[1]. Vu que beaucoup d'objets en philosophie ne sont pas encore suffisamment débrouillés, le problème de la nature des dieux qui est très belle pour l'étude de l'âme et utile pour régler nos scrupules religieux est très ardu et fort obscur, ce que, Brutus, tu n'ignores pas. Puisque sur ce problème les avis des hommes les plus érudits sont si divers et si opposés, la cause de ceci devrait grandement prouver que le principe de la philosophie touchant à l'étude des hommes, et cela les Académiques (le pensent) avec sagesse, a empêché tout assentiment au sujet des choses incertaines. En effet, qu'y a-t-il de plus honteux que l'irréflexion ou d'aussi inconsidéré et indigne pour le sérieux et la constance du sage que de penser faux ou de défendre, sans nullement douter, un point de vue qui serait compris et reconnu sans avoir été suffisamment débattu? [2] De même que sur ce problème la plupart ont dit que les dieux existaient, ce qui est vraisemblable et nous y venons tous sous la conduite de la nature, Protagoras douta de leur existence, Diagoras de Melée et Théodore le Cyrénéen estimèrent que les dieux n'existaient pas du tout. Quant à ceux qui ont dit que les dieux existaient, ils sont d'une telle diversité et d'une telle divergence d'opinions qu'il faudrait plus d'une vie pour énumérer leurs avis. Car beaucoup ont parlé de l'aspect des dieux, où ils vivent et siègent, et de leur activité sur la vie, quant au sujet de la profonde divergence d'opinions des philosophes il y a débat sur ceci, puisqu'il contient absolument l'objet et la cause, à savoir soit que les dieux sont inactifs, n'entreprennent rien et sont absents du soin et de l'administration des choses, soit, au contraire, que tout a été créé et institué par eux depuis le début et par eux conduit et mis en branle jusqu'à la fin des temps, mais avant tout il y a ce grand désaccord, et il le restera à moins de trancher : il est obligatoire que les hommes soient dans une profonde errance et vivent dans l'ignorance des affaires les plus importantes. Aujourd'hui il y a des philosophes, comme il y en eut autrefois, pour penser que les dieux ne se soucient nullement des activités humaines. Mais leur opinion si elle vraie, à quoi bon la piété, la pureté, les scrupules religieux ? Car toutes ces vertus il faut les offrir avec honnêteté et décence à la puissance des dieux, si elles sont recherchées par eux et si quelque chose a été donné au genre humain par les dieux; parce que si les dieux n'ont ni le pouvoir ni la volonté de nous aider, s'ils ne se soucient de nous en rien, s'ils ne s'intéressent pas à ce que nous faisons, s'il n'est rien qui puisse émaner d'eux envers notre condition humaine, pourquoi leurs présenterions-nous ces rites, ces honneurs et ces prières ? [4] Et je ne sais pas si, par la suppression des devoirs envers les dieux la confiance, voire la communauté du genre humain et l'équité, vertu d'entre toutes la plus éminente, ne seraient pas elles aussi supprimées. Or il y a d'autres philosophes, et ceux-là assurément importants et connus, qui sont d'avis que le monde entier est régi et administré par l'esprit et l'intelligence des dieux, et pas seulement de cet avis, car en plus par ces mêmes philosophes les dieux sont estimés pourvoyants et bienveillants envers la condition humaine. Puisque les fruits et tout ce que la terre produit, ainsi que les saisons, les variations climatiques, les changements du ciel, ils les pensent donnés au genre humain par les dieux immortels, et ils recueillent dans ces fameux livres beaucoup de choses que les dieux diront et qui sont telles que les dieux immortels semblent presque les avoir imaginé à l'usage des hommes. Contre ceux-ci Carnéade a beaucoup disserté au point de réveiller les indolents au désir de rechercher la vérité. [5] Il n'existe aucun sujet sur lequel il y a autant de désaccords non seulement entre profanes mais aussi entre gens instruits et leurs opinions sont aussi variées que discordantes entre elles; d'un côté assûrément cela peut arriver qu'aucune d'elles ne soit vraie, d'un autre côté il est certain qu'il ne se peut qu'une seule soit plus vraie. Mais sur cette question nous pouvons adoucir les censeurs bienveillants et réfuter les critiques jaloux, de sorte que les uns aient honte d'avoir été repris et les autres se réjouissent d'avoir appris. En effet, il faut enseigner ceux qui font des remarques en amis et repousser ceux qui s'acharnent en ennemis. [6] Or je vois que pas mal de choses ont découlé de mes livres qu'en peu de temps j'ai publié en grand nombre ainsi que les divers commentaires d'une part de ceux qui se demandent avec étonnement d'où me serait venu subitement cet amour de philosopher, d'autre part de ceux qui désirent savoir ce que je détiens d'assuré de chacun de ces sujets ; pour beaucoup même ils pensent avec surprise, quand la philosophie déroberait la lumière et étendrait une sorte de nuit sur les choses, que je parais l'approuver très puissamment et semble me charger de la défense surprenante de ce savoir abandonné et depuis longtemps délaissé. Mais je ne me suis pas mis subitement à pratiquer la philosophie et j'ai donné mon soin et un temps qui n'est pas médiocre à cette étude depuis ma plus tendre enfance et c'est quand je paraissais moins m'y adonner que je philosophais le plus ; car mes discours démontrent qu'ils sont remplis des idées des philosophes et ma familiarité avec les hommes les plus sages, qui ont toujours brillé chez moi et principalement Diodote, Philon, Antiochos et Posidonios par qui je fus éduqué. [7] Si l'on ramène tous les préceptes de la philosophie à la vie, j'estime qu'ils ont une grande valeur autant dans les affaires privées que publiques, parce qu'ils ont été prescrits par le jugement et le savoir. Mais si quelqu'un me demande quelle raison m'a poussé à publier ces préceptes sur le tard, il n'est rien que je puisse expliquer aussi aisément. En effet, pendant que je m'adonnais à une retraite studieuse et que la situation de l'Etat était tombée dans cette nécessité d'être au soin et aux conseils d'un seul homme, en premier lieu j'ai pensé qu'il me fallait expliquer la philosophie à nos concitoyens pour l'Etat lui même, en estimant grandement que des sujets si importants, et assez illustres pour faire aussi partie de la littérature latine, étaient utiles à l'honneur et à la gloire de notre cité. [8] Et, ce que je ressens facilement, je me repens moins de mon dessein d'autant que j'aurais motivé non seulement le goût de beaucoup pour apprendre mais aussi pour écrire. En effet, la plupart de ceux qui ont été instruits en suivant l'éducation grecque ne pouvaient communiquer à leurs concitoyens ce qu'ils avaient appris parce que ces études, reçues des Grecs, ils désespéraient de pouvoir les rendre en latin ; et à ce sujet je parais être utile d'autant que je ne suis pas surpassé dans l'abondance même du vocabulaire par les Grecs. [9] Le grand souci sur mon sort né d'une grave injustice m'exhorta même à me comporter selon ces préceptes ; car si j'avais pu trouver quelque soulagement plus efficace pour celui-ci je ne me serais pas réfugier vers elle si fortement. Mais j'ai pu profiter d'elle-même mieux que d''aucune discipline quand bien même je me serais non seulement adonné à lire des ouvrages mais aussi à étudier à fond toute la philosophie. Car on apprend alors très facilement à connaître toutes ses parties et tous ses membres quand on explique tous les problèmes en écrivant ; il y a en effet comme une continuation et une suite des sujets de sorte qu'ils semblent soudés les uns aux autres et tous entre eux adaptés et réunis. [10] Mais ceux qui veulent savoir ce que je pense moi-même de chacune de ces choses, ils agissent avec plus de curiosité que nécessaire ; car dans une argumentation il ne faut pas s'intéresser au poids d'une autorité autant qu'à celui de la raison. Bien plus l'autorité de ceux qui se font fort d'enseigner est généralement nuisible à ceux qui désirent apprendre ; en effet ceux-ci cessent d'employer leur jugement, ils tiennent une chose pour valable parce qu'ils la voient jugée par celui qu'ils approuvent. Quand à moi je n'ai pas coutume d'approuver ce que nous savons des Pythagoriciens dont on dit que, si dans une dispute philosophique ils affirmaient quelque chose et qu'on leur demandait pourquoi cette chose était ainsi, ils avaient l'habitude de répondre " Il l'a dit" ; "il" c'était Pythagore : son opinion préjugée avait tellement de pouvoir que son autorité prévalait