[0] DISCOURS CONTRE P. VATINIUS. [1] I. Si je n'avais voulu, Vatinius, que te rendre la seule justice que tu mérites, j'aurais rempli le voeu le plus ardent de ceux qui m'écoutent en dédaignant d'adresser la parole à un infâme dont la vie honteuse et les turpitudes domestiques ne laissent aucun poids à son témoignage : car nul ici ne voyait en toi un adversaire assez important pour qu'il fallût te réfuter, ni un témoin assez consciencieux pour t'interroger. Mais peut-être me suis-je laissé emporter au delà des bornes. Je te hais : ce sentiment, que ton crime envers moi doit rendre si fort dans mon coeur, et qui cependant l'est encore plus dans celui des autres, m'a fait oublier que tu ne m'inspirais pas moins de dégoût que d'horreur, et je n'ai pu souffrir que mon mépris te préservât des coups de ma haine. Ne t'étonne donc pas que je te fasse l'honneur de t'interroger, quoiqu'il n'y ait personne qui ne rougisse de se rencontrer avec toi, qui ne craigne de t'aborder, de te donner son suffrage; personne qui te croie digne du titre de citoyen, et même de voir la lumière du jour. Jamais je ne me serais abaissé jusque-là, si je n'avais pas voulu mettre un frein à ton insolence, réprimer ton audace, arrêter par quelques interrogations ton impudente loquacité. Ne devais-tu pas, Vatinius, en supposant même que P. Sextius t'eût suspecté sans raison, me pardonner de m'être rendu à ses instances, et d'avoir, dans le péril pressant qui le menaçait, épousé les intérêts, écouté la voix de l'homme qui m'avait rendu tant de services? Mais hier tu mentis, lorsque tu assuras dans ta déposition que, bien loin de t'être concerté avec Albinovanus pour accuser Sextius, tu ne lui avais jamais parlé : tu mentis, et c'est toi-même qui, sans y réfléchir, viens de nous l'apprendre, en disant que T. Claudius t'avait communiqué ses projets, qu'il t'avait consulté sur son plan d'accusation contre P. Sextius: en disant que cet Albinovanus, que tu avais déclaré t'être à peine connu, est venu chez toi, qu'il est entré avec toi dans beaucoup de détails ; que tu lui as remis par écrit les harangues de P. Sextius, dont il n'avait aucune connaissance, et qu'il n'avait pu se procurer; que ces harangues ont été lues en pleine audience. D'une part, tu es convenu d'avoir suborné et endoctriné les accusateurs; puis, d'autre part, tu n'as repoussé le reproche d'inconséquence qu'en laissant voir dans ta conduite une complication d'étourderie et de parjure. Enfin n'as-tu pas dit que le même homme qui, à t'en croire, n'avait aucune liaison avec toi, était venu dans ta maison, et que celui que tu avais d'abord jugé d'intelligence avec l'accusé, avait reçu de toi les pièces qu'il t'avait demandées pour appuyer son accusation? [2] II. Ton caractère est trop violent, trop altier; tu n'imagines pas qu'il soit permis à qui que ce soit de prononcer un mot qui n'arrive doux et flatteur à ton oreille. Tu es venu ici furieux contre tout le monde : il m'a suffi de t'envisager pour m'en convaincre, avant même que tu n'ouvrisses la bouche. Je t'avais bien jugé pendant la déposition de Gellius, ce père nourricier de tous les séditieux. Je t'ai vu venir, je t'ai deviné : car soudain tu t'es élancé comme un serpent de son repaire, les yeux flamboyants, le cou gonflé, les muscles tendus. J'ai cru me retrouver au temps de ton tribunat. Et, d'abord, tu m'as reproché d'avoir défendu Cornelius, mon ancien ami, quoiqu'il soit aussi ton intime. Ne sais-tu pas que, dans notre république, on est souvent blâmé pour accuser comme tu fais, et jamais pour défendre? Mais, je te le demande, pourquoi n'aurais-je pas défendu C. Cornelius? Cornelius a-t-il porté quelque loi malgré les auspices? a-t-il enfreint les lois Élia et Fufia? s'est-il porté à des violences contre un consul? a-t-il investi la tribune de gens armés, repoussé à force ouverte l'opposition d'un tribun, profané les rites religieux, épuisé le trésor, ruiné la république? Tous ces crimes sont les tiens; oui, les tiens, Vatinius. Rien de tel n'a été reproché à Cornelius; il avait lu, disait-on, un projet de loi. On a dit pour sa défense, et ses collègues l'ont attesté, que c'était non pour proclamer cette loi, mais pour qu'elle fût révisée. Il est certain du moins qu'il congédia l'assemblée et respecta l'opposition ; mais toi, qui me blâmes d'avoir défendu Cornelius, quelle cause porteras-tu à tes défenseurs, ou plutôt de quel front oseras-tu les aborder? Tu leur annonces déjà la honte qui les attend s'ils prennent ta défense, puisque tu crois pouvoir me reprocher comme un méfait d'avoir pris celle de Cornelius. Cependant, Vatinius, rappelle-toi que ce fut peu de temps après cette défense présentée par moi, qui, s'il faut t'en croire, déplut tant aux honnêtes gens, que le suffrage unanime de tout le peuple romain, que le zèle admirable de tous les bons citoyens m'a fait nommer consul; que jamais de mémoire d'homme élection n'avait été plus glorieuse; en un mot, que, par une conduite sage et