[3,0] DE LA RÉPUBLIQUE. LIVRE III (lacunaire). {- - -} [3,2] II. L'homme s'avançait lentement, il est porté avec une vitesse extraordinaire. Il ne poussait d'abord que des sons confus et inarticulés, l'intelligence les a débrouillés et rendus distincts; elle a attaché les mots aux choses, pour en être comme le signe; elle a réuni les hommes, auparavant dispersés, par ce lien délicieux du langage. Les articulations de la voix paraissaient infinies, mais cette même intelligence trouva l'art de les exprimer et de les représenter toutes au moyen d'un petit nombre de caractères, qui nous permettent de converser avec les absents, de faire connaître nos volontés, et de fixer dans des monuments le souvenir du passé. Le génie de l'homme découvrit ensuite la science des nombres, chose si nécessaire à la vie, et qui seule est immuable et éternelle. Cette science nous conduisit à jeter un regard observateur sur les cieux, et, sans nous consumer dans une contemplation stérile de mouvements astronomiques, à faire le calcul des jours et des nuits - -. {- - -} [3,3] III. Des hommes parurent enfin, dont l'esprit s'éleva plus haut, et put exécuter ou concevoir quelques grandes choses, qui fussent vraiment dignes de ce présent des Dieux. Regardez donc, si vous le voulez, comme de grands hommes ceux qui nous enseignent l'art de la vie; regardez-les comme les lumières des peuples, comme les précepteurs de la vérité et de la vertu, rien de plus légitime; pourvu que vous accordiez une partie de cette estime à la science du gouvernement, à ce grand art de la vie des peuples, sorti d'abord de l'expérience des hommes politiques, médité ensuite à l'ombre des écoles, et qui donne souvent aux esprits heureusement nés une vertu divine et une incroyable puissance. Lorsque de nobles âmes ont voulu joindre aux facultés qu'elles tenaient de la nature ou des institutions sociales les trésors de la science et la lumière des principes, comme firent les illustres personnages que j'introduis dans cet ouvrage, il n'est personne qui ne proclame leur incontestable supériorité. Quoi de plus admirable en effet que d'allier la pratique et l'expérience des grandes choses à l'étude et la méditation des arts de la vie? Peut-on imaginer rien de plus parfait qu'un Scipion, un Lélius, un Philus, tous ces grands hommes enfin qui, pour ne négliger aucune partie de la véritable gloire, joignirent aux maximes de leurs ancêtres et aux traditions domestiques les enseignements étrangers dont Socrate fut le père? Je regarde donc comme accompli de tous points celui qui a voulu et qui a pu en même temps réunir au pieux héritage de nos ancêtres le bienfait de la science. Mais s'il fallait choisir entre ces deux voies de la sagesse, bien que beaucoup d'esprits puissent trouver plus heureuse une vie passée dans l'étude et la méditation des plus hautes vérités, mon suffrage serait acquis à cette vie active dont la gloire est plus solide, et qui produit des hommes comme M. Curius, « Que personne jamais n'a pu vaincre ni avec l'or ni avec le fer; » ou comme - - -. {- - -} [3,4] - - - La différence qu'il y eut entre les grands hommes des deux nations, c'est que chez les Grecs les semences de vertu furent développées par la parole et l'étude; chez nous, au contraire, par les institutions et les lois. Rome a produit un grand nombre, je ne dirai pas de sages, puisque c'est un titre dont la philosophie est si avare, mais d'hommes souverainement dignes de gloire, puisqu'ils ont pratiqué les préceptes et les leçons des sages; et si l'on songe au nombre des États florissants que le monde a connus et qu'il renferme encore, si l'on fait réflexion que le plus grand effort du génie est de fonder une nation capable d'avenir : à ne compter qu'un législateur par peuple, quelle multitude de grands hommes nous voyons subitement apparaître! Si nous voulons parcourir en esprit toutes les contrées de l'Italie, le Latium, le pays des Sabins et des Volsques, le Samnium, l'Étrurie, la Grande-Grèce; si nous jetons les yeux sur les Assyriens, les Perses, les Carthaginois {- - -} [3,5] - - - Vous me chargez là d'une belle cause, dit Philus, en m'ordonnant de prendre la défense de l'injustice ! — Craignez-vous donc sérieusement, lui répondit Lélius, que si nous vous entendons développer les arguments favoris des adversaires de la justice, nous ne vous prenions pour