[37,0] LIVRE XXXVII. [37,1] L'année suivante, sous le consulat de L. Cotta et de L. Torquatus, Pompée fit la guerre aux Albanais et aux Ibères. Il se vit forcé de la faire d'abord contre ceux-ci, quoique tel ne fût point son dessein. Artocès, leur roi (ils habitent sur les deux rives du Cyrnus et leur pays touche à l'Albanie d'un côté et à l'Arménie de l'autre), craignit que Pompée ne marchât aussi contre lui. Il lui envoya une ambassade, comme pour solliciter son amitié ; mais il se disposa à profiter de la sécurité qu'il aurait ainsi inspirée au général romain, pour l'attaquer à l'improviste. Instruit à temps de ce projet, Pompée pénétra dans les États d'Artocès, avant que celui-ci eût terminé ses préparatifs et occupé les défilés qui rendent l'entrée de son royaume très difficile. Il arriva jusqu'à la ville nommée Acropolis, sans qu’Artocès eût vent de sa présence. Situés au pied des gorges d'où les bras du Caucase s'allongent des deux côtés, elle avait été fortifiée pour en défendre l’entrée. Artocès effrayé n'eut pas le temps de prendre toutes les mesures nécessaires : il traversa le fleuve et brûla le pont. La garnison, vaincue dans la défense de la place et dans une sortie contre les Romains, capitula. Pompée, maître de ce passage, y établit un corps de troupes, pénétra plus avant et subjugua tout le pays en deçà du fleuve. [37,2] Il allait à son tour traverser le Cyrnus, lorsque Artocès lui envoya une ambassade pour demander la paix ; offrant, de son plein gré, de construire un pont et de fournir aux Romains ce dont ils avaient besoin. Il fit l'une et l'autre chose dans l'espoir d'obtenir la paix ; mais lorsqu'il vit que Pompée avait passé le fleuve, il fut saisi de crainte et se retira en toute hâte vers le Pélore, qui coule aussi dans ses États ; cherchant à échapper à un ennemi qu'il aurait pu empêcher de passer le Cyrnus et qu'il avait attiré sur ses pas. Pompée, le voyant fuir, se mit à sa poursuite, l'atteignit et le vainquit. Par la rapidité de sa course, le général romain en vint aux mains avec les Ibères, avant que les archers pussent se servir de leurs flèches avec avantage, et il les mit en déroute en un clin d'oeil. Après cet échec, Artocès franchit le Pélore, brûla aussi le pont construit sur ce fleuve et prit la fuite. Ses soldats périrent, les uns sur le champ de bataille, les autres en traversant le fleuve à pied : plusieurs, dispersés dans les bois, se défendirent pendant quelques jours avec leurs flèches du haut des arbres qui étaient très élevés ; mais ces arbres ayant été coupés, ils succombèrent aussi. Dans cette situation, Artocès fit de nouveau demander la paix à Pompée et lui envoya des présents. Pompée les accepta, afin que ce roi, dans l'espoir de traiter, ne poussât pas plus loin sa fuite ; mais il déclara qu'il n'accorderait pas la paix, à moins qu'Artocès ne lui remît ses enfants comme otages. Artocès différa, jusqu'à ce que les Romains eussent franchi le Pélore, devenu facile à traverser à cause de l'été et dont le passage n'était d'ailleurs défendu par personne : alors il envoya ses enfants à Pompée et obtint ensuite la paix. [37,3] Après ce traité Pompée, informé que le Phasis n'était pas loin et comptant pouvoir, en suivant le cours de ce fleuve, descendre dans la Colchide et de là se mettre à la poursuite de Mithridate dans le Bosphore, s'avança, comme il l'avait résolu, et s'ouvrit un chemin dans la Colchide et dans les pays limitrophes, tantôt par la persuasion, tantôt par la crainte. Là, voyant que sa marche sur terre devait se faire à travers des peuples inconnus et guerriers ; que sur mer elle serait plus difficile encore, soit parce que le pays n'avait point de ports, soit à cause des habitants, il ordonna à sa flotte de mouiller en face de Mithridate et de l'observer ; afin de ne lui laisser aucun moyen de mettre à la voile et pour le priver de l'arrivage des vivres. Quant à lui, il se dirigea vers le pays des Albanais, non par le chemin le plus court, mais en revenant dans l'Arménie : son but était de tomber à l'improviste sur ce peuple, qui, déjà rassuré par le traité récemment conclu, le serait encore davantage par cette marche. Pompée traversa le Cyrnus à pied, dans l'endroit où l'été l'avait rendu guéable. Il ordonna à la cavalerie de passer la première en aval du fleuve : les bêtes de somme, qui portaient les bagages, formèrent la seconde ligne, et l'infanterie la troisième. De cette manière, les chevaux brisaient la force du courant en lui opposant leurs corps, et si, malgré cela, quelques-unes des bêtes de somme venaient à être entraînées par les eaux, recueillies par les soldats qui marchaient un peu au-dessous, elles n'étaient pas emportées plus loin. De là, Pompée se dirigea vers le Cambyse. Les ennemis ne lui causèrent aucun dommage ; mais il eut beaucoup à souffrir, avec toute son armée, de la chaleur et de la soif qu'elle causait, quoiqu'il fit de nuit la plus grande partie de la route. Les guides, qui avaient été pris parmi les prisonniers, ne conduisirent pas les Romains par le chemin le plus facile. Le fleuve lui-méme ne leur fut d'aucun secours : bien au contraire, comme l'eau était très froide, elle rendit malades un grand nombre de soldats, qui en buvaient outre mesure. Là encore les Romains ne rencontrèrent aucune résistance, et ils s'avancèrent vers l'Abas, n'emportant que de l'eau. Les habitants du pays leur fournirent volontairement tout le reste : aussi les Romains ne leur firent-ils aucun mal. [37,4] Ils avaient déjà traversé le fleuve, lorsque l'arrivée d'Oroesès leur fut annoncée. Pompée voulut l'attirer au combat, avant qu'il connut les forces des Romains, de peur qu'il ne se retirât en apprenant combien elles étaient considérables. Il mit la cavalerie sur la première ligne et lui donna ses instructions derrière elle, il plaça le reste de ses soldats, genou à terre et couverts de leurs boucliers, avec ordre de ne pas remuer. Oroesès ne fut pas plus tôt informé de la présence des Romains, qu'il engagea la bataille. D'après les dispositions prises par Pompée, le roi des Albanais, persuadé qu'il n'avait à combattre que la cavalerie, crut ne pas devoir s'en inquiéter et l'attaqua : elle prit bientôt la fuite à dessein et Oroesès la poursuivit avec acharnement. Alors l'infanterie se leva subitement et entrouvrit ses rangs, pour donner à la cavalerie le moyen de battre en retraite sans danger. En même temps, elle fit bonne contenance contre les ennemis qui poursuivaient témérairement la cavalerie, et les cerna en grande partie. Tous ceux qui furent ainsi enveloppés périrent sous les coups de l'infanterie : quant aux autres, la cavalerie les tourna, les uns à droite, les autres à gauche et tomba sur eux. Ainsi un grand nombre d'Albanais furent tués là par l'infanterie et par la cavalerie de Pompée. Ceux qui s'étaient réfugiés dans les bois furent brûlés avec les arbres par les Romains qui criaient : les Saturnales ! les Saturnales ! parce que les barbares les avaient attaqués pendant cette fête. [37,5] Après ces exploits, Pompée parcourut tout ce pays et accorda la paix aux Albanais : il traita aussi avec quelques autres peuples des environs du Caucase, jusqu'à la mer Caspienne, où finit cette montagne qui commence au Pont : ils lui avaient envoyé une députation. Phraate, qui voulait renouveler son alliance avec les Romains, lui envoya aussi une ambassade. En voyant la rapidité des progrès de Pompée, le reste de l'Arménie et de la partie du Pont qui lui est contiguë déjà conquis par les lieutenants de ce général, Gabinius parvenu au delà de l'Euphrate jusque sur les bords du Tibre, il fut frappé de crainte et désira confirmer ses traités avec Pompée ; mais il ne put rien obtenir. Pompée, confiant dans ses succès et dans les espérances qu'ils lui donnaient pour l'avenir, ne lui témoigna que du dédain : il parla avec arrogance à ses ambassadeurs et exigea que Phraate lui abandonnât la Gordyène, pour laquelle ce roi était en contestation avec Tigrane. Les ambassadeurs n'ayant rien répondu à cette demande, parce qu'ils n'avaient aucune instruction à ce sujet, Pompée écrivit quelques lignes à Phraate et, sans attendre sa réponse, il envoya incontinent Afranius dans la Gordyène, s'en empara sans coup férir et la donna à Tigrane. Afranius, au mépris de ses conventions avec le roi parthe, gagna la Syrie à travers la Mésopotamie, s'égara dans la route et eut beaucoup à souffrir de l'hiver et du manque de vivres. Il aurait même péri avec ses soldats, si les Carrhéens, colonie macédonienne établie dans ce pays, ne l'avaient reçu et accompagné plus loin. [37,6] Telle fut la conduite que tint envers Phraate Pompée enorgueilli de sa puissance présente : il fit voir, par un exemple éclatant, à ceux qui aspirent aux conquêtes, que tout dépend des armes et que celui à qui elles donnent la victoire est l'arbitre de tout. De plus, il se moqua du surnom dont Phraate se parait auprès des autres peuples et des Romains eux-mêmes, qui le lui avaient toujours accordé. On l'appelait roi des rois ; mais Pompée, dans ses lettres, retrancha des rois et ne l'appela que roi ; bien qu'il eût donné, contre les usages de son pays, ce titre de roi des rois à Tigrane captif, lorsqu'il reçut les honneurs du triomphe, à Rome, après l'avoir vaincu. Phraate craignait Pompée et cherchait à se l'attacher : cependant il se montra aussi indigné de la suppression de son titre que sil avait été dépouillé de la royauté. Il lui envoya une députation pour se plaindre de toutes les injustices qu'il avait essuyées et pour lui défendre de passer l'Euphrate. Pompée n'ayant montré aucune modération dans sa réponse, Phraate, au commencement du printemps, l'année où L. César et C. Figulus furent