolablement attachés aux maximes et aux principes de la religion. Il fit venir les pontifes ; il leur ordonna d'apaiser la. colère des dieux et. des génies, en expiant l'homicide d'Horace par les purifications que prescrit la loi pour les homicides involontaires. Les pontifes érigèrent deux autels ; l'un à Junon qui a inspection sur les sœurs, l'autre à un certain dieu ou génie du pays, appelé en Latin Janus, et surnommé Curace du nom des cousins d'Horace qui avaient été tués dans le combat. Après y avoir offert des sacrifices, ils expièrent le crime de l'accusé par les purifications ordinaires, et le firent passer sous le joug. C'est une cérémonie qui se pratique chez les Romains quand les ennemis rendent les armes et se soumettent à la puissance du vainqueur. On plante deux morceaux de bois tout droits, et traversés d'un troisième appuyé. sur leurs bouts d'en haut ; on fait passer les prisonniers de guerre par dessous ce morceau de bois transversal, et après cette cérémonie on les renvoie libres dans leur pays. Chez les Romains ces trois morceaux.de bois s'appellent Joug, Ce fut là la dernière des cérémonies expiatoires que firent alors les pontifes pour purifier Horace. V. L'ENDROIT de la ville où se fit l'expiation, est regardé par tous les Romains comme un lieu sacré. Il est dans la petite rue par laquelle on descend du quartier des Carines à la rue Cyprienne. On y voit encore aujourd'hui les autels qu'on érigea alors , au dessus desquels il y a un soliveau de travers fiché par les deux bouts dans les murailles qui sont à l'opposite l'une de l'autre. Ce soliveau est sur la tête des passants, les Romains. l'appellent en leur langue le soliveau de la sœur. C'est là que la ville de Rome conserve un monument du malheur d'Horace ; les Romains y font tous les ans des sacrifices pour l'honorer par un culte particulier. VI. IL y a encore un autre monument de la valeur héroïque dont Horace donna de si éclatantes preuves dans le combat. C'est une petite colonne angulaire qui fait le commencement de l'un des deux portiques de la place publique , et sur laquelle on avait mis les dépouilles des trois frères Albains. Ces armes ont été détruites par la longueur du temps ; mais la colonne conserve encore aujourd'hui son ancien nom ; on l'appelle la colonne Horatienne. Il y a aussi une loi chez les Romains qui fut faite à l'occasion de l'aventure des Horaces pour immortaliser leur gloire. Elle est encore aujourd'hui en vigueur ; elle porte que toutes les fois qu'il naîtra trois enfants jumeaux, on les nourrira des deniers publics jusqu'à l'âge de puberté. Telle fut la fin des aventures surprenantes de la famille des Horaces. CHAPITRE HUITIEME. I. APRES avoir fait des préparatifs pendant un an entier, le roi des Romains résolut de mettre une armée en campagne contre la ville des Fidénates. Voici le sujet et le prétexte de cette entreprise. Les Fidénates avaient dressé des embûches aux Romains et aux Albains. On les somma d'en faire satisfaction au plus tôt: mais au lieu d'obéir et de comparaître , ils levèrent ouvertement l'étendard de la révolte, prirent les armes. fermèrent leurs portes et firent venir des secours de Véies. Les Romains envoyèrent une ambassade à Fidène pour leur demander quel était le sujet de leur révolte ; ceux-ci répondirent insolemment que depuis la mort de Romulus avec lequel ils avaient juré une alliance leur ville n'avait plus aucun compte à rendre à celle de Rome. II. SUR ce sujet de mécontentement, Tullus arma toutes ses forces domestiques, et fit venir des secours de toutes les villes de son obéissance. Métius Fufétius lui amena d'Albe un corps de troupes auxiliaires [ armées magnifiquement ] et beaucoup plus nombreuses que celles des autres alliés; Tullus qui ne doutait point qu'il ne se portât avec un zèle ardent à l'aider dans cette guerre, le comblait de louanges et lui communiquait tous ses desseins. Mais Fufétius ne paya toutes ces caresses que de la plus noire ingratitude. Accusé par ses citoyens d'avoir trahi la république en faisant mal ses affaires dans la dernière guerre; aimant mieux commander que d'obéir, et étant déjà fort ennuyé de se voir dépendant d'une autorité supérieure, et de posséder par emprunt la dignité de dictateur qu'il conservait depuis trois ans par la concession de Tullus, il forma une résolution des plus impies et des plus détestables. Il dépêcha secrètement vers les ennemis du peuple Romain qui balançaient encore à se révolter ; il les exhorta à secouer le joug, et leur promit d'attaquer lui-même les Romains, dans le fort du combat. Ses menées furent si secrètes que personne ne les put découvrir. III. Tullus ayant donc armé ses troupes domestiques et celles de ses alliés, marcha contre les ennemis sans se défier de rien. Après avoir passé l'Anio, ou Teverone, il alla se camper à la vue de Fidène, où il trouva une nombreuse armée de Fidénates et de leurs alliés rangée en bataille. Le premier jour il demeura tranquille , mais le lendemain ayant fait venir Fufétius et les principaux de ses amis, il tint conseil avec eux sur la-conduite des affaires de la guerre. Tout le monde fut d'avis qu'il fallait livrer combat sans différer plus longtemps : le roi marqua les postes à chaque officier ; et après avoir annoncé qu'on livrerait bataille le jour suivant, il renvoya l'assemblée. IV. JUSQUES-là Fufétius avait toujours tenu son dessein caché sans en rien découvrir à la plupart de ses amis. Mais quand il vit que le temps favorable pour l'exécuter était proche, il convoqua une assemblée des principaux officiers et colonels de l'armée Albaine, et: leur tint ce discours. « Je vous assemble aujourd'hui,. Messieurs , pour vous communiquer une affaire importante à laquelle vous ne vous attendez pas. Jusqu'à présent je n'en ai rien découvert à personne. Ainsi je vous prie de garder inviolablement le secret si vous ne voulez me perdre entièrement , mais si vous croyez que l'entreprise puisse réussir à notre avantage , je vous conjure de vous joindre à moi pour l'exécution de cette grande affaire. Le temps est court et ne me permet pas de vous l'expliquer fort au long ; je me contenterai de vous en dire le plus essentiel et le plus nécessaire. Depuis que nous sommes sous la domination des Romains, quoique leur roi m'ait laissé la dictature , quoique je possède cette dignité depuis trois ans, et que je puisse la conserver toute ma vie si je veux ; j'ai néanmoins toujours vécu jusqu'aujourd'hui dans la honte et dans la tristesse : car je crois que c'est le dernier de tous les maux de me voir seul heureux pendant que la république est dans l'oppression ;. et d'ailleurs j'ai toujours été persuadé que les Romains nous ont dépouillés de la puissance souveraine contre toutes les règles de la justice et de l'équité. V. « J'AI donc cherché les moyens de recouvrer notre première liberté sans nous exposer à de trop grands dangers ; et après plusieurs réflexions, je n'en ai point trouvé de plus facile ni de moins hasardeux que de profiter de l'occasion des guerres qu'ils auraient avec leurs voisins si nous pouvions leur en susciter quelqu'une. En effet j'ai toujours cru qu'en ce cas ils auraient besoin du secours de leurs alliés, mais particulièrement du nôtre, et qu'après cela il ne serait pas besoin de longs discours pour nous faire comprendre qu'il est plus glorieux et en même temps plus juste de combattre pour notre liberté que pour la conservation ou pour l'accroissement de l'empire des Romains. C'est dans cette pensée que j'ai tâché par des voies secrètes de soulever leurs sujets ; c'est pour cela que j'ai porté les Fidénates et les Véiens à prendre les armes et que je leur ai promis d'appuyer leur révolte. Jusqu'ici les Romains n'ont rien découvert de mes intrigues ; personne ne s'est aperçu que je me ménageais une occasion favorable de les attaquer. Considérez, je vous prie, les avantages que nous pouvons retirer de la conduite que j'ai tenue jusqu'aujourd'hui. Premièrement le dessein que nous avons de secouer leur joug , n'est connu de personne. S'il l'était, nous serions exposés à l'un de ces deux écueils inévitables : ou d'être attaqués dans le temps que nous n'y penserions point et de perdre tout si nous n'étions appuyés que sur nos seules forces , ou d'être surpris et prévenus par l'ennemi, qui se serait préparé à fondre sur nous , pendant que nous nous disposerions à l'attaquer et que nous chercherions des secours de toutes parts : mais aujourd'hui nous sommes à couvert de ces deux périls, et c'est pour nous un double avantage. Secondement , comme nous avons affaire à des ennemis que la fortune a toujours comblés de ses faveurs , et dont les forces sont considérables et presque invincibles dans la guerre , notre dessein n'est pas de les attaquer ouvertement , mais d'user de stratagème. C'est un moyen efficace pour venir à bouc des plus fiers ennemis qu'on ne peut détruire à force ouverte ; et d'ailleurs nous ne sommes ni les seuls ni les premiers qui aient mis en usage ces rudes secrètes. VI. « A tous ces avantages j'en ajoute encore un autre qui n'est pas moins important. C'est que, nos forces n'étant pas assez grandes pour tenir contre toutes les troupes tant des Romains que de leurs alliés, nous pouvons nous joindre aux Fidénates et aux Véiens. Vous voyez combien leurs troupes sont nombreuses ; vous savez les précautions que j'ai prises afin que nous puissions nous fier à ces alliés et en recevoir un secours certain. Ce n'est pas sur nos terres que les Fidénates doivent combattre ; c'est dans leur propre pays ; c'est pour la défense de leurs terres qu'ils s'exposent au danger, et ils ne peuvent garantir leur pays des insultes de l'ennemi qu'en même temps ils ne mettent le notre à couvert. Mais ce qui me paraît le plus grand avantage du monde , avantage qui n'est jamais arrivé que très rarement et à très-peu de nations , c'est qu'en recevant de nos alliés un service signalé, ils auront lieu de croire que nous leur en rendrons un des plus grands et , si la chose réussit selon notre espérance , comme il y a lieu de le croire, non-seulement les Véiens et les Fidénates nous délivreront d'un joug insupportable, mais ils nous auront encore obligation comme si c'était nous qui leur rendissions cet important service. Voila; les mesures que j'ai prises avec tout le soin possible. Elles me paraissent suffisantes, et je crois qu'il n'y a rien de plus capable de vous enhardir à secouer le joug de la domination Romaine. VII. « Ecoutez présentement de quelle manière j'ai dessein de conduire l'entreprise. Tullus m'a assigné mon poste au pied de la montagne ; il m'a ordonné de me mettre à la tête d'une des ailes de l'armée. Lors donc qu'il fera temps de marcher aux ennemis, je commencerai à quitter mon poste pour mener mes troupes sur la montagne ; et vous , vous me suivrez avec vos compagnies et vos régiments en ordre de bataille. Quand une fois j'aurai gagné l'éminence et que je me verrai en lieu sûr, voici comment je me conduirai. Si je vois que l'entreprise réussisse selon mes espérances ; si je remarque que les ennemis s'enhardissent dans la créance que nous leur prêterons main forte, et qu'au contraire les Romains , se croyant trahis et perdant entièrement courage , pensent plutôt à fuir qu'à faire une vigoureuse résistance , ce qui vraisemblablement ne manquera pas d'arriver ; pour lors nous tomberons sur eux et nous couvrirons la plaine de morts. Cela me sera d'autant plus facile que je descendrai du haut d'une montagne dans la plaine, et qu'avec des troupes toutes fraîches et enhardies, j'attaquerai les Romains déjà saisis d'épouvante.et presqu'entièrement dispersés. En effet il n'y a rien qui soit d'une plus terrible conséquence dans un combat que l'appréhension d'être trahi par ses alliés ou d'être attaqué par de nouvelles troupes , ne fût-ce, même qu'une terreur panique et mal fondée ; et nous savons que plusieurs armées nombreuses ont été défaites à plate couture plutôt par une vaine épouvanté, que par aucun accident fâcheux qui leur fût survenu. D'ailleurs notre stratagème ne fera pas une vaine alarme, une ruse sans effet, ni un épouvantai! caché ; ce sera réellement une alarme des plus terribles et je ne vois pas que les Romains puissent trouver aucun moyen de se précautionner contre cette ruse. Mais si par malheur il nous arrive le contraire de ce que je pense, je ferai aussi tout le contraire de ce que j'ai projeté. Car. il ne faut pas vous le celer ; la vie de l' homme est sujette à beaucoup de revers imprévus et ordinairement il nous arrive bien des choses contre notre espérance. Si donc notre première entreprise ne réussit pas, je vous mènerai avec les Romains contre l'ennemi, afin de participer à leur victoire ; et je ferai semblant de ne m'être emparé de la hauteur que pour invertir les Fidénates et leurs alliés. On me croira d'autant plus facilement que mes actions s'accorderont avec mes paroles. Par cette ruse sans avoir part aux malheurs des uns ou des autres nous sommes sûrs de partager avec eux leur bonne fortune, de quelque côté que se tourne la victoire. Tel est le projet que j'ai formé ; je l'exécuterai avec l'aide des dieux au grand avantage des Albains et des autres Latins. VIII. « C'EST à vous, Messieurs, à me seconder dans l'exécution de cette grande entreprise. Il faut avant toutes choie seconder dans l'exécution de cette grande entreprise. Il faut avant toutes choses que vous me promettiez un secret inviolable ; en second lieu que vous gardiez exactement vos rangs, que vous exécutiez avec une merveilleuse promptitude tout ce qu'on vous ordonnera, que vous vous comportiez vous-mêmes en gens de cœur et que vous inspiriez du courage à vos soldats. Pour cela il suffit de faire réflexion que nous ne devons pas combattre pour la liberté de même que les autres peuples accoutumés à porter le joug d'une domination étrangère que leurs ancêtres leur ont laissé comme par héritage. Nous sommes libres par nous-mêmes, nos pères l'ont toujours été. Ce sont » eux qui nous ont transmis le droit de commander aux nations voisines. Nous nous sommes conservés l'espace de cinq cents ans dans cet état de liberté. Ne soyons donc pas assez lâches pour en priver nos descendants. IX. « AU reste, Messieurs, que la crainte de rompre le traité ou de violer la religion du serment par lequel il a été confirmé , ne détourne personne de l'entreprise que je vous propose. Persuadez-vous au contraire que c'est par là que nous rétablirons sur l'ancien pied cette sainte alliance dont les Romains sont devenus les infracteurs. Il n'en est point de plus importante ni de plus inviolable ; c'est la loi même de la nature confirmée par le consentement unanime de tous les peuples tant Grecs que Barbares ; c'est cette loi sainte qui veut que les pères commandent à leurs enfants et les fondateurs à leurs colonies. Bien loin de la violer cette alliance respectable qui ne sera jamais abolie parmi les hommes, nous demandons au contraire qu'elle soit toujours observée, et il n'y point à craindre qu'en refusant de nous soumettre à un peuple qui tire de nous son origine , la colère des dieux et des génies ne retombe sur nous comme si nous avions fait quelque action impie. En effet il n'y a point d'autres violateurs de cette alliance que ceux qui l'ont rompue d'abord , et qui par un attentat horrible ont osé préférer les lois humaines à la loi divine. C'est sur eux selon toutes les apparences, c'est sur ces impies , et non pas sur nous que tombera la colère des dieux et la haine des hommes. Si ce que je viens de vous dire vous paraît juste et raisonnable, ne balançons point à exécuter nos projets, après que nous aurons imploré le secours des dieux et des génies. Mais s'il y a quelqu'un parmi vous qui soit d'un avis contraire, et qui croie, ou que la ville d'Albe ne doit jamais prétendre de recouvrer sa première dignité, ou qu'il faut différer l'entreprise à une occasion plus favorable: qu'il ne balance point à dire ouvertement son sentiment, nous sommes prêts de nous conformer à ce que vous jugerez de plus à propos, et nous suivrons volontiers votre conseil. » Ce discours de Fufétius fut généralement applaudi de tous ceux qui étaient présents. Ils lui promirent d'une voix unanime d'exécuter ses ordres en toutes choses ; et après leur avoir fait prêter serment à tous en particulier, il renvoya l'assemblée. X. Le lendemain dès le lever du soleil , les Fidénates et leur alliés sortirent de leurs retranchements et se rangèrent en bataille. Les Romains sortirent aussi de leur camp et firent la même chose. Tullus commandait en personne l'aile gauche composée de troupes Romaines ; il se posta contre les Véiens qui faisaient l'aile droite de l'armée ennemie. Métius Fufétius, qui était avec ses Albains à l'aile droite de l'armée Romaine , se porta contre les Fidénates à coté de la montagne. XI. QUAND les deux armées furent en présence , avant que d'en venir à la portée du trait, les Albains se séparant du reste de l'armée Romaine gagnèrent peu à peu la montagne sans rompre leurs rangs. Les Fidénates qui remarquèrent leur contenance ne doutèrent point que ce ne fût là l'exécution des promesses que le général Albain leur avait faites lorsqu'il leur avait donné parole d'user de trahison. L'espérance d'un prompt secours redoubla leur courage ; ils attaquent les Romains avec plus de hardiesse et les ébranlent du premier choc. L'aile droite de ceux-ci abandonnée par ses alliés , ne tarda guère à être rompue et mise en déroute. Leur aile gauche néanmoins combattait toujours vigoureusement; Tullus, qui était à la tête avec l'élite de la cavalerie , signalait son courage dans la mêlée. Pendant que cela se passait , un cavalier accourt à toute bride à l'escadron qui combattait sous l'étendard du roi. Tullus, s'écria-t-il , notre aile droite ne peut plus résister. Les Albains ont abandonné leur poste ; ils se hâtent de gagner les hauteurs. Les Fidénates contre lesquels ils étaient portés, sont plus forts que notre aile droite ;. ils vont nous envelopper. XII. SUR cette nouvelle , les Romains qui voyaient eux-mêmes