[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] I. Dès que Scipion vit tous ses amis impatients de l'entendre, il commença en ces termes : Je vous citerai d'abord une pensée du vieux Caton, pour qui, vous le savez, j'ai toujours éprouvé la plus vive tendresse et une admiration extrême, à l'ascendant duquel je me suis abandonné tout entier dès ma jeunesse, par les conseils de Paul-Émile et de mon père adoptif, joint à l'entraînement de mon goût, et que jamais je ne pus me lasser d'écouter, tant il avait d'expérience des affaires publiques dirigées par lui, et à Rome et dans les camps, avec une si grande gloire et pendant une si longue carrière; tant je trouvais son langage mesuré, grave et piquant à la fois, son esprit ardent à s'instruire, et à répandre ses trésors, sa vie entière en harmonie avec ses discours! Il disait souvent que ce qui faisait la supériorité du gouvernement de Rome sur celui des autres nations, c'est que celles-ci n'avaient reçu pour la plupart leurs institutions et leurs lois que d'un seul législateur, et comme d'une pièce; la Crète, de Minos; Lacédémone, de Lycurgue; Athènes, dont la constitution a subi tant de changements, de Thésée, puis de Dracon, de Solon, de Clisthènes, de bien d'autres encore, et enfin, lorsqu'elle périssait et se sentait mourante, d'un savant homme, Démétrius de Phalère, qui la ranima un instant; tandis que notre république n'a point été constituée par un seul esprit, mais par le concours d'un grand nombre; ni affermie par les exploits d'un seul homme, mais par plusieurs siècles et une longue suite de générations. Il ne peut se rencontrer au monde, nous répétait Caton, un génie assez vaste pour que rien ne lui échappe; et le concours de tous les esprits éclairés d'une époque ne saurait, en fait de prévoyance et de sagesse, suppléer aux leçons de l'expérience et du temps. Je vais donc, à son exemple, développer les origines du peuple romain; j'aime à prendre, vous le voyez, jusqu'aux expressions de Caton. Il me semble que j'atteindrai plus facilement le but qui nous est proposé, en vous montrant tour à tour la naissance, les premiers progrès, la jeunesse et la virilité de notre république, que si j'allais, comme le Socrate de Platon, imaginer un état chimérique. [2,2] II. Une approbation générale accueillit ces paroles de Scipion. Il reprit à l'instant: Est-il une autre nation qui ait une origine aussi éclatante, aussi fameuse dans le monde entier, que la fondation de notre cité par Romulus, fils de Mars? Nous devons en effet respecter une tradition qui a le privilége de l'antiquité et qui surtout est pleine de sagesse, et penser avec nos ancêtres que les bienfaiteurs du genre humain méritent la réputation non pas seulement d'avoir un esprit divin, mais d'être issus du sang des Dieux. On rapporte donc que Romulus, aussitôt après sa naissance, fut exposé avec son frère Rémus sur les bords du Tibre par l'ordre d'Amulius, roi d'Albe , qui craignait de voir un jour sa puissance ébranlée. Allaité près du fleuve par une bête sauvage, l'enfant fut bientôt recueilli par des pasteurs, qui l'élevèrent dans les travaux et la rudesse des champs. Il devint homme, et la vigueur de son corps aussi bien que la fierté de son âme lui donnèrent sur tous ses compagnons une telle supériorité, que tous ceux qui habitaient alors les campagnes où Rome s'étend aujourd'hui vinrent se ranger volontairement sous sa loi. Il se mit à leur tête, et, pour faire trêve aux récits fabuleux, l'histoire nous apprend qu'il enleva d'assaut Albe la Longue, ville forte et puissante dans ces temps, et qu'il fit périr le roi Amulius. [2,3] III. Après cet exploit, il songea pour la première fois à élever une ville suivant les rites sacrés, et à jeter les fondements d'un empire. Rien de plus important pour les destinées futures d'un empire que l'emplacement d'une cité; Romulus sut le choisir admirablement. Il ne rechercha point le voisinage de la mer, quoiqu'il lui fût très facile ou de s'avancer avec son armée aguerrie sur le territoire des Rutules et des Aborigènes, ou d'établir sa nouvelle ville à l'embouchure du Tibre, dans le lieu même où, longues années après, le roi Ancus conduisit une colonie. Mais cet homme d'un merveilleux génie comprit qu'une situation maritime n'est pas celle qui convient le mieux à une ville pour laquelle on ambitionne un avenir durable et une grande puissance. D'abord les villes maritimes sont exposées à beaucoup de périls qu'elles ne peuvent prévoir. Au milieu des terres, les ennemis qu'on attend le moins se trahissent toujours par quelques indices, et le sol nous apporte infailliblement le bruit de leurs pas : jamais il ne peut y avoir par terre d'attaque tellement subite, qu'on ne sache non seulement que l'ennemi arrive, mais quel est cet ennemi et d'où il vient; tandis que les flots