[10,0] LIVRE DIXIÈME. Fragments. [10,1] Excerpt. de Virt. et Vit. 9 p. 553-555. — Servius Tullius, roi des Romains, régna quarante-quatre ans, et sa vertu lui inspira un grand nombre de maximes utiles à l'État. Dans la LXIe olympiade, Thériclès étant archonte d'Athènes, Pythagore le philosophe, déjà fort instruit, devint célèbre. Jamais aucun philosophe n'a mérité autant que lui de vivre dans la mémoire des hommes. Il était Samien d'origine ; d'autres disent qu'il était Tyrrhénien. Il avait dans ses paroles tant d'éloquence et de grâce que chaque jour tous les habitants de la ville accouraient pour entendre ce sage qu'ils considéraient à l'égal d'un dieu. Mais il ne se contenta pas de l'emporter sur les autres par l'éloquence, il fut encore digne d'admiration par la pureté de ses mœurs, qui étaient le meilleur modèle à proposer à la jeunesse. Il détourna de la mollesse et du luxe tous ceux qui le fréquentaient, quoique à cette époque l'abus des richesses entraînât les hommes à l'oisiveté et à la corruption, vices également nuisibles au corps et à l'âme. [10,2] Excerpt. Vatican., p. 29. — Lorsque, pendant la révolte de Tarquin, Servius Tullius se rendit dans le sénat et qu'il aperçut les dispositions qu'on avait faites contre lui, il ne dit que ces mots : «Quelle audace ! Tarquin. — Quelle est donc la tienne, reprit Tarquin, toi, fils d'esclave, qui as osé te déclarer roi des Romains ; toi qui nous as enlevé, contre les lois, le sceptre héréditaire, qui nous revenait ; toi qui t'es arrogé un pouvoir qui ne t'appartient en aucune façon ! » En prononçant ces paroles, il s'avança sur Tullius, le saisit par le bras et le jeta à bas du trône. Tullius se releva et essaya de s'enfuir tout en boitant à cause de la chute qu'il venait d'essuyer, mais il fut tué. [10,3] Excerpt. de Virt. et Vit., p. 553-555. — Pythagore, informé que Phérécyde, qui avait été son maître, se trouvait dangereusement malade à Delos, s'embarqua aussitôt pour se rendre d'Italie dans cette île. Là, il soigna pendant quelque temps le vieillard, et fit tous ses efforts pour lui rendre la santé ; mais Phérécyde succomba à la vieillesse et à la maladie. Pythagore lui rendit les derniers devoirs, comme un fils à son père, et revint en Italie. Lorsque parmi les pythagoriciens il y en avait qui perdaient leur fortune, les autres partageaient leurs biens avec eux comme entre frères, et ce n'était pas seulement ceux qui vivaient en communauté qui agissaient ainsi les uns à l'égard des autres, mais cette maxime s'étendait à tous les disciples de cette école. Clinias de Tarente, de la secte des pythagoriciens, avait appris que Prorus de Cyrène avait perdu tout son bien dans une émeute et était tombé dans l'indigence, partit aussitôt de l'Italie pour se rendre à Cyrène. Il avait emporté une forte somme d'argent qu'il remit à Prorus pour le rétablir dans ses affaires, quoiqu'il ne l'eût jamais vu, mais seulement parce qu'il avaite entendu dire que Prorus était de la secte de Pythagore. On rapporte plusieurs traits semblables des pythagoriciens. Ce n'était pas seulement par des secours d'argent que les pythagoriciens se témoignaient leur amitié, ils s'exposaient volontiers aux plus grands dangers pour se secourir entre eux. Sous la tyrannie de Denys, Phintias, pythagoricien, ayant conspiré contre ce tyran, devait dans quelques jours subir le dernier supplice, lorsqu'il demanda à Denys la permission d'aller mettre ordre à ses affaires, et lui offrit pour sa caution un de ses amis. Le tyran étonné qu'en pareille circonstance on pût trouver un ami qui voulût se donner pour garant, lui accorda sa demande. Phintias appela donc un de ses amis, nommé Damon, philosophe pytthagoricien. Celui-ci vint sans hésiter prendre la place de l'ami condamné à mort. Parmi les témoins, les uns louaient cette amitié extraordinaire, les autres la taxaient de folie. Cependant le jour fixé pour le supplice étant arrivé, tout le peuple accourut pour voir si Phintias viendrait délivrer celui qui lui servait de caution. Le jour étant déjà très-avancé, tout le monde désespérait de le voir venir. Damon marchait déjà au supplice lorsque