modeste, j'ai obtenu toutes les dignités auxquelles, dans ton impudente présomption, tu t'étais vanté tant de fois de parvenir. [3] III. Quant à mon départ de Rome, que tu m'as reproché sans doute afin de renouveler la douleur de ceux que ce jour si cher à ton coeur plongea dans la tristesse, voici ma seule réponse : tous les ennemis de l'État, et tu étais du nombre, cherchaient, en feignant de n'en vouloir qu'à moi, un prétexte pour prendre les armes, pour piller la fortune des riches, pour s'enivrer du sang des principaux citoyens, pour assouvir leur haine farouche et invétérée contre les gens de bien ; je le savais : j'ai aimé mieux prévenir le cours de vos crimes par la retraite que par la résistance. Ainsi, Vatinius, pardonne-moi d'avoir épargné la patrie après l'avoir sauvée ; et, puisque je souffre en toi le persécuteur et le fléau de la république, souffre du moins que j'en sois le défenseur et le gardien. Mais non. il faut que tu déclames contre l'éloignement d'un homme que les regrets de tous les citoyens, que le deuil de la république elle-même ont rappelé. Mais, as-tu dit, ce n'est pas à cause de moi, mais à cause de la république, qu'on désirait mon retour. Or, qu'y a-t-il donc de plus désirable pour un citoyen entré dans le gouvernement de l'État avec les intentions les plus pures, que d'être aimé de ses concitoyens pour l'intérêt de sa patrie? Sans doute mon caractère est dur, mon abord difficile, mon regard fier, mes réponses hautaines, ma conduite insolente; nul ne regrettait mon humanité, nul ma société, nul mes conseils, nul mon appui : et cependant, depuis mon départ (s'il faut m'arrêter à ces minimes détails), le Forum était dans la désolation, le sénat muet, toute émulation des arts honnêtes était éteinte. Mais je veux qu'on n'ait rien fait à cause de moi ces sénatns-consultes, ces plébiscites, ces décrets de l'Italie entière, de chaque corporation, de tous les collèges, ont été rendus dans l'intérèt de la république ; je l'avoue. O stupide appréciateur d'une gloire solide et d'un vrai mérite! pouvait-il m'arriver rien de plus honorable, de plus désirable pour immortaliser mon nom, pour en perpétuer à jamais le souvenir, que de voir tous mes concitoyens juger que de mon salut seul dépendait le salut de la patrie? Je te renvoie donc le trait que tu m'as lancé. Tu as dit que j'étais cher au sénat et au peuple, moins à cause de moi que de la république; et moi je dis que, malgré toute l'atrocité, toute la noirceur de ton âme, tous tes concitoyens te détestent, moins à cause de toi qu'à cause de la république elle-même. Et, pour arriver enfin à ce qui te concerne, je n'ajouterai sur moi qu'un seul mot : il ne faut pas, non il ne faut pas tenir compte de ce que chacun de nous dit de lui-même. Que les gens de bien nous jugent; voilà le suffrage qu'il est beau, qu'il est important d'obtenir! [4] IV. Deux circonstances mettent à découvert l'opinion publique à notre égard : c'est lorsqu'il s'agit des honneurs ou des droits civiques. Peu d'hommes ont été portés aux honneurs avec une aussi grande unanimité de suffrages du peuple romain, que moi; nul n'a été réintégré dans ses droits de citoyen avec autant de marques d'affection. Ce que pensent de toi tes concitoyens, nous l'avons vu pour les honneurs, nous l'allons voir dans ce qu'ils feront pour ton existence comme citoyen. Toutefois, pour ne pas me mettre en parallèle avec les illustres personnages dont la présence appuie la cause de P. Sextius, mais avec toi, le plus impudent, le plus vil des hommes, je te le demande, Vatinius, quelle que soit ton arrogance, quelle que soit la haine que tu m'as vouée, dis-nous auquel de nous deux cette ville, cette république, doivent se féliciter le plus d'avoir donné naissance; lequel a été le plus utile pour ces temples, pour le trésor, pour le sénat, pour les membres de ce tribunal, pour leur fortune, leurs enfants, pour tous les autres Romains, enfin pour les auspices et le culte des dieux immortels? Réponds; et lorsque tu l'auras fait avec assez d'impudence pour que ce peuple ait peine à ne pas porter la main sur toi, ou avec assez de fureur pour épancher enfin le venin qui te gonfle la gorge, alors tu répondras aussi de mémoire aux questions que je te ferai sur ton propre compte. [5] V. Je ne déchirerai point le voile ténébreux qui couvre tes premières années; je ne te reprocherai point d'avoir, au sortir de l'enfance, percé des murs, volé tes voisins, frappé ta mère. Retire au moins de ton abjection cet avantage qu'elle cache, à la faveur de ta bassesse, les turpitudes de ton adolescence. Tu sas brigué la questure avec P. Sextius; tandis qu'il ne parlait que de cette dignité, le seul but de ses voeux, tu pensais déjà, disais-tu, à un deuxième consulat. Eh bien, je te le demande, te souviens-tu que P. Sextius fut nommé questeur d'une voix unanime, et que ton nom fut à peine appelé le dernier, contre le voeu général et par la faveur du consul? Dans cette magistrature, quand le sort t'eut