peuvent porter dans une ville maritime une armée qui l'envahit, avant même qu'on n'ait soupçonné sa venue. Lorsque l'ennemi arrive par mer, aucun indice ne nous apprend qui il est, d'où il vient, ce qu'il veut; enfin, on ne peut reconnaître à aucun signe si c'est un ennemi ou un allié qui s'avance. [2,4] IV. Les villes maritimes ont à craindre aussi la corruption et l'altération des moeurs. Elles sont le rendez-vous des langues et des coutumes de toute la terre; les étrangers y apportent leurs moeurs en même temps que leurs marchandises; à la longue toutes les institutions nationales sont attaquées, aucune n'échappe. Ceux qui habitent les ports ne sont pas fixés à leurs foyers; leur esprit sans cesse agité, leur mobile espérance les emporte loin de leur pays; alors même qu'ils y ont posé le pied, leur pensée voyage et court le monde. Il n'est pas de cause qui ait plus influé sur la décadence et la ruine de Carthage et de Corinthe que cette vie errante et cette dispersion de leurs citoyens, qui abandonnaient, par amour de la navigation et du commerce, la culture des terres et le maniement des armes. D'un autre côté, les villes maritimes sont assiégées par le luxe; tout les y porte; le commerce et la victoire leur amènent tous les jours des séductions nouvelles. Et d'ailleurs tous ces rivages de la mer sont des lieux si charmants! on y respire le goût d'une vie fastueuse et molle; comment s'en défendre? Ce que j'ai dit de Corinthe, je crois qu'on pourrait le dire avec une parfaite vérité de la Grèce entière. Presque tout le Péloponnèse est maritime; si vous en exceptez le pays de Phliunte, toutes les contrées en sont baignées par la mer: hors du Péloponnèse je ne vois que les Enianes, les Doriens et les Dolopes qui ne touchent pas à la mer. Que dirai-je des îles de la Grèce? Elles semblent bercées par les flots qui les enveloppent, elles, leurs institutions et leurs moeurs. Mais ce n'est là, comme je l'ai déjà dit, que l'ancienne Grèce. Jetez les yeux sur les colonies qu'elle a fondées en Asie, en Thrace, en Italie, en Sicile, en Afrique : en trouverez-vous une seule, si ce n'est Magnésie, qui ne soit baignée par les eaux? Il semble qu'une ceinture détachée de la Grèce soit venue border toutes les contrées barbares. Car il n'y avait dans les temps anciens d'autres peuples maritimes que les Étrusques et les Carthaginois, les uns commerçants , les autres pirates. Il me paraît donc évident qu'il faut attribuer tous les maux et les révolutions des sociétés grecques à ces vices des cités maritimes que je viens de toucher en peu de mots. Mais, au milieu de ces graves inconvénients, il faut reconnaître un grand avantage : c'est que les productions de tous les pays du monde viennent comme d'elles-mêmes se réunir dans la ville que vous habitez, et qu'en retour vous pouvez porter ou envoyer par toute la terre les récoltes de vos campagnes. [2,5] V. Romulus pouvait-il donc, pour donner à sa ville naissante tous les avantages d'une position maritime et lui en sauver les inconvénients, être mieux inspiré qu'il ne le fut, en l'élevant sur les bords d'un fleuve dont les eaux toujours égales et ne tarissant jamais vont se verser dans la mer par une large embouchure; par la voie duquel la cité peut recevoir de la mer ce qui lui manque, et lui rendre en retour ce dont elle surabonde, et qui alimente perpétuellement nos marchés par la communication incessante qu'il établit entre la mer et Rome d'un côté, de l'autre entre la ville et l'intérieur des terres? Aussi je n'hésite pas à le croire, Romulus avait pressenti dès lors que sa nouvelle cité serait un jour le siége d'un immense empire. Imaginez cette ville située dans toute autre partie de l'Italie, et la domination romaine devient impossible. [2,6] VI. Quant aux fortifications naturelles de Rome, est-il un homme assez indifférent pour ne pas en avoir dans l'esprit une image nette et bien dessinée? La sage prévoyance de Romulus et des autres rois y a joint un mur d'enceinte qui vient se rattacher de toutes parts à des collines escarpées, rend inaccessible le passage qui s'ouvrait entre l'Esquilin et le Quirinal et que défend aujourd'hui un énorme rempart ceint d'un vaste fossé, et fait de notre citadelle entourée de précipices, protégée par ses rocs taillés à pic, une forteresse tellement inexpugnable, que toute cette effroyable tempête de l'invasion gauloise vint mourir à ses pieds. Romulus choisit d'ailleurs un lieu rempli de sources vives, et d'une salubrité remarquable au milieu d'une contrée malsaine. Les collines qui le protégent appellent et renouvellent l'air, et couvrent les vallées de leur ombre. [2,7] VII. Romulus sut promptement juger tous les avantages de cette position; il y bâtit une ville qu'il appela Rome, de son nom; et, pour affermir cette cité nouvelle, il concut et mit