[7,0] ZÉNON. [7,1] Zénon, fils de Mnasée, ou de Demée, était de Cittie en Chypre. C'est une petite ville grecque où s'était établie une colonie de Phéniciens. Il avait le cou un peu penché d'un côté, suivant Timothée l'Athénien, dans son livre des Vies. Apollonius Tyrien nous le dépeint mince de corps, assez haut de taille, et basané ; ce qui fut cause que quelqu'un le surnomma Sarment d'Egypte, dit Chrysippe dans le premier livre de ses Proverbes. Il avait les jambes grosses, lâches et faibles; aussi évitait-il la plupart du temps les repas, selon le témoignage de Persée, dans ses Commentaires de table, il aimait beaucoup, dit-on, les figues vertes, et à se chauffer au soleil. [7,2] Nous avons fait mention qu'il eut Cratès pour maître: on veut qu'ensuite il prit les leçons de Stilpon, et que pendant dix ans il fut auditeur de Xénocrate, au rapport de Timocrate, dans Dion. Polémon est encore un philosophe dont il fréquenta l'école. Hécaton, et Apollonius Tyrien, dans le premier livre sur Zénon, rapportent que ce philosophe ayant consulté l'oracle pour savoir quel était le meilleur genre de vie qu'il pût embrasser, il lui fut répondu que c'était celui qui le ferait converser avec les morts. Il comprit le sens de l'oracle, et s'appliqua à la lecture des anciens. Voici comment il entra en connaissance avec Cratès. Il avait négocié de la pourpre en Phénicie, qu'il perdit dans un naufrage près du Pirée. Pour lors, déjà âgé de trente ans, il vint à Athènes, où il s'assit auprès de la boutique d'un libraire, qui lisait le second livre des Commentaires de Xénophon. [7,3] Touché de ce sujet, il demanda où se tenaient ces hommes-là. Le hasard voulut que Cratès vint à passer dans ce moment. Le libraire le montra à Zénon, et lui dit : Vous n'avez qu'à suivre celui-là. Depuis lors il devint disciple de Cratès ; mais quoiqu'il fût d'ailleurs propre à la philosophie, il avait trop de modestie pour s'accoutumer au mépris que les philosophes cyniques faisaient de la honte. Cratès, voulant l'en guérir, lui donna à porter un pot de lentilles à la place Céramique. Il remarqua qu'il se couvrait le visage de honte : il cassa d'un coup de son bâton le pot qu'il portait, de sorte que les lentilles se répandirent sur lui. Aussitôt Zénon prit la fuite, et Cratès lui cria : Pourquoi t'enfuis-tu, petit Phénicien? tu n'as reçu aucun mal. [7,4] Néanmoins cela fut cause qu'il quitta Cratès quelque temps après. Ce fut alors qu'il écrivit son Traité de la République, dont quelques uns dirent, en badinant, qu'il l'avait composé sous la queue du chien. Il fit aussi d'autres ouvrages : sur la Vie conforme à la nature ; sur les Inclinations, ou sur la Nature de l'homme ; sur les Passions ; sur le Devoir ; sur la Loi ; sur l'Érudition grecque ; sur la Vue ; sur l'Univers; sur les Signes ; sur les Sentiments de Pythagore ; sur les Préceptes généraux ; sur la Diction ; cinq Questions sur Homère ; de la Lecture des Poètes, outre un Art de Solutions, et des Arguments, au nombre de deux Traités ; des Commentaires, et la Morale de Cratès. C'est à quoi se réduisent ses œuvres. Enfin il quitta Cratès, et fut ensuite, pendant vingt ans, disciple des philosophes dont nous avons parlé ; à propos de quoi on rapporte qu'il dit : « J'arrivai à bon port lorsque je fis naufrage. » [7,5] D'autres veulent qu'il se soit énoncé en ces termes en l'honneur de Cratès ; d'autres encore, qu'ayant appris le naufrage de ses marchandises pendant qu'il demeurait à Athènes, il dit : « La fortune fait fort bien, puisqu'elle me conduit par là à l'étude de la philosophie. » Enfin on prétend aussi qu'il vendit ses marchandises à Athènes, et qu'il s'occupa ensuite de la philosophie. Il choisit donc le portique appelé Pœcile, qu'où nommait aussi Pisianactée. Le premier de ces noms fut donné au portique, à cause des diverses peintures dont Polygnote l'avait enrichi; mais, sous les trente tyrans, mille quatre cents citoyens y avaient été mis à mort. Zénon, voulant effacer l'odieux de cet endroit, le choisit pour y tenir ses discours. Ses disciples y vinrent l'écouter, et furent pour cette raison appelés stoïciens, aussi bien que ceux qui suivirent leurs opinions. Auparavant, dit Épicure dans ses Lettres, on les distinguait sous le nom de zénoniens. On comprenait même antérieurement sous la dénomination de stoïciens les poètes qui fréquentaient cet endroit, comme le rapporte Ératosthène, dans le huitième livre de son Traité de l'ancienne comédie ; mais les disciples de Zénon rendirent ce nom encore plus illustre. [7,6] Au reste, les Athéniens eurent tant d'estime pour ce philosophe, qu'ils déposèrent chez lui les clefs de leur ville, l'honorèrent d'une couronne d'or, et lui dressèrent une statue d'airain. Ses compatriotes en firent autant, persuadés qu'un pareil monument, érigé à un si grand homme, leur serait honorable. Les Cittiens imitèrent leur exemple, et Antigone lui-même lui accorda sa bienveillance. Il alla l'écouter lorsqu'il vint à Athènes, et le pria avec instance de venir le voir ; ce qu'il refusa. Zénon lui envoya Persée, l'un de ses amis, fils de Démétrius et Cittien de naissance, qui florissait vers la cent trentième olympiade, temps auquel le philosophe était déjà sur l'âge. Apollonius de Tyr, dans ses Écrits sur Zénon, nous a conservé la lettre qu'Antigone lui écrivit [7,7] LE ROI ANTIGONE AU PHILOSOPHE ZÉNON, SALUT. Du côté de la fortune et de la gloire, je crois que la vie que je mène vaut mieux que la vôtre ; mais je ne doute pas que je ne vous suis inférieur, si je considère l'usage que vous faites de la raison, les lumières qui vous sont acquises, et le vrai bonheur dont vous jouissez. Ces raisons m'engagent à vous prier de vous rendre auprès de moi, et je me flatte que vous ne ferez point de difficulté de consentir à ma demande. Levez donc tous les obstacles qui pourraient vous empêcher de lier commerce avec moi. Considérez surtout que non seulement vous deviendrez mon maître, mais que vous serez en même temps celui de tous les Macédoniens mes sujets. En instruisant leur roi, en le portant a la vertu, vous leur donnerez en ma personne un modèle à suivre pour se conduire selon l'équité et la raison, puisque tel est celui qui commande, tels sont ordinairement ceux qui obéissent. Zénon lui répondit en ces termes : [7,8] ZÉNON AU ROI ANTIGONE, SALUT. Je reconnais avec plaisir l'empressement que vous avez de vous instruire et d'acquérir de solides connaissances qui vous soient utiles, sans vous borner à une science vulgaire dont l'étude n'est propre qu'à dérégler les mœurs. Celui qui se donne à la philosophie, qui a soin d'éviter cette volupté si commune, si capable d'émousser l'esprit de la jeunesse, ennoblit ses sentiments, je ne dis pas par inclination naturelle, mais aussi par principe. Au reste, quand un heureux naturel est soutenu par l'exercice et fortifié par une bonne instruction, il ne tarde pas à se faire une parfaite notion de la vertu. [7,9] Pour moi, qui succombe à la faiblesse du corps, fruit d'une vieillesse de quatre-vingts ans, je crois pouvoir me dispenser de me rendre auprès de votre personne. Souffrez donc que je substitue à ma place quelques uns de mes compagnons d'étude, qui ne me sont point inférieurs en dons de l'esprit, et qui me surpassent pour la vigueur du corps. Si vous les fréquentez, j'ose me promettre que vous ne manquerez d'aucun des secours qui peuvent vous rendre parfaitement heureux. Ceux que Zénon envoya à Antigone furent Persée, et Philonide, Thébain. Épicure a parlé d'eux, comme d'amis de ce roi, dans sa lettre à son frère Aristobule. Il me paraît à propos d'ajouter ici le décret que rendirent les Athéniens en l'honneur de Zénon ; le voici : [7,10] DÉCRET. Sous l'archontat d'Arrenidas, la tribu d'Acamantide, la cinquième en tour, exerçant le pritanéat, la troisième dizaine de jours du mois de septembre, le vingt-troisième du pritanéat courant, l'assemblée principale des présidents a pris ses conclusions sous la présidence d'Hippo, fils de Cratistotèle, de Xympetéon et de leurs collègues ; Thrason fils de Thrason, du bourg d'Anacaïe, disant ce qui suit : « Comme Zénon, fils de Mnasée, Cittien de naissance, a employé plusieurs années dans cette ville à cultiver la philosophie: qu'il s'est montré homme de bien dans toutes les autres choses auxquelles il s'est adonné : qu'il a exhorté à la vertu et à la sagesse les jeunes gens qui venaient prendre ses instructions, et qu'il a excité tout le monde à bien faire par l'exemple de sa propre vie, toujours conforme à sa doctrine, [7,11] le peuple a jugé, sous de favorables auspices, devoir récompenser Zénon, Cittien, fils de Mnasée, et le couronner avec justice d'une couronne d'or pour sa vertu et sa sagesse. De plus, il a été résolu de lui élever une tombe publique dans la place Céramique, cinq hommes d'Athènes étant désignés, avec ordre de fabriquer la couronne et de construire la tombe. Le présent décret sera couché par l'écrivain sur deux colonnes, dont il pourra en dresser une dans l'académie et l'autre dans le lycée. Les dépenses de ces colonnes se feront par l'administrateur des deniers publics, afin que tout le monde sache que les Athéniens honorent les gens de bien autant pendant leur vie qu'après leur mort. » [7,12] Les personnes choisies pour la construction de ces monuments furent Thrason du bourg d'Anacaïe, Philoclès du Pirée, Phèdre du bourg d'Anaplyste, Melon du bourg d'Acharné, Mycythus du bourg de Sypallete, et Dion du bourg de Pæanie. Antigone de Caryste dit qu'il ne cela point sa patrie; qu'au contraire, comme il fut un de ceux qui contribuèrent à la réparation du bain, son nom ayant été écrit sur une colonne de cette manière, Zénon le philosophe, il voulut qu'on y ajoutât le mot de Cittien. Un jour il prit le couvercle d'un vaisseau où l'on mettait l'huile pour les athlètes, et après l'avoir creusé il le porta partout pour y recueillir l'argent qu'il collectait en faveur de son maître Cratès. [7,13] On assure que lorsqu'il vint en Grèce il était riche de plus de mille talents, qu'il prêtait à intérêt aux gens qui allaient sur mer. Il se nourrissait de petits pains, de miel, et d'un peu de vin aromatique. Il ne faisait guère d'attention aux filles, et ne se servit qu'une ou deux fois d'une servante, afin de n'être pas soupçonné de haïr les femmes. Lui et Persée habitaient une même maison, où celui-ci ayant quelque jour introduit auprès de lui une joueuse de flûte, il la tira de là, et la reconduisit à celui qui la lui avait envoyée. Il était fort accommodant; aussi le roi Antigone venait souvent souper chez lui, ou le menait souper chez Aristoclée le musicien; liaison à laquelle il renonça dans la suite. [7,14] On dit qu'il évitait d'assembler beaucoup de monde autour de lui, et que pour se débarrasser de la foule, il s'asseyait au haut de l'escalier. Il ne se promenait guère qu'avec deux ou trois personnes, et exigeait quelquefois un denier de ceux qui l'entouraient, afin d'écarter la multitude, comme le rapporte Cléanthe dans son traité de l'Airain. Un jour que la presse était fort grande, il montra aux assistants la balustrade de bois d'un autel au haut du portique, et leur dit : « Autrefois ceci en faisait le milieu ; mais comme on en recevait de l'embarras, on le transposa dans un endroit séparé : de même si vous vous ôtiez du milieu d'ici, vous nous embarrasseriez moins. » Démochare, fils de Lachès, vint le saluer, et lui demanda s'il avait quelque commission à lui donner pour Antigone, qui se ferait un plaisir de l'obliger. Ce compliment lui déplut si fort, que depuis ce moment il rompit tout commerce avec lui. [7,15] On rapporte aussi qu'après la mort de Zénon, Antigone dit qu'il avait perdu en lui un homme qu'il ne pouvait assez admirer, et qu'il envoya Thrason aux Athéniens, pour les prier d'enterrer le corps du philosophe dans la place Céramique. On demandait à ce prince pourquoi il admirait tant Zénon ; il répondit que c'était « parce que ce philosophe, malgré les grands présents qu'il avait reçus de lui, n'en était devenu ni plus orgueilleux, ni plus humilié. » Zénon était fort curieux, et apportait beaucoup de soin à ses recherches. De là vient que Timon, dans ses vers satiriques, l'apostrophe en ces termes : J'ai vu une vieille goulue de Phénicienne à l'ombre de son orgueil, avide de tout, mais ne retenant rien, non plus qu'un petit panier percé, et ayant moins d'esprit qu'un violon. [7,16] Il étudiait avec Philon le dialecticien. Comme, étant jeune, il disputait assidûment avec lui, cette fréquentation l'accoutuma à n'avoir pas moins d'admiration pour ce compagnon d'étude que pour Diodore son maître. Zénon avait souvent autour de lui des gens malpropres et mal vêtus ; ce qui donna occasion à Timon de l'accuser qu'il aimait à attrouper, tout ce qui se trouvait de gens pauvres et inutiles dans la ville. Il avait l'air triste et chagrin, ridait le front, tirait la bouche, et paraissait fort grossier. Il était d'une étrange lésine, mais qu'il traitait de bonne économie. Il reprenait les gens d'une manière concise et modérée, en amenant la chose de loin. [7,17] Par exemple, il dit à un homme fort affecté, qui passait lentement par-dessus un égout : Il a raison de craindre la boue, car il n'y a pas moyen de s'y mirer. Un philosophe cynique, n'ayant plus d'huile dans sa fiole, vint le prier de lui en donner. Il lui en refusa ; et comme il s'en allait, il lui dit de considérer qui des deux était le plus effronté. Un jour qu'il se sentait de la disposition à la volupté, et qu'il était assis avec Cléanthe auprès de Chrémonide, il se leva tout à coup. Cléanthe en ayant marqué de la surprise : J'ai appris, dit-il, que les bons médecins ne trouvent point de meilleur remède que le repos contre les inflammations. Il était couché, à un repas, au-dessus de deux personnes dont l'une poussait l'autre du pied. S'en étant aperçu, il se mit aussi à pousser du genou, et dit à celui qui se retourna sur lui : Si cela vous incommode, combien n'incommodez-vous pas votre voisin? [7,18] Un homme aimait beaucoup les enfants. Sachez, lui dit Zénon, que les maîtres qui sont toujours avec les enfants n'ont pas plus d'esprit qu'eux. Il disait que ceux dont les discours étaient bien rangés, coulants et sans défaut, ressemblaient à la monnaie d'Alexandrie, qui, quoique belle et bien marquée, n'en était pas moins de mauvais aloi : au lieu que les propos d'autres, où il n'y avait ni suite ni exactitude, étaient comparables aux pièces attiques de quatre drachmes. Il ajoutait que la négligence surpassait quelquefois l'ornement dans les expressions, et que souvent la simplicité de l'élocution de l'un entraînait celui qui faisait choix de termes plus élevés. Un jour qu'Ariston, son disciple, énonçait mal certaines choses, quelques unes hardiment, et d'autres avec précipitation : Il faut croire, lui dit-il, que votre père vous a engendré dans un moment d'ivresse. Il l'appelait babillard, avec d'autant plus de raison qu'il était lui-même fort laconique. [7,19] Il se trouva à dîner avec un grand gourmand qui avalait tout, sans rien laisser aux autres. On servit un gros poisson ; il le tira vers lui comme s'il avait voulu le manger seul ; et l'autre l'ayant regardé, il lui dit : « Si vous ne pouvez un seul jour souffrir ma gourmandise, combien pensez-vous que la vôtre doive journellement déplaire à vos camarades? » Un jeune garçon faisait des questions plus curieuses que ne comportait son âge. Il le mena vis-à-vis d'un miroir : «Voyez, lui dit-il, regardez-vous, et jugez si vos questions sont assorties à votre jeunesse. » Quelqu'un trouvait à redire à plusieurs pensées d'Antisthène. Zénon lui présenta un discours de Sophocle, et lui demanda s'il ne croyait pas qu'il contint de belles et bonnes choses. L'autre répondit qu'il n'en savait rien. « N'avez-vous donc pas honte, reprit Zénon, de vous souvenir de ce qu'Antisthène peut avoir mal dit, et de négliger d'apprendre à ce qu'on a dit de bon ? » [7,20] Un autre se plaignait de la brièveté des discours des philosophes. « Vous avez raison, lui dit Zénon; il faudrait même, s'il était possible, qu'ils abrégeassent jusqu'à leurs syllabes. » Un troisième blâmait Polémon de ce qu'il avait coutume de prendre une matière et d'en traiter une autre. A ce reproche il fronça le sourcil, et lui fit cette réponse : Il paraît que vous faisiez grand cas de ce qu'on vous donnait. Il disait que celui qui dispute de quelque