assigné une province maritime, au grand mécontentement du peuple, le consul ne t'envoya-t-il pas à Pouzzoles pour t'opposer à toute exportation d'or et d'argent ? Dans cet emploi, ne t'es-tu pas comporté moins en magistrat protecteur du commerce qu'en commis exacteur, toujours prêt à saisir sa part des marchandises, alors qu'il n'y eut point de maison, point de magasin, point de vaisseau qui pût échapper à ton inquisition fiscale; point de négociant à qui tu n'aies suscité des procès injustes, point de commerçant que tu n'aies effrayé à son arrivée au port, ou dont tu n'aies retardé le départ? Te souvient-il que la foule à Pouzzoles se porta contre toi à des voies de fait? que ce fut à moi, alors consul, que les habitants da cette ville adressèrent leurs plaintes ? Après ta questure, n'es-tu pas parti avec le titre de lieutenant pour l'Espagne Ultérieure, où commandait le proconsul C. Cosconius? Quoique ce voyage se fasse ordinairement par terre, et qu'il y ait une route marquée pour ceux qui veulent pendre la mer, n'allas-tu point d'abord en Sardaigne, puis en Afrique? ne t'arrêtas-tu point dans le royaume d'Hiempsal, puis dans celui de Mastanesose? ne traversas-tu point la Mauritanie avant de regagner le détroit? Tu savais pourtant qu'aucun lieutenant, à moins qu'un sénatus-consulte l'y autorisât, n'était arrivé en Espagne par tous ces détours. Tu devins tribun du peuple (car à quoi bon t'interpeller sur tes turpitudes et tes honteuses rapines en Espagne?). Dis-moi d'abord s'il est quelque genre d'iniquité, quelque crime que tu n'aies pas commis dans cette magistrature; mais garde-toi, je te l'ordonne, de mêler ton infamie avec la gloire de nos plus illustres citoyens. Je ne te demanderai rien qui ne te soit personnel; je n'irai point te réclamer au sein de la splendeur d'un grand homme : c'est de ton obscur cloaque que je veux t'arracher; et tous mes traits contre toi seront dirigés de telle manière qu'aucun d'eux (quoi que tu puisses dire) ne passera par ton flanc pour blesser personne : ils s'arrêteront tout entiers dans tes entrailles et dans ton coeur. [6] VI. Comme, dans toutes les affaires importantes, on doit commencer par les dieux Immortels, réponds, je le veux, toi qui te dis pythagoricien, et qui veux couvrir tes moeurs féroces et barbares du nom d'un savant philosophe, quel aveuglement, ou plutôt quelle fureur égarait tes esprits? Tu as fait des sacrifices inouïs er sacriléges; tu t'es plu à évoquer les âmes des enfers, à consulter les dieux mânes dans les entrailles des enfants immolés ; et les auspices sous lesquels Rome a été fondée, les auspices garants du salut de cette république, tu les a méprisés! Dans les premiers jours de ton tribunat, tu déclaras au sénat que les réponses des augures et toutes les prétentions de leur collége ne mettraient point obstacle à tes entreprises. Je te le demande maintenant : as-tu accompli ta promesse? as-tu évité de convoquer le peuple, et de lui soumettre un projet de loi ce jour même où tu savais qu'on prenait les auspices? Et puisque c'est ici le seul point dans lequel tu prétends avoir quelque chose de commun avec César, je séparerai ta cause de la sienne, non pas uniquement pour l'honneur de la république, mais pour César lui-même, de peur que ton opprobre ne fasse rejaillir quelque tache sur sa gloire. Je te demande d'abord, as-tu soumis la cause au sénat, comme l'a fait César ? ensuite, quelle est l'autorité d'un homme qui se justifie, non par ses propres actes, mais par ceux d'un autre? Enfin (car il faut que la vérité sorte de mon coeur, et je ne puis hésiter à dire ce que je pense), quand il serait vrai que C. César se fût quelquefois laissé emporter trop au delà des bornes ; quand la chaleur de la dispute, la passion de la gloire, la hauteur du caractère, la fierté d'un sang illustre, l'auraient entraîné à quelques démarches alors excusables dans un si grand homme, et que tant de belles actions devaient bientôt faire oublier, siérait-il bien à toi, misérable coquin, de prendre la même licence ? et entendrons-nous la voix du brigand, du sacrilège Vatinius réclamer pour lui le privilège qu'on peut accorder à César? [7] VII. Voici maintenant ce que je te demande : tu as été tribun du peuple; sépare-toi du consul. Tu avais neuf collègues, hommes honorables; tu savais que trois d'entre eux prenaient tous les jours les auspices; tu les tournais en ridicule; tu les traitais d'esprits vulgaires : deux sont décorés de la robe prétexte; qu'est devenue celle que tu avais inutilement fait faire pour ton édilité? tu l'as revendue. Le troisième, tu ne l'ignores pas, au sortir de ce déplorable tribunat où tu le tenais enchaîné, a joui, très jeune encore, de toute l'autorité d'un consulaire. Les six autres ou pensaient entièrement comme toi, ou tenaient un certain milieu. Tous soumirent des lois à la sanction du peuple, et particulièrement mon ami C. Cosconius que je m'applaudis d'avoir pour juge, et que tu ne peux voir sans devenir