[0] PLAIDOYER POUR Q. LIGARIUS. [1] I. César, Q. Tubéron, mon parent, a porté devant vous une accusation nouvelle et sans exemple jusqu'à ce jour : il accuse Q. Ligarius d'avoir été en Afrique; et ce fait, C. Pansa, homme d'esprit et de sens, se fiant peut-être sur l'amitié qui l'unit à vous, en a osé faire l'aveu. Mon embarras est extrême. Persuadé que vous n'en saviez rien par vous-même, et que nul autre n'avait pu vous en instruire, j'étais venu avec le dessein de profiter de l'ignorance où vous étiez, pour sauver un malheureux. Mais puisque la haine a surpris notre secret, puisque surtout mon ami ne me laisse plus la liberté de suivre ma première idée, je ne nierai rien, je ne contesterai rien ; et mon unique refuge sera cette bonté généreuse qu'ont déjà éprouvée tant de citoyens, lorsqu'ils ont obtenu de votre clémence, bien plus encore que de votre justice, le pardon et l'oubli de leur faute ou de leur erreur. Ainsi, Tubéron, vous avez ce qui est le plus à désirer pour un accusateur : l'aveu de l'accusé. Mais qu'avoue-t-il? qu'il a suivi le parti que vous suiviez vous-même, et que votre respectable père avait embrassé comme vous. II est donc nécessaire que l'un et l'autre, avant de rien reprocher à Ligarius, vous commenciez par vous reconnaître coupables du même crime que lui. En effet, Q. Ligarius, nommé lieutenant de C. Considius, partit pour l'Afrique, lorsqu'il n'y avait aucune apparence de guerre. Dans cet emploi il se concilia tellement l'affection des citoyens et des alliés, que Considius, en quittant la province, aurait contrarié le voeu de tous les habitants, s'il eût remis ses pouvoirs à un autre. Ligarius refusa longtemps de s'en charger. Enfin, malgré sa répugnance, il accepta le commandement; et tant que dura la paix, son administration rendit sa droiture et sa probité également chères aux citoyens romains et aux alliés. La guerre éclata tout à coup : ceux qui étaient en Afrique l'apprirent, avant d'avoir su qu'on s'y préparât. A cette nouvelle, les uns emportés par une passion peu réfléchie, les autres aveuglés par je ne sais quelle crainte, cherchaient un chef qui pût les sauver et soutenir leur parti. Ligarius, dont tous les regards étaient tournés vers Rome, et qui n'aspirait qu'à rejoindre sa famille, ne voulut se lier par aucun engagement. Sur ces entrefaites, arriva dans Utique P. Attius Varus, autrefois préteur de la province. De toutes parts on accourut à lui : il saisit avec avidité le commandement, si toutefois on peut nommer ainsi le pouvoir déféré à un homme privé, par les cris d'une multitude aveugle, et sans nul concours de l'autorité publique. Ligarius, heureux de ne prendre aucune part à tous ces mouvements, jouit de quelque repos à l'arrivée de Varus. [2] II. Jusqu'ici Ligarius est sans reproche. Il n'a point quitté Rome pour faire la guerre; il ne soupçonnait pas même que la guerre pût avoir lieu. Nommé lieutenant, il est parti pendant la paix; et dans l'administration de la province la plus tranquille, il lui convenait surtout que cette paix fût maintenue. Assurément son départ ne soit pas vous offenser. Accuserez-vous son séjour? Bien moins encore. L'un fut l'effet d'une volonté qui n'a rien de criminel ; l'autre fut commandé par une nécessité qui n'a rien que d'honorable. Ainsi donc, soit qu'il parte en qualité de lieutenant, soit qu'à la sollicitation de la province il accepte le gouvernement de l'Afrique, nul reproche, ni à l'une ni à l'autre de ces deux époques, ne peut lui être adressé. Mais il y est demeuré après l'arrivée de Varus. Si c'est un crime, il faut s'en prendre non à son choix, mais à la nécessité. S'il eût été en son pouvoir de s'échapper, aurait-il balancé entre Utique et Rome, entre Attius et des frères si tendrement chéris, entre des étrangers et sa famille? Sa tendresse extrême pour ses frères lui avait causé, pendant tout le temps de sa lieutenance, des regrets et des inquiétudes cruelles : comment aurait-il consenti à se séparer d'eux pour suivre des drapeaux opposés? Ainsi donc, César, vous n'apercevez encore dans Ligarius aucun signe d'une volonté ennemie. Et remarquez avec quelle bonne foi je le défends, puisque je trahis ma cause en servant la sienne. O clémence admirable! ô vertu digue de tous nos éloges, et qui mérite que les lettres et les arts la consacrent à l'immortalité! Cicéron nie devant vous qu'un autre ait eu des projets qu'il avoue pour lui-même ; et il ne craint point vos réflexions secrètes; il ne redoute point ce que vous pouvez penser de lui quand il parle pour un autre. [3] III. Voyez quelle est ma sécurité : voyez combien votre générosité et votre sagesse m'inspirent de confiance. Je vais redoubler les efforts de ma voix , afin que mes paroles soient entendues par tout le peuple romain. César, la guerre était commencée, elle était presque terminée, lorsque, sans nulle contrainte et par un libre mouvement de ma volonté, je suis allé me joindre à ceux qui s'étaient armés contre vous. A qui donc s'adressent mes paroles? A celui qui, bien informé de toutes mes actions, n'attendit pas qu'il m'eût vu pour me rendre à la république; à celui qui m'écrivit d'Égypte que mon état n'éprouverait aucun changement ; qui, seul dans tout l'empire romain, décoré du titre d'imperator, souffrit que je partageasse cet honneur avec lui; qui me fit annoncer par C. Pansa, ici présent, que je garderais les faisceaux couronnés de laurier, aussi longtemps que je le voudrais ; qui enfin aurait cru n'avoir rien fait pour moi, s'il ne m'avait conservé tous mes honneurs. Pensez-vous, Tubéron, que je craignisse de faire pour Ligarius un aveu que je fais pour moi-même? Au reste , j'ai parlé ainsi de moi, afin que Tubéron ne trouvât pas mauvais que je disse la même chose de lui. Je m'intéresse à ses travaux et à ses succès ; nous sommes unis par les liens du sang; ses talents et son goût pour les lettres me charment, et sans doute la gloire d'un jeune parent ne doit pas me paraître étrangère. Mais, je le demande , qui donc fait un crime à Ligarius d'avoir été en Afrique ? C'est un homme qui a voulu être en Afrique, qui se plaint que Ligarius l'en a empêché, qui enfin a combattu contre César lui-mème. En effet, Tubéron, que faisiez-vous, le fer à la main, dans les champs de Pharsale? quel sang vouliez-vous répandre? dans quel flanc vos armes voulaient-elles se plonger ? contre qui s'emportait l'ardeur de votre courage ? vos mains, vos yeux, quel ennemi poursuivaient-ils? que désiriez-vous? que souhaitiez-vous?... Je suis trop pressant. Ce jeune homme se trouble!... Je reviens à moi. Je m'étais armé pour la même cause. [4] IV. Mais enfin, Tubéron, que prétendions-nous, si ce n'est de pouvoir ce que peut aujourd'hui le vainqueur? Ainsi donc, César, ceux de qui l'impunité est un bienfait de votre clémence vous exciteront eux-mêmes à la cruauté? Ah! Tubéron, je ne reconnais pas ici votre prudence; j'y retrouve encore moins celle de votre père. Je métonne qu'un homme aussi distingué par son esprit et ses connaissances n'ait pas vu quelles sont les conséquences d'une telle accusation. Il vous aurait sans doute tracé une tout autre conduite. Vous vous attachez à convaincre un homme qui avoue tout. Ce n'est pas assez : vous accusez un homme moins coupable que vous, ou qui n'a fait que ce que vous confessez avoir fait vous-même. Voilà sans doute un procédé que j'admire. Mais ce qui est vraiment incroyable, c'est que votre accusation ne tend pas à faire exiler Ligarius, mais à le faire périr. Nul Romain, jusqu'à vous, n'en usa de la sorte. Chez les Grecs, chez les barbares, la haine veut du sang : une vengeance aussi atroce n'est pas dans nos moeurs. Cependant que demandez-vous? Que Ligarius ne soit pas à Rome? qu'il ne vive pas dans sa famille, avec ses frères, avec T. Brocchus, son oncle, avec le fils de cet oncle, avec nous? qu'il ne soit pas dans sa patrie? Mais