même sans raisonner. [11] Quant à ceux qui s'étonnent de ce que j'ai suivi par dessus tout cette discipline, j'ai répondu suffisamment dans mes quatre livres des Académiques. Mais en vérité je n'ai pas pris la défense de sujets oubliés et abandonnés ; car à la mort des hommes les idées ne meurent pas elles aussi mais gardent peut-être le souvenir de l'éclat de leurs auteur. Comme cette méthode philosophique de douter de tout et de ne juger ouvertement aucune chose, née avec Socrate, reprise par Arcésilas, confortée par Carnéade, elle reste en vigueur jusqu'à notre époque; qu'elle soit presque abandonné aujourd'hui en Grèce même, je le comprends. Mais je pense que cela est arrivé non à cause d'un manque de l'Académie mais par la lourdeur d'esprit des gens. Car s'il est grand d'aborder chaque discipline, combien il est plus grand encore de les aborder toutes ! ce que sont en nécessité de faire ceux qui se proposent pour trouver la vérité de contrer tous les philosophes et de parler à la place de tous. [12] Je ne fais pas l'aveu d'avoir recherché la possibilité d'une chose aussi difficile, je démontre que je la recherche. Car il ne peut se faire que ceux qui font de la philosophie selon cette méthode n'aient rien à rechercher. Sur ce sujet, en un autre endroit, on le dit avec vraiment trop de zèle. Mais parce qu'ils sont trop difficiles à instruire et lents d'esprit pour certains, il faut trop souvent les rappeler à l'ordre. Car je ne suis pas de ces gens qui pensent que rien n'est vrai, mais de ceux qui déclarent qu'à toute vérité se mêle comme des erreurs d'une telle ressemblance qu'en elles il n'y a rien de sûr à discerner et de connu à approuver. Delà il s'ensuit aussi que beaucoup de choses sont estimables, et, quoiqu'elles ne soient pas connues avec certitude, pourtant, parce que quelqu'un d'insigne et d'illustre est vu les posséder, elles guident la vie du sage. [13] Mais pour me laver de toute jalousie je divulguerai les idées des philosophes sur la nature des dieux. Certes tous semblent convocables en ce lieu pour juger quelle idée serait vraie ; et alors seulement l'Académie me semblera effrontée si tous auront été d'accord ou si se trouvera quelqu'un pour découvrir ce qui est vrai. C'est pourquoi il me plaît de m'écrier comme dans les Synéphèbes : J'appelle, je réclame, je demande, je prie, je pleure et implore la foi des dieux, de tous mes amis, de tous les jeunes gens ! Il ne se plaint pas d'un chose très légère, celui qui se plaint qu'on fait de grands crimes contre sa cité : Une prostituée ne veut pas recevoir l'argent d'un amant. [14] Mais pour prêter son attention, pour savoir, pour constater ce qu'il faut penser des scrupules religieux, du respect, de la pureté, des cérémonies, de la foi, du serment, sur les temples, les sanctuaires et les sacrifices consacrés, sur les auspices mêmes auquels je préside*, ( puisqu'il faut rapporter toutes ces choses au problème des dieux immortels ) : la discordance des hommes très instruits au sujet d'une telle affaire d'importance obligera assurément de mettre en doute ceux là même qui jugent tenir quelque chose de certain. [15] C'est ce que j'ai souvent remarqué d'autres fois et surtout quand on eut un débat sérieux et emporté sur les dieux immortels, chez mon ami Caius Cotta. En effet, comme pendant les fêtes Latines j'étais venu chez lui à sa demande et sur ses instances, je l'ai trouvé assis dans son salon discutant avec le sénateur Caius Velleius, à qui les Epicuriens d'alors conféraient la primauté sur tous nos concitoyens. Etait également présent Quintus Lucilius Balbus, qui avait tellement progressé auprès des Stoiciens qu'on le mettait au même niveau que les Grecs qui excellaient dans ce domaine. Alors, comme Cotta m'aperçut : -- Tu tombes bien, dit-il, j'ai commencé un débat avec Velleius sur un grand sujet, auquel il n'est pas hors de propos que tu t'intéresses pour ton plaisir. [16] "Hé bien, dis-je, à moi aussi il semble que je suis bien tombé, comme tu dis. Tu as en effet réunis les trois chefs de file des trois écoles philosophiques. Et si Marcus Pison était ici, il ne manquerait aucun courant philosophique, de ceux bien sûr qui sont en honneur. Alors Cotta dit : -- Si le livre de notre cher Antiochus, qu'il a naguère envoyé à Balbus ici présent, dit vrai, il n'est pas la peine de regretter l'absence de ton ami Pison ; car pour Antiochus les Stoïciens paraissent être d'accord sur le fond avec les Péripatéticiens, même s'ils diffèrent dans l'expression ; mais de ce livre, Balbus, je voudrais savoir ce que tu penses. -- Je m'étonne, dit-il, qu' Antiochus, avant tout un homme plein de finesse, n'ait pas vu que les Stoïciens, qui distinguent l'honnête du convenable non dans les mots mais dans l'espèce en entier, diffèrent grandement des Péripatéticiens, qui mêlent l'honnête avec le convenable, qu'ils rendent distincts entre eux par l'importance et comme par degrés et non par l'espèce. Et ce désaccord n'est pas une petite querelle de mots mais fort important sur le fond. [17] Mais nous parlerons de cela une autre fois, maintenant parlons de ce que nous avions commencé, si tu veux. -- Pour ma part je le veux dit Cotta. Mais, afin que notre ami qui se mêle à nous, [ajouta-t-il] en me regardant, n'ignore pas le sujet du débat, ici nous parlions de la nature des dieux et parce qu'elle me paraissait pleine d'ombres, ainsi qu'elle le semble toujours, je cherchais à m'informer auprès de Velleius de la pensée d'Epicure. C'est pourquoi, Velleius, si cela ne t'ennuie pas, recommence ton intervention. -- Je vais recommencer, quoiqu'un assistant soit venu non pour moi mais pour toi ; tous deux, en effet, dit-il en souriant, aviez appris du même Philon qu'on ne sait rien. Alors moi de dire : Cotta avisera sur ce que nous aurions appris, mais je refuse que tu penses que je suis venu l'assister, je suis venu écouter, et certes sans parti pris, le jugement libre, astreint à aucun besoin de ce genre pour que soit défendu n'importe quel avis que je sois d'accord ou non. [18] Alors Velleius vraiment plein d'assurance, comme ces Epicuriens ont l'habitude d'être, ne craignant rien autant que de paraître hésitant sur quelque sujet, comme s'il revenait d'une réunion d'avec les dieux et descendait des mondes intermédiaires d'Epicure : " N'écoutez ni les opinions mensongères , ni l'artisan et démiurge du monde de Platon, dieu du Timée, ni la vieille sorcière prophétesse des Stoïciens, Pronoia que l'on peut nommer Providence en latin , ni non plus le monde lui-même pourvu d'une âme et de sens, rond, ardent, dieu au mouvement giratoire, présages et miracles non pas de philosophes en plein débat, mais de songe-creux. ( 1 ) [19] Mais avec quels yeux de l'esprit votre Platon a-t-il pu se représenter la forge d'un tel ouvrage par laquelle il imagine un monde construit et mis sur pied par un dieu ? quelle mise en oeuvre, quels outils, quels leviers, quelle machinerie, quels ouvriers y avaient-ils pour une telle tâche ? et comment l'air, le feu, l'eau, la terre ont- ils pu suivre et obéir à la volonté de l'architecte ? et d'où provenaient ces cinq matières dont le tout est constitué et tombant comme il faut pour disposer un esprit et créer les sens ? Il faudrait discourir longuement sur toutes ces choses qui sont telles qu'elles paraissent plus souhaitées que découvertes. [20] Mais la palme va à celles-ci : celui qui exposerait l'idée d'un monde non seulement créé, mais presque manufacturé, devrait dire qu'il sera éternel. L'imagine- t-on ayant goûté du bout des lèvres, comme l'on dit, à la physiologie, c'est à dire à la science de la nature, celui qui croit que peut être éternelle toute chose créée ? En effet quel ensemble n'est pas destructible ou bien qu'est cet objet qui ait quelque chose pour commencement et rien pour fin ? Quant à Pronée, si elle est vôtre, Lucilius, je demande les mêmes choses (2) que tout à l'heure au sujet des ouvriers, des machineries, de toute cette disposition pour un tel ouvrage et de son appareillage, mais si elle n'est pas vôtre, pourquoi aurait-elle fait un monde mortel et non éternel à la manière du dieu de Platon ? [21] Mais je cherche à savoir auprès de l'un et l'autre pourquoi les constructeurs du monde soudainement apparaîtraient puis dormiraient pendant des siècles incalculables; en effet, si il n'y avait pas de monde, il n'y avait pas de siècles ( Ici je parle de siècles non comme ceux qui se font au nombre de jours et de nuits pendant le déroulement des années; car là j'avoue qu'ils ne