à exécution un dessein étrange et d'une hardiesse un peu sauvage, mais qui décèle le coup d'œil d'un grand homme, et d'un fondateur d'empire préparant sûrement la grandeur future de son peuple. De jeunes vierges sabines, de la meilleure naissance, étaient venues à Rome pour assister à la première célébration de nos jeux anniversaires que Romulus donnait dans le cirque; à son signal et sur son ordre, elles sont toutes enlevées, et unies par des mariages aux plus nobles familles. Cette injure arma les Sabins contre Rome; un combat fut livré; la victoire balançait, lorsqu'à la prière des Sabines enlevées, Romulus fit un traité avec Tatius, roi des Sabins. Par ce traité il reçut dans Rome les Sabins et leur culte, et partagea la puissance suprême avec leur roi. [2,8] VIII. Après la mort de Tatius, l'autorité revint tout entière dans les mains de Romulus. Déjà, du vivant de son collègue, il avait formé un conseil royal composé des premiers citoyens, que l'on appela Pères par affection; il avait divisé le peuple en trois tribus, qui portèrent son nom, celui de Tatius et celui de Lucumon, mort au côté de Romulus en combattant les Sabins; et en trente curies, désignées par les noms des Sabines qui avaient été médiatrices de la paix et de l'alliance. Romulus, disons-nous, avait formé toutes ces institutions du vivant de Tatius ; mais, après sa mort, il régna plus que jamais avec le concours des Pères et dirigé par leurs conseils. [2,9] IX. En agissant ainsi, Romulus prouva qu'il comprenait ce que naguère avait bien vu le législateur de Sparte, que la perfection du gouvernement royal et de la souveraineté d'un seul demande l'appui et le concours des meilleurs citoyens. Se faisant un soutien et comme un rempart de ce conseil, qui lui tenait lieu de sénat, il vainquit en plusieurs rencontres les nations voisines; et, sans conserver pour lui aucune de leurs dépouilles, il ne cessa d'enrichir ses concitoyens. En tout temps Romulus se montra religieux observateur des auspices, que nous maintenons aujourd'hui encore au grand profit de la république. Il prit lui-même les auspices pour fonder sa nouvelle ville, et c'est là l'origine sacrée de la cité romaine; et depuis, avant d'établir toutes ses institutions publiques, il choisit dans chacune des tribus un augure pour l'aider à consulter les auspices. Il voulut que les grands fussent les patrons du peuple et eussent chacun leur clientèle; disposition d'une grande utilité, comme je l'expliquerai bientôt. Enfin, il n'intro duisit dans ses lois pénales d'autres châtiments que des amendes de moutons et de boeufs (car toute la fortune d'alors consistait en troupeaux ou en terres, "pecus, locus", d'où sont venues pour désigner la richesse les expressions de "pecuniosi, locupletes"), et proscrivit la violence et les supplices. [2,10] X. Après avoir régné trente-sept ans et élevé ces deux solides colonnes de la république, les auspices et le sénat, Romulus disparut pendant une éclipse de soleil, et obtint cet insigne honneur qu'on le crut transporté au rang des Dieux : renommée merveilleuse pour un mortel, et qu'une vertu extraordinaire a pu seule mériter. Ce qui rend encore l'apothéose de Romulus plus admirable, c'est que tous les autres hommes dont on a fait des dieux ont vécu pendant des siècles de barbarie, où l'ignorance et la crédulité rendaient facile une pareille fiction; tandis que nous voyons Romulus, séparé de nous par moins de six siècles, appartenir à un âge où les lettres et les sciences avaient déjà pris un grand développement, et où les erreurs d'une civilisation naissante étaient depuis longtemps dissipées. Si l'on s'en rapporte à la supputation des annales grecques, Rome fut fondée la seconde année de la septième Olympiade, et par conséquent Romulus vivait à une époque où déjà la Grèce était pleine de poètes et de musiciens, et où l'on n'ajoutait guère de foi aux fables qui ne remontaient pas à une certaine antiquité. Car les lois de Lycurgue sont antérieures de cent huit ans à la première Olympiade, quoique plusieurs auteurs, trompés par une erreur de nom, aient attribué l'institution des Olympiades à Lycurgue lui-même; et Homère, suivant les calculs les moins élevés, vivait trente ans avant Lycurgue. Il est donc constant qu'Homère précéda Romulus d'un grand nombre d'années; et qu'au temps du fondateur de Rome, l'éducation des esprits, les lumières généralement répandues laissaient peu de place à une fiction nouvelle. La crédule antiquité a reçu beaucoup de fables grossières; mais cet âge déjà cultivé, prêt à rire de ce qui est impossible , se tint en garde contre les fictions - - -. (- - -). - - - On crut cependant à la divinité de Romulus dans un temps où l'expérience avait mûri les esprits, où l'homme se connaissait lui-même. Mais il avait montré tant de vertu et de génie, que