est-il dans sa patrie? peut-il être privé de sa famille et de ses amis plus qu'il ne l'est en effet? L'Italie est fermée pour lui; il languit loin des lieux qui l'ont vu naître. Ce n'est donc pas son exil que vous voulez, c'est sa mort. Qui que ce soit n'adressa une pareille demande, même à ce dictateur qui frappait de la mort tous ceux qu'il haïssait. Il ordonnait les meurtres, lui seul, et sans qu'on le sollicitât : que dis-je? il les encourageait par des récompenses. Toutefois ses cruels agents ont été punis par ce même César, qu'aujourd'hui vous voulez rendre cruel. [5] V. Mais, direz-vous, je ne demande pas la mort de Ligarius. Je le crois, Tubéron. Je vous connais; je connais votre père, votre famille : je sais que, de tout temps, l'amour de la vertu et de l'humanité, le goût des lettres et des arts furent des sentiments héréditaires dans votre maison. Je suis donc convaincu que vous ne demandez pas le sang : mais votre conduite est peu réfléchie. Vous faites voir que la peine qu'endure Ligarius ne vous suffit pas. En est-il donc une autre que la mort? Il est exilé : que vous faut-il de plus? Qu'on ne lui pardonne jamais? Ah ! cette demande est encore plus cruelle et plus barbare. Une grâce, que nous réclamons dans le palais de César, que nous sollicitons par nos prières et nos larmes, prosternés à ses pieds, comptant plus sur son humanité que sur la bonté de notre cause, vous ferez vos efforts pour qu'elle nous soit refusée ! vous étoufferez nos sanglots; et lorsque nous embrasserons ses genoux, vous nous empêcherez d'élever une voix suppliante ! Si, au moment où nous implorions César dans son palais, et j'ose croire que nous ne l'avons pas fait en vain; si, dis-je, en ce moment, vous étiez survenu tout a coup en vous écriant : César, point de pardon, point de pitié pour des frères qui prient en faveur d'un frère ; c'eût été une action barbare : eh! combien est-il plus odieux encore de venir devant le tribunal vous opposer à une grâce que nous sollicitons en particulier auprès de César, et de fermer à tant de malheureux l'asile de sa clémence? César, je dirai franchement ce que je pense. Si votre haute fortune n'était accompagnée de cette douceur de caractère qui vous est propre, oui, qui vous est propre, je m'entends quand je parle ainsi, un deuil affreux aurait couvert votre victoire. Puisque, parmi les vaincus, il est des hommes qui veulent que vous soyez cruel, combien s'en trouverait-il parmi les vainqueurs? et combien de ces derniers, implacables dans leur colère, mettraient obstacle à votre clémence, puisque ceux même à qui vous avez fait grâce exigent que vous soyez impitoyable pour les autres? Si nous pouvions persuader à César que Ligarius ne parut jamais en Afrique; si nous voulions, à l'aide d'un mensonge excusé par l'honneur et dicté par l'humanité, sauver un citoyen malheureux, il serait atroce, dans une telle circonstance, de réfuter et de détruire notre mensonge; et si quelqu'un en avait le droit, certes ce ne serait pas celui qui, en soutenant la même cause, aurait couru le même danger. Et cependant, vouloir que César ne soit pas trompé, ou vouloir qu'il ne pardonne pas, seraient deux choses très différentes. Vous auriez dit alors : César, on vous abuse; Ligarius était en Afrique; il a porté les armes contre vous. Aujourd'hui que venez-vous dire? Gardez-vous de pardonner. Est-ce là le langage d'un homme à un homme? César, quiconque vous parlera ainsi, aura étouffé dans son coeur la voix de l'humanité ; mais il n'en pourra pas éteindre le sentiment dans le vôtre. [6] VI. La déclaration de Tubéron dans son premier acte judiciaire a été, si je ne me trompe, qu'il voulait parler du crime de Q. Ligarius. Vous avez dû voir avec surprise que nul autre encore n'eût été l'objet d'une telle accusation, ou que l'accusateur eût été lui-même coupable du délit qu'il dénonçait, et peut-être attendiez-vous quelque forfait d'un genre nouveau. C'est