Phintas arriva hors d'haleine au moment décisif. Tout le monde admira une telle amitié ; le tyran fit grâce au coupable et demanda à être reçu en tiers dans cette amitié. Les pythagoriciens exerçaient leur mémoire avec le plus grand soin, et voici comment ils s'y prenaient. Ils ne sortaient jamais du lit sans avoir repassé dans leur esprit tout ce qu'ils avaient fait la veille, du matin au soir. S'il leur arrivait d'avoir plus de loisir que d'habitude, ils poussaient cet examen commémoratif jusqu'au troisième et quatrième jour précédent, et même au delà. Ils considéraient cet exercice comme très propre à fortifier la mémoire et à pourvoir l'esprit de beaucoup de connaissances. Voici comment ils s'exerçaient à la tempérance. Ils se faisaient servir tous les mets les plus exquis, et restaient longtemps à les regarder. Lorsque ensuite ce spectacle avait excité leurs sens, ils faisaient desservir la table et se retiraient sans avoir goûté d'aucun des mets. [10,4] Excerpt. Vatican., p. 29-31. — Pythagore professait la doctrine de la métempsycose ; il regardait la chair comme un aliment défendu, parce qu'il soutenait que les âmes des animaux passent, après la mort, dans d'autres êtres vivants. Il disait se souvenir que lui-même avait été, à l'époque de la guerre de Troie, Euphorbe, fils de Panthus, et tué par Ménélas. — On raconte que, voyageant un jour à Argos, il pleurait en voyant parmi les dépouilles troyennes un bouclier suspendu au mur, et que, interrogé par les Argiens sur le motif de son chagrin, il répondit : « Ce bouclier était à moi quand j'étais Euphorbe, à Troie. » Comme on ne voulait pas le croire et qu'on le traitait même de fou, il ajouta qu'on trouverait la preuve du fait ; qu'il y avait sur la partie interne du bouclier, le mot Euphorbe tracé en anciens caractères. Tout le monde demanda avec surprise qu'on détachât le bouclier, et on y trouva en effet l'inscription indiquée. — Callimaque rapporte de Pythagore qu'il avait inventé une partie des problèmes de géométrie, et qu'il avait, le premier, introduit les autres de l'Égypte en Grèce. Au nombre de ces problèmes étaient ceux qu'Euphorbe le Phrygien avait appris aux hommes, sur le triangle scalène ; sur les sept cercles de longitude ; il enseigna aussi aux hommes de s'abstenir de manger de la chair des animaux qui respirent ; mais tous les hommes ne lui ont pas obéi. Pythagore recommandait la frugalité, parce que le luxe de la table ruine tout à la fois la fortune et le corps de l'homme. En effet, la plupart des maladies viennent de l'indigestion, qui elle-même est une suite des repas somptueux. Il persuada à beaucoup de monde de ne faire usage que d'aliments non cuits, et de ne boire que de l'eau toute la vie, afin d'avoir l'esprit dispos pour la recherche de la vérité. Mais aujourd'hui si l'on interdisait aux hommes l'usage d'un ou de deux des aliments qui leur paraissent agréables, ces hommes renonceraient à la philosophie, alléguant qu'il est stupide de lâcher le bien qu'on a pour chercher un bien imaginaire. Quand il s'agit de briguer la faveur populaire ou de se livrer à une foule d'occupations futiles, ils ont le temps, et rien ne les empêche ; mais lorsqu'il s'agit de l'instruction et de la culture des mœurs, ils disent qu'ils n'ont pas le loisir, de façon qu'ils sont très affairés quand ils ne font rien, et oisifs quand ils sont très occupés. Archytas de Tarente, pythagoricien, irrité des fautes graves commises par ses serviteurs, mais contenant sa fureur, s'écria ; « Comme je punirais ces vauriens, si je n'étais pas en colère ! » Les pythagoriciens mettent un très grand soin à s'assurer des amis, dans la conviction que l'amitié est le plus grand bien de la vie. On admire avec raison, et on apprécie souverainement, les motifs de leur amitié réciproque. Était-ce leur habitude, le genre de leur exercice ou leur éloquence qui inspirait cette bienveillance à ceux qui entraient dans la société des pythagoriciens? C'est ce que personne n'a pu savoir, malgré tout le désir qu'en aient eu plusieurs profanes. Ce qui explique pourquoi leur secret était si bien gardé, c'est qu'il était défendu aux