furieux, depuis qu'il a été édile. Réponds-moi, je le veux : quel membre de ton collège a osé porter une loi, si ce n'est toi seul? Quel excès d'audace! ou quelle violence ! Quoi ! lorsque tes neuf collègues croyaient avoir à craindre pour eux, toi, né dans la fange, toi seul, le dernier des humains sous tous les rapports, tu as méprisé, dédaigné, tourné en ridicule ce que respectaient les autres. Connais-tu, depuis la fondation de Rome, quelque tribun qui ait traité d'affaires devant le peuple, quand il savait qu'on prenait les auspices? Réponds aussi à cette autre question : lorsque, sous ton tribunat, subsistaient encore dans la république les lois Élis et Fufia, qui plus d'une fois avaient amorti, réprimé les fureurs des tribuns, et contre lesquelles personne, excepté toi, n'osa jamais s'élever ; ces lois qui, l'année d'après, quand on vit siéger devant le peuple, je ne dirai pas deux consuls, mais deux traîtres, deux fléaux de l'État, ces lois, dis-je, qui périrent dans le même incendie avec les auspices, le droit d'opposition et tous les droits publics; eh bien: as-tu jamais hésité, contre le voeu de ces lois, à tenir l'assemblée du peuple et à la convoquer? Cherche parmi les tribuns même les plus séditieux : en trouveras-tu un seul assez hardi pour avoir jamais convoqué une assemblée au mépris des lois Élis et Fufia? [8] VIII. Je te demande maintenant si tu as tenté, si tu as eu la volonté, la pensée (car, dans un crime de cette nature, en concevoir seulement l'idée, c'est mériter tous les supplices), je te demande donc si tu as eu la pensée, je ne dirai point pendant ta tyrannie (car tu serais flatté d'être appelé tyran), mais dans le cours de tes horribles brigandages, de te faire nommer augure à la place de Q. Metellus. Sans doute tu voulais qu'à ton aspect chacun gémit, doublement affligé et de la perte d'un illustre et vertueux citoyen, et de l'élévation du plus infâme et de plus scélérat des hommes. Croyais-tu donc la république assez ébranlée sous ton tribunat, nos droits civiques assez méconnus, Rome elle-même assez asservie, assez dégradée, pour que nous pussions souffrir un augure tel que toi, Vatinius? Supposons ici que tu le fusses devenu; tes prétentions nous pénétraient de douleur, nous qui te haïssions; et tes partisans les plus dévoués ne pouvaient s'empêcher d'en rire. Mais enfin, si la république, déjà frappée de tant de coups par lesquels tu espérais la détruire, avait été affligée encore de cette plaie mortelle, aurais-tu, à l'exemple de tous les augures depuis Romulus, prononcé que, Iorsque Jupiter fait briller l'éclair, la religion défend de traiter d'affaires avec le peuple ? ou bien aurions-nous vu en toi un augure abolir les auspices, pour se montrer conséquent dans son mépris pour les dieux ? [9] IX. C'est trop parler de ton augurat. Il en coûte à mon coeur de retracer ces désastres de la république (car tu ne te flattais pas que, tant que la majesté des citoyens qui nous entendent subsisterait, et même tant que Rome serait debout, tu pusses devenir augure); laissons, dis-je, ces rêves de ton ambition, et voyons tes crimes. Je ne dirai pas que le consul M. Bibulus était bien intentionné pour la république : comme tu n'avais pas les mêmes sentiments, je craindrais d'irriter ta colère redoutable; mais tu avoueras du moins qu'il ne se montrait nulle part, qu'il ne se permettait aucune manoeuvre contre la république, qu'il se contentait d'improuver tes opérations. Eh bien, lorsque tu conduisais ce consul en prison, et que, de la table Valeria, tes collègues t'ordormèrent de lui rendre la liberté, n'as-tu pas pratiqué devant les rostres, avec les siéges des tribunaux, un pont sur lequel un consul du peuple romain, le plus ferme et le plus modéré des hommes, en butte à la violence effrénée d'une bande de gens sans aveu, privé du secours des autres tribuns et de ses amis, offrit le spectacle affreux et déplorable d'un magistrat conduit, je ne dis pas en prison, mais au supplice, mais à la mort? Je te le demande : quelque autre avant toi fut-il assez scélérat pour agir de la sorte? car il est bon que nous sachions si, en fait de crimes, tu imites les anciens, ou si tu en inventes de nouveaux. Ce n'est pas tout encore : quand ton audace et ta scélératesse, que tu prétends couvrir du nom de C. César, le plus clément, le plus généreux des hommes, eurent chassé M. Bibulus du Forum, du sénat, des temples, de tous les lieux publics; quand tu l'obligeais à s'enfermer dans sa maison, et que la vie d'un consul que ne protégeaient plus ni la majesté de sa charge ni l'autorité des lois n'avait d'autre rempart que sa porte et ses murs, n'envoyas-tu pas un huissier pour l'en arracher, afin que, pendant ton tribunat, un consul du peuple romain n'eût pas le droit, jusqu'alors respecté à l'égard des particuliers, de s'exiler dans sa propre maison ? Réponds-moi encore, toi qui nous appelles tyrans, parce que nous veillons de concert à la sûreté publique : étais-tu un tribun du