[39,0] LIVRE TRENTE-NEUVIÈME. Matières contenues dans le trente-neuvième livre de l’Histoire romaine de Dion Comment César fit la guerre contre les Belges, § 1-5. Retour de Cicéron, § 6-11. Comment Ptolémée, chassé d’Égypte, vint à Rome, § 12-16. Comment Caton organisa l’île de Chypre, § 17-23. Comment Pompée et Crassus furent élus consuls, § 27-37. Dédicace du théâtre de Pompée, § 38-39. Comment Décimus Brutus, lieutenant de César, vainquit les Vénètes dans un combat naval, § 40-43. Comment Publius Crassus, lieutenant de César, fit la guerre contre les Aquitains, § 44-46. Comment César fit la guerre contre certains peuples celtes et traversa le Rhin : cours de ce fleuve, § 47-49. Passage de César dans la Bretagne : détails sur cette île, § 50-54. Comment Gabinius ramena Ptolémée en Égypte, et comment il fut mis en accusation pour ce fait, § 55-65. Temps compris dans ce livre : quatre ans. Les consuls furent P. Cornelius Lentulus Spinther, fils de P., et Q. Caecilius Metellus Nepos, fils de Q. Cn. Cornelius Lentulus Marcellinus, fils de P., et L. Marcius Philippus, fils de L. Cn. Pompeius Magnus, fils de Cn. II, et M. Licinius Crassus, fils de P. II. L. Domitius Aenobarbus, fils de Cn., et Appius Claudius Pulcher, fils d'App. [39,1] Ainsi finit cette guerre : ensuite, à la fin de l'hiver pendant lequel Cornelius Spinther et Metellus Nepos entrèrent dans l'exercice du consulat, les Romains en eurent une troisième à soutenir. Les Belges, formés du mélange de plusieurs races, habitaient sur les bords du Rhin et s'étendaient jusqu'à l'Océan, vis-à-vis de la Bretagne. Antérieurement, une partie avait fait alliance avec les Romains : les autres ne s'étaient pas inquiétés de ce peuple ; mais alors, voyant les succès de César et craignant qu'il ne vînt les attaquer aussi, ils se liguèrent et s'abouchèrent tous, à l'exception des Rémois, se lièrent par des serments et résolurent la guerre contre les Romains. Adra fut mis à leur tête. [39,2] Instruit par les Rémois de ce qui se passait, César établit dans leur pays des postes de défense, campa sur les bords de l'Aisne, rassembla tous ses soldats et les exerça ; mais, quoique les ennemis ravageassent les terres des Rémois, il n'osa pas les attaquer avant que les Belges, qui le méprisaient comme un homme dominé par la crainte, n'eussent tenté de s'emparer du front et d'enlever les vivres que ses alliés lui faisaient parvenir par ce pont. César, informé à temps de leurs projets par des transfuges, fit marcher, pendant la nuit, contre les barbares son infanterie légère et sa cavalerie, qui tombèrent sur eux à l'improviste et en tuèrent un grand nombre : les autres rentrèrent tous, la nuit suivante, dans leur pays, parce qu'ils avaient appris qu'il venait d'être envahi par les Éduens. César n'ignora pas leur départ ; mais, ne connaissant pas le pays, il n'osa les poursuivre sur-le- champ. A la pointe du jour, il se mit à la tête de la cavalerie, donna à l'infanterie l'ordre de le suivre et atteignit les ennemis qui lui tinrent tête, persuadés qu'il n'avait avec lui que la cavalerie. César les occupa jusqu'à ce que l'infanterie l'eût rejoint : aussitôt qu'elle fut arrivée, il les enveloppa avec toute son armée, en massacra la plus grande partie et reçut le reste à composition. Après ce succès, il soumit les autres peuplades, celles-ci sans combattre, celles-là par la guerre. [39,3] Les Nerviens, qui n'étaient pas capables de se mesurer avec lui, abandonnèrent volontairement la plaine et se retirèrent sur les montagnes couvertes des forêts les plus touffues, d'où ils fondirent inopinément sur les Romains. Ils furent repoussés et mis en fuite là où César commandait en personne ; mais ils eurent l'avantage presque partout ailleurs, et prirent d'emblée le camp des Romains. A cette nouvelle, César, qui s'était laissé entraîner assez loin en poursuivant les fuyards, rebroussa chemin, enveloppa les barbares qui pillaient son camp et en fit un grand carnage. Après cet exploit, il n'eut aucune peine à soumettre le reste des Nerviens. [39,4] Sur ces entrefaites, les Aduatiques, voisins des Nerviens et qui avaient la même origine et la même audace que les Cimbres, s'étaient mis en marche pour les secourir ; mais prévenus par la défaite des Nerviens, ils rentrèrent dans leur pays et abandonnèrent toutes leurs places, à l'exception d'une seule, qui était la plus forte et où ils se retirèrent. César l'attaqua ; mais ils le repoussèrent pendant plusieurs jours, jusqu'au moment où il s'occupa de la construction des machines. Tant que les Aduatiques virent les Romains couper des pièces de bois et les assembler pour former des machines, ils plaisantaient, parce qu'ils n'en connaissaient pas l'usage ; mais lorsqu'elles furent achevées et qu'on y eut amené, tous les côtés, des soldats pesamment armés, les barbares, qui n'avaient jamais rien vu de pareil, furent frappés de stupeur. Ils envoyèrent une députation à César pour demander la paix, firent porter à ses soldats tout ce dont ils avaient besoin et jetèrent du haut des murs une partie de leurs armes. Puis, ayant vu ces machines dégarnies de soldats et remarquant que les Romains s'abandonnaient à la sécurité qu'inspire la victoire, ils se repentirent de leur démarche, reprirent leur audace et firent une sortie, pendant la nuit, dans l'espérance de les surprendre et de les tailler en pièces. Mais ils allèrent donner contre les avant-postes ; car César veillait constamment à tout, et leur tentative échoua. Aucun de ceux qui échappèrent à la mort n'obtint grâce : ils furent tous vendus. [39,5] Après la défaite des Aduatiques, beaucoup d'autres peuples furent soumis par César ou par ses lieutenants, et comme la mauvaise saison approchait, il se retira dans ses quartiers d'hiver. A la nouvelle de ces victoires, les Romains s'étonnèrent qu'il eût subjugué tant de nations dont ils ne savaient pas même exactement le nom et décrétèrent quinze jours d'actions de grâces aux dieux, ce qui ne s'était jamais fait jusqu'alors. En même temps, pendant que la saison le permettait encore et que ses troupes étaient réunies, Servius Galba, lieutenant de César, soumit par la force ou par des traités les Véragres, qui habitaient sur les bords du Léman, aux confins des Allobroges, jusqu'aux Alpes. Il se disposait même à passer l'hiver dans ce pays ; mais la plupart de ses soldats s'étant dispersés, les uns avec des congés, parce qu'on n'était pas loin de l'Italie, les autres de leur propre autorité, les habitants profitèrent de cette circonstance pour tomber brusquement sur Galba. Le désespoir alors le poussa à une résolution téméraire : il s'élança tout à coup hors de ses quartiers d'hiver, étonna par cette audace incroyable les ennemis qui le serraient de près et s'ouvrit, à travers leurs rangs, un passage jusqu'à lin lieu élevé. Une fois en sûreté, il fit expier aux barbares leur attaque et les subjugua ; mais il n'hiverna pas davantage dans ce pays et passa dans celui des Allobroges. Tels sont les événements dont la Gaule fut le théâtre. [39,6] Pendant qu'ils s'accomplissaient, Pompée travailla au rappel de Cicéron. II fit revenir à Rome, pour l'opposer à Clodius, celui qu'il en avait éloigné avec le concours de ce même Clodius. Ainsi le coeur humain est quelquefois sujet à de soudains changements, et tel homme qui semblait devoir nous être utile ou nuisible, nous fait éprouver tout le contraire de ce que nous attendions. Pompée eut pour auxiliaires des préteurs et des tribuns qui proposèrent le décret au peuple : Titus Annius Milon fut de ce nombre. Le consul Spinther le seconda aussi, pour lui être agréable et pour se venger de Clodius, contre lequel il nourrissait une haine personnelle, qui avait dicté son vote dans le procès de l'adultère. Clodius, de son côté, comptait des appuis parmi les magistrats : c'étaient, entre autres, le préteur Appius Claudius, son frère, et le consul Népos, devenu par un ressentiment particulier l'ennemi de Cicéron. [39,7] Ainsi, Clodius et Milon ayant les consuls pour guides, et le reste des citoyens prenant parti pour l'un ou pour l'autre, des troubles éclatèrent plus violents que jamais. Déjà des désordres avaient été commis, lorsque, au moment où les suffrages allaient être déposés, Clodius fut instruit que le peuple devait se prononcer en faveur de Cicéron. Il se mit à la tête des gladiateurs que son frère tenait prêts pour célébrer des jeux funèbres en l'honneur de Marcus, son parent, s'élança dans l'assemblée, blessa un grand nombre de citoyens et en tua plusieurs. Le décret ne fut pas rendu, et dès lors Clodius, entouré de ces gladiateurs comme d'autant de satellites, fut redoutable pour tous. Il briguait l'édilité, espérant, s'il l'obtenait, échapper à l'accusation de violence. Milon avait déféré son nom ; mais il ne l'avait pas mis en accusation ; parce que les questeurs, qui devaient tirer, au sort le nom des juges, n'avaient pas été élus. Népos avait défendu au préteur de recevoir aucune accusation, avant que les juges eussent été désignés, et les édiles devaient être nommés avant les questeurs. Ce fut là surtout ce qui fit ajourner l'accusation contre