le peuple n'hésita pas à se laisser persuader de lui ce que depuis bien des siècles on n'avait voulu croire d'aucun mortel, alors que Julius Proculus, un homme simple envoyé par les Pères, qui tenaient à écarter loin d'eux le soupçon de la mort de Romulus, vint déclarer dans l'assemblée publique que Romulus lui était apparu sur la colline que l'on appelle maintenant Quirinale, lui avait ordonné de demander au peuple qu'un temple lui fût élevé sur cette colline, ajoutant qu'il était dieu et s'appelait Quirinus. [2,11] XI. Voyez-vous donc comment la sage politique d'un seul a créé un nouveau peuple, et, loin de l'abandonner à ses premiers efforts, comme un enfant au berceau, a présidé à son développement, et l'a conduit jusqu'aux abords de la virilité? — Nous le voyons, dit Lélius; mais ce que nous voyons aussi, c'est que vous suivez une méthode toute nouvelle, que ne nous offre aucun des livres grecs. Le prince des philosophes et le plus parfait des écrivains s'est choisi lui-même un terrain entièrement libre, pour y construire une cité à sa guise ; création admirable sans doute, mais qui n'est pas faite pour des hommes et répugne à la réalité. Les autres, sans avoir les yeux fixés sur un modèle de république, ont traité successivement des diverses formes politiques et des constitutions sociales. Il me semble que vous voulez réunir les deux méthodes : dès le début, vous vous êtes élevé à des considérations que vous avez mieux aimé mettre dans la bouche des autres que de produire en votre nom, comme le fait Socrate dans les écrits de son disciple ; c'est ainsi, par exemple, que vous rapportez à des raisons profondes le choix que fit Romulus, par hasard ou par nécessité, de l'emplacement de Rome ; et maintenant, sans permettre à vos pensées de se perdre dans le vague, vous les dirigez toutes vers l'examen approfondi d'une seule république. Poursuivez donc votre route; il me semble déjà vous entendre expliquer l'histoire des autres rois, et nous montrer enfin la constitution romaine accomplie. [2,12] XII. Scipion reprit : Le sénat de Romulus, composé des premiers citoyens, que le roi avait assez élevés pour vouloir qu'ils fussent nommés Pères et leurs enfants patriciens, essaya, après la mort de Romulus, de gouverner sans roi la république; mais le peuple ne le souffrit point, et, dans l'ardeur des regrets que lui inspirait son premier chef, il ne cessa de demander un roi. Les sénateurs alors imaginèrent une espèce d'interrègne inconnu jusque-là dans l'histoire des nations; ils firent nommer un roi provisoire, qui leur offrait le double avantage de ne point laisser de lacune dans le gouvernement royal, et de ne point habituer le peuple à un seul et même maître; ces rois de passage ne goûtaient pas assez longtemps le pouvoir pour hésiter à s'en défaire, ou pour se rendre capables de le conserver. A cette époque, nos premiers Romains, ce peuple si nouveau, aperçurent un grand principe qui avait échappé à Lycurgue. Le législateur de Lacédémone , si toutefois cette question était de son ressort, décida que l'on ne devait point élire les rois, mais que le trône appartenait aux descendants, quels qu'ils fussent, de la race d'Hercule. Nos ancêtres, malgré toute leur rusticité, reconnurent que c'était la vertu et la sagesse, et non le sang, qui devaient faire les rois. [2,13] XIII. La renommée rapportait des merveilles de la sagesse de Numa Pompilius; c'était un Sabin; mais le peuple, sans vanité patriotique, choisit pour roi, sur la proposition même du sénat, ce vertueux étranger, et l'appela de Cures à Rome pour régner. A peine arrivé, quoique le peuple l'eût nommé roi dans les comices par curies, Numa fit confirmer son autorité par une nouvelle loi que les curies votèrent également; et comme il vit que les institutions de Romulus avaient enflammé les Romains pour la guerre, il jugea qu'il fallait peu à peu amortir cette ardeur et calmer leurs sens. [2,14] XIV. Et d'abord il distribua par tête aux citoyens les terres que Romulus avait conquises; il leur fit comprendre que, sans piller ni ravager, ils pouvaient, par la culture de leurs champs, vivre dans l'abondance des biens, et leur inspira l'amour de la tranquillité et de la paix, à l'ombre desquelles fleurissent la justice et la bonne foi, et dont l'influence tutélaire protége la culture des campagnes et la récolte des fruits de la terre. C'est à Numa que remonte l'institution des grands auspices; c'est lui qui porta de trois à cinq le nombre des augures, et qui choisit parmi les grands cinq pontifes qu'il préposa aux cérémonies sacrées; il fit rendre toutes ces lois dont nous conservons le dépôt, et qui soumirent au joug bienfaisant des cérémonies religieuses les esprits habitués à la guerre et ne respirant que combats; il créa les Flamines, les Saliens, le corps des Vestales, et