peuple, ou plutôt un exécrable tyran sorti de la fange et des ténèbres? C'était peu pour toi d'avoir tenté d'abord de détruire, par l'abolition des auspices, cette république fondée sur les auspices mêmes; d'avoir ensuite foulé aux pieds et compté pour rien les lois Élis et Fufia, ces lois saintes que ne purent anéantir ni l'emportement des Gracques, ni l'audace de Saturninus, ni l'anarchie introduite par Drusus, ni les efforts de Sulpicius, ni les massacres de Cinna, ni même les armes de Sylla; c'était peu d'avoir exposé un consul à la mort, de l'avoir assiégé dans sa maison, d'avoir employé la force pour l'en arracher ; c'était peu que du sein de la misère tu fusses monté au tribunat, et que tu nous épouvantes aujourd'hui par tes richesses : n'as-tu pas fait au peuple la cruelle proposition d'exiler et de mettre à mort des personnages distingués, les premiers de la république? [10] X. Lorsque tu produisis devant le peuple L. Vettius, qui avait avoué en plein sénat qu'il s'était armé d'un poignard dans le dessein de tuer Cu. Pompée, le plus grand, le plus illustre de nos citoyens; lorsque tu fis paraître un délateur sur la tribune, ce lieu, ce temple consacré par les augures, on les autres tribuns ont coutume de produire les chefs de l'État pour se donner plus d'autorité, ne voulus-tu pas qu'un délateur, un Vettius, prêtât sa langue et sa voix à ta scélératesse, à tes desseins, et qu'interrogé par toi seul, il déclarât, devant une assemblée réunie par tes ordres, qu'il avait eu pour moteurs, pour instigateurs, pour complices de son crime, des citoyens qui ne pouvaient être enlevés à la république sans que la république, et c'était là le but de tes eflorts, fût elle-même anéantie? Non content d'avoir emprisonné chez lui M. Bibulus, d'avoir voulu le tuer, de l'avoir dépouillé du consulat, tu prétendais le chasser de sa patrie! Les exploits de Lucullus te causaient une violente jalousie, sans doute parce que tu avais dès l'enfance aspiré toi-même à la gloire de commander les armées ; tu voyais dans C. Curion l'ennemi irréconciliable de tous les méchants, l'oracle du conseil public, le plus intrépide défenseur de la liberté ; son fils, l'honneur de la jeunesse romaine, plus ardent aux intérêts de la patrie qu'on n'aurait dû l'attendre de son àge : voilà ceux que tu voulais détruire. Croira-t-on que le mérite éclatant de L. Domitius blessât les yeux d'un Vatinius? N'importe, tu ressentais contre lui toute la haine que t'inspirent les gens de bien : et les grandes espérances qu'il donnait alors et qu'il n'a point démenties depuis, te faisaient déjà redouter sa vertu. Tu voulus aussi que la délation de ce même Vettius te délivrât de L. Lentulus, aujourd'hui l'un de nos juges, flamine de Mars, à qui tu ne pardonnais pas d'être le compétiteur de ton cher Gabinius. Ah! si ta scélératesse n'eût point empêché Lentulus de l'emporter sur ce vil fléau de la patrie, la république n'aurait pas été vaincue. Tu voulus aussi, par le même délateur et la même accusation, envelopper le fils dans la ruine du père ; L. Paullus, alors questeur en Macédoine, quel homme ! quel citoyen! L. Paullus qui avait banni par l'autorité des lois deux traîtres à la patrie, deux ennemis domestiques, cet homme né pour être le sauveur de Rome, fut livré par toi, comme les autres, aux calomnies d'un Vettius. Tu ne m'épargnas point : m'en plaindrai-je? Non : je te dois plutôt des remerciments pour n'avoir pas voulu me séparer de ces grands citoyens. [11] XI. Mais par quelle fureur étrange, lorsque ce dénonciateur docile à tes ordres eut fini de parler, lorsqu'il eut nommé tout ce que Rome a de plus illustre, et qu'il fut descendu de la tribune, te vit-on le rappeler tout à coup, t'entretenir avec lui en présence du peuple romain, lui demander s'il ne pouvait pas encore désigner quelques autres victimes? Ne le pressas-tu point d'accuser et C. Pison, mon gendre, qui, parmi tant de jeunes gens du premier mérite, n'en a laissé aucun l'égaler en vertu, en piété filiale, et M. Laterensis, qui s'occupe nuit et jour de la gloire de la république? Ne déclaras-tu point, ô le plus impur et le plus scélérat des ennemis de la patrie, qu'on informerait contre ces hommes si distingués par leur rang et par leur caractère, et que le délateur Vettius recevrait les plus amples récompenses? Puis, quand on eut, je ne dis pas unanimement condamné, mais repoussé avec des cris d'indignation toutes ces calomnies, ne fis-tu pas étrangler dans la prison ce même Vettus, de peur qu'il ne restât quelque trace que tu l'avais suborné, et que l'on ne demandât contre toi-même une information relative à son crime? Et puisque tu ne cesses de répéter que tu as porté une loi qui permet aux deux parties de récuser réciproquement des juges, je veux que tout le monde sache que tu n'as pu faire même le bien sans te rendre coupable encore. Voyons donc : tu avais proposé une loi juste, et même plusieurs autres, dès le commencement de ton tribunat ; n'attendis-tu pas