donc là, Tubéron, ce que vous nommez crime? Eh! pourquoi? cette cause jusqu'à présent n'a jamais été ainsi qualifiée. Les uns l'appellent erreur; les autres, crainte; d'autres, moins indulgents, la nomment ambition, cupidité, haine, entêtement; tes plus sévères disent que c'est une folie : vous seul l'appelez crime. Je dirai, si l'on cherche le mot propre, le vrai nom qui convient à nos calamités, je dirai qu'une fatale influence répandue sur la république a porté le trouble et le délire dans toutes les âmes , et qu'on ne doit pas s'étonner que les conseils humains aient cédé à la volonté toute-puissante des dieux. Ah! ne soyons que malheureux, si nous pouvons l'être sous un tel vainqueur. Mais je ne parle pas de nous; je parle de ceux qui ont péri. Qu'ils aient été ambitieux, emportés, opiniâtres: épargnons du moins aux mânes de Pompée, épargnons à tant d'autres les noms de scélérats, de furieux, de parricides. Ces mots injurieux, César, votre bouche les a-t-elle jamais prononcés? Quel dessein aviez-vous, en prenant les armes, que de repousser un outrage? Qu'a fait votre invincible armée, que de maintenir ses droits et votre dignité? Eh quoi! lorsque vous désiriez la paix, cherchiez-vous à vous accorder avec des scélérats, ou avec des citoyens vertueux? Pour moi, César, les bienfaits dont vous m'avez comblé n'auraient plus de prix à mes yeux, si je pensais que vous m'eussiez fait grâce comme à un criminel; et vous-même, quel service auriez-vous rendu à la patrie, en conservant dans leurs dignités un si grand nombre de coupables? Nos troubles, dans les commencements, vous ont paru une scission, et non une guerre; une divergence d'opinions, et non une lutte sanglante entre des haines hostiles : des deux côtés on voulait le bien de l'État; mais l'esprit de parti, l'intérêt, le faisaient perdre de vue. Le mérite des chefs était à peu près égal : il n'en était peut-être pas de même de tous ceux qui les suivaient. On pouvait alors confondre la bonne cause avec la mauvaise; chaque parti alléguait en sa faveur des motifs plausibles : aujourd'hui les dieux ont prononcé. Et quand votre clémence s'est si bien fait connaître, qui peut ne pas applaudir à une victoire où personne n'a péri que dans le combat? [7] VII. Mais laissons la cause commune : occupons-nous de la nôtre. Croyez-vous, Tubéron, qu'il ait été plus facile à Ligarius de sortir de l'Afrique, qu'à vous de n'y point venir? Vous me répondrez qu'il fallait exécuter les ordres du sénat. Je pense comme vous. Mais cependant Ligarius avait été délégué par ce même sénat. ll avait obéi dans un temps où l'obéissance était un devoir indispensable; et lorsque vous l'avez fait, personne n'était contraint d'obéir. Vous en ferai-je un reproche? Non : votre naissance, votre nom, votre famille, vos principes, ne vous permettaient pas d'agir autrement. Mais je ne puis accorder que ce que vous vous glorifiez d'avoir fait, vous le condamniez comme un crime dans les autres. Les provinces furent tirées au sort par l'ordre du sénat. L'Afrique échut à Tubéron : il était absent, et même retenu par une maladie. Il avait résolu de ne pas accepter. Mes liaisons avec L. Tubéron m'ont mis à portée de savoir tous ces détails. Élevés ensemble, camarades à l'armée, ensuite unis par des alliances, amis de tous les temps, la conformité des sentiments a resserré encore tous ces liens. Je sais donc que la première idée de Tubéron fut de ne point quitter Rome. Mais on l'obsédait; on lui opposait le nom sacré de la république; et, sa manière de penser eût-elle été différente, il n'aurait pu résister à des sollicitations aussi imposantes. Il céda , ou plutôt il obéit à l'autorité d'un très grand personnage. Il partit avec ceux qui suivaient la même cause. Un peu lent dans sa marche, il trouva l'Afrique au pouvoir d'un autre. De là cette accusation , disons mieux , cette animosité de Tubéron. Mais si l'intention de commander dans ce pays