l'un des leurs, vous qui êtes parmi nous le plus parfait modèle de l'antique probité et de la foi romaine, vous dont tout le monde connaît la méthode habituelle d'examiner tour à tour les deux côtés de chaque question, pour arriver plus aisément à découvrir la vérité ! Eh bien, soit! dit Philus, je vous obéirai, et je prendrai un masque odieux pour vous plaire. On se fait bien d'autres violences quand on poursuit la fortune! nous qui recherchons la justice, dont le prix efface de beaucoup toutes les richesses du monde, nous ne devons reculer devant aucune épreuve. Plût aux Dieux qu'en parlant un langage qui n'est pas le mien, je pusse me servir aussi de la bouche d'un autre ! Malheureusement il faut aujourd'hui que L. Philus reproduise ce que Carnéade, un Grec, un homme si habile à manier la parole - - -. {- - -} [3,8] - - - L'autre (Aristote) a parlé de la justice seule dans quatre livres assez étendus. Quant à Chrysippe, je n'attendais de lui rien de grand, ni qui fût digne du sujet; il parle toujours à sa mode, s'embarrasse dans des minuties de langage, et ne touche jamais le fond des choses. Il était digne des héros de la philosophie de relever cette vertu, la plus généreuse de toutes, si elle existe; la plus libérale, celle qui rend à l'homme ses semblables plus chers que lui-même, et par laquelle chacun de nous semble né non pour soi, mais pour le genre humain : il était digne d'eux de la placer sur un trône immortel, non loin de la sagesse. Et véritablement ce n'est ni la volonté qui leur a manqué (tant de livres laborieusement écrits en font foi), ni le talent, qu'ils avaient si relevé et d'une telle prééminence. Mais tout leur génie et leurs efforts ont été trahis par la faiblesse de leur cause. Il faut bien reconnaître un droit civil; mais le droit naturel, où le trouver? S'il existait, tous les hommes s'entendraient sur le juste et l'injuste, comme ils s'accordent sur le chaud et le froid, le doux et l'amer. [3,9] Mais aujourd'hui, si quelqu'un de nous, emporté par des dragons ailés sur ce char dont parle Pacuvius, pouvait, du haut des airs, voir passer sous ses regards peuples, villes et contrées, quel spectacle s'offrirait à lui? Ici l'immuable Égypte, qui conserve dans ses archives le souvenir de tant de siècles et d'événements fameux, adore son boeuf Apis, et met au rang des dieux une foule de monstres et d'animaux de toute espèce. En face d'elle, la Grèce consacre des temples magnifiques à des idoles de forme humaine, commettant ainsi un indigne sacrilège, au jugement des Perses ; car on prétend que Xerxès ne livra Athènes aux flammes que parce qu'il regardait comme un crime de tenir enfermés dans des murailles les Dieux, dont l'univers entier est la demeure. Plus tard, Philippe méditant la guerre contre les Perses, Alexandre accomplissant les desseins de son père, déclaraient qu'ils allaient venger les temples de la Grèce, temples que les Grecs eux-mêmes n'avaient pas voulu relever, pour laisser à la postérité un témoignage éternel de l'impiété des barbares. Combien d'hommes, comme les peuples de la Tauride sur le Pont-Euxin, comme le roi d'Égypte Busiris, comme les Gaulois, les Carthaginois, ont cru qu'il était pieux et agréable aux Dieux immortels de répandre le sang humain ! Les règles de la justice et de la morale varient tellement, que les Crétois et les Étoliens tiennent en honneur le brigandage, et que les Lacédémoniens regardaient comme leur bien tous les champs où leur javelot pouvait atteindre. Les Athéniens juraient publiquement que toute terre portant des blés ou des oliviers leur appartenait de plein droit. Pour les Gaulois, c'est une honte de labourer la terre ; aussi vont-ils à main armée couper la moisson sur les champs d'autrui. Nous autres enfin, les plus justes des hommes, nous défendons aux nations transalpines de planter la vigne et l'olivier, pour donner plus de prix à notre huile et à nos vins : c'est de la prudence, j'en conviens; mais direz-vous que ce soit de l'équité? Reconnaissons donc que la justice et la sagesse ne sont pas soeurs si germaines. Apprenez-le au moins de Lycurgue, ce législateur excellent, ce flambeau d'équité, qui fait cultiver les terres des riches par le peuple, comme par des serfs. [3,10] Si je voulais parcourir les lois, les institutions, les moeurs et les coutumes, je ne dis pas des divers pays du monde, mais