Clodius. [39,8] Milon, luttant contre ces délais, suscita beaucoup de troubles. A la fin il réunit, lui aussi, des gladiateurs et d'autres hommes dévoués à sa cause, et en vint souvent aux prises avec Clodius. Rome entière, pour ainsi parler, fut un théâtre de carnage. Népos, à qui son collègue, Pompée et d'autres citoyens du premier rang inspiraient des craintes, changea de parti. Alors, sur le rapport de Spinther, le sénat décréta le rappel de Cicéron, et le peuple sanctionna cette décision d'après la proposition des deux consuls. Clodius les combattit, il est vrai ; mais Milon lui tint tête avec tant d'énergie qu'il ne put commettre de violence. La loi fut appuyée par Pompée et par plusieurs autres, qui obtinrent sur leurs adversaires un éclatant succès. [39,9] Cicéron revint donc à Rome : les consuls lui ayant permis de parler, il remercia le Sénat dans la Curie et le peuple dans le Forum. Il oublia l'inimitié qu'il avait conçue contre Pompée à cause de son bannissement, se réconcilia avec lui et lui témoigna sur-le-champ sa reconnaissance. Une famine terrible désolait Rome, et tout le peuple s'était élancé d'abord sur un théâtre, construit comme l'étaient encore, à cette époque, les théâtres destinés aux jeux publics, puis dans le Capitole où les sénateurs étaient en séance, et les avait menacés tantôt de les égorger à l'instant même, tantôt de les livrer aux flammes eux et le temple. Cicéron persuada au sénat de charger Pompée du soin des subsistances et de lui donner, à cet effet, le pouvoir proconsulaire dans l'Italie et hors de l'Italie pour cinq ans. Ainsi, à l'occasion des subsistances, Pompée devait alors, comme autrefois à l'occasion des pirates, avoir de nouveau sous sa dépendance tous les pays soumis aux Romains. [39,10] César et Crassus haïssaient Cicéron : cependant ils se montrèrent bien disposés pour lui, dès qu'ils virent que son retour était certain. César lui avait témoigné quelque bienveillance, même pendant son absence ; mais Cicéron ne leur en sut aucun gré. Il n'ignorait pas qu'ils n'obéissaient point à une inspiration du coeur, et il les regardait comme les principaux auteurs de son bannissement. II n'osa pourtant rien dire ouvertement contre eux, parce qu'il avait recueilli récemment le fruit d'une trop grande liberté de langage ; mais il composa en secret un livre dont le titre semblait annoncer l'apologie de son système politique et dans lequel il entassa des attaques amères contre César, Crassus et d'autres citoyens. Dans la crainte que ce livre ne vit le jour pendant sa vie, il le scella et le remit à son affranchi avec ordre de ne point le lire et de ne pas le publier avant sa mort. [39,11] Cicéron vit renaître son ancienne prospérité : il recouvra tous ses biens et même la place qu'occupait sa maison, quoiqu'elle eût été dédiée à la Liberté et que Clodius, invoquant la vengeance des dieux, s'efforçât de lui inspirer des scrupules. Cicéron attaqua la loi Curiate, en vertu de laquelle Clodius avait quitté l'ordre de la noblesse pour celui des plébéiens : il reprochait à cette loi de n'avoir pas été faite dans le temps fixé par la coutume des ancêtres et s'élevait contre tous les actes de son tribunat, pendant lequel avait été porté aussi le décret sur sa maison. Il soutenait que, Clodius ayant été admis parmi les plébéiens en violation des lois, on ne pouvait tenir pour légal rien de ce qui s'était fait pendant ce tribunat : par là il persuada aux pontifes de lui rendre la place de sa maison, qui, en réalité, n'était pas consacrée aux dieux. Cicéron obtint, en outre, l'argent nécessaire pour la rebâtir et pour réparer les dommages que sa fortune pouvait avoir éprouvés. [39,12] De nouveaux troubles éclatèrent ensuite à l'occasion de Ptolémée. Ce roi, pour raffermir sa puissance et pour avoir le titre d'ami et d'allié, avait distribué à plusieurs Romains des sommes considérables, tirées de ses trésors ou qu'il avait empruntées. Réduit à employer la violence pour obtenir de l'argent des Égyptiens, il s'était rendu odieux par ses exactions et par son refus de redemander Chypre aux Romains, ou de renoncer à leur amitié, ainsi que l'exigeaient ses sujets. N'ayant pu leur persuader de rester tranquilles ni les y contraindre, parce qu'il n'avait point d'étrangers à sa solde, il s'enfuit de l'Égypte, se réfugia à Rome et accusa son peuple de l'avoir chassé du trône. Il obtint d'être ramené dans ses États par Spinther, gouverneur de la Cilicie. [39,13] Sur ces entrefaites, les habitants d'Alexandrie, ignorant qu'il avait fait voile vers l'Italie ou le croyant mort, donnèrent la couronne à Bérénice, sa fille. Puis, instruits de la vérité, ils envoyèrent à Rome cent députés chargés de les défendre contre le Roi et de l'accuser, à leur tour, pour toutes ses injustices. Prévenu à temps, Ptolémée, qui était encore à Rome, fit partir, avant leur arrivée, des émissaires de divers côtés, pour leur tendre des pièges. La plupart de ces députés furent tués, chemin faisant : quant aux autres, il en fit massacrer plusieurs dans Rome même, effraya ainsi ceux qui restaient. encore, ou il parvint à les corrompre et les amena à ne pas s'occuper auprès des magistrats de l'objet de leur mission et à ne point parler de ceux qui avaient été tués. [39,14] Mais cet événement fit tant de bruit que le sénat, à l'instigation de M. Favonius, montra la plus vive indignation de ce que plusieurs députés d'un peuple allié avaient péri par la violence et de ce qu'un grand nombre de Romains avaient encore été accessibles à la corruption. Pour connaître la vérité, il manda le chef de cette, ambassade, Dion, qui avait échappé au danger ; mais Ptolémée exerçait encore tant d'influence par son or, que Dion ne comparut pas : il ne fut pas même question du meurtre des députés, tant que ce roi resta à Rome. Bien plus, Dion ayant péri plus tard dans un guet-apens, Ptolémée ne fut pas recherché pour cet assassinat ; surtout parce que Pompée l'avait reçu dans sa maison et lui prêtait le plus puissant appui. Parmi ceux qui avaient trempé dans cette affaire, plusieurs furent bien mis en accusation dans la suite ; mais il y en eut peu de condamnés. Le nombre de ceux qui s'étaient laissé corrompre était considérable ; mais ils se soutenaient les uns les autres, par la crainte que chacun éprouvait pour lui-même. [39,15] Voilà où l'on était poussé par la soif de l'or : du reste, dès le commencement de l'année suivante, les dieux eux-mêmes, en frappant de la foudre la statue de Jupiter élevée sur le mont Albain, retardèrent pour un temps le retour de Ptolémée. Les livres sibyllins furent consultés, et l'on y lut ces paroles : "Si le roi d'Égypte vient vous demander du secours, ne lui refusez pas votre amitié ; mais ne lui accordez aucune armée : sinon, vous aurez à supporter des fatigues et des dangers." Frappés de l'accord de cet oracle avec les circonstances présentes, les Romains, sur l'avis de Caton, tribun du peuple, annulèrent les résolutions prises au sujet de Ptolémée. Telle fut la réponse de la Sibylle : Caton la divulgua, quoiqu'il ne fût pas permis de publier les oracles sibyllins sans un décret du sénat. Elle circula promptement dans le sénat, comme c'est l'ordinaire : Caton, qui craignait qu'on ne la tînt secrète, amena les pontifes devant le peuple et les força de la lire, avant que le sénat eût statué. Plus cette lecture leur paraissait illégale, plus le peuple insista. [39,16] Cette réponse de la Sibylle fut traduite en latin et publiée. Puis on délibéra : les uns voulaient que Spinther fût chargé de ramener Ptolémée en Égypte sans armée, les autres que Pompée l'y reconduisît avec deux licteurs, ainsi que ce roi l'avait demandé, aussitôt qu'il avait eu connaissance de l'oracle : le tribun Aulus Plautius lut publiquement sa lettre. Le sénat, craignant que cette mission ne rendît Pompée encore plus puissant, s'y opposa sous prétexte qu'il était chargé d'assurer les subsistances. Voilà ce qui arriva, sous le consulat de Lucius Philippus et de Cnaeus Marcellinus : à la nouvelle de ce qui avait été résolu, Ptolémée désespéra de son retour en Égypte et se retira à Éphèse, où il vécut dans le temple de Diane. [39,17] L'année précédente se passa un fait relatif à des particuliers, mais qui pourtant n'est pas étranger à l'histoire. La loi défendait expressément que deux membres de la même famille fussent revêtus du même sacerdoce en même temps. Le consul Spinther voulut néanmoins faire entrer dans le collège des augures Cornelius Spinther, son fils ; mais comme Faustus, fils de Sylla, de la famille des Cornelius, avait été déjà admis dans ce collège, Sphinter fit adopter son fils par la famille de Manlius Torquatus. De cette manière, la loi fut respectée littéralement, mais violée en réalité. [39,18] Ensuite Clodius, à peine parvenu à l’édilité sous le consulat de Philippe et de Marcellinus (une cabale l’avait fait élire pour le soustraire à une poursuite judiciaire), déposa une accusation contre Milon, pour avoir rassemblé une troupe de gladiateurs. Il lui reprochait ce qu’il faisait lui-même, ce qui l’avait fait mettre en accusation. Ce n’était pas dans l’espérance de perdre Milon, qui avait