[11,0] Règle onzième. Apres avoir aperçu par l’intuition quelques propositions simples, si nous en concluons quelque autre, il est inutile de les suivre sans interrompre un seul instant le mouvement de la pensée, de réfléchir à leurs rapports mutuels, et d’en concevoir distinctement à la fois le plus grand nombre possible ; c’est le moyen de donner à notre science plus de certitude et à notre esprit plus d’étendue. [11,1] C’est ici le lieu d’expliquer avec plus de clarté ce que nous avons dit de l’intuition à la règle troisième et septième. Dans l’une nous l’avons opposée à la déduction, dans l’autre seulement à l’énumération, que nous avons définie une collection de plusieurs choses distinctes, tandis que la simple opération de déduire une chose d’une autre se fait par l’intuition. [11,2] Il en a dû être ainsi ; car nous exigeons deux conditions pour l’intuition, savoir que la proposition apparaisse claire et distincte, ensuite qu’elle soit comprise tout entière à la fois et non successivement. La déduction au contraire, si, comme dans la règle troisième, nous examinons sa formation, ne parait pas s’opérer instantanément, mais elle implique un certain mouvement de notre esprit inférant une chose d’une autre ; aussi dans cette règle l’avons-nous à bon droit distinguée de l’intuition. Mais si nous la considérons comme faite, suivant ce que nous avons dit à la règle septième, alors elle ne désigne plus un mouvement, mais le terme d’un mouvement. Aussi supposons-nous qu’on la voit par intuition quand elle est simple et claire, mais non quand elle est multiple et enveloppée. Alors nous lui avons donné le nom d’énumération et d’induction, parce qu’elle ne peut pas être comprise tout entière d’un seul coup par l’esprit, mais que sa certitude dépend en quelque façon de la mémoire, qui doit conserver les jugements portés sur chacune des parties, afin d’en conclure un jugement unique. [11,3] Toutes ces distinctions étaient nécessaires pour l’intelligence de cette règle. La neuvième ayant traité de l’intuition et la dixième de l’émunération, la règle actuelle explique comment ces deux règles s’aident et se perfectionnent mutuellement, au point de paraître n’en faire qu’une seule, en vertu d’un mouvement de la pensée qui considère attentivement chaque objet en particulier et en même temps passe à d’autres objets. [11,4] Nous trouvons à cela le double avantage, d’une part de connaître avec plus de certitude la conclusion qui nous occupe, d’autre part de rendre notre esprit plus apte à en découvrir d’autres. En effet, la mémoire, dont nous avons dit que dépend la certitude des conclusions trop complexes pour que l’intuition puisse les embrasser d’un seul coup, la mémoire, faible et fugitive de sa nature, a besoin d’être renouvelée et raffermie par ce mouvement continuel et répété de la pensée. Ainsi quand, après plusieurs opérations, je viens à connaître quel est le rapport entre une première et une seconde grandeur, entre une seconde et une troisième, entre une troisième et une quatrième, enfin entre une quatrième et une cinquième, je ne vois pas pour cela le rapport de la première à la cinquième, et je ne puis le déduire des rapports déjà connus sans me les rappeler tous. Il est donc nécessaire que ma pensée les parcoure de nouveau, jusqu’à ce qu’enfin je puisse passer de la première à la dernière assez vite pour paraître, presque sans le secours de la mémoire, en embrasser la totalité d’une seule et même intuition. [11,5] Cette méthode, comme tout le monde le voit, remédie à la lenteur de l’esprit, et augmente même son étendue. Mais ce qu’il faut en outre remarquer, c’est que l’utilité de cette règle consiste surtout en ce que, accoutumés à réfléchir à la dépendance mutuelle de propositions simples, nous acquérons l’habitude de distinguer d’un seul coup celles qui sont plus ou moins relatives, et par quels degrés il faut passer pour les ramener à l’absolu. Par exemple, si je parcours un certain nombre de grandeurs en proportion continue, je remarquerai tout ceci : savoir, que c’est par une conception égale, et ni plus ni moins facile, que je reconnais le rapport de la première à la deuxième, de la deuxième à la troisième, de la troisième à la quatrième, et ainsi de suite, tandis qu’il ne m’est pas si facile de reconnaitre dans quelle dépendance est la seconde de la première et de la troisième tout à la fois, beaucoup plus difficile de reconnaître dans quelle dépendance est la seconde de la première et de la quatrième, et ainsi des autres. Par là je comprends pourquoi, si on ne me donne que la première et la seconde, je puis trouver la troisième et la quatrième et les autres, parce que cela se faisait par des conceptions particulières et distinctes ; si au contraire on ne me donne que la première ou la troisième, je ne découvrirai pas si facilement celle du milieu, parce que cela ne se peut faire que par une conception qui embrasse à la fois deux des précédentes. Si l’on ne me donne que la première et la quatrième, il me sera plus difficile encore de trouver les deux moyennes, parce qu’il faut d’un seul coup embrasser trois conceptions ; en sorte que conséquemment il paraîtroit encore plus difficile, la première et la cinquième étant données, de trouver les trois moyennes. Mais il est une autre raison pour qu’il en arrive autrement, c’est qu’encore bien qu’il y ait dans notre dernier exemple quatre conceptions jointes ensemble, il est possible ce­pendant de les séparer, parce que le nombre quatre se divise par un autre nombre. Ainsi je puis chercher la troisième grandeur seulement entre la première et la cinquième ; ensuite la deuxième entre la première et la troisième, etc. L’homme accoutumé à réfléchir à ce procédé, chaque fois qu’il examinera une question nouvelle, reconnaitra aussitôt la cause de la difficulté et en même temps le mode de solution le plus simple de tous, ce qui est le plus puissant secours pour la connaissance de la vérité. [12,0] Règle douzième. Enfin il faut se servir de toutes les ressources de l’intelligence, de l’imagination, des sens, de la mémoire, pour avoir une intuition distincte des propositions simples, pour comparer convenablement ce qu’on cherche avec ce qu’on connaît, et pour trouver les choses qui doivent être ainsi comparées entre elles ; en un mot on ne doit négliger aucun des moyens dont l’homme est pourvu. [12,1] Cette règle renferme tout ce qui a été dit plus haut, et montre en général ce qu’il fallait expliquer en particulier. [12,2] Pour arriver à la connaissance, il n’y a que deux choses à considérer, nous qui connaissons, et les objets qui doivent être connus. Il y a en nous quatre facultés dont nous pouvons nous servir pour connaître, l’intelligence, l’imagination, les sens et la mémoire. L’intelligence seule est capable de concevoir la vérité. Elle doit cependant s’aider de l’imagination, des sens et de la mémoire, afin de ne laisser sans emploi aucun de nos moyens. Quant aux objets eux-mêmes, trois choses seulement sont à considérer ; il faut voir d’abord ce qui s’offre à nous spontanément, ensuite comment une chose est connue par une autre ; enfin quelles choses sont déduites des autres, et desquelles elles sont déduites. Cette énumération me paroît complète, elle embrasse tout ce que les facultés de l’homme peuvent atteindre. [12,3] M’arrêtant donc sur le premier point, je voudrais pouvoir montrer ici ce que c’est que l’âme de l’homme, ce que c’est que son corps, comment l’un est formé par l’autre ; quelles sont, dans ce tout complexe, les facultés qui servent a la connaissance, et en quoi y contribue chacune d’elles ; mais les bornes de cet écrit ne peuvent contenir tous les préliminaires nécessaires pour que ces vérités soient évidentes pour tous. En effet, je désire toujours écrire de manière à ne rien prononcer d’affirmatif sur les questions controversées, avant d’avoir exposé les raisons qui m’ont conduit à mon opinion, et par lesquelles je pense que les autres peuvent aussi être persuadés ; [12,4] mais comme cela ne m’est pas permis ici, il me suffira d’indiquer le plus brièvement possible la manière, selon moi, la plus utile à mon dessein, de concevoir toutes les facultés qui sont en nous destinées à l’acquisition des connaissances. Vous êtes libre de ne pas croire que les choses sont ainsi ; mais qui empêche que vous n’adoptiez les mêmes suppositions, s’il est évident que, sans altérer la vérité, elle rendent seulement tout plus clair ? de même qu’en géométrie vous faites sur une quantité des suppositions qui n’ébranlent nullement la force des démonstrations, quoique souvent la physique nous donne de la nature de cette quantité une idée différente. [12,5] Il faut concevoir, avant tout, que les sens externes, en tant qu’ils font partie du corps, quoique nous les appliquions aux objets par notre action, c’est-à-dire en vertu d’un mouvement local, ne sentent toutefois que passivement, c’est-à-dire de la même manière que la cire reçoit l’empreinte d’un cachet. Et il ne faut pas croire que cette comparaison soit prise seulement de l’analogie, mais il faut bien concevoir que la forme externe du corps sentant est réellement modifiée par l’objet, de la même manière que la superficie de la cire est modifiée par le cachet. Cela n’a pas seulement lieu lorsque nous touchons un corps en tant que figuré, dur, âpre, etc., mais même lorsque par le tact nous avons la perception de la chaleur et du froid. Il en est de même des autres