d'une seule ville, et de Rome elle-même, je prouverais qu'elles ont mille fois changé. Ainsi le savant jurisconsulte qui m'écoute, Manlius, consulté aujourd'hui sur les legs et l'héritage des femmes, répondrait autrement qu'il ne faisait dans sa jeunesse, avant la loi Voconia, loi rendue dans l'intérêt des hommes, et qui est pleine d'injustice pour les femmes. Pourquoi donc une femme ne pourrait-elle pas posséder? Pourquoi une vestale a-t-elle le droit d'instituer héritier, tandis qu'une mère ne l'a pas? Pourquoi, s'il fallait mettre des bornes à la richesse des femmes, la fille de P. Crassus, en la supposant fille unique, hériterait-elle légalement de cent millions de sesterces, tandis que la mienne ne pourrait en posséder trois millions? - - -. {- - -} [3,11] S'il y avait une justice naturelle, tous les hommes reconnaîtraient les mêmes lois, et dans un même peuple les lois ne changeraient pas avec les temps. Vous dites que le caractère du juste, de l'homme de bien, est d'obéir aux lois ; mais à quelles lois? Serait-ce à toutes indistinctement? Mais la vertu n'admet point cette mobilité, et la nature est éternellement la même. D'ailleurs, qu'est-ce qui fait l'autorité des lois humaines? Ce sont les prisons et les bourreaux, et non l'impression évidente de la justice. Il n'y a donc point de droit naturel; partant, ce n'est point la nature qui inspire aux hommes la justice. Direz-vous que les lois seules varient, mais que les gens de bien font naturellement ce qui est, et non ce que l'on croit juste? Il semble, en effet, que le propre de l'homme vertueux et juste, c'est de rendre à chacun ce qui lui est dû. Voyons donc d'abord ce que nous devons aux bêtes; car des esprits qu'on ne peut tenir pour médiocres, de très doctes et de très grands hommes, Pythagore et Empédocle, enseignent que tous les êtres animés ont les mêmes droits, et menacent de châtiments terribles l'homme qui porte les mains sur un animal. C'est donc un crime que de faire du mal à une bête, et ce crime - - -. {- - -} [3,14] Tous ceux qui ont sur un peuple le pouvoir de vie et de mort sont des tyrans; mais ils aiment mieux prendre le nom du Dieu souverainement bon, et s'appeler rois. Lorsque certains hommes, élevés par leurs richesses, leur naissance ou leur crédit, sont les maîtres de l'état, c'est une faction ; mais on lui donne le beau nom d'aristocratie. Si le peuple est l'arbitre suprême et tout-puissant, alors on dit que règne la liberté, et véritablement c'est la licence; mais lorsque tout le monde se redoute dans un état, lorsque les individus et les ordres sont dans une défiance perpétuelle les uns des autres, alors il se forme une espèce de pacte entre le peuple et les grands, et l'on voit naître cette forme mixte de gouvernement dont Scipion nous faisait l'éloge. Car il faut bien comprendre que ce n'est ni la nature ni la volonté, mais la faiblesse, qui est mère de la justice. Donnez le choix à l'homme entre ces trois partis : faire le mal et ne point le souffrir, le faire et le souffrir, l'éviter sans le faire ; lequel sera préféré? Le premier, faire le mal impunément. Et ensuite? l'éviter à la condition de ne point le faire. Le plus triste des trois est de passer sa vie dans une lutte continuelle, faisant le mal et le recevant tour à tour. Celui donc qui peut avoir le premier destin - - -. {- - -} [3,15] Les peuples ne posséderaient plus un pouce de territoire, si ce n'est peut-être les Arcadiens et les Athéniens, qui, redoutant sans doute ce grand acte de justice dans l'avenir, ont imaginé de prétendre qu'ils étaient sortis de terre, comme ces rats qui naissent du sol dans les campagnes. [3,16] Parmi ceux qui prétendent nous réfuter, nous trouvons d'abord ces philosophes d'une bonne foi si parfaite, qui semblent ici avoir d'autant plus d'autorité que, dans une discussion où il s'agit de l'homme de bien, lequel, selon nous, est d'abord franc et ouvert, ils n'apportent ni finesse, ni fourberie, ni malice. Ils disent que si le sage est homme de bien, ce n'est pas que la bonté et la justice le séduisent par elles-mêmes, mais parce que la vie des gens de bien n'est agitée ni de craintes, ni de soucis, ni d'angoisses, ni de périls; tandis que les méchants sont toujours déchirés par quelques remords, et poursuivis de l'image des condamnations et des supplices. Ils disent qu'il n'est aucun avantage, aucun