chose doit ressembler aux comédiens, avoir la voix bonne et la poitrine forte, mais ne pas trop ouvrir la bouche; coutume ordinaire des grands parleurs, qui ne débitent que des fadaises. Il ajoutait que ceux qui parlent bien avaient à imiter les bons artisans, qui ne changent point de lieu pour se donner en spectacle, et que ceux qui les écoutent doivent être si attentifs, qu'ils n'aient pas le temps de faire des remarques. [7,21] Un jeune homme parlant beaucoup en sa présence, il l'interrompit par ces paroles : Mes oreilles se sont fondues dans ta langue. Il répondit à un bel homme, qui ne pouvait se figurer que le sage dût avoir de l'amour : Il n'y a rien de plus misérable que l'homme qui brille par la beauté du corps. Il accusait la plupart des philosophes de manquer de sagesse dans les grandes choses, et d'expérience dans les petites, et qui sont sujettes au hasard. Il citait Caphésius sur ce qu'entendant un de ses disciples entonner un grand air de musique, il lui donna un coup pour lui apprendre que ce n'est pas dans la grandeur d'une chose que consiste sa bonté ; mais que sa bonté est renfermée dans sa grandeur. Un jeune drôle disputait plus hardiment qu'il ne lui convenait : Jeune homme, lui dit Zénon, je ne te dirai pas ce que j'ai rencontré aujourd'hui. [7,22] On raconte qu'un autre jeune bomme rhodien, beau, riche, mais qui n'avait point d'autre mérite, vint se fourrer parmi ses disciples. Zénon, qui ne se souciait pas de le recevoir, le fit d'abord asseoir sur les degrés, qui étaient pleins de poussière, afin qu'il y salit ses habits. Ensuite il le mit dans la place des pauvres, à dessein d'achever de gâter ses ajustements, jusqu'à ce qu'enfin le jeune homme, rebuté de ces façons, prit le parti de se retirer. Il disait que rien ne sied plus mal que l'orgueil, surtout aux jeunes gens; et qu'il ne suffit pas de retenir les phrases et les termes d'un bon discours, mais qu'il faut s'appliquer à en saisir l'esprit, afin de ne pas le recevoir comme on avale un bouillon, ou quelque autre aliment. Il recommandait la bienséance aux jeunes gens dans leur démarche, leur air et leur habillement, et leur citait fréquemment ces vers d'Euripide sur Capanée : Quoiqu'il eût de quoi vivre, il ne s'enorgueillissait pas de sa fortune ; il n'avait pas plus de vanité que n'en a un nécessiteux. [7,23] Zénon soutenait que rien ne rend moins propre aux sciences que la poésie, et que le temps était de toutes les choses celle dont nous avons le plus besoin. Interrogé sur ce qu'est un ami, il dit que c'était un autre soi-même. On raconte qu'un esclave qu'il punissait pour cause de vol, imputant cette mauvaise habitude à sa destinée, il répondit : Elle a aussi réglé que tu en serais puni. Il disait que la beauté est l'agrément de la voix ; d'autres veulent qu'il ait dit que la voix est l'agrément de la beauté. Le domestique d'un de ses amis parut devant lui, tout meurtri de coups : Je vois, dit-il au maître, les marques de votre passion. Examinant quelqu'un qui était parfumé, il s'informa qui était cet homme qui sentait la femme. Denys le Transfuge demandait à Zénon pourquoi il était le seul à qui il n'adressât point de corrections ; il répondit que « c'était parce qu'il n'avait point de confiance en lui. » Un jeune garçon parlait inconsidérément : « Nous avons, lui dit-il, deux oreilles et une seule bouche, pour nous apprendre que nous devons beaucoup plus écouter que parler. » [7,24] Il assistait à un repas, où il ne disait pas un mot ; on voulut en savoir la raison : « Afin, répondit-il, que vous rapportiez au roi qu'il y a ici quelqu'un qui sait se taire. » Il faut remarquer que ceux à qui il faisait cette réponse étaient venus exprès de la part de Ptolomée pour épier la conduite du philosophe, et en faire rapport à leur prince. On demandait à Zénon comment il en agirait avec un homme qui l'accablerait d'injures : Comme avec un envoyé que l'on congédie sans réponse, répliqua-t-il. Apollonius Tyrien rapporte que Cratès le tira par son habit pour l'empêcher de suivre Stilpon, et que Zénon lui dit : « Cratès, on ne peut bien prendre les philosophes que par l'oreille. Quand vous m'aurez persuadé, tirez-moi par là ; autrement, si vous me faites violence, je serai bien présent de corps auprès de vous, mais j'aurai l'esprit auprès de Stilpon. » [7,25] Hippobote dit qu'il conversa avec Diodore, sous lequel il s'appliqua à la dialectique. Quoiqu'il y eût déjà fait de grands progrès, il ne laissait pas, pour dompter son amour-propre, de courir aux instructions de Polémon. On raconte qu'à cette occasion celui-ci lui dit : « En vain, Zénon, vous vous cachez ; nous savons que vous vous glissez ici par les portes de notre jardin pour dérober nos dogmes, que vous habillez ensuite à la phénicienne. » Un dialecticien lui montra sept idées de dialectique dans un syllogisme, appelé mesurant. Il lui demanda ce qu'il en voulait; et l'autre en ayant exigé cent drachmes, il en paya cent de plus, tant il était curieux de s'instruire. On prétend qu'il est le premier qui employa le mot devoir, et qu'il en fit un traité. Il changea aussi deux vers d'Hésiode de cette manière : Il faut approuver celui qui s'instruit, de ce qu'il entend dire de bon, et plaindre celui qui veut tout apprendre par lui-même. [7,26] Il croyait en effet que tel qui prêtait attention à ce que l'on disait, et savait en profiter, était plus louable que tel autre qui devait toutes ses idées à ses propres méditations, parce que celui-ci ne faisait paraître que de l'intelligence, au lieu que celui-là, en se laissant persuader, joignait la pratique à l'intelligence. On lui demandait pourquoi lui, qui était si sérieux, s'égayait dans un repas : « Les lupins, dit-il, quoique amers, perdent leur amertume dans l'eau. » Hécaton, dans le deuxième livre de ses Chries, confirme qu'il se relâchait de son humeur dans ses sortes d'occasions, qu'il disait qu'il valait mieux choir par les pieds que par la langue, et que quoiqu'une chose ne fût qu'à peu près bien faite, elle n'en était pas pour cela une de peu d'importance. D'autres donnent cette pensée à Socrate. [7,27] Zénon, dans sa manière de vivre, pratiquait la patience et la simplicité. Il se nourrissait de choses qui n'avaient pas besoin d'être cuites, et s'habillait légèrement. De là vient ce qu'on disait de lui, que « ni les rigueurs de l'hiver, ni les pluies, ni l'ardeur du soleil, ni les maladies accablantes, ni tout ce qu'on estime communément, ne purent jamais vaincre sa constance, qui égala toujours l'assiduité avec laquelle il s'attacha jour et nuit à l'étude. » Les poètes comiques même n'ont pas pris garde que leurs traits envenimés tournaient à sa louange, comme quand Philémon lui reproche, dans une comédie aux philosophes : Ses mets sont des figues qu'il mange avec du pain ; sa boisson est l'eau claire. Ce genre de vie s'accorde avec une nouvelle philosophie qu'il enseigne, et qui consiste à endurer la faim ; encore ne laisse-t-il pas de s'attirer des disciples. D'autres attribuent ces vers à Posidippe. Au reste, il est même presque passé en proverbe de dire : Plus tempérant que le philosophe Zénon. Posidippe, dans sa pièce intitulée Ceux qui ont changé de lieu, dit : « Dix fois plus sobre que Zénon. » [7,28] En effet, il surpassait tout le monde, tant du côté de la tempérance et de la gravité, qu'à l'égard de son grand âge, puisqu'il mourut âgé de quatre-vingt dix-huit ans, qu'il passa heureusement sans maladie, quoique Persée, dans ses Récréations morales, ne lui donne que soixante-douze ans au temps de son décès. Il en avait vingt-deux lorsqu'il vint à Athènes, et présida à son école cinquante-huit ans, à ce que dit Apollonius. Voici quelle fut sa fin. En sortant de son école, il tomba et se cassa un doigt. Il se mit alors à frapper la terre de sa main ; et après avoir proféré ce vers de la tragédie de Niobé : « Je viens, pourquoi m'appelles-tu ? » il s'étrangla lui-même. [7,29] Les Athéniens l'enterrèrent dans la place Céramique, et rendirent un témoignage honorable à sa vertu, en publiant le décret dont nous avons parlé. L'épigramme suivante est celle qu'Antipater de Sidon composa à sa louange : Ci-gît Zénon, qui fit les délices de Cittie sa patrie. Il est monté dans l'Olympe, non en mettant le mont Ossa sur le mont Pélion, car ces travaux ne sont pas des effets de la vertu d'Hercule : la sagesse seule lui a servi de guide dans la route qui mène sans détour au ciel. [7,30] Celle-ci est de Zénodote le stoïcien, disciple de Diogène : Zénon, toi dont le front chauve fait le plus bel ornement, tu as trouvé l'art de se suffire à soi-même dans le mépris d'une vaine richesse. Auteur d'une science mâle, ton génie a donné naissance à une secte qui est la mère d'une courageuse indépendance. L'envie ne peut même te reprocher d'avoir eu la Phénicie pour patrie. Mais ne fut-elle pas celle de Cadmus, à qui la Grèce est redevable de la source où elle a puisé son érudition? Athénée, poète épigrammatiste, en a fait une sur tous les stoïciens en général ; la voici : O vous, auteurs des maximes stoïciennes, vous dont les saints ouvrages contiennent les plus excellentes vérités, que vous avez raison de dire que la vertu est le seul bien de l'âme ! Elle seule protège la vie des hommes, et garde les cités. Si d'autres regardent la volupté corporelle comme leur dernière fin, ce n'est qu'une des Muses qui le leur a persuadé. [7,31] Aux particularités de la mort du philosophe j'ajouterai des vers de ma façon, insérés dans mon recueil de vers de toutes sortes de mesures : On varie sur le genre de mort de Zénon de Cittie. Les uns veulent qu'il finit sa vie épuisé d'années; les autres soutiennent qu'il la perdit pour s'être privé de nourriture; quelques autres encore prétendent que, s'étant blessé par une chute, il frappa la terre de sa main, et dit : Je viens de moi-même, ô mort ! pourquoi m'appelles-tu? En effet, il y a des auteurs qui assurent qu'il mourut de cette dernière manière, et voilà ce qu'on a à dire sur la mort de ce philosophe. Démétrius de Magnésie, dans son livre des Poètes de même nom, rapporte que Mnasée, père de Zénon, allait souvent à Athènes pour son négoce ; qu'il en rapportait des ouvrages philosophiques des disciples de Socrate; qu'il les donnait à son fils ; que celui-ci, qui n'était encore qu'un enfant, prenait déjà dès lors du goût pour la philosophie ; que cela fut cause qu'il quitta sa patrie et vint à Athènes, où il s'attacha à Cratès. [7,32] Le même auteur ajoute qu'il est vraisemblable qu'il mit fin aux erreurs où l'on était tombé au sujet des énonciations. On dit aussi qu'il jurait par le câprier, comme Socrate par le chien. Il y a cependant des auteurs, du nombre desquels est Cassius le Pyrrhonien, qui accusent Zénon, premièrement de ce qu'au commencement de sa République il avance que l'étude des humanités est inutile ; en second lieu, de ce qu'il déclare esclaves et étrangers, ennemis les uns des autres, tous ceux qui ne s'appliquent pas à la vertu, sans même exclure les parents à l'égard de leurs enfants, les frères à l'égard de leurs frères, et les proches les uns à l'égard des autres. [7,33] Ils l'accusent de plus d'assurer dans sa République qu'il n'y a que ceux qui s'adonnent à la vertu à qui appartienne réellement la qualité de parents, d'amis, de citoyens et de personnes libres ; de sorte que les stoïciens haïssent leurs parents et leurs enfants qui ne font pas profession d'être sages. Un autre grief est d'avoir enseigné, comme Platon dans sa République, que les femmes doivent être communes, et d'avoir insinué, dans un ouvrage qui contient deux cents versets, qu'il ne faut avoir dans les villes ni temples, ni tribunaux de justice, ni lieux d'exercice; qu'il est à propos de ne pas se pourvoir d'argent, soit pour voyager, ou pour faire des échanges ; que les hommes et les femmes doivent s'habiller uniformément, sans laisser aucune partie du corps à découvert. [7,34] Chrysippe, dans son livre sur la République, atteste que celui de Zénon sous le même titre est de la composition de ce philosophe. Il a aussi écrit sur l'amour dans le commencement d'un ouvrage intitulé de l'Art d'aimer. Il traite encore de pareils sujets dans ses Conversations. Quelques uns de ces reproches qu'on fait aux stoïciens se trouvent dans Cassius et dans le rhéteur Isidore, qui dit que le stoïcien Athénodore, à qui on avait confié la garde de la bibliothèque de Pergame, biffa des livres des philosophes de sa secte tous les passages dignes de censure ; mais qu'ensuite ils furent restitués lorsque Athénodore, ayant été découvert, courut risque d'en être puni. Voilà pour ce qui regarde les dogmes qu'on condamne dans les stoïciens. [7,35] Il y a eu huit Zénons. Le premier est celui d'Élée, duquel nous parlerons ci-après ; le second est le philosophe dont nous avons décrit la vie ; le troisième, natif de Rhodes, a donné en un volume l'histoire de son pays; le quatrième, historien, a traité de l'expédition de Pyrrhus en Italie et en Sicile, outre un abrégé, qu'on a de lui, des faits des Romains et des Carthaginois ; le cinquième, disciple de Chrysippe, a peu écrit, mais a laissé beaucoup de disciples ; le sixième, qui fut médecin de la secte d'Hérophile, avait du génie, mais peu de capacité pour écrire ; le septième, grammairien, a composé des épigrammes et d'autres choses ; le huitième, natif de Sidon, et philosophe épicurien, avait tout à la fois de l'esprit et du talent pour l'élocution. [7,36] Zénon eut beaucoup de disciples, dont les plus célèbres furent Persée Cittien et fils de Démétrius. Quelques uns le font ami, d'autres domestique de Zénon, et l'un de ceux qu'Antigone lui avait envoyés pour l'aider à écrire. On dit aussi que ce prince lui confia l'éducation de son fils Alcyonée, et que, voulant sonder ses sentiments, il lui fit porter la fausse nouvelle que les ennemis avaient ravagé ses terres. Comme Persée en témoignait du chagrin : « Vous voyez, lui dit Antigone, que les richesses ne sont pas indifférentes. » On lui attribue les ouvrages suivants: de la Royauté, de la République de Lacédémone, des Noces, de l'Impiété, Thyeste, de l'Amour, des Discours d'exhortation, des Conversations; quatre discours intitulés Chries, des Commentaires, et sept discours sur les Lois de Platon. [7,37] Zénon eut encore pour disciples Ariston de Chio, fils de Miltiade, lequel introduisit le dogme de l'indifférence; Hérille de Carthage, qui établissait la science pour fin; Denys d'Héraclée, qui changea de sentiment pour s'abandonner à la volupté, à cause d'un mal qui lui était survenu aux yeux, et dont la violence ne lui permettait plus de soutenir que la douleur est indifférente; Sphérus, natif du Bosphore; Cléanthe d'Asse, fils de Phanius, qui succéda à l'école de son maître. Zénon avait coutume de le comparer à ces tablettes enduites de cire-forte, sur lesquelles les caractères se tracent avec peine, mais s'y conservent plus longtemps. Au reste, après la mort de Zénon, Sphérus devint disciple de Cléanthe, dans la vie duquel nous nous réservons de parler de ce qui le regarde personnellement. [7,38] Hippobote range, au nombre des disciples de Xénon, Athénodore de Soles, Philonide de Thèbes, Calippe de Corinthe, Posidonius d'Alexandrie, et Zénon de Sidon. J'ai cru qu'il était à propos d'exposer en général les dogmes des stoïciens dans la vie particulière de Zénon, puisqu'il en a institué la secte. Nous avons une liste de ses ouvrages, qui sont plus savants que ceux de tous ses sectateurs. Voici les sentiments qu'ils tiennent en commun ; nous les rapporterons sommairement, à notre ordinaire. [7,39] Les stoïciens divisent la philosophie en trois parties : en physique, morale, et logique. Cette division, faite premièrement par Zénon le Cittien, dans son traité du Discours, a été ensuite adoptée par Chrysippe, dans la première partie de sa Physique ; par Apollodore Éphillus, dans le premier livre de son Introduction aux Opinions ; par Eudromus, dans ses Éléments de morale ; par Diogène de Babylone et par Posidonius. [7,40] Apollodore donne à ces diverses parties de la philosophie le nom de lieux, Chrysippe et Eudromus, celui d'espèces; d'autres les appellent genres. Ils comparent la philosophie à un animal, dont ils disent que les os et les nerfs sont la logique ; les chairs, la morale; et l'âme, la physique. Ils la mettent aussi en parallèle avec un œuf, dont ils appliquent l'extérieur à la logique, ce qui suit