consuls, se mit en campagne contre Tigrane avec son gendre, qui était le fils de ce roi : défait dans une bataille, il fut ensuite vainqueur. Tigrane ayant appelé à son secours Pompée qui était en Syrie, Phraate envoya de nouveau une ambassade au général romain, l'accusa hautement, donna à entendre qu'il avait aussi à se plaindre beaucoup des Romains, et fit naître la honte et la crainte dans l'âme de Pompée. [37,7] Celui-ci ne secourut pas Tigrane ; mais il ne fit plus rien d'hostile contre Phraate, sous le prétexte qu'il n'avait pas été chargé de cette expédition et que Mithridate avait encore les armes à la main. Il répétait qu'il se contentait de ce qu'il avait fait et qu'il ne voulait point, par le désir de faire davantage, compromettre ses succès passés, comme Lucullus. Affectant alors le langage d'un sage, il disait que la passion d'acquérir sans cesse est dangereuse et qu'il est injuste de convoiter le bien d'autrui ; mais il ne parlait ainsi que parce qu’il ne pouvait plus le prendre. Redoutant les forces du roi parthe, craignant l'inconstance des choses humaines, il ne fit point la guerre, quoique plusieurs le poussassent à l'entreprendre. Il se mit au-dessus des accusations de Phraate et, sans s’attacher à les réfuter, il répondit que ce prince et Tigrane étant en contestation au sujet de certaines limites, il chargerait trois commissaires de prononcer sur ce différend. Il les envoya en effet : Tigrane et Phraate les acceptèrent comme de véritables arbitres et mirent fin à leurs griefs réciproques ; le premier, parce qu’il était indigné de n'avoir obtenu aucun secours ; le second, parce qu’il voulait que le roi d'Arménie conservât quelque puissance, afin de l'avoir un jour pour allié contre les Romains, si les circonstances l'exigeaient. Ils savaient très bien tous les deux que celui qui l'emporterait sur l'autre frayerait aux Romains la route vers l'accomplissement de leurs projets, en même temps qu'il tomberait plus facilement lui-même sous leur domination : tels furent les motifs de leur réconciliation. Pompée passa cet hiver à Aspis, soumit diverses contrées qui luttaient encore contre les Romains et, par la trahison de Stratonice, il devint maître de la citadelle appelée Symphorion. Stratonice était une des femmes de Mithridate irritée de ce qu'il l'avait abandonnée, elle fit faire une sortie à la garnison pour aller chercher des vivres, et reçut les Romains, quoique son fils s'y opposât avec force - - -. {7a}A son retour de l'Arménie, Pompée devint l'arbitre des rois et des princes qui se rendaient auprès de lui il prononça sur les affaires qui lui furent soumises, assura aux uns la possession de leurs royaumes, augmenta les principautés des autres, restreignit et abaissa la puissance de ceux qui s'étaient trop agrandis, rétablit l'ordre dans la Coelè-Syrie et dans la Phénicie récemment affranchies de leurs rois, mais opprimées par les Arabes et par Tigrane. Antiochus osa les revendiquer ; mais il ne les obtint pas. Ces deux contrées, réunies en une seule province, reçurent des lois, et l'administration romaine y fut établie. [37,8] - - - Ce ne fut point la seule chose qui valut des éloges à César pendant son édilité : on le loua aussi d'avoir fait célébrer avec la plus grande pompe les jeux romains et la fête de Cybèle, et d'avoir donné un magnifique combat de gladiateurs, en l'honneur de son père. Les dépenses avaient été supportées en partie par César et par son collègue M. Bibulus, en partie par César seul, mais il se montra si somptueux dans celles qu'il fit seul, qu'on lui attribua même celles qui avaient été au compte de Bibulus, et il parut avoir payé seul tous les frais. Aussi, Bibulus disait-il en plaisantant qu'il lui arrivait la même chose qu'à Pollux ; car le même temple était consacré à Pollux aussi bien qu'à son frère, et cependant il ne portait que le nom de Castor. [37,9] Ces fêtes et ces jeux comblaient les Romains de joie ; mais divers prodiges les remplirent de terreur. Au Capitole, plusieurs statues humaines et plusieurs statues des dieux, entre autres celle de Jupiter, qui était placée sur une colonne, furent fondues par le feu de la foudre ; une image de la louve allaitant Romulus et Rémus, fut renversée de son piédestal ; les lettres gravées sur les colonnes qui portaient le texte des lois, furent confondues et obscurcies. Tous les sacrifices expiatoires prescrits par les devins, furent célébrés, et l'on décréta qu'il serait érigé en l'honneur de Jupiter une statue plus grande, ayant la face tournée du côté de l'orient et du Forum, afin d'obtenir la découverte des conspirations qui troublaient Rome. Voilà ce qui se passa cette année : les censeurs, divisés d'opinions au sujet des peuples qui habitent au delà du Pô (l'un pensait qu'il fallait leur donner le droit de cité, l'autre était d'un avis contraire), ne firent absolument rien et se désistèrent de leur charge. Pour le même motif, leurs successeurs ne firent rien non plus l'année suivante ; les tribuns du peuple les ayant empêchés de dresser la liste du sénat, dans la crainte d'être dépouillés de la dignité sénatoriale. En même temps, sur la proposition d'un certain Caïus Papius, tribun du peuple, tous les étrangers résidant à Rome, à l'exception des habitants de la contrée qui porte maintenant le nom d'Italie, furent chassés, sous le prétexte qu'ils étaient trop nombreux et qu'ils ne paraissaient pas dignes de vivre avec les Romains. [37,10] L'année suivante, sous le consulat de Figulus et de L. César, il arriva peu d'événements ; mais ils sont mémorables, parce qu'ils montrent les vicissitudes imprévues des choses humaines. L'homme qui, par l'ordre de Sylla, avait donné la mort à Lucrétius et celui qui avait tué un grand nombre de citoyens proscrits par le même Sylla, furent mis en accusation et punis pour ces meurtres : Julius César fut le principal promoteur de cette mesure. Ainsi les révolutions abaissent souvent ceux qui eurent, à une certaine époque, le plus grand pouvoir. Catilina, mis en jugement et absous, forme le projet de changer la constitution de la République Cette condamnation arriva contre l'attente publique : il en fut de même de l'absolution de Catilina mis en jugement pour le même motif ; car lui aussi avait fait mourir un grand nombre de proscrits. Cette absolution le rendit plus audacieux et l’entraîna à sa perte. En effet, sous le consulat de M. Cicéron et de C. Antonius, alors que Mithridate ne pouvait plus nuire aux Romains et s'était même donné la mort, Catilina tenta de changer la constitution de la République. Il souleva contre elle les alliés et fit craindre aux Romains une guerre terrible : voici comment se passa l'un et l'autre événement. [37,11] Mithridate ne céda pas à l'adversité : consultant sa volonté plus que ses forces et tenant surtout à profiter du séjour de Pompée en Syrie, il nourrissait la pensée de se rendre vers le Danube à travers le pays des Scythes, pour faire de là une invasion en Italie. Naturellement porté aux grandes entreprises, ayant souvent éprouvé la bonne et la mauvaise fortune, il croyait pouvoir tout oser et ne devoir désespérer de rien. D'ailleurs, dût-il échouer, il aimait mieux périr sous les ruines de son trône, avec un coeur toujours ferme, que de vivre dans l'humiliation et dans l'obscurité, après l'avoir perdu. Il se raffermit avec énergie dans cette résolution ; car plus son corps était épuisé et flétri, plus son âme avait de vigueur, et la faiblesse de l'un était relevée par les mâles inspirations de l'autre. Mais ceux qui jusqu'alors s'étaient montrés ses partisans, voyant la puissance des Romains grandir et celle de Mithridate décroître de jour en jour, abandonnèrent sa fortune : outre diverses calamités, le plus terrible tremblement de terre qu'on eût vu de mémoire d'homme détruisit plusieurs de ses villes, des troubles éclatèrent dans son armée, on enleva même plusieurs de ses enfants et on les conduisit à Pompée. [37,12] Mithridate mit la main sur plusieurs des coupables et les livra au supplice ; mais dans sa colère, il punit, sur un simple soupçon, des hommes qui n'avaient rien fait. Il ne se fia plus à personne, et quelques-uns des enfants qui lui restaient encore étant devenus suspects, il les fit égorger. Témoin de ces cruautés, Pharnace, un de ses fils, trama sa perte, autant par crainte que dans l'espoir d'être placé sur le trône par les Romains : il avait déjà atteint l'âge viril. Son crime fut découvert (car toutes ses actions étaient observées ouvertement et en secret), et il aurait été puni sur-le-champ, si les gardes du vieux roi avaient eu quelque dévouement pour lui. Mais Mithridate, fort habile dans l'art de régner, ignorait que les armes et le grand nombre de sujets, quand ils n'ont pas d'amour pour leur roi, ne sont d'aucune utilité. Bien au contraire, plus ils sont nombreux et plus on doit les craindre, lorsqu'ils ne sont pas fidèles. Pharnace, à la tête des hommes associés dés le principe à son projet et avec ceux que Mithridate avait envoyés pour l'arrêter (il n'eut aucune peine à les gagner), marcha sans détour contre son père. A cette nouvelle le vieillard, qui était à Panticapée, envoya contre son fils quelques soldats auxquels il promit de les suivre. Pharnace les mit bientôt dans ses intérêts ; car eux aussi n'aimaient pas Mithridate. Il s'empara de la ville qui n'opposa aucune résistance et fit périr son père dans le palais royal, où il s'était réfugié. [37,13] Mithridate essaya de se tuer : après avoir donné du poison à ses femmes et aux enfants qu'il avait encore, il but le reste ; mais il ne put s'ôter la vie ni par le poison, ni en se frappant lui-même avec une épée. Ce poison était mortel, il est vrai ; mais il fut