pouvaient exister sans le mouvement circulaire du monde; mais il y eut une sorte d'éternité depuis un temps infini que nul décompte des temps ne mesurait, par son étendue pourtant on peut comprendre ce qu'elle serait, ce qui ne se conçoit même pas, de sorte qu' il y aurait un temps quand il n'y en avait aucun. [22] pendant une étendue de temps si immense, je demande, Balbus, pourquoi votre Pronée serait restée oisive. Fuyait-elle le travail ? Mais ce travail n'affecte pas un dieu et il n'y en avait aucun puisque tous les éléments naturels, le ciel, les étoiles, les continents, les mers obéissaient à la puissance divine. Alors qu'est-ce qui aurait poussé le dieu de parer le monde de constellations et de luminaires à la manière d'un édile ? Pour améliorer son habitat, si bien entendu auparavant il avait habité pendant un temps infini dans l'obscurité comme dans une cabane. Mais après : l'imaginons- nous se plaire dans cette diversité dont nous voyons qu'il a décoré le ciel et la terre ? Et cette diversité-là peut-elle être un divertissement pour un dieu ? Et même si elle l'était, n'aurait-elle pas pu lui faire défaut aussi longtemps? [23] Sont-ce ces choses, comme vous le dites presque, qui ont été établies par un dieu pour les hommes ? Ou pour les sages ? Ainsi pour un petit nombre une telle mise en oeuvre a été faite. Est-ce pour les sots ? Mais d'abord il n'y avait pas de raison pour bien traiter des gens qui ne le méritaient pas; ensuite quel est le résultat, puisque tous les sots sont sans nul doute très misérables, surtout parcequ'ils sont sots ( que pouvons nous prétendre de plus misérable que la sottise), ensuite parce qu'il y a tant de nombreux inconvénients dans l'existence que les sages les adoucissent en les compensant avec des choses qui conviennent et que les sots ne peuvent éviter leur avenir ni supporter leur présent. Mais ceux qui ont dit que le monde lui-même est doué de vie et de raison n'ont nullement vu comment pourrait se représenter la nature d'un esprit qui comprend. De cela certes je dirai quelque mots bientôt, mais maintenant en voilà assez : [24] Je m'étonnerai de l'obstination de ceux qui le voudraient vivant sans être concerné par la mort et celui-là même bienheureux et rond parce que Platon ne nierait pas qu'il n'y ait pas plus belle figure : quant à moi celle d'un cylindre, d'un carré, d'un cône ou d'une pyramide me semble plus belle. Mais quelle existence attribuera-t-on à ce dieu tout rond ? N'est-ce pas pour qu'il se contorsionne en une vitesse à laquelle on ne pourrait pas même imaginer rien de semblable; mais en celle-ci je ne vois pas où un esprit inaltérable et une vie heureuse pourraient s'y attacher. Et si par cette moindre partie on donne à entendre ce qui est ennuyeux dans notre corps, pourquoi cela aussi ne serait pas pénible en un dieu ? Car la terre assurément, puisqu'elle est une partie du monde, elle est aussi une partie du dieu; hé bien, nous voyons de très grandes régions de la terre inhabitables et non mises en culture parce que pour une part celles-ci auront été brûlées par l'approche du soleil, pour une autre elles auront été endurcies par la neige et la gelée par la longue retraite du soleil; et celles-ci, si le monde est un dieu et puisque elles sont des parties du monde, elles doivent entraîner que les éléments du dieu d'une part sont brûlants d'autres parts sont glacés. [25] Et certes voilà votre opinion, Lucilius; mais lesquels (...) il en est, je le chercherai depuis le plus lointain de nos prédecesseurs. Thalès de Milet, qui le premier s'intéressa à de tels sujets, a dit que l'eau était le début des choses et que dieu était cette pensée qui aurait tout façonné à partir de l'eau : si les dieux peuvent être insensibles et cette pensée pourquoi l'a-t-il adjointe à de l'eau si elle même peut exister sans corps ? L'avis d'Anaximandre est que les dieux sont des êtres qui naissent dans de longs intervalles de naissance et de déclin et qu'ils sont des mondes innombrables. Mais nous comment pourrions-nous comprendre un dieu s'il n'est éternel ? [26] Puis Anaximène décida que dieu était air, qu'il fut engendré qu'il était immense et sans fin et toujours en mouvement : comme si l'air qui n'a aucune consistance pourrait être un dieu, alors qu'avant tout il conviendrait que dieu non seulement ait un aspect mais que cet aspect soit le plus beau, ou que la mort ne touche pas le Tout puisqu'il est né. De là Anaxagore, qui reçut sa théorie d'Anaxamène, voulut le premier de force et par la raison mettre en ordre et faire la description de toutes les choses et mesurer un esprit infini. Dans lequel il ne vit pas qu'il pouvait être ni un mouvement joint à un sentiment et continent à l'infini ni tout à fait un sentiment duquel la nature elle même ne se sentirait pas mise en branle. Puis il voulut que cette pensée soit comme une chose animée, il y aura quelque chose de plus intime d'où cet animé recevrait son nom; or quoi de plus intime qu'une pensée : elle serait donc enfermée dans un corps extérieur. [27] puisque ça ne plaît pas, une pensée évidente et simple conjointe à rien et qui puisse ressentir, semble échapper à la finesse et à la connaissance de notre compréhension. Alcméon de Crotone, qui donna de la divinité au soleil, à la lune, à toutes les autres étoiles et aussi à l'âme, n'a pas pensé donner de l'immortalité aux choses mortelles. Pythagore pourtant, qui jugea qu'une âme s'étendait et parcourait toute la Nature et que nos propres âmes y puisaient, n'a pas vu qu'elle est mise en morceaux par la diversité des âmes humaines et que dieu était découpé et puisque nos âmes sont misérables, ce qui échoit à la plupart (3) , alors une part de dieu est misérable, ce qui ne se peut. [28] Pourquoi l'âme humaine ignorerait-elle quelque chose, si elle était dieu ? Mais comment ce dieu, s'il n'était rien d'autre qu'une âme, serait-il ou attaché ou répandu sur le monde ? Alors Xénophane, qui après y avoir joint la pensée, voulut en outre que le Tout, en ce qu'il serait infini, fût dieu, sur cette pensée elle-même il fut pareillement critiqué, comme les autres, mais plus fortement sur l'infini, auquel rien ne peut être ni sensible ni conjoint. Parménide certes imagina quelque chose : il fit semblable à une couronne ( qu'il appelle stéphane) embrassant un cercle de feux de lumière, qui entoure le ciel, qu'il appelle dieu; dans lequel nul ne peut soupçonner une figure divine ni un sentiment. Et beaucoup des monstruosités de celui-ci, puisqu'il rapporte à dieu la guerre, la discorde, la cupidité et autres choses du même genre, s'effacent par la maladie, par le sommeil, par l'oubli ou par l'ancienneté; et de semblables choses au sujet des astres, qui sont blâmées chez un autre et maintenant s'oublient chez lui. [29] Or Empédocle qui erre sur pas mal d'autres choses se plante au sujet de ce que l'on doit penser des dieux. En effet, il veut que quatre natures soient divines dont il suppose que toute chose est constituée; mais il est évident que celles-ci naissent et s'éteignent et manquent de tout sens. Et Protagoras, qui nie avoir une idée complète des dieux qui soit clair, sur leur existence ou non, sur leur qualité, semble ne rien supposer sur la nature des dieux. Et pour Démocrite, lui qui ramène d'une part les images et leurs courses au nombre des dieux, d'autre part que cette nature, puisqu'elle nous diffuse et envoie ces images, serait notre réflexion et notre compréhension, ne s'entraîne-t-il pas dans une profonde erreur ? Comme le même, puisque rien ne demeurerait toujours dans son état, refuse tout à fait qu'il y ait quelque chose d'éternel, ne détruit-il pas tout à fait dieu, en annihilant tout ce qui reste d'idée de lui ? Et cet air, que Diogène d'Apollonie prend pour un dieu, quel sens peut-il avoir ou quelle forme d'un dieu ? [30] De l'inconséquence de Platon il y a pas mal à dire, puisqu'il refuse dans le Timée qu'on puisse appeler dieu le père de ce monde, mais dans les livres des Lois, il ne pense pas qu'il soit utile de rechercher qui est vraiment dieu. Puisqu'il veut que dieu soit incorporel ( asomate comme disent les Grecs ), ce qu'il pourrait être on ne peut le savoir : il faut nécessairement qu'il soit sans sensation, et même sans connaissance, sans plaisir; qui sont toutes choses que nous associons à notre compréhension des dieux. Le même dit aussi dans le Timée et dans les Lois que le monde est dieu, le ciel, les astres, la terre, les âmes et ce que nous avons reçu de l'enseignement de nos anciens. Choses