à la morale, et l'intérieur à la physique. Ils emploient encore la comparaison d'un champ fertile, dont ils prennent figurément la haie pour la logique, les fruits pour la morale, et la terre ou les arbres pour la physique. D'autres se représentent la philosophie comme une ville bien entourée de murailles et sagement gouvernée, sans donner la préférence à aucune des trois parties ; quelques uns même parmi eux les prennent pour un mélange qui constitue un corps de science, et les enseignent indistinctement, comme mêlées ensemble. Il y en a qui, ainsi que Zénon dans son livre du Discours, Chrysippe, Archédème et Eudromus, admettent la logique pour la première, la physique pour la seconde, et la morale pour la troisième. [7,41] Diogène de Ptolémaïs commence par la morale, et Apollodore la place dans le second rang. Phanias, au premier livre des Amusements de Posidonius, dit que ce philosophe, son ami, de même que Panétius, commencent par la physique. Des trois parties de la philosophie, Cléanthe en fait six : la dialectique, la rhétorique, la morale, la politique, la physique et la théologie. D'autres sont du sentiment de Zénon de Tarse, qui regarde ces parties, non comme une division de discours, mais comme différentes branches de la philosophie elle-même, La plupart partagent la logique en deux sciences, dont l'une est la rhétorique, et l'autre la dialectique ; à quoi quelques uns ajoutent une espèce de science définie, qui a pour objet les règles et les jugements, [7,42] mais que quelques autres divisent de nouveau, en tant que, concernant les règles et les jugements, elle conduit à découvrir la vérité, à laquelle ils rapportent la diversité des opinions. Ils se servent de cette science définie pour reconnaître la vérité, parce que c'est par les idées qu'on a des choses que se conçoivent les choses mêmes. Les stoïciens appellent la rhétorique l'art de bien dire et de persuader, et nomment la dialectique la méthode de raisonner proprement par demandes et réponses; [7,43] aussi la définissent-ils de cette manière : la science de connaître le vrai et le faux, et ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Ils assignent à la rhétorique trois parties, qui consistent à délibérer, à juger et à démontrer. Ils y distinguent l'invention, l'expression, l'arrangement, l'action, et partagent un discours oratoire en exorde, narration, réfutation et conclusion. Ils établissent dans la dialectique une division en choses dont la figure porte la signification, et en d'autres dont la connaissance gît dans la voix, celles-ci étant encore divisées en choses déguisées sous la fiction, et dont le sens dépend de termes propres, d'attributs et d'autres choses semblables, de genres et d'espèces directes, de même que du discours, des modes et des syllogismes, tant de ceux de mots que de ceux de choses, [7,44] tels que les arguments vrais et faux, les négatifs et leurs pareils, les défectueux, les ambigus, les concluants, les cachés et les cornus, les impersonnels et les mesurants. Suivant ce que nous venons de dire de la voix, ils en font un lieu particulier de la dialectique, fondés sur ce que, par l'articulation, on démontre certaines parties du raisonnement, les solécismes, les barbarismes, les vers, les équivoques, l'usage de la voix dans le chant, la musique, et, selon quelques uns, les périodes, les divisions et les distinctions. [7,45] Ils vantent beaucoup les syllogismes pour leur grande utilité, en ce que, aiguisant l'esprit, ils lui ouvrent le chemin aux démonstrations, qui contribuent beaucoup à rectifier les sentiments. Ils ajoutent que l'arrangement et la mémoire aident à débrouiller de savantes propositions majeures ; que ces sortes de raisonnements sont propres à forcer le consentement et à former des conclusions ; que le syllogisme est un discours raisonné, et fondé sur ces principes ; la démonstration, un discours où l'on rassemble tout ce qui tend à inférer, des choses qui sont plus connues, des conséquences pour les choses qui le sont moins; l'imagination, une impression dans l'âme, par comparaison de l'empreinte d'un anneau sur la cire. [7,46] Selon eux, il y a deux sortes d'imaginations : celles que l'on saisit, et celles qu'on ne peut saisir. Les imaginations de la première espèce, à laquelle ils rapportent la connaissance des choses, sont produites par un objet existant, dont l'image s'imprime suivant ce qu'il est en effet. Les imaginations de l'autre espèce ne naissent point d'un objet qui existe, ou dont, quoiqu’existant, l'esprit ne reçoit pas d'impression conforme à ce qu'il est réellement. Les stoïciens tiennent la dialectique pour une science absolument nécessaire, laquelle, à leur avis, comprend la vertu en général et tous ses degrés en particulier; la circonspection à éviter les fautes, et à savoir quand on doit acquiescer ou non ; l'attention à suspendre son jugement, et à s'empêcher [7,47] qu'on ne cède à la vraisemblance; la résistance à la conviction, de crainte qu'on ne se laisse enlacer par les arguments contraires ; l'éloignement pour la fausseté, et l'assujettissement de l'esprit à la saine raison. Ils définissent la science elle-même, ou une compréhension certaine, ou une disposition à ne point s'écarter de la raison dans l'exercice de l'imagination. Ils soutiennent que le sage ne saurait faire un bon usage de sa raison sans le secours de la dialectique ; que c'est elle qui nous apprend à démêler le vrai et le faux, à discerner le vraisemblable, et à développer ce qui est ambigu ; qu'indépendamment d'elle, nous ne saurions ni proposer de solides questions, ni rendre de pertinentes réponses ; [7,48] que ce dérèglement dans le discours s'étend jusqu'aux effets qu'il produit, de manière que ceux qui n'ont pas soin d'exercer leur imagination n'avancent que des absurdités et des vétilles ; qu'en un mot, ce n'est qu'à l'aide de la dialectique que le sage peut se faire un fonds de sagacité, de finesse d'esprit, et de tout ce qui donne du poids aux discours, puisque le propre du sage est de bien parler, de bien penser, de bien raisonner sur un sujet, et de répondre solidement à une question ; autant de choses qui appartiennent à un homme versé dans la dialectique. Voilà en abrégé ce que pensent ces philosophes sur les parties qui entrent dans la logique. Mais pour dire encore en détail ce qui touche leur science introductrice, nous rapporterons mot à mot ce qu'en dit Dioclès de Magnésie dans sa Narration sur les philosophes. [7,49] Les stoïciens traitent premièrement de ce qui regarde l'entendement et les sens, en tant que le moyen par lequel on parvient à connaître la vérité des choses est originairement l'imagination, et en tant que l'acquiescement, la compréhension et l'intelligence des choses, qui va devant tout le reste, ne peuvent se faire sans l'opération de cette faculté. C'est elle qui précède; ensuite vient l'entendement, dont la fonction est d'exprimer par le discours les idées qu'il reçoit de l'imagination. [7,50] Au reste elle diffère d'une impression fantastique. Celle-ci n'est qu'une opinion de l'esprit, comme sont les idées qu'on a dans le sommeil ; au lieu que l'autre est une impression dans l'âme, qui emporte un changement, comme l'établit Chrysippe dans son douzième livre de l’Ame; car il ne faut point considérer cette impression comme si elle ressemblait à celle que fait un cachet, parce qu'il est impossible qu'il se fasse plusieurs impressions par une même chose sur le même sujet. On entend par imagination celle produite par un objet existant, imprimée et scellée dans l'âme de la manière dont il existe ; or telle n'est pas l'imagination qui naîtrait d'un objet non existant. [7,51] Les stoïciens distinguent les impressions de l'imagination en celles qui sont sensibles et celles qui ne le sont point. Les premières nous viennent par le sens commun, ou par les organes particuliers des sens. Les impressions non sensibles de l'imagination sont formées par l'esprit, comme sont les idées des choses incorporelles, et en général de celles dont la perception est l'objet de la raison. Ils ajoutent que les impressions sensibles se font par des objets existants, auxquels l'imagination se soumet et se joint, et qu'il y a aussi des impressions apparentes de l'imagination qui se font de la même manière que celles qui naissent d'objets existants. Ils distinguent aussi ces impressions en raisonnables et non raisonnables, dont les premières sont celles des êtres doués de raison ; les secondes, celles des animaux qui n'en ont point. Celles-là, ils les appellent des pensées, et ne donnent point de nom aux secondes. Ils distinguent encore les impressions de l'imagination en celles qui renferment de l'art et celles où il ne s'en trouve pas, parce qu'une image fait une autre impression sur un artiste que sur un homme qui ne l'est point. [7,52] La sensation, suivant les stoïciens, est un principe spirituel, qui, tirant son origine de la partie principale de l'âme, atteint jusqu'aux sens. Ils entendent aussi par là les perceptions qui se font par les sens, et la disposition des organes des sens, à laquelle ils attribuent la faiblesse d'esprit qui paraît dans quelques uns. Ils nomment aussi sensation l’action des sens. Au sentiment de ces philosophes, il y a des choses que l'on comprend par les sens : c'est ainsi qu'on discerne ce qui est blanc d'avec ce qui est noir, et ce qui est rude d'avec ce qui est mou. Il y en a aussi d'autres que l'on conçoit par la raison : telles sont les choses qu'on assemble par la voie de la démonstration, comme celles qui regardent les dieux et leur providence. Ils disent que l'entendement connaît de différentes manières les choses qu'il aperçoit; les unes par incidence, les autres par ressemblance ; d'autres par analogie, d'autres encore par transposition ; celles-ci par composition, celles-là par opposition. [7,53] Par incidence il connaît les choses sensibles ; par ressemblance, les choses dont l'intelligence dépend d'autres qui leur sont adjointes : c'est ainsi qu'on connaît Socrate par son image. L'analogie fait connaître les choses qui emportent augmentation, comme l'idée de Titye et de cyclope, et celles qui emportent diminution, comme l'idée de pygmée : c'est aussi par une analogie tirée des plus petits corps sphériques qu'on juge que la terre a un centre. L'esprit pense par transposition lorsque, par exemple, on suppose des yeux dans la poitrine ; par composition, comme quand on se figure un homme demi-cheval ; par opposition, relativement à la mort. On pense par translation aux choses qu'on a dites, ou au lieu; à ce qui est juste et bon, par une action de la nature ; enfin on pense par privation, comme quand on se représente un homme sans mains. Voilà encore quelques unes de leurs opinions sur l'imagination, les sens et l'entendement. [7,54] Ces philosophes établissent pour source de la vérité, ou pour moyen de la connaître, l'imagination comprenant ou saisissant son objet ; c'est-à-dire, recevant les impressions d'un objet existant, comme le remarquent Chrysippe, livre douzième de sa Physique, Antipater et Apollodore. Boëthus admet de plus, comme sources de la vérité, l'entendement, les sens, les affections et la science ; mais Chrysippe, dans son premier livre du Discours, s'éloigne de son sentiment, et ne reconnaît d'autres sources de la vérité que les sens et les notions communes. Ces dernières sont une idée naturelle des choses universelles. Quelques autres des plus anciens stoïciens dérivent de la droite raison la source de la vérité, témoin Posidonius dans son traité sur cette matière. [7,55] Suivant l'avis unanime du plus grand nombre des stoïciens, la première partie de l'étude de la dialectique est l'usage de la voix, qu'ils définissent un air frappé, ou, comme dit Diogène de Babylone dans son Système de l'ouïe, l'objet particulier de ce sens. La voix des animaux n'est qu'un effort qui frappe l'air ; mais celle des hommes est articulée, et tout à fait formée à l'âge de quatorze ans ou environ. Diogène la nomme un effet de la volonté de l'esprit. La voix est aussi quelque chose de corporel, selon les stoïciens, comme dit Archédème dans son Traité de la voix, Diogène, Antipater, et Chrysippe dans la deuxième partie de sa Physique: [7,56] car tout ce qui produit quelque action est corporel, et la voix en produit une, en se transportant de ceux qui parlent à ceux qui écoutent. La parole, comme le rapporte Diogène, est, dans l'opinion des stoïciens, la voix articulée, comme serait cette expression, Il fait jour. Le discours est la voix poussée par une action de la pensée, et donnant quelque chose à entendre. Le dialecte est l'expression de la parole considérée en tant qu'elle porte un certain caractère, soit étranger, soit grec, ou une expression, quelle qu'elle soit, envisagée dans la manière dont elle est conçue ; comme, par exemple, le terme de mer en idiome attique, et celui de jour en dialecte ionique. Les éléments de la parole sont les lettres, au nombre de vingt-quatre. On considère trois choses par rapport à chacune: sa qualité d'élément, sa figure et son nom, comme alpha. [7,57] Il y a sept voyelles, a, e, i, o, u, w, et six muettes, b, g, d, k, p, t. La voix diffère de la parole en ce qu'un son fait aussi une voix, et que la parole est un son articulé. La parole diffère aussi du discours en ce qu'un discours signifie toujours quelque chose ; au lieu qu'il y a des paroles qui n'emportent point de signification, comme serait le mot blitri; ce qui n'a jamais lieu par rapport au discours. Il y a aussi de la différence entre les idées de parler et de proférer quelque chose ; car on ne profère que les sons, au lieu qu'on parle des actions, de celles du moins qui peuvent être un sujet de discours. Diogène, dans son Traité de la voix, ainsi que Chrysippe, font cinq parties du discours, le nom, l'appellation, le verbe, la conjonction, et l'article ; mais Antipater y en ajoute une moyenne, dans son ouvrage sur les Dictions et les choses qui se disent. [7,58] Selon Diogène, l'appellation est une partie du discours qui signifie une qualité commune, comme celle d'homme ou de cheval; le nom, une partie du discours donnant à connaître une qualité particulière, comme Diogène, Socrate; le verbe, une partie du discours qui désigne un attribut simple, ou, selon quelques uns, un élément indéclinable du discours, et qui signifie quelque chose de composé par rapport à un ou à plusieurs, comme J'écris ou Je parle; la conjonction, une partie indéclinable qui unit les diverses parties du discours; l'article, un élément du discours qui a les cas des déclinaisons, et qui distingue les genres des noms et les nombres, comme il, elle, ils, elles. [7,59] Le discours doit avoir cinq ornements: l'hellénisme, l'évidence, la brièveté, la convenance, et la grâce. Par l'hellénisme on entend une diction exempte de fautes, conçue en termes d'art et non vulgaires; l'évidence, une expression distincte, et qui expose clairement la pensée; la brièveté renferme une manière de parler qui embrasse tout ce qui est nécessaire à l'intelligence d'une chose. La convenance requiert que l'expression soit appropriée à la chose dont on parle. La grâce du discours consiste à éviter les termes ordinaires. Le barbarisme est une manière de parler vicieuse, et contraire à l'usage des Grecs bien élevés ; le solécisme, un discours dont les parties sont mal arrangées. [7,60] Le vers, dit Posidonius dans son introduction de la diction, est une façon de parler mesurée, une composition nombrée, et au-dessus des règles de la prose. Ils donnent, pour exemple de rythme, les mots suivants: l'immense terre, le divin éther. La poésie est un ouvrage significatif en vers, et qui renferme une imitation des choses divines et humaines. La définition est, comme dit Antipater dans le premier livre de ses Définitions, un discours exprimé suivant une exacte analyse, ou même une explication, selon Chrysippe dans son livre sur cette matière. La description est un discours figuré qui conduit aux matières, ou une définition plus simple qui exprime la force de la définition. Le genre est une collection de plusieurs idées de l'esprit, conçues comme inséparables : telle est l'idée d'animal, laquelle comprend celle de toutes les espèces d'animaux particuliers. [7,61] Une idée de l'esprit est un être imaginaire formé par la pensée, et qui n'a pour objet aucune chose qui est ou qui agit, mais