régla saintement toutes les parties du culte public. Il voulut que les cérémonies sacrées fussent d'une observance difficile, mais d'un appareil très simple; il établit une foule de pratiques toutes indispensables, mais qui ne nécessitaient aucuns frais dispendieux; il multiplia les obligations religieuses; mais le pauvre put s'en acquitter aussi facilement que le riche. Il ouvrit des marchés, établit des jeux, rechercha tous les moyens de rapprocher et d'assembler les hommes. Par toutes les institutions il rappela à l'humanité et à la douceur ces esprits que la vie guerrière avait rendus cruels et farouches. Après avoir ainsi régné au milieu de la paix et de la concorde pendant trente-neuf ans (car nous suivrons de préférence le calcul de notre ami Polybe, le plus exact observateur des temps) , il mourut en laissant à Rome les deux garanties les plus solides d'un puissant avenir, la religion et l'humanité, mises en honneur par ses soins. [2,15] XV. Est-il vrai, dit alors Manilius à Scipion, est-il vrai, comme on le rapporte, que ce roi Numa fut disciple de Pythagore, ou tout au moins pythagoricien? Je l'ai souvent entendu dire aux vieillards, et je sais que c'est le sentiment public; mais je ne vois pas que nos annales autorisent suffisamment cette tradition. — (Scipion) Rien n'est plus faux, Manilius; et non seulement c'est une fiction, mais une grossière et absurde fiction : pour ma part, je ne connais rien de plus intolérable qu'un mensonge qui veut nous faire croire, non seulement ce qui n'est pas, mais ce qui de tous points est impossible. Il est avéré par l'histôire que Pythagore vint à Sybaris, à Crotone, et dans les différentes villes de la Grande-Grèce, la quatrième année du règne de Tarquin le Superbe. C'est dans la soixante-douzième Olympiade que se rencontrent à la fois le commencement du règne de Tarquin et l'arrivée de Pythagore. On voit donc, par un calcul facile, que Numa était mort depuis cent quarante ans environ lorsque Pythagore mit le pied en Italie; et sur ce point aucun doute ne s'est jamais élevé dans l'esprit de ceux qui ont étudié avec soin l'histoire des temps. — Dieux immortels, s'écria Manilius, quelle erreur, et combien elle est enracinée! Toutefois je ne ferai pas de difficulté à admettre que notre civilisation ne vienne pas d'outre-mer et qu'elle n'ait pas été importée à Rome, mais qu'elle soit l'oeuvre de notre génie propre et de nos vertus domestiques. [2,16] XVI. Vous le reconnaîtrez bien plus clairement encore, reprit Scipion, si vous observez la marche successive de la république, et si vous la voyez s'avancer vers la perfection par un progrès naturel et constant. Vous trouverez digne des plus grands éloges la sagesse de nos ancêtres, qui accueillirent plusieurs institutions étrangères, mais leur donnèrent un développement et une excellence qu'elles n'avaient jamais connus au lieu de leur origine; et vous comprendrez que ce n'est pas au hasard, mais au conseil et à la discipline, que le peuple romain doit cette puissance, dont la fortune, il est vrai, n'a point contrarié l'essor. [2,17] XVII. Après la mort de Numa, le peuple, sur la proposition d'un interroi, éleva Tullus Hostilius à la royauté, dans les comices par curies. Le nouveau roi, à l'exemple de Numa, fit confirmer sa puissance par une loi que les curies votèrent. Il s'acquit une grande réputation militaire, et fit de beaux exploits. Il construisit la place des comices et la curie, et les entoura des dépouilles des vaincus. On lui doit les formes légales des déclarations de guerre, et le droit sacré des féciaux, qui sanctionna cette institution si parfaitement juste; toute guerre qui n'avait point été déclarée suivant ces formalités fut réputée dès lors injuste et sacrilége. Mais remarquez, je vous prie, avec quelle sagesse nos rois surent comprendre qu'il fallait accorder certaines prérogatives au peuple; j'aurai beaucoup de preuves à vous en citer : en ce moment nous voyons Tullus ne pas oser prendre les insignes de la royauté sans le consentement du peuple, lui demander le droit de se faire précéder de douze licteurs avec leurs faisceaux ... (lacune) [2,18] XVIII. (Lélius) ... Dans votre discours, Scipion, la république ne s'avance pas lentement vers la perfection, elle y vole. — (Scipion) Après la mort de Tullus, le peuple choisit pour roi Ancus Marcius, petit-fils de Numa par sa mère; Ancus fit, comme ses prédécesseurs, sanctionner sa puissance par une loi que votèrent les curies. Il vainquit les Latins et les reçut dans la cité romaine. Il enclava dans la ville les monts Aventin et Célius, fit le partage des terres qu'il avait conquises, déclara propriété publique les forêts voisines de la mer, dont la victoire l'avait rendu maître; fonda une ville à l'embouchure du Tibre et y envoya une colonie. Après avoir ainsi régné