que les Albains se hâtaient de gagner la montagne eurent tant de peur d'être investis par l'ennemi , qu'ils n'avaient plus le cœur de combattre et ne pensaient pas même à garder leurs rangs. Mais on dit que Tullus fit paraitre en cette occasion une prudence admirable ; et que sans se troubler à la vue d'un danger si évident et en même temps si inopiné, il trouva le moyen, non- seulement de sauver l'armée Romaine dont la défaite semblait inévitable , mais encore de mettre les ennemis en déroute et de les perdre entièrement. Aussitôt qu'il eut appris ce qui se passait , prenant un ton de voix assez haut pour être entendu des ennemis : « Compagnons , dit-il aux. Romains, la victoire est à nous. Les Albains, comme vous voyez, se sont rendus maîtres de la montagne voisine ; c'est par mon ordre qu'ils l'ont fait, afin de charger en queue les Fidénates et les Véiens. Nous tenons nos plus mortels ennemis dans un poste avantageux pour nous, nous pouvons les attaquer de front pendant que les autres leur donneront à dos. Enfermés des deux côtés, par le fleuve et par la montagne, il n'y a pas de moyen pour eux d'avancer ni de reculer. [Nous n'aurons jamais une plus belle occasion de nous venger de ces rebelles. ] Courage, enfants ; ne craignons point ; chargeons-les avec vigueur. » Tullus parcourait les rangs et répétait par tout les mêmes paroles.. Les Fidénates qui l'entendaient, furent tout d'un coup saisis de crainte, et commencèrent à appréhender à leur tour d'être trahis par le général des Albains.car ils ne voyaient point qu'il se rangeât de leur côté, ni qu'il tournât ses armes contre l'armée Romaine comme il le leur avait promis. XIII. Les Romains au contraire reprennent un nouveau courage. Animés par le discours du roi , ils fondent tous sur l'ennemi ; l'air retentit de leurs cris militaires. Dès le premier choc les Fidénates lâchent pied , et s'enfuient vers la ville sans garder leurs rangs. Pendant qu'ils sont ainsi épouvantés et; que le désordre règne par tout, Tullus les enfonce avec sa cavalerie et les poursuit quelque temps. Mais voyant qu'ils étaient tellement dispersés qu'il leur était impossible de le rallier et qu'ils ne pensaient pas même à se rejoindre, il laisse là les fuyards et se tourne contre l'autre partie de l'armée qui demeurait encore ferme dans son poste. Alors l'infanterie donne une rude attaque , et la cavalerie fait encore mieux son devoir. Les Véiens soutiennent bravement le choc de la cavalerie Romaine et résistent fort longtemps. Mais à la fin , apprenant que leur aile gauche a eu du pire et que toutes les troupes des Fidénates et des alliés fuient en désordre, l'épouvante les saisit tellement, que dans la crainte d'être enveloppés par l'ennemi qui revenait de poursuivre les fuyards , ils se débandent et tâchent de se sauver en passant le fleuve à la nage. Ceux qui n'avaient pas encore perdu toutes leurs forces, qui n'étaient point accablés de blessures, et qui savaient nager, mirent bas leurs armes et se sauvèrent heureusement de l'autre coté du fleuve. Ceux au contraire à qui il manquait un de ces avantages étaient engloutis par les tournants d'eau ; car le Tibre est tort rapide auprès de Fidène, et son lit tortueux forme plusieurs tournants. Tullus envoya un détachement de cavalerie aux trousses des fuyards qui passaient l'eau; il s'en alla lui même avec le gros de son armée au camp des Véiens dont il se rendit maître dès la première attaque. Ce fut ainsi que les Romains rétablirent leurs affaires qui semblaient entièrement désespérées. XIV. L'ALBAI? voyant que Tulius avait déjà remporté une glorieuse victoire, descendit de la montagne avec les troupes. Pour faire voir à tous les Romains qu'il leur prêtait main forte en qualité d'allié, il se mit à poursuivre les fuyards et tua un grand nombre de Fidénates dispersés dans les campagnes. Mais Tullus qui connaissait son cœur, n'avait pas moins d'horreur de cette seconde trahison que de la première :il ne voulut pas néanmoins lui en rien dire jusqu'a ce qu'il l'eut en sa puissance. En présence de plusieurs personnes il feignit de croire que Metius ne s'était retiré sur les hauteurs qu'à bonne intention ; il lui envoya même une partie de sa cavalerie, le priant de donner encore une dernière preuves de son zèle en poursuivant et taillant en pièces les Fidénates qui étaient dispersés en très-grand nombre dans les plaines et qui n'avaient pas encore pu se retirer sous leurs murailles. Tout joyeux d'avoir réussi selon son espérance sans que Tullus eut découvert son dessein, le général des Albains fut longtemps à parcourir les plaines à la tête de la cavalerie, et fit main basse sur tout ce qu'il y trouva. Enfin, après le soleil couché il revint avec ses troupes au camp des Romains où il passa la nuit avec les autres dans.de grandes réjouissances. ?V. ???DANT ce temps-là Tullus qui était resté dans le camp des Véiens jusqu'à la première veille , interrogea les plus considérables des prisonniers sur les auteurs de la révolte et apprenant que Metius Fufétius général des Albains était aussi du nombre des conjurés, ce qui était confirmé par ses actions qui s'accordaient parfaitement avec les dépositions des témoins, il monta à cheval avec les plus fidèles de ses amis, et se rendit à Rome en diligence. Avant qu'il fut minuit, il envoya des huissiers de porte en porte pour assembler les sénateurs: Ceux-ci s'étant rendus ponctuellement à ses ordres, il leur découvrit la trahison des Albains attestée par les prisonniers , et leur apprit en même temps de quel stratagème il s'était servi pour déconcerter les mesures des Fidénates et. de leurs alliés. Ensuite il leur dit qu'après avoir heureusement terminé la guerre , il n'avait rien plus à cœur que de délibérer avec eux sur les moyens de punir les traîtres et de rendre la ville d'Albe plus sage à l'avenir ; qu'ainsi il les priait de lui dire leur sentiment. Tous furent d'avis qu'ii était juste et nécessaire de châtier ceux qui avaient eu part à un attentat si détestable. Mais il y avait une chose qui les embarrassait fort ; c'était de trouver les moyens les plus faciles et les plus sûrs pour les punir. Il leur paraissait impossible de faire mourir secrètement les principaux des Albains, parce qu'ils étaient en trop grand nombre. Il n'était pas à propos non plus de se saisir publiquement des coupables ; les Albains ne l'auraient pas souffert sans prendre les armes. D'ailleurs ils ne voulaient point avoir la guerre en même temps avec les Fidénates, les Tyrrhéniens, et les Albains qui étaient venus à leur secours. Les sénateurs ne sachant quel parti prendre, le Roi ouvrit enfin un avis qui fut suivi de toute l'assemblée ; nous en parlerons dans un moment. XVI. COMME il n'y avait que quarante stades de Rome à Fidènes, TuIlus poussa son cheval à toutes jambes et fit le chemin en très peu de temps. Etant arrivé au camp avant le jour il fît venir Marcus Horatius, le seul qui restait des trois frères jumeaux ; il lui donna la fleur de la cavalerie et de l'infanterie , l'envoya à Albe avec ordre d'entrer dans la ville comme ami, de s'en rendre maître, de la détruire jusqu'aux fondements , et de n'épargner aucun édifice, soit public soit particulier, excepté les temples, sans cependant tuer personne, sans faire aucune insulte et sans ôter aux citoyens ce qui leur appartenait. XVII. AYANT donné ces ordres à Horace, il assembla les capitaines et les colonels,: leur communiqua ce qui avait été arrêté par le Sénat, et leur ordonna de le tenir auprès de sa personne pour lui servir de garde. Peu de temps après arriva le général Albain avec un visage gai, comme pour lui marquer sa joie et le complimenter sur la victoire que les deux nations avaient remportée. Sans lui découvrir sa pensée Tullus le combla de louanges, et lui die qu'il méritait de grands présents ; puis il le pria de lui donner une liste des Albains qui s'étaient signalés dans le combat, afin de les récompenser selon leur mérite. Ravi du bon accueil que le roi lui avait fait, Fufétius écrivit sur des tablettes les noms des Albains ses plus fidèles amis , à qui il avait découvert son dessein et qui lui avaient aidé à l'exécuter, et il les lui mit entre les mains. Tullus leur ordonna de mettre bas les armes et de se trouver à l'assemblée. Sitôt qu'ils s'y furent rendus, il plaça le général Albain avec les capitaines et les colonels auprès de son tribunal, les autres Albains après eux, ensuite le reste des alliés ; et il les fit tous investir par les Romains, dont les plus braves avaient des poignards cachés fous leurs habits, Cela étant fait, lorsqu'il vit que ses ennemis étaient tellement en sa puissance qu'ils ne pouvaient plus lui échapper, il le leva de son trône et parla en ces termes. XVIII. Romains, amis, et alliés, grâces aux dieux nous nous sommes vengés des Fidénates qui ont osé se soulever ouvertement pour nous faire la guerre, et ceux qu'ils avaient engagés dans leur ligue ont aussi payé la peine de leur révolte. Dans la suite, ou bien ils cesseront de nous troubler, ou ils en seront punis encore plus rigoureusement qu'aujourd'hui. Mais puisque notre première entreprise a eu un heureux succès, il est temps de tirer vengeance de nos autres ennemis, je yeux dire de ces perfides que nous avons appelles à notre secours dans la présente guerre , de ces traitres qui violant la foi à notre égard, ont fait une alliance secrète avec nos ennemis communs pour nous perdre tous. Ces faux amis sont infiniment plus dangereux que des ennemis déclarés ; aussi méritent-ils d'être punis plus sévèrement. En effet il est aisé de prendre de justes précautions contre les embûches de ceux-ci : l'on peut se défendre quand ils attaquent. Mais pour les traîtres qui sous le nom d'amis cachent dans leur cœur le venin de la plus noire perfidie, il n'est pas facile de s'en donner de garde ; et si vous avez le malheur qu'ils vous préviennent , c'est fait de vous, vous ne sauriez plus vous défendre. Ces perfides sont ceux que les Albains ont envoyés à notre secours dans le dessein de travailler à notre perte, quoique, bien loin de leur avoir jamais fait aucun mal , nous leur ayons rendu plusieurs services très-importants. Car si nous sommes leur colonie , nous n'avons pas néanmoins démembré leur empire, puisque ce n'est que par la force de nos armes et par notre valeur que nous avons acquis celui que nous possédons aujourd'hui. Et même en fortifiant notre ville pour servir de rempart contre des nations aussi nombreuses que guerrières, nous avons mis les Albains à couvert des insultes des Tyrrhéniens et des Sabins. Ils devaient donc plus que tous les autres peuples se réjouir de notre prospérité , et prendre part à nos pertes comme à leurs propres malheurs. Mais il s 'en faut bien qu'ils en aient usé ainsi. Non contents de nous envier notre bonheur , ils se sont privés eux-mêmes de celui dont ils jouissaient par notre moyen ; et ne pouvant retenir plus long temps le venin de leur haine , ils nous ont enfin déclaré la guerre. Mais quand ils ont vu qu'ils n'étaient pas assez forts pour nous nuire et que nous étions en état de repousser la force par la force, ils ont recherché notre amitié , et demandé notre alliance. Nous étions en différend avec eux au sujet de l'empire qu'ils prétendaient avoir sur nous. Ils nous ont proposé de choisir de part et d'autre trois champions pour le décider. Nous avons accepté leur proposition ; la victoire s'est déclarée en notre faveur ; elle nous a donné la souveraineté , et nous sommes devenus les maitres de leur ville. XIX. « Qu'avons-nous fait après cela? Nous pouvions leur demander des otages , mettre une garnison dans la ville d'Albe , faire mourir une partie des principaux auteurs de la rupture du traité , et exiler les autres. Il ne tenait qu'à nous de changer la forme de leur gouvernement suivant nos intérêts, et de leur faire payer des amendes en argent ou en terres , de leur ôter les armes pour notre sûreté et pour l'affermissement de notre puissance ; rien n'était plus facile. Cependant nous n'en avons rien fait. Ayant moins d'égard à la stabilité de notre empire qu'à la douceur et à la piété, [ consultant moins notre utilité particulière que la bienséance commune , nous leur avons conservé leurs biens et leurs anciens privilèges. ] Nous avons même laissé jusqu'aujourd'hui l'administration des affaires à Métius Fufétius, qu'ils avaient revêtu de la dignité de dictateur comme le plus capable de gouverner leur république. XX. « Quelle reconnaissance nous ont-ils témoignée de toutes ces bontés, dans le temps que la fidélité et l'attachement de nos amis et de nos alliés nous étaient plus nécessaires que jamais? Ils ont fait une ligue secrète avec nos ennemis communs ; ils leur ont promis de tourner casaque pour nous charger traitreusement dans le fort du combat, et. sitôt que les deux armés onc été en présence, quittant le poste que je leur avais marqué, il ont gagné la montagne voisine , afin de se mettre dans un lieu sûr et avantageux. Si leur entreprise eût réussi comme ils l'espéraient, rien n'aurait empêché que notre armée invertie en même temps par l'ennemi et par nos perfides alliés, n'eût été défaite à plate-couture. Toutes les peines que nous nous sommes données et tous les combats que nous avons soutenus pour l'empire de Rome eussent été rendus inutiles en un seul jour. Mais ils ont échoué dans leurs mauvais desseins, et c'est l'effet d'une protection particulière des dieux auxquels je rapporte tout notre bonheur et toutes nos réussites. Je puis dire néanmoins que ma prudence et le stratagème dont je me suis servi, n'ont pas peu contribué à encourager nos troupes et à jeter l'épouvante dans l'armée ennemie. Car, si j'ai dit dans la chaleur du combat que c'était par mon ordre que les Albains s'emparaient des hauteurs pour envelopper l'ennemi , c'est un stratagème que j'ai cru pouvoir mettre en usage , c'est une ruse qui m'est venue en pensée fort à propos. XXI. « MAINTENANT donc que nos affaires ont eu un heureux succès , nous ne serions pas gens de cœur , comme nous devons l'être , si nous ne punissions rigoureusement ces traîtres , qui sans faire réflexion à la grandeur du péril où ils s'exposaient si leur trahison ne réussissait pas, ont osé se liguer d'une manière indigne avec nos plus mortels ennemis ; ces perfides qui sans craindre les dieux qu'ils avaient pris pour témoins, et sans respecter le serment par lequel ils s'étaient engagés dans notre alliance, ont foulé aux pieds l'équité naturelle en violant le traité qu'ils avaient conclu avec nous tout récemment ; ces monstres dénaturés qui ont rompu les liens de la parenté qui devaient unir éternellement nos deux villes ; ces ingrats enfin , qui sans se soucier de l'indignation des hommes, ont cherché les moyens de nous perdre, nous qui sommes leur colonie et leurs bienfaiteurs. » XXII. Pendant qu'il parlait, on entendait de toutes parts les gémissements des Albains qui se mettaient en toutes sortes de postures pour fléchir le vainqueur par leurs prières. Les soldats protestaient qu'ils n'avaient eu aucune connaissance des intrigues de Metius. Les officiers disaient qu' ils n'avaient connu ses desseins que dans le temps même du combat, lorsqu'il leur était impossible d'y mettre obstacle et d'exécuter les ordres contraires qu' on leur avait donnés. D'autres s'excusaient sur leur parenté et sur leur affinité, qui les avaient obligés à se ranger du côté des ennemis. Mais le roi leur imposa silence, et poursuivit son discours en ces termes. XXIII. « JE sais, Albains, tout ce que vous pouvez alléguer pour excuse. Il est probable que le commun des soldats n'a eu aucune connaissance de ce qui se tramait. Je n'ai pas de peine à le croire ; car un secret confié à plusieurs ne peut pas demeurer longtemps caché. Je suis persuadé même qu'il n'y a qu'un petit nombre de colonels et de capitaines qui aient été complices des embûches qu'on nous a dressées, et que la plupart ont été séduits ou peut-être contraints par une nécessité inévitable. Mais, quand même tout cela ne serait pas vrai ; quand même tous les Albains, tant ceux qui sont ici, que ceux qui sont restés à la ville, se seraient ligués pour nous faire du mal ; quand même on supposerait que ce n'est pas d'aujourd'hui, mais qu'il y a déjà longtemps que vous avez conçu le dessein de nous perdre : les liens de la parenté nous obligeraient à vous pardonner ces injures. Cependant il est bon que nous prenions de justes précautions, afin qu'à l'avenir vous ne machiniez plus rien contre nous, soit que vos magistrats veuillent vous y obliger par force, soit qu'ils tâchent de vous y engager par fraude et par surprise. Or pour vous empêcher de remuer, je ne vois point de moyen plus efficace que de nous réunir tous dans une même ville et de n'avoir plus qu'une seule et même patrie, en sorte que nous participions tous également à sa prospérité et à ses malheurs. En effet, tant que nous aurons des vues entièrement opposées, comme cela arrive aujourd'hui, tant que chaque ville aura ses intérêts particuliers, et qu'elle voudra toujours avoir l'avantage de son côté, il n'y aura jamais d'amitié stable entre nous, surtout lorsque les agresseurs pourront espérer de devenir les maîtres si leurs projets réussissent, ou de trouver dans la bonté de leurs parents un asile sûr contre tes châtiments si leur entreprise échoue ; et que d'un autre côté ceux qui auront été attaqués seront non-feulement en danger de souffrir toutes sorte de mauvais traitements s'ils ont du pire, mais se verront encore hors d'état de se venger de leurs ennemis, quand même ils auraient le bonheur d'éviter leurs pièges comme il vient d'arriver. XXIV. « SACHEZ donc que j'ai assemblé les sénateurs la nuit passée, que j'ai recueilli leurs suffrages, et que tous ont été d'avis de détruire votre ville sans épargner aucun édifice, soit public, soit particulier, excepté les temples. Sachez qu'il a été arrêté qu'on transférera à Rome tous les habitants d'Albe , mais qu'un ne leur ôtera ni leurs héritages, ni leurs esclaves, ni leurs troupeaux, ni leurs autres effets ; qu'on distribuera les terres du public aux Albains qui n'ont aucun héritage , excepté les revenus sacrés qui servent à la dépense des sacrifices ; que je fuis chargé de marquer les quartiers de Rome où il faudra bâtir des maisons pour ceux qui y seront transférés, et de fournir aux plus pauvres d'entre vous l'argent et les matériaux nécessaires. Qu'on a été d'avis d'incorporer le menu peuple d'Albe dans nos tribus et dans nos curies ; de recevoir dans le sénat, [ d'associer aux patriciens ] et d'admettre aux dignités les familles des Julies, des Servilies, des Géganies, des Métilies, des Curaces, des Quintilies, et des Clœlies. Qu'à l'égard de Métius et. des complices de la trahison, il a été déterminé qu'ils subiront les peines auxquelles nous les condamnerons lorsque nous tiendrons notre lit de justice pour juger les coupables-, car nous ne refuserons justice à personne, et nous permettrons à tous les accusés de se défendre. » XXV. QUAND Tullus eut parlé de la sorte, tout ce qu'il y avait de pauvres parmi les Albains , ravis qu'on les transférât à Rome , parce qu'on leur promettait à tous une portion de terres, le comblèrent de louanges et applaudirent à son discours par de grandes acclamations. Mais d'un autre côte ceux qui avaient des dignités ou qui possédaient de grands biens , étaient inconsolables, ne pouvant se résoudre à abandonner les maisons de leurs ancêtres pour aller passer le reste de leurs jours dans une ville étrangère. Ils n'osaient néanmoins dire un seul mot ; une dure nécessité leur fermait la bouche , et le mauvais état de leurs affaires ne leur laissait point d autre parti que celui de la soumission. XXVI. Alors Tullus connaissant les dispositions de la populace Albaine, ordonna à Métius de défendre sa cause, s'il avait quelque chose à dire pour sa justification. Mais ce général ne sut que répondre à ses accusateurs et aux témoins qui déposaient contre lui. Il dit seulement que lorsqu'il s'était mis en campagne le sénat d'Albe lui avait donné des ordres secrets sur ce qui faisait le sujet de l'accusation. En même temps il pria les Albains de ne le point abandonner dans un péril où il n'était tombé que pour avoir voulu rétablir leur empire , et de ne pas souffrir qu'on démolît leur ville natale, ni qu'on traînât au supplice les plus illustres de leurs citoyens. Ces discours excitèrent de grands tumultes dans toute l'assemblée , et déjà la plupart des Albains voulaient courir aux armes ; mais ceux qui les avaient invertis , tirèrent leurs poignards au premier signal qu'on leur donna. Alors tous les Albains étant saisis de crainte, Tullus se leva et poursuivit ainsi son discours. XXVII. « Il n'est plus temps, Albains , de penser à vous révolter , il n'est plus temps de vous mettre en défense. Si vous osez seulement remuer, ceux-ci , leur dit-il en montrant les Romains armés de poignards , vont faire main basse sur vous tous. Acceptez donc la proposition que je vous fais , et devenez Romains à commencer d'aujourd'hui. Il n'y a point de milieu ; il faut vous établir à Rome , ou vous résoudre à ne ce point avoir de patrie. Aujourd'hui , dès le matin, j'ai envoyé Marcus Horatius pour détruire votre ville de fond en comble et pour en transférer tous les habitants dans celle de Rome ; l'ordre est sur le point de s'exécuter , s'il ne l'est pas déjà. Cessez donc de vous exposer à une mort certaine , et prenez le parti de vous soumettre. A l'égard de Métius Fufétius, qui nous a tendu des pièges secrets, et qui a même aujourd'hui l'effronterie d'exciter les révoltés à prendre les armes ; c'est un mauvais sujet, un fourbe , un turbulent ; je le punirai comme il le mérite ». A ce discours, la plupart des Albains auparavant fort irrités, furent saisis de crainte, et comprirent que c'était une nécessité d'obéir au vainqueur. Fufétius fut le seul qui ne put modérer les transports de sa colère ; il ne cessait de crier de toutes ses forces, et [ sans rien rabattre ] de son effronterie [ à la vue du supplice dont il était menacé,] il réclamait la foi du traité d'alliance, quoiqu'il, fût atteint et convaincu d'en être lui-même l'infracteur. Mais pendant qu'il criait, [le roi Tullus ordonna aux licteurs de se saisir de lui ]. Ceux-ci [lui déchirèrent ses habits et ] le battirent de verges jusqu'a ce qu'il fût tout en sang. Après qu'on lui eut assez donné de coups de verges, on fit venir deux paires de chevaux , à l'une desquelles on l'attacha par les bras et à l'autre par les pieds avec de longues courroies. Ensuite les cochers poussant leurs chevaux des deux côtés opposés, [ ce malheureux ] fut trainé par terre et écartelé en un moment. Telle fut la fin malheureuse et infâme de Métius Fufétius. Après cela, le roi établit des tribunaux pour juger les amis de ce perfide qui avaient trempé, dans la trahison. Ceux qui se trouvèrent coupables, furent condamnés à mort suivant la loi portée contre les traîtres et contre les déserteurs. CHAPITRE NEUVIEME. I. PENDANT ce temps-là, Marcus Horatius, que le roi avait envoyé avec l'élite des troupes pour raser la ville d'Albe, marcha en grande diligence. Ayant trouvé les portes ouvertes et les remparts sans sentinelles, il se rendit maître de la ville sans aucune résistance. Il fit aussitôt assembler le peuple , et après lui avoir raconté tout ce qui s'était passé dans le combat, il lui fit la lecture du décret du sénat Romain. II. Les Albains employèrent en vain les prières et les supplications pour obtenir qu'on leur donnât le temps d'envoyer une ambassade à Rome. Sans leur accorder aucun délai, Horace abattit leurs murailles, rasa leurs maisons avec les autres édifices, tant publics que particuliers, et. eut soin de conduire promptement à Rome tous les citoyens de cette ville infortunée , leur laissant emporter tous leurs meubles et autres effets. Tullus étant de retour de son camp les incorpora dans les tribus et dans les curies Romaines. Il leur aida à bâtir des maisons dans les quartiers de la ville qu'ils choisirent eux-mêmes pour y établir leur demeure. Il donna une juste portion des terres du public à ceux qui jusqu'alors avaient été obligés de travailler pour gagner leur vie ; enfin il rendit toutes sortes de bons offices à ce nouveau peuple. III. TELLE fut la destinée de la ville d'Albe. Elle avait été bâtie autrefois par Ascagne, fils d'Enée et de Créüse ; le père d'Ascagne était fils d'Anchise, et sa mère était fille de Priam. Albe avait subsisté quatre cent quatre-vingt sept ans depuis sa fondation. Pendant ce temps-là , étant devenue très-florissante par ses richesses, par le grand nombre de ses citoyens et par une longue continuité de prospérités , elle avait fondé trente villes des Latins par ses peuplades , et avait toujours eu l'empire de cette nation ; mais elle fut enfin rasée par sa dernière colonie. Aujourd'hui elle est encore entièrement déserte. CHAPITRE DIXIEME. I. Le roi Tullus passa l'hiver suivant sans rien faire de mémorable. Mais au commencement du printemps il ouvrit une nouvelle campagne contre les Fidénates. Ceux-ci n'avaient reçu aucun secours de leurs villes alliées ; mais il leur était venu de plusieurs endroits des troupes soudoyées, et avec ce secours ils osèrent faire une sortie sur l'ennemi. Les deux armées s'étant rangées en bataille, il le donna un combat sanglant, dans lequel les Fidénates tuèrent beaucoup de monde ; mais il furent enfin repoussées dans leurs murailles. Tullus les y assiégea, et les réduisit à une si grande disette que la nécessité les obligea de se rendre à discrétion. Après avoir pris leur ville, il punit de mort les auteurs de la révolte. A l'égard des autres habitants, il leur pardonna à tous, les laissant paisibles possesseurs de leurs biens, leur conservant la même forme de gouvernement et les mêmes privilèges qu'ils avaient auparavant. Cela étant fait il renvoya ses troupes, et s'en retourna à Rome, où il reçut pour la seconde fois les honneurs du triomphe et offrit aux dieux les sacrifices accoutumés en action de grâces de la victoire qu'il venait de remporter sur les Fidénates. II. APRES cette guerre, les Romains en eurent une autre avec les Sabins. En voici le sujet et l'occasion. Les Sabins et les Latins honorent en commun un certain temple des plus augustes. Il est consacré à la déesse qu'on appelle Féronie. Quelques uns traduisent en Grec le nom de cette déesse par celui d'Anthephore, qui signifie porte-fleurs ; d'autres par Philostephane, c'est-à-dire qui aime les couronnes, d'autres enfin l'appellent Phersephone, qui est le nom Grec de Proserpine. En certains jours de fête il s'y trouvait une grande affluence de monde des villes voisines. Les uns y venaient pour faire leurs prières et offrir des sacrifices à la déesse : les autres, comme les marchands, les artisans, et les laboureurs, pour trafiquer et pour gagner de l'argent ; c'était une des plus fameuses foires de toute l'Italie. Un jour quelques Romains de la première distinction étant allés à cette solennité, les Sabins s'en saisirent et les mirent dans les fers après leur avoir ôté leur argent. On envoya des ambassadeurs demander justice de cette insulte: mais les Sabins ne voulurent ni rendre l'argent qu'ils avaient pris, ni relâcher les prisonniers apportant pour raison de leur refus, que les Romains avaient reçu chez eux les fugitifs des Sabins et leur avaient ouvert l'asile sacré dont nous avons parlé dans le livre précédent. Ces plaintes réciproques allumèrent le feu de la guerre entre les deux nations. III. On mit en campagne de nombreuses troupes et l'on se battit en bataille rangée. L'avantage fut égal de part et d'autre ; la nuit sépara les deux armées avant que la victoire se déclarât. Mais les jours suivants, ils furent tellement surpris les uns et les autres de voir un si grand nombre de morts et de blessés, que sans oser tenter la fortune d'un second combat, ils sortirent de leurs retranchements et s'en retournèrent chez eux. Le reste de l'année se passa sans rien faire de mémorable. IV. L'ANNEE suivante on se remit en campagne avec des troupes plus nombreuses qu'auparavant. Auprès de la ville d'Erete à cent sept stades de Rome, il se donna une bataille sanglante, où il périt beaucoup de monde de part et d'autre. Le combat fut longtemps égal : mais Tullus levant les mains aux ciel adressa ses prières au dieux, et fit vœu que s'il remportait dans cette action la victoire sur les Sabins, il instituerait en l'honneur de Saturne et de Rhéa certaines fêtes publiques que les Romains célèbrent encore tous les ans après avoir recueilli et serré tous les fruits de leurs terres. Dans cette même journée il promit aussi d'augmenter de moitié le nombre des Saliens; ce sont des prêtres de famille illustre, qui en certains temps dansent les armes à la main au son de la flûte en chantant des hymnes du pays, comme nous l'avons dit dans le livre précédent. Tullus ayant achevé sa. prière, animés d'un nouveau courage les Romains fondent comme des croupes toutes fraîches sur les ennemis déjà fatigués. Ils les chargent avec tant de fureur que les ayant ébranlés vers te soir, ils contraignent les officiers mêmes de prendre la fuite les premiers, et les mènent battant jusque dans leur camp. Là ils trouvent une armée beaucoup plus nombreuse que celle qu'ils venaient de mettre en déroute ; cependant ils ne perdent pas leur premier courage, ils tiennent ferme devant les retranchements pendant toute la nuit suivante, et après avoir repoussé vigoureusement ceux qui défendaient les remparts, ils se rendent entièrement maîtres de leur camp. Les jours suivants ils pillèrent tout à leur aise les terres des Sabins, et lorsqu'ils virent qu'il ne se présentait plus personne pour défendre le pays, ils s'en retournèrent chargés de butin. Le roi des Romains triompha alors pour la troisième fois. V. Peu de temps après, les Sabins lui ayant envoyé une ambassade, il leur accorda la paix, les obligeant seulement à rendre les transfuges et les prisonniers qu'ils avaient pris dans leurs différentes courses. Il leur fit aussi payer une amende pécuniaire pour les troupeaux, bêtes de charge, et autres effets qu'ils avaient enlevés aux laboureurs. Ce fut le sénat de Rome qui la leur imposa et qui régla la somme qu'ils devaient payer pour dédommagement. La guerre étant terminée à ces conditions, les Sabins érigèrent des colonnes dans les temples, sur lesquelles ils firent graver les articles du traité de paix. VI. Mais quand ils virent que les Romains avaient une guerre de longue durée avec les villes Latines qui s'étaient liguées ensemble pour les raisons que je rapporterai bientôt, ils profitèrent volontiers de l'occasion pour oublier leur serment et le traité d'alliance, comme s'ils ne l'avaient jamais fait. Les conjonctures leur paraissant favorables pour retirer avec usure tout l'argent que les Romains leur avaient fait payer, ils sortirent d'abord en petit nombre et secrètement pour piller les terres voisines. Ensuite ils s'assemblèrent ouvertement et en plus grand nombre ; puis voyant que leurs premières tentatives avaient eu un heureux succès et qu'il n'était point venu de secours aux laboureurs, ils conçurent un si grand mépris pour les ennemis, qu'ils résolurent d'aller attaquer Rome même. Dans ce dessein, ils levèrent des troupes de toutes leurs villes et sollicitèrent les Latins à s'allier avec eux. Mais avec toutes leurs intrigues ils ne purent obtenir ni l'alliance, ni le secours de cette nation ; car Tullus qui connaissait leurs menées, conclut une trêve avec les villes Latines et. résolut de se mettre en campagne contre les infracteurs du traité de paix. Il arma toutes les forces de la république, qui étaient augmentées de moitié depuis que les Albains avaient été transférés à Rome ; et fit venir des villes alliées autant de troupes auxiliaires qu'elles pouvaient lui en fournir. Les troupes des Sabins s'étant déjà rassemblées en un corps, les deux armées s'approchèrent. Elles assirent leurs camps auprès d'un certain endroit qu'on appelle la forêt des Cacourges ou des malfaiteurs ; elles n'étaient séparées que par une petite plaine. Le lendemain elles se battirent longtemps avec un égal avantage : mais sur le soir les Sabins ne pouvant plus tenir contre la cavalerie Romaine, se laissèrent ébranler, et dans leur fuite on en fit un horrible carnage. Les Romains dépouillèrent les morts, pillèrent tout ce qui se trouva dans le camp des ennemis, et ravagèrent les meilleures terres de ce canton ; ensuite ils s'en retournèrent chez eux. Ainsi finit la guerre que les Romains eurent à soutenir contre les Sabins sous le règne de Tullus. VII. Les villes Latines commencèrent alors à se brouiller pour la première fois avec les Romains, parce que la ville d'Albe étant détruite, elles ne pouvaient se résoudre de céder l'empire à ceux qui l'avaient fait démolir. Quinze ans après qu'elle fut rasée, le roi des Romains envoya des ambassadeurs aux trente villes qui étaient des colonies d'Albe et qui avaient toujours été soumises à sa domination, pour les sommer de se ranger sous son obéissance ; prétendant que dans le moment qu'il avait vaincu les Albains, et qu'il était devenu maître de tout ce qu'ils possédaient, l'empire de toute la nation Latine lui appartenait par le même droit. Ses raisons étaient qu'il n'y avait que deux moyens d'entrer en possession de ce qui appartenait aux autres peuples : que de ces deux moyens l'un était nécessaire et l'autre volontaire ; qu'en toutes ces deux manières les Romains pouvaient prétendre à l'empire des villes qui appartenaient ci-devant aux Albains, parce que ceux-ci étant devenus leurs ennemis, ils les avaient vaincus par les armes ; et qu'après la destruction de leur ville ils les avaient reçus à Rome, où ils leur avaient accordé le droit de bourgeoisie : qu'ainsi les Albains étaient obligés bon gré mal gré de céder aux Romains l'empire et la souveraine puissance qu'ils avaient eue autrefois sur leurs propres sujets. Les villes Latines ne rendirent en particulier aucune réponse aux ambassadeurs de Tullus : mais elles convoquèrent à Férente une assemblée générale de la nation, où il fut arrêté qu'on ne céderait point l'empire aux Romains : en même temps elles élurent deux généraux d'armée pour être les arbitres souverains de la paix et de la guerre, savoir, Ancus Publicius de la ville de Core, et Spusius Vecilius de Lavinion. Tel fut le sujet de la guerre des Romains avec les Latins qui étaient de la même nation qu'eux. Elle dura cinq ans : elle se fit avec politique et avec beaucoup de modération selon la manière des anciens ; car les deux nations ne combattirent point avec toutes leurs forces en bataille rangée. Ainsi il n'y eut point d'échec ni de perte considérable, pas une seule ville ne fut rasée, réduite en servitude, ou traitée avec la dernière rigueur. On se contentait de part et d'autre de désoler le plat pays par de fréquentes courses lorsque les grains étaient en maturité ; après cela les troupes se retiraient chargées de butin, et on échangeait les prisonniers. De toutes les villes des Latins, Tullus ne prit que Médullie, où l'on a voit autrefois envoyé une peuplade sous le règne de Romulus, comme nous l'avons dit dans le livre précédent. S'étant rangée du parti de sa nation dans la présente guerre, le roi des Romains l'assiégea, et lui apprit à ne se plus révolter dans la suite. Pour les autres villes, tant des Latins que des Romains, il ne leur arriva pendant tout ce temps-là aucun des malheurs si ordinaires dans la guerre. La paix en fut d'autant plus facile à conclure ; car les Romains s'y portaient d'eux-mêmes, et les esprits n'étaient point trop irrités. CHAPITRE ONZIEME. I. VOILA ce qui se passa sous le règne de Tullus Hostilius. Il mérita de grandes louanges par sa faveur, par son courage vraiment guerrier, par sa hardiesse dans les dangers et par sa prudence dans les conjonctures difficiles. Cette dernière vertu de Tullus éclatait particulièrement en deux choses ; en ce qu'il n'entreprenait jamais aucune guerre trop précipitamment : et en ce que l'ayant une fois entreprise il était actif et ne négligeait