impuissant, parce que Mithridate s'était prémuni contre la mort par les contrepoisons dont il faisait usage chaque jour. Quant au coup d'épée, il fut émoussé par une main que l'âge et les manieurs présents avaient engourdie, et par l'effet du poison quelque affaibli qu'il fut. Mithridate n'ayant donc pu mourir de sa propre main et paraissant devoir vivre trop longtemps, les hommes qu'il avait envoyés contre son fils précipitèrent sa fin, en se jetant sur lui avec leurs épées et leurs lances. Ainsi ce roi, qui avait traversé toutes les extrémités de la bonne et de la mauvaise fortune, termina sa vie d'une manière extraordinaire : il désira la mort, sans le vouloir ; il essaya de se tuer et il ne put y parvenir ; il attenta à ses jours par le poison et par le fer, et il fut égorgé par ses ennemis ! [37,14] Pharnace embauma les restes de son père et les envoya à Pompée, comme une preuve irrécusable de ce qu'il avait fait : en même temps il mit à sa discrétion sa personne et son royaume. Pompée, loin d'insulter au cadavre de Mithridate, ordonna de le déposer dans le tombeau de ses pères. Il pensa que sa haine s'était éteinte avec sa vie, et il ne voulut pas exercer contre un corps inanimé une vengeance inutile. Cependant il donna le royaume du Bosphore à Pharnace pour prix de son parricide, et il le mit au nombre des amis et des alliés de Rome. Après la mort de Mithridate, ses États furent conquis, à quelques exceptions près. Les garnisons, qui occupaient encore hors du Bosphore quelques places fortes, ne se soumirent pas immédiatement, non qu'elles eussent la pensée d'entrer en lutte avec Pompée ; mais dans la crainte que si les richesses confiées à leur garde étaient enlevées, ce ne fût contre elles un chef d'accusation : elles différèrent donc, dans l'intention de livrer ces richesses à Pompée lui-même. [37,15] Tout était fini dans ces contrées, Phraate se tenait tranquille, l'ordre était établi en Syrie et dans la Phénicie : Pompée alors marcha contre Arétas, qui régnait jusqu'à la mer Rouge, sur le pays des Arabes maintenant soumis aux Romains. Antérieurement, il avait souvent causé du dommage à la Syrie, et, quoiqu'il eût été déjà vaincu par les Romains venus au secours de cette contrée, il faisait encore la guerre. Pompée se mit donc en campagne contre Arétas et contre ses voisins, les vainquit sans peine et laissa un corps d'armée dans ce pays. De là, il se rendit eu toute diligence dans la Syrie-Palestine dont les habitants avaient dévasté la Phénicie. La Syrie-Palestine était gouvernée par deux frères, Hyrcan et Aristobule, qui se disputaient la dignité de grand prêtre de leur dieu : on ne sait quel est ce dieu, et cette dignité confère le pouvoir suprême dans ce pays. Cette rivalité remplissait les villes de séditions. Pompée réduisit sous sa puissance, sur-le-champ et sans combat, Hyrcan, qui n'avait point des forces suffisantes. Quant à Aristobule, il l'enferma dans un château fort et le contraignit à traiter. Puis, comme Aristobule ne lui livrait ni ce château, ni les sommes qu'il avait promises en capitulant, il le fit prisonnier. Dés lors le reste de la Syrie fut facile à conquérir ; mais Pompée eut de grands obstacles à surmonter au siège de Jérusalem. [37,16] Reçu par les partisans d'Hyrcan, il fut aisément maître de la ville même ; mais la prise du temple, dont le parti contraire s'était emparé, lui coûta beaucoup d'efforts. Il était situé sur une hauteur et entouré de remparts qui le rendaient plus fort. Si ceux qui l'occupaient l'avaient défendu tous les jours avec la même vigilance, Pompée n'aurait pu le prendre ; mais ils suspendaient le combat pendant les jours qui portent le nom de Saturne ; parce qui ils ne font rien ces jours-là. Cette interruption fournit aux assaillants le moyen d'ébranler les remparts. Les Romains, ayant remarqué l'usage dont je viens de parler, ne poussaient point sérieusement l'attaque pendant le reste de la semaine ; mais lorsqu'arrivaient périodiquement les jours de Saturne, ils donnaient l'assaut de toutes leurs forces. Ainsi le temple tomba au pouvoir des Romains, le jour dédié à Saturne, sans que ses défenseurs fissent aucune résistance. Tous ses trésors furent pillés, le pouvoir suprême fut donné à Hyrcan et Aristobule emmené en captivité. Tels sont les événements qui se passèrent alors en Palestine : c'est l'ancien nom de la contrée qui s'étend depuis la Phénicie jusqu'à l'Égypte, le long de la mer intérieure ; mais elle en prend aussi un autre. Elle se nomme Judée et les habitants s'appellent Juifs. [37,17] Je ne connais pas l'origine de ce second nom ; mais il s'applique à d'autres hommes qui ont adopté les institutions de ce peuple, quoiqu'ils lui soient étrangers. Il y a des Juifs même parmi les Romains : souvent arrêtés dans leur développement, ils se sont néanmoins accrus au point qu'ils ont obtenu la liberté de vivre d'après leurs lois. Ils sont séparés du reste des hommes par toutes les habitudes de la vie ; mais surtout parce ils n'honorent aucun dieu des autres peuples ; ils n'en reconnaissent qu'un qui leur est propre et qu'ils adorent avec ferveur. Jamais il n'y eut aucune statue à Jérusalem : ils regardent ce dieu comme un être ineffable, invisible, et ils célèbrent son culte avec un zèle qu'on ne trouve point chez les autres hommes. Ils lui ont érigé un temple très vaste et très beau, mais qui n'est ni fermé ni couvert. De plus, ils lui ont consacré le jour de Saturne : ce jour-là ils se livrent à de nombreuses pratiques qui ne sont usitées que chez eux, et ils s'abstiennent de tout travail sérieux. Quant aux détails sur ce dieu, sur ce qu'il est, sur l'origine des honneurs qui lui sont rendus, sur la crainte religieuse qu'il inspire à ce peuple, ils ont été donnés par plusieurs écrivains et ne soit point du domaine de cette histoire. [37,18] L'usage de déterminer l'ordre des jours d'après les sept astres qu'on appelle planètes vient des Égyptiens : il existe chez les autres peuples ; mais, suivant mes conjectures, il ne remonte pas à une époque éloignée. Les anciens Grecs, du moins autant que je puis le savoir, ne le connaissaient pas ; mais puisqu'il est adopté aujourd'hui dans tous les pays et par les Romains eux-mêmes, comme une coutume nationale, je veux exposer en peu de mots comment et suivant quelles règles il a été établi. D'après ce que j'ai appris, il repose sur deux systèmes faciles à comprendre, mais qui s'appuient sur une certaine théorie. Si, rapportant à ces astres, dont dépend toute la magnifique ordonnance des cieux, l'harmonie fondée sur l'intervalle de la quarte et qui est regardée comme tenant la première place dans la musique, on suit l'ordre dans lequel chacun accomplit sa révolution ; si, commençant par le cercle le plus éloigné du centre et qui est consacré à Saturne, on laisse de côté les deux cercles qui viennent ensuite et on désigne le quatrième par le nom du dieu auquel il est dédié ; si, après celui-là, franchissant encore les deux suivants, on arrive au septième, et que, parcourant les autres d'après la même marche, on donne successivement aux jours le nom du dieu auquel chaque astre est consacré, on trouvera entre l'ordre des jours et celui des cieux un rapport fondé sur la musique. [37,19] Tel est, dit-on, le premier système. Voici le second : comptez les heures du jour et celles de la nuit, en commençant par la première. Attribuez cette première heure à Saturne, la suivante à Jupiter, la troisième à Mars la quatrième au Soleil, la cinquième à Vénus, la sixième à Mercure, la septième à la Lune, en suivant l'ordre des cercles fixé par les Égyptiens. Faites plusieurs fois cette opération : lorsque vous aurez parcouru les vingt-quatre heures, d'après la même marche, vous trouverez que la première heure du jour suivant échoit au Soleil. Opérez de la même manière sur les vingt-quatre heures de ce jour, et la première heure du troisième jour reviendra à la Lune. Si vous appliquez ce procédé aux autres jours, chaque jour sera donné au dieu auquel il appartient. Voilà ce qu'on rapporte à ce sujet. [37,20] Pompée, après avoir terminé cette expédition, retourna dans le Pont : il s'empara des places fortes, se dirigea vers l'Asie Mineure et de là vers la Grèce, pour rentrer en Italie. Vainqueur dans plusieurs combats, il soumit par les armes ou s'attacha par des traités un grand nombre de rois et de princes, établit des colonies dans huit villes, ajouta plusieurs contrées aux possessions des Romains et leur assura de nombreux revenus. Il donna à la plupart des nations qui leur étaient alors soumises, sur le continent de l'Asie, des lois particulières et une meilleure forme de gouvernement : aujourd'hui elles conservent encore les institutions établies par Pompée. Certes tout cela est grand, et jamais Romain, avant lui, ne fit rien de semblable ; mais on pourrait l'attribuer à ses compagnons d'armes ou à la fortune : maintenant je vais raconter ce que nous devons admirer plus que tout le reste et dont la gloire n'appartient qu'à lui. Exerçant une très grande puissance sur terre et sur mer, possesseur de richesses considérables qu'il avait amassées par la rançon des prisonniers, devenu l'ami de plusieurs rois et de plusieurs princes, sûr du dévouement de presque toutes les nations qui avaient été sous son autorité et qu'il avait gagnées par ses bienfaits, il aurait pu, avec leur concours, tenir l'Italie sous sa dépendance et concentrer dans sa main toute la puissance de Rome ; car la plupart des peuples l'auraient volontairement accepté pour maître, et si quelques-uns avaient résisté, leur faiblesse les aurait infailliblement amenés à se soumettre à lui : Pompée ne profita pas de cette position. Bien au contraire, à peine débarqué