sens. Ainsi la partie d’abord opaque qui est dans l’œil reçoit la figure que lui apporte l’impression de la lumière teinte des différentes couleurs. La peau des oreilles, des narines, de la langue, d’abord impénétrable à l’objet, emprunte également une nouvelle figure du son, de l’odeur et de la saveur. [12,6] Il est commode de concevoir ainsi toutes ces choses ; en effet, rien ne tombe plus facilement sous les sens qu’une figure : on la touche, on la voit ; cette supposition n’entraîne pas plus d’inconvénient que toute autre. La preuve en est que la conception de la figure est si simple et si commune qu’elle est contenue dans tout objet sensible. Par exemple, supposez que la couleur soit tout ce qu’il vous plaira, vous ne pourrez nier qu’elle ne soit toujours quelque chose d’étendu, par conséquent de figuré. Quel inconvénient y a-t-il donc à ce qu’au lieu d’admettre une hypothèse inutile, et sans nier de la couleur ce qu’il plaît aux autres d’en penser, nous ne la considérions qu’en tant que figurée, et que nous concevions la différence qui existe entre le blanc, le bleu et le rouge, etc., comme la différence qui est entre ces figures et d’autres semblables ? Or on peut en dire autant de toutes choses, puisque l’infinie multitude des figures suffit pour exprimer les différences des objets sensibles. [12,7] En second lieu, il faut concevoir qu’à l’instant où le sens externe est mis en mouvement par l’objet, la figure qu’il reçoit est portée à une autre partie du corps qui se nomme le sens commun ; et cela instantanément, et sans qu’il existe un passage réel d’aucun être d’un point à un autre ; tout de même que quand j’écris, je sais qu’à l’instant où chaque caractère est tracé sur le papier, non seulement la partie inférieure de ma plume est en mouvement, mais encore qu’elle ne peut recevoir le moindre mouvement qui ne se communique simultanément à la plume tout entière, dont la partie supérieure décrit en l’air les mêmes figures, encore bien que rien de réel ne passe d’une extrémité à l’autre. Or, qui pourrait croire la connexion des parties du corps humain moins entière que celle de la plume, et où trouver une image plus simple pour la représenter ? [12,8] Il faut, en troisième lieu, concevoir que le sens commun joue le rôle du cachet, qui imprime dans l’imagination, comme dans de la cire, ces figures ou idées que les sens externes envoient pures et incorporelles ; que cette imagination est une véritable partie du corps, et d’une grandeur telle que ses diverses parties peuvent revêtir plusieurs figures distinctes l’une de l’autre, et même en garder longtemps l’empreinte : dans ce cas, on l’appelle mémoire. [12,9] En quatrième lieu, il faut concevoir que la force motrice ou les nerfs eux-mêmes prennent naissance dans le cerveau, qui contient l’imagination, laquelle les meut de mille façons, comme le sens commun est mû par le sens externe, ou la plume tout entière par son extrémité inférieure ; exemple qui montre comment l’imagination peut être la cause d’un grand nombre de mouvements dans les nerfs, sans qu’il soit besoin qu’elle en possède en elle-même l’empreinte, pourvu qu’elle possède d’autres empreintes dont ces mouvements puissent être la suite ; en effet toute la plume n’est pas mue comme sa partie inférieure. Il y a plus, elle paraît, dans sa plus grande partie, suivre un mouvement inverse tout-à-fait contraire. Cela explique comment naissent tous les mouvements de tous les animaux, quoiqu’on ne leur accorde aucune connaissance des choses, mais seulement une imagination purement corporelle, et comment se produisent en nous toutes les opérations qui n’ont pas besoin du concours de la raison. [12,10] Cinquièmement enfin, il faut concevoir que cette force par laquelle nous connaissons proprement les objets, est purement spirituelle, et n’est pas moins distincte du corps tout entier que ne l’est le sang des os et la main de l’œil ; qu’elle est une et identique, soit qu’avec l’imagination elle reçoive les figures que lui envoie le sens commun, soit qu’elle s’applique à celles que la mémoire garde en dépôt, soit qu’elle en forme de nouvelles, lesquelles s’emparent tellement de l’imagination qu’elle ne peut suffire à recevoir en même temps les idées que lui apporte le sens commun, ou à les transmettre à la force motrice, selon le mode de dispensation qui lui convient. Dans tous ces cas, la force qui connaît est tantôt passive et tantôt active ; elle imite tantôt le cachet, tantôt la cire ; comparaison qu’il ne faut prendre cependant que comme une simple analogie ; car, parmi les objets matériels, il n’existe rien qui lui ressemble. C’est toujours une seule et même force qui, s’appliquant avec l’imagination au sens commun, est dite