de puissants soutiens, entre autre Cicéron et Pompée ; mais pour avoir un prétexte de lui faire la guerre et d’insulter ses protecteurs. [39,19] Clodius, avec d’autres artifices qu’il avait imaginés, convint avec ses amis que, toutes les fois qu’il leur demanderait dans les assemblées, Qui a fait ou dit telle chose ? Ils s’écriraient ensemble : Pompée. Il les questionnait souvent à l’improviste, les uns après les autres, sur tout ce qui pouvait donner prise à la critique chez lui, soit au physique, soit sous un autre rapport ; mais sans avoir l’air de parler de Pompée. Aussitôt les uns nomment Pompée et les autres faisant écho, comme il arrive en pareille occurrence, c’était des moqueries sans fin. Pompée, qui n’avait pas la force de rester impassible et qui ne pouvait se résoudre à rendre la pareille à Clodius, se laissait aller à la colère et perdait contenance. Les attaques portaient en apparence sur Milon ; mais en réalité, c’était Pompée qui avait le dessous, sans oser même se défendre. Clodius, pour gagner du terrain, ne laissa point proposer la loi Curiate ; et tant que cette loi n’avait pas été rendue, il n’était pas permis de traîter une affaire publique de quelque importance, ni d’intenter un procès. [39,20] Jusque-là Milon leur avait fourni un prétexte pour s’injurier et pour commettre des meurtres ; mais alors plusieurs prodiges arrivèrent : sur le mont Albain, un petit temple de Junon, placé sur une table et dont la porte regardait l'orient, se tourna du côté du couchant ; un météore lumineux s'élança du midi vers le nord, un loup entra dans la ville, il y eut un tremblement de terre, quelques citoyens furent frappés de la foudre, un bruit souterrain se fit entendre dans la campagne du Latium. Les devins, cherchant à conjurer ces funestes présages, disaient qu'une divinité était irritée contre Rome, parce que des habitations particulières avaient été construites dans des lieux sacrés, ou qui n'étaient pas d'un usage public. Clodius partit de là pour attaquer Cicéron, et lui reprocha avec acharnement d'avoir rebâti sa maison sur un terrain dédié à la Liberté. Il s'y transporta même un jour pour la renverser une seconde fois ; mais il ne put exécuter son projet : Milon s'y opposa. [39,21] Cicéron ne fut pas moins courroucé que si sa maison avait été détruite, et il accusa vivement Clodius. Enfin il monta au Capitole avec Milon et quelques tribuns du peuple, et enleva les colonnes que Clodius avait érigées à l'occasion de son bannissement ; mais celui-ci, accouru avec son frère Caïus qui était préteur, les lui reprit. Plus tard Cicéron, épiant le moment où Clodius était absent, remonta au Capitole, enleva de nouveau ces colonnes et les emporta chez lui. Dés lors il n'y eut rien que Clodius et Cicéron ne se crussent permis l'un contre l'autre : ils s'injuriaient réciproquement, se déchiraient par mille calomnies, et ne s'abstenaient pas même des attaques les plus grossières. Cicéron disait que le tribunat avait été donné illégalement à Clodius et que tous ses actes étaient frappés de nullité ; Clodius, que Cicéron avait été justement banni et que son retour était une violation des lois. [39,22] Pendant qu'ils se faisaient la guerre, au grand désavantage de la faction de Clodius, M. Caton revint à Rome et rétablit l'équilibre dans cette lutte. Déjà ennemi de Cicéron, il craignait que tout ce qu'il avait fait à Chypre ne fût annulé, parce qu'il y avait été envoyé par Clodius, tribun du peuple, et il soutint celui-ci avec ardeur. Caton était très fier de son administration dans cette île, et attachait le plus grand prix à ce qu'elle fût approuvée. Ptolémée, maître de Chypre, s'était empoisonné aussitôt qu'il eut connu les décrets du sénat : il n'osa point prendre les armes contre les Romains, et il n'aurait pu survivre à la perte de sa puissance. Les Chypriotes, qui étaient alors esclaves et qui espéraient devenir les alliés et les amis de Rome, reçurent Caton à bras ouverts. Il n'y avait là rien dont il pût tirer vanité ; mais il avait gouverné avec habileté ; il avait eu sous la main, sans encourir le moindre reproche, beaucoup d'esclaves et des trésors considérables qui avaient appartenu au roi ; il avait tout remis aux Romains, en restant pur de tout soupçon ; et il se croyait un homme aussi éminent que s'il avait remporté des victoires sur les champs de bataille ; car, à cause de la corruption générale, le mépris des richesses lui paraissait une vertu plus rare que la valeur qui triomphe des ennemis. [39,23] Caton parut donc digne du triomphe, et les consuls proposèrent au sénat de lui décerner la préture ; quoique les lois ne le permissent pas encore. Mais il ne fut pas nommé préteur : il s'y opposa lui-même, et par là il obtint une plus grande gloire. Clodius chercha à faire donner le nom de Clodiens aux esclaves amenés de Chypre, parce que c'était lui qui y avait envoyé Caton : il échoua par la résistance de Caton, et ils furent surnommés Chypriens. On avait voulu les appeler Porciens ; mais Caton l'avait également empêché. Clodius, indigné de son opposition, attaquait son administration et lui en demandait compte : ce n'était pas qu'il pût le convaincre de malversation ; mais les registres de Caton avaient presque tous péri dans un naufrage, et Clodius se flattait de réussir, à la faveur de cette circonstance. César seconda Clodius, quoiqu'il fût absent : on prétend même qu'il lui envoya par lettres divers griefs contre Caton accusé, entre autres choses, d'avoir engagé les consuls (c'était un bruit répandu) à le proposer pour la préture et d'avoir feint d'y renoncer de lui-même, pour ne point paraître échouer involontairement. [39,24] Pendant cette lutte entre Clodius et Caton, la distribution du blé donna quelque peine à Pompée. Un grand nombre de citoyens avaient affranchi leurs esclaves, dans l'espoir qu'ils pourraient participer à cette distribution. Pompée voulut qu'ils fussent inscrits dans une tribu, afin de mettre une règle et de l'ordre dans la répartition du blé. Il la fit néanmoins sans trop de difficultés, grâce à sa prudence et à la quantité de blé dont il pouvait disposer ; mais la demande du consulat lui causa des embarras et provoqua des plaintes. Il s'affligeait d'être attaqué par Clodius ; mais plus encore d'être méprisé par des hommes que sa haute position et les espérances qu'il lui était permis de concevoir laissaient loin de lui, et de se voir insulté pour des actes qu'il croyait devoir le mettre bien au- dessus de tels hommes dans l'estime publique, alors même qu'il serait simple citoyen. Quelquefois il dédaignait ces insultes ; car, s'il supportait tout d'abord avec peine le mal qu'on disait de lui, il n'en tenait plus compte bientôt après, lorsqu'il avait réfléchi sur son mérite et sur l'infériorité de ses ennemis. [39,25] L'influence de César agrandie, la résolution du peuple qui, plein d'admiration pour ses exploits, lui envoya une députation composée de sénateurs, comme si la Gaule avait été complètement soumise, et qui plaçait en lui de si grandes espérances, qu'il lui accorda des sommes considérables par un décret : tout cela causait à Pompée un vif chagrin. Il s'efforça de persuader aux consuls de ne pas lire sur-le-champ les lettres de César, de les tenir secrètes le plus longtemps possible, jusqu'à ce que la gloire de ses victoires se fit jour d'elle-même, et de lui envoyer un successeur avant le temps fixé. Il y avait chez lui tant d'ambition, qu'il regardait d'un oeil jaloux et cherchait même à rabaisser les succès que César avait obtenus avec son appui : il ne pouvait sans douleur le voir couronné de lauriers qui obscurcissaient sa gloire, et il reprochait au peuple de le négliger et de montrer pour son rival un dévouement absolu. Pompée s'indignait surtout de ce que la multitude attachait à certains avantages récemment acquis tant de prix, que rien ne pouvait être mis sur la même ligne ; de ce qu'en toute occurrence, par dégoût pour ce qui lui était connu ou par l'attrait de l'extraordinaire, elle se portait incessamment avec enthousiasme vers les choses nouvelles, alors même qu'elles ne valaient pas les anciennes ; enfin, de ce qu'elle renversait par jalousie les réputations établies et prônait, sous l'influence de certaines espérances, celles qui commençaient à jeter de l'éclat. [39,26] Pompée, mécontent de tout cela, ne pouvant rien obtenir par les consuls et voyant son crédit effacé par la puissance de César, se préoccupa sérieusement de sa position. Il se disait que les amitiés finissent par la crainte et par la jalousie qu'éprouvent inévitablement des hommes rivaux de gloire et de puissance ; car tant qu'ils en ont tous également, l'amitié se maintient ; mais si quelques-uns en acquièrent davantage, ceux qui en ont moins ressentent d'abord de la jalousie, puis de la haine pour ceux qui en ont plus : ceux-ci de leur côté, deviennent orgueilleux et traitent les autres avec insolence. Alors, les uns s'indignent de leur infériorité, les autres tirent vanité de leur supériorité, et l'amitié fait place aux dissensions et aux guerres. C'est par de semblables réflexions que Pompée s'apprêtait à combattre contre