à Brindes, il congédia de son plein gré toutes les troupes, sans aucun décret du sénat ou du peuple ; il n'eut pas même la pensée de les faire servir d'ornement à son triomphe. Il savait quelle haine la conduite de Marius et de Sylla avait soulevée, et il ne voulut pas que ses concitoyens pussent craindre, même pendant quelques jours, d'avoir de semblables maux à souffrir. [37,21] Pompée ne se donna aucun surnom, quoique ses exploits lui permissent d'en prendre plusieurs. Le grand triomphe lui fut décerné et il en reçut les honneurs, malgré les lois romaines qui défendaient à un général de le célébrer sans les compagnons de sa victoire ; mais il n'accepta qu'un seul triomphe pour toutes ses guerres. Il s'y montra entouré de nombreux trophées somptueusement ornés, en souvenir de chacun de ses exploits, même des moins importants : parmi ces trophées il s'en trouvait un très grand et d'une magnificence excessive, avec cette inscription : "Sur le monde entier". Toutefois Pompée ne se para d'aucun surnom nouveau et se contenta de celui de Grand qu'il avait obtenu avant cette expédition. Il ne rechercha aucun honneur extraordinaire et ne fit usage qu'une fois des distinctions qui lui avaient été accordées pendant son absence : elles consistaient dans le droit d'assister à toutes les fêtes publiques avec une couronne de laurier et avec le manteau de général, et aux jeux équestres avec la robe triomphale. César contribua plus que personne à les lui faire accorder, malgré M. Caton. [37,22] J'ai déjà fait connaître le caractère de César : j'ai dit qu'il recherchait la faveur du peuple, et que, tout en s'efforçant de renverser Pompée, il travaillait à se le rendre favorable dans ce qui pouvait lui concilier l'affection de la multitude et assurer sa puissance. Quant à Caton, issu de la famille des Porcius, il prenait le grand Caton pour modèle : seulement il avait plus de goût que lui pour les lettres grecques. Dévoué au peuple, il n'accordait jamais son admiration à un homme et réservait tout son amour pour la République : quiconque s'élevait au-dessus des autres lui devenait suspect d'aspirer à la domination et était en butte à sa haine. Touché de la faiblesse du peuple qu'il aimait plus que personne, il épousait chaleureusement ses intérêts et soutenait avec une entière liberté ce qui était juste, même en s'exposant au danger ; et dans tout cela, il se montrait guidé non par l'ambition d'arriver à la puissance, à la gloire ou aux honneurs ; mais par le désir de vivre indépendant et sans maître. Tel était l'homme qui, alors pour la première fois, prenait part aux affaires publiques : il combattit le décret relatif à Pompée, non par haine pour ce général ; mais parce qu'il était contraire aux lois. [37,23] Voilà quels furent les honneurs accordés à Pompée absent : il n’en reçut pas d'autres, à son retour. Cependant les Romains lui en auraient décerné de nouveaux, s'il l'eût voulu ; car ils accordèrent souvent à des généraux investis d'un commandement moins important de nombreuses et d'éclatantes distinctions ; mais, à la vérité, ce fut contre leur gré. Pompée savait très bien que les honneurs donnés par la multitude à ceux qui ont une grande autorité et beaucoup d'influence font naître, alors même qu'elle les a conférés librement, le soupçon d'avoir été arrachés par la violence ou par les menées des hommes puissants, et qu'ils ne procurent aucune gloire à ceux qui les reçoivent ; parce que, loin d'être regardés comme l'hommage d'une volonté libre, ils paraissent obtenus par la contrainte et décernés moins par bienveillance que par flatterie. Aussi ne permit-il à personne de faire une proposition à ce sujet, disant qu'il valait infiniment mieux agir ainsi que de ne pas accepter les honneurs, lorsqu'ils ont été décrétés. En effet, quand on les refuse, outre la haine contre le pouvoir de ceux qui les ont fait accorder, il y a de l'orgueil et de l'insolence à ne pas accepter des distinctions offertes par des hommes placés au-dessus de nous, ou tout au moins nos égaux : au contraire, en ne les demandant pas, on montre non par des paroles et par une vaine ostentation ; mais par des actes, une âme vraiment démocratique. Ainsi, après être arrivé par la violation des lois à presque toutes les magistratures et au commandement des armées, il ne voulut d'aucun de ces honneurs inutiles pour les autres, comme pour lui-même, et qui l'auraient exposé à l'envie et à la haine de ceux qui les lui auraient conférés ; mais cela se passa après un certain temps. [37,24] Pendant le reste de cette année, les Romains n'eurent point de guerre à soutenir : ils purent donc renouveler, après une longue interruption, l'Augure du Salut. C'est une sorte de divination qui a pour but de rechercher si les dieux veulent qu'on leur demande le salut du peuple ; comme si c'était une impiété que de le demander, avant d'en avoir obtenu la permission. Elle avait lieu, tous les ans, le jour où aucune armée ne se mettait en campagne, où on n'était en présence d'aucun ennemi, où on n'avait pas à combattre. Pour cette raison, elle était suspendue lorsque les dangers se succédaient sans interruption, et surtout pendant les guerres civiles ; car, outre que les Romains auraient bien difficilement trouvé un seul jour libre de tout empêchement, il eût été fort absurde qu'au moment où ils se faisaient volontairement mille maux les uns aux autres par les dissensions civiles, et où ils devaient en souffrir d'inévitables, autant par la victoire que par la défaite, ils priassent les dieux de les sauver. [37,25] L'Augure du Salut put donc être célébré alors ; mais il fut douteux. Plusieurs oiseaux ne s'envolèrent point du côté favorable, et l'augure dut être recommencé. D'autres mauvais présages apparurent : la foudre tomba plusieurs fois par un temps serein, la terre éprouva une violente secousse, des simulacres humains se montrèrent dans beaucoup d'endroits, des traits de flamme s'élevèrent vers le ciel du côté du couchant ; de sorte que tout le monde, même l'homme le plus grossier, pouvait prévoir ce qu'annonçaient de tels signes. Les tribuns du peuple s'adjoignirent le consul Antoine, qui avait avec eux une parfaite conformité de caractère : puis, l'un appela aux magistratures les enfants de ceux qui avaient été chassés de Rome par Sylla ; l'autre accorda à Publius Paetus et à Cornélius Sylla, condamnés ensemble pour brigue, le droit de siéger au sénat et de remplir les charges publiques. Un troisième proposa l'abolition des dettes, un autre le partage des terres dans l'Italie et dans les pays soumis aux Romains ; mais tous ces projets furent déjoués à temps par Cicéron et par les hommes de son parti, avant d'avoir reçu un commencement d'exécution. [37,26] Titus Labiénus cita C. Rabirius en justice pour le meurtre de Saturninus et excita ainsi les troubles les plus violents dans Rome. Saturninus était mort depuis environ trente-six ans, et les consuls de son temps avaient été chargés par le sénat de lui faire la guerre. L'action intentée par Labiénus détruisait donc l'autorité des décrets du sénat et bouleversait la constitution de la République. Rabirius, loin d'avouer qu'il était l'auteur du meurtre de Saturninus, le niait avec force. Les tribuns travaillaient avec ardeur à détruire la puissance et l'autorité du sénat, afin de s'assurer les moyens de faire tout ce qu'ils voudraient. Et en effet, demander compte des sénatus-consultes et d'actes accomplis depuis tant d'années, c'était affranchir de toute crainte ceux qui tenteraient de faire des actes semblables, et diminuer les châtiments qui leur étaient réservés. Aussi le sénat regardait-il comme une injustice révoltante qu'on fît périr un sénateur auquel on n'avait rien à reprocher et qui était déjà parvenu à un âge très avancé ; mais il s'indignait bien plus encore que le premier corps de la République fût en butte à de vives attaques et que le gouvernement tombât dans les mains les plus méprisables. [37,27] Cette affaire donna naissance, dans les deux partis, à des mouvements séditieux et à de violentes querelles. Les uns ne voulaient pas qu'elle fût déférée à un tribunal ; les autres demandaient qu'un tribunal en fût saisi. Ces derniers l'ayant emporté par l'influence de César et de quelques autres citoyens, il fallut s'entendre au sujet de l'action elle-même. Les juges étaient Caïus et Lucius César ; car il ne s'agissait pas d'une simple accusation de meurtre, mais du crime de perduellion. Ils rendirent un arrêt de condamnation ; quoiqu'ils n'eussent pas été désignés par le peuple, comme les lois l'exigeaient, mais par le préteur qui n'avait pas le droit de les choisir : Rabirius appela de ce jugement ; mais il aurait été également condamné par le peuple, si Métellus, qui était alors augure et préteur, ne s'y fût opposé. Voyant que la multitude ne l'écoutait pas et ne considérait pas même que ce jugement était contraire aux lois, il courut au Janicule, avant qu'elle votât et enleva l'étendard militaire. Dès ce moment, le peuple n'eut plus le droit de délibérer. [37,28] Voici ce qu'on rapporte au sujet de cet étendard ; dans les premiers temps, Rome était entourée de nombreux ennemis. Les Romains, craignant que quelque peuple voisin n'attaquât furtivement la ville et ne s'emparât du Janicule pendant qu'ils seraient dans les assemblées centuriales, décidèrent qu'ils ne voteraient point tous ensemble et que quelques-uns d'entre eux veilleraient sur cette colline, successivement et en armes. Tant que durait l'assemblée, une garde était établie au Janicule : lorsque l'assemblée était au moment de se séparer, on enlevait l'étendard militaire et la garde se retirait. Il n'était plus permis de délibérer, dès que le Janicule