voir, toucher, etc. ; à l’imagination, en tant qu’elle revêt des formes diverses, est dite se souvenir ; à l’imagination qui crée des formes nouvelles, est dite imaginer ou concevoir ; qui enfin, lorsqu’elle agit seule, est dite comprendre, ce que nous expliquerons plus longuement en son lieu. Aussi reçoit-elle, à raison de ces diverses facultés, les noms divers d’intelligence pure, d’imagination, de mémoire, de sensibilité. Elle s’appelle proprement esprit, lorsqu’elle forme dans l’imagination de nouvelles idées, ou lorsqu’elle s’applique à celles qui sont déjà formées, et que nous la considérons comme la cause de ces différentes opérations. Il faudra plus tard observer la distinction de ces noms. Toutes ces choses une fois bien conçues, le lecteur attentif n’aura pas de peine à conclure de quel secours chacune de ces facultés nous peut être, et jusqu’à quel point l’art peut suppléer aux défauts naturels de l’esprit. [12,11] Car comme l’intelligence peut être mue par l’imagination, et agir sur elle, comme celle-ci à son tour peut agir sur les sens à l’aide de la force motrice en les appliquant aux objets, et que les sens d’autre part agissent sur elle en y peignant les images des corps, comme en outre la mémoire, au moins celle qui est corporelle et qui ressemble à celle des bêtes, est identique avec l’imagination, il suit de là que si l’intelligence s’occupe de choses qui n’ont rien de corporel ou d’analogue au corps, en vain espèrera-t-elle du secours de ces facultés. Il y a plus, pour que son action n’en soit pas arrêtée, il faut écarter les sens, et dépouiller, autant qu’il est possible, l’imagination de toute impression distincte. Si, au contraire, l’intelligence se propose d’examiner quelque chose qui puisse se rapporter à un corps, il faudra s’en former dans l’imagination l’idée la plus distincte possible. Pour y parvenir plus facilement, il faut montrer aux sens externes l’objet même que cette idée représentera. La pluralité des objets ne facilitera pas l’intuition distincte d’un objet individuel ; mais si de cette pluralité on veut distraire un individu, ce qui est souvent nécessaire, il faut débarrasser l’imagination de tout ce qui pourrait partager l’attention, afin que le reste se grave mieux dans la mémoire. De la même manière, il ne faudra pas présenter les objets eux-mêmes aux sens externes, mais seulement en offrir des images abrégées, qui, pourvu qu’elles ne nous induisent pas en erreur, seront d’autant meilleures qu’elles seront plus courtes. Ce sont là les préceptes qu’il faut observer, si l’on ne veut rien omettre de ce qui est relatif à la première partie de notre règle. [12,12] Venons à la seconde, et distinguons avec soin les notions des choses simples de celles des choses composées ; voyons dans lesquelles peut être la fausseté, pour prendre nos précautions relativement à celles-ci ; celles dans lesquelles peut se trouver la certitude, pour nous appliquer exclusivement à leur étude. Ici, comme dans notre précédente recherche, il faut admettre certaines propositions qui peut-être n’auront pas l’assentiment de tout le monde ; mais peu importe qu’on ne les croie pas plus vraies que ces cercles imaginaires qui servent aux astronomes à renfermer leurs phénomènes, pourvu qu’elles nous aident à distinguer de quels objets on peut avoir une connaissance vraie ou fausse. [12,13] Nous disons donc premièrement que les choses doivent être considérées sous un autre point de vue quand nous les examinons par rapport à notre intelligence, qui ne les connait que quand nous en parlons par rapport à leur existence réelle. Ainsi soit un corps étendu et figuré : en lui-même nous avouons que c’est quelque chose d’un et de simple ; en effet, on ne peut pas dire qu’il soit composé parcequ’il a la corporalité, l’étendue et la figure, car ces éléments n’ont jamais existé indépendants l’un de l’autre. Mais, par rapport à notre intelligence, c’est un composé de ces trois éléments, parce que chacun d’eux se présente séparément à notre esprit, avant que nous ayons le temps de reconnaître qu’ils se trouvent tous trois réunis dans un seul et même sujet. Ainsi, ne traitant ici des choses que dans leur rapport avec notre intelligence, nous appellerons simples celles-là seulement dont la notion est si claire et si distincte que l’esprit ne puisse la diviser en d’autres notions plus simples encore ; telles sont la figure, l’étendue, le mouvement, etc. Nous concevons toutes les autres comme étant, en quelque sorte, composées de celles-ci ; ce qu’il faut entendre de la manière la plus générale, sans excepter même les choses qu’il nous est possible d’abstraire de ces notions simples, comme quand on dit que la figure est la limite de l’étendue, entendant