vingt-trois ans, il mourut. — (Lélius) Voilà un roi qui mérite encore nos éloges; il faut avouer cependant que l'histoire romaine est obscure, puisque nous connaissons la mère d'Ancus et que nous ne savons quel était son père. — (Scipion) Vous avez raison, mais pour tous ces temps, il n'y a guère que les noms des rois qui soient bien connus. [2,19] XIX. Pour la première fois, à cette époque, nous voyons une civilisation étrangère pénétrer dans Rome. Ce n'est pas un faible ruisseau qui s'introduit dans nos murs, mais un fleuve qui nous apporte à grands flots les lumières et les arts de la Grèce. Démaratus, un habitant de Corinthe, qui par son rang, son crédit, ses richesses, était sans difficulté le premier citoyen de l'État, ne pouvant souffrir la tyrannie de Cypsélus, s'enfuit avec de grands trésors, et vint s'établir à Tarquinies, une des villes les plus florissantes des Étrusques. Apprenant que la domination de Cypsélus s'affermissait à Corinthe, cet homme indépendant et énergique renonça pour jamais à sa patrie, se fit admettre au nombre des citoyens de Tarquinies, et fixa dans cette ville son établissement et son séjour. Il s'allia à une famille de ce pays, eut de son épouse deux fils qu'il éleva dans toutes les perfections de l'éducation grecque ... (lacune) [2,20] XX. ... On lui conféra aisément le droit de cité; par la politesse de ses moeurs et par son instruction il mérita l'amitié du roi Ancus, à tel point qu'il passait pour avoir toute la confiance de son maître, et partager en quelque façon avec lui l'autorité royale. Il avait d'ailleurs une exquise urbanité; il prodiguait à tous les citoyens secours, bons offices, largesses; c'était la providence du peuple. Aussi, après la mort de Marcius, les suffrages universels portèrent au trône L. Tarquin; car il avait ainsi remplacé le nom grec de sa famille, pour se conformer en tout aux usages d'un pays qui était devenu le sien. Dès qu'une loi eut confirmé son pouvoir, il doubla d'abord le nombre des sénateurs, appela ceux qui avaient déjà ce titre Pères des Anciennes Familles, et les fit toujours opiner les premiers; et ceux qui le reçurent de lui, Pères des Nouvelles Familles. Il établit ensuite l'ordre des chevaliers, tel qu'il s'est maintenu jusqu'à nos jours; mais il ne put, malgré son vif désir, changer les noms de "Titienses, Ramnenses" et "Luceres", parce que le fameux augure Attius Névius l'en dissuada. Nous savons que les Corinthiens naguère avaient grand soin de réserver et d'entretenir des chevaux pour le service de l'Etat, au moyen d'un impôt levé sur les mariés sans enfant et les veuves. Aux premières compagnies équestres Tarquin en ajouta de nouvelles, et le nombre des chevaliers fut alors de douze cents; mais il le doubla après avoir soumis les Èques, grande et redoutable nation, devenue menaçante pour le peuple romain. Il repoussa loin de Rome les Sabins qui l'assiégeaient, et remporta sur eux tout l'avantage de la guerre. Nous apprenons encore que le premier il institua les grands jeux, que l'on nomme jeux romains; que dans la guerre contre les Sabins, au fort d'une bataille, il fit voeu d'élever un temple à Jupiter très bon, très grand, et qu'il mourut après avoir régné quarante-huit ans. [2,21] XXI. (Lélius) Tout ce que vous nous dites porte bien la vérité de ce mot de Caton : que la constitution de notre république n'est l'oeuvre ni d'un seul âge ni d'un seul homme; nous voyons combien chaque roi fonde d'établissements nouveaux, tous utiles à l'Etat. Mais voici venir celui des rois qui, à mon sens, a eu le plus grand génie politique. — Vous dites vrai, reprit Scipion; après la mort de Tarquin, Servius Tullius commença à régner sans un ordre du peuple. On le dit fils d'une esclave de Tarquinies et d'un client du roi; élevé dans la condition de sa mère, il servait à la table du prince; et dès ce moment on voyait briller les étincelles de son grand esprit, tant il montrait d'adresse dans son service et d'à-propos dans ses réponses. Aussi Tarquin, qui n'avait alors que de très jeunes enfants, lui témoignait une telle affection, que Servius passait généralement pour son fils. Il lui donna avec un soin extrême toute l'instruction que lui-même avait reçue, et lui apprit toutes les sciences et les arts de la Grèce. Lorsque Tarquin périt, victime des fils d'Ancus, Servius commença à régner, comme je l'ai dit, sans l'ordre du peuple; mais toutefois avec son consentement et sous son bon plaisir. On avait répandu le faux bruit que Tarquin survivait à sa blessure : Servius, dans tout l'appareil de la royauté, rendait la justice, acquittait de son argent les dettes du peuple, se montrait envers tous d'une grande affabilité, et déclarait que s'il rendait la justice, c'était au nom de Tarquin. Il ne se confia pas un seul instant au sénat. Mais après les funérailles