rien pour vaincre ses ennemis. Après avoir régné trente-deux ans, il fut brûlé dans son palais avec sa femme, [ ses enfants ] et tous ses domestiques. II. QUELQUES auteurs ont dit que ce fut par le feu du ciel, les dieux étant irrités contre lui parce qu'il négligeait certaines cérémonies sacrées. Car ils prétendent que sous son règne on interrompit des sacrifices du pays, et qu'on en introduisit d'autres qui n'avaient jamais été en usage chez les Romains. III. D'AUTRES, et en plus grand nombre, attribuent cet accident aux embûches des hommes, et en rejettent tout le crime sur Marcius qui fut son successeur à la couronne. Fils de la fille de Numa Pompilius et par conséquent du sang royal, il ne put, disent-ils, se résoudre à mener plus longtemps une vie privée , surtout voyant que Tullus avait des enfants qu'il destinait pour lui succéder, et que s'il venait à mourir, ils s'empareraient immanquablement de la couronne. C'est pour cela que depuis longtemps il dressait des pièges au roi, étant sur d'ailleurs de la bonne volonté de plusieurs Romains qui faisaient tous leurs efforts pour lui frayer un chemin à la royauté. Ils ajoutent qu'étant ami de Tullus, et même de ses plus intimes, il ne faisait qu'épier l'occasion favorable pour exécuter son dessein ; qu'un jour le roi se disposant à offrir dans son palais certains sacrifices, dont il ne voulait avoir pour témoins que ses plus fidèles amis, il survint par hasard une grande tempête avec un orage affreux , qui couvrit l'air de ténèbres si épaisses que les gardes, qui étaient en sentinelle devant le vestibule, abandonnèrent leur poste. Que Marcius trouvant les portes ouvertes profita de l'occasion et entra avec ses complices qui portaient des poignards cachés sous leurs habits. Qu'après avoir tué le roi, ses enfants, et tous ceux qu'ils trouvèrent , ils mirent le feu en plusieurs endroits de la maison, et qu'ensuite ils firent courir le bruit que son palais avait été embrasé par les foudres du ciel. IV. Pour moi je n'ajoute point de foi à cette histoire qui ne me paraît pas vraie , ni même probable. J'aime mieux m'en tenir au sentiment de ceux qui disent qu'il finit ses jours d'une manière si tragique par la volonté des dieux. En effet est-il probable que s'il avait été tué par quelqu'un de ses sujets, un pareil attentat , dont il y aurait eu plusieurs complices , fût demeuré caché ? Et Marcius qu'on en suppose l'auteur pouvait-il être certain qu'après la mort de Tullus Hostilius les Romains le feraient roi de leur ville ? Mais quand même il aurait été sur de la faveur des hommes , savait-il si la volonté des dieux y serait conforme ? Car après les suffrages des tribus, il aurait fallu que les dieux eussent confirmé son élection par des augures favorables. Or quel est le dieu ou le génie qui aurait souffert qu'un homme impur et souillé de tant de meurtres commis contre toute justice, se fût approché de ses autels pour y immoler des victimes et faire les autres cérémonies du culte divin. Voila les raisons pour lesquelles j'attribue plutôt la mort de Tullus à la volonté des dieux qu'aux embûches des hommes. Je laisse néanmoins la liberté à un chacun d'en juger comme il lui plaira. CHAPITRE DOUZIEME. I. APRES la mort de Tullus Hostilius, le sénat établit un entre-roi suivant l'ancienne coutume, et celui-ci élut pour roi de Rome Ancus surnommé Marcius. Le décret du sénat ayant été confirmé par le peuple et par des augures favorables ; après avoir fait tout ce qui était prescrit par les lois, Marcius prit les rênes du gouvernement la seconde année de la trente-cinquième olympiade, en laquelle Spaerus de Lacédémone remporta le prix de la course, dans le temps que Damasias était archonte à Athènes. II. VOYANT qu'on avait néglige plusieurs cérémonies de religion instituées par Numa Pompilius son aïeul maternel, et que la plupart des Romains adonnés au gain et appliqués aux exercices militaires, ne cultivaient plus leurs terres comme auparavant, ce nouveau roi assembla le peuple et l'exhorta à reprendre les exercices de la religion comme du temps de Numa; lui représentant que les maladies, la peste et plusieurs autres fléaux qui étaient tombés sur la ville de Rome et qui avaient fait périr une grande partie de ses habitants, n'avaient point d'autre cause que le mépris des dieux : que pour n'avoir pas eu soin du culte sacré comme il le devait, le roi Tullus Hostilius avait été longtemps affligé de plusieurs maladies, que son esprit s'était affaibli aussi bien que son corps, et qu'enfin on l'avait vu périr misérablement avec toute sa famille. Il fit ensuite l'éloge du gouvernement sage et modéré que Numa avait établi, sous lequel les Romains faisaient un gain honnête et légitime qui leur fournissait abondamment le nécessaire pour leur entretien de chaque jour. II exhorta les citoyens à renouveler ces anciennes pratiques, à mépriser les avantages de la guerre et le gain qu'on en retire, pour s'appliquer désormais à l'agriculture, à nourrir des troupeaux, et aux autres professions qui s'exercent sans violence, sans piller le bien d'autrui et sans faire tort à personne. Par ces discours et autres semblables, il inspira à tous ses sujets le désir d'une vie tranquille et d'un travail modéré. III. LORSQU'IL eut ainsi disposé les esprits, il manda les pontifes. Il reçut de leurs mains les lois composées par Numa Pompilius pour le culte divin, il les fit graver sur des tables et les exposa dans la place publique aux yeux de tout le peuple afin que chacun pût les lire. Mais le temps les a effacées ; car alors les colonnes d'airain n'étant pas encore en usage, on gravait sur des planches de chêne les lois et: les cérémonies du culte sacré : mais quand les rois eurent été chassés de Rome, le pontife Caius Papirius, qui avait l'intendance de toutes les cérémonies de la religion, les remit dans l'usage public. Après avoir rétabli le culte des dieux qui avait été négligé sous son prédécesseur, Ancus Mancius renvoya le peuple oisif à son travail. Il donnait de grandes louanges aux laboureurs diligents et appliqués à leur ouvrage, il blâmait et réprimandait sévèrement comme de mauvais citoyens ceux qui négligeaient leurs terres. CHAPITRE TREIZIÈME. I. TOUTES les affaires du gouvernement ainsi réglées, Marcius espérait de vivre toujours tranquillement comme son aïeul maternel, sans guerres et sans troubles. Mais la fortune s'opposa à ses desseins ; il fut obligé malgré lui de devenir guerrier, et ne put passer un moment de sa vie sans danger et sans alarme. A peine avait-il commencé à régner et à rétablir le bon ordre, que les Latins le méprisant comme un homme qui n'aurait pas le courage de soutenir une guerre firent des torts considérables à plusieurs Romains, en ravageant les terres voisines par leurs brigandages. II. Le roi leur envoya une ambassade pour les sommer de rendre aux Romains, suivant le traité de paix, tout ce qu'ils avaient enlevé. Mais feignant de n'avoir aucune connaissance des brigandages dont on se plaignait, ils répondirent que si l'on avait pillé les terres Romaines, cela s'était fait sans le consentement de la république ; qu'au reste ils n'avaient aucun compte à rendre aux Romains ; que ce n'était point avec eux, mais seulement avec Tullus qu'ils avaient fait alliance ; et. que ce roi étant mort, le traité de paix ne suffisait plus. III. PiQUE de cette insolente réponse des Latins, Ancus mit une armée en campagne, et assiégea la ville de Politorie ; il la prit par capitulation avant que les autres villes des Latins pussent envoyer du secours aux assiégés. Il ne fit néanmoins aucun mal aux habitants ; il leur accorda la vie, et leur laissant tous leurs biens et tous leurs effets, il se contenta de les transférer à Rome où ils les incorpora dans les Tribus. IV. L'ANNEE suivante, les Latins ayant envoyé une peuplade à la ville de Politorie qui était déserte, commençaient déjà à en cultiver les terres. Marcius se remit en campagne : les Latins eurent l'audace de faire une sortie pour lui présenter le combat ; mais ils furent vaincus et les Romains reprirent la ville. Le roi fit brûler les maisons et raser les murailles, afin que les ennemis n'ayant plus de retraite, ne pussent cultiver les terres des environs. Apres cette expédition il s'en retourna à Rome. V. L'ANNEE suivante, les Latins ouvrirent une nouvelle campagne pour aller assiéger la ville de Médullie, où il y avait une colonie Romaine qui faisait des préparatifs de guerre, . Ils pressèrent si vivement cette place qu'ayant attaqué les murailles de tous côtés ils la prirent d'assaut. Dans le même temps, Marcius mit le siège devant Tellêne célèbre ville des Latins, et après avoir remporté la victoire dans un combat en bataille rangée, il prit cette place de vive force. Il ne dépouilla point les bourgeois de leurs biens. Il se contenta de les transférer à Rome, où il leur donna une grande place pour bâtir des maisons. Médullie ayant été pendant trois ans sous la domination des Latins, Marcius leur livra plusieurs combats sanglants et la reprit enfin la quatrième année. Peu de temps après cette expédition, il emporta d'assaut la ville des Fidénates. Trois ans auparavant il l'avait déjà prise par capitulation, et s'était contenté d'en transférer tous les bourgeois à Rome, sans lui faire d'autre mal. Mais il parut bien par la suite qu'en cela il avait agi avec moins de prudence que de douceur. Car les Latins y ayant envoyé une colonie, s'emparèrent des terres des Fidénates en perçurent les fruits ; ce qui obligea Marcius d'assiéger cette place une seconde fois, de brûler les maisons, et de raser les fortifications, après l'avoir reprise avec beaucoup de peine. VI. DANS la suite les Romains et les Latins se battirent [ avec de nombreuses troupes ] en deux différentes occasions. Dans la première, l'action dura fort longtemps sans que la victoire se déclarât : les deux armées se retirèrent dans leurs retranchements avec un égal avantage. Mais dans la seconde les Romains gagnèrent la bataille et poursuivirent les ennemis jusque dans leur camp. Après ces deux combats, il ne se donna plus entre les deux nations aucune bataille dans les formes. On se contenta de faire de part et d'autre de fréquentes courses sur les terres voisines. L'infanterie légère et la cavalerie qui couraient les campagnes, en vinrent souvent à des escarmouches. Les Romains y remportèrent presque toujours l'avantage parce qu'ils avaient posté des troupes dans des lieux avantageux sous le commandement de Tarquin le Tyrrhénien. VII. VERS le même temps, les Fidénates se révoltèrent contre les Romains. Ils ne leur déclarèrent pas ouvertement la guerre ; mais ils faisaient de temps-en-temps des courses sur leurs terres, et désolaient le plat pays. VIII. Marcius fit tous les préparatifs nécessaires pour cette guerre. Il partit de Rome avec un camp volant et alla se camper devant la ville [ avant que les Fidénates eussent eu le temps de se disposer à soutenir un siège. ] Ceux-ci feignirent d'abord de ne pas savoir pour quel sujet l'armée Romaine les attaquait. Mais le roi leur ayant dit qu'il venait pour se venger des courses et des ravages qu'ils avaient faits sur ses terres, ils répondirent que la république n'y avait aucune part. Ils demandèrent du temps pour en rechercher les auteurs et pour faire une exacte perquisition des coupables ; ce qu'ayant obtenu, ils employèrent plusieurs jours, non pas à exécuter leurs promesses, mais à envoyer secrètement demander des secours à leurs alliés et à prendre des mesures pour se défendre. Marcius qui connaissait leur dessein, fit creuser des chemins souterrains depuis son camp jusqu'aux murs de la ville ; et dès que l'ouvrage fut achevé il fit approcher ses troupes avec plusieurs échelles, des machines de guerre et les autres choses nécessaires pour donner un assaut, mais par un autre endroit que celui où il avait fait creuser. Les Fidénates ne manquèrent pas de courir en foule pour défendre cette partie de leurs murailles qu'on escaladait. Pendant ce temps là les Romains, qui étaient dans le conduit souterrain y achevèrent de creuser ce qui réduit de terre pour se faire jour. Quand l'ouverture fut faite, ils se glissèrent secrètement dans l'enceinte des murailles, et après avoir égorgé tous ceux qui leur tombèrent sous les mains, ils ouvrirent les portes aux assiégeants. IX. LA ville étant prise de cette manière, les Romains y firent d'abord un grand carnage : mais Marcius réprima leur fureur. Il ordonna au reste des Fidénates de rendre les armes ; puis il les assembla tous en un certain lieu de la ville, où il en fit fouetter ignominieusement quelques-uns qui étaient les auteurs de la révolte et commanda qu'on les passât au fil de l'épée. Ensuite il permit aux soldats de piller toutes les maisons, et laissant dans cette place une garnison suffisante il marcha contre les Sabins. Ces peuples ayant violé comme les autres le traité de paix qu'ils avaient conclu avec le roi Tullus, faisaient des courses et exerçaient des brigandages sur les terres voisines de leur pays. X. INFORME par ses espions et par les déserteurs que l'occasion était favorable pour attaquer les ennemis pendant qu'ils étaient dans les campagnes occupés à piller, Marcius courut promptement avec son infanterie au camp des Sabins ou il n'y avait qu'une faible garnison ; il l'emporta dès la première attaque. En même-temps il ordonna à Tarquin de prendre avec lui les gens de cheval pour fondre sur ceux qui étaient dispersés au pillage. Les Sabins apprenant que la cavalerie Romaine venait les attaquer, laissèrent là tout leur butin, et ne pensèrent qu'à se sauver promptement dans leurs retranchements. Mais quand ils virent que l'infanterie s'en était emparée, ne sachant plus de quel côté tourner, ils tachèrent de s'enfuir dans les bois et dans les montagnes. Alors la cavalerie Romaine et l'infanterie légère les poursuivirent si vivement, qu'il n'y en eut que très peu qui se sauvèrent ; la plupart furent passés au fil de l'épée. Après cette déroute ils envoyèrent une seconde ambassade à Rome et obtinrent la paix aux conditions qu'ils voulurent. Car les. Romains encore en guerre avec les Latins étaient absolument obligés ou de conclure uns trêve avec ceux-ci, ou de faire la paix avec leurs autres ennemis. XI. Environ la quatrième année après cette guerre, le Roi des Romains arma ses forces domestiques et tout ce qu'il put faire venir de troupes auxiliaires des villes alliées. A la tête de cette armée il le mit en campagne contre les Véiens, et ravagea une grande partie de leur pays, en représailles de ce que l'année précédente dans leurs courses sur les terres des Romains, ils avaient tué beaucoup de monde et enlevé un gros butin. Les Véiens allèrent à sa rencontre avec de nombreuses troupes ; ils se campèrent au-delà du Tibre près la ville de Fidêne. Marcius marcha contre eux en diligence, et comme il était supérieur en cavalerie, il leur ferma d'abord les chemins. Ensuite les ayant obligés à accepter un combat, il les vainquit et se rendit maitre de leur camp. Après avoir heureusement terminé cette guerre, il s'en retourna à Rome. Il y entra en triomphe, et offrit aux dieux les sacrifices ordinaires en action de grâces de la victoire qu'il avait remportée. XII. La seconde année après, les Véiens violèrent encore la trêve qu'ils avaient conclue avec Marcius. Ils le sommèrent de rendre les villes qu'ils avaient été obligés de céder par un accord sous le règne de Romulus : mais le roi leur livra auprès des Salines un autre combat plus sanglant que le précédent ; il y remporta une victoire complète, et depuis cette journée il fut toujours maitre de leurs autres villes, en sorte qu'ils n'osèrent plus lui en disputer l'empire. Personne ne donna dans cette bataille de plus grandes marques de valeur que Tarquin qui commandait la cavalerie. Pour récompenser son mérite, Marcius persuadé que c'était le plus brave de tous les hommes, le mit au rang des patriciens et des sénateurs et lui fit tous les honneurs possibles. XIII. LE roi Marcius eut aussi une guerre contre les Volsques, qui avec une troupe de brigands faisaient des courses sur les terres des Romains. Il marcha contre eux à la tête d'une nombreuse armée, et remporta un gros butin. Ensuite il mit le siège devant Vélitre, et ayant fait tirer des lignes et planter des palissades autour de la ville, il se rendit maitre de toute la campagne, puis il se prépara à donner l'assaut. Mais les vieillards étant sortis avec des marques de suppliants, lui promirent de réparer le tort qu'on avait fait aux Romains, de le contenter en tout ce qu'il exigerait, et de lui livrer les coupables afin qu'il les punît comme il le jugerait à propos. Il reçut leurs propositions, et s'étant fait rendre justice il conclut un traité d'alliance avec leur ville. XIV. Cette guerre terminée, quelques Sabins qui n'avaient point encore éprouvé les forces de Rome et qui habitaient une des plus riches et des plus grandes villes du canton, en suscitèrent une nouvelle. Ce n'est pas qu'ils eussent lieu de se plaindre que les Romains leur avaient fait tort : mais ils ne pouvaient s'empêcher d'être jaloux de leur bonheur incroyable. Sortant par petites bandes de leurs retraites de brigands, ces peuples belliqueux commencèrent d'abord à ravager les terres des Romains. Attirés ensuite par l'appas du butin, ils leur déclarèrent une guerre ouverte, et firent un dégât affreux sur la plus grande partie des campagnes voisines. Mais il ne leur fut pas possible d'emporter ce qu'ils avaient pris, ni de se retirer sans une perte considérable. Le roi des Romains accourut en diligence avec son armée. Il se campa auprès de leurs retranchements et les mit dans la nécessité d'en sortir pour accepter le combat. L'action fut des plus rudes ; il y périt beaucoup de monde de part et d'autre. Mais malgré la vigoureuse résistance des ennemis, les Romains accoutumés aux fatigues de la guerre, remportèrent la victoire. Après cela ils poursuivirent les fuyards qui se retiraient en désordre dans leurs retranchements, et en firent une horrible