qui la considère comme si elle était ou comme si elle agissait d'une certaine manière : telle est la représentation qu'on se fait d'un cheval, quoiqu'il ne soit pas présent. L'espèce est comprise sous le genre, comme l'idée d'homme est comprise sous l'idée d'animal. Plus général est ce qui, étant genre, n'a point de genre au-dessus de lui, comme l'idée d'existant. Plus spécial est ce qui, étant espèce, n'a point d'espèce au-dessous de lui, comme Socrate. La division a pour objet le genre distingué dans les espèces qui lui appartiennent, comme cette phrase : Parmi les animaux, les uns sont raisonnables, les autres privés de raison. La contre-division se fait du genre dans les espèces à rebours, comme par voie de négation ; par exemple, dans cette période : Des choses qui existent, les unes sont bonnes, les autres ne le sont point. La sous-division est la division de la division, comme dans cet exemple : Des choses qui existent, les unes sont bonnes, les autres point; et parmi celles qui ne sont pas bonnes, les unes sont mauvaises, les autres indifférentes. [7,62] Partager, c'est ranger les genres suivant leurs lieux, comme dit Crinis: tel est ce qui suit : Parmi les biens, ils uns regardent l'âme, les autres le corps. L'équivoque est une manière de parler conçue en termes qui, pris tels qu'ils sont exprimés et dans leur sens propre, signifient plusieurs choses dans le même pays ; de sorte qu'on peut s'en servir pour dire des choses différentes. C'est ainsi que les mots qui en grec signifient la joueuse de flûte est tombée, peuvent signifier aussi, dans la même langue, la maison est tombée trois fois. La dialectique est, comme dit Posidonius, la science de discerner le vrai, le faux, et ce qui est neutre. Elle a pour objet, selon Chrysippe, les signes et les choses signifiées. Ce que nous venons de dire regarde leurs idées sur la théorie de la voix. [7,63] Sous la partie de la dialectique qui comprend les matières et les choses signifiées par la voix, les stoïciens rangent ce qui regarde les expressions, les énonciations parfaites, les propositions, les syllogismes, les discours imparfaits, les attributs, et les choses dites directement, ou renversées. L'expression qui naît d'une représentation de la raison est de deux espèces, que les stoïciens nomment expressions parfaites et imparfaites. Ces dernières n'ont point de sens complet, comme, Il écrit; les autres, au contraire, en ont un, comme, Socrate écrit. Ainsi les expressions imparfaites sont celles qui n'énoncent que les attributs, et les parfaites servent à énoncer les propositions, les syllogismes, les interrogations et les questions. [7,64] L'attribut est ce qu'on déclare de quelqu'un, ou une chose composée qui se dit d'un ou de plusieurs, comme le définit Apollodore ; ou bien c'est une expression imparfaite, construite avec un cas droit, pour former une proposition. Il y a des attributs accompagnés de nom et de verbe, comme, Naviguer parmi des rochers; d'autres exprimés d'une manière droite, d'une manière renversée et d'une manière neutre. Les premiers sont construits avec un des cas obliques, pour former un attribut, comme, Il entend, il voit, il dispute. Les renversés se construisent avec une particule passive, comme, Je suis entendu, je suis vu. Les neutres n'appartiennent ni à l'une ni à l'autre de ces classes, comme, Être sage, se promener. Les attributs réciproques sont ceux qui, quoique exprimés d'une manière renversée, ne sont pas renversés, parce qu’ils emportent une action; telle est l'expression de se faire raser, dans laquelle celui qui est rasé, désigne aussi l'action qu'il fait lui-même. Au reste, les cas obliques sont le génitif, le datif, et l'accusatif. [7,65] On entend par proposition l'expression d'une chose vraie ou fausse, ou d'une chose qui forme un sens complet, et qui se peut dire en elle-même, comme l'enseigne Chrysippe dans ses Définitions de dialectique. « La proposition, dit-il, est l'expression de toute chose qui se peut affirmer ou nier en elle-même, comme, Il fait jour, ou Dion se promène. » On l'appelle proposition, relativement à l'opinion de celui qui l'énonce ; car celui qui dit qu'il fait jour paraît croire qu'il fait jour en effet. Si donc il fait effectivement jour, la proposition devient vraie; au lieu qu'elle est fausse s'il ne fait pas jour. [7,66] Il y a de la différence entre proposition, interrogation, question, ordre, adjuration, imprécation, supposition, appellation, et ressemblance de proposition. La proposition est toute chose qu'on énonce en partant, soit vraie ou fausse. L'interrogation est une énonciation complète, aussi bien que la proposition, mais qui requiert une réponse, comme cette phrase, Est-il jour? Cette demande n'est ni vraie ni fausse : c'est proposition, lorsqu'on dit, Il fait jour ; c'est interrogation, quand on demande, Fait-il jour? La question est quelque chose à quoi on ne peut répondre oui ou non, comme à l'interrogation ; mais à laquelle il faut répondre, comme on dirait, Il demeure dans cet endroit. [7,67] L'ordre est quelque chose que l'on dit en commandant, comme, Va-t'en aux rives d'Inachus. L'appellation est quelque chose qu'on dit en nommant quelqu'un, comme, Agamemnon, fils d'Atrée, glorieux monarque de plusieurs peuples. La ressemblance d'une proposition est un discours qui, renfermant la conclusion d'une proposition, déchoit du genre des propositions par quelque particule abondante ou passive, comme dans ces vers : N'est-ce pas ici le beau séjour de ces vierges? Ce bouvier ressemble aux enfants de Priam. [7,68] Il y a encore une chose qui diffère de la proposition, en ce qu'elle s'exprime d'une manière douteuse, comme si on demandait si vivre et ressentir de la douleur ne sont pas des choses jointes ensemble: car les interrogations, les questions, et autres choses semblables, ne sont ni vraies ni fausses ; au lieu que les propositions sont ou l'un ou l'autre. Il y a des propositions simples et non simples comme disent Chrysippe, Archédème, Athénodore, Antipater, et Crinis. Les simples consistent dans une ou plus d'une proposition où il n'y a aucun doute, comme, Il fait jour. Celles qui ne sont pas simples consistent dans une ou plus d'une proposition douteuse ; [7,69] dans une proposition douteuse, comme, S'il fait jour ; dans plus d'une, comme, S'il fait jour, il fait clair. Dans la classe des propositions simples il faut ranger les énonciations, les négations, les choses qui emportent privation, les attributs (les attributs en tant qu'ils appartiennent à un sujet particulier), et ce qui est indéfini. Dans la classe des propositions non simples on doit placer celles qui sont conjointes, adjointes, compliquées, séparées, causales; celles qui expriment la principale partie d'une chose, et relies qui en expriment la moindre. On a un exemple d'une proposition énonciative dans ces paroles : Il ne fait point jour. De l'espèce de ces sortes de propositions sont celles qu'on appelle surénonciatives, qui contiennent la négation de la négation ; comme quand on dit, Il ne fait pas non jour, on pose qu'il fait jour. [7,70] Les propositions négatives sont composées d'une particule négative et d'un attribut, comme, Personne ne te promène. Les privatives se forment d'une particule privative et d'une expression ayant force de proposition, comme, Cet homme est inhumain. Les propositions attributives sont composées d'un cas droit de déclinaison et d'un attribut, comme, Dion se promène. Les propositions attributives particulières se construisent d'un cas droit démonstratif et d'un attribut, comme, Cet homme se promène; les indéfinies se font par une ou plusieurs particules indéfinies, comme, Quelqu'un se promène. Il se remue. [7,71] Quant aux propositions non simples, celles qu'on nomme conjointes sont, selon Chrysippe dans sa Dialectique, et Diogène dans son Art dialecticien, formées par la particule conjonctive si, cette particule voulant qu'une première chose posée, il s'ensuive une seconde, comme, S'il fait jour, il fait clair. Les propositions adjointes sont, dit Crinis dans son Art de la dialectique, des propositions unies par la conjonction puisque, lesquelles commencent et finissent par deux expressions qui forment autant de propositions, comme, Puisqu'il fait jour, il fait clair. Cette conjonction sert à signifier que, posée une première chose, il en suit une seconde, et que la première est aussi vraie. [7,72] Les propositions compliquées sont celles qui se lient ensemble par quelques conjonctions qui les compliquent, comme, Et il fait jour, et il fait clair. Les séparées sont celles que l'on déjoint par la particule disjonctive ou, comme, Ou il fait jour, ou il fait nuit; et cette particule sert à signifier que l'une des deux propositions est fausse. Les propositions causales sont composées du mot de parce que, comme, Parce qu'il fait jour, il fait clair. Ce mot indique que la première chose dont on parle est en quelque sorte la cause de la seconde. Les propositions qui expriment la principale partie d'une chose sont celles où entre la particule conjonctive plutôt placée entre des propositions, comme, Il fait plutôt jour que nuit. [7,73] Les propositions qui expriment une chose par la moindre partie sont le contraire des précédentes, comme: Il fait moins nuit que jour. Il faut encore remarquer que, des propositions opposées l'une à l'autre quant à la vérité et à la fausseté, l'une renferme la négation de l'autre, comme, Il fait jour, et il ne fait point jour. Ainsi une proposition conjointe est vraie, lorsque l'opposé du dernier terme est en contradiction avec le premier, comme, S'il fait jour, il fait clair. Cette proposition est vraie, parce que l'opposé du dernier terme, qui serait, Il ne fait point clair, est en contradiction avec le premier, Il fait jour. Pareillement une proposition conjointe est fausse, lorsque l'opposé du dernier terme n'est point contraire au premier, comme, S'il fait jour, Dion se promène; car la proposition, Dion ne se promène point, n'est pas contraire à celle qu'il fait jour. [7,74] Une proposition adjointe est vraie, lorsque, commençant par l'expression d'une vérité, elle finit en exprimant une chose qui en résulte, comme, Puisqu'il fait jour, le soleil est au-dessus de la terre; au contraire, une proposition adjointe est fausse lorsqu'elle commence par une fausseté, ou qu'elle ne finit pas par une vraie conséquence, comme si l'on disait, pendant qu'il ferait jour : Puisqu'il fait nuit, Dion se promène. Une proposition causale est vraie lorsque, commençant par une chose vraie, elle finit par une conséquence, quoique le terme par lequel elle commence ne soit pas une conséquence de celui par lequel elle finit. Par exemple, dans cette proposition : Parce qu'il fait jour, il fait clair, ce qu'on dit qu'il fait clair est une suite de ce qu'on dit qu'il fait jour; mais qu'il fasse jour n'est pas une suite de ce qu'il fait clair. [7,75] Une proposition probable tend à emporter un acquiescement, comme, Si une chose en a mis une autre au monde, elle en est la mère; cela n'est cependant pas vrai, puisqu'une poule n'est pas la mère de l'œuf. Les propositions se distinguent aussi en possibles et impossibles, aussi bien qu'en nécessaires et non nécessaires. Les possibles sont celles qu'on peut recevoir comme vraies, parce qu’il n'y a rien hors d'elles qui empêche qu'elles ne soient vraies, comme, Dioclès est vivant. Les impossibles sont celles qui ne peuvent être reçues pour vraies, comme La terre vole. Les propositions nécessaires sont celles qui sont tellement vraies qu'on ne peut les recevoir pour fausses, ou qu'on peut bien en elles-mêmes recevoir pour fausses, mais qui, par les choses qui sont hors d'elles, ne peuvent être fausses, comme, La vertu est utile. Les non nécessaires sont celles qui sont vraies, mais peuvent aussi être fausses, les choses qui sont hors d'elles ne s'y opposant point, comme, Dion se promène. [7,76] Une proposition vraisemblable est celle que plusieurs apparences peuvent rendre vraie, comme, Nous vivrons demain. Il y a encore entre les propositions d'autres différences et changements qui les rendent fausses ou opposées, et dont nous parlerons plus au long. Le raisonnement, comme dit Crinis, est composé d'un ou de plus d'un lemme, de l'assomption et de la conclusion. Par exemple, dans cet argument : S'il fait jour, il fait clair : or il fait jour; donc il fait clair; le lemme est cette proposition. S'il fait jour, il fait clair ; l'assomption, celle-ci, Il fait jour; la conclusion, cette autre, Donc il fait clair. Le mode est comme une figure du raisonnement; tel est celui-ci : Si le premier a lieu, le second a lieu aussi : or le premier a lieu ; donc le second a lieu aussi. Le mode raisonné est un composé des deux, comme, Si Platon vit, Platon respire: or le premier est vrai; donc le second l'est aussi. [7,77] Ce dernier genre a été introduit pour servir dans les raisonnements prolixes, afin de n'être point obligé d'exprimer une trop longue assomption, non plus que la conclusion, et de pouvoir les indiquer par cette manière de parler abrégée : Le premier est vrai, donc le second l'est aussi. Les raisonnements sont, ou concluants, ou non concluants. Dans ceux qui ne concluent point, l'opposé de la conclusion est contraire à la liaison des prémisses, comme, S'il fait jour, il fait clair : or il fait jour ; donc Dion se promène. [7,78] Les raisonnements concluants sont de deux sortes : les uns sont appelés du même nom que leur genre, c'est-à-dire concluants ; les autres, syllogistiques. Ces derniers sont ceux qui, ou ne démontrent point, ou conduisent à des choses qui ne se prouvent pas au moyen d'une ou de quelques positions, comme seraient celles-ci : Si Dion se promène, Dion se remue donc. Ceux qui portent spécialement le nom de concluants sont ceux qui concluent sans le faire syllogistiquement, comme, Il est faux qu'il fasse en même temps jour et nuit : or il fait jour ; il ne fait donc pas nuit. Les raisonnements non syllogistiques sont ceux qui, approchant des syllogismes pour la crédibilité, ne concluent pourtant pas, comme, Si Dion est un cheval, Dion est un animal : or Dion n'est point un cheval, ainsi Dion n'est pas non plus un animal. [7,79] Les raisonnements sont aussi vrais ou faux. Les vrais sont ceux dont les conclusions se tirent de choses vraies, comme celui-ci : Si la vertu est utile, le vice est nuisible. Les faux sont ceux qui ont quelque chose de faux dans les prémisses, ou qui ne concluent point, comme, S'il fait jour, il fait clair : or il fait jour; donc Dion est en vie. Il y a encore des raisonnements possibles et impossibles, nécessaires et non nécessaires, et d'autres qui ne se démontrent point, parce qu’ils n'ont pas besoin de démonstration. On les déduit diversement; mais Chrysippe en compte cinq classes, qui servent à former toutes sortes de raisonnements, et s'emploient dans les raisonnements concluants, dans les syllogistiques et dans ceux qui reçoivent des modes. [7,80] Dans la première classe des raisonnements qui ne se démontrent point, sont ceux que l'on compose d'une proposition conjointe et d'un antécédent, par lequel la proposition conjointe commence, et dont le dernier terme forme la conclusion ; comme, Si le premier est vrai, le second l'est aussi : or le premier est vrai, donc le second l'est aussi. La seconde classe renferme les raisonnements qui, par le moyen de la proposition conjointe et de l'opposé du dernier terme, ont l'opposé de l'antécédent pour conclusion ; comme, S'il fait jour, il fait clair ; or il fait nuit ; il ne fait donc pas jour. Car dans ce raisonnement l'assomption est prise de l'opposé du dernier terme; et la conclusion, de l'opposé de l'antécédent. La troisième classe de ces raisonnements contient ceux dans lesquels, par le moyen d'une énonciation compliquée, on infère d'une des choses qu'elle exprime le contraire du reste ; comme, Platon n'est point mort et Platon vit : mais Platon est mort ; donc Platon ne vit point. [7,81] A la quatrième classe appartiennent les raisonnements dans lesquels, par le moyen de propositions séparées, on infère de l'une de ces propositions séparées une conclusion contraire au reste, comme, Ou c'est le premier, ou c'est le second : mais c'est le premier ; ce n'est donc pas le second. Dans la cinquième classe des raisonnements qui ne se démontrent point, sont ceux qui se construisent de propositions