cependant que C. Antonius eût été accusé devant Cn. Lentulus et Q. Claudius? Dès qu'il fut accusé, n'ajoutas-tu pas aussitôt à ta loi cette clause : "qu'elle ne serait applicable qu'à ceux qui seraient accusés à l'avenir," afin qu'un malheureux consulaire eût la douleur de voir qu'un très court espace de temps avait suffi pour lui ravir le bienfait et l'équité de ta loi? Tu m'allégueras tes liaisons avec Q. Maximus; admirable excuse d'un si odieux procédé ! Maximus s'était déclaré l'ennemi d'Antonius, l'affaire était engagée, le président et son conseil étaient nommés; que Maximus n'ait pas voulu accorder à son adversaire les avantages d'une récusation qui lui aurait été trop favorable, il n'en mérite pas moins d'éloges : il n'a rien fait en cela qui fût indigne de sa vertu, indigne des Paul-Émile, des Fabius Maximus, des Scipion l'Africain, de tous ces grands hommes dont nous verrons un jour, ou plutôt dont nous voyons déjà revivre la gloire dans leur illustre descendant. Mais, de ta part, il y a perfidie, méchanceté, d'avoir différé par cruauté une loi que tu avais annoncée comme un acte de douceur. Aujourd'hui C. Antonius a du moins une consolation dans son malheur : si les images de son père et de son frère ont été traînées avec sa nièce, je ne dirai pas dans la maison, mais dans le repaire d'un scélérat, il a mieux aimé l'entendre dire que d'en être témoin. [12] XII. Et puisque tu méprises la fortune des autres, toi que tes richesses rendent si insolemment orgueilleux, je veux que tu me répondes. Pendant ton tribunat, n'as-tu pas conclu des traités avec des républiques, avec des rois, avec des tétrarques? n'as-tu pas, en vertu de tes lois, puisé dans le trésor public? n'as-tu pas, dans le même temps, extorqué des droits précieux, soit à César, soit aux fermiers de l'État ? Maintenant que ces faits sont avérés, dis-moi s'il est vrai que toi, si pauvre alors, tu sois devenu riche cette année même où l'on avait porté une loi très sévère contre les concussionnaires ? C'était sans doute pour que personne ne pût douter de ton mépris, non seulement pour les actes des tyrans (car c'est ainsi que tu nous appelles), mais pour la loi même de César, de ton meilleur ami, de ce citoyen qui nous est cher, devant qui tu ne cesses de nous calomnier, et que ton impudence outrage indignement toutes les fois que tu te vantes d'être son allié. Je désire encore savoir de toi dans quel dessein, avec quelle intention tu assistas en toge noire au banquet de Q. Arrius, mon ami. Avais-tu jamais vu, jamais entendu dire qu'on se fût présenté dans ce costume? quel exemple, quel usage t'y autorisait? Tu me diras que tu n'approuvais pas ces prières : fort bien, je t'accorde que ces prières étaient nulles. Tu vois que je ne t'interroge point sur les actes de cette année qui semblent t'être communs avec de grands personnages, mais sur tes crimes personnels. Ce n'était pas une cérémonie religieuse, soit : mais qui jamais s'est mis à table en habit de deuil ? A la vérité, le banquet funèbre est encore un tribut qu'on paye aux morts; mais celui qui le donne a droit à des égards. [13] XIII. Oublions que c'était un banquet public, un jour de fête pour le peuple romain, où l'argenterie, les étoffes précieuses, l'appareil le plus pompeux s'offraient aux regards. Qui jamais dans un deuil domestique, qui même aux obsèques d'un parent se mit à table en toge noire ? à quel autre que toi donna-t-on jamais une toge noire au sortir du bain? Sans respect pour tant de milliers de citoyens, ni pour le maître du festin, Q. Arrius, qui tous étaient vêtus de blanc, tu osas entrer dans le temple de Castor avec C. Fidulus et tes autres furies, tous enveloppés comme toi d'habits funèbres. Qui ne gémit pas alors? qui ne déplora pas le malheur de la république? quel fut l'unique sujet de l'entretien des convives pendant tout le repas, sinon que cet empire si grand, si respecté, n'était plus seulement la proie de tes fureurs, mais l'objet de tes railleries? Cet usage, l'ignorais-tu? n'avais-tu jamais vu de banquet public? dans ton enfance, dans ta jeunesse, ne t'es-tu jamais trouvé parmi des cuisiniers? Quelque temps auparavant, dans un festin somptueux que donnait Faustus, jeune homme de la plus haute naissance, n'avais-tu pas assouvi la faim qui te pressait depuis si longtemps? Qui donc as-tu vu s'asseoir à table en habit de deuil? quel maître de maison, quel convive s'est montré jamais avec une toge noire, même avant le repas? O comble d'extravagance, de penser que, si tu n'avais agi contre toutes les convenances, si tu n'avais profané le temple de Castor et la solennité d'un banquet public, blessé les yeux des citoyens, les usages consacrés par le temps, les égards dus à celui qui t'avait invité, tu n'aurais pas assez témoigné que tu regardais comme nulle cette fête religieuse! [14] XIV. Je t'interroge encore sur un fait de ta vie privée : ici, du moins, tu ne pourras dire que ta cause est liée à celle des plus illustres citoyens. N'as-tu