de Tarquin il s'en référa à la décision du peuple : il fut nommé roi , et fit sanctionner son autorité par les curies. Sa première action fut de réprimer par les armes les insultes des Etrusques; ensuite ... (lacune) [2,22] XXII. ... Il créa dix-huit centuries de chevaliers du cens le plus élevé. Ensuite, après avoir séparé le corps nombreux des chevaliers de la masse du peuple, il divisa le peuple lui-même en cinq classes, et distingua les plus âgés des plus jeunes. Il régla tous ces ordres de manière à donner plus de valeur aux suffrages des riches qu'à ceux de la multitude, et il prit grand soin (ce que l'on ne doit jamais négliger dans la constitution d'un État) de ne pas laisser la puissance au nombre. Je vous expliquerais tout le travail de Servius, si vous ne le connaissiez déjà parfaitement. En deux mots, voici le système de cette politique : les centuries des chevaliers augmentées de six centuries nouvelles, et la première classe, en y ajoutant la centurie des charpentiers, que l'on y comprend à cause de leur extrême importance pour la ville, forment réunies quatre-vingt-neuf centuries : qu'il s'y joigne seulement huit centuries des cent quatre qui restent, et voilà une majorité qui fait loi et vaut pour tout le peuple. Les autres centuries, au nombre de quatre-vingt-seize, contiennent une multitude beaucoup plus considérable, qui n'est pas exclue des suffrages, ce qui serait tyrannique, mais qui ne peut avoir de prépondérance, ce qui serait dangereux. Servius choisit même avec soin les noms qu'il donne aux différentes classes de citoyens ; il appela les riches les imposés, parce qu'ils fournissaient l'impôt ("assiduos ab aere dando") ; et ceux qui ne possédaient pas plus de quinze cents as, ou qui même n'avaient à déclarer au cens rien de plus que leur tête, il les nomma prolétaires, pour faire voir que la république attendait d'eux en quelque façon une race ("proles"), une postérité. Or, dans chacune des quatre-vingt-seize dernières centuries il y avait plus de citoyens inscrits peut-être que dans toute la première classe. Par cette combinaison, personne n'était exclu du droit de suffrage, mais la prépondérance appartenait à ceux qui avaient le plus d'intérêt à la prospérité de la république. De plus, les soldats surnuméraires, les trompettes et les cors de l'armée, les prolétaires ... (lacune) [2,23] XXIII. {La meilleure forme de constitution politique est celle qui réunit dans un juste tempérament les trois sortes de gouvernement, royal, aristocratique et populaire, et qui n'irrite point par les châtiments des esprits rudes et intraitables.} (Scipion) ... Telle fut à peu près Carthage, plus ancienne que Rome de soixante-cinq ans, puisqu'elle fut fondée trente-neuf ans avant la première Olympiade. Lycurgue, qui est encore beaucoup plus ancien, avait des vues semblables. Ce système mixte, où les trois formes de gouvernement se trouvent réunies, me paraît donc nous avoir été commun avec ces peuples. Mais il est un trait distinctif de la constitution romaine que je veux m'attacher à mettre en lumière, parce qu'aucune autre république ne nous offre rien de semblable. Nous venons de voir dans la Rome royale, nous retrouvons à Lacédémone et à Carthage le mélange des diverses formes de gouvernement, mais non pas leur équilibre. Dès lors qu'il y a dans un État un homme revêtu d'un pouvoir perpétuel, surtout de l'autorité royale, quand même on rencontrerait auprès de lui un sénat comme à Rome sous nos rois, et à Sparte sous les lois de Lycurgue, quand même le peuple aurait conservé quelques droits comme parmi nous à l'époque du gouvernement royal, cependant la royauté a toujours la prépondérance, et il est impossible qu'un tel État ne soit pas une monarchie et n'en porte pas le titre. Mais de toutes les formes de gouvernement, c'est la plus sujette à altération, parce qu'il suffit des fautes d'un seul homme pour la précipiter dans le plus funeste abus avec une facilité déplorable. Je suis fort loin d'attaquer la royauté en elle-même, et je ne sais trop si je ne la préférerais pas de beaucoup aux autres gouvernements simples, en supposant que je pusse approuver une constitution qui ne fût pas mixte. Mais la royauté ne mérite cette préférence qu'alors qu'elle est fidèle à son institution; et l'on en reconnaît le vrai caractère lorsque les citoyens doivent leur salut, le maintien de leur égalité et leur repos au pouvoir perpétuel, à la justice et à la haute sagesse d'un seul. Il manque beaucoup de choses au peuple sous la domination royale, et avant tout la liberté, qui ne consiste pas à avoir un bon maître, mais à n'en point avoir ... (lacune) [2,24] XXIV. ... Ce maître injuste et cruel, secondé par la fortune, vit dans les premières années tout lui succéder avec bonheur. Le Latium entier reconnut la supériorité de ses