[2,48] LIVRE II. - XÉNOPHON. (48) Xénophon, fils de Gryllus, naquit à Euchia, village du territoire d'Athènes. Il était modeste et fort bel homme. On dit que Socrate, l'ayant rencontré dans une petite rue, lui en barra le passage avec son bâton, en lui demandant où était le marché; qu'après que le jeune homme eut satisfait à sa question, il lui demanda où les hommes se formaient à la vertu ; et que, comme Xénophon hésitait à lui répondre, il lui dit de le suivre, qu'il le lui apprendrait ; et que depuis ce temps-la il devint un des disciples de Socrate. Il est le premier qui ait donné au public, en forme de commentaires, les choses qu'il avait recueillies, et le premier qui se soit occupé à écrire l'histoire des philosophes. Aristippe, dans le quatrième livre des Délices des Anciens, rapporte qu'il avait une amitié particulière pour Clinias, (49) et qu'il le lui dit en ces termes : « Je prends plus de plaisir à voir Clinias que tout ce que les hommes ont de plus rare. Je voudrais perdre la vue, et n'avoir des yeux que pour voir Clinias. La nuit, je m'afflige de son absence; le matin, je remercie le soleil du bonheur que j'ai de revoir Clinias. » II s'insinua dans l'amitié de Cyrus, et voici comment il s'y prit. Il avait un ami, nommé Proxène, Béotien d'origine, disciple de Gorgias de Léonce, et qui vivait à la cour de Cyrus, qui lui faisait part de son amitié. Proxène écrivit à Athènes une lettre à Xénophon, dans laquelle il le priait de venir à Sardes et de s'appliquer à gagner l'affection du roi. Xénophon montra la lettre à Socrate (50) et lui demanda son avis, qui fut qu'il devait consulter l'oracle de Delphes sur le parti qu'il avait à prendre. Il obéit; mais au lieu de demander à Apollon s'il devait se rendre auprès de Cyrus, il lui demanda de quelle manière il ferait le voyage de Sardes. Socrate, quoique fâché de la tromperie de son disciple, lui conseilla cependant de partir; et Xénophon, étant arrivé à la cour de Cyrus, sut tellement lui plaire, qu'il entra aussi avant que Proxène dans ses bonnes grâces. Et delà vient qu'étant à portée de tout voir et de tout connaître, il nous a si bien détaillé les circonstances de l'arrivée et de la descente de Cyrus en Grèce. Il eut une haine mortelle pour Ménon, qui était capitaine d'une compagnie de soldats étrangers lorsque les Perses vinrent en Grèce. Entre autres choses déshonorantes qu'il lui reproche, il l'accuse d'avoir eu des amours illégitimes. Il blâma aussi un certain Apollonide de s'être fait percer les oreilles. (51) Après la déroute de Pont et la rupture de l'alliance avec Seuthus, roi des Odrysiens, Xénophon se retira en Asie, auprès d'Agésilas, roi de Lacédémone. Il lui fit avoir à sa solde des troupes de Cyrus, se dévoua entièrement à son service, et noua avec lui une amitié parfaite; ce qui porta les Athéniens à le condamner à un exil, dans la pensée qu'il s'était engagé avec les Lacédémoniens. De là, il passa à Éphèse, où il mit en dépôt, jusqu'à son retour, la moitié de l'argent qu'il avait avec lui entre les mains de Mégabyse, un des prêtres de Diane, auquel il permit de l'employer à faire une statue pour la déesse, supposé qu'il ne revint plus dans le pays. Il dépensa l'autre moitié en présents qu'il envoya à Delphes. La guerre contre les Thébains l'ayant rappelé en Grèce avec Agésilas, il en reprit le chemin, muni de provisions de bouche que lui fournirent les Lacédémoniens. (52) Ensuite, il se sépara d'Agésilas et vint jusqu'à Scillunte, dans la campagne d'Élée, pas loin de la ville. Il avait avec lui, dit Démétrius de Magnésie, une femme nommée Philésia, qui le suivait avec deux enfants, que Dinarque, dans son livre de la Répudation de Xénophon, appelle Gryllus et Diodore, frères jumeaux. Le hasard voulut que Mégabyse, son dépositaire, vint dans ce pays, à l'occasion d'une réjouissance publique. Xénophon retira l'argent de ses mains, en acheta une portion de terre, au travers de laquelle coule le fleuve Sélinus, de même nom que celui qui baigne la ville d'Éphèse, et la consacra à la déesse. Il y passa le temps à la chasse, à régaler ses amis, et à écrire l'histoire. Dinarque prétend que les Lacédémoniens lui firent présent de cette terre avec la maison. (53) Il y en a même qui veulent que Pélopidas de Lacédémone y envoya les prisonniers qu'on avait amenés de Dardanie, pour qu'il en disposât à sa volonté; mais qu'ensuite les Éliens étant venus attaquer Scillunte, et les Lacédémoniens ayant tardé à y envoyer du secours, ravagèrent le pays qu'occupait Xénophon. Ses enfants se sauvèrent alors à Léprée, avec un petit nombre d'esclaves; lui-même se rendit d'abord à Eles, puis à l'endroit où était sa famille ; et de là il partit avec elle pour Corinthe, où il fixa son séjour. Cependant les Athéniens résolurent