pythagoriciens de rien mettre par écrit, mais de conserver les préceptes dans leur mémoire. — Pythagore avait, entre autres, prescrit à ses disciples de jurer rarement, mais quand ils avaient fait un serment, de le garder fidèlement et de veiller à son exécution ponctuelle. Ce précepte de Pythagore était loin d'être celui de Lysandre le Lacédémonien et de Démade l'Athénien. Le premier soutenait qu'il fallait amuser les enfants avec des osselets, et les hommes avec des serments ; le second établissait en principe qu'il fallait en toutes choses, conséquemment aussi en matière de serment, consulter ses intérêts ; qu'il fallait voir si, en parjurant, on obtenait quelque profit immédiat, ou si, en gardant son serment, on ne perdait pas son bien. L'un et l'autre ne regardaient donc pas le serment comme la base de la bonne foi, mais comme un moyen de faire des dupes et de se procurer un gain honteux. [10,5] Excerpt. de Virt. et Vit, p. 555. — Pythagore recommandait à ses disciples de s'engager rarement par le serment, mais d'être religieux observateurs des serments qu'ils auraient faits. Le même Pythagore, consulté sur l'usage le mieux réglé des plaisirs de l'amour, disait qu'il ne fallait point avoir de commerce avec les femmes pendant l'été, et que pendant l'hiver, il fallait en user sobrement. En général, il regardait les plaisirs charnels comme nuisibles à l'homme, et il croyait que habitude des plaisirs de l'amour produisait le dépérissement les forces et avançait le terme de la vie. [10,6] Excerpt. Vatican., p. 32.— Pythagore, interrogé un jour par quelqu'un quand on devait se livrer au plaisir de l'amour, répondit : « Toutes les fois que tu voudras être beaucoup moins que tu n'es. » — Les pythagoriciens distinguaient dans l'homme quatre âges : enfance, adolescence, jeunesse, vieillesse ; ils disaient que chaque âge répondait à une des saisons de l'année : au printemps l'enfance, à l'automne l'âge viril, à l'hiver la vieillesse et à l'été la jeunesse. [10,7] Excerpt. de Virt. et Vit., p. 555. — Pythagore enseignait que, pour offrir aux dieux un sacrifice qui leur fût agréable, il fallait se présenter, non avec des habits magnifiques, mais avec des vêtements décents et propres ; que non seulement le corps doit être pur de toute souillure, mais que l'âme doit se trouver dans un état de parfaite chasteté. [10,8] Excerpt. Vatican., p. 32. — Le même Pythagore disait que les sages devaient prier les dieux pour les sots ; car, disait-il, les sots ne savent pas quels sont les vrais biens de la vie qu'il faut demander aux dieux. — Il disait encore qu'il fallait être simple dans ses prières et ne pas nommer en détail les bienfaits qu'on demande, tels que la puissance, la beauté, la richesse, et d'autres biens semblables ; car souvent chacune de ces choses, quand elles sont vivement désirées, conduisent à notre perte. C'est ce dont ont peut se convaincre en se rappelant ces vers des Phéniciennes d'Euripide, où Polynice, invoquant les dieux, commence ainsi : « Portant ses regards sur Argos, » et finit par ces mots : « Pour lancer de mon bras cette flèche dans le sein de mon frère» Car, croyant demander aux dieux les dons les plus beaux, il ne prononçait, en réalité, qu'une imprécation. [10,9] Excerpt. de Virt. et Vit., p. 555. — Pythagore enseignait à ses disciples beaucoup d'autres belles maximes ; il excitait en eux l'amour de la sagesse, élevait leur courage et les portait à la pratique de la constance et des autres vertus. Aussi les Crotoniates lui rendirent des honneurs semblables à ceux que l'on rend aux dieux. [10,10] Except. Vatican., p. 32, 33. — Pythagore appelait l'étude de sa secte, amour de la sagesse (philosophie ), mais non pas sagesse. Il critiquait ceux qui, avant lui, avaient été appelés les sept sages. Car, disait-il, aucun homme n'est sage ; en raison de la faiblesse de sa nature, il ne peut rien conduire à sa perfection ; mais celui qui imite les manières et la vie d'un sage doit porter plus convenablement le nom de philosophe. — Cependant, malgré les grands progrès que Pythagore et ses disciples avaient fait faire à la philosophie, malgré les importants