ainsi par limite quelque chose de plus général que la figure, parce qu’on peut dire la limite de la durée, du mouvement, etc. Dans ce cas, bien que la notion de limite soit abstraite de celle de figure, elle n’en doit pas pour cela paraître plus simple que celle-ci. Au contraire, comme on l’attribue à d’autres choses essentiellement différentes de la figure, telles que la durée et le mouvement, il a fallu l’abstraire même de ces notions, et conséquemment c’est un composé d’éléments tout-à-fait divers, à chacun desquels elle ne s’applique que par équivoque. [12,14] Nous disons, en second lieu, que les choses appelées simples par rapport à notre intelligence sont ou purement intellectuelles, ou purement matérielles, ou intellectuelles et matérielles tout à la fois. Sont purement intellectuelles les choses que l’intelligence connaît à l’aide d’une certaine lumière naturelle, et sans le secours d’aucune image corporelle. Or il en est un grand nombre de cette espèce ; et, par exemple, il est impossible de se faire une image matérielle du doute, de l’ignorance, de l’action de la volonté, qu’on me permettra d’appeler volition, et de tant d’autres choses, que cependant nous connaissons effectivement, et si facilement qu’il nous suffit pour cela d’être doués de raison. Sont purement matérielles les choses que l’on ne connaît que dans les corps, comme la figure, l’étendue, le mouvement, etc. Enfin il faut appeler communes celles qu’on attribue indistinctement aux corps et aux esprits, comme l’existence, l’unité, la durée, et d’autres semblables. À cette classe doivent être rapportées ces notions communes, qui sont comme des liens qui unissent entre elles diverses natures simples, et sur l’évidence desquelles reposent les conclusions du raisonnement ; par exemple, la proposition, deux choses égales à une troisième sont égales entre elles ; et encore, deux choses qui ne peuvent pas être rapportées de la même manière à une troisième, ont entre elles quelque diversité. Or ces idées peuvent être connues, ou par l’intelligence pure, ou par l’intelligence examinant les images des objets matériels. [12,15] Au nombre des choses simples, il faut encore placer leur négation et leur privation, en tant qu’elles tombent sous notre intelligence, parce que l’idée du néant, de l’instant, du repos, n’est pas une idée moins vraie que celle de l’existence, de la durée, du mouvement. Cette manière de voir nous permettra de dire, dans la suite, que toutes les autres choses que nous connaîtrons sont composées de ces éléments simples ; ainsi quand je juge qu’une figure n’est pas en mouvement, je puis dire que mon idée est composée, en quelque façon, de la figure et du repos, et ainsi des autres. [12,16] Nous dirons, en troisième lieu, que ces éléments simples sont tous connus par eux-mêmes, et ne contiennent rien de faux, ce qui se verra facilement si nous distinguons la faculté de l’intelligence qui voit et connaît les choses, de celle qui juge en affirmant et en niant. Il peut se faire en effet que nous croyions ignorer les choses que nous savons réellement ; par exemple, si nous supposons qu’outre ce que nous voyons, et ce que nous atteignons par la pensée, elles contiennent encore quelque chose qui nous est inconnu, et que cette supposition soit fausse. À ce compte, il est évident que nous nous trompons, si nous croyons ne pas connaître tout entière quelqu’une de ces natures simples ; car si notre intelligence se met le moins du monde en rapport avec elles, ce qui est nécessaire puisque nous sommes supposés en porter un jugement quelconque, il faut conclure de là que nous la connaissons tout entière. Autrement on ne pourrait pas dire qu’elle est simple, mais bien composée, d’abord, de ce que nous connaissons d’elle, ensuite, de ce que nous en croyons ignorer. [12,17] Nous disons, en quatrième lieu, que la liaison des choses simples entre elles est nécessaire ou contingente. Elle est nécessaire, lorsque l’idée de l’une est tellement mêlée à l’idée de l’autre, qu’en voulant les juger séparées, il nous est impossible de concevoir distinctement l’une des deux. C’est de cette manière que la figure est liée à l’étendue, le mouvement à la durée ou au temps, parce qu’il est impossible de concevoir la figure privée d’étendue, et le mouvement de durée. De même quand je dis, quatre et trois font sept, cette liaison est nécessaire, parce qu’on ne peut pas concevoir distinctement le nombre sept sans y renfermer d’une manière confuse le nombre quatre et le nombre trois. De même encore tout ce qu’on démontre des figures et des nombres est nécessairement lié à la chose sur laquelle porte l’affirmation. Cette nécessité n’a pas seulement lieu dans les objets sensibles. Par exemple, si