qui en soi sont évidemment fausses et entre elles violemment contradictoires. [31] Et Xénophon aussi fait presque les mêmes erreurs en moins de mots; en effet dans ce qu'il rapporte des paroles de Socrate, il montre un Socrate argumentant qu'il n'est pas nécessaire de rechercher la forme de dieu et le même dire que dieu est soleil et esprit et tantôt qu'il est unique et tantôt qu'il est multiple; ce qui sont à peu près les mêmes errements que nous disons provenant de Platon. [32] Et aussi Antisthène dans son livre, qui est intitulé Physique, (4), disant que les dieux populaires sont nombreux mais qu'il n'y en a qu'un seul en réalité il supprime la puissance et la nature des dieux. Et pas beaucoup autrement Speusippe, succédant à son oncle Platon et parlant d'une sorte de puissance par laquelle tout serait régenté et qui serait animée, s'est efforcé de chasser des âmes la connaissance des dieux. [33] Et Aristote dans son troisième livre sur la philosophie brouille beaucoup d'idées en montrant son désaccord avec son maître Platon; tantôt en effet il attribue une complète divinité à la pensée, tantôt il prétend que le monde est un dieu, parfois il met à la tête du monde une autre sorte de dieu et lui donne ce rôle de diriger le mouvement du monde par une sorte de dédoublement et de le protéger, du coup il dit que l'ardeur du ciel est un dieu sans comprendre que le ciel est une partie du dieu qu'ailleurs lui-même aura désigné comme dieu, or comment ce sens divin du ciel pourrait-il être gardé en une telle rapidité ? Ensuite où vivent tous ces dieux, si nous comptons aussi le ciel parmi les dieux ? Mais puisqu'il veut aussi que dieu soit incorporel, il le prive de sens et même de prudence, et comment le monde se meut-il sans corps ou bien comment toujours en mouvement pourrait-il être tranquille et heureux ? [34] (5)Quant à son condisciple, Xénocrate, dans le genre, ne s'est pasmontré plus sage, lui dans les livres duquel, qui portent sur la nature desdieux, aucune caractéristique divine n'est décrite ; il dit en effetqu'il y a huit dieux, cinq qui prennent leur nom parmi les étoilesvagabondes, un qui de tous les astres qui ne sontpas fixées dans la voûtcéleste, devrait être pensé comme un dieu isolé comme issu de membresépars ; il ajoute le soleil en septième et la lune en huitième ; on nepeut comprendre par quelle faculté de percevoir ils pourraient êtreheureux. Issu de la même école de Platon, Héraclide du Pont a rempli deslivres de fables infantiles, et cependant il pense que tantôt le monde,tantôt l'esprit est divin, attribue aussi la divinité aux étoileserrantes, prive le dieu de faculté de percevoir et veut que sa formesoit variable ; et dans le même ouvrage il compte de nouveau terre etciel parmi les dieux. [35] Quant à Théophraste, son inconstance ne mérite pas d'être rapporté. Il attribue la prééminence divine tantôt à l'esprit, tantôt au ciel, tantôtaux constellations et aux astres célestes. Son auditeur Straton que l'on ne devrait pas écouter, celui qu'on appelle le physicien, est d'avis que toutela puissance divine réside dans la nature qui détientrait les clés de lanaissance, de la croissance et de la dégénérescence, mais serait privéede tout, et de faculté de percevoir et de forme.[36] Quant à Zénon, pour en venir enfin aux vôtres, Balbus, il estd'avis que la loi naturelle est divine et que cette même force quandelle l'ordonne fait triompher les choses normales et quand ellel'empêche fait triompher leurs contraires. Mais nous ne pouvons pascomprendre comment cette loi s'animerait; certes nous voulons que dieusoit animé et ce même Zénon ailleurs dit que l'éther est ce dieu : sion peut comprendre un dieu insensible qui jamais ne s'inquiète de nousni dans nos prières, ni dans nos souhaits, ni dans nos voeux. Maisdans d'autres livres il estime qu'une sorte de raison régnant dans lanature du tout est pourvue d'une force divine. Le même l'attribueautant aux astres, qu'aux années, aux mois et aux saisons. Quand ilexplique la Théogonie d'Hésiode, c'est à dire l'origine des dieux, il supprime complètement les notions des dieux usuelles et apprises; etne compte pas parmi les dieux Jupiter, Junon, Vesta ni aucun de ceuxqui sont appelés ainsi mais enseigne que ces noms furent attribuéspour une certaine signification à des choses sans âme et muettes.[37] La position de son élève Ariston n'est pas moins erronée, lui qui est d'avis qu'on ne peut pas saisir la figure d'un dieu et dit que les dieux n'ont pas de sentiment et il se demande réellement si dieu est doué d'âme ou non. Mais Cléanthe, qui suivit avec lui les leçons de Zénon, celui dont j'ai parlé tout à l'heure, tantôt dit que le monde lui- même est dieu, tantôt attribue ce nom à l'esprit et à l'âme de toute la nature, tantôt il pense que le dieu le plus sûr, qui s'appelerait Ether, est un cercle de chaleur ceinturant toutes choses, ultime, très haut, enveloppé de partout et extrême ; et le même, comme s'il délirait, dans les livres qu'il écrivit contre le plaisir tantôt imagine une sorte de figure et d'aspect des dieux, tantôt il attribue aux astres toute la divinité, tantôt il est d'avis qu'il n'y a rien de plus divin que la raison. Ainsi arrive-t-il que le dieu, auquel nous refléchissons et que nous voulons déposer dans la notion de l'âme comme en une empreinte, n'apparaît plus nulle part. [38] Mais Persée élève du même Zénon pense que sont tenus pour dieux, ceux par qui a été découverte toute grande chose utile à la civilisation et mêmes les choses utiles et salutaires ont été nommées du nom de dieux, de sorte que l'on ne dise pas même ce qui fut trouvé faire partie des dieux mais divin ; et quoi de plus stupide que de donner la grandeur des dieux à de sales et laides réalisations ou de mettre au nombre des dieux des êtres humains anéantis par la mort dont tout le culte se serait fait dans le deuil [39] Quant à Chrysippe, qui est tenu pour l'interprète le plus subtil des rêveries des Stoïciens, il rassemble la grande foule des dieux inconnus et de ces inconnus que nous pourrions décrire même pas par conjecture, alors que notre esprit semble pouvoir représenter n'importe quoi par réflexion. En effet, il dit que la force divine est placée dans le raisonnement et aussi dans l'âme et l'esprit de la nature toute entière, il dit que le monde lui-même est dieu et universelle la diffusion de son souffle, ou bien la primauté de lui-même, qui se trouve dans l'esprit et la raison, et la commune nature universelle et qui contient tout, ou bien l'ombre du destin et la nécessité des choses à venir, le feu aussi et cet Ether dont j'ai déjà parlé ou ces choses qui coulent et diffusent par nature, comme l'eau, la terre, l'air, le soleil, la lune, les étoiles et l'univers où tout réside et même des hommes qui auraient obtenu l'immortalité.[40] (6)Il soutient que le dieu que les hommes appellent Jupiter est l'éther, et que Neptune est l'air qui se répand #sur# la mer, et que la déesse appelée Cérès est la terre; suivant une méthode similaire, il analyse les noms des autres dieux. En outre, il affirme que la force de la loi perpétuelle et éternelle, qui se veut un guide de la vie et un maître des devoirs, c'est Jupiter, et il l'appelle le destin fatal, éternelle réalité du futur. Rien de tout ceci ne semble être le siège de la puissance divine. Voilà le contenu du premier livre "Sur la nature divine". [41] Dans le second livre, ensuite, il cherche [Dans le second livre, il cherche ensuite] à concilier les mythes racontés par Orphée, Musée, Hésiode et Homère, à l'aide d'affirmations avancées dans le premier livre, de manière à faire apparaître Stoïciens y compris les poètes les plus anciens, qui n'avaient même pas imaginé ces doctrines. Ainsi*, Diogène de Babylone, dans son livre intitulé Minerve, démythifie, #en ramenant ces divinités à un plan physique#, la paternité de Jupiter et la naissance de la vierge.