bien si précieux acquis par l'injustice, qui vaille les tourments qu'il cause, les terreurs sans cesse renouvelées de l'homme qui sent le glaive des lois suspendu sur sa tête - - -. {- - -} [3,17] Supposez, je vous prie, deux hommes, dont l'un soit un modèle de vertu, d'équité, de justice, de bonne foi, l'autre le plus insigne et le plus effronté scélérat du monde; supposez que leurs concitoyens soient tellement abusés qu'ils regardent l'homme de bien comme un misérable, un criminel, un infâme ; le scélérat, au contraire, comme un homme d'un honneur et d'une probité parfaite; et qu'en conséquence de ce préjugé de tout un peuple l'homme de bien soit persécuté, traqué, jeté dans les fers, qu'on lui crève les yeux, qu'il soit condamné, lié, torturé, proscrit, mourant de faim, et que tant de misères paraissent à tous les yeux un juste châtiment; que le méchant, au contraire, soit loué, honoré, chéri de tous; qu'on lui prodigue les dignités, les commundements, la puissance, toutes les grandeurs et les biens à profusion, qu'il soit enfin dans l'opinion de tous le meilleur des hommes et le plus digne de la merveilleuse fortune: où est l'insensé qui hésiterait entre ces deux destins ? [3,18] Ce qui est vrai des individus est vrai des peuples ; il n'est pas une nation assez aveugle pour préférer la justice dans l'esclavage à la domination au prix de l'injustice. Je n'irai pas chercher mes preuves bien loin. Pendant mon consulat, j'appelai le peuple, d'après vos propres conseils, à se prononcer sur le traité de Numance. Tout le monde savait que Q. Pompée avait conclu ce traité, et que Mancinus s'était engagé comme lui. Celui-ci, le plus intègre des hommes, appuya la proposition, que je présentai au peuple sur les ordres mêmes du sénat; l'autre se défendit très vivement. Où était l'honneur, la probité, la bonne foi? du côté de Mancinus; l'habileté, la politique, la prudence? du côté de Pompée - - -. {- - -} [3,29] - - - Gracchus respecta les droits de ses concitoyens; mais il méconnut ceux des alliés et des Latins, et foula aux pieds les traités. Si ces entreprises se renouvellent, si cette licence s'étend plus loin et ruine nos droits pour y faire succéder la violence; si un jour ceux qui nous obéissent encore par affection ne sont plus contenus que par la terreur, je tremble, non pas pour nous qui à notre âge n'avons plus guère de jours à offrir à notre pays, mais pour nos fils et pour l'immortalité de notre empire, immortalité qui nous était acquise avec les institutions et les moeurs de nos ancêtres. [3,30] Quand Lélius eut achevé de parler, tous ceux qui étaient présents lui témoignèrent l'extrême plaisir que leur avait fait son discours. Mais Scipion, plus charmé encore que les autres, et comme transporté de joie, lui dit : O Lélius? vous avez défendu bien des causes avec tant d'éloquence, que je n'aurais osé vous comparer ni Servius Galba notre collègue, que vous regardiez de son vivant comme le premier de nos orateurs, ni même aucun de ces grands maîtres d'Athènes - - -. {- - -} [3,31] - - - Peut-on reconnaître une république, c'est-à-dire, la chose du peuple, dans une cité où tous les citoyens étaient opprimés par la cruauté d'un seul, où il n'y avait plus de droits, de concours, de societé, où était anéanti tout ce qui fait un peuple? Tel fut également le destin de Syracuse. Cette ville admirable, que Timée appelle la plus grande de toutes les villes grecques et la plus belle du monde, cette citadelle incomparable, ce double port qui pénètre jusqu'au sein de la cité, ces quais étendus baignés par les eaux, ces larges rues, ces portiques, ces temples, ces murailles, toutes ces merveilles rassemblées ne faisaient pas que, sous la verge de Denys, Syracuse fût une république; car aucune d'elles n'appartenait au peuple, et le peuple lui-même appartenait à un seul homme. Ainsi donc là où domine un tyran, il faut conclure, non pas comme nous disions hier, que la société est mal gouvernée, mais, comme la raison nous y contraint, qu'il n'y a plus de société. [3,32] LÉLIUS. C'est parfaitement dit; et je vois déjà où tend ce discours. -- SCIPION. Vous voyez donc que sous l'empire absolu d'une faction on ne peut pas dire non plus qu'il y ait de société. -- LÉLIUS. C'est mon sentiment.