pas été accusé en vertu de la loi Licinia-Iunia? le préteur C. Memmius ne t'a-t-il pas cité, en vertu de cette loi, à comparaître au bout de trente jours? Ce délai passé, ne fis-tu pas ce qui non seulement n'avait jamais été fait auparavant dans cette république, mais ce dont, de mémoire d'homme, on n'avait jamais ouï parler? n'en as-tu pas appelé aux tribuns du peuple pour te dispenser de répondre à une accusation? J'ai trop peu dit, quoique, après tout, cela seul fût étrange, intolérable; mais n'en as-tu pas appelé nommément au fléau de cette année, à la furie, au destructeur de la république, à Clodius, qui, voyant que le droit, l'usage, l'autorité l'empêchaient de s'opposer à ta condamnation, eut de nouveau recours à sa violence, à sa fureur ordinaire, et se donna pour chef à tes satellites? Je n'entreprendrai point de prouver ce fait par des témoins, pour que tu ne me reproches pas de déclamer contre toi, au lieu de t'interroger; je ne me chargerai pas de témoigner contre toi; je me réserve de dire bientôt à cette même tribune des faits que je ne crois pas devoir passer sous silence; je ne chercherai point à te confondre, je continuerai de te questionner comme je l'ai fait jusqu'ici. Réponds-moi, Vatinius; quel citoyen, depuis que Rome existe, en a jamais appelé aux tribuns pour ne pas plaider sa cause? quel accusé a-t-on vu s'élancer sur le siège de son juge, l'en précipiter, briser les bancs, renverser les urnes, commettre, pour se soustraire aux tribunaux, tous les excès qui ont forcé d'établir des tribunaux? Sais-tu qu'alors Memmius prit la fuite, qu'il fallut arracher tes accusateurs de tes mains et de celles de tes complices? que les juges qui siégeaient près de là furent chassés? que dans le Forum, en plein jour, en présence du peuple romain, tribunaux, magistrats, usages anciens, lois, juges, répression des coupables, tout disparut, tout fut anéanti? Et ces attentats, sais-tu que C. Memmius a eu soin de les consigner dans les archives de l'État et de les certifier? le sais-tu? Je te le demande encore : quand tu fus assigné, ne revins-tu pas de ta lieutenance, de peur qu'on ne te soupçonnât de vouloir te soustraire aux lois; préférant te soumettre à cette sommation, lorsque, à t'en croire, il t'était libre de t'en dispenser? Par quelle inconséquence dédaignas-tu la protection que t'offrait ta lieutenance, pour recourir, par l'appel le plus illégal, à l'opposition la plus criminelle? [15] XV. Et puisque j'ai parlé de ta lieutenance, je veux savoir de toi en vertu de quel sénatus-consulte tu as été fait lieutenant. Ton geste m'apprend ta réponse; c'est, dis-tu, en vertu de ta loi ! Eh bien, n'es-tu pas le plus déterminé parricide de ta patrie? Avais-tu donc espéré que le sénat serait radicalement supprimé, pour usurper sur lui le droit que personne ne lui a jamais ravi, celui de nommer seul les lieutenants? le conseil public te semblait-il assez méprisable, le sénat assez dégradé, la république assez malheureuse, assez avilie, pour que les ambassadeurs de la paix et de la guerre, les intendants, les interprètes, les présidents du conseil militaire, les représentants de Rome dans les provinces, ne fussent plus désignés par le sénat comme au temps de nos ancêtres? Tu avais ravi au sénat le droit d'assigner les provinces, de choisir les généraux et les administrateurs des deniers publics : attributions que le peuple romain n'a jamais désirées, que jamais il n'a disputées à ce conseil suprême. Quand je dis jamais, je me trompe : il s'en est approprié quelquefois une partie; il l'a fait rarement; mais, enfin, il est arrivé que le peuple a nommé un général. Qui jamais a entendu dire qu'un lieutenant ait été nommé sans un sénatus-consulte? Avant toi, personne. Immédiatement après, Clodius a fait comme toi en faveur de deux fléaux de la république. Tu mérites un châtiment d'autant plus rigoureux que tu nuis à l'État, non seulement par ta conduite, mais aussi par ton exemple : non content d'être toi-même un scélérat, tu as voulu apprendre aux autres à le devenir. Je voudrais aussi savoir de toi pour quelle raison cette loi, que j'avais proposée, en vertu d'un sénatus-consulte, contre la brigue, et que j'ai fait recevoir sans user de violence sans profaner les auspices, sans enfreindre les lois Élia et Fufia, tu ne la regardes pas comme une loi, tandis que j'obéis à tes lois, quelle que soit la manière dont tu les aies portées. Ma loi défend expressément de donner des combats de gladiateurs pendant les deux années qu'on postule ou que l'on s'annonce comme devant postuler les magistratures, à moins que ce ne soit un jour fixé par un testament. Quelle est ta folie d'oser donner des spectacles de gladiateurs, même pendant ta candidature? Penses-tu qu'il puisse se trouver un tribun du peuple assez semblable à ton fidèle gladiateur, pour te soustraire au pouvoir de ma loi? Ne sais-tu pas que, indignés de cette conduite, les austères Sabins, les valeureux Marses et les Péligniens, qui sont