séparées, et dans lesquels de l'opposé de l'une des choses qui y sont dites, on infère le reste, comme, Ou il fait jour, ou il fait nuit : mais il ne fait point nuit ; il fait donc jour. Suivant les stoïciens, une vérité suit de l'autre, comme de cette vérité qu'il fait jour suit celle qu'il fait clair; et tout de même une fausseté suit de l'autre, comme s'il est faux qu'il soit nuit, il est aussi faux qu'il fasse des ténèbres. On peut inférer aussi une vérité d'une fausseté, comme de celle-ci que la terre vole, on infère cette vérité, que la terre existe. [7,82] Mais d'une vérité on ne peut point inférer une fausseté, comme de ce que la terre existe, il ne s'ensuit point qu'elle vole. Il y a aussi des raisonnements embarrassés, qu'on nomme diversement couverts, cachés, les sorties, ceux dits cornus, et les impersonnels, ou qui ne désignent personne. Voici un exemple du raisonnement caché : « N'est-il pas vrai que deux sont un petit nombre, que trois sont un petit nombre, et que ces nombres ensemble sont un petit nombre? N'est-il pas vrai aussi que quatre font un petit nombre, et ainsi de suite jusqu'à dix? or deux sont un petit nombre ; donc dix en sont un pareil. » Les raisonnements qui ne désignent personne sont composés d'un terme fini et d'un terme indéfini, et ont assomption et conclusion, comme, Si quelqu'un est ici, il n'est point à Rhodes. [7,83] Telles sont les idées des stoïciens sur la logique, et c'est ce qui les fait insister sur l'opinion que le sage doit toujours être bon dialecticien. Ils prétendent que toutes choses se discernent par la théorie du raisonnement, en tant qu'elles appartiennent à la physique, et de nouveau encore en tant qu'elles appartiennent à la morale. Car ils ajoutent que pour ce qui regarde la logique, elle n'a rien à dire sur la légitimité des noms concernant la manière dont les lois ont statué par rapport aux actions, mais qu'y ayant un double usage dans la vertu de la dialectique, l'un sert à considérer ce qu'est une chose, et l'autre comment on la nomme; et c'est là l'emploi qu'ils donnent à la logique. [7,84] Les stoïciens divisent la partie morale de la philosophie en ce qui regarde les penchants, les biens et les maux, les passions, la vertu, la fin qu'on doit se proposer, les choses qui méritent notre première estime, les actions, les devoirs, et ce qu'il faut conseiller et dissuader. C'est ainsi que la morale est divisée par Chrysippe, Archédème, Zénon de Tarse, Apollodore, Diogène, Antipater et Posidonius; car Zénon Cittien et Cléanthe, comme plus anciens, ont traité ces matières plus simplement, s'étant d'ailleurs plus appliqués à diviser la logique et la physique. [7,85] Les stoïciens disent que le premier penchant d'un être animal est qu'il cherche sa conservation, la nature se l'attachant dès sa naissance, suivant ce que dit Chrysippe dans son premier livre des Fins ; que le premier attachement de tout animal a pour objet sa constitution et l'union de ses parties, puisqu'il n'est pas vraisemblable que l'animal s'aliène de lui-même, ou qu'il ait été fait, ni pour ne point s'aliéner de lui-même, ni pour ne pas s'être attaché ; de sorte qu'il ne reste autre chose à dire sinon que la nature l'a disposé pour être attaché à lui-même, et c'est par là qu'il s'éloigne des choses qui peuvent lui nuire, et cherche celles qui lui sont convenables. [7,86] Ils traitent de fausse l'opinion de quelques uns que la volupté est le premier penchant qui soit donné aux animaux ; car ils disent que ce n'est qu'une addition, si tant est même qu'il faille appeler volupté ce sentiment qui naît après que la nature, ayant fait sa recherche, a trouvé ce qui convient à la constitution. C'est de cette manière que les animaux ressentent de la joie, et que les plantes végètent. Car, disent-ils, la nature ne met point de différence entre les animaux et les plantes, quoiqu'elle gouverne celles-ci sans le secours des penchants et du sentiment, puisqu'il y a en nous des choses qui se font à la manière des plantes, et que les penchants qu'ont les animaux, et qui leur servent à chercher les choses qui leur conviennent, étant en eux comme un surabondant, ce à quoi portent les penchants est dirigé par ce à quoi porte la nature ; enfin, que la raison ayant été donnée aux animaux raisonnables par une surintendance plus parfaite, vivre selon la raison peut être fort bien une vie selon la nature, parce que la raison devient comme l'artisan qui forme le penchant. [7,87] C'est pour cela que Zénon a dit le premier, dans son livre de la Nature de l'homme, que la fin qu'on doit se proposer consiste à vivre selon la nature ; ce qui est la même chose que vivre, car c'est à cela que la nature nous conduit. Cléanthe dit la même chose dans son livre de la Volupté, aussi bien que Posidonius, et Hécaton dans son livre des Fins. [7,88] C'est aussi une même chose de vivre selon la vertu, ou de vivre selon l'expérience des choses qui arrivent par la nature, comme dit Chrysippe dans son livre des Fins, parce que notre nature est une partie de la nature de l'univers. Cela fait que la fin qu'on doit se proposer est de vivre en suivant la nature ; c'est-à-dire selon la vertu que nous prescrit notre propre nature, et selon celle que nous prescrit la nature de l'univers, ne faisant rien de ce qu'a coutume de défendre la loi commune, qui est la droite raison répandue partout, et la même qui est en Jupiter, qui conduit par elle le gouvernement du monde. Ils ajoutent qu'en cela même consiste la vertu et le bonheur d'un homme heureux, de régler toutes ses actions de manière qu'elles produisent l'harmonie du génie, qui réside en chacun avec la volonté de celui qui gouverne l'univers. En effet, Diogène dit expressément que la fin qu'on doit se proposer consiste à bien raisonner dans le choix des choses qui sont selon la nature. Archédème la fait consister à vivre en remplissant tous ses devoirs. [7,89] Chrysippe, par la nature, entend une nature à laquelle il faut conformer sa vie ; c'est-à-dire la nature commune, et celle de l'homme en particulier. Mais Cléanthe n'établit, comme devant être suivie, que la nature commune, et n'admet point à avoir le même usage celle qui n'est que particulière. Il dit que la vertu est une disposition conforme à cette nature, et qu'elle doit être choisie pour l'amour d'elle-même, et non par crainte, par espérance, ou par quelque autre motif qui soit hors d'elle ; que c'est en elle que consiste la félicité, parce que l’âme est faite pour jouir d'une vie toujours uniforme, et que ce qui corrompt un animal raisonnable, ce sont quelquefois les vraisemblances des choses extérieures, et quelquefois les principes de ceux avec qui l'on converse, la nature ne donnant jamais lieu à cette dépravation. [7,90] Le mot de vertu se prend différemment. Quelquefois il signifie en général la perfection d'une chose, comme celle d'une statue ; quelquefois il se prend pour une chose qui n'est pas un sujet de spéculation, comme la santé ; d'autres fois, pour une chose qui est un sujet de spéculation, comme la prudence. Car Hécaton dit, dans son premier livre des Vertus, que parmi celles qui sont un sujet de science, il y en a qui sont aussi spéculatives savoir celles qui sont composées des observations qu'on a faites, comme la prudence et la justice ; et que celles qui ne sont point spéculatives sont celles qui, considérées dans leur production, sont composées de celles qui sont spéculatives, comme la santé et la force. Car de la prudence, qui est une vertu de spéculation, résulte ordinairement la santé, comme de la structure des principales pierres d'un bâtiment résulte sa consistance. [7,91] On appelle ces vertus non spéculatives, parce qu'elles ne sont pas fondées sur des principes, qu'elles sont comme des additions, et que les méchants peuvent les avoir; telles sont, par exemple, la santé et la force. Posidonius, dans son premier livre de la Momie, allègue, comme une preuve que la vertu est quelque chose de réellement existant, les progrès qu'y ont faits Socrate, Diogène et Antisthène ; et comme une preuve de l'existence réelle du vice, cela même qu'il est opposé à la vertu. Chrysippe dans son premier livre des Fins. Cléanthe, Posidonius dans ses Exhortations, et Hécaton, disent aussi que la vertu peut s'acquérir par l'instruction, et en donnent pour preuve qu'il y a des gens qui de méchants deviennent bons. [7,92] Panætius distingue deux sortes de vertus, l'une spéculative et l'autre pratique. D'autres en distinguent trois sortes, et les appellent verbe logique, physique et morale. Posidonius en compte quatre sortes, Cléanthe et Chrysippe un plus grand nombre, aussi bien qu'Antipater. Apollophane n'en compte qu'une, à laquelle il donne le nom de prudence. Il y a des vertus primitives, et d'autres qui leur sont subordonnées. Les primitives sont la prudence, la force, la justice et la tempérance, qui renferment, comme leurs espèces, la grandeur d'âme, la continence, la patience, le génie, le bon choix. La prudence a pour objet la connaissance des biens et des maux, et des choses qui sont neutres ; [7,93] la justice, celle des choses qu'il faut choisir et éviter, et des choses qui sont neutres par rapport à celles-là. La grandeur d'âme est une situation d'esprit, élevée au-dessus des accidents communs aux bons et aux méchants. La continence est une disposition constante pour les choses qui sont selon la droite raison, ou une habitude à ne point se laisser vaincre par les voluptés. La patience est une science, ou une habitude par rapport aux choses dans lesquelles il faut persister ou ne point persister, aussi bien que par rapport à celles de cette classe qui sont neutres. Le génie est une habitude à comprendre promptement ce qu'exige le devoir. Le bon choix est la science de voir quelles choses on doit faire, et de quelle manière on doit les exécuter pour agir utilement. On distingue pareillement les vices en primitifs et subordonnés. Ceux-là sont l'imprudence, la crainte, l'injustice, l'intempérance. Les subordonnés sont l'incontinence, la stupidité, le mauvais choix ; et en général les vices consistent dans l'ignorance des choses dont la connaissance est la matière des vertus. [7,94] Par le bien les stoïciens entendent en général ce qui est utile, sous cette distinction particulière en ce qui est effectivement utile, et ce qui n'est pas contraire à l'utilité. De là vient qu'ils considèrent la vertu, et le bien qui en est une participation, de trois diverses manières: comme bien par la cause d'où il procède, par exemple une action conforme à la vertu ; et comme bien par celui qui le fait, par exemple un homme qui s'applique avec soin à la vertu. Ils définissent autrement le bien d'une manière plus propre, en l'appelant la perfection de la nature raisonnable, ou de la nature en tant que raisonnable. Quant à la vertu, ils s'en font cette idée. Ils regardent comme des participations de la vertu, tant les actions qui y sont conformes, que ceux qui s'y appliquent ; et envisagent comme des accessoires de la vertu la joie, le contentement, et les sentiments semblables. [7,95] Pareillement ils appellent vices l'imprudence, la crainte, l'injustice, et autres pareilles participations du vice, tant les actions vicieuses que les vicieux eux-mêmes ; ils nomment encore accessoires du vice la tristesse, le chagrin, et autres sentiments de cette sorte. Ils distinguent aussi les biens en biens de l’âme même, en biens qui sont hors d'elle, et en ceux qui ne sont ni de l'âme, ni hors d'elle. Les biens de l’âme même sont les vertus et les actions qui leur sont conformes ; ceux hors d'elle sont d'avoir une patrie honnête, un bon ami, et le bonheur que procurent ces avantages; ceux qui ne sont ni de l'âme même, ni hors d'elle, sont la culture de soi-même, et de faire son propre bonheur. Il en est de même des maux. [7,96] Les maux de l'âme elle-même sont les vices et les actions vicieuses ; ceux hors d'elle sont d'avoir une mauvaise patrie et un mauvais ami, avec les malheurs attachés à ces désavantages. Les maux qui ne sont ni de l'âme elle-même, ni hors d'elle, sont de se nuire à soi-même et de se rendre malheureux. On distingue encore les biens en efficients, en biens qui arrivent comme fins, et ceux qui sont l'un et l'autre. Avoir un ami et jouir des avantages qu'il procure, c'est un bien efficient ; l'assurance, un bon jugement, la liberté d'esprit, le contentement, la joie, la tranquillité, et tout ce qui entre dans la pratique de la vertu, ce sont les biens qui arrivent comme fins. [7,97] Il y a aussi des biens qui sont efficiente et fins tout à la fois : ils sont efficients, en tant qu'ils effectuent le bonheur ; ils sont fins, en tant qu'ils entrent dans la composition du bonheur comme parties, il en est de même des maux. Les uns ont la qualité de fins, les autres sont efficients, quelques uns sont l'un et l'autre. Un ennemi, et les torts qu'il nous fait, sont des maux efficients; la stupidité, l'abattement, la servitude d'esprit, et tout ce qui a rapport à une vie vicieuse, sont les maux qu'on considère comme ayant la qualité de fins. Il y en a aussi qui sont en même temps efficients, en tant qu'ils effectuent la misère, et qui ont la qualité de fins, en tant qu'ils entrent dans sa composition comme parties. [7,98] On distingue encore les biens de l’âme elle-même en habitudes, en dispositions, et en d'autres qui ne sont ni celles-là ni celles-ci. Les dispositions sont les vertus mêmes; les habitudes sont leur recherche. Ce qui n'est ni des unes ni des autres va sous le nom d'actions vertueuses. Communément, il faut mettre parmi les biens mêlés une heureuse postérité et une bonne vieillesse ; mais la science est un bien simple. Les vertus sont un bien toujours présent; mais il y en a qu'on n'a pas toujours, comme la joie, ou la promenade. [7,99] Les stoïciens caractérisent ainsi le bien : ils l'appellent avantageux, convenable, profitable, utile, commode, honnête, secourable, désirable, et juste. Il est avantageux, en ce que les choses qu'il nous procure nous sont favorables ; convenable, parce qu’il est composé de ce qu'il faut; profitable, puisqu'il paie les soins qu'on prend pour l'acquérir, de manière que l'utilité qu'on en retire surpasse ce qu'on donne pour l'avoir ; utile, par les services que procure son usage ; commode, par la louable utilité qui en résulte; honnête, parce qu’il est modéré dans son utilité ; secourable, parce qu’il est tel qu'il doit être pour qu'on en retire de l'aide ; désirable, parce qu’il mérite d'être choisi pour sa nature; juste, parce qu’il s'accorde avec l'équité, et qu'il engage à vivre d'une manière sociable. [7,100] L'honnête, suivant ces philosophes, est le bien parfait ; c'est-à dire celui qui a tous les nombres requis par la nature, ou qui est parfaitement mesuré. Ils distinguent quatre espèces dans l'honnêteté : la justice, la force, la bienséance, la science, et disent que ce sont là les parties qui entrent dans toutes les actions parfaitement honnêtes. Ils supposent aussi dans ce qui est honteux quatre espèces analogues à celles de l'honnêteté : l'injustice, la crainte, la grossièreté, la folie. Ils disent que l'honnête se prend dans un sens simple, en tant qu'il comprend les choses louables et ceux qui possèdent quelque bien qui est digne d'éloge ; que l'honnête se prend aussi pour désigner la bonne disposition aux actions particulières qu'on doit faire ; qu'il se prend encore autrement pour marquer ce qui est bien réglé, comme quand nous disons que le sage seul est bon et honnête. [7,101] Ils disent de plus qu'il n'y a que ce qui est honnête qui soit bon, comme le rapportent, Hécaton dans son troisième livre des Biens, et Chrysippe dans son ouvrage sur l’Honnête. Ils ajoutent que ce bien honnête est la vertu, de même que ce qui en est une participation. C'est dire précisément que tout ce qui est bien est honnête, et que le bien est équivalent à l'honnête, puisqu'il lui est égal ; car dès qu'une chose est honnête lorsqu'elle est bonne, il s'ensuit aussi qu'elle est bonne si elle est honnête. Ils sont dans l'opinion que tous les biens sont égaux, que tout bien mérite d'être recherché, et qu'il n'est sujet ni à augmentation ni à diminution. Ils disent que les choses du monde se partagent en celles qui sont des biens, en celles qui sont des maux, et en celles qui ne sont ni l'un ni l'autre. [7,102] Ils appellent biens les vertus, comme la prudence, la