[42] J'ai exposé la plupart du temps, non des opinions philosophiques, mais des rêves de fous. Et, en réalité, pas beaucoup plus absurdes sont les récits répandus par les voix des poètes, nuisibles justement à cause de leur charme ; ils imaginèrent les dieux enflammés par la colère et furieux de désir, et ils représentèrent, de manière à ce que nous les voyions bien, leurs guerres, leurs batailles, leurs luttes, les blessures, également les haines, les inimitiés, les querelles, les naissances, les morts, les pleurs, les lamentations, les passions incontrôlées, les adultères, les captivités, les unions avec les mortels et les mortels nés d'immortels. [43] On peut associer aux erreurs des poètes les prodiges des magiciens et la semblable folie des Égyptiens, et aussi les croyances du peuple qui se trouve dans la plus grande incohérence à cause de l'ignorance de la vérité. Celui qui considérerait que toutes ces affirmations ont été avancées sans réflexion et à la légère devrait vénérer Épicure et le ranger parmi ces dieux mêmes, sur lesquels porte cette question. Lui seulement se rendit compte que la nature a imprimé le concept de divinité dans les esprits de tous. Quel peuple, quelle race d'hommes ne possède pas, sans qu'elle lui ait été enseignée, une notion innée des dieux, qu'Épicure appelle prolepsis (7), c'est-à-dire une représentation mentale a priori de la chose, sans laquelle rien ne peut être compris, recherché, discuté. La force et l'utilité de cet argument, nous les avons apprises du livre divin d'Épicure " Sur la règle et sur le jugement ". [44] Vous voyez donc que les bases de cette recherche ont été jetées magnifiquement. Puisque la croyance dans les dieux n'a pas été fixée par une norme, par un usage ou par une loi, et que persiste un consensus universel et absolument unanime, il faut en déduire que les dieux existent parce que nous en possédons une notion naturelle ou, mieux, innée (8) ; ainsi une notion sur laquelle tout le monde s'accorde doit être nécessairement vraie ; il faut donc admettre que les dieux existent. Et puisque sur ce concept tous s'accordent, non seulement les philosophes mais aussi les ignorants, nous devons admettre aussi le fait que nous possédons une notion innée ou, comme je l'ai dit plus haut, une prénotion des dieux (il faut donner des dénominations nouvelles aux concepts nouveaux, comme Épicure qui appela la prénotion prolepsis que personne n'avait désignée précédemment sous ce terme). [45] Nous possédons donc cette prénotion : les dieux sont heureux et immortels. En effet, la nature, qui nous a fourni la notion des dieux mêmes, a aussi gravé dans nos esprits l'opinion que les dieux sont immortels et heureux. Si les choses sont ainsi, la maxime prononcée par Épicure est vraie : ce qui est heureux et éternel ne peut avoir aucun souci ni en procurer aux autres, c'est pourquoi les dieux ne peuvent éprouver ni colère ni bienveillance, parce que de telles caractéristiques sont spécifiques de la faiblesse. Si nous n'avions pas d'autre but que de vénérer pieusement les dieux et d'être délivrés de la superstition, nous en aurions dit suffisamment ; la nature supérieure des dieux serait pieusement vénérée par les hommes parce qu'elle est éternelle et heureuse (tout ce qui est supérieur reçoit la juste vénération) et toute la crainte de la puissance et de la colère des dieux serait bannie, parce que l'on comprend que la colère et la bienveillance sont étrangères à une nature heureuse et immortelle. Une fois éliminé tout ceci, aucune crainte de la part des dieux nous menace. Mais, pour renforcer cette croyance, l'âme fait des recherches aussi sur la forme, sur la vie, sur l'activité et sur le mouvement de l'esprit dans la divinité. [46].Quant à leur forme, assurément, pour partie la nature nous en donne l'idée, pour partie le raisonnement nous en instruit. En effet, tous, dans toutes les espèces, nous n'avons aucune représenation sinon humaine des dieux ; quelle autre forme, de fait se montre-t-elle un jour à quiconque est éveillé ou dort ? mais de peur que toutes ne reviennent pas vers les idées premières, la raison elle-même nous fait voir clairement la même chose. [47].Car alors qu'il semble convenir qu' une nature excellente, parce qu'elle serait soit heureuse soit éternelle, est très belle, quelle composition des membres, quelle beauté des traits, quelle figure, quelle apparence peut être plus belle que l'humaine ? Vous, Lucilius, vous avez coutume ( car mon cher Cotta est comme ci comme ça) quand vous imaginez décrire un artifice et une invention divine que tout serait à l'image de l'homme non seulement pour l'usage, mais même adaptée à sa beauté. [48].et si l'image de l'homme dépasse la beauté de tout ce qui est animé, dieu étant animé, cette image assurément est la plus belle de toutes. Et puisque il est clair que les dieux sont très heureux, personne ne peut être heureux sans vertu et la vertu ne peut exister sans la raison ni la raison s'implanter complètement sauf dans l'image de l'homme, il faut avouer que les dieux ont l'apparence des hommes. [49].Et pourtant cette apparence n'est pas un corps, mais presque un corps, elle n'a pas de sang mais presque du sang. Quoique cela fut découvert trop perspicacement et exprimé trop subtilement par Epicure, pour que quiconque puisse les comprendre, mais confiant en votre intelligence j'enchaîne mes raisons plus brièvement que la cause le désire. Epicure qui non seulement verrait avec les yeux de l'esprit les choses cachées et absolument secrètes mais aussi les toucherait comme de la main enseigne qu'il est de la puissance et de la nature des dieux d'être compris d'abord non par les sens mais par l'esprit, et non en une sorte de solidité ni en nombre, comme ce qu' il appelle steremnia à cause de la fermeté, mais au moyen d'images perçues par la similitude et la contagion, puisqu'il existe une série infinie d'images très ressemblantes tirées d'innombrables individus et qui affluent vers nous ; alors en de très grands plaisirs notre intelligence et notre esprit tendu et fixé sur ces images comprennent ce qu'est une nature heureuse et éternelle. [50].La force suprême de l'infinité est fort digne d'une contemplation grande et diligente d'où il est nécessaire de comprendre que cette nature existe pour que tous les semblables répondent aux semblables. Epicure l'appelle isonomie, c'est à dire un partage égal. D'elle provient donc que si il y a une telle foule de mortels, il n'y a pas moins d'immortels et si les choses qui meurent sont innombrables celles qui se conservent doivent aussi être infinies. Alors, Balbus, vous avez l'habitude de nous demander quelle est la vie des dieux et quelle existence ils mènent. [51].Il est évident que l'on ne peut rien penser davantage heureux et regorgeant de tous biens que cette existence. En effet, il n' a pas d'activité, n'est entortillé(9) dans aucune occupation, n'est contraint à aucun effort, se réjouit de sa propre sagesse et sa vertu, a l'assurance de vivre toujours dans des voluptés tant immenses qu'éternelles. [52].Nous dirions à juste titre que ce dieu est heureux, tandis que le vôtre est à la peine la plus grande. Soit il est en effet le monde lui-même, que peut-il être moins une existence reposante que de tourner sans répit autour de l'axe du ciel avec une célérité prodigieuse ? Or aucun bonheur sans repos ; soit le dieu est quelque chose dans le monde même, qui dirigera, gouvernera, assurera la course des astres, les variations climatiques, les hasards et l'ordre des choses, veillant sur terres et mers il observera les profits et les existences des hommes : et celui-ci n'est pas impliqué dans des activités désagréables et pénibles ! [53].Or nous supposons qu'une vie est heureuse par la sécurité de l'esprit et l'absence de toutes charges. Il nous a enseigné aussi, entre autres, que le monde découle de la nature, qu'en aucun cas un effort de conception n'a été nécessaire, et que c'est chose si facile, ce que vous nierez avoir été produit sans une industrie divine, que la nature produira, produit et a produit d'innombrables mondes. Cela, parce que vous constatez, par exemple, que la nature ne peut l'effectuer sans un esprit, comme les poètes tragiques, lorsque vous ne pouvez développer la fin d'une argumentation, vous trouvez refuge auprès d'un dieu. [54].Assurément, vous ne réclameriez pas son labeur, si vous voyiez l'immense et sans bornes grandeur des domaines dans laquelle l'âme se jetant et s'étendant ainsi de long en large voyage, de sorte qu'elle ne voit cependant aucun rivage d'une extrémité. Donc, dans cette immensité de largeurs, de longueurs et de hauteurs, une infinie multitude d'atomes innombrables volète, au milieu du vide, s'agglomèrent et se succèdent les uns aux autres sans discontinuer ; de là se produisent formes et figures des choses, que vous ne pensez pas pouvoir être réalisés sans soufflets et enclumes. C'est pourquoi vous faites peser sur nos têtes un maître éternel que nous devrions craindre jour et nuit. Qui en effet ne craindrait pas un dieu curieux et immergé dans nos affaires qui prévoit tout, pense à tout et