boucherie. Puis s'étant emparés du camp des Sabins qui regorgeait de richesses, ils délivrèrent les prisonniers que ceux-ci avaient pris dans leurs courses, et s'en retournèrent à Rome. Voila ce que les auteurs Romains nous apprennent des exploits les plus mémorables que fit Marcius dans les guerres qu'il eut à soutenir. Nous allons parler maintenant de ce qu'il fit dans l'administration des affaires et dans le gouvernement de l'état. CHAPITRE QUATORZIEME. I. PREMIEREMENT Marcius agrandit la ville de Rome, en faisant renfermer dans son enceinte le mont Aventin, qui est une colline moyennement haute et d'environ dix-huit stades de circuit. Elle était alors couverte d'arbres de toutes les espèces, particulièrement d'une grande quantité de [ très ] beaux lauriers ; c'est pour cela que les Romains ont donné le nom de Lauretum à une partie de la colline. Mais aujourd'hui elle est toute couverte de maisons ; entre autres édifices on y voit un temple de Diane. Une vallée très profonde et en même temps fort étroite séparait alors le mont Aventin des deux autres collines qui étaient comprises dans l'enceinte de Rome, c'est-à-dire du mont Célius et du mont Palatin, sur lequel on jeta autrefois les premiers fondements de cette capitale du monde : mais par la suite des temps la vallée d'entre deux a été comblée. Ancus voyant que cette colline était d'une situation avantageuse, et que les ennemis s'en emparaient une fois ils pourraient s'en servir comme d'un rempart et comme d'une place d'armes contre la ville de Rome, la fit enfermer d'un fossé et d'une muraille. II y donna des places aux citoyens qu'il avait transférés de Tellêne, de Politorie et des autres villes dont il s'était rendu maître. Voila ce qu'il fit de plus mémorable pour le bien de l'état et pour l'utilité du public. Par ce moyen il agrandit Rome comme s'il y avait ajouté une autre ville, et il la rendit moins facile à prendre quand même elle aurait été assiégée par une armée nombreuse. II. Voici encore un autre trait de sa prudence. Il procura à Rome toutes les commodités de la vie, et anima ses sujets à entreprendre de grandes choses ; en quoi il me paraît encore plus digne d'admiration que dans tout ce que nous avons dit ci-dessus. Le fleuve. du Tibre prend sa source au pied du mont Apennin ; il passe par la ville de Rome et va se décharger dans la mer Tyrrhémenne en un endroit du rivage qui était alors fort incommode et où il n'y avait point de port. Quoiqu'il fut navigable jusqu'à sa source pour les gros bateaux de rivière, et qu'il pût même porter des vaisseaux de haut bord depuis la mer jusqu'à Rome : il n'était pas néanmoins d'une grande utilité pour cette ville, parce qu'il n'y avait aucun fort à son embouchure pour recevoir les vaisseaux marchands qui montaient ou qui descendaient. Ancus Marcius résolut d'y faire un port ; et pour cela il se servit de l'embouchure même du fleuve. Car en se déchargeant dans la mer il s'élargit considérablement et forme une espèce de golfe aussi grand que les meilleurs ports. Mais ce qu'il y a de plus admirable, c'est que son embouchure n'est point embarrassée de barres ni de bancs de sable comme celle de plusieurs autres grands fleuves. Il ne se dissipe point dans des lacs ni dans des marais, et ses eaux ne se perdent point çà et là avant que d'arriver à la mer. Il est partout navigable et se décharge par une bouche que la nature même a formée. Quelque fréquent et quelque impétueux que soit le vent d'ouest qui souffle à son embouchure, le Tibre brise les flots de la mer qui ne peuvent résister à la rapidité de son cours. Ainsi les plus grandes galères, et même les vaisseaux de charge capables de contenir trois mille hommes, entrent aisément par son embouchure ; on peut les conduire jusqu'à Rome à force de rames et en les tirant avec des câbles. Pour les gros vaisseaux, on est obligé de les mettre à l'ancre à son embouchure, et d'en décharger les marchandées dans des bateaux propres à refouler le fleuve. Dans une espèce de coude, entre la mer et le Tibre, le roi Ancus fît bâtir une ville à laquelle il donna le nom d'Ostie à cause de sa situation ; c'est comme si nous l'appelions en Grec Porte ou embouchure. Par ce moyen il mit la ville de Rome en état d'avoir commerce avec les gens de mer comme avec les peuples de la terre ferme ; en sorte qu'ils pouvaient jouir des biens et des richesses que produisent les provinces qui sont au delà de la mer. III. Il fit aussi fermer de murs le Janicule qui est une haute colline située au-delà du Tibre. Il y mit une garnison suffisante pour la fureté des marchands qui naviguaient sur le Tibre ; car ils étaient fort incommodés par les brigandages des Tyrrhéniens qui occupaient tous le pays de l'autre côté du fleuve. IV. On dit aussi que ce fut Marcius, qui fit construire sur le même fleuve ce fameux pont de bois, qu'on conserve encore aujourd'hui, et qu'on regarde comme sacré. Il ne doit être fait que de bois, et il n'est pas permis d'y employer le fer ni le cuivre. S'il manque par quelque endroit, les pontifes ont soin de le raccommoder, et en même temps qu'on y travaille ils font certains sacrifices prescrits par les lois du pays. Voilà ce qui se passa de plus mémorable sous le règne de Marcius. Il laissa à ses successeurs la ville de Rome beaucoup plus grande qu'elle n'était quand il monta furie trône. II mourut après avoir régné vint-quatre ans. Il laissa deux enfants, dont l'un était encore en bas âge, et l'autre avait déjà atteint l'âge de puberté. CHAPITRE QUINZIEME. I. APRES la mort d'Ancus Marcius, le sénat ayant obtenu l'agrément du peuple pour établir tel gouvernement qu'il jugerait à propos, résolut de continuer les choses sur le même pied qu'auparavant. On nomma des entre-rois : ceux-ci convoquèrent une assemblée, et jetèrent les yeux sur Lucius Tarquin pour le mettre sur le trône. Les dieux ayant confirmé l'élection du peuple par des augures favorables, ce nouveau roi prit les rênes du gouvernement environ la deuxième année de la quarante-unième olympiade en laquelle Cléonidas de Thèbes remporta le prix de la course, Héniochidas étant archonte à Athènes. II. VOYONS maintenant quels étaient les ancêtres de Tarquin, de quel pays il était originaire, pour quel sujet il vint à Rome, et par quelle voie il parvint à la royauté. Je rapporterai là-dessus ce que j'ai lu dans les annales du pays. Un certain Corinthien, nommé Démaratus, de la famille des Bacchiades, s'adonna entièrement au commerce. Il passa en Italie sur un vaisseau qui lui appartenait, et dans les villes des Tyrrhéniem qui étaient alors les plus florissantes de tout le pays, il vendit les marchandises dont il était chargé. Il y gagna si considérablement que sans se soucier d'aller en d'autres ports, il pratiqua toujours la même mer, apportant des marchandises de Grèce en Tyrrhénie et, en remportant de Tyrrhénie en Grèce. Après avoir continué ce commerce pendant quelque temps, il devint très riche. Mais dans la suite il s'éleva une sédition à Corinthe ; et les Bacchiades étant opprimés par la tyrannie de Cypsèle, Damaratus qui possédait de grandes richesses, et qui était d'ailleurs d'une des premières familles, et même de la faction des grands de l'état, crut qu'il n'était pas sûr pour lui de vivre sous un gouvernement: tyrannique. Il prit donc le parti d'embarquer tout ce qu'il avait, pour se retirer de Corinthe dans le pays des Tyrrhéniens. Son commerce continuel lui ayant procuré plusieurs bons amis,, sur tout à Tarquinie, ville alors très-célèbre et très-florissante, il y bâtit une maison et épousa une femme de qualité dont il eut deux enfants auxquels il donna des noms Tyrrhéniens, à l'un celui d'Aruns, et. à l'autre celui de Lucumon. Il les fit instruire tous deux dans les sciences des Grecs et des Tyrrhéniens, et. lorsqu'ils eurent atteint l'âge viril, il les maria à des filles de la première distinction. Peu de temps après, l'aîné de ses fils mourut sans laisser d'enfants, au moins qui parussent. Demaratus en eut tant de chagrin qu'il ne lui survécut que peu de jours, laissant tout son bien à Lucumon son cadet. III. Seul héritier des grands biens de son père, Lucumon résolut de briguer les dignités et d'entrer dans l'administration des affaires de l'état, afin de devenir des premiers de sa ville. Mais il fut rebuté de tous côtés par les gens du pays ; et loin de parvenir aux premières charges, il ne put pas même obtenir les moindres. Outré de cet affront, ayant appris qu'on recevait à Rome tous les étrangers, qu'on leur donnait le droit de bourgeoisie, et que chacun y était honoré selon son mérite, il prit le parti d'y établir sa demeure, et de mener avec lui sa femme, ses enfants et tous ceux de ses domestiques qui voudraient le suivre. Il y en eut en effet un très-grand nombre qui furent ravis de l'accompagner. IV. Quand ils furent arrivés au Janicule, d'où l'on commence à découvrir la ville de Rome en venant de Tyrrhénie, un aigle parut tout à coup, s'approcha de Lucumon et lui enleva son chapeau de dessus sa tête ; ensuite il s'envola à tire-d'aile, fit le tour du chariot suspendu dans lequel était le Tyrrhénien, puis il s'élança si haut qu'on le perdit de vue: un moment après il revint tout d'un coup, et lui remit son chapeau sur la tête de la même manière qu'il était auparavant. Tous ceux de la suite de Lucumon furent surpris de ce prodige extraordinaire. Sa femme, nommée Tanaquil, qui avait été instruite par ses parents dans la science des augures suivant la discipline des Tyrrhéniens, le tira seul à quartier, l'embrassa et le remplit de bonnes espérances, l'assurant qu'un jour il passerait d'une fortune privée à la dignité de roi: elle lui conseilla en même temps de ne recevoir la couronne que quand les Romains la lui offriraient d'eux mêmes, et de travailler toujours à se rendre digne d'un si grand honneur. Ce prodige le remplit de joie, et lorsqu'il fut aux portes de Rome, adressant ses vœux aux dieux il les pria d'accomplir ce qu'ils lui avaient présagé et de rendre son arrivée heureuse, ensuite il entra dans la ville. V. Lucumon fut admis à l'audience de Marcius ; il lui dit qui il était, qu'il venait à Rome pour y établir sa demeure, qu'il apportait avec lui toutes les richesses que son père lui avait laissés, et que comme ces biens étaient trop considérables pour un particulier, il les offrait volontiers au service du roi et de l'état. Marcius le reçut avec beaucoup d'amitié, et se séparant lui et les Tyrrhéniens de sa suite en une tribu et en une curie particulière, il lui donna des terres et lui assigna une place dans un quartier de la ville pour y bâtir des maisons. Cela étant fait, Lucumon devint citoyen de Rome. Mais voyant que chaque Romain outre son nom commun avait un autre nom de famille et patronymique, il résolut de se conformer [ aussi. ] en cela à ses concitoyens. En son nom commun il se fit appeler Lucius au lieu de Lucumon ; et pour nom de famille il prit celui de Tarquin, de la ville de Tarquinie qui lui avait donné la naissance et l'éducation. Il ne tarda guère à gagner l'amitié du roi par ses présents ; car il lui fournissait tout l'argent dont il avait besoin, tant pour ses dépenses particulières que pour les frais de la guerre. Dans toutes les expéditions militaires il combattit avec plus de valeur qu'aucun autre officier ou soldat, soit de cavalerie, soit d'infanterie ; et lorsqu'il s'agissait de donner un bon conseil, on le regardait comme une des meilleures têtes. Ces bonnes qualités lui concilièrent la faveur du roi. Il s'attira aussi l'amitié de tous les Romains, gagnant les bonnes grâces de la plupart des patriciens par les bons offices, et l'affection du peuple par sa douceur, par son affabilité, son agréable conversation, sa libéralité et ses manières obligeantes dans toutes les occasions. Telle était la conduite de Tarquin ; tel était son caractère. Ce fut par ces bonnes qualités que du vivant de Marcius il devint le plus illustre de tous les Romains, et. qu'après la mort de ce roi on le jugea digne d'une commune voix de monter sur le trône. CHAPITRE SEIZIEME. I. DES que Tarquin eut pris les rênes du gouvernement, il fit la guerre aux habitants d'Apiole célèbre ville des Latins, car les Apiolans et tous les autres Latins se persuadant qu'après la mort d'Ancus Marcius leur traité de paix ne subsistait plus, commençaient déjà à ravager les terres Romaines par de fréquentes courses et par des brigandages. Pour venger cette insulte, Tarquin mit une puissante armée sur pied et désola leurs meilleures terres. Les villes voisines et les Ariniens envoyèrent de nombreuses troupes au secours des Apiolans. Mais ce nouveau renfort n'empêcha pas Tarquin de leur livrer deux batailles. Après avoir remporté l'avantage dans toutes les deux occasions, il mit le siège devant la ville, et envoyait successivement ses troupes donner l'assaut aux murailles. Comme les assiégés étaient en petit nombre et qu'ils avaient à combattre contre une grosse armée qui ne leur donnait point de relâche, ils ne purent tenir longtemps. La ville fut emportée d'assaut, et la plupart des Apiolans périrent dans les combats. Quelques autres, mais en petit nombre, rendirent les armes et. furent vendus avec les dépouilles. A l'égard de leurs femmes et de leurs enfants,on les mena en servitude. Les Romains pillèrent la ville et y mirent le feu. Cela étant fait, le roi démolit les murailles, rasa les fortifications et s'en retourna à Rome avec son armée. II. BIENTÔT après, Tarquin se remit en campagne contre [ la ville de ] Crustumérie qui était une colonie des Latins. Du temps de Romulus, elle s'était rangée sous l'obéissance des Romains ; mais Tarquin étant monté sur le trône, elle se mit du parti des Latins. Il ne fut pas besoin de l'assiéger, on la réduisit sans beaucoup de peine. Aussitôt que les Crustumériens apprirent que Tarquin s'approchait à la tête d'une armée formidable, considérant qu'ils étaient trop faibles pour soutenir un siège et que les autres Latins ne leur envoyaient aucun secours, ils prirent le parti d'ouvrir leurs portes. Les plus anciens des citoyens et les premiers de la ville sortirent au-devant du roi pour la lui livrer, le priant de les traiter avec clémence. Tarquin ne fut pas fâché qu'ils eussent pris les devants. Il entra dans leurs murailles, et sans faire mourir aucun citoyen, il se contenta de bannir quelques Crustumériens auteurs de la révolte, qui avaient déjà pris la fuite. A l'égard des autres, il les laissa jouir de leurs biens et du droit de bourgeoisie Romaine, comme auparavant : mais afin qu'ils ne remuaient plus à l'avenir, il mit dans cette place une colonie de Romains pour y servir de garnison. III. Les habitants de Nomente, qui étaient aussi dans le dessein de se révolter, eurent le même sort. Se fiant sur le secours des villes Latines,ils déclarèrent une guerre ouverte aux Romains et envoyèrent des troupes de brigands piller les terres de la république. Tarquin se mit en campagne pour les faire rentrer dans leur devoir. Mais comme les troupes auxiliaires, qu'ils attendaient de la part des Latins, tardaient trop à venir, n'étant point en état par eux-mêmes de faire tête à une si nombreuse armée, ils sortirent au-devant du roi avec des branches d'olivier, en qualité de suppliants, et se rendirent à sa merci. IV. Ceux de Collatie furent plus hardis que les autres. Ils sortirent de leurs remparts et tentèrent la fortune du combat. Mais ils eurent du pire dans toutes les occasions, et après avoir été très-malmenés, ils furent contraints de se retirer à l'abri de leurs murailles. Ensuite ils envoyèrent demander du secours aux villes Latines : mais comme elles tardaient trop à leur en envoyer et que [ l'ennemi] attaquait vivement leurs remparts de tous côtés, ils furent enfin obligés de se rendre. Il s'en fallut beaucoup qu'on les traitât avec la même douceur que ceux de Nomente et de Crustumérie. Tarquin les désarma, leur imposa une amende pécuniaire, et. laissant dans leur ville une garnison suffisante, il y établit pour chef souverain et à vie Tarquinius Aruns fils de son frère. Cet Aruns étant né après la mort de son père Aruns et de son aïeul Démarate, n'avait point hérité sa part de leurs biens. Ce fut pour cette raison qu'on le surnomma Egerius, c'est-à-dire pauvre ; car c'est ainsi que les Romains appellent ceux qui sont pauvres et qui n'ont point de patrimoine. Aruns se voyant maître et seigneur de cette ville, prit le surnom de Collatinus pour lui et. pour ses descendants. V. APRES la réduction de Collatie, Tarquin tourna ses armes contre Corniculea,qui était aussi une ville des Latins. Il en ravagea les terres sans trouver de résistance, et quand il vit que personne ne défendait le pays, il fit approcher ses troupes de la place pour inviter les habitants à faire amitié avec lui. Mais ceux-ci se fiant sur leurs fortifications et sur les secours qu'ils attendaient de toutes parts, ne voulurent point entendre parier de paix. Tarquin rangea donc son armée autour de la ville et fit donner l'assaut. Les assiégés combattirent avec courage j ils soutinrent fort longtemps Se tuèrent beaucoup de monde. Mais à la fin, accablés par les fatigues d'un siège poussé si vivement, ils commencèrent à se diviser j les uns étaient d'avis de se rendre, les autres voulaient tenir bon jusqu'à la dernière extrémité. Cette discorde les mettant de plus en plus hors d'état de se défendre, la ville fut prise d'assaut. Les plus braves citoyens périrent les armes à la main pendant qu'on prenait cette place : mais les timides se conservèrent par leur lâcheté, et furent vendus comme esclaves avec leurs femmes et leurs enfants. Les vainqueurs pillèrent la ville et y mirent le feu. VI. IRRITES du traitement rigoureux qu'on avait fait à cette ville, les Latins résolurent de joindre leurs forces ensemble pour faire la guerre aux Romains. Dans ce dessein ils levèrent une nombreuse armée et s'étant mis à ravager les meilleurs terres de leurs ennemis ils enlevèrent un gros butin et firent un grand nombre de prisonniers. VII. Le roi Tarquin alla à leur rencontre avec un camp volant ; mais n'ayant pu les joindre, il se mit aussi à faire des courses sur leurs terres pour leur rendre la pareille. Les deux armées ravageaient réciproquement les terres de l'ennemi, et tantôt elles avaient l'avantage, tantôt elles recevaient quelque échec. VIII. Il n'y eut qu'une seule action dans les formes ; elle se donna proche de la ville de Fidène. Toutes les troupes, tant des Romains que des Latins, se trouvèrent à cette journée. Il y périt beaucoup de monde de part et d'autre ; mais les Romains gagnèrent enfin la bataille, et maitres du terrain ils obligèrent les Latins à abandonner leur camp pendant la nuit pour se retirer dans leurs villes. IX. APRES cette victoire, Tarquin avec ses troupes en bon ordre parcourut le pays des Latins pour solliciter leurs villes à faire la paix. Ces peuples écoutèrent volontiers les propositions qu'il leur fit ; car ils n'avaient plus d'armée commune rassemblée en un corps, et ils ne pouvaient pas se fier sur leurs propres forces. Quelques-uns même prirent le parti de se rendre, parce qu'ils avaient remarqué que les villes qu'il prenait de vive force, il les rasait et en réduisait les habitants en servitude, au lieu que celles qui se rendaient à lui par capitulation, il les obligeait seulement à subir le joug de son obéissance, sans leur faire aucun mauvais traitement. Fidène, ville des plus considérables, fut la première qui se rangea sous sa domination à certaines conditions. Ensuite ceux de Camérie firent la même chose, et quelques autres petites villes avec plusieurs châteaux suivirent bientôt leur exemple. X. LES autres Latins en furent tellement épouvantés que, dans la crainte qu'il ne subjuguât toute la nation, ils convoquèrent promptement les états à Férente. Là, il fut résolut de lever des troupes dans toutes les villes, et de demander du secours aux nations voisines les plus fortes. En même temps on envoya une ambassade aux Tyrrhéniens et aux Sabins. Ceux-ci promirent de prendre les armes pour ravager le pays voisin à la première nouvelle qu'on leur donnerait que les troupes des Latins commenceraient à faire le dégât sur les terres des Romains. Les Tyrrhéniens s'engagèrent aussi à fournir les troupes auxiliaires dont on aurait besoin : mais tous ne furent pas de ce sentiment ; il n'y eut que cinq villes qui engagèrent leur parole, savoir, les Clusiniens, les Arrétiens, les Volterrans, les Rustellans, et les Vetuloniens. Ranimés par cette espérance, les Latins levèrent force soldats dans leur propre pays, et s'étant joints aux troupes auxiliaires des Tyrrhéniens ils fondirent sur les terres Romaines. Dans le même temps, les villes des Sabins qui leur avaient promis leur alliance, entrèrent aussi dans le pays voisin pour y faire le dégât. XI. LE roi des Romains, qui pendant leurs préparatifs avait aussi mis sur pied une puissante et nombreuse armée, marcha contre eux en diligence. Mais ayant fait réflexion que c'était trop se hasarder que de partager ses troupes en deux corps pour attaquer en même temps l'armée des Latins et celle des Sabins, il résolut de réunir toutes ses forces contre les Latins. Il alla donc se camper à la vue de leurs retranchements. Dans les premiers jours, ni les uns ni les autres ne furent assez hardis pour exposer toutes leurs troupes au hasard d'une action générale ; car chacun redoutait les forces de son ennemi. Ils se contentaient de part et d'autre de s'essayer par quelques escarmouches. Les soldats armés à la légère sortaient de temps en temps de leurs lignes ; l'avantage était presque toujours égal. Enfin, après plusieurs tentatives, les escarmoucheurs s'animant mutuellement, ceux qui étaient restés dans les retranchements furent contraints d'en sortir, d'abord en petit nombre, ensuite tous en corps pour secourir leurs camarades. Les deux armées, presque égales en nombre, tant pour la cavalerie que pour l'infanterie, combattirent en cette occasion avec un courage extraordinaire. Les soldats également exercés dans le métier de la guerre, et également animés les uns contre les autres, se persuadaient tous que cette journée devait décider de leur salut. Mais la nuit étant survenue ils se séparèrent sans savoir de quel côté était l'avantage. La différente contenance des deux armées après cette action, fit bien voir néanmoins de quel côté était la victoire. Car le lendemain les Latins n'osèrent sortir de leurs lignes ; le roi des Romains au contraire pour montrer qu'il était prêt à livrer un second combat, fit avancer ses troupes dans [ la ] plaine, où il les retint quelque temps rangées en bataille. Mais voyant que les ennemis ne sortaient point de leurs retranchements et qu'ils n'osaient se présenter, il dépouilla leurs morts, enleva les siens, et s'en retourna fièrement dans son camp, tout triomphant de sa victoire. XII. Les jours suivants, les Latins étant renforcés d'un nouveau corps de troupes auxiliaires qui leur fut envoyé par camp des Latins, les Tyrrhéniens, il y eut une seconde bataille beaucoup plus sanglante que la première. Les Romains y remportèrent une victoire signalée, et tout le monde convint que le roi Tarquin en était le principal auteur. En effet l'armée Romaine avait déjà plié et l'aile gauche était en désordre. Mais dès qu'il s'aperçut que les siens avaient du pire, il quitta l'aile droite où il combattait alors, et prenant avec lui les meilleurs escadrons de la cavalerie et la fleur de l'infanterie, il les conduisit par derrière son armée ; ensuite, passant à côté de l'aile gauche, il s'avança encore plus loin au delà du corps de bataille, puis faisant à droite un quart de conversion, il poussa son cheval à toute bride et chargea les Tyrrhéniens en flanc ; car ils combattaient à l'aile droite de l'armée ennemie et. avaient déjà enfoncé l'aile gauche des Romains. En se montrant ainsi tout à coup, il répand la terreur et le trouble par tous les rangs. Dans le même moment l'infanterie Romaine revient de sa première épouvante ; elle donne avec fureur sur l'ennemi ; on fait une cruelle boucherie, on taille les Tyrrhéniens en pièces sans leur donner de quartier ; leur aile droite toute entière se rompt et ne cherche plus son salut que dans la fuite. Alors Tarquin ordonne aux officiers d'infanterie de le suivre à petit pas en ordre de bataille ; il court lui-même à toute bride au camp des ennemis, et y étant arrivé avant les fuyards il le prend du premier assaut. Car ceux qui y étaient restés pour le garder ne savaient encore rien de la défaite de leur armée ; en sorte que ne pouvant reconnaître ces escadrons de cavalerie qui accouraient avec tant de rapidité, ils laissèrent entrer les Romains sans faire de résistance. Les bagages des Latins étant pris de cette manière, la cavalerie qui s'en est emparée taille en pièces les fuyards qui y accourent comme à un asile assuré. D'un autre côté, la garnison qui tâche de s'enfuir dans la plaine, est défaite par les légions Romaines entre les mains desquelles elle tombe. La plupart de ces pauvres soldats, se poussant les uns les autres et. se foulant aux pieds, périssent misérablement comme des lâches auprès des fossés et des palissades, et les autres ne trouvant aucun moyen de se sauver, sont contraints de se rendre à la discrétion des vainqueurs. Tarquin s'étant ainsi rendu maître de leur camp, vendit beaucoup d'esclaves, enleva une grande quantité d'argent et d'effets ; ensuite il abandonna au pillage de ses troupes tout ce qui se trouvait dans les retranchements. XIII. APRES cette expédition glorieuse, il tourna ses armes contre les villes des Latins. bien résolu d'emporter de vive force celles qui refuseraient de le rendre. Mais il ne fut pas besoin d'en assiéger aucune. N'employant pour armes que les prières, elles prirent toutes le parti de lui envoyer des ambassadeurs au nom de leur république pour se rendre et pour demander la paix aux conditions qu'il jugerait à propos de leur imposer. Etant devenu maître des villes des Latins à ces conditions, Tarquin les traita toutes avec beaucoup de clémence et de modération. Il ne fit mourir personne, il n'exila aucun citoyen ; et sans faire payer de contributions il leur laissa la jouissance de leurs terres et la liberté de vivre selon leurs lois. Il les obligea seulement de rendre aux Romains les transfuges et les prisonniers sans rançon, de remettre entre les mains de leurs maîtres tous les esclaves qu'ils avaient pris dans leurs courses, de payer aux laboureurs tout ce qu'ils leur avaient enlevé, et de réparer le tort qu'ils avaient fait sur les terres de la république, leur promettant que s'ils remplissaient exactement ces conditions, ils seraient toujours amis et alliés du peuple Romain, pourvu que dans la suite ils continuassent de faire tout ce qu'on leur ordonnerait. Ainsi finit la guerre des Romains avec les Latins. Le roi Tarquin reçut les honneurs du triomphe pour les victoires qu'il avait remportées dans cette guerre. CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. I. L'ANNEE suivante, Tarquin mit une armée en campagne contre les Sabins. Ces peuples résolurent de ne point attendre qu'il portât la guerre dans leur pays ; ils allèrent à sa rencontre avec une puissante armée. Car depuis longtemps ils connaissaient son dessein et savaient qu'il faisait des préparatifs pour leur déclarer la guerre. Il y eut sur les frontières un combat fort opiniâtre de part et d'autre. On se battit vigoureusement des deux côtés. L'action dura jusqu'à la nuit sans que la victoire se déclarât. Les jours suivants, le général des Sabins ne fit point sortir ses troupes de leurs lignes, non plus que le roi des Romains. Au contraire ils reculèrent leur camp l'un et l'autre, et chacun se retira chez soi sans piller le pays ennemi. Car tous deux avaient le même dessein de mettre sur pied une armée plus nombreuse pour faire le dégât sur les terres voisines, au commencement du printemps. II. LES préparatifs étant faits de part et d'autre, les Sabins se mirent les premiers en campagne avec un corps considérable de Tyrrhéniens, qui étaient venus à leur secours en qualité d'alliés. Ils se campèrent auprès de Fidène, au confluent du Teverone et du Tibre, où ils firent deux retranchements contigus et vis-à-vis l'un de l'autre. Le lit commun des deux fleuves était au milieu. Il y avait un pont de bois construit sur des bateaux, par lequel on pouvait passer d'un camp dans l'autre en moins de rien ; ce n'était, pour ainsi dire, qu'un seul et même camp. Sur la nouvelle de leur marche, Tarquin se mit aussi en campagne avec l'armée Romaine. Il assit son camp dans un poste d'une situation avantageuse, sur une certaine colline qui est au bord du Teverone, un peu au dessus des ennemis. III. Les deux armées avaient beaucoup d'ardeur pour en venir aux mains. Il n y eut cependant aucune action en bataille rangée. Car Tarquin trouva le moyen de ruiner entièrement les affaires des Sabins en se rendant maître des deux camps par stratagème et sans qu'il lui en coûtât beaucoup. Voici la ruse dont il se servit. Sur l'un des deux fleuves auprès duquel il était campé, il fit construire des bateaux de rivière et des radeaux, qu'il remplit de bois sec et de sarments, y ajoutant du bitume et: de la poix. Ensuite il épia l'occasion d'un vent favorable, et vers la veille du matin, ayant mis le feu à ces matières combustibles, il laissa aller les bateaux au courant de l'eau. Ces brûlots descendirent le long du fleuve, gagnèrent le pont en très peu de temps, et y mirent le feu en plusieurs endroits. Les Sabins apercevant tout d'un coup des tourbillons de flamme qui s'élevaient en l'air, accoururent promptement pour défendre le pont, et firent tous leurs efforts pour éteindre le feu. Alors Tarquin s'avança vers le point du jour, avec son armée en ordre de bataille, pour attaquer un de leurs camps. Mais il n'eut pas grand' peine à le prendre, car la plupart des sentinelles ayant abandonné leur poste pour courir au feu, il ne se trouva que très peu de troupes pour lui tenir tête. Pendant que cela se passait, une partie des Romains emporta l'autre camp des Sabins, qui était sur l'autre rive du fleuve. Tarquin les avait fait partir vers le milieu de la nuit ils avaient passé le Tibre, partie dans des bateaux, partie sur des radeaux, au dessous du confluent, par un endroit où il n'y avait point d'apparence que les Sabins pussent les voir. Déjà ils étaient auprès de l'autre camp, lorsqu'on s'aperçut que le pont brulait ; car c'était- là le signal que le roi leur avait donné pour commencer l'attaque. Une partie des Sabins qui étaient dans le camp, furent taillés en pièces par les Romains à qui ils voulaient tenir tête. Les autres se jetèrent dans le confluent des deux rivières : mais ne pouvant résister aux tournants d'eau, ils furent noyés et engloutis, et ceux qui étaient allés au secours du pont périrent misérablement par le feu. IV. Tarquin s'étant ainsi rendu maître des deux camps, distribua à ses troupes tout le butin qu'il y trouva. A l'égard des prisonniers tant Sabins que Tyrrhéniens, qui étaient en fort grand nombre, il les mena à Rome où il les fit garder soigneusement. Après cette déroute, les Sabins reconnaissant leur faiblesse et leur témérité, envoyèrent une ambassade à Rome et conclurent une trêve pour six ans. CHAPITRE DIX-HUITlEME. I. LES Tyrrhéniens irrités d'avoir été tant de fois vaincus par les Romains. et de ce que Tarquin retenait leurs prisonniers pour otages sans vouloir les rendre aux ambassadeurs, firent une ordonnance, portant que toutes les villes du pays s'uniraient ensemble pour leur faire la guerre, et que s'il s'en trouvait quelqu'une qui refusât de se joindre aux autres, on l'exclurait du traité d'alliance qu'elle serait censée avoir violé. Cette ordonnance confirmée par les états, ils se mirent en campagne, passèrent le Tibre, et allèrent camper à la vue de Fidènes qui était pour lors agitée d'une sédition. Profitant de l'occasion favorable pour se rendre maîtres de la ville par intelligence, ils firent un grand nombre de prisonniers. Ensuite ils pillèrent les terres du peuple Romain, et laissant une garnison suffisante dans la ville de Fidènes, qui leur paraissait une place fort avantageuse pour faire la guerre aux Romains, ils s'en retournèrent chargés de butin. II. L'ANNEE suivante, Tarquin arma toutes ses forces domestiques ; il fit venir des villes alliées autant de troupes auxiliaires qu'elles pouvaient lui en fournir ; et au commencement du printemps il ouvrit la campagne, avant que les ennemis pussent s'assembler de toutes leurs villes pour venir l'attaquer à l'improviste, comme ils avaient fait l'année précédente. Il partagea toute son armée en deux corps, se mit lui-même à la tête des troupes Romaines, [ et marcha contre les villes des Tyrrhéniens ]; donnant à Egerius son parent le commandement des troupes auxiliaires, qui étaient pour la plupart composées de Latins, avec ordre d'aller attaquer les ennemis qui étaient dans Fidènes. III. L'ARMEE des alliés ayant assis son camp auprès de la ville dans un lieu peu sûr, parce qu'elle méprisait les ennemis, faillit à être défaite à plate-couture. Car la garnison de Fidènes, qui avait fait venir secrètement des secours de Tyrrhénie, épia l'occasion favorable pour sortir de ses murailles, et trouvant le camp des ennemis mal gardé, elle l'emporta d'assaut et fit une horrible boucherie de ceux qui allaient au fourrage. IV. Mais d'un autre côté, l'armée Romaine commandée par Tarquin, après avoir pillé les campagnes des Véiens et enlevé un gros butin, leur livra un rude combat ; et quoiqu'ils fussent renforcés d'un corps considérable de troupes qui leur étaient venues de toutes les villes Tyrrhéniennes, elle remporta sur eux une victoire complète. Après cette bataille, elle parcourut et ravagea les campagnes des villes de Tyrrhénie sans trouver de résistance. Elle y fit un grand nombre de prisonniers, et vers la fin de l'été, elle se retira chargée du butin qu'elle avait enlevé sur ces [ terres ] fertiles et abondantes en toutes sortes de biens. Les Véiens étant [donc] abattus par cet échec et n'osant plus sortir de leur ville, laissèrent ravager tout le pays devant leurs yeux. Le roi Tarquin, en trois courses qu'il y fit, rendit toutes les campagnes si désertes, qu'il mit ces pauvres peuples hors d'état de pouvoir rien recueillir sur leurs terres pendant l'espace de trois ans. Mais quand il vit qu'il ne leur pouvait plus faire aucun tort, il alla à Caeré avec son armée. Cette ville s'appelait autrefois Agylle dans le temps qu'elle était habitée par les Pélasges, mais lorsqu'elle commença à appartenir aux Tyrrhéniens, elle prit le nom de Caeré. C'était une des plus florissantes et. des plus peuplées de toute la Tyrrhénie. Il en sortit un gros corps de troupes pour défendre les terres : mais après avoir tué beaucoup de monde aux ennemis et en avoir perdu encore plus de leur côté, elles furent obligées de rentrer dans leurs murailles. Les Romains s'étant rendus maîtres de ce pays abondant en toutes choses, y demeurèrent plusieurs jours, et quand il fut temps d'en sortir ils s'en retournèrent avec tout le butin qu'ils purent emporter. V. APRES avoir terminé la guerre des Véiens à son avantage, Tarquin marcha vers Fidènes, dans le dessein d'en chasser la garnison et de punir ceux qui avaient livré cette place aux Tyrrhéniens. La garnison fit une sortie. Les Romains lui livrèrent un combat en bataille rangée, après lequel ils donnèrent si vivement l'attaque aux murailles, que malgré la vigoureuse résistance des assiégés, ils emportèrent la ville d'assaut. Le roi fit mettre dans les fers tous les soldats de la garnison avec les autres prisonniers Tyrrhéniens, on les garda dans une étroite prison. Ensuite il fit fouetter ignominieusement et décoller en place publique une partie des Fidénates qui étaient atteints et convaincus d'être les auteurs de la révolte, et condamna les autres à un exil perpétuel, donnant tous leurs biens aux Romains qu'il y laissa en colonie pour servir de garnison. VI. La dernière bataille des Romains et des Tyrrhéniens se donna dans le pays des Sabins, proche