n'était pas gardé ; mais cela n'avait lieu que pendant les assemblées par centuries, parce qu'elles se tenaient hors des murs et que tous les citoyens qui avaient des armes étaient tenus de s'y rendre. Aujourd'hui, il en est encore de même, par respect pour cet antique usage : l'assemblée fut ainsi dissoute alors par l'enlèvement de l'étendard militaire, et Rabirius fut sauvé. Labienus aurait pu l'appeler de nouveau en justice ; mais il ne le fit pas. [37,29] Je vais raconter de quelle manière périt Catilina et quelles furent les causes de sa fin tragique. Il briguait encore le consulat, à cette époque, et ne négligeait rien pour l'obtenir : le sénat, à l'instigation de Cicéron, ajouta aux peines déjà établies contre la corruption un exil de dix ans. Catilina, convaincu que ce décret était dirigé contre lui (et il l'était réellement), tenta avec une poignée d'hommes qu'il avait réunis pour un coup de main de massacrer dans les comices mêmes Cicéron et d'autres citoyens considérables, afin d'être nommé consul sur-le-champ ; mais il ne put y parvenir. Cicéron, instruit à temps de ce projet, le dénonça au sénat et accusa vigoureusement Catilina. N'ayant pu faire décréter aucune des mesures qu'il croyait nécessaires (car ses révélations ne parurent point vraisemblables, et on le soupçonna d'avoir, par inimitié personnelle, calomnié les accusés), il conçut des craintes ; parce qu'il venait d'irriter encore davantage Catilina, il n'osa point se rendre dans l'assemblée sans précaution, comme il avait coutume de le faire ; mais il emmena avec lui des amis prêts à le défendre, s'il était menacé de quelque danger. Enfin, autant pour sa propre sûreté que pour rendre les conjurés odieux, il mit sous sa robe une cuirasse qu'il laissait voir à dessein. Tout cela, joint au bruit vaguement répandit que des embûches étaient dressées au consul, souleva l'indignation publique. Aussi les complices de Catilina, craignant le courroux de la multitude, se tinrent-ils tranquilles. [37,30] D'autres ayant ainsi obtenu le consulat, ce ne fut plus en secret contre Cicéron et ses amis, mais contre la République entière, que conspira Catilina. Il associa à ses projets les hommes les plus corrompus de Rome, toujours avides de changements, et un très grand nombre d'alliés ; promettant aux uns et aux autres l'abolition des dettes, le partage des terres et tout ce qui était propre à les séduire. Il força les plus distingués et les plus influents de ses complices (dans ce nombre était le consul Antoine), à se lier par d'horribles serments. Après avoir immolé un jeune esclave, il jura sur ses entrailles et confirma son serment, en les prenant dans ses mains : ensuite les conjurés en firent autant. Il avait pour agents principaux, à Rome, le consul Antoine et Publius Lentulus qui, chassé du sénat après son consulat, gérait alors la préture dans le but de recouvrer son ancienne dignité ; à Fésules, rendez-vous des conjurés, C. Mallius très habile dans le métier des armes et qui avait servi sous Sylla en qualité de centurion ; mais homme fort prodigue. Après avoir dissipé en folles dépenses les richesses qu’il avait amassées à cette époque (et elles étaient très considérables), il aspirait à en acquérir de nouvelles par les mêmes voies. [37,31] Pendant ces préparatifs des conjurés, Cicéron fut instruit de ce qui se tramait à Rome par des lettres anonymes, remises à Crassus et à quelques autres nobles. Sur ces indices, on décréta qu’il y avait tumulte et qu’il fallait informer contre les coupables. On apprit ensuite ce qui se passait dans l’Etrurie : par un second décret les consuls furent chargés, suivant l'usage, de veiller au salut de Rome et de la République ; car il portait la formule solennelle, les consuls auront soin que l'État n'éprouve aucun dommage. Ces mesures et des corps de garde établis dans plusieurs quartiers de Rome, ayant empêché toute tentative criminelle, Cicéron fut regardé comme un calomniateur ; mais les nouvelles venues de l'Étrurie confirmèrent ses révélations, et Catilina fut accusé de violence. [37,32] Il soutint d'abord cette accusation avec résolution, comme s'il avait eu la conscience pure. Il se prépara à se défendre et proposa à Cicéron de se mettre sous sa garde, afin qu'on ne craignît pas qu'il pût prendre la fuite. Cicéron ayant refusé de veiller sur lui, Catilina, pour n'être plus soupçonné de conspirer, vécut volontairement dans la maison de Métellus jusqu'à ce que les conjurés qui étaient à Rome, lui donnassent plus de force. Mais, comme ses affaires n'avançaient pas (Antoine effrayé montrait moins de résolution et Lentulus n'avait aucune activité), il ordonna à ses complices de se réunir, pendant la nuit, dans une maison qu'il désigna. Il se rendit auprès d'eux, à l'insu de Métellus, leur reprocha leur lâcheté et leur mollesse : puis, énumérant les maux qu'ils auraient à souffrir si la conspiration était découverte, et les avantages qu'ils obtiendraient par le succès, il leur inspira tant d'assurance et tant d'ardeur que deux d'entre eux promirent d'aller chez Cicéron, à la pointe du jour, et de l'égorger dans sa maison. [37,33] Mais ce complot fut aussi dévoilé à temps. Cicéron exerçait une grande influence : par les nombreuses causes qu'il avait défendues, il avait gagné l'affection des uns et il était devenu la terreur des autres ; en sorte que beaucoup de gens s'empressaient de lui révéler de semblables projets. Le sénat ordonna donc à Catilina de sortir de Rome : celui-ci partit volontiers sous ce prétexte. Il se dirigea vers Fésules, se jeta ouvertement dans la guerre, prit le titre et les insignes de consul et se mit à la tête des troupes réunies par Mallius. En même temps il attira autour de lui d'autres partisans : c'étaient d'abord des hommes libres, puis des esclaves. Les Romains, indignés de sa conduite, le déclarèrent coupable de violence : ils chargèrent Antoine de lui faire la guerre, ignorant qu'il était son complice, et prirent des vêtements de deuil : tout cela détermina Cicéron à rester à Rome. Le sort l'avait désigné pour le gouvernement de la Macédoine ; mais il ne se rendit ni dans cette province qu'il céda à son collègue, afin de pouvoir se livrer à son goût pour le barreau, ni dans la Gaule, voisine de l'Italie et qu'il avait acceptée en échange, à cause des circonstances présentes. Il veilla lui-même à la sûreté de Rome, et il envoya Métellus dans la Gaule, afin qu'elle ne tombât pas aussi au pouvoir de Catilina. [37,34] Cicéron resta à Rome fort à propos pour ses concitoyens ; car Lentulus, de concert avec ses complices et avec les députés des Allobroges qu'il avait entraînés dans la conjuration, se préparait à incendier une partie de la ville et à égorger plusieurs citoyens - - -. Cicéron fit arrêter ceux qui avaient été chargés de porter des lettres à Catilina, les introduisit avec ces lettres dans le sénat, leur assura l'impunité et mit ainsi la conspiration à nu. Lentulus, forcé par le sénat d'abdiquer la préture, fut jeté en prison avec tous ceux qui avaient été arrêtés, et l'on se mit à la recherche des autres conjurés. Le peuple approuva ces mesures ; surtout parce qu'au moment où Cicéron parlait de cette affaire, en pleine assemblée publique, la statue de Jupiter fut replacée dans le Capitole, la face tournée du côté de l'orient et du Forum, suivant la prescription des augures. Ils avaient déclaré que l'existence d'une conspiration serait révélée par l'érection de cette statue, et comme son rétablissement coïncidait avec la découverte du complot de Catilina, le peuple glorifia les dieux et se montra plus irrité contre ses complices. [37,35] Le bruit courut que Crassus était aussi au nombre des conjurés : il avait été répandu par un de ceux qui étaient en prison ; mais peu de gens y ajoutèrent foi. Les uns refusaient absolument de soupçonner d'un tel crime un homme de ce caractère ; les autres supposaient que cette rumeur avait été semée par les conjurés, dans le but d'obtenir ainsi quelque secours de Crassus, qui jouissait d'un très grand crédit. Si quelques-uns la regardèrent comme croyable, ils ne voulurent pourtant pas faire mettre à mort un citoyen placé au premier rang dans l'estime publique et exciter de nouveaux orages dans l'État : ce bruit tomba donc complètement. Cependant une foule d'hommes libres et d'esclaves, ceux-ci par crainte, ceux-là par compassion pour Lentulus et pour ses complices, se disposaient à les enlever tous, pour qu'ils ne subissent point la peine capitale. Cicéron, instruit de leur dessein, plaça pendant la nuit une garde dans le Capitole et dans le Forum. Puis, ayant reçu des dieux un bon présage, dès l'aurore (car dans un sacrifice célébré chez lui par les vestales pour le salut de l'État, la flamme s'était élevée plus haut que de coutume), il ordonna au peuple de prêter serment entre les mains des préteurs et de s'enrôler, si on avait besoin de soldats. En même temps il convoqua le sénat et tâcha de l'amener, par le trouble et par la crainte, à décréter la peine capitale contre ceux qui avaient été arrêtés. [37,36] Les avis se divisèrent, et peu s'en fallut que les conjurés ne fussent absous. Tous ceux qui opinèrent avant César votèrent pour la peine de mort ; mais César émit l'avis qu'on les privât de leurs biens et qu'on leur donnât diverses villes pour prison, à condition qu'il ne serait jamais question de leur faire grâce, et que si quelqu'un d'entre eux s'évadait, on regarderait comme ennemie la ville d'où il se serait échappé. Cette opinion fut partagée par tous ceux qui votèrent après lui jusqu'à Caton : quelques-uns même de ceux qui avaient opiné avant César changèrent d'avis ; mais Caton se prononça pour la peine capitale, et son opinion fut