justice, la force, la tempérance, et les autres. Ils donnent le nom de maux aux choses contraires à celles-là, à l'imprudence, à l'injustice, et au reste. Celles qui ne sont ni biens ni maux n'apportent ni utilité ni dommage, comme la vie, la santé, la volupté, la beauté, la force de corps, la richesse, la gloire, la noblesse, et leurs opposés, comme la mort, la maladie, la douleur, l'opprobre, l'infirmité, la pauvreté, l'obscurité, la bassesse de naissance, et les choses pareilles à celles-là, ainsi que le rapportent Hécaton dans son septième livre des Fins, Apollodore dans sa Morale, et Chrysippe, qui disent que ces choses-là ne sont point matière de biens, mais des choses indifférentes, approuvâmes dans leur espèce. [7,103] Car comme l'attribut propre de la chaleur est de réchauffer et de ne pas refroidir, de même le bien a pour propriété d'être utile et de ne pas faire de mal. Or les richesses et la santé ne font pas plus de bien que de mal ; ainsi ni la santé ni les richesses ne sont pas un bien. Ils disent encore qu'on ne doit pas appeler bien une chose dont on peut faire un bon et un mauvais usage. Or on peut faire un bon et un mauvais usage de la santé et des richesses; ainsi, ni l'un ni l'autre ne doivent passer pour être un bien. Cependant Posidonius les met au nombre des biens. Ils ne regardent pas même la volupté comme un bien, suivant Hécaton dans son dix-neuvième livre des Biens, et Chrysippe dans son livre de la Volupté; [7,104] ce qu'ils fondent sur ce qu'il y a des voluptés honteuses, et que rien de ce qui est honteux n'est un bien. Ils font consister l'utilité à régler ses mouvements et ses démarches selon la vertu ; et ce qui est nuisible, à régler ses mouvements et ses démarches selon le vice. Ils croient que les choses indifférentes sont telles de deux manières. D'abord elles sont indifférentes en tant qu'elles ne font rien au bonheur ni à la misère, telles que les richesses, la santé, la force de corps, la réputation, et autres choses semblables. La raison en est qu'on peut être heureux sans elles, puisque c'est selon la manière dont on en use qu'elles contribuent au bonheur ou à la misère. Les choses indifférentes sont encore telles en tant qu'il y en a qui n'excitent ni le désir ni l'aversion, comme serait d'avoir sur la tête un nombre de cheveux égal ou inégal, et d'étendre le doigt ou de le tenir fermé. [7,105] C'est en quoi cette dernière sorte d'indifférence est distincte de la première, suivant laquelle il y a des choses indifférentes, qui ne laissent pas d'exciter le penchant ou l'aversion. De là vient qu'on en préfère quelques unes, quoique, par les mêmes raisons, on devrait aussi préférer les autres, ou les négliger toutes. Les stoïciens distinguent encore les choses indifférentes en celles qu'on approuve et celles qu'on rejette. Celles qu'on approuve renferment quelque chose d'estimable ; celles qu'on rejette n'ont rien dont on puisse faire cas. Par estimable, ils entendent d'abord ce qui contribue en quelque chose à une vie bien réglée ; en quel sens tout bien est estimable. On entend aussi par là un certain pouvoir ou usage mitoyen par lequel certaines choses peuvent contribuer à une vie conforme à la nature ; tel est l'usage que peuvent avoir pour cela les richesses et la santé. On appelle encore estime le prix auquel une chose est appréciée par un homme qui s'entend à en estimer la valeur ; comme, par exemple, lorsqu'on échange une mesure d'orge contre une mesure et demie de froment. [7,106] Les choses indifférentes et qu'on approuve sont donc celles qui renferment quelque sujet d'estime ; tels sont, par rapport aux biens de l'âme, le génie, les arts, les progrès, et autres semblables ; tels, par rapport aux biens du corps, la vie, la santé, la force, la bonne disposition, l'usage de toutes les parties du corps, la beauté ; tels encore, par rapport aux biens extérieurs, la richesse, la réputation, la naissance, et autres pareils. Les choses indifférentes à rejeter sont, par rapport aux biens de l'âme, la stupidité, l'ignorance des arts, et autres semblables ; par rapport aux biens du corps, la mort, la maladie, les infirmités, une mauvaise constitution, le défaut de quelque membre, la difformité, et autres pareils; par rapport aux biens extérieurs, la pauvreté, l'obscurité, la bassesse de condition, et autres semblables. Les choses indifférentes neutres sont celles qui n'ont rien qui doive les faire approuver ou rejeter. [7,107] Parmi celles de ces choses qui sont approuvables, il y en a qui le sont par elles-mêmes, qui le sont par d'autres choses, et qui le sont en même temps par elles-mêmes et par d'autres. Celles approuvables par elles-mêmes sont le génie, les progrès, et autres semblables ; celles approuvables par d'autres choses sont les richesses, la noblesse, et autres pareilles ; celles approuvables par elles-mêmes et par d'autres sont la force, des sens bien disposés, et l'usage de tous les membres du corps. Ces dernières sont approuvables par elles-mêmes, parce qu'elles sont suivant l'ordre de la nature; elles sont aussi approuvables par d'autres choses, parce qu'elles ne procurent pas peu d'utilité. Il en est de même, dans un sens contraire, des choses qu'on rejette. Les stoïciens appellent devoir une chose qui emporte qu'on puisse rendre raison pourquoi elle est faite, comme, par exemple, que c'est une chose qui suit de la nature de la vie : en quel sens l'idée de devoir s'étend jusqu'aux plantes et aux animaux ; car on peut remarquer des obligations dans la condition des unes et des autres. [7,108] Ce fut Zénon qui se servit le premier du mot grec qui signifie devoir, et qui veut dire originairement, venir de certaines choses. Le devoir même est l'opération des institutions de la nature; car, dans les choses qui sont l'effet des penchants, il y en a qui sont des devoirs, il y en a qui sont contraires aux devoirs, il y en a qui ne sont ni devoirs, ni contraires au devoir. Il faut regarder comme des devoirs toutes les choses que la raison conseille de faire, par exemple, d'honorer ses parents, ses frères, sa patrie, et de converser amicalement avec ses amis. Il faut envisager comme contraire au devoir tout ce que ne dicte pas la raison, par exemple, de ne pas avoir soin de son père et de sa mère, de mépriser ses proches, de ne pas s'accorder avec ses amis, de ne point estimer sa patrie, et autres pareils sentiments. [7,109] Enfin, les choses qui ne sont ni devoirs, ni contraires au devoir, sont celles que la raison ni ne conseille ni ne dissuade de faire, comme de ramasser une paille, de tenir une plume, une brosse et autres choses semblables. Outre cela, il y a des devoirs qui ne sont point accompagnés de circonstances qui y obligent, et d'autres que de pareilles circonstances accompagnent. Les premiers sont, par exemple, d'avoir soin de sa santé, de ses sens et autres semblables ; les seconds, de se priver quelquefois d'un membre du corps et de renoncer à ses biens. Il en est de même d'une manière analogue des choses contraires au devoir. Il y a aussi des devoirs qui toujours obligent, et d'autres qui n'obligent pas toujours. Les premiers sont de vivre selon la vertu; les autres sont, par exemple, de faire des questions, de répondre, et autres semblables. [7,110] La même distinction a lieu par rapport aux choses contraires au devoir. Il y a même un certain devoir dans les choses moyennes ; tel est celui de l'obéissance des enfants envers leurs précepteurs. Les stoïciens divisent l’âme en huit parties ; car ils regardent comme autant de parties de l’âme les cinq sens, l'organe de la voix et celui de la pensée, qui est l'intelligence elle-même, auxquelles ils joignent la faculté générative. Ils ajoutent que l'erreur produit une corruption de l'esprit, d'où naissent plusieurs passions ou causes de trouble dans l’âme. La passion même, suivant Zénon, est une émotion déraisonnable et contraire à la nature de l’âme, ou un penchant qui devient excessif. [7,111] Il y a quatre genres de passions supérieures, selon Hécaton dans son deuxième livre des Passions, et selon Zénon dans son ouvrage sous le même titre. Ils les nomment la tristesse, la crainte, la convoitise, la volupté. Au rapport de Chrysippe dans son livre des Passions, les stoïciens regardent les passions comme étant des jugements de l'esprit; car l'amour de l'argent est une opinion que l'argent est une chose honnête ; et il en est de même de l'ivrognerie, de la débauche, et des autres. Ils disent que la tristesse est une contraction déraisonnable de l'esprit, et lui donnent pour espèces la pitié, le mécontentement, l'envie, la jalousie, l'affliction, l'angoisse, l'inquiétude, la douleur, et la consternation. La pitié est une tristesse semblable à celle qu'on a pour quelqu'un qui souffre sans, l'avoir mérité ; [7,112] le mécontentement, une tristesse qu'on ressent du bonheur d'autrui ; l'envie, une tristesse que l'on conçoit de ce que les autres ont des biens qu'on voudrait avoir; la jalousie, une tristesse qui a pour objet des biens qu'on a en même temps que les autres ; l'affliction, une tristesse qui est à charge ; l'angoisse, une tristesse pressante, et qui présente une idée de péril; l'inquiétude, une tristesse entretenue ou augmentée par les réflexions de l'esprit ; la douleur, une tristesse mêlée de tourment ; la consternation, une tristesse déraisonnable qui ronge le cœur, et empêche qu'on ne prenne garde aux choses qui sont présentes. La crainte a pour objet un mal qu'on prévoit. On range sous elle la frayeur, l'appréhension du travail, la confusion, la terreur, l'épouvante, l'anxiété. La frayeur est une crainte tremblante ; l'appréhension du travail, la crainte d'une chose qui donnera de la peine ; la terreur, un effet de l'impression qu'une chose extraordinaire fait sur l'imagination ; l'épouvante, une crainte accompagnée d'extinction de voix ; l'anxiété, l'appréhension que produit un sujet inconnu; la convoitise, un désir déraisonnable, auquel on rapporte le besoin, la haine, la discorde, la colère, l'amour, l'animosité, la fureur. [7,113] Le besoin est un désir repoussé et mis comme hors de la possession de la chose souhaitée, vers laquelle il tend et est attiré ; la haine, un désir de nuire à quelqu'un, qui croît et s'augmente ; la discorde, le désir d'avoir raison dans une opinion ; la colère, le désir de punir quelqu'un d'un tort qu'on croit en avoir reçu ; l'amour, un désir auquel un bon esprit n'est point disposé, car c'est l'envie de se concilier l'affection d'un sujet qui nous frappe par une beauté apparente. [7,114] L'animosité est une colère invétérée, qui attend l'occasion de paraître, ainsi qu'elle est représentée dans ces vers : Quoiqu'il digère sa bile pour ce jour même, il conserve sa colère jusqu'à ce qu'elle soit assouvie. La fureur est une colère qui emporte. Quant à la volupté, c'est une ardeur pour une chose qui paraît souhaitable. Elle comprend la délectation, le charme, le plaisir qu'on prend au mal, la dissolution. La délectation est le plaisir qui flatte l'oreille ; le plaisir malicieux, celui qu'on prend aux maux d'autrui ; le charme, une sorte de renversement de l'âme, ou une inclination au relâchement; la dissolution, le relâchement de la vertu. [7,115] De même que le corps est sujet à de grandes maladies, comme la goutte et les douleurs qui viennent aux jointures, de même l’âme est soumise à de pareils maux, qui sont l'ambition, la volupté et, les vices semblables. Les maladies sont des dérangements accompagnés d'affaiblissement ; et cette opinion subite qu'on prend d'une chose qu'on souhaite est un dérangement de l'âme. Comme le corps est aussi sujet à des accidents, tels que les catarrhes et les diarrhées, ainsi il y a dans l’âme certains sentiments qui peuvent l'entraîner, tels que le penchant à, l'envie, la dureté, les disputes, et autres semblables. [7,116] On compte trois bonnes affections de l’âme : la joie, la circonspection, la volonté. La joie est contraire à la volupté, comme étant une ardeur raisonnable ; la circonspection, contraire à la crainte, comme consistant dans un éloignement raisonnable. Le sage ne craint jamais, mais il est circonspect. La volonté est contraire à la convoitise, en ce que c'est un désir raisonnable. Et comme il y a des sentiments qu'on range sous les passions primitives, il y en a aussi qu'on place sous les affections de cette espèce. Ainsi à la volonté on subordonne la bienveillance, l'humeur pacifique, la civilité, l'amitié ; à la circonspection, la modestie et la pureté ; à la joie, le contentement, la gaieté, la bonne humeur. [7,117] Les stoïciens prétendent que le sage est sans passions, parce qu'il est exempt de fautes. Ils distinguent cette apathie d'une autre mauvaise qui ressemble à celle-ci, et qui est celle des gens durs, et que rien ne touche. Ils disent encore que le sage est sans orgueil, parce qu'il n'estime pas plus la gloire que le déshonneur ; mais qu'il y a un autre mauvais mépris de l'orgueil, qui consiste à ne pas se soucier comment on agit. Ils attribuent l'austérité aux sages, parce qu'ils ne cherchent point à paraître voluptueux dans leur commerce, et qu'ils n'approuvent pas ce qui part des autres et porte ce caractère. Ils ajoutent qu'il y a une autre austérité, qu'on peut comparer au vin rude dont on se sert pour les médecines, mais qu'on ne présente point à boire. [7,118] Ils disent encore que les sages sont éloignés de tout déguisement, qu'ils prennent garde à ne se pas montrer meilleurs qu'ils ne sont par un extérieur composé, sous lequel on cache ses défauts et on n'étale que ses bonnes qualités. Ils n'usent point de feintes, ils la bannissent même de la voix et de la physionomie. Ils ne se surchargent point d'affaires, et sont attentifs à ne rien faire qui soit contraire à leur devoir. Ils peuvent boire du vin, mais ils ne s'enivrent pas; ils ne se livrent pas non plus à la fureur. Cependant il peut arriver qu'ils aient de monstrueuses imaginations excitées par un excès de bile, ou dans un transport de délire; non par une conséquence du système qu'ils suivent, mais par un défaut de nature. Ils ne s'affligent point, parce que la tristesse est une contraction déraisonnable de l'âme, comme dit Apollodore dans sa Morale. [7,119] Ce sont des esprits célestes, qui ont comme un génie qui réside au-dedans d'eux-mêmes; en cela bien différents des méchants, lesquels sont privés de cette présence de la Divinité. De là vient qu'un homme peut être dit athée de deux manières : ou parce qu'il a des inclinations qui le mettent en opposition avec Dieu, ou parce qu’il compte la Divinité pour rien du tout ; ce qui cependant n'est pas commun à tous les méchants. Selon les stoïciens, les sages sont pieux, étant pleinement instruits de tout ce qui a rapport à la religion. Ils qualifient la piété la connaissance du culte divin, et garantissent la pureté de cœur à ceux qui offrent des sacrifices. Les sages haïssent le crime, qui blesse la majesté des dieux; ils en sont les favoris pour leur sainteté et leur justice. Eux seuls peuvent se vanter d'en être les vrais ministres par l'attention qu'ils apportent dans l'examen de ce qui regarde les sacrifices, les dédicaces de temples, les purifications, et autres cérémonies relatives au service divin. [7,120] Les stoïciens établissent comme un devoir, dont ils font gloire aux sages, d'honorer, immédiatement après les dieux, père et mère, frères et sœurs, auxquels l'amitié pour leurs enfants est naturelle, au lieu qu'elle ne l'est pas dans les méchants. Selon Chrysippe, dans le quatrième livre de ses Questions morales, Persée et Zénon, ils mettent les péchés au même degré, fondés sur ce qu'une vérité n'étant pas plus grande qu'une autre vérité, un mensonge plus grand qu'on autre mensonge, une tromperie par conséquent n'est pas plus petite qu'une autre fourberie, ni un péché moindre qu'un autre : et de même que celui qui n'est éloigné que d'un stade de Canope n'est pas plus dans Canope que celui qui en est à cent stades de distance, tout de même aussi celui qui pèche plus et celui qui pèche moins sont tout aussi peu l'un que l'autre dans le chemin du devoir. [7,121] Néanmoins Héraclide de Tarse, disciple à Antipater son compatriote, et Athénodore, croient que les péchés ne sont point égaux. Rien n'empêche que le sage ne se mêle du gouvernement, à moins que quelque raison n'y mette obstacle, dit Chrysippe dans le premier livre de ses