la ville d'Erete. Car les Tyrrhéniens passaient par-là pour venir attaquer les Romains ; ils avaient pris leur marche par cette ville sur la parole de quelques ennemis du nom Romain, qui demeuraient dans ce canton, et qui leur avaient fait espérer que les Sabins se joindraient à eux, parce que la trêve de six ans qui leur avait été accordée par Tarquin, était déjà expirée, et que la plupart des villes de ce pays se voyant repeuplées d'un grand nombre de jeunes gens en état de porter les armes, n'avaient rien plus à cœur que de réparer leurs premières pertes. Mais leur entreprise ne réussit pas comme ils se l'étaient promis ; car l'armée Romaine ayant fait prompte diligence, parut tout à coup, et d'ailleurs il ne leur vint aucun secours considérable de la part des villes des Sabins, mais seulement un petit nombre de volontaires à qui ils donnaient une grosse paye. Ce combat fut plus sanglant que tous les précédents. Les Romains y remportèrent une victoire des plus glorieuses, qui mit leurs affaires dans le meilleur état qu'ils pussent souhaiter ; le sénat et le peuple décernèrent au roi Tarquin les honneurs du triomphe. Les Tyrrhéniens au contraire perdirent entièrement courage lorsqu'ils virent que d'une si nombreuse armée composée des forces de toutes leurs villes, il en restait si peu de monde. En effet, les uns avaient été tués dans le combat ; les autres s'enfuyant par des défilés impraticables d'où ils ne pouvaient sortir, avaient été contraints de se rendre à la discrétion du vainqueur. VII. Cette affreuse déroute obligea les principaux des villes Tyrrhéniennes à faire une démarche très prudente, demandent la paix. Informés que le roi Tarquin revenait contre eux avec de nouvelles troupes, ils convoquèrent les états généraux de la nation, et résolurent de lui envoyer une ambassade, composée des personnes les plus âgées et les plus illustres de chaque ville, en qualité de plénipotentiaires, pour lui faire des propositions de paix et conclure un traité. VIII. Les envoyés des Tyrrhéniens firent un long discours à Tarquin pour l'engager à user de ses victoires avec modération et clémence, et pour le faire souvenir de la parenté qui les unissait à lui. Le roi leur répondit qu'il n'avait qu'une seule chose à leur demander, savoir, s'ils voulaient encore disputer avec lui de l'égalité, et s'ils étaient venus pour conclure la paix à de certaines conditions, ou s'ils se reconnaissaient vaincus et s'ils étaient dans la résolution de lui livrer leurs villes. Les ambassadeurs ayant fait réponse qu'ils ne venaient que pour lui remettre leurs villes, et qu'ils se trouveraient trop heureux de recevoir la paix aux conditions qu'il jugerait à propos. Tarquin fut ravi de les voir si soumis. « Écoutez donc maintenant, leur dit-il, à quelles conditions je vous accorderai la paix et de quelle manière je veux récompenser votre soumission. Mon intention n'est point d'ôter la vie ni les biens à aucun Tyrrhénien, ni d'exiler personne. Je laisse à toutes vos villes la liberté de vivre selon leurs lois et de garder leur ancienne forme de gouvernement, sans y mettre de garnison et sans leur faire payer aucun tribut. Pour récompense de toutes ces grâces que je vous accorde, je ne demande qu'une seule chose que je crois que vous ne devez pas me refuser, c'est de me reconnaître pour votre souverain. Je pourrais bien l'être malgré vous, tant que je serai vainqueur : mais j'aime mieux que vous m'accordiez ce titre de bonne grâce que de le prendre sans votre consentement. Allez porter cette nouvelle à vos villes. Je vous promets une suspension de tout acte d'hostilité jusqu'à ce que vous soyez de retour. » IX. Les ambassadeurs s'en allèrent avec ces ordres du roi. Quelques jours après, ils ne lui apportèrent pas seulement une réponse qui consistât en paroles, mais en outre ils lui présentèrent les marques de la dignité souveraine dont leurs rois étaient ornés. Elles consistaient en une couronne d'or, un trône d'ivoire, un sceptre au bout duquel il y avait un aigle, une tunique de pourpre brodée d'or, et une robe aussi de pourpre bigarrée de diverses couleurs, semblable à celles que portaient les rois des Lydiens et des Perses excepté qu'elles sont carrées, au lieu que celle dont on fit présent à Tarquin avait la figure d'un demi-cercle. Les Romains appellent Toges ces sortes d'habits : les Grecs les nomment Tébennes; je ne sais d'où ils ont pris ce nom ; car il ne me paraît point Grec. Selon quelques historiens, ils lui apportèrent aussi les douze haches ; une de la part de chaque ville. Il paraît en effet que c'était la coutume chez les Tyrrhéniens que chaque ville fît marcher un licteur devant son roi avec une hache entourée de verges, et que quand les douze villes faisaient ensemble quelque campagne ou expédition militaire, on donnait les douze haches à celui qui avait le commandement de l'armée. X. MAIS tous les auteurs ne conviennent pas de ce que je viens de rapporter. Il y en a qui disent que longtemps avant le règne de Tarquin, on portait douze haches devant les rois, et que Romulus avait introduit cette coutume dès le commencement de son règne. Pour moi je crois que rien n'empêche que cela ne soit de l'invention des Tyrrhéniens, et que Romulus n'ait le premier établi à Rome cette coutume qu'il pouvait avoir empruntée de ces peuples. Je ne vois rien non plus qui empêche qu'on n'ait apporté à Tarquin les douze haches avec les autres ornements royaux, de même qu'aujourd'hui les Romains sont présent de sceptres et de diadèmes aux rois, pour marquer par là qu'ils les confirment dans leurs pouvoirs, quoiqu'ils aient déjà ces marques de souveraineté avant que de les recevoir d'eux. Si l'on en croit la plupart des historiens Romains, Tarquin ne se servit pas de ces ornements aussitôt qu'on les lui eut apportés, mais il demanda au sénat et au peuple s'il devait les accepter, et. tout le peuple étant d'avis qu'il le pouvait faire, pour lors il les reçut. Depuis ce temps-là il se servit tout le reste de sa vie d'une couronne d'or, d'un habit de pourpre bigarré de diverses couleurs, d'un sceptre d'ivoire, d'un trône aussi d'ivoire ; et lorsqu'il rendait la justice ou qu'il marchait par la ville, il était précédé de douze licteurs qui portaient des haches entourées de verges. Les mêmes ornements furent en usage sous [tous] ses successeurs. Après que les rois eurent été chassés de Rome, les consuls annuels continuèrent à s'en servir, excepté de la couronne et de la robe bigarrée. Car on leur ôta seulement ces deux ornements, parce qu'ils étaient odieux et paraissaient contraires à la liberté du peuple. On ne les leur retrancha, pourtant pas entièrement, puisqu'ils se fervent des ornements d'or et des habits de pourpre bigarrés, lorsqu'après avoir remporté quelque victoire, le sénat leur décerne les honneurs du triomphe. Ainsi finit la guerre de Tarquin contre les Tyrrhéniens, après avoir duré neuf ans. CHAPITRE DIX -NEUVIEME. I. LA guerre des Tyrrhéniens étant heureusement terminée. il ne restait plus que les Sabins qui disputassent l'empire aux Romains. C'était une nation belliqueuse ; elle habitait un pays gras, fertile, d'une vaste étendue, et peu éloigné de Rome. Tarquin avait grande envie de les réduire, comme il avait réduit les autres peuples. Il les somma de lui livrer ceux qui avaient promis aux Tyrrhéniens de soulever le pays en leur faveur contre les Romains s'ils fondaient avec leur armée sur les terres de la république. Mais ils ne voulurent pas les lui livrer, et sur ce refus Tarquin leur déclara une guerre ouverte. Ils l'acceptèrent volontiers plutôt que de se résoudre à laisser enlever les plus puissants de leurs citoyens ; et sans attendre que les Romains entrassent sur leurs terres, ils ouvrirent eux-mêmes la campagne et fondirent dans le pays ennemi. Sitôt que le roi Tarquin apprit que les Sabins avaient passé le Teverone et qu'ils pillaient toutes les terres voisines de leur camp, il prit avec lui son camp volant et marcha à grandes journées pour les surprendre dispersés au pillage. Il en tua un grand nombre, et leur ayant ôté tout le butin qu'ils avaient pris, il se campa à la vue de leurs lignes. II. APRES avoir passé quelques jours tranquillement, en attendant que le reste de son armée fût arrivé de Rome avec les troupes auxiliaires, il s'avança dans la plaine pour leur présenter la bataille. Les Sabins voyant que l'armée Romaine se présentait au combat avec beaucoup d'ardeur, sortirent aussi de leurs retranchements. Ils ne cédaient aux ennemis ni en nombre ni en valeur, et tant qu'ils n'eurent affaire qu'à ceux qui étaient rangés en bataille [ devant eux ], ils se défendirent avec un courage extraordinaire : mais sitôt qu'ils s'aperçurent qu'un autre corps de troupes ennemies venait en bon ordre les charger en queue, ils abandonnèrent leurs étendards et prirent la fuite. Ce corps de troupes qui parut derrière eux était composé de la fleur de la cavalerie et de l'infanterie Romaine, que Tarquin avait placée la nuit précédente en embuscade dans un poste avantageux. Les Sabins se voyant donc ainsi attaqués par derrière dans le moment qu'ils ne s'attendaient à rien moins, furent tellement saisis d'épouvante qu'ils n'avaient plus le cœur de résister ; et dès qu'ils s'aperçurent que l'ennemi leur avait joué ce stratagème, ils crurent que leur perte était inévitable, et. ne songèrent plus qu'à s'enfuir, les uns d'un côté, les autres de l'autre. Alors la cavalerie Romaine qui les poursuivait l'épée dans les reins, les investit de toutes parts et en fit un horrible carnage. Il n'y en eut que très peu qui se sauvèrent dans les villes voisines ; la plupart de ceux qui n'avaient point été tués dans le combat, tombèrent entre les mains des Romains, qui les firent prisonniers de guerre. Les autres qui étaient restés dans le camp pour y servir de garnison,furent si frappés de leur malheur inopiné, que sans même oser se mettre en défense et sans tenter la fortune du combat, ils se livrèrent aux ennemis, eux et leurs retranchements. III. Cependant les villes Sabines persuadées que les ennemis avaient remporté la victoire plutôt par ruse et par stratagème que par valeur, se disposèrent à mettre en campagne une armée beaucoup plus nombreuse, sous la conduite d'un général très prudent et très habile dans l'art de la guerre. Tarquin eut le vent de leur dessein ; il rassembla ses troupes en diligence,et passa le Teverone avant que tous les ennemis pussent se joindre en un corps. Sur la nouvelle de sa marche, le général des Sabins se mit promptement en campagne avec ses nouvelles levées, et alla se camper à la vue du camp des Romains sur une certaine colline haute et escarpée. Il n'osa néanmoins tenter le combat jusqu'à ce que le reste des troupes Sabines fut venu. Mais il envoyait tous les jours quelque détachement de cavalerie contre les pillards, et postait des embuscades dans les bois et dans les forêts pour empêcher les Romains de ravager ses terres. Cette conduite du général des Sabins fut cause qu'il n'y eut que de fréquentes escarmouches de la cavalerie et de l'infanterie légère,sans aucun combat dans les formes. IV. COMME le temps se passait sans rien faire, Tarquin irrité de ce que les ennemis faisaient trainer la guerre résolut d'attaquer leurs lignes. Il leur livra plusieurs assauts mais le poste étant trop difficile à emporter de vive force,il prit le parti de leur couper les vivres afin de les réduire par la famine. Il porta des troupes sur toutes les avenues de leur camp pour les empêcher de sortir dans les campagnes et: d'aller chercher du bois, du fourrage pour leurs chevaux,et. les autres provisions nécessaires. Par ce moyen il les réduisit à une si grande disette de toutes choses, qu'ils furent contraints de prendre l'occasion d'une nuit, qu'il tombait une grosse pluie et qu'il faisait un vent horrible,pour s'enfuir honteusement de leur camp, abandonnant leurs chevaux, leurs tentes, les blessés, et toutes leurs munitions de guerre. Le lendemain, les Romains voyant qu'ils avaient tout abandonné, se rendirent maîtres de leurs retranchements sans coup férir ; et après avoir pillé les tentes, enlevé les bêtes de charge,l'argent, les autres effets et les prisonniers de guerre, ils s'en retournèrent à Rome. Pendant cette guerre qui dura cinq ans entiers sans discontinuer,ils ravagèrent réciproquement leurs terres, et se livrèrent plusieurs combats tant grands que petits, dans lesquels la fortune se déclara quelquefois pour les Sabins, mais rarement ; car les Romains eurent presque toujours l'avantage. V. Enfin le dernier combat termina entièrement la guerre. Car les Sabins s'étant mis en campagne, non pas avec une partie de leur armée et les uns après les autres, comme ils avaient fait auparavant, mais avec tout ce qu'ils avaient de monde en état de porter les armes ; les Romains marchèrent contre eux et mirent sur pied non seulement leurs troupes domestiques, mais toutes les troupes auxiliaires des Latins, des Tyrrhéniens et des autres alliés. Le général des Sabins partagea ses forces en deux camps. Le roi des Romains divisa aussi ses troupes en trois corps, qu'il porta dans trois camps différents, mais peu éloignés l'un de l'autre. Tarquin était en personne à la tête de l'armée Romaine. Il donna le commandement des troupes auxiliaires des Tyrrhéniens à son neveu Aruns. A l'égard des troupes des Latins et des autres alliés, il mit à leur tête un homme courageux et d'une prudence consommée dans le métier de la guerre, mais qui était étranger et qui n'avait ni ville ni patrie. Il s'appelait Servius en son nom propre, et Tullius en son nom de famille. C'est celui que les Romains firent roi après [Lucius ] Tarquin, qui mourut sans laisser d'enfants mâles ; tant ils étaient charmés de sa valeur dans la guerre et de sa prudence dans les affaires de l'état. Mais quand il en sera temps,nous parlerons de sa naissance, de son extraction,de son éducation,de sa fortune et des prodiges par lesquels les dieux présagèrent son élévation future. Les deux armées ayant donc fait tous les préparatifs nécessaires pour le combat,on en vint aux mains. Les Romains étaient à l'aile gauche,et les Tyrrhéniens à la droite, les Latins faisaient le corps de bataille. L'action fut sanglante ; elle dura tout le jour. Les Romains y remportèrent une victoire complète ; car ayant tué sur le champ de bataille beaucoup de braves soldats qui combattaient avec un courage extraordinaire,ils mirent le reste en fuite ; et après avoir fait un grand nombre de prisonniers de guerre,ils s'emparèrent des deux camps où ils trouvèrent des richesses et des biens infinis. Maitres de la campagne,les Romains mirent tout à feu et à sang,et après avoir entièrement désolé le pays ils décampèrent sur la fin de l'été pour s'en retourner chez eux. Tarquin reçut pour la troisième fois les honneurs du triomphe qu'il avait mérités par cette glorieuse victoire. VI. L'ANNEE suivante, le roi des Romains mit une nouvelle armée sur pied,et résolut d'aller assiéger les villes des Sabins. Mais il ne se fit aucune action de valeur dans cette campagne ; pas une seule ville n'osa s'opposer à la rapidité de ses conquêtes ; elles prirent toutes le parti de faire la paix avant que de se voir en danger d'être rasées ou réduites en servitude. Chaque ville envoya ses principaux citoyens en ambassade vers Tarquin, qui était déjà entré dans le pays avec toutes ses troupes, pour se rendre à lui, et pour le prier d'accorder la paix à des conditions raisonnables. Ravi de pouvoir réduire cette nation sans aucun danger,le roi conclut un traité de paix avec les Latins aux mêmes conditions qu'il en avait auparavant fait un autre avec les Tyrrhéniens,et pour cimenter cette nouvelle alliance,il rendit les prisonniers sans rançon. Voilà ce que l'histoire nous apprend des actions militaires de Tarquin. Parlons maintenant de ce qu'il fit en temps de paix,dans l'administration de la république ; car je ne veux pas passer cela sous silence. CHAPITRE VINGTIEME. I. AUSSITÔT que Tarquin fut élu roi des Romains, à l'exemple des rois ses prédécesseurs il tâcha de gagner l'affection du peuple par les bienfaits que je vais rapporter. Entre tous les plébéiens il en choisit cent, qui passaient dans l'esprit de tout le monde pour les plus courageux dans la guerre et pour les plus intelligents dans les affaires de l'état. Il les fit patriciens et les mit au nombre des sénateurs. Alors le sénat commença à être composé de trois cents personnes ; jusqu'à ce temps-là il n'y en avait eu que deux cents. II. Ensuite il ajouta deux vierges sacrées aux quatre anciennes qui avaient la garde du feu éternel ; car alors la ville de Rome faisant déjà beaucoup de sacrifices auxquels il fallait que les vestales assistassent, les quatre de la première institution ne suffisaient pas pour être partout. Tarquin ayant commencé, les rois ses successeurs suivirent son exemple, et jusqu'à présent on a toujours fait six prêtresses de Vesta. Il semble même qu'il a été le premier inventeur du supplice dont les Pontifes punissent celles qui ne gardent point leur virginité, soit qu'il l'ait imaginé de son chef, soit, comme le croient quelques auteurs, que cela lui eut été ordonné par des songes, qui, au rapport des interprètes des choses saintes, furent trouvés après sa mort parmi les oracles des Sibylles. On surprit en effet sous son règne une certaine Vestale nommée Pinaria, fille de Publius, qui s'approchait des choses saintes avec un corps impur et souillé. Mais nous avons déjà parlé dans le livre précédent du genre de supplice dont on punit celles qui se sont laissé corrompre. III. TARQUIN fit aussi entourer de boutiques la grande place de Rome où l'on rend la justice, où l'on tient les assemblées, et ou l'on traite des affaires d'état. Il y ajouta encore plusieurs autres embellissements. Avant lui les murs de Rome étaient de pierres brutes, mal polies, et posées l'une sur l'autre sans aucun art. Il commença le premier a les faire bâtir de grosses pierres de taille bien polies, dont chacune faisait la charge d'une charrette. Il fut aussi