adoptée par tous ceux qui n'avaient pas encore voté. Elle prévalut, et les conjurés subirent cette peine. On ordonna, à cette occasion, un sacrifice et de solennelles actions de grâces ; ce qui n'avait jamais eu lieu dans une circonstance semblable. Des recherches furent dirigées contre tous ceux qui avaient été dénoncés : quelques citoyens, soupçonnés d'avoir voulu entrer dans la conspiration, eurent à rendre compte de leur conduite. Tout cela était l'affaire des consuls ; mais le sénateur Aulus Fulvius périt de la main de son père, qui ne fut pas le seul, comme plusieurs l'ont cru, qui agit ainsi, de son autorité privée ; car beaucoup d'autres (je ne parle pas seulement des consuls, mais des simples citoyens) donnèrent la mort à leurs fils. [37,37] Tels sont les événements qui se passèrent à cette époque. De plus, sur la proposition de Labiénus secondé par César, le peuple, contrairement à la loi de Sylla et par le renouvellement de celle de Domitius, décida que l'élection des pontifes lui appartiendrait de nouveau. Métellus le Pieux étant mort, César, jeune encore et qui n'avait pas été préteur, aspira à lui succéder. Il plaçait ses espérances dans la multitude pour divers motifs ; mais surtout parce qu'il avait soutenu Labiénus contre Rabirius et n'avait point voté la mort de Lentulus. Il réussit et fut nommé, grand pontife, quoiqu'il eût de nombreux compétiteurs, entre autres Catulus. Personne ne se résignait plus promptement que César à courtiser et à flatter les hommes les moins considérés ; il ne reculait devant aucun discours ni devant aucune action, pour obtenir ce qu'il ambitionnait. Peu lui importait de s'abaisser dans le moment, pourvu que cet abaissement servît à le rendre puissant plus tard : il cherchait donc à se concilier, comme s'ils avaient été au dessus de lui, ceux-là même qu'il espérait mettre sous sa dépendance. [37,38] Par là il gagna la multitude ; tandis qu'elle était irritée contre Cicéron, à cause du supplice des conjurés. Après lui avoir témoigné son antipathie dans plusieurs circonstances, elle alla jusqu'à lui imposer silence ; lorsqu'il voulut se défendre et énumérer, le dernier jour de son consulat, ce qu'il avait fait pendant cette magistrature ; car outre qu'il aimait à être loué par les autres, il se louait volontiers lui-même. Le peuple, à l'instigation du tribun Métellus Népos, ne permit à Cicéron que de prononcer le serment ; mais Cicéron, ne voulant pas avoir le dessous dans cette lutte, ajouta à son serment qu'il avait sauvé Rome et souleva par là contre lui une haine encore plus violente. [37,39] Catilina périt tout au commencement de l’année qui eut pour consuls Junius Silanus et Lucius Licinius. Quoiqu’il disposât de forces assez considérables, il voulait voir quel serait le sort de Lentulus, et il temporisait, persuadé qu'après la mort de Cicéron et de ses amis, il lui serait facile de mener son entreprise à bonne fin; mais il apprit que Lentulus avait été mis à mort et s'aperçut que cet événement causait plusieurs défections dans son parti. De plus Antoine et Métellus, qui assiégeaient Fésules, ne lui permettaient pas d'avancer : il fut donc forcé de tenter la fortune des combats. Les deux généraux étaient campés séparément : Catilina se dirigea vers Antoine, quoiqu'il fût supérieur en dignité à Métellus et qu'il eût des troupes plus nombreuses. Il agit ainsi dans l'espoir qu'Antoine, qui avait trempé dans la conspiration, perdrait à dessein la bataille; mais celui-ci s'en douta, et comme il n'était plus dévoué à Catilina devenu faible (car la plupart des hommes, dans leurs haines et dans leurs amitiés, ne tiennent compte que de la puissance des autres ou de leurs avantages personnels) ; comme il craignait d'ailleurs que Catilina, le voyant combattre avec ardeur contre les conjurés, ne lui adressât des reproches ou ne divulguât quelque secret, il feignit d'être malade et chargea Marcius Pétréius de livrer la bataille. [37,40] Pétréius l'engagea ; mais ce ne fut pas sans effusion de sang qu'il remporta la victoire sur Catilina et sur ses trois mille soldats, qui combattirent avec la plus bouillante ardeur. Aucun ne prit la fuite et ils tombèrent tous à leur place. Aussi les vainqueurs eux-mêmes plaignaient-ils la République d'avoir perdu tant d'hommes si braves, dont la mort était juste, mais qui n'en étaient pas moins des citoyens et des alliés ! Antoine envoya à Rome la tête de Catilina, pour que la certitude de sa mort mît fin à toutes les craintes. Cette victoire lui valut le titre d'imperator, quoique le nombre des morts fût moindre que celui qui était fixé par les lois. On ordonna des sacrifices, et les Romains changèrent de vêtements, comme s'ils avaient été délivrés de tous les maux. [37,41] Cependant les alliés, qui s'étaient déclarés pour Catilina et qui avaient échappé à sa défaite, bien loin de se tenir tranquilles, remuaient encore dans la crainte d'être punis. Comme ils étaient en quelque sorte dispersés, les préteurs, envoyés contre eux sur divers points, prévinrent leurs attaques et les châtièrent. D'autres, qui étaient cachés, furent trahis par Lucius Vettius, de l'ordre des chevaliers et leur ancien complice ; mais qui alors découvrit leur retraite pour obtenir l'impunité : ils furent convaincus d'avoir conspiré et livrés au supplice. Vettius, qui avait déjà dénoncé plusieurs conjurés et inscrit leurs noms sur une tablette, voulut en ajouter plusieurs autres ; mais les sénateurs, le soupçonnant de ne pas agir loyalement, refusèrent de lui confier la tablette, de peur qu'il n'effaçât quelques noms, et lui ordonnèrent de faire connaître de vive voix ceux qu'il prétendait avoir omis. Vettius, par honte et par crainte, ne dénonça presque plus personne. Cependant le trouble régnait dans Rome et parmi les alliés : comme les noms de ceux qui avaient été dénoncés, n’étaient pas connus, les uns craignaient pour eux-mêmes sans aucune raison ; les autres faisaient planer le soupçon sur des innocents. Le sénat décréta que les noms seraient exposés en public : de cette manière ceux qui n'étaient pas inculpés recouvrèrent leur tranquillité, et ceux qui étaient accusés furent mis en jugement et condamnés. Les uns étaient alors à Rome : les autres furent condamnés par défaut. [37,42] Voilà ce que fit Catilina et comment il succomba : la gloire de Cicéron et les discours qu'il prononça contre Catilina donnèrent à celui-ci plus de célébrité qu'il n'aurait dût en avoir par son entreprise. Peu s'en fallut que Cicéron ne fût accusé presque aussitôt pour la mort de Lentulus et des conjurés qui avaient été mis en prison. Cette accusation, portée en apparence contre lui, était en réalité dirigée contre le sénat, que Métellus Népos attaquait avec acharnement auprès de la multitude. Il répétait sans cesse que le sénat n'avait pas le droit de condamner un citoyen à mort, sans l'intervention du peuple. Mais Cicéron ne fut point condamné alors ; car le sénat avait assuré l'impunité à tous ceux qui avaient été mêlés à ces affaires et déclaré que quiconque oserait citer encore un homme en justice, au sujet de la conjuration de Catilina, serait regardé comme un ennemi et comme traître à la patrie. Népos effrayé ne fit point de nouvelle tentative. [37,43] Le sénat eut donc le dessus sur ce point : il l'emporta aussi sur un autre. Népos avait proposé de rappeler Pompée avec son armée (il était encore en Asie), sous prétexte de rétablir l'ordre dans la République ; mais en réalité il espérait, à la faveur du zèle de Pompée pour le peuple, mener à bonne fin ses projets turbulents : le sénat fit rejeter sa proposition. Elle fut d'abord combattue par les tribuns du peuple, Caton et Q. Minucius : ils interrompirent le greffier qui la lisait, et Népos ayant pris la tablette pour en donner lecture lui-même, ils arrachèrent la tablette de ses mains. Népos essaya néanmoins de prononcer quelques paroles ; mais Caton et Minucius lui fermèrent la bouche. Népos et les tribuns, soutenus chacun par leurs partisans, en vinrent aux mains et l'on se battit avec des bâtons, des pierres et des épées. Le sénat s'assembla le jour même dans son palais, prit le deuil et chargea les consuls de veiller à ce que la République n'éprouvât aucun dommage. Népos, effrayé de nouveau, disparut sur-le-champ, déposa ensuite une accusation contre le sénat et se rendit en toute hâte auprès de Pompée, quoiqu'il ne lui fût jamais permis de passer la nuit hors de Rome. [37,44] Après ces événements, César lui-même, alors préteur, ne fit plus de tentative nouvelle : il travaillait tout à la fois à faire disparaître du temple de Jupiter Capitolin le nom de Catulus qu'il accusait de concussion et auquel il demandait compte des sommes qu'il avait dépensées, et à faire confier la fin des travaux à Pompée. Quelques parties étaient inachevées comme il arrive dans des ouvrages de cette importance, ou du moins César mettait ce prétexte en avant, pour que Pompée eût la gloire de terminer ce temple et pour inscrire son nom à la place de celui de Catulus. Toutefois il n'était pas disposé à souffrir, pour complaire à Pompée, qu'un décret semblable à celui qui avait été rendu contre Népos fût porté contre lui-même, à cette occasion ; car ce n'était pas dans l'intérêt de Pompée qu'il agissait ainsi ; mais pour se concilier encore davantage l'affection de la multitude. Cependant tout le monde craignait tellement Pompée (on ne savait pas s'il congédierait son armée), que celui-ci ayant envoyé d'avance son lieutenant M. Pison, pour briguer le consulat, on différa les comices, afin qu'il pût s'y présenter ; et quand il fut arrivé à Rome, on le nomma consul à l'unanimité ; parce que Pompée l'avait recommandé à ses amis et même à ses ennemis. [37,45] A