César, et comme il ne croyait pas pouvoir seul le renverser, il s'unit plus étroitement encore avec Crassus, espérant accomplir sa ruine avec son concours. [39,27] Ils se liguèrent donc ; mais ils comprirent qu'ils ne pourraient rien faire, s'ils restaient dans la vie privée. Au contraire, s'ils obtenaient le consulat, ils comptaient devenir les rivaux de César dans le gouvernement ; balancer son influence, et bientôt même l'emporter sur lui ; puisqu'ils seraient deux contre un. Ainsi, mettant de côté la dissimulation qui leur avait fait dire qu'ils ne consentiraient pas à accepter cette magistrature, si des amis la leur offraient, ils la briguèrent ouvertement ; quoiqu'ils eussent agi auparavant pour la faire donner à d'autres ; mais comme ils la briguèrent en dehors des époques fixées par la loi, comme il était évident que plusieurs citoyens et les consuls eux-mêmes (Marcellinus avait toujours de l'influence) s'opposeraient à leur élection, ils obtinrent, avec le concours de Caton et d'autres amis, que les comices ne seraient point tenus cette année. Ils espéraient pouvoir, par la création d'un interroi, demander et accepter légalement le consulat. [39,28] Tout cela se faisait en apparence, tantôt sous un prétexte ; tantôt sous un autre, par quelques hommes disposés à cet effet ; mais, en réalité, Pompée et Crassus dirigeaient tout et poursuivaient ouvertement de leur haine ceux qui leur étaient opposés. Le sénat était si indigné, qu'une rixe ayant éclaté entre ces deux hommes, il leva la séance, et la rixe fut ainsi apaisée cette fois ; mais la même scène s'étant renouvelée, le sénat décida qu'on changerait de vêtement, comme dans les calamités publiques. Caton, qui avait parlé sans succès contre cette mesure, voulut sortir ; afin qu'aucune décision ne fût prise ; car lorsqu'un des sénateurs ne siégeait pas, il n'était point permis de voter. Les autres tribuns allèrent à sa rencontre pour l'empêcher de sortir, et le décret fut rendu. On décida, en outre, que le sénat n'assisterait pas aux jeux publics qui se célébraient alors. Caton ayant combattu aussi cette résolution, les sénateurs en foule quittèrent la salle et y rentrèrent, après avoir changé de vêtement pour l'intimider ; mais Caton ne s'étant pas montré plus modéré, ils s'avancèrent tous ensemble dans le Forum. Le peuple, accouru sur leurs pas, fut plongé dans un abattement profond ; Marcellinus harangua la multitude et déplora l'état de Rome ; tout le monde fondait en larmes et poussait des gémissements, en sorte que personne n'osa le contredire. Le sénat rentra aussitôt en séance, bien résolu de faire tomber sa colère sur les auteurs du désordre. [39,29] Sur ces entrefaites, Clodius se déclara de nouveau pour Pompée : il embrassa son parti, espérant que, s'il le secondait dans l'exécution de ses projets, Pompée serait sous sa dépendance. Il parut au milieu du peuple avec son vêtement ordinaire, sans tenir compte du décret qui ordonnait de prendre le deuil, parla contre Marcellinus et contre ceux qui avaient agi comme lui. Le sénat éclata d'indignation : Clodius abandonna le peuple au milieu de son discours, se rendit en toute hâte au sénat, et peu s'en fallut qu'il n'y trouvât la mort. Les sénateurs se précipitèrent au-devant de lui pour l'empêcher d'entrer : il fut à l'instant entouré par les chevaliers, et il aurait été mis en pièces, s'il n'avait poussé des cris et appelé la multitude à son secours. Elle accourut, armée de torches et menaçant les sénateurs de les livrer aux flammes, eux et leurs palais, si Clodius était en butte à la violence ; et c'est ainsi qu'il fut sauvé, après avoir été à deux doigts de sa perte. [39,30] Pompée, nullement effrayé de ces événements, s'élança dans le sénat pour s'opposer au décret qu'il allait rendre et empêcha qu'il ne fût rendu. Ensuite, Marcellinus lui ayant demandé publiquement s'il aspirait au consulat, dans l'espoir qu'il n'oserait avouer sa candidature : "Ce n'est pas à cause des bons citoyens n que j'en ai besoin, répondit-il ; mais je dois le briguer avec ardeur à cause des factieux." Pompée poursuivait donc le consulat sans détour. Crassus, à qui la même question fut adressée, ne fit ni aveu ni réponse négative. Suivant son habitude, il prit un moyen terme et dit qu'il agirait comme l'exigerait l'intérêt de l'État. Marcellinus et beaucoup d'autres, craignant les menées et l'opposition de ces deux hommes, ne vinrent plus au sénat. On ne put réunir le nombre de membres exigé par la loi pour qu'un décret fin rendu sur l'élection des magistrats. Rien ne fut statué à ce sujet, et l'année s'acheva ainsi ; mais le sénat ne quitta point le deuil : il n'assista ni aux jeux publics, ni au banquet du Capitole, le jour de la fête de Jupiter, et ne se rendit pas au mont Albain pour les féries latines qu'un célébrait une seconde fois, en ce moment, à cause de quelque irrégularité. Il passa le reste de l'année, comme s'il avait été réduit en servitude, sans avoir le droit de nommer des magistrats, ni de traiter une affaire politique. [39,31] Pompée et Crassus furent ensuite élus consuls, à la faveur de l'interrègne. Aucun des candidats qui s'étaient mis d'abord sur les rangs ne leur fit obstacle. L. Domitius persista bien jusqu'au dernier jour ; mais étant sorti de chez lui, au commencement de la nuit, pour se rendre dans la place publique, l’esclave qui l’éclairait fut égorgé, et Domitius effrayé n’alla pas plus loin. Dès lors personne ne s’opposait à leur nomination ; de plus P. Crassus, fils de Marcus, lieutenant de César, était venu à Rome avec des soldats pour l’assurer. Elle se fit sans peine. [39,32] Ainsi revêtus de l’autorité suprême, ils firent donner les autres magistratures à leurs créatures et empêchèrent Caton d’être nommé préteur. Ils prévoyaient qu’il s’opposerait à leurs projets, et ils ne voulurent point qu’il eût un pouvoir légitime pour les combattre. L’élection des préteurs fut pacifique, parce que Caton ne voulut jamais recourir à la violence ; mais des massacres accompagnèrent celle des édiles curules : Pompée fut même couvert de sang. Néanmoins Crassus et lui (ils tenaient eux-mêmes les comices) désignèrent pour l’édilité curule, et pour toutes les magistratures soumises au vote du peuple, des hommes qui leur étaient dévoués. Ils gagnèrent les autres édiles et la plupart des tribuns du peuple. Deux seulement, Caius Atéius Publius Aquilius Gallus se déclarèrent ouvertement contre eux. [39,33] Après l’élection des magistrats, Pompée et Crassus s’occupèrent de l’exécution de leurs projets : ils n’en parlèrent ni dans le sénat ni devant le peuple, et feignirent de ne rien ambitionner de plus ; mais le tribun du peuple C. Trebonius proposa de donner pour cinq ans à l’un le gouvernement de la Syrie et des contrées limitrophes, à l’autre celui de l’Espagne où des troubles avaient récemment éclaté, de les autoriser à lever autant de soldats qu’ils voudraient parmi les citoyens et parmi les alliés, à faire la guerre et la paix avec tel peuple qu’ils jugeraient convenable. Cette proposition fut mal accueillie en général, et surtout parmi les amis de César : on était persuadé que Pompée et Crassus, s’ils atteignaient le but qu’ils poursuivaient, empêcheraient César de garder plus longtemps le commandement. Plusieurs se disposèrent donc à la combattre ; mais les consuls, craignant de ne pas arriver à leurs fins, apaisèrent les opposants, en promettant de proroger le commandement à César pour trois années ; car telle est l’exacte vérité. Toutefois, ils ne firent aucune proposition au peuple à ce sujet, avant d’avoir consolidé leur position. Les partisans de César, ainsi gagnés, se tinrent tranquilles : les autres, dominés par la crainte, en firent presque tous autant, trop heureux d'assurer ainsi leur salut. [39,34] Caton et Favonius, soutenus par leurs amis et par les deux tribuns du peuple, attaquaient tout ce que faisaient Pompée et Crassus ; mais quelle que fût la liberté de leur langage, elle restait impuissante, parce que c'était la lutte de quelques hommes contre plusieurs. Favonius, qui n'avait obtenu de Trebonius qu'une heure pour parler contre sa proposition, l'employa en vaines plaintes sur le peu de temps qu'on lui avait donné. Caton avait obtenu deux heures ; mais il se mit, suivant son habitude, à déclamer contre l'état présent des affaires et contre la situation de la République, et dépensa ainsi le temps qui lui avait été accordé, sans aborder la véritable question. Ce n'est pas qu'il n'eût rien à en dire ; mais il voulait, dans le cas où Trebonius lui ordonnerait de se taire, paraître avoir à parler encore et faire de cet ordre un nouveau grief contre le tribun. Caton savait bien qu'il n'amènerait pas les Romains à décréter ce qu'il désirait, même quand il passerait la journée entière à discourir. Aussi ne s'arrêta-t-il pas sur-le-champ, quand on lui ordonna de se taire ; mais chassé, traîné même avec violence hors de l'assemblée, il y rentra et ne se montra pas plus traitable, lorsque l'ordre de le conduire en prison eût été donné. [39,35] Cette journée se passa de telle manière qu'il fut absolument impossible aux tribuns de parler ; car dans toutes les assemblées où se débattaient les intérêts publics, les simples citoyens avaient la parole avant les magistrats : par là on voulait éviter sans doute qu'un particulier, prévenu par l'opinion d'un homme puissant, ne renonçât à la sienne, et lui assurer le moyen de l'exposer en toute liberté. Gallus, craignant qu'on ne l'éloignât du Forum le lendemain, ou qu'il ne lui arrivât encore pis, se rendit, le soir, au palais du sénat et y passa la nuit, soit qu'il s'y crût en sûreté, soit afin de pouvoir, dès l'aurore, aller de là dans l'assemblée du peuple. Mais ce fut en vain ; car Trebonius ferma toutes les portes du sénat et força Gallus à y rester toute la nuit et la plus grande partie du jour suivant. D'autres envahirent, pendant la nuit, le lieu où se tenait l'assemblée et en éloignèrent Ateius, Caton, Favonius et leurs amis. Mais Favonius et Ninnius y pénétrèrent secrètement ; Caton et Ateius, montés sur les épaules de ceux qui les entouraient, proclamèrent, ainsi élevés au-dessus de la foule, qu'un observait les astres, cherchant par ces paroles à disperser l'assemblée ; mais ils furent chassés l'un et l'autre par les appariteurs des tribuns du peuple, qui blessèrent leurs partisans et en tuèrent même plusieurs. [39,36] La loi fut ainsi rendue, et la multitude s'éloignait de l'assemblée, lorsque Ateius prit Gallus tout couvert de sang (il avait été violemment chassé du sénat et blessé), l'amena devant ceux qui étaient encore réunis, montra ses blessures et produisit une profonde émotion par quelques paroles adaptées à la circonstance. A cette nouvelle, les consuls, postés dans le voisinage pour épier ce qui se passait, accoururent en toute hâte avec une troupe nombreuse et répandirent partout la crainte : ils convoquèrent aussitôt l'assemblée et portèrent le décret concernant César. Ceux qui s'y étaient d'abord opposés voulurent le combattre encore ; mais leur résistance fut impuissante. [39,37] Après l'avoir fait adopter, ils proposèrent des peines plus sévères contre ceux qui se rendaient coupables de corruption, comme s'ils étaient moins répréhensibles eux-mêmes pour avoir obtenu le consulat non par l'argent, mais par la violence. Ils essayèrent aussi de restreindre les dépenses du luxe, qui avaient pris un très grand accroissement, quoiqu'ils s'adonnassent eux-mêmes à toutes les jouissances et à la mollesse. Cette circonstance fit rejeter leur proposition : Hortensius, qui aimait la dépense plus que personne, fit le tableau de la grandeur de Rome, loua la magnificence personnelle des consuls, leur libéralité envers tous, et les amena à retirer leur proposition, en invoquant leur exemple à l'appui de ses discours. Les consuls, honteux de cette contradiction entre leurs actes et leur manière de vivre, craignirent de paraître refuser aux autres par jalousie ce qu'ils se permettaient eux-mêmes et se désistèrent volontairement. [39,38] Pendant ces mêmes jours, Pompée dédia le théâtre dont nous sommes fiers encore aujourd'hui, et y fit donner une représentation musicale et des jeux d'athlètes. Il fit célébrer aussi dans l'hippodrome un combat de chevaux et une grande chasse de bêtes féroces de toute espèce. Cinq cents lions furent égorgés en cinq jours, et dix-huit éléphants combattirent contre des hommes pesamment armés. Parmi ces éléphants, les uns périrent sur-le-champ, les autres quelque temps après : plusieurs trouvèrent grâce auprès du peuple, contre l'attente de Pompée. Ils s'étaient retirés du combat couverts de blessures et allaient de côté et d'autre, élevant leurs trompes vers le ciel et faisant entendre de tels gémissements, qu'on disait qu'ils ne les poussaient pas au hasard, mais qu'ils invoquaient ainsi le serment qui les avait déterminés à sortir de la Libye, et qu'ils imploraient par leurs plaintes la vengeance des dieux. On rapporte, en effet, qu'ils n'étaient montés sur les vaisseaux qu'après que ceux qui voulaient les emmener eurent juré qu'il ne leur serait fait aucun mal ; mais je ne sais si cela est vrai, ou si c'est un conte. On dit encore que les éléphants comprennent la langue du pays où ils sont nés, et qu'ils ont l'intelligence de ce qui se passe dans le ciel ; qu'ainsi, à la nouvelle lune, avant qu'elle se montre à nos yeux, ils se dirigent vers une eau limpide et s'y purifient. Voilà du moins ce que j'ai entendu raconter : j'ai ouï dire aussi que ce ne fut point Pompée, mais son affranchi Cn. Démétrius qui construisit ce théâtre, avec l'argent qu'il avait amassé pendant qu'il servait sous ses ordres. Et en effet, Démétrius donna avec raison à ce théâtre le nom de Pompée, pour qu'on ne lui reprochât pas qu'un de ses affranchis avait pu s'enrichir assez pour faire une pareille dépense. [39,39] Par là Pompée ne se rendit pas peu agréable au peuple ; mais il lui déplut beaucoup en faisant avec Crassus les levées de troupes nécessaires pour l'exécution du décret du sénat. La multitude alors exprima des regrets et prôna Caton et ses amis. Cette disposition des esprits et une plainte déposée par quelques tribuns contre les consuls, quoiqu'elle fût dirigée en apparence contre leurs lieutenants, à l'occasion de tout ce qui s'était fait, empêchèrent les consuls de recourir à la violence ; mais ils prirent le deuil avec les sénateurs de leur parti, comme dans une calamité publique. Bientôt ils changèrent de sentiment et quittèrent le deuil, sans l'ombre d'un prétexte. Les tribuns cherchèrent à s'opposer à la levée des troupes et à faire annuler le décret concernant les expéditions : Pompée ne s'en plaignit pas. Il avait fait partir ses lieutenants sur-le-champ, et il resta volontiers à Rome, alléguant que sa présence y était nécessaire pour assurer les subsistances. De cette manière il dirigeait les affaires d'Espagne par ses lieutenants, en même temps qu'il tenait sous sa main Rome et l'Italie entière. Crassus, qui ne pouvait recourir à aucun de ces expédients, résolut de chercher sa force dans les armes. Les tribuns du peuple, voyant que la liberté de leurs discours, sans l'appui de la force, ne pouvait l'empêcher d'agir, ne réclamèrent plus contre lui ; mais ils l'accablèrent souvent d'imprécations, comme si ces imprécations ne retombaient pas sur la République même. Ainsi, lorsqu'il alla au Capitole adresser, suivant l'usage, des prières aux dieux pour son expédition, les tribuns parlèrent de mauvais auspices, de funestes présages, et quand il se mit en marche, ils firent contre lui des voeux terribles. Ateius essaya même de le mettre en prison ; mais les autres tribuns s'y opposèrent. De là une lutte, qui donna à Crassus le temps de sortir du pomoerium ; mais bientôt après il périt fortuitement, ou par l'effet des imprécations. [39,40] Sous le consulat de Marcellinus et de Philippe, César se mit en campagne contre les Vénètes, qui habitent sur les bords de l'Océan : ils s'étaient emparés de quelques soldats romains, envoyés sur leurs terres pour fourrager. Des députés vinrent les réclamer : les Vénètes les retinrent aussi, dans l'espoir d'obtenir en échange, les otages qu'ils avaient donnés ; niais César ne les rendit pas. Il envoya même des détachements dans diverses directions, les uns pour ravager les terres des peuples qui avaient soutenu la défection des Vénètes et les empêcher de se secourir mutuellement, les autres pour observer ceux qui étaient en paix avec les Romains, afin de prévenir de nouveaux mouvements ; puis il marcha en personne contre les barbares, après avoir fait construire dans l'intérieur des terres des barques qui pussent, d'après ce qu'il avait entendu dire, résister au flux et au reflux de la mer. Il les fit descendre par la Loire ; mais l'été presque tout entier s'écoula sans qu'il remportât aucun avantage. Les villes des Vénètes, bâties dans des lieux fortifiés par la nature, étaient inaccessibles : l'Océan, qui les baignait presque toutes et dont les eaux montent et s'abaissent tour à tour, eu rendait l'attaque impossible pour les troupes de terre et même pour les vaisseaux, au moment du reflux, ou lorsque les flots vont se briser contre le rivage. César fut dans le plus grand embarras jusqu'au jour où Décimus Brutus se rendit de la mer Intérieure auprès de lui avec des vaisseaux légers. Il ne comptait pas sur le succès, même avec le concours de ces vaisseaux : heureusement les barbares ne s'en inquiétèrent nullement, à cause de leur petitesse et de leur mauvaise construction, et ils furent vaincus. [39,41] Nos vaisseaux étaient légèrement construits et pouvaient voguer avec célérité, comme l'exige notre manière de naviguer ; tandis que ceux des barbares, que la continuité de la marée exposait souvent à rester à sec et qui devaient être en état de supporter le flux et le reflux, étaient beaucoup plus grands et beaucoup plus lourds. Aussi les Vénètes, qui n'avaient jamais eu affaire à de pareils vaisseaux, en conçurent, d'après leur apparence, une mauvaise opinion et les attaquèrent pendant qu'ils étaient encore en mouillage, espérant les couler bas sans la moindre peine avec leurs avirons. Ils étaient poussés par un vent abondant et rapide, dont les voiles recueillaient d'autant plus