Vies, parce qu’il ne peut que servir à bannir les vices et à avancer la vertu. Zénon, dans sa République, permet au sage de se marier et d'avoir des enfants. Il ne juge pas par opinion, c'est-à-dire qu'il ne donne son acquiescement à aucune fausseté; il suit la vie des philosophes cyniques, parce qu'elle est un chemin abrégé pour parvenir à la vertu, remarque Apollodore dans sa Morale. Il lui est permis de manger de la chair humaine, si les circonstances l'y obligent. Il est le seul qui jouisse du privilège d'une parfaite liberté, au lieu que les méchants croupissent dans l'esclavage, puisque l'une est d'agir par soi-même, et que l'autre consiste dans la privation de ce pouvoir. [7,122] Il y a aussi tel esclavage qui gît dans la soumission, et tel autre qui est le fruit de l'acquisition, et dont la sujétion est une suite. A cet esclavage est opposé le droit de seigneur, qui est aussi mauvais. Non seulement les sages sont libres, ils sont même rois, puisque la royauté est un empire indépendant, et qu'on ne saurait contester aux sages, dit Chrysippe dans un ouvrage où il entreprend de prouver que Zénon a pris dans un sens propre les termes dont il s'est servi. En effet, ce philosophe avance que celui qui gouverne doit connaître le bien et le mal; discernement qui n'est pas donné aux méchants. Les sages sont aussi les seuls propres aux emplois de magistrature, de barreau et d'éloquence ; autant de postes que les méchants ne sauraient dignement remplir. Ils sont irrépréhensibles, parce qu'ils ne tombent point en faute ; [7,123] ils sont innocents, puisqu'ils ne portent préjudice à personne ni à eux-mêmes ; mais aussi ils ne se piquent point d'être pitoyables, ne pardonnent point à ceux qui font mal, et ne se relâchent pas sur les punitions établies par les lois. Céder à la clémence, se laisser émouvoir par la compassion, sont des sentiments dont ne peuvent être susceptibles ceux qui ont à infliger des peines, et à qui l'équité ne permet pas de les regarder comme trop rigoureuses. Le sage ne s'étonne pas non plus des phénomènes et des prodiges de la nature qui se manifestent inopinément, des lieux d'où s'exhalent des odeurs empestées, du flux et reflux de la mer, des sources d'eau minérale et des feux souterrains. Né pour la société, fait pour agir, pour s'appliquer à l'exercice, pour endurcir le corps à la fatigue, il ne lui convient pas de vivre solitairement, éloigné du commerce des hommes. [7,124] Un de ses vœux, dit Posidonius dans son premier livre des Devoirs, et Hécaton dans son treizième livre de ses Paradoxes, est de demander aux dieux les biens qui lui sont nécessaires. Les stoïciens estiment que la vraie amitié ne peut avoir lieu qu'entre des sages, parce qu’ils s'aiment par conformité de sentiments. Ils veulent que l'amitié soit une communauté des choses nécessaires à la vie, et que nous disposions de nos amis comme nous disposerions de nous-mêmes : aussi comptent-ils la pluralité de ces sortes de liaisons parmi les biens que l'on doit désirer, et que l'on chercherait en vain dans la fréquentation des méchants. Ils conseillent de n'avoir aucune dispute avec des insensés, toujours prêts à entrer en fureur, et si éloignés de la prudence, qu'ils ne font et n'entreprennent rien que par des boutades qui tiennent de la folie. [7,125] Le sage, au contraire, fait toutes choses avec poids et mesure, semblable au musicien Isménias, qui jouait parfaitement bien tous les airs de flûte. Tout est au sage en vertu de la pleine puissance à lui accordée par la loi. Quant aux méchants et aux insensés, ils ont bien droit sur certaines choses; mais on doit les comparer à ceux qui possèdent des biens injustement. Au reste, nous distinguons le droit de possession qui appartient au public, d'avec le pouvoir d'usage. Les stoïciens pensent que les vertus sont tellement unies les unes avec les autres, que celui qui en a une les a toutes, parce qu'elles naissent en général du même fond de réflexions, comme le disent Chrysippe dans son livre des Vertus, Apollodore dans sa Physique ancienne, et Hécaton dans son troisième livre des Vertus. [7,126] Car un homme vertueux joint la spéculation à la pratique, et celle-ci renferme les choses qui demandent un bon choix, de la patience, une sage distribution, et de la persévérance. Or, comme le sage fait certaines choses par esprit de choix, d'autres avec patience, celles-ci avec équité, celles-là avec persévérance, il est en même temps prudent, courageux, juste et tempérant. Chaque vertu se rapporte à son chef particulier. Par exemple, les choses qui exigent de la patience sont le sujet du courage ; le choix de celles qui doivent être laissées et de celles qui sont neutres est le sujet de la prudence. Il en est ainsi des autres, qui ont toutes un sujet d'exercice particulier. De la prudence viennent la maturité et le bon sens; de la tempérance procèdent l'ordre et la décence ; de la justice naissent l'équité et la candeur; du courage proviennent la constance, la résolution. [7,127] Les stoïciens ne croient pas qu'il y ait de milieu entre le vice et la vertu, en cela contraires à l'opinion des péripatéticiens, qui établissent que les progrès sont un milieu de cette nature. Ils se fondent sur ce que, comme il faut qu'un morceau de bois soit droit ou courbé, il faut de même qu'on soit juste, et qu'il ne peut y avoir de superlatif à l'un ou à l'autre égard. Ce raisonnement est le même qu'ils font sur les autres vertus. Chrysippe dit que la vertu peut se perdre ; Cléanthe soutient le contraire. Le premier allègue, pour causes qui peuvent faire perdre la vertu, l'ivrognerie et la mélancolie ; le second s'appuie sur la solidité des idées qui forment la vertu. Ils disent qu'on doit l'embrasser, puisque nous avons honte de ce que nous faisons de mauvais ; ce qui démontre que nous savons que l'honnêteté seule est le vrai bien. La vertu suffit aussi pour rendre heureux, disent, avec Zénon, Chrysippe dans son premier livre des Vertus, et Hécaton dans son deuxième livre des Biens. [7,128] Car si la grandeur d'âme, qui est une partie de la vertu, suffit pour que nous surpassions tous les autres, la vertu elle-même est aussi suffisante pour rendre heureux, d'autant plus qu'elle nous porte à mépriser les choses que l'on répute pour maux. Néanmoins Panétius et Posidonius prétendent que ce n'est point assez de la vertu, qu'il faut encore de la santé, de la force de corps, et de l'abondance nécessaire. Une autre opinion des stoïciens est que la vertu requiert qu'on en fasse toujours usage, comme dit Cléanthe, parce qu'elle ne peut se perdre, et que lorsqu'il ne manque rien à la perfection de l'âme, le sage en jouit à toutes sortes d'égards. Ils croient que la justice est ce qu'elle est, et non telle par institution. Ils parlent sur le même ton de la loi et de la droite raison, ainsi que le rapporte Chrysippe dans son livre de l'Honnête. [7,129] Ils pensent aussi que la diversité des opinions ne doit pas engager à renoncer à la philosophie, puisque, par une pareille raison, il faudrait aussi quitter toute la vie, dit Posidonius, dans ses Exhortations. Chrysippe trouve encore l'étude des humanités fort utile. Aucun droit, selon les stoïciens, ne lie les hommes envers les autres animaux, parce qu’il n'y a entre eux aucune ressemblance, dit encore Chrysippe dans son premier livre de la Justice, de même que Posidonius dans son premier livre du Devoir. Le sage peut prendre de l'amitié pour des jeunes gens qui paraissent avoir de bonnes dispositions pour là vertu ; c'est ce que rapportent Zénon dans sa République, Chrysippe dans son premier livre des Vies, et Apollodore dans sa Morale. [7,130] Ils définissent cet attachement : « Un goût de bienveillance qui naît des agréments de ceux qu'il a pour objet, et qui ne va point jusqu'à des sentiments plus forts, mais demeure renfermé dans les bornes de l'amitié.» On en a un exemple dans Thrason, qui, quoiqu'il eût sa maîtresse en sa puissance, s'abstint d'en abuser, parce qu'elle le haïssait. Ils appellent donc cette inclination un amour d'amitié, qu'ils ne taxent point de vicieuse, ajoutant que les agréments de la première jeunesse sont une fleur de la vertu. Selon Bion, des trois sortes de vies, spéculative, pratique et raisonnable, la dernière doit être préférée aux autres, parce que l'animal raisonnable est naturellement fait pour s'appliquer à la contemplation et à la pratique. Les stoïciens présument que le sage peut raisonnablement s'ôter la vie, soit pour le service de sa patrie, soit pour celui de ses amis, ou lorsqu'il souffre de trop grandes douleurs, qu'il perd quelque membre, ou qu'il contracte des maladies incurables. [7,131] Ils croient encore que les sages doivent avoir communauté de femmes, et qu'il leur est permis de se servir de celles qu'on rencontre. Telle est l'opinion de Zénon dans sa République, de Chrysippe dans son ouvrage sur cette matière, de Diogène le cynique, et.de Platon. Ils la fondent sur ce que cela nous engage à aimer tous les enfants comme si nous en étions les pères, et que c'est le moyen de bannir la jalousie que cause l'adultère. Ils pensent que le meilleur gouvernement est celui qui est mêlé de la démocratie, de la monarchie et de l'aristocratie. Voilà quels sont les sentiments des stoïciens sur la morale. Ils avancent encore sur ce sujet d'autres choses, qu'ils prouvent par des arguments particuliers ; mais c'en est assez de ce que nous avons dit sommairement sur les articles généraux. [7,132] Quant à la physique, ils en divisent le système en plusieurs parties ; c'est-à-dire en ce qui regarde les corps, les principes, les éléments, les dieux, les prodiges, le lieu, et le vide ; c'est là ce qu'ils appellent la division par espèces. Celle qui est par genres renferme trois parties: l'une du monde, l'autre des éléments, la dernière des causes. L'explication de ce qui regarde le monde se divise en deux parties. La première est une considération du monde, où l'on fait entrer les questions des mathématiciens sur les étoiles fixes et errantes : comme si le soleil et la lune sont des astres aussi grands qu'ils le paraissent ; sur le mouvement circulaire et autres semblables. [7,133] L'autre manière de considérer le monde appartient aux physiciens : on y recherche quelle est son essence, et si le soleil et les astres sont composés de matière et de forme, si le monde est engendré ou non, s'il est animé ou sans âme, s'il est conduit par une providence, et autres questions de cette nature. La partie de la physique qui traite des causes est aussi double : la première comprend les recherches des médecins, et les questions qu'ils traitent sur la partie principale de l’âme, sur les choses qui s'y passent, sur les germes, et autres sujets semblables. La seconde comprend aussi des matières que les mathématiciens s'attribuent, comme la manière dont se fait la vision ; quelle est la cause du phénomène que forme un objet vu dans un miroir ; comment se forment les nuées, les tonnerres, les cercles qui paraissent autour du soleil et de la lune, les comètes et autres questions de cette nature. [7,134] Ils établissent deux principes de l'univers, dont ils appellent l'un agent, et l’autre patient. Le principe patient est la matière, qui est une substance sans qualités. Le principe qu'ils nomment agent est la raison qui agit sur la matière ; savoir Dieu, qui, étant éternel, crée toutes les choses qu'elle contient. Ceux qui établissent ce dogme sont Zénon Cittien, dans son livre de la Substance ; Cléanthe, dans son livre des Atomes ; Chrysippe, dans le premier livre de sa Physique, vers la fin ; Archédème, dans son livre des Éléments, et Posidonius, dans son deuxième livre du Système physique. Ils mettent une différence entre les principes et les éléments. Les premiers ne sont ni engendrés ni corruptibles; mais un embrasement peut corrompre les seconds. Les principes sont aussi incorporels et sans forme, au lieu que les éléments en ont une. [7,135] Le corps, dit Apollodore dans sa Physique, est ce qui a trois dimensions : la longueur, la largeur, et la profondeur; et c'est ce qu'on appelle un corps solide. La superficie est composée des extrémités du corps, et elle n'a que de la longueur et de la largeur, sans profondeur. C'est ainsi que l'explique Posidonius dans son troisième livre des Météores, considérés tant selon la manière de les entendre que selon leur subsistance. La ligne est l'extrémité de la superficie, ou une longueur sans largeur ; ou bien ce qui n'a que de la longueur. Le point est l'extrémité de la ligne, et forme la plus petite marque qu'il y ait. [7,136] Les stoïciens disent que l'entendement, la destinée, et Jupiter, ne sont qu'un même dieu, qui reçoit plusieurs autres dénominations; que c'est lui qui, par le moyen des principes qui sont en lui, change toute la substance d'air en eau ; et que, comme les germes sont contenus dans la matière, il en de même de Dieu considéré comme raison séminale du monde; que cette raison demeure dans la substance aqueuse, et reçoit le secours de la matière pour les choses qui sont formées ensuite; enfin, qu'après cela Dieu a créé premièrement quatre éléments : le feu, l'eau, l'air, et la terre. Il est parlé de ces éléments dans le premier livre de Zénon sur l’Univers, dans le premier livre de la Physique de Chrysippe, et dans un ouvrage d'Archédème sur les Éléments. [7,137] Ils définissent l'élément ce qui entre le premier dans la composition d'une chose, et le dernier dans sa résolution. Les quatre éléments constituent ensemble une substance sans qualités, qui est la matière. Le feu est chaud, l’eau humide, l’air froid et la terre sèche; cette dernière qualité toutefois est aussi commune à l’air. Dans la région la plus élevée est le feu qu’ils appellent éther, au milieu duquel s’est formée la première sphère, celle des étoiles fixes, et ensuite celle des astres errants Vient ensuite l’air, puis l’eau, et en dernier lieu la terre qui occupe le centre du monde. Ils prennent le mot monde dans trois sens; premièrement Dieu lui-même, qui s’approprie la substance universelle de ce qui est incorruptible, non engendré ; l'auteur de ce grand et bel ouvrage ; qui enfin, au bout de certaines révolutions de temps, engloutit en lui-même toute la substance et l'engendre de nouveau hors de lui-même. [7,138] Ils donnent aussi le nom de monde à l'arrangement des corps célestes, et appellent encore ainsi la réunion des deux idées précédentes. Le monde est la disposition de la substance universelle en qualités particulières, ou comme dit Posidonius dans ses Éléments sur la science des choses célestes, l'assemblage du ciel et de la terre et des natures qu'ils contiennent; ou bien l'assemblage des dieux, des hommes, et des choses qui sont créées pour leur usage. Le ciel est la dernière circonférence dans laquelle réside tout ce qui participe à la divinité. Le monde est gouverné avec intelligence, et conduit par une providence, comme s'expliquent Chrysippe dans ses livres des Éléments des choses célestes, et Posidonius dans son treizième livre des Dieux. On suppose dans ce sentiment que l'entendement est répandu dans toutes les parties du monde, comme il l'est dans toute notre âme, moins cependant dans les unes et plus dans les autres. [7,139] Il y en a de certaines où il n'y a qu'un usage de faculté, comme dans les os et les nerfs ; il y en a encore dans lesquelles il agit comme entendement, par exemple dans la partie principale de l’âme. C'est ainsi que le monde universel est un animal doué d'âme et de raison, dont la partie principale est l'éther, comme le dit Antipater de Tyr dans son huitième livre du Monde. Chrysippe dans son huitième livre de la Providence, et Posidonius dans son traité des Dieux, prennent le ciel pour la partie principale …….Cléanthe admet le soleil ; mais Chrysippe ici encore plus différent, prétend que c'est la partie la plus pure de l'éther, qu'on appelle aussi le Premier des dieux, qui pénètre, pour ainsi dire, comme …… dans les choses qui sont dans l'air, dans les animaux et dans les plantes ; mais qui n'agit dans la terre, que comme une faculté. [7,140] Il n'y a qu'un monde, terminé, et de forme sphérique ; forme la plus convenable pour le mouvement, comme dit Posidonios dans son quinzième livre du Système physique, avec Antipater dans ses livres du Monde. Le monde est environné extérieurement d'un vide infini et incorporel. Ils appellent incorporel ce