Socrate dit qu’il doute de tout, il s’ensuit nécessairement cette conséquence, donc il comprend au moins qu’il doute ; et celle-ci, donc il connait que quelque chose peut être vrai ou faux : car ce sont là des notions qui accompagnent nécessairement le doute. La liaison est contingente quand les choses ne sont pas liées entre elles inséparablement, par exemple lorsque nous disons, le corps est animé, l’homme est habillé. Il est même beaucoup de propositions qui sont nécessairement jointes entre elles, et que le grand nombre range parmi les contingentes, parce qu’on n’en remarque pas la relation : par exemple, Je suis, donc Dieu est ; Je comprends, donc j’ai une âme distincte de mon corps. Enfin il faut remarquer qu’il est un grand nombre de propositions nécessaires, dont la réciproque est contingente : ainsi, quoique, de ce que je suis, je conclue avec certitude que Dieu est, je ne puis réciproquement affirmer, de ce que Dieu est, que j’existe. [12,18] Nous disons, en cinquième lieu, que nous ne pouvons rien comprendre au-delà de ces natures simples, et des composées qui s’en forment ; et même il est souvent plus facile d’en examiner plusieurs jointes ensemble que d’en abstraire une seule. Ainsi je puis connaître un triangle sans avoir jamais remarqué que cette connaissance contient celle de l’angle, de la ligne, du nombre trois, de la figure, de l’étendue, etc. ; ce qui n’empêche pas que nous ne disions que la nature du triangle est un composé de toutes ces natures, et qu’elles sont mieux connues que le triangle, puisque ce sont elles que l’on comprend en lui. Il y a plus, dans cette même notion du triangle, il en est beaucoup d’autres qui s’y trouvent et qui nous échappent, telles que la grandeur des angles, qui sont égaux à deux droits, et les innombrables rapports des côtés aux angles ou à la capacité de l’aire. [12,19] Nous disons, en sixième lieu, que les natures appelées composées sont connues de nous, parce que nous trouvons par expérience qu’elles sont composées, ou parce que nous les composons nous-mêmes. Nous connaissons, par exemple, tout ce que nous percevons par les sens, tout ce que nous entendons dire par d’autres, et généralement tout ce qui arrive à notre entendement, soit d’ailleurs, soit de la contemplation réfléchie de l’entendement par lui-même. Il faut ici noter que l’entendement ne peut être trompé par aucune expérience, s’il se borne à l’intuition précise de l’objet, tel qu’il le possède dans son idée ou dans son image. Et qu’on ne juge pas pour cela que l’imagination nous représente fidèlement les objets des sens : les sens eux-mêmes ne réfléchissent pas la véritable figure des choses ; et enfin les objets externes ne sont pas toujours tels qu’ils nous apparaissent ; nous sommes à tous ces égards exposés à l’erreur, tout comme nous pouvons prendre un conte pour une histoire véritable. L’homme attaqué de la jaunisse croit que tout est jaune, parce que son œil est de cette couleur : un esprit malade et mélancolique peut prendre pour des réalités les vains fantômes de son imagination. Mais ces mêmes choses n’induiront pas en erreur l’intelligence du sage, parce que, tout en reconnoissant que ce qui lui vient de l’imagination y a été empreint réellement, il n’affirmera jamais que la notion soit arrivée non altérée des objets externes aux sens, et des sens à l’imagination, à moins qu’il n’ait quelque autre moyen de s’en assurer. D’autre part, c’est nous qui composons nous-mêmes les objets de notre connaissance, toutes les fois que nous croyons qu’ils contiennent quelque chose que notre esprit perçoit immédiatement sans aucune expérience. Ainsi, quand l’homme malade de la jaunisse se persuade que ce qu’il voit est jaune, sa connaissance est composée et de ce que son imagination lui représente, et de ce qu’il tire de lui-même, savoir, que la couleur jaune vient non d’un défaut de son œil, mais de ce que les choses qu’il voit sont réellement jaunes. Il suit de tout ceci que nous ne pouvons nous tromper que quand nous composons nous-mêmes les notions que nous admettons. [12,20] Nous disons, en septième lieu, que cette composition peut se faire de trois manières, par impulsion, par conjecture, ou par déduction. Ceux-là composent leurs jugements sur les choses par impulsion qui se portent d’eux-mêmes à croire quelque chose sans être persuadés par aucune raison, mais seulement déterminés, ou par une puissance supérieure, ou par leur propre liberté, ou par une disposition de leur imagination. La première ne trompe jamais ; la seconde, rarement ; la troisième, presque toujours : mais la première n’appartient pas à ce traité, parce qu’elle ne tombe pas sous les règles de l’art. La composition se fait par conjecture