remarque tout, pensant que tout le concerne ? [55].De là découle la nécessité du destin que vous appelez 'heimarméne': tout événement, d'après vous, aurait son origine dans la réalité éternelle, et par un enchaînement de causes. Mais cette philosophie ne doit apparaître valable qu'à ceux qui, à l'instar des petites vieilles, et ignorantes de surcroît!, estiment que tous les événements sont déterminés par le destin. De là encore votre 'mantiké', qu'on nomme divination en latin; à cause d'elle, si nous voulions vous donner raison, nous serions tellement imbus de supersitition que nous devrions vénérer les haruspices, les augures, les astrologues, les devins, les interprètes des songes. Épicure nous a libérés et affranchis de ces peurs; ainsi nous ne sommes plus amenés à craindre des dieux qui, nous le savons bien, n'imaginent de rien faire qui pourrait leur être pénible ni ne cherchent à faire de la peine aux autres; et, dévoués et pieux, nous continuons à vénérer leur nature excellente et supérieure. Mais je crains de m'être laissé emporter par mon enthousiasme, et d'avoir été un peu prolixe. Il était de toute façon difficile de ne pas conduire à son terme une question aussi vaste et importante, quoique mon intention ait été d'écouter plutôt que de parler. [56]. [57].Alors Cotta, aimablement, comme il en avait l'habitude dit : " et pourtant Velleius, si tu n'avais rien dit, tu n'aurais rien; assurément, pu entendre raisonnablement de moi. En effet, il n'est pas habituel que me vienne aussi facilement à l'esprit la raison pour laquelle quelque chose est vraie que celle pour laquelle elle est fausse ; et cela arrive alors aussi souvent, que lorsque je t'ai entendu peu auparavant. Tu me demanderais quelle est la nature des dieux, je dirais : il se pourrait que je ne réponde rien ; tu chercherais à savoir si je je pense qu'elle est telle, qu'elle a été exposé par toi à l'instant : je dirais que rien ne me semble moins vrai... [58].En effet, il me semble avoir souvent entendu parler de L.Crassus celui qui t'est proche, puisqu'il te préférait sans indubitablement à tous ceux qui ont porté la toge, et qu'ils comparaient quelques épicuriens issus de Grèce avec toi, parce que je comprenais que tu étais étonnament distingué par celui- ci, je l'ai entendu celui-ci dire cela trop abondamment en raison de sa bienveillance. Or moi, même si j'appréhende de faire ta louange, toi présent, je juge cependant que tu as parlé avec éclat d'un sujet difficile et obscur, non seulement avec abondance par tes idées, maisplus encore avec du style dans les propos, comme les votres en ont l'habitude. [59]. [60].XXI, 60. Pas même moi, en ce moment, je ne pourrai proposer quelque chose de mieux. Comme je viens de le dire, dans presque tous les domaines, et plus particulièrement dans celui de la physique, je serais plus prompt à dire ce qui n'est pas vrai que ce qui est vrai. XXII, 60. Tu me demandes ce que peut-être dieu, et quelle peut être sa nature. Je suivrai l'exemple de Simonide (10). Quand le tyran Hiéron lui posa cette question, il sollicita, pour répondre, un jour de réflexion ; le jour suivant, quand Hiéron réitéra sa question, il en réclama deux. Et comme Simonide continuait à doubler le nombre des jours, Hiéron, surpris, lui demanda la raison de son comportement : « Parce que plus je réfléchis, plus la question me paraît obscure. », répondit Simonide. Sans doute Simonide - qui, comme chacun sait, ne fut pas seulement un poète délicat, mais aussi un homme profond et cultivé dans de nombreux domaines - finit par douter de toute vérité, précisément parce que de nombreuses solutions, pénétrantes et subtiles, se présentaient à son esprit, sans qu'il pût établir laquelle était la plus vraie. [61]. Mais ton Épicure (je préfère discuter avec lui plutôt qu'avec toi), qu'a-t-il affirmé, qui soit digne, pas seulement de la philosophie, mais du bon sens ? Pour ce qui est de notre recherche sur la nature des dieux, la première question est de savoir si les dieux existent, ou bien s' ils n'existent pas. « Il est difficile de le nier ». Sûrement, à condition que cette question soit posée au sein d'une assemblée. Dans une conversation comme celle-ci, et dans une réunion comme la nôtre, entre amis, c'est très facile. C'est pourquoi moi-même qui, en ma qualité de pontife, estime que les cérémonies et le culte public doivent être respectés scrupuleusement, je voudrais être convaincu de ce principe fondamental de l'existence des dieux, non seulement sur la base d'une croyance, mais sur celle d'une vérité établie. De fait, maintes pensées me viennent à l'esprit, qui me troublent, au point que parfois il me semble que les dieux n'existent pas. [62]. Mais vois combien je suis généreux à ton égard : je ne toucherai pas aux principes que vous partagez avec d'autres écoles, ainsi celui-ci : l 'existence des dieux est un fait accepté de presque tout le monde, de moi le premier ; c'est pourquoi je ne le discute pas. J'estime cependant que l' explication que tu en donnes n'est pas convaincante. Tu as déclaré que, sur ce point, le consensus de l'ensemble des peuples et des races est un argument valide pour nous amener à admettre l'existence des dieux. Mais cet argument, en plus d'être fragile, est faux également. En premier lieu, que sais-tu de ce que pensent les peuples ? J'estime qu'il y a des peuples si enfoncés dans la barbarie, qu'ils ne soupçonnent même pas l'existence des dieux. Et que penser de Diagoras, dit l'athée, et, à une époque plus récente, de Théodore ? N'ont-ils peut-être pas nié ouvertement la nature divine ? Considérons le cas de Protagoras d'Abdère, que tu as mentionné tout à l'heure, et qui fut sans aucun doute le plus grand parmi les sophistes de son temps : à cause d'une phrase placée au début de son livre : « À propos des dieux, je ne saurais dire s'ils existent ou s'ils n'existent pas », il fut exilé de la cité et du territoire, sur l'ordre des Athéniens, et ses ouvres furent brûlées en public. Alors, j'estime que nombreux sont ceux qui devinrent réticents à professer cette doctrine, étant donné que pas même le doute sur cette question ne permet d'échapper au châtiment. Que dire ensuite des sacrilèges, des impies et des parjures ? Si jamais un Lucius Tubulus, Si un Lupus ou un Carbon ou un fils de Neptune, comme dit Lucilius (11), avait cru dans les dieux, se serait-il entaché de tant de parjures et de tant de crimes ? XXIII, 64. Le raisonnement que vous suivez, pour démontrer votre thèse, n'a donc pas cette force probatoire qu'il offre à première vue. Mais comme cet argument est commun aussi aux autres philosophes, pour le moment je le laisserai de côté. Je préfère passer à l'examen des théories propres à votre école. [65] Je veux bien accorder que les dieux existent ; apprends-moi donc quelle est leur origine, où ils se trouvent, et de quelle sorte sont leur corps, leur esprit, leur vie ; voilà, en effet, ce que je désire savoir. Tu fais un usage généreux du pouvoir et de la liberté des atomes ; c'est d'eux que tu tires matière pour peindre, et pour produire, tout ce qui se présente à tes pieds - comme on dit. Tout d'abord. ces éléments ne sont rien. N'est rien, en effet, ce qui n'a pas de corps. Or, tout espace est envahi de corps ; ainsi il ne peut exister aucun vide, il ne peut exister aucun être insécable. .