la même époque, P. Clodius souilla l'honneur de la femme de César, dans sa propre maison, pendant les sacrifices que les Vestales célébraient chez les consuls et chez les préteurs, et dont l'accès était interdit aux hommes par la coutume des ancêtres. César, persuadé que Clodius, soutenu par sa faction, ne serait pas condamné, ne l'appela pas en justice ; mais il répudia sa femme, non qu'il ajouté foi aux bruits répandus contre elle ; mais parce qu'il ne pouvait plus la garder auprès de lui, du moment qu'elle était soupçonnée d'adultère ; car, disait-il, une femme vertueuse doit non seulement être exempte de faute, mais ne pas même encourir un soupçon déshonorant. Tels sont les événements qui se passèrent alors : de plus on construisit un pont de pierre conduisant à la petite île qui existe dans le Tibre, et on l'appela le pont de Fabricius. [37,46] L'année suivante, sous le consulat de Pison et de M. Messala, les Grands, poussés par leur ancienne haine contre Clodius et voulant en même temps expier son sacrilège (les pontifes avaient déclaré qu'il fallait recommencer les sacrifices profanés par sa présence), le citèrent en justice. Accusé d'adultère, quoique César gardât le silence, du crime de défection à Nisibis et d'un commerce incestueux avec sa soeur, il fut absous ; et cependant les juges avaient demandé et obtenu du sénat une garde, afin de n'avoir aucune violence à craindre de la part de Clodius. Aussi Catulus disait-il en plaisantant qu'ils avaient demandé une garde non pour le condamner sans courir aucun danger ; mais pour sauver l'argent qui avait servi à les corrompre. Catulus mourut peu de temps après : jamais personne ne mit plus franchement que lui la République au-dessus de tout. Cette même année, les censeurs, dépassant le nombre fixé par les lois, inscrivirent dans l'ordre du sénat tous les citoyens qui avaient rempli des magistratures publiques, et le peuple, qui jusqu'alors avait assisté aux combats des gladiateurs sans quitter ses places, se leva pendant le spectacle, pour dîner. Cet usage, qui date de cette époque, se renouvelle encore aujourd'hui, toutes les fois que le chef de l’État fait célébrer des jeux. Voilà ce qui se passa dans Rome. [37,47] Les Allobroges commettaient des dégâts dans la Gaule Narbonnaise. C. Pomptinus, gouverneur de cette province, envoya contre eux ses lieutenants : quant à lui, il campa dans un lieu d'où il pouvait observer tout ce qui se passait ; afin de leur donner, en toute occasion, des conseils utiles et de les secourir à propos. Manlius Lentinus se mit en marche contre Ventia et il effraya tellement les habitants que la plupart prirent la fuite : le reste lui envoya une députation pour demander la paix. Sur ces entrefaites, les gens de la campagne coururent à la défense de la ville et tombèrent à l'improviste sur les Romains. Lentinus fut forcé de s'en éloigner ; mais il put piller la campagne sans crainte, jusqu'au moment où elle fut secourue par Catugnatus, chef de toute la nation, et par quelques Gaulois des bords de l'Isère. Lentinus n'osa dans ce moment les empêcher de franchir le fleuve ; parce qu'ils avaient un grand nombre de barques : il craignit qu'ils ne se réunissent, s'ils voyaient les Romains s'avancer en ordre de bataille. Il se plaça donc en embuscade dans les bois qui s'élevaient sur les bords du fleuve, attaqua et tailla en pièces les barbares, à mesure qu'ils le traversaient ; mais s'étant mis à la poursuite de quelques fuyards, il tomba entre les mains de Catugnatus lui-même, et il aurait péri avec son armée, si un violent orage, qui éclata tout à coup, n'eût arrêté les Barbares. [37,48] Catugnatus s'étant ensuite retiré au loin en toute hâte, Lentinus fit une nouvelle incursion dans cette contrée et prit de force la ville auprès de laquelle il avait reçu un échec. L. Marius et Servius Galba passèrent le Rhône, dévastèrent les terres des Allobroges et arrivèrent enfin près de Solonium. Ils s'emparèrent d'un fort situé au-dessus de cette place, battirent dans un combat les barbares qui résistaient encore et brûlèrent quelques quartiers de la ville dont une partie était construite en bois : l'arrivée de Catugnatus les empêcha de s'en rendre maîtres. A cette nouvelle, Pomptinus marcha avec toute son armée contre Catugnatus, cerna les barbares et les fit prisonniers, à l'exception de Catugnatus. Dès lors il fut facile à Pomptinus d'achever la conquête de ce pays. [37,49] Sur ces entrefaites, Pompée arriva en Italie et fit élire consuls L. Afranius et Métellus Céler. Il comptait, mais à tort, sur leur concours pour exécuter tous ses projets qui consistaient, entre autres choses, à faire distribuer certaines terres aux soldats qui avaient servi sous ses ordres et à obtenir la ratification de tous ses actes ; mais il ne put y parvenir alors. Les Grands, déjà mécontents de lui, empêchèrent que ses actes ne fussent en ce moment approuvés ; et des deux consuls l'un, Afranius (il s'entendait mieux à danser qu'à gouverner l'État), ne lui fut d'aucun secours ; l'autre, Métellus, irrité de ce que Pompée avait répudié sa soeur quoiqu'il en eût des enfants, lui fut très opposé en tout. Enfin Lucius Lucullus, que Pompée avait traité avec arrogance dans l'entretien qu'il eut avec lui en Galatie, lui faisait une guerre acharnée. Il le sommait de soumettre au sénat chacun de ses actes séparément et de ne pas demander qu'ils fussent approuvés tous ensemble ; disant qu'il serait juste de ne pas ratifier, indistinctement et comme s'il s'agissait d'un maître, tous les actes de Pompée, alors qu'ils n'étaient suffisamment connus de personne, et que Pompée ayant cassé plusieurs de ses actes, il croyait convenable que les actes de l'un et de l'autre fussent examinés par le sénat, qui donnerait son approbation à ceux qu'il en croirait dignes. Caton, Métellus et tous les hommes de leur parti soutenaient énergiquement Lucullus. [37,50] Le tribun du peuple, qui proposait de distribuer des terres aux soldats de Pompée, ajouta à sa rogation, pour la faire passer plus facilement et pour obtenir la ratification des actes de Pompée, que tous les citoyens recevraient certains lots. Metellus le combattit avec tant d'ardeur, qu'il fut mis en prison par le tribun. Il voulut assembler le sénat dans la prison ; mais ce tribun, nommé Flavius, plaça sa chaise tribunitienne à la porte et s'assit là, afin que personne ne pût entrer. Alors Métellus fit percer le mur, pour ouvrir un passage aux sénateurs et se disposa à passer toute la nuit en prison. Pompée rougit en apprenant cet événement : en même temps il craignit l'indignation de la multitude et enjoignit au tribun de s'éloigner ; disant qu'il lui donnait cet ordre à la prière de Métellus. Mais on ne le crut pas ; parce que tout le monde connaissait la grandeur d'âme de Métellus : en effet, les autres tribuns lui ayant proposé de le délivrer, il avait refusé. Flavius le menaça ensuite de ne pas lui permettre de se rendre dans la province qui lui avait été assignée par le sort, s'il ne laissait point passer sa loi : Métellus ne céda pas et resta à Rome sans se plaindre. Pompée, voyant qu'il n'obtenait rien à cause de l'opposition de Métellus et de plusieurs autres citoyens, dit qu'il était victime de leur jalousie et qu'il dénoncerait leurs menées au peuple ; mais la crainte de s'exposer à une nouvelle honte, s'il échouait encore, le détermina à se désister de sa demande. Reconnaissant enfin qu'il n'avait plus de crédit, qu'un vain nom et l'envie étaient tout ce qu'il conservait de son ancienne puissance et qu’elle ne lui était réellement d'aucun secours, il se repentit d'avoir prématurément congédié son armée et de s'être livré à ses ennemis. [37,51] Clodius, pour se venger des Grands qu'il détestait à cause de son jugement, aspira au tribunat : il fit demander par quelques tribuns qu'il avait subornés que les nobles fussent admis à cette charge. Ayant échoué, il renonça à son titre de patricien, passa dans la classe des plébéiens pour participer à leurs droits et brigua aussitôt le tribunat : l'opposition de Métellus l'empêcha de l'obtenir. Celui-ci était son parent ; mais comme il désapprouvait sa conduite, il allégua, pour le combattre, que sa renonciation à la qualité de patricien ne s'était point faite légalement ; puisqu'elle n'aurait dû avoir lieu qu'en vertu d'une loi votée par les Curies : voilà ce qui se passa au sujet de Clodius. De plus, comme les droits de péage excitaient de vives plaintes à Rome et dans le reste de l'Italie, la loi qui les abolit fut approuvée de tout le monde. Cependant le sénat, irrité contre le préteur qui l’avait proposée (c'était Métellus Népos), voulut faire disparaître son nom de la loi et le remplacer par un autre. Cela n'eut pas lieu ; mais il fut évident pour tous que le sénat n'acceptait pas volontiers, de la main des méchants, même un bienfait. A la même époque, Faustus, fils de Sylla, fit célébrer un combat de gladiateurs en l'honneur de son père, donna au peuple un banquet splendide et lui fournit gratuitement des bains et de l'huile. Tels sont les événements qui se passèrent à Rome. [37,52] César, après sa préture, fut nommé gouverneur de la Lusitanie. Il aurait pu, sans de grandes fatigues, purifier ce pays des brigands qui l'infestaient sans cesse et se livrer ensuite au repos ; mais il ne le voulut point. Avide de gloire, jaloux d'égaler Pompée et les autres hommes qui, avant lui, s'étaient élevés à une grande puissance, il ne formait que de vastes projets ; espérant, s'il se signalait alors, d'être nommé consul et d'accomplir des choses extraordinaires. Cette espérance lui venait surtout de ce que, pendant sa questure à Cadix, il avait cru avoir, dans un songe, commerce