services qu'ils avaient rendus aux États, ces philosophes n'échappèrent pas à l'envie qui gâte tout ce qui est beau : je crois qu'il n'existe pas d'institution humaine assez belle pour qu'elle échappe aux atteintes d'une longue jalousie. [10,11] Excerpt. de Virt. et Vit., p. 556. — Un des habitants de Crotone, nommé Cylon, homme le plus influent de la ville, tant par ses richesses que par son crédit, demanda à être admis dans l'école de Pythagore. Mais il essuya un refus à cause de la violence et de la dureté de son caractère, qui l'avait porté à fomenter des troubles, et le rendait avide du pouvoir. Ne pouvant supporter cet affront, il se déclara ennemi de toute la secte, forma un parti contre elle et ne cessa, dès lors, de lui faire une guerre à outrance, tant par ses discours que par ses actions. Lysis le pythagoricien, étant venu à Thèbes en Béotie, fut le précepteur d'Épaminondas ; il en fit un homme accompli dans toutes les vertus, et s'attacha tellement à lui, qu'il le choisit pour son fils adoptif. Ainsi Épaminondas, ayant puisé à l'école pythagoricienne les principes de la fermeté d'âme, de la frugalité et de toutes les autres vertus, devint non seulement le premier des Thébains, mais encore le premier de son siècle. Ceux qui écrivent l'histoire de la vie des hommes célèbres qui ont vécu avant nous, s'imposent une tâche bien pénible, il est vrai, mais ils rendent en même temps un très grand service à la société. En effet, l'histoire, en nous montrant les faits remarquables, honore les hommes vertueux et rabaisse les méchants, distribuant également aux uns la louange qu'ils ont méritée, aux autres le blâme qu'ils ont encouru. La louange, si l'on peut s'exprimer ainsi, est un prix de lutte qui se donne à peu de frais, et le blâme est un châtiment qui ne fait pas de blessure. Il importe donc de savoir que la mémoire que l'on laisse après la mort est conforme à la vie que l'on a menée, afin que l'on passe son temps, non pas à élever des monuments de marbre, qui n'occupent qu'un point de l'espace, et qui sont bientôt détruits par le temps, mais bien plutôt à se livrer à l'étude de la science et à la pratique des autres vertus dont la renommée s'étend partout. Le temps, qui absorbe tout, immortalise les belles actions; il les rajeunit même. Un noble zèle s'empare des esprits pour imiter ces beaux modèles. Le souvenir de ces grands hommes, qui vivaient il y a des siècles, est aussi présent à notre intelligence que s'ils vivaient de notre temps. [10,12] Excerpt. Vatican., p. 33. — Cyrus, roi des Perses, après la conquête de la Babylonie et de la Médie, espérait se rendre maître de toute la terre ; car après avoir soumis des peuple grands et puissants, il s'imaginait qu'aucun roi, qu'aucune nation ne pourrait résister à ses armes; tant il est vrai que ceci qui s'élèvent à une puissance extraordinaire ne savent plus supporter la fortune comme il convient à un homme ! [10,13] Excerpt. de Virt. et Vit., p. 556, 557.— Cambyse était naturellement maniaque et imbécile ; mais son avènement à un grand empire le rendit très cruel et orgueilleux. Après la prise de Memphis et de Peluse, Cambyse le Perse, enivré de sa prospérité, fit ouvrir le tombeau d'Amasis, ancien roi d'Egypte. On trouva le corps embaumé dans un cercueil ; Cambyse fit battre de verges ce cadavre insensible et exerça sur lui toute sorte d'outrages ; enfin il ordonna de le réduire en cendres. Comme les Égyptiens ne sont pas dans l'usage de brûler les morts, il pensait qu'en faisant brûler Amasis, mort depuis longtemps, il lui ferait subir le plus fort des châtiments. Cambyse, sur le point de porter la guerre en Ethiopie, envoya une partie de son armée contre les Ammoniens, en ordonnant à ses généraux de piller le temple de l'oracle, de le brûler et de réduire en esclavage tous les habitants des environs. [10,14] Excerpt. de Légat., p. 619. — Lorsque Cambyse, roi des Perses, se fut rendu maître de toute l'Egypte, les Libyens et le Cyrénéens, qui étaient venus au secours des Égyptiens, lui envoyèrent des présents et lui promirent de faire tout ce qu'il leur commanderait. [10,15] Excerpt. Vatican., p. 