(12) [66] En réalité, moi, je soutiens ces oracles des physiciens : qu'ils soient vrais ou qu'ils soient faux, je l'ignore ; mais ils sont toujours plus vraisemblables que les vôtres. En effet, ces inepties de Démocrite - ou encore, avant lui, de Leucippe - : que certains corpuscules sont lisses, d' autres rugueux, d'autres arrondis,. mais que, quelquefois, ils sont anguleux et crochus, et certains, incurvés, et presque recourbés., que ce sont eux qui ont produit le ciel et la terre, sans nécessité naturelle, mais par un assemblage hasardeux. - cette opinion, Caius Velleius, est celle dans laquelle tu as persisté jusqu'à ce jour, et on t'aurait jeté dans la plus complète détresse, plutôt que de te faire renoncer à cet avis-là. En effet, tu as estimé que tu devais être Epicurien, avant même de connaître ces théories : ainsi, tu t'es mis dans l'obligation, soit d'admettre dans ton esprit ces inepties, soit de renoncer à porter le nom d'une philosophie suspecte. [67] Que gagnerais-tu, en fait, à renoncer à l'Epicurisme ? « Moi, mais je ne gagnerais rien », dis-tu, « à abandonner la cause du bonheur, et la vérité ! » Donc c'est. cela, la vérité ? Car pour ce qui est du bonheur - dont, selon toi, même un dieu ne jouit pas, à moins de se laisser aller à une parfaite oisiveté - je n'ai rien contre. Mais, la vérité, où est-elle ? Est-ce, je pense, dans les mondes innombrables, les uns naissant, les autres mourant, en de minuscules instants ? A moins qu'elle ne soit dans les corpuscules insécables, qui créent de tels chefs-d'ouvre, sans aucune conduite de la nature, et sans raison ? Mais j' oublie la générosité que je t'ai promise tout à l'heure en prenant la parole, et j'embrasse plusieurs sujets. Donc, admettons que j'accorde que tout est constitué d'éléments indivisibles ; à quoi bon ? [68] En effet, il est question de la nature des dieux. Admettons qu'ils soient faits d'atomes ; ils ne sont donc pas éternels. En effet, parce qu'un corps est fait d' atomes, il faut qu'il soit né à un moment ou à un autre ; s'il y a eu naissance, il n'y a pas eu de dieux avant qu'ils ne naissent ; et s'il y a apparition des dieux, il est nécessaire qu'il y ait destruction - comme toi-même, tout à l'heure, l'as dit au sujet du monde de Platon, que tu discutais. Où sont-ils donc, votre bonheur, et votre éternité - les deux mots dont vous vous servez pour faire comprendre ce qu' est un dieu ? C'est que, quand vous voulez y arriver, vous vous faufilez dans des buissons d'épines. Regarde : tu disais qu'il n'y avait pas de corps en un dieu, mais un quasi-corps, et pas de sang, mais une sorte de sang. [69] Voilà ce que vous faites sans cesse : quand vous proférez une opinion douteuse, et que vous voulez fuir la réprobation, vous apportez une explication, absolument impossible, de sorte qu'il vaut mieux mieux lâcher ce qui donnait matière à controverse, plutôt que de tenir bon aussi effrontément. Par exemple, Epicure, qui voyait bien que si les atomes étaient emportés dans le sens inférieur par leur propre poids, rien ne serait en notre pouvoir, leur mouvement étant réglé par la nécessité, trouva le moyen d' échapper à cette nécessité - ce que Democrite, de toute évidence, avait évité : puisque l'atome est porté vers le bas par sa masse et sa pesanteur, il dit qu'il dévie un peu. [70] ce qui est plus extravagant que l'idée qu'il veut ne pas pouvoir défendre.Il fait de même contre les dialecticiens ; comme ils enseignèrent que dans toutes les disjonctions, dans lesquelles on admet « soit le oui, soit le non », l'une des deux parties était vraie, il trembla de crainte que, si l'on avait avancé quelque chose du genre : « soit Epicure sera en vie demain, soit il ne le sera pas », l'une des deux propositions ne s' imposât : il nia que s'imposât l'alternative « soit oui soit non » toute entière ; qu 'aurait-on pu dire de plus stupide que cela ? Arcésilas pressait Zénon, en disant que, pour lui, tout ce qui était perçu par les sens était faux, alors que Zénon soutenait que si une part avait paru fausse, tout ne l'était pas ; Epicure craignit que, si une seule chose avait paru fausse, plus rien ne fût vrai : il dit que tous les sens étaient les messagers du vrai. Il ne soutenait aucune position si ce n'est la plus absurde, et avec vigueur ; il recevait en effet une plus grave blessure, pour en repousser une plus légère. [71] Il fait de même au sujet de la nature des dieux : en s'éloignant de l' idée de corps insécables - afin de ne pas conclure à leur mort et à leur anéantissement - il dit qu'il n'y a pas de corps divin, mais une sorte de corps, ni du sang, mais une sorte de sang. Il serait étonnant qu'un haruspice ne rie pas, s'il voyait un haruspice ; est-ce que ceci est plus étonnant que le fait que vous puissiez vous retenir de rire entre vous ? « Ce n'est pas un corps, mais un quasi-corps » : je comprendrais quelle est sa nature, s'il était représenté en figures de cire ou d'argile ; dans un dieu, ce qui est presque un corps ou ce ce qui est presque du sang, cela, je n'arrive pas à le comprendre. Et pas même toi, Velleius ! Mais tu ne veux pas le reconnaître. [72] Vous répétez, comme sous la dictée, les rêves qu'Epicure a faits la bouche ouverte. puisqu'il se glorifiait, assurément, comme nous le voyons dans ses écrits, de n'avoir eu aucun maître. Et, même s'il ne s'en vantait pas, je le croirais néanmoins, j'en suis sûr, sans difficulté, de même que je croirais le propriétaire d'une maison mal faite, qui se vanterait de ne pas avoir eu d'architecte ; on n'y sent, en effet, aucun parfum Académique, aucune senteur de Lycée, aucune odeur même d'études d'enfants.Il aurait pu écouter Xénocrate (lui que les dieux immortels écoutent), et il en est qui pensent qu'il l'a écouté ; lui ne le veut pas : je le crois, plus que personne. Il dit que Pamphile, un auditeur de Platon, a été écouté de lui à Samos (c' est là, en effet, qu'il habitait, avec son père et son frère, quand il était jeune homme, parce que son père Néoclès y était venu pour obtenir un lot de terre, mais comme son petit lopin ne suffisait pas à le nourrir, il fut, je crois, maître d'école) ; [73] mais Epicure méprise prodigieusement ce Platonicien : il craint de paraître ainsi avoir jamais appris quelque chose. Il est surpris en compagnie de Nausiphane, disciple de Démocrite ; et comme il ne nie pas l'avoir écouté, il l'accable cependant de toutes les injures. Et pourtant, s'il n'avait pas écouté ces enseignements de Démocrite, qu'avait-il écouté, et qu'y a-t-il dans la physique d'Epicure, qui ne soit pas de Démocrite ? Car même s'il a changé certaines choses, comme ce que j'ai dit tout à l'heure au sujet de l'inclinaison des atomes, la plupart de ses dires sont identiques : les atomes, le vide, les images, l 'infinité des lieux et le caractère innombrable des mondes, et leur naissance, leur mort, à peu près tout ce dans quoi se trouve la théorie de la nature. [74] Maintenant, qu'entends-tu par ce quasi-corps et ce quasi-sang ? Moi, en effet, non seulement j'avoue que tu sais ces choses mieux que moi, mais encore je le supporte facilement ; bon, une fois cela dit, qu'y a-t-il que Velleius puisse comprendre, et que Cotta ne puisse ? C'est pourquoi ce qu' est le corps, ce qu'est le sang, je le comprends ; ce que sont le quasi-corps et le quasi-sang, je ne le comprends absolument pas, d'aucune manière. Et tu ne me tiens pas dans l'ignorance, comme Pythagore le faisait aux autres, et tu ne parles pas avec une obscurité intentionnelle, comme Héraclite, mais - nous sommes entre nous, disons-le - pas même toi ne comprends. [75] Je vois que tu te bas pour qu'il y ait un aspect extérieur des dieux, qui n'ait rien de compact, rien de solide, sans relief, sans saillie, et qui soit pur, léger, transparent. Nous dirons donc la même chose que de la « Vénus de Cos »(13) : ce n'est pas un corps, mais une semblance de corps, et ce rouge diffus et mêlé dans le blanc n'est pas du sang, mais quelque semblance de sang ; de même, nous dirons que dans le dieu d'Epicure, il n'y a pas de réalité, mais des apparences de réalité. Fais en sorte que ce qui n'est même pas compréhensible, je puisse m'en persuader ; montre- moi les contours et les formes de ces dieux esquissés. [76] Et sur ce point l'abondance de raisons par lesquelles vous voudriez enseigner que les formes des dieux sont humaines ne manquent pas ; premièrement, on a façonné nos esprits par avance (14) de telle façon que, lorsque l'homme pense au dieu, se présente à lui une forme humaine ; ensuite, parce que - la nature divine étant parfaite en tout - sa forme aussi doit être la plus belle, et qu' (15) aucune n'est plus belle que l'humaine ; Vous apportez comme troisième raison que dans aucune autre structure il ne peut y avoir le siège de la pensée. [77] Donc, premièrement, considère ce que vaut chaque argument ; vous me semblez en effet vous emparer, comme si vous faisiez usage de votre droit, d 'un raisonnement complètement invraisemblable. Premièrement, qui, parmi tous les hommes, fut jamais assez aveugle en regardant la nature, pour ne pas voir que l'aspect extérieur des hommes a été appliqué aux dieux soit suivant quelque avis des philosophes, afin de détourner plus facilement les âmes des ignorants de la laideur de la vie vers le culte des dieux, soit par le besoin superstitieux qu'il y ait des représentations imagées qu' en vénérant on croie approcher les dieux eux-mêmes. Ce sont ces mêmes croyances qu'ont développées les poètes, les peintres, les artisans ; en effet, il n'aurait pas été facile que ceux qui font et qui construisent quelque chose conservent les dieux dans l'imitation d'autres formes. . . . que rien ne semble à l'homme plus beau que