avidement toute la force qu'elles étaient en peau. [39,42] Tant qu'il souffla, Brutus n'osa s'avancer contre les Vénètes, autant à cause du nombre et de la grandeur de leurs navires qu'à cause du vent qui les favorisait, ou parce qu'il craignait quelque piège. Il se disposa même à abandonner complètement ses vaisseaux et à se défendre contre leurs attaques sur terre ; mais le vent tomba tout à coup, les flots se calmèrent, les navires des barbares, loin d'être poussés avec la même rapidité par les rames, étaient en quelque sorte rendus immobiles par leur pesanteur. Brutus alors reprit courage et fondit sur les ennemis : tantôt courant autour d'eux ou s'ouvrant un passage à travers leurs lignes, tantôt s'avançant ou reculant, comme il voulait et autant qu’il le jugeait convenable ; combattant ici avec plusieurs vaisseaux contre un seul, là avec autant de vaisseaux qu'en avaient ses adversaires, d'autres fois avec un nombre moindre, il leur faisait beaucoup de mal, sans courir le moindre danger. Avait-il le dessus quelque part, il les pressait sur ce point, brisait et submergeait leurs vaisseaux, ou bien il les escaladait de plusieurs côtés à la fois, attaquait les hommes qui les montaient et en massacrait une grande partie. Craignait-il d'avoir le dessous, il battait facilement en retraite, et, en définitive, il avait toujours l'avantage. [39,43] Les Vénètes, qui ne se servaient pas de flèches et qui ne s'étaient point pourvus de pierres, ne croyant pas en avoir besoin, repoussaient jusqu'à un certain point les Romains qui combattaient de près ; mais ils ne pouvaient rien contre ceux qui se tenaient même à une courte distance. Ils étaient blessés ou tués, sans pouvoir se défendre : leurs vaisseaux étaient brisés par le choc des vaisseaux ennemis ou consumés par les flammes ; quelques-uns même, dépourvus d'équipage, furent attachés à ceux des Romains et traînés à la remorque. A la vue d'un tel désastre, les soldats de la flotte barbare qui avaient survécu se tuèrent pour ne pas être pris vivants, ou s'élancèrent dans la mer, afin d'y trouver la mort sous les coups des vainqueurs en cherchant à escalader leurs vaisseaux, ou de toute autre manière. Ils ne leur cédaient ni eu courage ni en audace ; mais trahis par l'immobilité de leurs vaisseaux, ils furent réduits à fa dernière extrémité ; car les Romains, dans la crainte que quelque vent ne vint à s'élever encore et à mettre leur flotte en mouvement, dirigeaient de loin contre eux des perches armées de faux qui coupaient les cordages et déchiraient les voiles. Les Vénètes, forcés de soutenir, pour ainsi dire, un combat de terre sur leurs navires contre les Romains, qui pouvaient en toute liberté faire usage de leurs vaisseaux, périrent pour la plupart : le reste fut pris. César fit mettre à mort ceux qui occupaient le premier rang et vendit les autres. [39,44] Après cette expédition, il tourna ses armes contre les Morins et les Ménapiens, leurs voisins : il espérait les effrayer par le bruit de ses exploits et les subjuguer sans peine ; mais il n'en dompta pas même une partie. Sans villes, vivant dans des cabanes, ils transportèrent sur des montagnes couvertes de forêts touffues ce qu'ils avaient de plus précieux et firent à leurs agresseurs beaucoup plus de mal qu'ils n'en souffrirent eux-mêmes. César tenta de pénétrer sur ces montagnes en abattant les forêts ; mais, découragé par leur grandeur et par l'approche de l'hiver, il se retira. [39,45] Pendant qu'il était encore dans la Vénétie, il envoya son lieutenant Q. Titurius Sabinus dans le pays des Unelles, qui avaient pour chef Viridovix. D'abord Sabinus fut tellement effrayé de leur nombre, qu'il s'estima heureux de sauver son camp ; mais ensuite il reconnut que ses craintes rendaient les Unelles plus audacieux, et qu'en réalité ils n'étaient pas redoutables ; car la plupart des barbares n'ont, pour inspirer de la terreur, que d'arrogantes et vaines menaces. Il reprit courage : cependant il n'osa pas encore en venir ouvertement aux mains avec eux (il était toujours intimidé par leur nombre) ; mais il les amena à attaquer imprudemment son camp, placé sur une hauteur. A cet effet il envoya, vers le soir, aux Unelles comme transfuge un de ses alliés qui parlait leur langue et qui devait leur persuader que César avait été battu. Les Unelles, hors d'état de réfléchir, parce qu'ils avaient bu et mangé avec excès, le crurent sans peine : ils marchèrent en toute hâte contre les Romains, comme s'ils avaient craint d'être prévenus par leur fuite (il ne fallait pas, disaient-ils, laisser échapper même le prêtre qui porte la torche). Emportant ou traînant des sarments et des fagots pour brûler les Romains, ils gagnèrent la hauteur où était le camp de Sabinus et la gravirent rapidement, sans éprouver aucune résistance. Sabinus ne bougea pas, avant que les barbares fussent tous sous sa main ; mais alors il fondit inopinément sur eux de tous les points, frappa d'épouvante les premiers qu'il rencontra et les précipita du haut de la montagne. Dans leur déroute, ils s'embarrassaient les uns les autres et dans les débris d'arbres dont ils étaient chargés. Sabinus les battit si rudement, que ni eux ni d'autres n'osèrent plus se mesurer avec les Romains ; car les Gaulois sont tous également entraînés par une fougue que rien ne règle, et n'ont de mesure ni dans la crainte ni dans l'audace : ils passent subitement de l'excessive confiance à la crainte et de la crainte à une aveugle confiance. [39,46] A peu près clans les mêmes jours, Publius Crassus, fils de Marcus Crassus, conquit l'Aquitaine presque tout entière. Les peuples de cette contrée, qui sont aussi Gaulois, habitent sur les confins de la Celtique et s'étendent le long des Pyrénées jusqu'à l'Océan. Crassus se mit en marche contre eux, défit les Apiates dans un combat, assiégea et prit leur ville. Il ne perdit qu'un petit nombre de soldats que les ennemis firent périr par une ruse, pendant qu'il traitait avec eux. Il tirait une éclatante vengeance de cette perfidie, quand il apprit que d'autres Gaulois s'étaient ligués, avaient fait venir d'Espagne des soldats de Sertorius, et qu'avec leur concours ils faisaient la guerre d'après la tactique militaire, et non plus avec une aveugle impétuosité; persuadés que le manque de vivres forcerait bientôt les Romains à sortir de leur pays. Crassus feignit de les craindre et ne leur inspira que du dédain : il ne put néanmoins les déterminer à combattre ; mais lorsqu'ils en furent venus à ne plus redouter les Romains, il tomba sur eux au moment où ils ne s'y attendaient pas. Il attaqua leur camp; mais les barbares firent une sortie et se défendirent avec vigueur, et il ne remporta sur ce point aucun avantage. Comme ils avaient concentré là toutes leurs forces, Crassus envoya un détachement de ses soldats vers un autre côté de leur camp, qui n'était pas défendu. Ils s'en emparèrent et se frayèrent par là une route sur les derrières des combattants. Les barbares furent tous massacrés; les autres peuples, à quelques exceptions près, traitèrent avec les Romains sans combattre. Voilà ce qui se passa cet été. [39,47] Pendant que les Romains étaient hivernés chez en de des peuples amis, les Tenchtères et les Usipètes, nations germaines, chassés de leurs foyers par les Suèves, ou appelés par les Gaulois, franchirent le Rhin et firent une invasion sur les terres des Trévères, où ils trouvèrent César. Frappés de crainte, ils lui envoyèrent des députés pour traiter avec lui et pour demander qu'il leur assignât quelque contrée, ou qu'il leur permit d'en conquérir une. N'ayant rien obtenu, ils promirent d'abord de rentrer volontairement dans leur pays et sollicitèrent une trêve ; mais ensuite les plus jeunes, ayant remarqué que César ne faisait marcher contre eux qu'un petit nombre de cavaliers, regardèrent les Romains comme peu redoutables et se repentirent de leur promesse. Ils suspendirent leur départ, maltraitèrent ces cavaliers, qui ne s'attendaient pas à une attaque, et fiers de ce succès, ils résolurent de faire la guerre. [39,48] Les plus âgés les blâmèrent, se rendirent auprès de César, contre leur avis, rejetèrent sur quelques hommes la faute qui avait été commise et le prièrent de pardonner. César les retint, en leur faisant espérer qu'il donnerait bientôt une réponse ; mais il marcha contre ceux qui étaient restés dans leurs tentes, les surprit, pendant le repos du milieu du jour et lorsqu'ils ne s'attendaient à aucune hostilité, par cela même que plusieurs de leurs concitoyens étaient en ambassade auprès de lui. Il tomba sur eux tout à coup et massacra un grand nombre de fantassins qui n'avaient pas eu le temps de prendre les armes et qui couraient en désordre auprès de leurs chariots, confondus avec les femmes et les enfants. La cavalerie était alors absente : elle s'était dirigée vers ses foyers, à la nouvelle de ce qui venait de se passer, et déjà elle était arrivée dans le pays des Sicambres. César demanda, par une députation, qu'elle lui fût livrée. Il ne comptait pas l'obtenir : les peuples qui habitent au delà du Rhin ne redoutaient pas encore assez les Romains pour obéir à une