33. — Polycrate, tyran des Samniens avait envoyé des trirèmes pirates dans les parages les plus favorables ; il rançonnait tous les navigateurs et ne restituait les prises qu'à ses alliés. Quelques-uns de ses familiers l'en ayant blâmé, Polycrate répondit : « Tous mes amis me savent bien plus de gré de la restitution que je leur fais qu'ils ne seraient contents s'ils n'avaient rien perdu. » Les actions injustes sont généralement suivies de près d'un châtiment proportionné. — Tout bienfait qui n'entraîne aucun repentir porte un beau fruit, l'éloge de la part des obligés ; et lors même que tous ne seraient pas reconnaissants, il y en a au moins un qui, par sa reconnaissance, dédommage de l'ingratitude des autres. [10,16] Excerpt. de Virt. et Vit., p. 557. — Quelques Lydiens, pour se soustraire à la tyrannie du satrape Orœtès, se réfugièrent à Samos, emportant de grandes richesses, et se rendirent en suppliants devant Polycrate. Celui-ci les accueillit d'abord avec bienveillance, mais peu de temps après il les fit tous égorger et s'empara de leurs biens. Thessalus, fils de Pisistrate et homme sage, renonça à la tyrannie. Ses concitoyens, charmés de l'amour qu'il venait de témoigner pour l'égalité, lui accordèrent une très grande considération ; tandis que les autres fils de Pisistrate, Hipparque et Hippias, violents et injustes, demeurèrent les tyrans de la ville. Ils accablaient les Athéniens d'outrages, et Hipparque par son amour pour un jeune homme d'une beauté remarquable, s'exposa aux plus grands dangers. {Harmodius et Aristogiton} formèrent le projet d'attaquer les tyrans et de rendre la liberté à leur patrie. Aristogiton seul eut la gloire de montrer dans les tortures une fermeté d'âme invincible. Dans le moment suprême, il conserva deux grands sentiments inébranlables : la fidélité pour ses amis et la haine pour les tyrans. [10,17] Excerpt. Vatican., p. 34. — Aristogiton a montré à tout le monde qu'une âme bien trempée peut supporter les plus grandes douleurs du corps. — Zénon le philosophe, soumis à la torture pour avoir tramé une conspiration contre le tyran Néarque, et interrogé sur ses complices, s'écria : " Plût à Dieu que je fusse aussi maître des autres parties de mon corps que je le suis de ma langue ! » [10,18] Excerpt de Virt. et Vit., p. 557, 558. — Zénon, voulant délivrer sa patrie de la domination cruelle de Néarque, entra dans une conspiration formée contre ce tyran; mais il fut découvert, et lorsqu'on l'eut mis à la question, Néarque lui demanda quels étaient ses complices. « Plût au ciel, s'écria Zénon, que je fusse maître de ma personne comme je le suis de ma langue ! » Aussitôt Néarque fit redoubler les tortures. Zénon les supporta pendant quelque temps; mais voulant se délivrer des tourments, et en même temps se venger du tyran il employa l'expédient suivant : au moment où les bourreaux redoublèrent d'efforts, il feignit de céder à la violence de la douleur, et s'écria : « Arrêtez! je vais dire toute la vérité. Néarque fit aussitôt cesser les tortures. Zénon le pria de vouloir bien s'approcher de lui, ajoutant qu'il avait à lui dire des choses que personne d'autre que lui ne devait savoir. Le tyran s'étant empressé de venir auprès de Zénon, et lui ayant présenté son oreille pour mieux entendre, celui-ci la saisit fortement avec les dents. Aussitôt les bourreaux accoururent et employèrent toute sorte de tourments pour forcer Zénon à lâcher prise, mais celui-ci n'en mordait que plus fort. Enfin les bourreaux, ne pouvant vaincre Zénon, furent obligés d'avoir recours aux prières pour lui faire desserrer les dents. Ce fut ainsi que Zénon se défit des tortures et tira vengeance de son ennemi. [10,19] Excerpt. Vatican., p. 34, 35. — Ceux qui forment les projets les mieux arrêtés ne peuvent souvent venir à bout et les exécuter, comme si un sort fatal prenait à tâche de faire voir aux hommes leur faiblesse. — Mégabyze, le même que Zopyre, fils du roi Darius, se déchira à coups de fouet et se mutila le corps pour se faire transfuge et livrer aux Perses Babylone. On rapporte que Darius, affligé de cet acte de dévouement, s'était écrié qu'il