fut un crime, vous qui vouliez avoir sous vos ordres l'Afrique, la plus forte de nos provinces, et qui semble destinée par la nature à faire la guerre au peuple romain, vous n'étiez pas moins coupable qu'un autre ne l'était, en voulant s'y maintenir préférablement à vous ; et cet autre cependant n'était pas Ligarius. Varus disait que le commandement lui appartenait; du moins il avait les faisceaux. Après tout, à quoi se réduit votre plainte? Nous n'avons pas été reçus en Afrique. Eh ! si vous aviez été reçus , l'auriez-vous livrée à César, ou l'auriez-vous défendue contre lui? [8] VIII. Remarquez, César, combien votre genérosité m'inspire de hardiesse et même d'audace! S'il répond que son père vous aurait livré la province que le sénat et le sort lui avaient confiée, je n'hésiterai pas, en votre présence même, à condamner, dans les termes les plus sévères, un projet dont l'exécution aurait servi vos intérêts. En profitant de la trahison, vous auriez méprisé le traître. Je n'insiste pas davantage; non que je craigne d'offenser vos oreilles toujours indulgentes, mais je ne veux pas qu'on prête à Tubéron une intention qu'il n'a jamais eue. Vous veniez donc en Afrique, de toutes les provinces la plus acharnée contre le parti qui est vainqueur, où régnait un monarque puissant, ennemi de cette cause, où les esprits étaient aliénés, où les citoyens romains étaient redoutables par leur force et leur nombre. Qu'y veniez-vous faire? Eh! pourquoi le demander, quand je vois ce que vous avez fait? On vous a empêchés de mettre le pied dans votre province, et l'on vous en a empêchés, comme vous le dites, de la manière la plus outrageante. Comment avez-vous supporté cette injure? à qui avez-vous porté votre plainte? A celui dont vous suiviez les drapeaux. Si vous étiez venus dans la province pour servir César, c'était auprès de lui que vous deviez vous retirer. Vous êtes allés joindre Pompée. Comment donc osez-vous accuser devant César celui qui vous a empêchés de faire la guerre à César? Vantez-vous ici , et même aux dépens de la vérité, que, sans l'opposition de Varus et de quelques autres, vous auriez livré la province à César. Moi, je confesserai le tort de Ligarius qui vous a ravi l'occasion d'une si belle gloire. [9] IX. Voyez, César, quelle est la constance de L. Tubéron. Là constance est, de toutes les vertus, celle que je révère davantage. Cependant je n'en parlerais pas, si je ne savais que vous la placez vous-même au-dessus de toutes les autres. Or, vit-on jamais dans aucun homme une constance, il faut dire une patience aussi admirable? Il en est bien peu qui, dans les dissensions civiles, fussent capables d'aller rejoindre ceux qui les auraient froidement accueillis, et même rejetés avec cruauté. Un tel effort annonce un grand coeur; il caractérise un homme que nul outrage, nulle violence, nul danger, ne peuvent détacher de la cause qu'il a une fois adoptée. En effet, supposons, ce qui n'est pas, que tout fût égal entre Tubéron et Varus, le mérite, la noblesse, le rang, les talents : le premier avait du moins cet avantage, qu'il venait dans sa province, par l'ordre du sénat, revêtu d'un pouvoir légal. Repoussé de là, il s'est retiré, non auprès de César, il craignait de paraître agir par ressentiment; non à Rome, on aurait pu l'accuser d'une lâche inaction; non dans quelque autre province, il eût semblé condamner la cause qu'il avait embrassée : mais en Macédoine, au camp de Pompée, dans ce même parti qui l'avait ignominieusement rejeté. Le peu d'intérêt que prit à votre injure celui que vous étiez venus rejoindre, aura peut-être refroidi votre zèle. Vous étiez dans le camp, mais vos coeurs en étaient loin. Ah! plutôt, comme il arrive dans les guerres civiles, tous les autres, et moi-même autant que vous, ne brûlions-nous pas du désir de vaincre? Il est vrai que j'avais toujours conseillé la paix; mais ce n'était plus le moment. Il y aurait eu de la folie