qui, pouvant être occupé par des corps, ne l'est point. Quant à l'intérieur du monde, il ne renferme point de vide, mais tout y est nécessairement uni ensemble par le rapport et l'harmonie que les choses célestes ont avec les terrestres. Il est parlé du vide dans le premier livre de Chrysippe sur cet article, et dans son premier livre des Systèmes physiques, aussi bien que dans la Physique d'Apollophane, dans Apollodore, et dans Posidonius, au deuxième livre de son traité de Physique. [7,141] Ils disent que les choses incorporelles sont semblables, et que le temps est incorporel, étant un intervalle du mouvement du monde. Ils ajoutent que le passé et le futur n'ont point de bornes, mais que le présent est borné. Ils croient aussi que le monde est corruptible, puisqu'il a été produit; ce qui se prouve parce qu'il est composé d'objets qui se comprennent par les sens, outre que si les parties du monde sont corruptibles, le tout l'est aussi. Or les parties du monde sont corruptibles, puisqu'elles se changent l'une dans l'autre; ainsi le monde est corruptible aussi. D'ailleurs, si on peut prouver qu'il y a des choses qui changent de manière qu'elles soient dans un état plus mauvais qu'elles n'étaient, elles sont corruptibles. Or, cela a lieu par rapport au monde, car il est sujet à des excès de sécheresse et d'humidité. [7,142] Voici comment ils expliquent la formation du monde. Après que la substance eut été convertie de feu en eau par le moyen de l'air, la partie la plus grossière, s'étant arrêtée et fixée, forma la terre; la moins grossière se changea en air, et la plus subtile produisit le feu ; de sorte que de leur mélange provinrent ensuite les plantes, les animaux et les autres genres. Ce qui regarde cette production du monde et sa corruption est traité par Zénon dans son livre de l'Univers, par Chrysippe dans son premier livre de la Physique, par Posidonius dans son premier livre du Monde, par Cléanthe, et par Antipater dans son dixième livre sur le même sujet. Au reste, Panétius soutient que le monde est incorruptible. Sur ce que le monde est un animal doué de vie, de raison et d'intelligence ; on peut voir Chrysippe dans Son premier livre de la Providence, Apollodore dans sa Physique, et Posidonius. [7,143] Le monde est un animal au sens de substance, doué d'une âme sensible ; car ce qui est un animal est meilleur que ce qui ne l'est point : or, il n'y a rien de plus excellent que le monde ; donc le monde est un animal. Qu'il est doué d'une âme, c'est ce qui paraît par la nôtre, laquelle en est une portion détachée : Boëthus nie cependant que le monde soit animé. Quant à ce que le monde est unique, on peut consulter Zénon, qui l'affirme dans son livre de l’Univers ; Chrysippe, Apollodore dans sa Physique, et Posidonius dans le premier livre de son Système physique. Apollodore dit qu'on donne au monde le nom de tout, et que ce terme se prend aussi d'une autre manière pour désigner le monde avec le vide qui l'environne extérieurement. Il faut se souvenir que le monde est borné, mais que le vide est infini. [7,144] Pour ce qui est des astres, les étoiles fixes sont emportées circulairement avec le ciel ; mais les étoiles errantes ont leur mouvement particulier. Le soleil fait sa route obliquement dans le cercle du zodiaque, et la lune a pareillement une route pleine de détours. Le soleil est un feu très pur, dit Posidonius dans son dix-septième livre des Météores, et plus grand que la terre, selon le même auteur dans son seizième livre du Système physique. Il le dépeint de forme sphérique, suivant en cela la proportion du monde. Il paraît être un globe igné, parce qu'il fait toutes les fonctions du feu ; plus grand que le globe de la terre, puisqu'il l'éclaire en tous sens, et qu'il répand même sa lumière dans toute l'étendue du ciel. On conclut encore de l'ombre que forme la terre en guise de cône, que le soleil la surpasse en grandeur, et que c'est pour cette raison qu'on l'aperçoit partout. La lune a quelque chose de plus terrestre, comme étant plus près de la terre. Au reste, les corps ignés ont une nourriture, aussi bien que les autres astres. Le soleil se nourrit dans l'Océan, étant une flamme intellectuelle. [7,145] La lune s'entretient de l'eau des rivières, parce que, selon Posidonius, dans son sixième livre du Système physique, elle est mêlée d'air et voisine de la terre, d'où les autres corps tirent leur nourriture. Ces philosophes croient que les astres sont de figure sphérique, et que la terre est immobile. Ils ne pensent pas que la lune tire sa lumière d'elle-même ; ils tiennent, au contraire, qu'elle la reçoit du soleil. Celui-ci s'éclipse, lorsque l'autre lui est opposée du côté qu'il regarde la terre, dit Zénon dans son livre de l'Univers. [7,146] En effet, le soleil disparaît à nos yeux pendant sa conjonction avec la lune, et reparait lorsque la conjonction est finie. On ne saurait mieux remarquer ce phénomène que dans un bassin où on a mis de l'eau. La lune s'éclipse lorsqu'elle tombe dans l'ombre de la terre. De là vient que les éclipses de lune n'arrivent que quand elle est pleine, quoiqu'elle soit tous les mois vis-à-vis du soleil ; car, comme elle se meut obliquement vers lui, sa latitude varié selon qu'elle se trouve au nord ou au midi. Mais lorsque sa latitude se rencontre avec celle du soleil et avec celle des corps qui sont entre deux, et qu'avec cela elle est opposée au soleil, alors s'ensuit l'éclipse. Posidonius dit que le mouvement de sa latitude se rencontre avec celle des corps intermédiaires dans l'Écrevisse, le Scorpion, le Bélier et le Taureau. [7,147] Dieu, selon les stoïciens, est un animal immortel, raisonnable, parfait ou intellectuel dans sa félicité, inaccessible au mal, lequel prend soin du monde et des choses y contenues. Il n'a point de forme humaine ; il est l'architecte de l'univers et le père de toutes choses. On donne aussi vulgairement la qualité d'architecte du monde à cette partie de la divinité qui est répandue en toutes choses et qui reçoit diverses dénominations, eu égard à ses différents effets. On l'appelle Jupiter, parce que, selon la signification de ce terme, c'est d'elle que viennent toutes choses, et qu'elle est le principe de la vie, ou qu'elle est unie à tout ce qui vit ; Minerve, parce que sa principale action est dans l'éther ; Junon, en tant qu'elle domine dans l'air; Vulcain, en tant qu'elle préside au feu artificiel ; Neptune, en tant qu'elle tient l'empire des eaux ; Cérès, en tant qu'elle gouverne la terre. Il en est de même des autres dénominations sous lesquelles on la distingue relativement à quelque propriété. [7,148] Le monde entier et le ciel sont la substance de Dieu, disent Zénon, Chrysippe dans son livre onzième des Dieux, et Posidonius dans son premier livre, intitulé de même. Antipater, dans son septième livre du Monde, compare la substance divine à celle de l'air, et Boëthus, dans son livre de la Nature, veut qu'elle ressemble à la substance des étoiles fixes. Quant à la nature, tantôt ils donnent ce nom à la force qui unit les parties du monde, tantôt à celle qui fait germer toutes choses sur la terre. La nature est une vertu qui, par un mouvement qu'elle a en elle-même, agit dans les semences, achevant et unissant dans des espaces de temps marqués ce qu'elle produit, et formant des choses pareilles à celles dont elle a été séparée. [7,149] Au reste, elle réunit dans cette action l'utilité avec le plaisir, comme cela paraît par la formation de l'homme. Toutes choses sont soumises à une destinée, disent Chrysippe dans ses livres sur ce sujet, Posidonius dans son deuxième livre sur la même matière, et Zénon, aussi bien que Boëthus dans son onzième livre de la Destinée. Cette destinée est l'enchaînement des causes, ou la raison par laquelle le monde est dirigé. Les stoïciens prétendent que la divination a un fondement réel, et qu'elle est même une prévision. Ils la réduisent en art par rapport à certains événements, comme disent Zénon, Chrysippe dans son deuxième livre de la Divination, Athénodore, et Posidonius dans son douzième livre du Système physique, ainsi que dans son cinquième livre de la Divination. Panætius est d'un sentiment contraire ; il refuse à la divination ce que lui prêtent les autres. [7,150] Ils disent que la substance de tous les êtres est la matière première. C'est le sentiment de Chrysippe dans son premier livre de Physique, et celui de Zénon. La matière est ce dont toutes choses, quelles qu'elles soient, sont produites. On l'appelle substance et matière en deux sens, en tant qu'elle est substance et matière dont toutes choses sont faites, et en tant qu'elle est substance et matière de choses particulières. Comme matière universelle, elle n'est sujette ni à augmentation ni à diminution ; comme matière de choses particulières, elle est susceptible de ces deux accidents. La substance est corporelle et bornée, disent Antipater dans son deuxième livre de la Substance, et Apollodore dans sa Physique. Elle est aussi passible, selon le même auteur ; car si elle n'était pas muable, les choses qui se font ne pourraient en être faites. De là vient aussi qu'elle est divisible à l'infini. Chrysippe trouve cependant que cette division n'est point infinie, parce que le sujet qui recuit la division n'est point infini ; mais il convient que la division ne finit point. [7,151] Les mélanges se font par l'union de toutes les parties, et non par une simple addition de l'une à l'autre, ou de manière que celles-ci environnent celles-là, comme dit Chrysippe dans son troisième livre de Physique. Par exemple, un peu de vin jeté dans la mer résiste d'abord en s'étendant, mais s'y perd ensuite. Ils croient aussi qu'il y a certains démons qui ont quelque sympathie avec les hommes, dont ils observent les actions, de même que des héros, qui sont les âmes des gens de bien. Quant aux effets qui arrivent dans l’air, ils disent que l'hiver est l'air refroidi par le grand éloignement du soleil ; le printemps, l'air tempéré par le retour de cet astre ; [7,152] l'été, l'air échauffé par son cours vers le nord ; et l'automne, l'effet de son départ vers les lieux d'où viennent les vents. La cause de ceux-ci est le soleil, qui convertit les nuées en vapeurs. L'arc-en-ciel est composé de rayons, réfléchi par l'humidité des nuées ; ou, comme dit Posidonius dans son traité des Choses célestes, c'est l'apparence d'une portion du soleil ou de la lune, vue dans une nuée pleine de rosée, concave et continue, qui se manifeste sous la forme d'un cercle, de la même manière qu'un objet vu dans un miroir. Les comètes, tant celles qui sont chevelues que les autres qui ressemblent à des torches, sont des feux produits par un air épais, qui s'élève jusqu'à la sphère de l'éther. [7,153] L'étoile volante est un feu rassemblé qui s'enflamme dans l'air, et qui, étant emporté fort rapidement, paraît à l'imagination avoir une certaine longueur. La pluie se forme des nuées, qui se convertissent en eau lorsque l'humidité, élevée de la terre ou de la mer par la force du soleil, ne trouve pas à être employée à d'autre effet. La pluie, condensée par le froid, se résout en gelée blanche. La grêle est une nuée compacte, rompue par le vent; la neige, une nuée compacte qui se change en une matière, humide, dit Posidonius dans son huitième livre du Système physique. L'éclair est une inflammation des nuées, qui s'entrechoquent et se déchirent par la violence du vent, dit Zénon dans son livre de l'Univers. [7,154] Le tonnerre est un bruit causé par les nuées qui se heurtent et se fracassent. La foudre est une forte et subite inflammation, qui tombe avec impétuosité sur la terre par le choc ou la rupture des nuées, et, selon d'autres, un amas d'air enflammé et rudement poussé sur la terre. L'ouragan est une sorte de foudre qui s'élance avec une force extrême, ou un assemblage de vapeurs embrasées, et détachées d'une nuée qui se brise. Le tourbillon est une nuée environnée de feu, et accompagnée d'un vent qui sort des cavités de la terre, ou jointe à un vent comprimé dans les souterrains, comme l'explique Posidonius dans son huitième livre. Il y en a de différentes espèces. Les uns causent les tremblements de terre, les autres les gouffres, ceux-ci des inflammations, ceux-là des bouillonnements. [7,155] Voici comme ils conçoivent l'arrangement du monde. Ils mettent la terre au milieu, et la font servir de centre; ensuite ils donnent à l'eau, qui est de forme sphérique, le même centre qu'à la terre ; de sorte que celle-ci se trouve être placée dans l'eau : après ce dernier élément, vient l'air, qui l'environne comme une sphère. Ils posent dans le ciel cinq cercles, dont le premier est le cercle arctique, qu'on voit toujours ; le second, le tropique d'été ; le troisième, le cercle équinoxial ; le quatrième, le tropique d'hiver; le cinquième, le cercle antarctique, qu'on n'aperçoit pas. On appelle ces cercles parallèles, parce qu’ils ne se touchent point l'un l'autre, et qu'ils sont décrits autour du même pôle. Le zodiaque est un cercle oblique, qui, pour ainsi dire, traverse les cercles parallèles. [7,156] La terre est aussi partagée en cinq zones : en zone septentrionale au-delà du cercle arctique, inhabitable par sa froidure ; en zone tempérée ; en zone torride, ainsi nommée à cause de sa chaleur, qui la rend inhabitable; en zone tempérée, comme celle qui lui est opposée ; et en zone australe, aussi inhabitable pour sa froidure que le sont les deux autres. Les stoïciens se figurent que la nature est un feu plein d'art, lequel renferme dans son mouvement une vertu générative, c'est-à-dire un esprit qui a les qualités du feu et celles de l'art. Ils croient l’âme douée de sentiment, et l'appellent un esprit formé avec nous : aussi en font-ils un corps, qui subsiste bien après la mort, mais qui cependant est corruptible. Au reste, ils tiennent que l'âme de l'univers, dont les âmes des animaux sont des parties, n'est point sujette à corruption. [7,157] Zénon Cittien, Antipater dans ses livres de l’Âme, et Posidonius, nomment l’âme un esprit doué de chaleur, qui nous donne la respiration et le mouvement. Cléanthe est d'avis que toutes les âmes se conservent jusqu'à la conflagration du monde ; mais Chrysippe restreint cette durée aux âmes des sages. Ils comptent huit parties de l’âme : les cinq sens, les principes de génération, la faculté de parler et celle de raisonner. La vue est une figure conoïde, formée par la lumière entre l'œil et l'objet vu, dit Chrysippe dans son deuxième livre de Physique. Selon l'opinion d'Apollodore, la partie de l'air qui forme la pointe du cône est tournée vers l'œil, et la base vers l'objet, comme si on écartait l'air avec un bâton pour rendre l'objet visible. [7,158] L'ouïe se fait par le moyen de l'air qui se trouve entre celui qui parle et celui qui écoute, lequel, frappe orbiculairement, ensuite agité en ondes, s'insinue dans l'oreille de la même manière qu'une pierre, jetée dans l'eau, l'agite et y cause une ondulation. Le sommeil consiste dans un relâchement des sens, occasionné par la partie principale de l’âme. Ils donnent pour cause des passions les changements de l'esprit. La semence, disent les stoïciens, est une chose propre à en produire une pareille à celle dont elle a été séparée. Par rapport aux hommes, elle se mêle avec les parties de l’âme, en suivant la proportion de ceux qui s'unissent. [7,159] Chrysippe, dans son deuxième livre de Physique, appelle les semences un esprit joint à la substance ; ce qui paraît par les semences qu'on jette à terre, et qui, lorsqu'elles sont flétries, n'ont plus la vertu de rien produire, parce que la force en est perdue. Sphærus assure que les semences proviennent des corps entiers, de sorte que la vertu générative appartient à toutes les parties du corps. Il ajoute que les germes des animaux femelles n'ont point de fécondité, étant faibles, en petite quantité, et de nature aqueuse. La partie principale de l’âme est ce qu'elle renferme de plus excellent. C'est là que se forment les images que l’âme conçoit, que naissent les penchants, les désirs, et tout ce qu'on exprime par la parole. On place cette partie de l’âme dans le cœur. [7,160] Ceci, je crois, peut suffire pour ce qui regarde les sentiments des stoïciens sur la physique, autant qu'ils concernent l'ordre de cet ouvrage. Voyons encore quelles différences d'opinions, qui subsistent entre ces philosophes.