quand, par exemple, de ce que l’eau, plus éloignée du centre de la terre, est aussi d’une substance plus ténue ; de ce que l’air, placé au-dessus de la terre, est aussi plus léger qu’elle, nous concluons qu’au-delà de l’air il n’y a rien qu’une substance éthérée, très pure, et beaucoup plus ténue que l’air lui-même. Les notions que nous composons de cette manière ne nous trompent pas, pourvu que nous ne les prenions que pour des probabilités, jamais pour des vérités ; mais elles ne nous rendent pas plus savants. [12,21] Reste donc la seule déduction par laquelle nous puissions composer des notions de la justesse desquelles nous soyons sûrs ; et cependant il peut s’y commettre encore un grand nombre d’erreurs. Par exemple, de ce que dans l’air il n’est rien que la vue, le tact ou quelque autre sens puisse saisir, nous concluons que l’espace qui le renferme est vide, nous joignons mal à propos la nature du vide à celle de l’espace ; or il en arrive ainsi toutes les fois que d’une chose particulière et contingente nous croyons pouvoir déduire quelque chose de général et de nécessaire. Mais il est en notre pouvoir d’éviter cette erreur, c’est de ne jamais faire de liaisons que celles que nous avons reconnues nécessaires : comme, par exemple, quand nous concluons que rien ne peut être figuré qui ne soit étendu, de ce que la figure a avec l’étendue un rapport nécessaire. [12,22] De tout cela il résulte premièrement que nous avons exposé clairement, et, ce me semble, par une énumération suffisante, ce que nous n’avons pu montrer au commencement que confusément et sans art ; savoir, qu’il n’y a que deux voies ouvertes à l’homme pour arriver à une connaissance certaine de la vérité, l’intuition évidente, et la déduction nécessaire. Nous avons de plus expliqué ce que c’est que ces natures simples dont il est question dans la règle huitième. Il est clair que l’intuition s’applique et à ces natures, et à leur connexion nécessaire entre elles, et enfin à toutes les autres choses que l’entendement trouve par une expérience précise, soit en lui-même, soit dans l’imagination. Quant à la déduction, nous en traiterons plus au long dans les règles suivantes. [12,23] Il s’ensuit secondement qu’il ne faut pas se donner beaucoup de peine pour connaître ces natures simples, car elles sont suffisamment connues par elles-mêmes. Il faut seulement les distinguer les unes des autres, et les considérer avec attention successivement et à part. Il n’est personne en effet d’un esprit si obtus qui ne s’aperçoive qu’il y a une différence quelconque à être assis et à être debout. Mais tous ne distinguent pas aussi nettement la nature de la position des autres choses contenues dans cette idée, et ils ne peuvent affirmer que dans ce cas rien n’est changé que la position. Et nous ne faisons pas cette remarque en vain, parce que les savants sont d’habitude assez ingénieux pour trouver le moyen de répandre des ténèbres même dans les choses qui sont évidentes par elles-mêmes, et que les paysans n’ignorent pas. Cela leur arrive lorsqu’ils cherchent à exposer, à l’aide de quelque chose de plus évident, des choses qui sont connues par elles-mêmes. En effet, ou ils expliquent autre chose, ou ils n’expliquent rien du tout ; car qui ne connaît pas parfaitement le changement quelconque qui s’opère quand nous changeons de lieu, et quel homme concevra l’idée de ce même changement quand on lui dira, Le lieu est la superficie du corps ambiant, puisque cette superficie peut changer moi restant immobile et ne changeant pas de place, et d’autre part se mouvoir avec moi de telle sorte que, encore bien que ce soit toujours la même qui m’entoure, je ne me trouve plus dans le même lieu ? Mais n’est-ce pas paraître proférer des paroles magiques, qui ont une vertu cachée et passent la portée de l’esprit humain, que de dire que le mouvement (la chose la mieux connue de chacun) est l’acte d’une puissance, en tant que puissance ? Qui comprend ces paroles, et qui ignore ce que c’est que le mouvement ? Qui n’avouerait que c’est là chercher un nœud dans un brin de jonc ? On doit donc reconnaître qu’il ne faut jamais expliquer les choses de cette espèce par des définitions, de peur de prendre le simple pour le composé, mais seulement les distinguer les unes des autres, et les examiner attentivement selon les lumières de son esprit. [12,24] Il suit, en troisième lieu, que toute la science humaine consiste seulement à voir distinctement comment ces natures simples concourent entre elles à la formation des autres choses, remarque très utile à faire. Car toutes les fois qu’on propose une difficulté à examiner, presque tous s’arrêtent au début, incertains à quelles pensées ils doivent d’abord se livrer, et persuadés