pareille injonction ; mais il voulait avoir un prétexte pour franchir ce fleuve ; car il désirait vivement faire ce qu'aucun général romain n'avait fait avant lui, et il espérait retenir les Germains loin de la Gaule, en faisant une invasion sur leurs terres. La cavalerie ne lui fut donc point livrée : d'un autre côté, les Ubiens, voisins des Sicambres et ennemis de ce peuple, invitèrent César à se rendre auprès d'eux. Il jeta un pont sur le Rhin et traversa ce fleuve ; mais, à son arrivée, les Sicambres s'étaient déjà repliés dans leurs forts, et les Suèves se rassemblaient pour les secourir : César se retira avant le vingtième jour. [39,49] Le Rhin prend sa source dans les Alpes Celtiques, un peu au-dessus de la Rhétie. Il coule vers l'occident, ayant à sa gauche la Gaule et ses habitants, à sa droite les Celtes, et se jette dans l'Océan. Telle est la limite qui sépare ces peuples, depuis qu'ils ont pris des noms différents : dans les temps les plus reculés, les habitants des deux côtés du fleuve portaient le nom de Celtes. [39,50] César est le premier Romain qui ait traversé le Rhin et pénétré ensuite dans la Bretagne, sous le consulat de Pompée et de Crassus. La plus courte distance de cette contrée à la partie de la Belgique habitée par les Morins est de quatre cent cinquante stades. Elle s'avance dans la mer et s'allonge en faisant face au reste de la Gaule et à presque toute l'Espagne. Les anciens Grecs et les anciens Romains n'en connaissaient pas même l'existence : plus tard on mit en doute si c'était un continent ou une île. L'une et l'autre opinion fut soutenue par plusieurs écrivains, qui ne savaient rien de certain, puisqu'ils n'avaient pas visité le pays et n'avaient reçu aucun renseignement des habitants : ils s'appuyaient sur diverses conjectures, suivant leurs loisirs et leurs lumières. Dans la suite des temps, d'abord sous la propréture d'Agricola, et de nos jours sous le règne de Sévère, il a été clairement établi que c'est une île. [39,51] César, après avoir pacifié le reste de la Gaule et soumis les Morins, eut l’ambition de passer dans la Bretagne. La traversée avec l'infanterie s'opéra comme il pouvait le désirer ; mais il n'aborda pas dans l'endroit le plus convenable. Les Bretons, informés qu'il faisait voile vers leur île, occupèrent vis-à- vis du continent tous les points qui offraient un accès facile. César, après avoir tourné un cap très saillant, se dirigea d'un autre côté. Là il battit les barbares qui l'attaquèrent, au moment où il débarquait près d'un bas-fond, et resta maître du terrain, avant que des renforts vinssent à leur secours. Ces renforts étant arrivés, César repoussa avec succès une nouvelle attaque. Quelques Bretons seulement succombèrent : comme ils combattaient sur des chariots ou à cheval, ils purent facilement échapper aux Romains dont la cavalerie n'était pas encore arrivée ; mais, effrayés par les récits qui leur venaient du continent sur leurs exploits, et plus encore de ce qu'ils avaient osé traverser la mer et faire une descente dans leur pays, ils firent demander la paix à César par une députation de Morins avec lesquels ils vivaient en bonne intelligence. Il exigea des otages, qu'ils consentirent alors à lui donner. [39,52] Sur ces entrefaites, une tempête ayant endommagé les vaisseaux que les Romains avaient déjà et ceux qui allaient arriver, les Bretons changèrent de sentiment. A la vérité, ils n'attaquèrent pas ouvertement les Romains, dont le camp était gardé par des forces redoutables ; mais, après avoir bien accueilli des soldats qui étaient venus chercher des vivres chez eux, comme dans un pays ami, ils les massacrèrent, sauf un petit nombre que César put secourir en toute hâte. Ensuite ils se jetèrent sur le camp même ; mais, bien loin d'avoir l'avantage, ils furent battus : toutefois ils ne demandèrent à traiter qu'après plusieurs défaites. César n'était pas disposé à leur accorder la paix ; mais l'hiver approchait, il n'avait pas auprès de lui des troupes suffisantes pour continuer la guerre pendant la mauvaise saison, et celles qui devaient arriver avaient eu beaucoup à souffrir ; enfin, les Gaulois avaient profité de son absence pour tenter de nouveaux mouvements. Il traita donc à contre-coeur, demanda encore des otages, et même en plus grand nombre ; mais il en obtint très peu. [39,53] César repassa sur le continent et pacifia les contrées où des troubles avaient éclaté. Il ne remporta de la Bretagne, pour la République et pour lui, que la gloire d'avoir entrepris une expédition dans cette île. II en était très fier lui-même, et tout le monde à Rome la prônait avec enthousiasme. On se félicitait de connaître un pays inconnu auparavant, d'avoir pénétré dans des contrées dont on n'avait pas entendu parler jusqu'alors : chacun prenait ses espérances pour la réalité, et tout ce qu'on se flattait d'obtenir un jour faisait éclater une joie aussi vive que si on l'eût déjà possédé. Vingt jours de solennelles actions de grâces aux dieux furent décrétés à cette occasion. [39,54] En ce moment, l'Espagne fut le théâtre de troubles, qui la firent donner pour province à Pompée. Quelques peuples s'étaient révoltés et avaient mis les Vaccéens à leur tête ; mais le temps leur avait manqué pour les préparatifs, et ils furent vaincus par Metellus Nepos. Ils l'attaquèrent ensuite, pendant qu'il assiégeait Clunia et le vainquirent. Ils s'emparèrent même de cette ville ; mais ils furent battus sur un autre point. Cette défaite n'amena pourtant pas promptement leur soumission. Ils étaient beaucoup plus nombreux que les Romains, et Metellus s'estima heureux de pouvoir se tenir tranquille sans danger. [39,55] A cette même époque, Ptolémée fut reconduit en Égypte et recouvra ses États ; quoique les Romains eussent décrété qu'on ne lui accorderait pas de secours et qu'ils fussent encore irrités contre la corruption dont il s'était rendu coupable. Tout cela se fit par Pompée et par Gabinius. L'influence des hommes puissants et des richesses était si grande, même contre les décrets du peuple et du sénat, que Pompée écrivit à Gabinius, gouverneur de la Syrie, pour le charger de ramener Ptolémée en Égypte, et que celui-ci, qui s'était déjà mis en campagne, l'y reconduisit, malgré la volonté publique et au mépris des oracles de la Sibylle. Pompée ne voulait que se rendre agréable à Ptolémée ; mais Gabinius s'était laissé corrompre. Plus tard, mis en accusation pour ce fait, il ne fut pas condamné, grâce à Pompée et à son or. Il régnait alors à Rome un tel désordre moral, que des magistrats et des juges qui n'avaient reçu de Gabinius qu'une faible partie des sommes qui avaient servi à le corrompre, ne tinrent aucun compte de leurs devoirs pour s'enrichir et apprirent aux autres à mal faire, en leur montrant qu'ils pourraient facilement se soustraire au châtiment avec de l'argent. Voilà ce qui fit absoudre Gabinius en ce moment : dans la suite traduit en justice, sous le coup de diverses accusations, mais surtout pour avoir enlevé de sa province plus de cent millions de drachmes, il fut condamné. Ainsi, chose étrange ! l'argent qui avait fait absoudre Gabinius dans un premier jugement, le fit condamner dans un second, en raison même du premier, et Pompée qui, absent à l'époque du premier, l'avait sauvé par l'entremise de ses amis, ne lui fut d'aucun secours dans le second ; quoiqu'il se trouvât dans un faubourg de Rome et qu'il fût, pour ainsi dire, à côté de lui dans le tribunal. [39,56] Les choses se passèrent ainsi : Gabinius fit tant de mal à la Syrie, qu'elle eut beaucoup plus à se plaindre de lui que des pirates, alors fort puissants ; mais regardant comme rien le gain qu'il avait fait dans cette province, il médita et prépara une expédition contre les Parthes et contre leurs richesses. Après que Phraate eut péri par le crime de ses enfants, Orode hérita de ses États et chassa Mithridate, son frère, de la Médie qu'il gouvernait. Mithridate se réfugia auprès de Gabinius et lui persuada de l'aider à rentrer dans la Médie ; mais lorsque Ptolémée, arrivé avec les lettres de Pompée, eut promis de donner à Gabinius et à son armée des sommes considérables, d'en compter une partie sur-le-champ, et l'autre dès qu'il serait rentré dans son royaume, Gabinius renonça à ses projets contre les Parthes et se dirigea vers l'Egypte malgré la loi qui ne permettait pas aux gouverneurs de sortir de leur province et d'entreprendre une guerre, de leur propre autorité, et quoique le peuple et la Sibylle eussent défendu de ramener Ptolémée dans ses États. Plus ces prohibitions étaient formelles, plus Gabinius se fit payer. Il laissa donc en Syrie, avec une poignée de soldats, son fils Sisenna, encore fort jeune, exposa encore davantage à toutes les déprédations des pirates la province qui lui avait été confiée, se rendit en Palestine et s'empara d'Aristobule, qui y excitait des troubles, après s'être échappé de Rome, l'envoya à Pompée, imposa un tribut aux Juifs et entra enfin en Égypte. [39,57] Là régnait alors Bérénice, qui ne se montra pas bien disposée pour lui, quoiqu'elle craignit les Romains. Elle avait appelé auprès d'elle un certain