—SCIPION. Et il ne peut y en avoir de plus juste. Qu'était devenue la république d'Athènes, je vous le demande, lorsqu'après cette grande guerre du Péloponnèse, elle fut soumise au pouvoir odieux des trente tyrans? L'ancienne gloire de la cité, les rares beautés de la ville, le théàtre, les gymnases, les portiques, les propylées si fameux, la citadelle, les admirables oeuvres de Phidias, le port magnifique du Pirée, composaient-ils une république? — Nullement, dit Lélius, puisque le peuple était asservi, et n'avait de droits sur rien. — SCIPION. Et quand nos décemvirs nommés sans appel, conservèrent le pouvoir pendant cette troisième année où la liberté perdit jusqu'à son dernier privilège? — LÉLIUS. Il n'y avait plus de république, et le peuple alors s'arma pour reconquérir ses titres. [3,33] SCIPION. Je viens maintenant à cette troisième forme de gouvernement où nous trouverons peut-être quelques difficultés. Lorsque le peuple est le maître et dispose de tout en souverain, lorsque la multitude envoie à la mort qui elle veut, lorsqu'elle poursuit, dépouille, amasse, dissipe à son gré, pourriez-vous nier, Lélius, que ce ne soit là une république, puisque tout appartient au peuple, et que la république est, selon nous, la chose du peuple? —LÉLIUS. Il n'est pas d'État à qui je refuse plus péremptoirement le nom de république, qu'à celui où la multitude est la souveraine maîtresse. Si nous avons pu déclarer qu'il n'y avait pas de république à Syracuse, à Agrigente, à Athènes, sous la domination des tyrans, et à Rome sous celle des décemvirs, je ne vois pas comment il serait permis d'en reconnaître sous le despotisme de la multitude. D'abord, Scipion, je n'appelle peuple, suivant votre excellente définition, qu'une société dont tous les membres participent à des droits communs; mais l'empire de la foule n'est pas moins tyrannique que celui d'un seul homme; et cette tyrannie est d'autant plus cruelle qu'il n'est pas de monstre plus terrible que cette bête féroce qui prend l'apparence et le nom du peuple. Or, il ne convient pas, lorsque les lois interdisent les furieux - - -. {- - -} [3,34] - - - SCIPION. On peut appliquer à l'aristocratie ce que nous venons de dire de la royauté, et prouver qu'elle aussi peut être une véritable république et la chose du peuple. — Elle le sera à plus forte raison, dit Mummius, car un roi, par cela même qu'il commande seul, ressemble plutôt à un maître; mais rien ne peut être plus heureux que l'État gouverné par une vertueuse aristocratie. Cependant j'aime mieux la royauté que l'entière indépendance du peuple, cette troisième forme de gouvernement, la plus vicieuse de toutes, et dont il vous reste encore à nous entretenir. [3,35] SCIPION. Je reconnais bien là, Mummius votre aversion pour le gouvernement populaire. Et quoiqu'on puisse le traiter avec moins de sévérité que vous ne faites d'ordinaire, je vous accorderai volontiers que des trois c'est le moins digne d'éloges. Mais ce que je ne puis vous accorder, c'est que l'aristocratie vaille mieux que la royauté. Si unétat est sagement gouverné, qu'importe que cette sagesse soit clans un seul ou dans plusieurs? Mais ici les mots nous font illusion; lorsqu'on parle d'aristocratie, il semble qu'il n'y ait rien de meilleur. En effet, que peut-on imaginer de meilleur que ce qui est excellent? Lorsqu'on parle de roi, les rois injustes se présentent à la pensée comme les autres; mais en ce moment il n'est nullement question des rois injustes, puisque nous recherchons quelle est la véritable nature du gouvernement royal. Pensez un peu à Romulus, à Numa, à Tullus, et peut-être la royauté vous paraîtra-t-elle sous un jour moins sombre. —MUMMIUS. Quelle estime faites-vous donc du gouvernement populaire? — SCIPION. Dites-moi, Spurius, cette ville de Rhodes, où nous nous trouvâmes naguère ensemble, vous offrait-elle l'image d'un véritable corps politique? — MUMMIUS. Oui, sans doute; et d'un corps politique assez bien organisé. — SCIPION. Vous avez raison; mais si vous vous en souvenez, tous les citoyens y étaient tour à tour peuple et sénateurs; ils remplissaient alternativement pendant quelques mois les fonctions populaires, et pendant d'autres mois les fonctions sénatoriales; ils recevaient des deux côtés un droit de séance; les mêmes hommes jugeaient au théâtre et dans le sénat les causes capitales et toutes les autres; enfin le sénat avait absolument le même pouvoir et la même autorité que le peuple - - -.