l'homme. Mais toi, le spécialiste de la nature, ne vois-tu pas combien la nature est une caressante entremetteuse ? A moins que tu ne penses qu'il ait aucune bête sur terre ou dans la mer, qui ne soit pas charmée par une bête de son espèce ? S'il n'en était pas ainsi, pourquoi le taureau ne brûlerait-il pas au contact d'une jument, un cheval d'une vache ? A moins que tu ne penses que l'aigle, ou le lion, ou le dauphin, préfèrent aucune autre conformation à la leur ? Qu'y a-t-il donc d'étonnant, si, de la même façon, la nature a prescrit à l' homme de ne rien trouver de plus beau que l'homme ? Nous devons en conclure que là est la raison pour laquelle nous pensons que les dieux sont semblables aux hommes : [78]. Tu crois que si les animaux étaient dotés de raison, ils ne donneraient pas chacun la prééminence à leur propre espèce ? Mais, par Hercule, (je dirai ce que je pense), quoique je m'estime moi-même, je n'ose toutefois pas prétendre être plus beau que ce fameux taureau qui transporta Europe ; il n'est pas question présentement de nos facultés intellectuelles ou oratoires, mais seulement de notre aspect extérieur. Mais si nous voulions créer une combinaison de formes, ne voudrais-tu pas ressembler à ce fameux Triton marin, qui est peint dans l'acte d'avancer, transporté par des monstres qui nagent, unis à un corps humain ? Je traite une question difficile : de fait, la force de la nature est telle qu'il n'est pas d'homme qui ne voudrait ressembler à un homme - et une fourmi qui ne voudrait ressembler à une fourmi. [79] Mais à quel homme ? Combien d'hommes, de fait, sont beaux ? Quand je me trouvais à Athènes, c'est à grand-peine que dans les troupes d'éphèbes on en trouvait un (je comprends pourquoi tu souris, mais c 'est ainsi). Pour nous qui, avec la permission des philosophes antiques, avons la passion des enfants, même les défauts sont souvent agréables. Alcée se délecte d'un grain de beauté sur l'un des doigts de son ami ; mais le grain de beauté est un défaut ; or cela semblait une qualité à Alcée. Quintus Catulus, le père de notre actuel collègue et ami, aima ton concitoyen Roscius, et il lui dédia ces vers : « Je m'étais arrêté par hasard pour saluer l'aube naissante Quand soudain Roscius sur ma gauche se lève. Pardonnez-moi, ô, dieux, si je dis Qu'un mortel me parut plus beau qu'un dieu. » Roscius parut à Catulus plus beau qu'un dieu : mais il louchait, comme il louche encore aujourd'hui. Quelle importance si ce défaut lui paraissait piquant et fascinant ? Mais revenons aux dieux. [80]. Je reviens aux dieux. Nous pensons que, quoique n'étant pas gravement atteints de strabisme, ils doivent tout de même l'être un peu ; que certains sont affublés de petites imperfections, qu'ils ont le nez camus, les oreilles pendantes, un front et une tête disproportionnée ? Peut-être sont-ils à l'abri de tous ces défauts qui sont le lot des hommes ? Je vous le concède ; peut-être ont-ils tous le même visage ? S'ils en possèdent plusieurs, l'un doit nécessairement être plus beau que l'autre ; ainsi un dieu peut-il être privé de la beauté suprême ; s'ils ont tous le même visage, l'Académie doit remporter un franc succès dans le ciel, parce que, s'il n'est aucune différence entre les dieux, il n'est ni connaissance ni perception parmi eux. [81] Et si ensuite, Velleius, l'affirmation, suivant laquelle quand nous pensons au dieu il ne se présente aucune forme autre qu'humaine, est aussi complètement fausse ? peut-être défendras-tu une absurdité de ce genre ? Peut-être cela se présente-t-il comme tu le dis ?(1) De fait, depuis que nous sommes enfants [petits], nous connaissons Jupiter, Junon, Minerve, Neptune, Vulcain, Apollon et les autres dieux avec cet aspect qu'ont voulu leur donner les peintres et les sculpteurs. Et pas seulement avec tel aspect, mais avec tel accoutrement, tel âge, tel vêtement. Mais cela n'est pas valable pour les Egyptiens, ni pour les Syriens ni pour tous les barbares: chez eux, tu peux voir que la croyance en certains animaux est plus profonde que celle que nous avons dans les temples les plus sacrés et dans les images des dieux. [82] Le fait est que nous voyons de nombreux temples dépouillés et des statues de dieux enlevées par nous de lieux hautement sacrés, mais en vérité, on n'a pas même ouï-dire qu'un crocodile, un ibis ou un chat ait été profané en Égypte. Pourquoi donc es-tu d'avis d'avis qu'Apis, le boeuf sacré des Égyptiens, ne semble pas être un dieu pour les Égyptiens ? Il l'est autant par Hercule que votre Sospita pour toi. De plus, tu ne la vois non plus jamais dans ton sommeil, excepté avec une peau de chèvre, une lance, un petit bouclier et des souliers à pointes relevées. Mais Junon n'a de nature ni argienne ni romaine. Donc il y a un aspect de Junon Argienne et un autre de Junon du Latium. Et assurément un aspect pour notre Jupiter Capitolin, un autre pour le Jupiter Hamon chez les Africains. [83]. Donc, toi, un physicien, c'est-à-dire un savant, quelqu'un qui traquela nature comme le ferait un chasseur, n'as-tu pas honte de vouloir obtenir une preuve de la vérité, d'êtres abrutis par les idées reçues ? À partir de ce moment, il sera légitime d'affirmer que Jupiter porte toujours la barbe, Apollon jamais, que Minerve a les yeux verts, que Neptune les a bleus. Davantage : nous louons la statue de Vulcain sculptée par Alcamène, qui se trouve à Athènes : le dieu, représenté debout et vêtu, est à peine affublé d'une légère claudication non dénuée de grâce. Donc, nous croirons que le dieu est boiteux, parce que telle est la tradition rapportée sur Vulcain. Et dis-moi : penses-tu que les dieux ont les noms par lesquels nous les désignons ? [84]. Mais alors, en premier lieu, les noms des dieux sont aussi nombreux que les langages humains. Et toi, tu t'appelles Velléius, où que tu ailles ; mais Vulcain n'a pas le même nom en Italie, en Afrique, en Espagne. En outre, le nombre des noms n'est pas étendu même dans nos livres pontificaux ; or le nombre des dieux est illimité. Ou bien n'ont-ils pas de nom ? Vous êtes contraints de le reconnaître : quelle importance cette pluralité de noms, quand l'aspect est unique ? Combien plus correct c'eût été, Velléius, d'admettre ton ignorance, plutôt que de proférer de telles sornettes, et en être toi-même dégoûté ! Tu crois que la divinité est semblable à toi ou à moi ? Certainement pas. Et alors ? dirai-je que le soleil ou la lune, ou le ciel est dieu ? En ce cas, il est aussi heureux : mais de quels plaisirs jouit-il ? Et sage : quelle sagesse peut-il y avoir dans un tel être, sans tête ni membres ? Ce sont là vos théories. [85]. Si, donc, la divinité ne possède pas un aspect humain, comme je l'ai démontré, ni, comme tu en es convaincu, une forme telle que je viens de le supposer, pourquoi hésites-tu à nier l'existence des dieux ? Tu n'oses pas. Et c'est un comportement sage, quoique sur ce point, ce ne soit pas le peuple que tu crains, mais les dieux eux- mêmes. Je connais des Épicuriens qui vénèrent la moindre statuette, même si je vois que, suivant l'opinion de certains, Épicure, afin d'éviter d'offenser les Athéniens, affirma l' existence des dieux en paroles, mais, dans les faits, il la nia. Dans votre recueil des brefs aphorismes que vous appelez « kyriai doxai », le premier énonce, me semble-t-il, ceci : « Ce qui est heureux et immortel ne souffre pas, ni ne cause d'ennui à personne » ; il y en a qui estiment qu'Épicure a choisi à dessein cette formulation, alors qu'il ne s'agit que d'une incapacité à s'exprimer clairement ; c'est mal juger un homme qui fut parfaitement dénué de tout esprit de ruse. [86] On ne sait s'il affirme qu'il existe un être heureux et immortel ou bien, à supposer qu'un tel être existe, qu'il est ainsi. On ne se rend pas compte qu'Épicure, dans ce passage, s'est exprimé de manière ambiguë ; mais en de nombreux autres, et lui et Métrodore se sont exprimés clairement, comme toi tout à l'heure. Épicure pense vraiment que les dieux existent, et je n'ai vu personne craindre ces choses dont lui- même soutient qu'elles ne doivent pas être craintes, je veux dire, la mort et les dieux. Il affirme que les âmes de tous les mortels sont terrorisées par ces peurs, lesquelles ne troublent guère le commun des mortels ! Par milliers des hommes s'adonnent au brigandage, quoique le crime soit puni de la peine de mort d'autres mettent à sac le plus grand nombre possible de temples : j'imagine que les uns sont harcelés par la peur de la mort, les autres par celle de la religion !