aimerait mieux que Mégabyze, s'il était possible, ne fût pas mutilé que de soumettre dix Babylones, bien que cette ville fût déjà en son pouvoir. — Les Babyloniens choisirent Mégabyze pour leur chef ; car ils ignoraient que ses offres de service n'étaient qu'un stratagème pour les perdre. — L'accomplissement des choses est un témoignage suffisant de la vérité des prédictions. — Darius, déjà maître de presque toute l'Asie, désirait soumettre l'Europe. Son ambition insatiable reposait sur la confiance qu'il avait dans les forces des Perses ; il embrassait dans ses projets toute la terre, estimant honteux que les rois, ses prédécesseurs, eussent vaincu les plus grandes nations, et que lui, disposant de puissantes armées comme personne avant lui n'en avait commandé, n'eût encore rien accompli. Les Tyrrhéniens ayant, par crainte des Perses, évacué l'île de Lemnos, disaient qu'ils agissaient ainsi pour obéir aux ordres d'un oracle, et ils livrèrent cette île à Miltiade. Comme le chef des Tyrrhéniens qui fit cette donation s'appelait Hermon, il arriva que depuis lors les présents de ce genre sont appelés Hermoniens. [10,20] Excerpt. de Virt. et Vit., p. 558. — Sextus, fils de Lucius Tarquin, roi des Romains, fit un voyage dans la ville de Collatie, et vint loger chez Lucius Tarquin, neveu du roi, qui avait épousé Lucrèce, femme aussi belle que sage. Son mari étant à l'armée, Sextus, l'hôte de la maison, se leva une nuit et alla surprendre Lucrèce couchée seule dans sa chambre. Barrant soudain l'entrée et tirant son épée, il lui dit qu'il allait tuer un esclave qu'il avait à sa disposition, et qu'il la tuerait ensuite lui-même, comme l'ayant trouvée en adultère avec cet homme, et qu'elle passerait ainsi pour avoir été justement punie par le plus proche parent de son mari. Il l'engagea donc à prendre le parti de satisfaire à ses désirs en silence; il lui promit que, pour prix de ses faveurs, il lui ferait de grands présents, et que, si elle voulait vivre avec lui, il l'élèverait au rang de reine, la faisant ainsi passer de la maison d'un simple citoyen dans le palais des rois. Lucrèce, épouvantée d'un événement si inattendu, et craignant que sa mort ne parût la preuve d'un adultère, garda le silence. Sextus étant parti à la pointe du jour, Lucrèce appela toutes les personnes de sa maison et les conjura de ne pas laisser impuni cet attentat impie commis contre la parenté et l'hospitalité. Puis, déclarant qu'il ne lui était plus permis de voir la lumière du soleil, après avoir essuyé un pareil outrage, elle s'enfonça un poignard dans le cœur et expira. [10,21] Excerpt. Vatican., p. 35-39. — Lucrèce, déshonorée par Sextus, se punit, en se tuant, d'une faute involontaire. Nous jugeons convenable de ne pas passer sous silence une si noble action. Nous estimons digne d'une gloire immortelle celle qui en se donnant volontairement la mort, laisse un si bel exemple à la postérité : les femmes qui veulent se conserver pures, doivent prendre Lucrèce pour modèle. Tandis que d'autres femmes cachent avec soin ce qui leur est arrivé, même lorsque le bruit en est public, afin de se soustraire à la punition de leur crime. Lucrèce, publiant elle-même ce qui s'était passé en secret, trancha ses jours et laissa dans la fin de sa vie sa plus belle défense. Pendant que les autres femmes cherchent leur excuse dans la violence, à laquelle elles auraient cédé, celle-ci a payé de sa mort l'outrage de la violence, afin d'ôter à la médisance le prétexte d'avoir cédé volontairement ; car les hommes étant naturellement disposés à médire, elle enleva à ses détracteurs tout sujet d'accusation, regardant comme une honte que les autres pussent dire que, femme légitime, elle avait été dans les bras d'un homme autre que son mari. Enfin, coupable de la peine de mort à laquelle les lois condamnent l'adultère, elle s'infligea elle-même cette peine plutôt que de préférer vivre plus longtemps, et s'acquit ainsi par la mort, à laquelle nous devons tous payer notre dette, au lieu de blâme, les plus grands éloges. Ainsi donc, par le moyen de sa vertu, elle troqua une vie mortelle contre une gloire éternelle ; elle