avec sa mère, et les devins lui avaient prédit qu'il obtiendrait un grand pouvoir. Aussi ayant vu dans un temple de cette ville consacré à Hercule une statue d'Alexandre, il gémit et versa des larmes ; parce qu'il n'avait encore rien fait de mémorable. Livré à ces pensées, il se dirigea vers le mont Herminium, lorsqu'il pouvait, comme je l'ai dit, jouir de la paix, et il ordonna aux habitants de s'établir dans la plaine, afin qu'ils ne pussent point se livrer au pillage, en descendant de leurs demeures fortifiées par la nature ; mais ce n'était qu'un prétexte : en réalité, il savait bien qu'ils ne feraient pas ce qu'il demandait, et que ce refus lui fournirait l'occasion de leur déclarer la guerre. C'est ce qui arriva : ils coururent aux armes et César les soumit. Plusieurs de leurs voisins, craignant qu'il ne fondit aussi sur eux, transportèrent au-delà du Douro leurs enfants, leurs femmes et tout ce qu'ils avaient de plus précieux. César profita de ce moment pour s'emparer de leurs villes, et en vint ensuite aux mains avec eux. Ils s'étaient fait précéder de leurs troupeaux, afin de tomber sur les Romains, quand ils se seraient dispersés pour les enlever ; mais César ne s'occupa point des troupeaux, attaqua les barbares et les vainquit. [37,53] En ce moment, instruit que les habitants du mont Herminium avaient fait défection et se disposaient à lui dresser des embûches à son retour, il prit une autre route, marcha de nouveau contre eux, les battit et les poursuivit, pendant qu'ils fuyaient vers l'Océan. Ils quittèrent la terre ferme et passèrent dans une île : César, qui manquait de vaisseaux, resta sur le, continent. Il construisit quelques radeaux sur lesquels il fit passer une partie de ses soldats et il en perdit un grand nombre. Le chef qui les commandait, ayant abordé sur une langue de terre qui touchait à l'île, les fit débarquer, persuadé qu'ils pourraient continuer route à pied ; mais, emporté en pleine mer par la violence du reflux, il fut séparé de ses soldats. Après s'être vaillamment défendus, ils périrent tous à l'exception de Publius Scaevius, qui, laissé seul au milieu des ennemis, privé de son bouclier et couvert de blessures, s'élança dans les flots et se sauva à la nage. Voilà ce qui arriva alors : plus tard César fit venir des vaisseaux de Cadix, passa dans cette île avec toute son armée et soumit sans peine les barbares, qui souffraient du manque de vivres. De là il fit voile vers Brigantium, ville de la Callaecie. Les habitants n'avaient jamais vu de flotte : César les effraya par le bruit des eaux qui battaient avec fracas les flancs des navires et les soumit. [37,54] Après cette expédition, persuadé qu'il avait suffisamment préparé les voies pour arriver au consulat, il se rendit en toute hâte aux comices, sans attendre son successeur. Il désirait briguer cette charge avant d'avoir reçu les honneurs du triomphe ; parce qu'il n'aurait pu le célébrer avant les comices. Caton s'y étant opposé, il ne s'occupa plus du triomphe, espérant qu'une fois consul il pourrait se distinguer par des exploits plus nombreux et plus éclatants et obtenir un triomphe plus brillant. Outre les présages dont j'ai parlé et qui le remplissaient d'orgueil, il était né dans sa maison un cheval qui avait le sabot des pieds de devant fendu en deux. Ce cheval se montrait fier de porter César ; mais il ne voulait être monté par aucun autre. César tirait de là un nouveau présage qui excitait dans son âme de grandes espérances, et il renonça volontiers au triomphe. Entré dans Rome, il brigua le consulat et gagna si bien l'affection de tous les citoyens, et en particulier celle de Pompée et de Crassus, qu'il mit dans ses intérêts ces deux hommes alors encore divisés par de mutuelles inimitiés, ayant chacun des partisans dévoués et se combattant sans cesse, dès que l'un avait découvert les projets de l'autre. César fut nommé consul à l'unanimité : il donna une grande preuve de son habileté, en se rendant Pompée et Crassus favorables, avec tant d'à-propos et de mesure, qu'il parvint à se les concilier tous les deux en même temps ; quoiqu'ils fussent en lutte l'un contre l'autre. [37,55] Cela ne lui suffit pas : il rétablit la concorde entre Pompée et Crassus, non qu'il désirât les voir vivre en bonne intelligence, mais parce qu'ils étaient très puissants. Il savait que, si le secours de tous les deux ou même d'un seul lui manquait, il ne pourrait avoir un grand crédit ; et que s'il mettait l'un, n'importe lequel, dans ses intérêts, l'autre deviendrait par cela même un antagoniste qui lui nuirait plus que celui qu'il aurait gagné ne lui serait utile. D'une part, tous les hommes lui paraissaient avoir plus d'ardeur pour combattre leurs ennemis que pour soutenir leurs amis, non seulement parce que la colère et la haine inspirent de plus énergiques efforts que l’amitié ; mais aussi parce que celui qui agit pour lui-même et celui qui agit pour un autre n'éprouvent ni la même satisfaction s'ils réussissent, ni la même peine s'ils échouent. D'autre part, il voyait qu'on est plus porté à susciter des obstacles à un homme et à l'empêcher de s'élever, qu'à favoriser son élévation ; et cela pour diverses raisons, mais surtout parce qu'en ne lui permettant pas de s'élever, on est agréable aux autres et utile à soi-même ; tandis qu'en l'élevant, ou en fait un embarras et pour soi-même et pour les autres. [37,56] Telles furent les considérations qui déterminèrent alors César à s'insinuer dans les bonnes grâces de Pompée et de Crassus et à rétablir la concorde entre eux. Il était convaincu qu'il ne pourrait jamais devenir puissant sans eux, et il espérait ne jamais les choquer ni l'un ni l'autre. II ne craignait pas non plus qu'une fois réconciliés ils devinssent plus puissants que lui ; sachant bien qu'avec leur amitié il s'élèverait tout de suite au-dessus des autres, et que bientôt après ils contribueraient l'un et l'autre à le rendre plus puissant qu'eux : ce qui arriva en effet. Voilà dans quel but César les réconcilia et chercha à se les attacher. De leur côté, Pompée et Crassus, mus par des considérations personnelles, firent la paix, aussitôt qu'ils se furent abouchés, et associèrent César à leurs projets. Pompée n'était pas aussi puissant qu'il avait espéré le devenir : en même temps il voyait que Crassus jouissait d'un grand crédit, que César prenait chaque jour plus d'influence, et il craignait d'être brisé par eux. Enfin il se flattait qu'en s'unissant présentement avec eux, il pourrait avec leur concours recouvrer son ancienne puissance. Crassus s'imaginait que sa naissance et ses richesses devaient le placer au-dessus de tous : très inférieur à Pompée et convaincu que César était appelé à un grand rôle, il chercha à les mettre en lutte l'un contre l'autre ; afin que ni l'un ni l'autre ne fût plus puissant que lui. Il comptait pouvoir, pendant qu'ils se combattraient avec des forces égales, mettre leur amitié à profit et obtenir de plus grands honneurs qu'eux. Crassus, en effet, ne se proposait dans sa vie politique ni le triomphe du sénat, ni celui du peuple : il n'avait en vue que sa puissance et, pour arriver à son but, il cherchait à se concilier également le sénat et le peuple, à ne point encourir leur haine, et à complaire tour à tour à l'un et à l'autre, autant qu'il le fallait pour être regardé comme l'auteur de ce qui leur était agréable, sans qu'ils pussent lui imputer ce qui leur arrivait de fâcheux. [37,57] C'est ainsi et par de tels motifs que ces trois hommes firent amitié. Ils sanctionnèrent leur alliance par des serments et s'emparèrent du gouvernement de l'État. Dès lors ils s'accordèrent mutuellement et obtinrent les uns des autres tout ce qu'ils désiraient et tout ce qui était nécessaire pour constituer la République, comme ils l'entendaient. Quand ils se furent unis, les factions qui leur étaient dévouées se concertèrent aussi et firent impunément, sous leur conduite, tout ce qui leur plut. Il ne resta quelques vestiges de sagesse que dans Caton et dans ceux qui voulaient paraître animés des mêmes sentiments que lui ; car parmi les hommes qui s'occupaient alors des affaires publiques, nul, excepté Caton, n'avait ni intégrité, ni désintéressement. A la vérité, quelques citoyens rougissant de ce qui se passait, et quelques autres jaloux d'imiter Caton, prirent part au gouvernement et se montrèrent, dans certaines circonstances, dignes de ce modèle ; mais ils ne persévérèrent point, parce que leurs efforts étaient artificiels et n'avaient pas leur source dans une vertu naturelle. [37,58] Voilà à quel état Rome fut alors réduite par trois hommes, qui cachèrent leur alliance autant qu'ils le purent. Ils ne faisaient que ce qu’ils avaient arrêté d'un commun accord ; mais ils dissimulaient et se couvraient des apparences d'une feinte opposition, afin que leur ligue restât encore inconnue le plus longtemps possible, c'est-à-dire, jusqu'à ce qu'ils eussent pris toutes leurs mesures ; mais elle ne put échapper à l'oeil de la Divinité qui, dans ce moment même, fit connaître aux hommes tant soit peu capables de comprendre de semblables révélations, ce qu’on devait attendre des Triumvirs pour l'avenir. Un ouragan fondit subitement sur Rome et sur toute la contrée voisine avec une telle violence qu'un très grand nombre d'arbres furent déracinés et plusieurs maisons détruites : les vaisseaux en mouillage dans le Tibre, soit à Rome, soit à l'embouchure de ce fleuve, furent submergés, et le pont de bois fut renversé, ainsi qu'un théâtre en planches qu'on avait élevé pour célébrer certains jeux. Beaucoup d'hommes périrent dans ces désastres, image anticipée des malheurs qui attendaient les Romains sur la terre et sur la mer.