de secourir les Lacédémoniens, que leurs ennemis avaient réduits à une fâcheuse situation : Xénophon envoya ses fils à Athènes combattre pour les Lacédémoniens, [2,54] (54) chez lesquels ils avaient été élevés, à ce que dit Dioclés dans les Vies des Philosophes. L'un d'eux, nommé Diodore, revint du combat sans avoir fait aucune action de marque, et eut un fils qui porta le même nom que son frère. Pour Gryllus, il combattit avec beaucoup de courage parmi la cavalerie, et mourut glorieusement dans la bataille qui se donna près de Mantinée, sous la conduite de Céphisodore, qui était général de la cavalerie, et sous les ordres d'Agésilas, qui commandait l'armée en chef, selon le rapport d'Éphore, au vingt-cinquième livre de ses Histoires. On raconte que Xénophon faisait un sacrifice, avec une couronne sur la tête, lorsqu'on vint lui apprendre le succès de cette bataille, où Épaminondas, général des Thébains, avait aussi perdu la vie; qu'à la nouvelle du malheur arrivé à son fils, il ôta sa couronne, mais qu'il la reprit lorsqu'on lui eut dit le courage avec lequel il avait combattu. (55) On assure même que, bien loin de répandre des larmes, il dit d'un œil sec : Je savais que je l'avais mis au monde pour mourir. Aristote cite plusieurs écrivains qui ont fait l'éloge et l'épitaphe de Gryllus, en partie pour faire plaisir à son père. Hermippe, dans la Vie de Théophraste, dit que Socrate a aussi composé le panégyrique de Gryllus ; ce qui porta Timon à le blâmer, en disant « qu'il avait fait deux ou trois livres, ou un plus grand nombre, de la même espèce que les ouvrages peu propres à persuader qu'ont fait Xénophon et Eschine. » Ainsi vécut Xénophon, dont la réputation s'accrut surtout la quatrième année de la quatre-vingt-quatorzième olympiade. Il suivit Cyrus en Grèce, pendant l'archontat de Xénénète, un an avant la mort de Socrate. (56) Stésiclide d'Athènes, dans sa Description des Archontes et des vainqueurs olympiques, fixe son décès à la première année de la cent cinquième olympiade, sous Callimade, et lorsque Philippe, fils d'Amyntas, régnait sur les Macédoniens. Démétrius de Magnésie dit qu'il mourut à Corinthe, étant déjà fort avancé en âge. Au reste, on doit avouer qu'à tous égards il avait beaucoup de mérite et de probité. Il aimait les chevaux, la chasse, et la discipline militaire; genre de science qu'il possédait, comme le prouvent ses ouvrages. Il était d'ailleurs pieux, attentif à honorer les dieux par des sacrifices, fort versé dans la connaissance des victimes propres à leur être immolées, et scrupuleux imitateur de Socrate. Ses œuvres contiennent quarante livres, qu'on divise de différentes manières. Il a fait l'arrivée de Cyrus en Grèce, sans exorde pour tout l'ouvrage, mais avec des sommaires pour chaque livre en particulier. Il a traité de l'éducation de Cyrus, et l'histoire des Grecs. Il a fait des commentaires, un livre appelé Banquet, et un autre sur les choses domestiques. Il a écrit aussi de l'art de monter à cheval, des devoirs d'un général de cavalerie, et de la chasse. Il a fait l'apologie de Socrate, et laissé quelque chose sur les qualités des semences, sur Hiéron le tyran, sur Agésilas, et le gouvernement d'Athènes et de Lacédémone. Démétrius de Magnésie dit pourtant que ce dernier ouvrage n'est point de lui. On dit qu'ayant en sa possession les livres égarés de Thucydide et pouvant se les attribuer, il les mit au jour en l'honneur de cet historien. On lui donnait le nom de muse attique, à cause de la douceur de son éloquence. Aussi y avait-il quelque jalousie entre lui et Platon ; j'en dirai davantage ailleurs. (58) Voici les vers que j'ai faits à sa louange: L'amour de la vertu, qui est le chemin du ciel, appela Xénophon en Perse, plutôt que l'amitié de Cyrus. En nous peignant les faits des Grecs, ce philosophe nous développe son génie, formé sur l'esprit sublime de Socrate. J'ai fait aussi cette épigramme sur sa mort: Xénophon, parce que Cyrus le reçoit dans son amitié, les Athéniens soupçonneux te bannissent de leur ville; mais la bienfaisante Corinthe t'ouvre un asile dans son sein, où tu sais vivre heureux. (59) J'ai lu quelque part qu'il florissait avec les autres disciples de Socrate vers la quatre-vingt-neuvième olympiade. Istrus dit qu'il fut exilé par ordre d'Eubule et rappelé par son avis. Au reste, il y a eu sept Xénophons : celui dont nous parlons ; le second, Athénien, et frère de ce Pythostrate qui fut auteur du poème de Théséis, des Vies d'Epaminondas et de Pélopidas, et de quelques autres ouvrages ; le troisième, né à Cos et médecin de profession ; le quatrième, historien d'Annibal; le cinquième, qui a traité des prodiges fabuleux ; le sixième, natif de Paros et faiseur de statues ; le septième, poète de l'ancienne comédie.