exhorta ses parents et tous ses concitoyens à exercer une vengeance implacable contre les auteurs de l'outrage qu'elle avait subi. — Le roi Lucius Tarquin, régnant tyranniquement et par la violence, faisait, sous de fausses accusations, mourir les plus riches citoyens de Rome afin de s'approprier leurs biens. Lucius Junius, orphelin, et le plus opulent de tous les Romains, excitait par ce double motif la cupidité de Tarquin, son oncle. Il était le convive habituel du roi, et feignait d'être fou tout à la fois pour donner le change à l'envie soupçonneuse du roi et pour attendre le moment favorable d'exécuter son plan et de renverser la royauté. Les Sybarites marchèrent avec trois cent mille hommes contre les Crotoniates ; mais ils succombèrent dans cette guerre injuste. Ils n'avaient pas su supporter convenablement leur prospérité, et prouvèrent par leur destruction qu'il faut se tenir bien plus sur ses gardes dans la prospérité que dans l'infortune. Diodore s'exprime ainsi sur Hérodote : Nous avons fait en passant cette remarque, non pour faire un reproche à Hérodote, mais pour faire voir que les plus beaux discours violentent d'ordinaire la vérité. Il faut honorer la vertu, même chez les femmes. — Les Athéniens, vainqueurs des Béotiens et des Chalcidiens, s'emparèrent aussitôt après le combat de la ville de Chalcis. Avec le dixième du butin fait sur les Béotiens, ils fabriquèrent un char d'airain et le déposèrent dans la citadelle. On y voyait tracée l'inscription suivante : « Les enfants d'Athènes, vainqueurs des Béotiens et des Chalcidiens, ont dompté, par la guerre et dans les chaînes d'une prison obscure, l'orgueil de leurs ennemis, et ont consacré à Minerve ces juments d'airain comme le dixième de leurs dépouilles. » Les Perses ont appris des Grecs à brûler leurs temples, et ils n'ont fait qu'user de représailles. Les Cariens, battus par les Perses, interrogèrent l'oracle pour savoir s'ils devaient admettre les Milésiens dans leur alliance. Le Dieu répondit : « Jadis les Milésiens étaient braves. » — La crainte d'un danger éminent leur fit oublier leur jalousie mutuelle et les força à armer promptement les trirèmes Hécatée de Milet, envoyé en députation par les Ioniens, demanda pourquoi Artapherne se défiait d'eux. « Parce que, répondit Artapherne, les Ioniens ont été si mal traités dans la guerre que je crains qu'ils n'en conservent le souvenir. — Eh bien, reprit Hécatée, si les mauvais traitements t'inspirent de la méfiance, tu rendras par des bienfaits les villes ioniennes affectionnées aux Perses. » Artapherne accepta ce conseil, et rendit aux villes leurs anciennes lois et ne leur fit payer que de impôts facultatifs. L'envie, qui chez beaucoup de citoyens avait été depuis longtemps tenue cachée, éclata soudain dès que l'occasion se présenta. Ils s'empressèrent de donner la liberté aux esclaves, aimant mieux rendre libres des esclaves que de donner le droit de cité à des hommes libres. Datis, général des Perses et Mède d'origine, tenait, par tradition, de ses ancêtres que Médus, fondateur de l'empire des Mèdes, était d'origine athénienne. Il envoya donc dire aux Athéniens qu'il était là avec une armée pour réclamer le royaume de ses pères ; il ajouta que Médus, un de ses ancêtres, avait été chassé de son royaume par les Athéniens, et qu'il était venu en Asie fonder l'empire de la Médie. Dans le cas où on lui rendrait le trône, il pardonnerait aux Athéniens leur premier tort et leur expédition contre Sardes ; mais s'ils refusaient, ils seraient traités avec plus de rigueur que les Érétriens. Miltiade, sur l'avis des dix généraux, répondit que, d'après le discours des envoyés, Datis devrait être plutôt souverain de la Médie que de la ville des Athéniens, puisque c'était un Athénien qui avait fondé la monarchie des Mèdes, et qu'Athènes n'avait appartenu à aucun homme Mède de nation. Sur cette réponse Datis se prépara au combat. [10,22] Excerpt. de Virt. et Vit., p. 559. — Hippocrate, tyran de Géla, ayant vaincu les Syracusains, vint camper aux environs du temple de Jupiter. Il surprit le prêtre même et quelques Syracusains qui s'empressaient d'enlever