qu’ils ont à chercher une nouvelle espèce d’être qui leur est inconnue. Ainsi, quand on demande quelle est la nature de l’aimant, aussitôt, et parce qu’ils augurent que la chose est difficile et ardue, éloignant leur esprit de tout ce qui est évident, ils l’appliquent à ce qu’il y a de plus difficile, et attendent dans le vague si par hasard, en parcourant l’espace vide de causes infinies, ils ne trouveront pas quelque chose de nouveau. Mais celui qui pense qu’on ne peut rien connaître dans l’aimant qui ne soit formé de certaines natures simples et connues par elles-mêmes, sûr de ce qu’il doit faire, rassemble d’abord avec soin toutes les expériences qu’il possède sur cette pierre, et cherche ensuite à en déduire quel doit être le mélange nécessaire de natures simples pour produire les effets qu’il a reconnus dans l’aimant. Cela trouvé, il peut affirmer hardiment qu’il connaît la véritable nature de l’aimant, autant qu’un homme avec les expériences données peut y parvenir. [12,25] Il résulte quatrièmement de ce que nous avons dit, qu’il ne faut pas regarder une connaissance comme plus obscure qu’une autre, puisque toutes sont de la même nature, et consistent seulement dans la composition des choses qui sont connues par elles-mêmes : c’est une vérité à laquelle peu font attention. Mais, prévenus de l’opinion contraire, les plus présomptueux se permettent de donner leurs conjectures comme des démonstrations réelles ; et dans des choses qu’ils ignorent complètement ils se flattent de voir comme à travers un nuage des vérités cachées, ils ne craignent pas de les mettre en avant, et enveloppent leurs conceptions de certaines paroles, qui leur servent à discourir longtemps et à parler de suite, mais que dans le fait ni eux ni leurs auditeurs ne comprennent. Les plus modestes s’abstiennent d’examiner beaucoup de choses quelquefois très faciles et très importantes pour la vie, parce qu’ils se croient incapables d’y atteindre ; et comme ils pensent qu’elles peuvent être comprises par d’autres hommes doués de plus de génie, ils embrassent le sentiment de ceux dans l’autorité desquels ils ont le plus de confiance. [12,26] Nous disons, en huitième lieu, que l’on ne peut déduire que les choses des paroles, la cause de l’effet, l’effet de la cause, le même du même, ou bien les parties ou même le tout des parties ---. [12,27] Au reste, pour que personne ne se trompe sur l’enchaînement de nos préceptes, nous divisons tout ce qui peut être connu en propositions simples et en questions. Pour les propositions simples nous ne donnerons d’autres préceptes que ceux qui préparent l’entendement à voir distinctement et à étudier avec sagacité tous les objets quelconques, parce que ces propositions doivent se présenter spontanément et ne peuvent être cherchées. C’est ce que nous avons fait dans nos douze premières règles, dans lesquelles nous croyons avoir montré tout ce qui, selon nous, peut faciliter de quelque manière l’usage de la raison. Parmi les questions, les unes se comprennent facilement, quoiqu’on en ignore la solution ; celles-là seules forment l’objet de nos douze règles suivantes : les autres ne se comprennent pas facilement ; nous leur consacrons douze autres règles. Cette division n’a pas été faite sans dessein ; elle a pour but de nous éviter de rien dire qui suppose la connaissance de ce qui suit, et de nous instruire d’abord de ce que nous regardons comme une étude préalable nécessaire à la culture de l’esprit. Il faut remarquer que, parmi les questions qui se comprennent facilement, nous n’admettons que celles où l’on perçoit distinctement ces trois choses, savoir, à quels signes ce qu’on cherche peut-il être reconnu quand il se présentera ? de quoi devons-nous précisément le déduire ? et comment faut-il prouver que ces deux choses dépendent tellement l’une de l’autre, que l’une ne peut changer quand l’autre ne change pas. Ainsi nous aurons toutes nos prémisses, et il ne nous restera plus qu’à faire voir comment il faut trouver la conclusion, non pas en déduisant une chose quelconque d’une chose simple (car, comme nous l’avons dit, cela se fait sans précepte), mais en dégageant avec tant d’art une chose d’un grand nombre d’autres parmi lesquelles elle est enveloppée, qu’il ne faille jamais une plus grande capacité d’esprit que pour la plus simple conclusion. Ces questions, qui sont pour la plupart abstraites et ne se rencontrent que dans l’arithmétique et la géométrie, paraîtront peu utiles à ceux qui ignorent ces sciences ; je les avertis cependant qu’on doit s’appliquer longtemps et s’exercer à apprendre cette méthode, si l’on veut posséder parfaitement la seconde partie de ce traité, où nous traiterons de toutes les autres questions.