le premier qui fit creuser les égouts, c'est-à-dire, les fossés par lesquels toutes les eaux, qui se ramassent des rues de la ville s'écoulent dans le Tibre; l'ouvrage est admirable et au dessus de tout ce qu'on peut dire. Pour moi je crois que Rome n'a rien de plus magnifique, rien qui fasse mieux voir la grandeur de son empire, que les aqueducs, les rues et les chemins pavés, et les égouts; j'en juge ainsi, non seulement par leur utilité, dont je parlerai en son lieu, mais encore par la dépense immense que demandent ces sortes d'ouvrages. Pour prouver ce que j'avance, je ne veux que le seul exemple des égouts. Au rapport de Gaius Aquilius, ayant été pendant quelque temps si négligés que les eaux ne pouvaient plus s'écouler, les censeurs firent marché à mille talents avec un entrepreneur pour les nettoyer et les raccommoder. IV. TARQUIN embellit aussi le grand Cirque qui est entre le mont Aventin et le mont Palatin ; il fut le premier qui fit construire autour de ce Cirque des sièges couverts ; car jusqu'alors les spectateurs s'étaient placés sur des échafauds soutenus par des colonnes de bois, d'où ils regardaient debout. Il partagea les sièges en trente parties, donnant à chacune des curies sa place particulière, afin que tout le monde fut assis en son rang. V. Cet ouvrage devait être un jour un des plus beaux et des plus admirables de la ville de Rome. Le Cirque a trois stades et demie en longueur sur quatre plethres ou arpents de largeur. Aux deux grands côtés et à un des petits on a creusé un euripe ou canal de dix pieds de profondeur et d'autant de largeur, pour recevoir les eaux. Après ce canal on a construit des portiques à trois étages. Dans l'étage du rez de chaussée il y a des sièges de pierre, comme dans les théâtres ; ils sont moyennement élevés. Dans ceux d'en haut il y a d'autres sièges de bois. Les deux plus grands portiques se touchent et se joignent ensemble par le moyen d'un plus petit, en sorte qu'ils ont la figure d'une demi-lune à l'endroit où ils se joignent au troisième, et. tous les trois ne sont qu'un seul et même portique, en forme d'un amphithéâtre de huit stades, qui peut contenir cent cinquante mille hommes. A l'autre moindre côté qui est à découvert, il y a des barrières en forme d'arcades, d'où partent ceux qui se disputent le prix à la course des chevaux ; elles s'ouvrent toutes ensemble par le moyen d'une seule et même barre. Le Cirque est aussi entouré en dehors d'un autre portique à un seul étage, où il y a des boutiques en bas, et des chambres au-dessus. C'est par ce portique qu'entrent les spectateurs. Ils montent par différentes boutiques ; en sorte qu'une si grande multitude de peuple, qui entre et qui sort, ne cause ni confusion ni tumulte. CHAPITRE VINGT-UNIEME. I. LE roi Tarquin entreprit aussi d'ériger un temple à Jupiter, à Junon, et à Minerve pour s'acquitter du vœu qu'il avait fait aux dieux dans la dernière bataille contre les Sabins. La colline sur laquelle on le devait bâtir, demandait de grandes dépenses. Elle était escarpée et se terminait en pointe, de sorte qu'il n'y avait point de place assez unie pour y élever un édifice ; il était même fort difficile d'y monter. Tarquin fit élever de hautes murailles tout autour, avec une grande terrasse entre ces murailles et le haut de la colline, afin de la rendre unie pour y bâtir le temple. Mais comme il ne vécut que quatre ans depuis qu'il eut terminé la guerre, il ne put en jeter lui-même les fondements. Ce ne fut que plusieurs années après sa mort que Tarquin son successeur médiat, qui fut détrôné, en commença les fondations et fit faire une bonne partie de l'édifice, sans pouvoir néanmoins achever ce grand ouvrage, qui ne fut terminé que sous les consuls annuels, la troisième année après que Tarquin le superbe eût été chassé de Rome. II. MAIS il ne faut pas omettre une chose mémorable qui arriva avant qu'on commençât l'édifice : tous ceux qui ont écrit l'histoire du pays en ont parlé. Etant sur le point de commencer l'ouvrage, Tarquin fit venir les augures. Il voulut qu'avant toutes choses ils consultassent les dieux, pour savoir quel endroit de la ville leur était le plus agréable, et en même temps le plus commode pour faire les fondations du temple. Ceux-ci lui répondirent que c'était la colline qui commandait sur la place publique, et qu'on appelait alors le mont Tarpéien, mais qu'on nomme aujourd'hui mont Capitolin. Il leur ordonna de consulter les auspices une seconde fois, et de lui dire en quel endroit de la colline il fallait jeter les fondements de l'édifice. La difficulté n'était pas petite ; il y avait sur cette colline plusieurs autels des dieux et des génies, peu distants les uns des autres ; il aurait fallu les transporter ailleurs afin d'avoir la place toute entière pour bâtir [ de plein pied ] le nouveau temple. Les Augures furent d'avis qu'on consultât les oiseaux sur chaque autel en particulier, que si les dieux le permettaient, on pourrait transporter autre part tous ces autels. Les autres dieux et génies leur permirent de transporter ailleurs les autels qui leur étaient consacrés ; il n'y eut que le dieu Terme et la déesse Jeunesse qui ne voulurent jamais quitter leur place, quelques instances que fissent les Augures. On fut donc obligé d'enfermer leurs autels dans l'enceinte du temple, et aujourd'hui il y en a un dans le vestibule de Minerve ; l'autre est dans le temple même tout proche du Sanctuaire. De là les Augures conjecturèrent que jamais les limites de Rome ne changeraient, et que cette ville se conserverait toujours dans sa force et dans sa grandeur. Jusqu'à présent ces deux prédictions se sont trouvées vraies, et voilà déjà la vingt-quatrième génération qu'elles se confirment. III. Le plus illustre des Augures, qui dédia les autels, qui désigna la place où l'on devait bâtir le temple de Jupiter, et qui fit les autres prédictions au peuple par l'art de la divination, s'appelait Névius en son nom commun, et Attius en son nom de famille. IV. ON convient que de tous ceux de sa profession il était le plus chéri des dieux, et qu'il se fit un grand nom par son habileté dans l'art de deviner, dont il donna des preuves qui surpassent toute créance. J'en rapporterai seulement une qui m'a le plus frappé ; [ mais avant cela il faut dire quelque chose] de son bonheur extraordinaire et des occasions que les dieux lui fournirent de s'acquérir une réputation assez grande pour effacer tous les autres Augures de son temps. V. FILS d'un pauvre homme de la campagne qui ne labourait qu'une très petite portion de terres, dès sa plus tendre jeunesse Névius aidait à son père à travailler autant que son âge le lui permettait. VI. SA principale occupation était de garder les pourceaux. Un jour qu' il s'était endormi il en perdit quelques-uns. II s'éveille, il les cherche, mais ne les trouvant point il se met à pleurer : car il appréhendait d'être battu par son père. Il s'en va à une chapelle voisine, qui était consacrée aux héros ou demi dieux ; il les prie de lui faire retrouver ses pourceaux ; il fait vœu que s'ils lui accordent cette grâce, il leur offrira la plus grosse grappe de raisin de tout le canton. Peu de temps après il retrouve ses pourceaux, il veut s'acquitter de son vœu. Mais comment s'y prendre pour trouver la plus grosse grappe ? Voila notre jeune homme fort embarrassé. Cependant il prie les dieux de lui indiquer par les auspices ce qu'il cherche. Ensuite par une inspiration divine il lui vient dans l'esprit de partager le vignoble en deux parties, l'une à droite l'autre à gauche ; puis il examine s'il ne paraîtrait point quelques auspices de côté ou d'autre. Ayant aperçu d'un côté des oiseaux tels qu'il souhaitait, il divise encore cette moitié de vignoble [ en deux parties ], et observe les oiseaux qui allaient vers ce côté-là. Enfin après avoir divise le vignoble en plusieurs parties, il entre dans celle que les oiseaux lui ont indiquée en dernier lieu et y trouvant une grappe d'une grosseur énorme il la porte à la chapelle des héros. Son père qui l'aperçoit dans ce moment, lui demande où il a pris cette grappe: car il était surpris de la grosseur. Le jeune homme raconte la chose dès le commencement. Le père conjecture de là que son fils a naturellement quelques principes de l'art de deviner ; en quoi il ne se trompait pas. Il le mena donc à la ville où il le mit entre les mains des maîtres des belles lettres. Ensuite, lorsqu'il fut suffisamment instruit dans les sciences communes, il le mit sous la discipline du plus savant des Tyrrhéniens pour y apprendre l'art des Augures. Nevius qui naturellement en avait déjà quelque teinture, se perfectionna par les préceptes des Tyrrhéniens ; et, comme j'ai déjà dit, il l'emporta de beaucoup sur tous les autres qui faisaient profession de cette science. Il n'était point du collège des Augures de la ville : mais parce qu'ils rencontrait heureusement dans ses prédictions, ils l'appelaient en consultation dans tous les auspices publics, et ne rendaient aucune réponse que conformément à son sentiment. VII. UN jour Tarquin avait résolu de créer trois nouvelles Tribus de cavaliers qu' il avait levés lui même peu de temps auparavant, et voulait leur faire porter son nom et celui de ses amis. Nevius fut le seul qui s'y opposa fortement; il ne voulut jamais souffrir qu'on changeât rien de ce qui avait été institué par Romulus. Le roi fort irrité de cette opposition, entra dans une grande colère contre Nevius, et tâcha de ravaler sa science en le faisant passer pour un effronté charlatan qui ne disait pas un mot de vrai. Dans ce dessein, il le fit venir devant son tribunal en présence d'une grande multitude de peuple assemblé dans la place publique, et en même temps il eut soin de prévenir toute cette foule de citoyens sur la manière dont il devait s'y prendre pour faire voir que l'Augure n'était qu'un faux devin. Lors donc que Nevius se présenta devant lui, l'ayant reçu fort civilement il lui parla en ces termes. « II est temps maintenant, Nevius, que vous donniez des preuves de votre habileté dans l'art de la divination. J'ai dans mon esprit un grand dessein et je voudrais savoir si l'exécution en est possible. Allez donc consulter les oiseaux, et revenez promptement. Je reste ici sur mon Tribunal, et je vous attends.» Le devin fit ce qu'il lui avait ordonné. Peu après il revint lui dire qu'il avait trouvé les Augures favorables, et que la chose était possible. Là-dessus Tarquin se mit à rire, et. tirant de dessus sa robe un rasoir avec une pierre à aiguiser: « Te voilà, dit-il, convaincu d'être un imposteur et de nous avoir trompés effrontément par ta prétendue science des choses divines, puisque tu oses dire qu'une chose des plus impossibles se peut faire. Je voulais savoir par les Augures et en donnant un coup de ce rasoir sur cette pierre je pourrais la couper par le milieu. » Alors toute l'assemblée se prit à rire, et on se moqua du devin. Mais Névius ne s'étonna point du bruit ni des railleries qu'on faisait de sa science. « Frappez, dit-il, Tarquin ; frappez la pierre comme vous l'avez résolu. Ne craignez point, elle se coupera en deux, ou je suis prêt à tout souffrir. » Le roi est surpris de la hardiesse du devin. Il donne un coup sur la pierre ; le tranchant du rasoir la coupe en deux avec une partie de la main qui la tient. Tous les spectateurs sont étonnés de cette merveille incroyable ; ils poussent des cris d'admiration et font retentir l'air. VIII. Confus d'avoir éprouvé à ses dépens la science de l'Augure, Tarquin voulut réparer l'injure qu'il lui avait faite par ses reproches indignes. D'abord il abandonna le dessein de faire de nouvelles Tribus. Ensuite pour honorer Névius comme l'homme du monde le plus chéri des dieux, il tâcha de le gagner par toutes sortes de marques d'amitié et d'estime ; et. afin d'éterniser sa mémoire, il lui érigea une statue de bronze dans la place publique ; elle subsistait encore de mon temps. Elle est placée devant la salle où se tiennent les assemblées du sénat, auprès du figuier sacré. Cette statue est plus petite qu'un homme de moyenne taille. Elle représente l'Augure la tête couverte du pan de sa robe en forme de capuchon. On dit aussi que la pierre et le rasoir furent mis dans terre sous un certain autel qui n'était pas loin de la statue. Les Romains appellent cet endroit PUITS, et, voilà ce que l'histoire nous apprend de l'Augure Névius. CHAPITRE VINGT-DEUXIEME. I. TARQUIN ne s'appliquant plus aux exercices de la guerre, (car il était déjà octogénaire et appesanti par les années, ) fut tué par les fils d'Ancus Marcius qui lui dressèrent des embûches. D'abord ils tâchèrent de le détrôner et firent [ plusieurs ] tentatives pour cela, dans l'espérance que quand ils en seraient venus à bout, les gens de guerre ne balanceraient point à leur rendre la couronne de leur père. Mais se voyant frustrés de leurs premières espérances, ils lui tendirent des pièges inévitables, et les dieux ne laissèrent pas ce crime impuni. Nous allons rapporter comment ils s'y prirent, et quelles furent les embûches qu'ils lui dressèrent. II Ce Névius, qui, comme j'ai déjà dit, s'était opposé au dessein que le roi avait conçu d'augmenter le nombre des Tribus, était devenu le plus puissant de tous les Romains ; son habilité extraordinaire dans l'art de deviner l'avait rendu le plus fameux de tous les Augures. Dans ce haut degré de fortune il disparut tout à coup. On ne sait pas bien si l'on doit attribuer sa mort à l'envie de ceux qui faisaient profession de la même science ou aux pièges que lui tendirent ses ennemis, ou à quelqu'autre accident. Quoiqu'il en soit, ses parents et ses amis ne purent jamais savoir ce qu'il était devenu, ni retrouver son corps. III. Le peuple fut fort chagrin de ce qui était arrivé à cet augure. Il soupçonna même plusieurs personnes d'y avoir eu part et d'avoir causé sa mort. Les fils d'Ancus profitèrent de l'occasion pour en rejeter tout le crime sur le roi Tarquin, sans cependant en avoir d'autres preuves que ces deux conjectures ; [ la première ] qu'ayant intention d'introduire dans le gouvernement plusieurs choses nouvelles qui étaient contre les lois, il avait voulu se défaire d'un homme qui n'aurait pas manqué de s'opposer à ses desseins . comme on en avait déjà eu des preuves dans quelques occasions précédentes; la seconde, qu'après un accident si extraordinaire, au lieu de faire une exacte perquisition des auteurs du crime il avait entièrement néglige cette affaire, ce qui ne pouvoir convenir qu'à un homme qui y avait trempé. IV. PAR. ces calomnies ils attirèrent dans leur parti un grand nombre de patriciens et de plébéiens auxquels ils fournissaient de l'argent. Ils ne cessaient de rendre Tarquin odieux, et d'exhorter le peuple à ne pas souffrir qu'un homme souillé de crimes si horribles, touchât aux choses saintes et déshonorât la dignité royale, surtout n'étant pas citoyen Romain, mais d'un pays étranger. V. COMME ils avaient de l'éloquence et de l'ascendant sur l'esprit du peuple, en déclamant ainsi contre le roi dans les assemblées, ils irritèrent tellement la plupart des plébéiens, qu'un jour ils voulurent le chasser de la place publique comme un impur. Mais la vérité fut plus forte que leurs calomnies, et ils ne purent jamais persuader au reste du peuple de le détrôner. Tarquin fit lui-même son apologie ; il parla avec force, et se justifia pleinement du crime dont on l'accusait. D'ailleurs Tullius, son gendre, qui avait épousé une de ses filles, ayant beaucoup de pouvoir sur l'esprit du peuple, excita tellement les Romains à la compassion et à la douceur, que ceux qui accusaient le roi, furent regardés comme d'infâmes calomniateurs et obligés de sortir du barreau avec ignominie. VI. Cette entreprise leur ayant mal réussi, ils prirent le parti d'employer des amis pour se réconcilier avec Tarquin. Le roi oublia facilement tout le passé en considération des bienfaits de leur père, et crut trop bonnement que leur repentir réparait assez leur témérité. Cette feinte réconciliation dura trois ans. Mais aussitôt que l'occasion se présenta de faire éclater la haine dont ils avaient toujours conservé le venin dans leur cœur, ils recommencèrent à lui dresser des embûches : voici comment. VII. Ils habillèrent en bergers deux jeunes gens des plus hardis qu'ils purent trouver parmi les conjurés. Ils les armèrent de serpes, et après les avoir instruits sur ce qu'ils devaient dire, { sur ce qu'ils avaient à faire], et comment ils devaient s'y prendre pour massacrer le roi, ils les envoyèrent au palais en plein midi. Ces jeunes gens arrivent devant la porte du Palais ; ils se querellent l'un l'autre pour des torts prétendus; ils en viennent même jusqu'à se battre. Tous deux réclament à haute voix le secours et la justice du roi en présence de plusieurs autres conjurés, qui étaient aussi habillés en paysans, prenaient parti dans leur querelle, et s'offraient à rendre témoignage. Le roi les fait venir devant lui, et leur ordonne d'exposer le sujet de leur contestation. Ils lui répondent que c'est au sujet de leurs chèvres qu'ils disputent ainsi. En même temps ils se mettent à crier comme des paysans et à faire divers gestes de villageois, mais sans rien alléguer qui revienne au sujet de leur contestation ; en sorte que tous les spectateurs s'éclatèrent à rire. Alors ces assassins croyant que les railleries qu'on faisait de leurs discours, leur présentaient une occasion favorable pour exécuter leur mauvais dessein, commencèrent à décharger de grands coups de serpe sur la tête du roi. Après cette action ils voulurent sortir promptement du palais. Mais il s'éleva un si grand bruit et il accourut tant de monde au secours, qu'on se saisit d'eux sans qu'ils pussent trouver moyen de s'enfuir. Aussitôt on leur donna si rudement la question qu'on les obligea à déclarer les premiers auteurs de ce noir attentat ; ensuite on les punit selon l'énormité de leur crime. Ainsi mourut le roi Tarquin, après avoir régné trente-huit ans, pendant lesquels il avait fait beaucoup de bien à la république Romaine.