des offrandes d'or et surtout le manteau de Jupiter, fabriqué avec une masse d'or. Il les traita comme des profanateurs, et leur ordonna de rentrer dans la ville. Il s'abstint lui-même de toucher aux offrandes, tant pour s'acquérir de la gloire, que parce qu'il était convaincu que dans une guerre si grave il ne devait rien entreprendre contre les dieux. De plus, il croyait qu'en agissant ainsi il inspirerait aux Syracusains de la méfiance contre ceux qui étaient à la tête de l'État en les montrant plutôt empressés de s'enrichir qu'occupés de gouverner démocratiquement et d'après les principes de l'égalité. Théron d'Agrigente était, par sa naissance, par ses richesses, et sa bienveillance envers le peuple, non seulement le premier de ses concitoyens, mais encore le premier de tous les Siciliens. Miltiade, père de Cimon, mourut dans la prison de l'État, où il était détenu pour dettes. Son fils, pour faire ensevelir le corps de son père, se mit lui-même en prison et se chargea d'acquitter la dette. Ce même Cimon, qui avait eu la noble ambition de s'illustrer dans la conduite des affaires publiques, devint dans la suite un excellent général, et dut à son propre mérite l'exécution de plusieurs combats glorieux. Les Grecs périrent aux Thermopyles en combattant courageusement. [10,23] Excerpt. Vatican., p. 39, — Thémistocle, fils de Néoclès, reçut un jour la visite d'un homme riche qui le priait de lui trouver un riche gendre. Il l'exhorta donc à chercher non pas les richesses qui manqueraient d'un homme, mais un homme qui manquât de richesses. Le conseil ayant été agréé, Thémistocle conseilla à cet homme de donner sa fille à Cimon. Devenu par là riche, Cimon sortit de sa prison et fit poursuivre les magistrats qui l'avaient incarcéré. Au moment où Xerxès descendit en Europe, tous les Grecs envoyèrent solliciter l'alliance de Gélon. Celui-ci déclara qu'il accorderait son alliance et fournirait des munitions de guerre, si les Grecs voulaient lui donner le commandement sur terre ou sur mer. Une telle prétention fit rejeter cette alliance, bien qu'un si grand secours et la crainte de l'ennemi eussent pu porter les Grecs à céder à Gélon l'honneur du commandement. La fierté des Perses, indépendamment qu'elle commande aux désirs du cœur, {fait mépriser} les présents. La cupidité des tyrans ne néglige pas les petits cadeaux. La défiance est la plus fidèle gardienne de la sûreté. Les enfants maltraités viennent se plaindre auprès de leur père; les villes ont recours à leur métropole. L'avarice des tyrans ne se contente pas du bien légitime, mais appète le bien d'autrui. Il ne laissa pas aux ennemis de la dynastie le temps de se consolider. Vous êtes les descendants de ces hommes qui, en mourant, vous out légué la gloire de vertus immortelles Le prix de cette alliance n'exige pas de l'argent, que nous voyons si souvent méprisé même par l'homme enrichi le plus vil; mais il veut les louanges et la gloire pour laquelle les hommes de bien n'hésitent pas à mourir. En effet, la gloire est d'un prix supérieur à l'argent. Les Spartiates ont reçu de leurs pères non pas, comme les autres hommes, des richesses, mais le courage de mourir avec joie pour la liberté, et la coutume de placer les biens de la vie au-dessus de la gloire. Pendant que nous désirons tirer des forces du dehors, ne rejetons pas celles de l'intérieur, et tout en cherchant l'inconnu, ne perdons pas ce qui nous est connu. Ne nous laissons pas intimider par la puissance de l'armée des Perses, car c'est le courage et non le nombre qui décide la victoire. Nos pères nous ont transmis la vie à condition de mourir pour la patrie en cas de besoin. Craindrions-nous des hommes qui marchent au combat, couverts d'ornements d'or, comme des femmes qui vont à la noce? Non seulement la gloire, mais la richesse ne sont-elles pas le prix de la victoire? Le courage ne craint pas l'or que le fer amène d'ordinaire captif, mais l'habileté des chefs. Toute armée qui dépasse les proportions ordinaires se nuit le plus souvent à elle-même. Avant que toute la phalange ait entendu le commandement, nous aurons déjà fait ce que nous voulons.