de ta tribu, t'ont flétri par le jugement qu'ils ont porté de toi, et que, depuis la fondation de Rome, tu es le premier membre de la tribu Sergia qui ait perdu son suffrage ? [16] XVI. Mais peut-être tu dédaignes, tu méprises tous ces affronts, parce que tu es persuadé, comme tu le fais sonner bien haut, qu'en dépit des dieux et des hommes l'inconcevable amitié de C. César pour toi te fera obtenir tout ce que tu désires. Mais quoi ! n'as-tu jamais ouï dire, personne ne t'a-t-il rapporté la réponse que fit dernièrement César à ton sujet? Il était dans Aquilée: comme on y parlait de quelques citoyens fort connus, il dit que l'exclusion de C. Alfius l'avait singulièrement affligé, parce qu'il le connaissait pour un homme plein d'honneur et de probité; il ajouta qu'il était grièvement fâché qu'on eût nommé préteur un homme dont les vues étaient opposées à ses intérêts. Quelqu'un alors lui ayant demandé ce qu'il pensait de Vatinius: «Vatinius, répondit-il, n'a rien fait gratuitement pendant son tribunat. Quand on ne recherche que l'argent, on doit se passer aisément des honneurs.» S'il n'y a point d'honneur dont tu ne sois jugé indigne par celui même qui, pour augmenter sa considération, à tes risques et périls, mais sans trahir son devoir, t'a laissé courir en aveugle dans le précipice ; si tes voisins, tes alliés et ceux de ta tribu te haïssent au point de regarder ton exclusion comme leur triomphe; si personne ne t'envisage sans gémir, ne parle de toi sans te maudire ; si tout le monde évite ta rencontre, te fuit, ne veut pas entendre parler de toi, abhorre ton aspect ainsi qu'un présage sinistre; si tu es l'opprobre de ta famille, l'exécration de ta tribu, l'effroi de tes voisins; si l'on rougit d'être ton allié; si le venin de ta bouche impure a infecté les autres parties de ton corps; si tu es en horreur au peuple, au sénat, à toutes tes tribus de la campagne, pourquoi souhaites-tu la préture plutôt que la mort? Toi surtout qui veux plaire au peuple, meurs ; tu ne saurais rien faire qui lui fût plus agréable. Mais il est temps que nous entendions tes éloquentes réponses à mes questions; il est temps de conclure; seulement je vais, en finissant, t'interroger en peu de mots sur le fond de la eause. [17] XVII. Dis-moi, par quelle inconséquence donnes-tu à T. Annius (Milon) les mêmes éloges que lui ont donnés dans toutes les circonstances les gens de bien et les bons citoyens, toi qui, dernièrement, produit devant le peuple par la plus noire des furies, mis tant de passion à porter contre lui un faux témoignage? Auras-tu le droit et le pouvoir de te contredire à ce point? quand tu verras les artisans gagés par Clodius, quand tu seras devant cette tourbe de scélérats et d'infâmes, de dire, comme tu l'as dit dans une assemblée du peuple, que Milon assiégeait la république avec des gladiateurs et des bestiaires; et lorsque tu paraîtras devant des juges respectables, tu n'oseras pas même blâmer ce citoyen recommandable par sa vertu, sa bonne foi et sa fermeté? Mais puisque tu loues si généreusement Milon, ou plutôt puisque tu flétris par tes éloges la gloire de cet homme illustre, qui serait plus jaloux d'être compté parmi ceux que tu honores de tes injures, réponds-moi. Tu sais que Milon a toujours agi de concert avec P. Sextius dans leurs fonctions administratives ; cette union est attestée non seulement par l'opinion des bons citoyens, mais encore par celle des méchants : car tous deux sont accusés pour la même cause et du même crime; l'un par celui qui l'a ajourné, par celui que quelquefois tu reconnais seul pour ton maître en scélératesse; et l'autre par tes conseils, mais avec son secours; je te le demande donc, comment peux-tu séparer, dans ton témoignage, deux hommes que tu confonds dans la même accusation? Voici ma dernière question : Quand tu t'es plaint de la collusion d'Albinovanus, n'as-tu pas dit que tu n'avais point approuvé que Sextius fût accusé de violence, qu'on n'aurait point dû le faire, qu'il eût été préférable de s'armer contre lui de toute autre loi, de tout autre chef d'accusation? N'as-tu pas dit aussi que la cause de Milon, ce courageux citoyen, était liée avec celle de Sextius? que tout ce que celui-ci avait fait pour moi était agréable aux bons citoyens? Je ne te reproche point la contradiction qui se trouve entre ton discours et ta déposition ; car tu as déposé fort au long contre le même homme aux actes duquel, de ton aveu, tous les bons citoyens ont applaudi. Ainsi, celui que tes éloges portaient si haut, tu l'associes à la cause et à l'accusation de Sextius. Je te le demande, penses-tu que P. Sextius doive être condamné en vertu d'une loi d'après laquelle tu prétends qu'on ne devait pas l'accuser? ou, si tu ne veux pas que nous demandions à un témoin son opinion (et certes tu ne dois pas craindre que j'attache quelque prix à la tienne), dis-moi si, après avoir déclaré qu'un homme ne devait pas être accusé de violence, tu ne l'en as pas accusé comme témoin.