à songer à la paix, lorsque les armées étaient sur le champ de bataille. Tous, je le répète, nous voulions vaincre, et vous surtout qui, en joignant l'armée, vous étiez mis dans la nécessité de vaincre ou de mourir. Au reste, dans l'état où sont les choses, je ne doute pas que vous ne préfériez la vie que vous tenez de César, à la victoire que vous désiriez. [10] X. Je ne parlerais pas ainsi, Tubéron, si vous aviez à vous repentir de votre constance, ou César à regretter son bienfait. Mais enfin, quelle injure poursuivez-vous ici? est-ce la vôtre, ou celle de la république? Si c'est l'injure de la république, commencez par justifier votre persévérance dans cette cause ; si c'est la vôtre, pensez-vous que César vous vengera de vos ennemis, quand il ne s'est pas vengé des siens? Aussi voyez-vous, César, que je me sois occupé de la défense de Ligarius, et que j'aie cherché à justifier ce qu'il a fait? Toutes mes paroles n'ont eu pour objet que de toucher votre humanité, votre clémence, votre compassion. J'ai défendu bien des causes, et même avec vous, lorsque vos premiers succès au barreau vous ouvraient le chemin des honneurs. Certes, vous ne m'entendîtes jamais dire devant les tribunaux : «Juges, pardonnez; celui que je défends a fait une faute, il n'a pas réfléchi, c'est un moment d'erreur; si jamais par la suite.... » C'est ainsi qu'on défend un fils devant un père. Aux juges l'on dit : "Il ne l'a pas fait, il n'en a pas eu le dessein; les témoins sont des imposteurs; l'accusation est une calomnie.» Dites, César, qu'ici vous n'êtes que juge; demandez quels drapeaux Ligarius a suivis : je me tais. Je n'userai pas même de plusieurs moyens qui pourraient faire impression sur un juge. Parti en qualité de lieutenant avant les hostilités, laissé dans sa province pendant la paix, surpris par une guerre imprévue, loin d'y montrer de l'acharnement, son coeur et ses voeux ont toujours été pour vous. C'est là ce qu'il faut dire à un juge. Mais je parle à un père : J'ai failli, j'ai commis une imprudence; je me repens; j'implore votre bonté, je demande le pardon de ma faute. Si vous n'avez encore fait grùce à pe sonne, ma prière est présomptueuse ; si vous avez pardonné à beaucoup d'autres, accordez-moi ce que vous m'avez donné droit d'espérer. Eh! Ligarius peut-il être sans espérance, lorsqu'il m'est permis à moi-même de vous supplier pour un autre? [11] XI. Mais ce n'est ni sur mon discours, ni sur les sollicitations de vos amis que je fonde le succès de ma cause. J'ai reconnu que, toutes les fois qu'on vous sollicite pour un citoyen, vous avez plutôt égard aux motifs des intercesseurs qu'à leurs prières mêmes ; vous considérez moins l'amitié que vous avez pour eux, que l'intérêt qu'ils prennent à celui pour lequel ils intercèdent. Quoique vous vous plaisiez à répandre sur vos amis un si grand nombre de bienfaits, que ceux qui jouissent de votre générosité me semblent quelquefois plus heureux que vous qui les prodiguez; cependant, je le répète, leurs motifs peuvent encore plus sur vous que leurs prières, et ceux dont la douleur vous paraît la plus juste, ont aussi les droits les plus forts sur votre coeur. En conservant Ligarius, il est certain que vous comblerez de joie un grand nombre de vos amis; mais n'écoutez ici que les raisons qui ont coutume de vous déterminer. Je puis offrir à vos regards des Sabins, dont la valeur a mérité votre estime ; je puis vous présenter toute leur province, la fleur de l'Italie, le plus ferme appui de la république. Ils vous sont parfaitement connus. Remarquez leur douleur et leur tristesse. Je sais combien vous estimez T. Brocchus; il est présent avec son fils : vous voyez leurs larmes et leur affliction. Parlerai-je des frères de Ligarius? Ah! César! ne pensez pas qu'il s'agisse du salut d'un seul homme. Vous allez conserver à Rome trois Ligarius, ou les bannir tous les trois. L'exil, quel qu'il soit, leur semble préférable à