Séleucus qu'elle donnait pour un rejeton de la famille qui fut jadis florissante en Syrie, l'avait épousé et associé au trône et à cette guerre. Mais elle ne tarda pas à reconnaître qu'il n'avait aucune capacité, le fit périr et attira auprès d'elle, aux mêmes conditions, Archélaüs, dont le père avait embrassé le parti de Sylla, homme entreprenant et qui vivait en Syrie. Gabinius pouvait étouffer le mal dans sa racine ; car il avait fait arrêter Archélaüs, dont il se défiait depuis longtemps et qui ne devait plus lui inspirer aucune crainte ; mais il appréhendait de paraître n'avoir rien fait d'important et de recevoir de Ptolémée moins d'argent qu'il n'avait été convenu. Il espérait, en outre, se faire donner davantage, en raison du mérite et de la réputation d'Archelaüs. Enfin il reçut d'Archélaüs lui-même des sommes considérables et lui rendit volontairement la liberté, tout en répandant le bruit qu'il s'était échappé. [39,58] Gabinius arriva sans obstacle jusqu'à Péluse ; de là il pénétra plus avant, partagea son armée en deux et vainquit, le même jour, les Égyptiens qui étaient venus à sa rencontre. Ensuite il remporta deux nouvelles victoires, l'une dans le Nil avec ses vaisseaux, l'antre sur terre. Les habitants d'Alexandrie sont très portés à tout oser et à dire tout ce qui leur passe par l'esprit ; mais ils n'ont rien de ce qu'il faut pour faire la guerre et pour triompher des dangers. Cependant, au milieu des séditions, et elles sont fréquentes et terribles chez eux, ils ne reculent pas devant l'effusion du sang, et dans le feu des dissensions, comptant la vie pour rien, ils aspirent à périr dans la lutte, comme si une semblable mort était le bien le plus désirable. Après les avoir vaincus, après en avoir massacré un grand nombre et Archélaüs lui-même, Gabinius fut sur-le-champ maître de l'Égypte et la rendit à Ptolémée : celui-ci, pressé par le besoin d'argent, fit mettre à mort sa fille et les citoyens les plus distingués par leur rang et les plus riches. [39,59] C'est ainsi que Gabinius ramena Ptolémée en Égypte. Il n'écrivit point à Rome à ce sujet, ne voulant pas annoncer lui-même les illégalités dont il s'était rendu coupable. Mais un événement de cette importance ne pouvait rester caché : le peuple en eut aussitôt connaissance. Les Syriens, que les pirates avaient fort maltraités, pendant l'absence de Gabinius, se plaignirent vivement de lui, et les publicains, que ces mêmes pirates avaient empêchés de lever les impôts, devaient un arriéré considérable. Les Romains, irrités contre Gabinius, le mirent en cause et se montraient disposés à le condamner. Cicéron les y poussait avec ardeur : il leur conseillait surtout de relire les oracles sibyllins, espérant qu'on y trouverait quelque peine contre ceux qui les avaient violés. [39,60] Pompée et Crassus étaient encore consuls ; ils défendirent ouvertement Gabinius, le premier dans son intérêt, le second pour être agréable à son collègue et parce q'il avait reçu l'argent que Gabinius lui avait envoyé : ils reprochèrent hautement à Cicéron d'avoir été banni, et ne rendirent aucune décision. Mais lorsque leur consulat fut arrivé à son terme et qu'ils eurent été remplacés par Lucius Domitius et par Appius Claudius, on discuta de nouveau cette affaire, et presque toutes les opinions furent contraires à Gabinius. Domitius était l'ennemi de Pompée, qui avait été son compétiteur pour le consulat et l'avait obtenu malgré lui. Claudius était parent de Pompée ; mais il voulait plaire à la multitude, et il espérait obtenir de l'argent de Gabinius, en excitant des troubles. Ils réunirent tous leurs efforts contre Gabinius, qui était d'ailleurs en butte à un grief très grave, pour n'avoir point reçu le lieutenant que Crassus lui avait envoyé comme successeur, et pour avoir gardé le commandement, comme s'il lui avait été donné pour toujours. Le sénat décréta donc, malgré Pompée, que les oracles de la Sibylle seraient lus de nouveau. [39,61] En ce moment, soit que des pluies extraordinaires fussent tombées au delà de Rome, du côté du nord, soit que le vent, soufflant avec violence du côté de la mer, eût intercepté le cours du Tibre, soit plutôt par la volonté des dieux, ainsi qu'on le supposa, ce fleuve grossit tout à coup à un tel point, qu'il submergea les bas quartiers de la ville et envahit même quelques-uns des points les plus élevés. Les maisons, qui étaient en briques, firent eau de toutes parts et s'écroulèrent ; les bêtes de somme furent toutes englouties, et ceux des habitants, qui ne s'étaient pas retirés à temps sur les hauteurs, furent surpris par l'inondation et périrent, ceux-ci dans leurs demeures, ceux là dans les rues ; et comme le fléau dura plusieurs jours, les maisons, qui restaient encore, furent minées et causèrent de graves accidents, les unes sur-le-champ, les autres peu de temps après. Les Romains, affligés de tous ces maux, en attendaient de plus grands encore : convaincus que le retour de Ptolémée en Égypte avait allumé le courroux des Dieux, ils condamnèrent à la peine capitale Gabinius absent ; comme s'ils avaient dit obtenir un allégement à leurs souffrances, en se hâtant de le faire mourir. Cette affaire fut conduite avec tant de vigueur que, sans avoir rien trouvé à ce sujet dans les livres sibyllins, le sénat invita les magistrats et le peuple à lui infliger la peine la plus dure et la plus rigoureuse. [39,62] Les richesses que Gabinius avait expédiées d'avance arrivèrent sur ces entrefaites et furent cause qu'il n'eut rien à souffrir à cette occasion, ni pendant son absence, ni à son retour. Mais il était si honteux de ses méfaits et si tourmenté par sa conscience, qu'il différa longtemps de revenir en Italie, rentra nuitamment dans Rome et n'osa, pendant bien des jours, paraître hors de sa maison. Plusieurs griefs existaient contre lui, et ses accusateurs étaient nombreux. Le premier qui le fit traduire en justice, et c'était le plus grave, fut le retour de Ptolémée. Le peuple presque tout entier accourut au tribunal et voulut maintes fois mettre Gabinius en pièces ; surtout, parce que Pompée était absent et que Cicéron l'attaquait avec toute la force de son éloquence. Cependant, malgré cette irritation des esprits, il fut absous, grâce aux sommes considérables qu'il avait distribuées en raison des accusations dirigées contre lui, et à l'appui fervent des amis de Pompée et de César : ils disaient que la Sibylle avait désigné un autre temps, un autre roi, et ils insistaient principalement sur ce que ses livres ne portaient aucune peine contre les actes de Gabinius. [39,63] Peu s'en fallut que le peuple ne massacrât les juges : ils prirent la fuite. Le peuple alors s'occupa des autres griefs et le fit condamner du moins pour ceux-ci. Les juges, désignés par le sort pour ce nouveau jugement, redoutant la multitude ou ayant reçu peu d'argent de Gabinius qui, poursuivi pour des faits sans importance et comptant sur un acquittement, même en ce moment, n'avait pas beaucoup dépensé, le condamnèrent, quoique Pompée ne fût pas loin et quoiqu'il eût Cicéron pour défenseur. Pompée, parti de Rome pour se procurer du blé, parce qu'une grande partie des provisions avait été détruite par le débordement du Tibre, avait pu y revenir promptement, pour assister au premier jugement, puisqu'il était en Italie. Toutefois il n'y était arrivé qu'après que ce jugement eut été rendu ; mais il ne quitta point les faubourgs, avant que le second fût prononcé. Le peuple s'étant rassemblé hors du pomérium, attendu que Pompée, revêtu de la puissance proconsulaire, ne pouvait entrer dans Rome, il lui parla longuement pour Gabinius, lut plusieurs lettres que César lui avait écrites en sa faveur et adressa des prières aux juges. Il empêcha Cicéron de l'accuser et le détermina même à le défendre ; ce qui attira à cet orateur de plus vifs reproches d'inconstance et lui fit donner le surnom de transfuge. Mais rien de tout cela ne servit à Gabinius : il fut alors condamné au bannissement, comme je l'ai dit. Plus tard, César le rappela à Rome. [39,64] A la même époque, la femme de Pompée mourut, après avoir donné le jour à une fille. A peine son éloge eut-il été prononcé dans le Forum, que plusieurs citoyens, à l'instigation des amis de Pompée et de César, ou bien pour leur être agréables, enlevèrent les restes de Julie et les ensevelirent au champ de Mars, malgré Domitius qui soutenait qu'il n'était pas permis, sans un décret, de les déposer dans un lieu sacré. [39,65] A la même époque aussi, Caïus Pomptinus reçut les honneurs du triomphe pour sa victoire sur les Gaulois. Il était resté jusqu'alors hors du pomérium ; parce qu'on ne les lui avait pas accordés, et il ne les aurait pas encore obtenus, si Servius Galba, qui avait pris part à cette expédition et qui était préteur, n'avait fait voter secrètement quelques citoyens, à la pointe du jour ; quoique la loi défendit de traiter aucune affaire publique, avant la première heure. Aussi plusieurs tribuns, qui n'avaient pas assisté à l'assemblée du peuple, cherchèrent-ils à lui susciter des embarras pendant la célébration de ce triomphe : des meurtres furent même commis.