la patrie , à leurs foyers, à leurs dieux pénates, si lui seul manque à leur bonheur. Ce sont des frères, des hommes sensibles et pénétrés de douleur : que leurs larmes, que la tendresse fraternelle, que les pieux accents de la nature ne trouvent pas votre coeur inflexible. Qu'elle s'accomplisse, cette parole sortie de la bouche du vainqueur : Mes adversaires, disiez-vous, déclarent ennemi quiconque n'est pas avec eux ; et moi , je tiens pour amis tous ceux qui ne sont pas contre moi. Voyez-vous ces illustres citoyens, la famille entière des Brocchus, L. Martius, C. Césétius, L. Corfidius, ces chevaliers romains couverts de deuil : vous les connaissez, vous les estimez; ils étaient tous avec vous. Nous nous irritions contre eux ; nous leur reprochions leur absence; et même quelques-uns de nous leur prodiguaient les menaces. Conservez donc à vos amis l'ami qu'ils vous demandent; montrez que César n'a jamais promis en vain. [12] XII. Si vous pouviez voir, telle qu'elle est, cette union qui règne entre les Ligarius, vous jugeriez que les frères ont été tous les trois avec vous. Qui peut douter que Q. Ligarius, s'il avait pu se trouver en Italie, n'eût embrassé la même cause que ses frères? Est-il un homme qui ne connaisse cette conformité de principes, cette unité de sentiments qui existe entre ces caractères parfaitement semblables? en est-il un seul qui n'ait la conviction que tout aurait été possible, plutôt que de les voir divisés d'opinions et d'intérêts? Oui, tous les trois étaient de coeur avec vous : un seul a été écarté par la tempête; et quand même cette séparation eût été volontaire, il aurait eu cela de commun avec tant d'autres, qui pourtant ont trouvé grâce devant vous. Je suppose qu'il soit parti dans le dessein de faire la guerre, qu'il se soit séparé de vous, et même de ses frères. Eh bien! ses frères, qui étaient avec vous, intercèdent pour lui. Témoin des embarras qu'on vous suscitait dans Rome, je me rappelle avec quelle ardeur T. Ligarius, alors questeur civil, soutint les droits de votre dignité. Mais c'est peu que je m'en souvienne : j'espère que César, dont l'âme noble et généreuse ne sait oublier que les injures, voudra bien, en pensant aux bons offices de ce questeur, se rappeler la conduite de quelques-uns de ses collègues. T. Ligarius ne prévoyait pas ce qui est arrivé ; il n'avait alors d'autre vue que de vous prouver son zèle et son attachement. Aujourd'hui il vous demande en suppliant le salut de son frère. Si vous l'accordez au souvenir de ce service, vous rendrez non seulement à eux-mêmes, à tous ces respectables citoyens, à moi, à leur ami, mais, j'ose le dire, à toute la république, trois frères pleins d'honneur et de vertu. Ce que vous avez fait dernièrement dans le sénat en faveur de l'illustre Marcellus, faites-le aujourd'hui dans le forum pour des frères qui jouissent de l'estime de toute cette assemblée. Vous accordâtes Marcellus aux sénateurs : accordez Ligarius au peuple dont la volonté vous fut toujours chère. Et si le jour de ce pardon a été le plus glorieux pour vous et le plus agréable pour le peuple romain, daignez vouloir, César, que des jours pareils luisent souvent pour vous. Rien de si populaire que la bonté; et de toutes les vertus qui brillent en vous, il n'en est point qu'on admire et qu'on chérisse plus que la clémence. C'est en sauvant les hommes que les hommes se rapprochent le plus de la divinité. Il n'est rien tout à la fois, ni de plus grand dans votre fortune que de pouvoir faire des heureux, ni de meilleur dans votre caractère que de le vouloir. La cause demandait peut-être un discours plus long : plus court encore, il suffisait pour un coeur tel que le vôtre. Ainsi, comme je crois que le meilleur orateur qu'on puisse employer auprès de vous, c'est vous-même, je finis, et j'ajoute seulement qu'en accordant la grâce à Ligarius absent, vous l'accorderez à tous ceux que vous voyez réunis devant vous.