armes; il prit Suessa Pométia, une ville des plus opulentes; avec les immenses trésors qu'il en tira, il put acquitter le voeu de son père, et bâtir le Capitole; il fonda plusieurs colonies, et, fidèle aux usages de ses pères, il fit porter au temple de Delphes, en offrande à Apollon, des dons magnifiques, prémices des dépouilles de l'ennemi. [2,25] XXV. Ici nous allons assister à une de ces révolutions dont il nous faut étudier dès le principe le cours naturel et l'ordre des vicissitudes. Car l'objet par excellence de la sagesse politique, dont nous essayons de tracer les règles dans cette discussion, est de savoir par quelles routes directes ou détournées s'avancent les corps politiques, afin de pouvoir, en prévoyant leurs errements funestes, conjurer ou combattre leurs périls. Et d'abord le roi dont je parle, souillé du meurtre d'un excellent prince, avait l'esprit à demi perdu; tremblant lui-même à l'idée qu'il devait expier son crime par quelque châtiment terrible, il voulait que tout le monde tremblât sous lui. Exalté par ses victoires et ses grandes richesses, il se laissait aller aux derniers degrés de l'insolence, impuissant à régler ses moeurs et à contenir les passions des siens. Aussi arriva-t-il que son fils aîné ayant fait violence à Lucrèce, fille de Tricipitinus, épouse de Collatin, et cette femme noble et chaste s'étant donné la mort en réparation de cet outrage, un homme plein de vertu et de génie, L. Brutus, brisa le joug odieux qui opprimait ses concitoyens : homme privé, il prit en main la cause de toute la nation, et montra le premier parmi nous que, lorsqu'il faut sauver la liberté de la patrie, tout citoyen devient homme public. A sa voix, Rome entière se soulève; la vue du père de Lucrèce et de tous ses proches plongés dans le deuil, le souvenir de l'arrogance de Tarquin et de mille injures faites au peuple par le tyran et par ses fils, indignent les esprits , et l'exil est prononcé contre le roi, contre ses fils, et toute la famille des Turquins. [2,26] XXVI. Voyez-vous donc comment le roi fit place au despote, et comment, par la perversité d'un seul, une des meilleures formes de gouvernement devint la plus odieuse de toutes? Tel est bien le caractère du despote, que les Grecs nomment tyran; car ils n'accordent le titre de roi qu'à celui qui veille aux intérêts du peuple comme un père, et qui s'emploie sans cesse à rendre la condition de ses sujets la plus heureuse possible. La royauté est, comme je l'ai dit, une forme de gouvernement très digne d'éloges, mais qui malheureusement se trouve toujours sur une pente fort rapide et singulièrement dangereuse. Dès que l'autorité royale s'est changée en une domination injuste, il n'y a plus de roi, mais un tyran, c'est-à-dire le monstre le plus horrible, le plus hideux, le plus en abomination aux Dieux et aux hommes, que l'on puisse concevoir; il porte les traits d'un homme, mais il a le coeur plus cruel que le tigre. Comment reconnaître pour un homme celui qui ne veut entrer ni dans la communauté de droits qui fait les sociétés, ni dans la communauté de sentiments qui unit le genre humain? Mais nous trouverons une occasion plus convenable pour parler de la tyrannie lorsque nous aurons à nous élever contre les citoyens qui, au sein d'un Etat rendu à la liberté, osèrent aspirer à la domination. [2,27] XXVII. Vous venez donc de voir se former le premier tyran ; je conserve ce nom donné par les Grecs aux rois injustes, quoique nos Romains aient appelé rois sans distinction tous ceux qui avaient seuls une autorité perpétuelle sur les peuples. C'est ainsi que l'on accusa Spurius Cassius, M. Manlius et Spurius Mélius d'avoir voulu s'élever à la royauté, et que tout récemment encore Tib. Gracchus ... (lacune) [2,28] XXVIII. Lycurgue, à Lacédémone, donna le nom d'Anciens (g-gerontas) aux membres trop peu nombreux, puisqu'ils n'étaient que vingt-huit, d'un conseil à qui il attribua le droit suprême de délibération, tandis que le roi conservait le droit suprême de commandement. Nos ancêtres imitèrent son exemple, et traduisirent même son expression, en appelant Sénat ("Senatus") ceux qu'il avait nommés Anciens ("Senes") ; c'est ce que Romulus fit lui-même, nous l'avons déjà dit à l'égard des Pères qu'il avait institués. Cependant, au milieu d'une telle constitution, quoi qu'on fasse, la prépondérance appartient toujours à la royauté. Vous accordez quelques droits au peuple, comme Lycurgue et Romulus : croyez-vous donc lui donner toute la liberté qu'il rêve? Vous ne faites qu'irriter sa soif d'indépendance, en lui permettant de goûter cette liberté séduisante. En tout cas, on aura toujours à craindre que le roi (ce qui n'arrive que trop souvent) ne devienne un maître injuste. C'est donc pour un peuple une destinée fragile que celle qui dépend du bon vouloir et des inclinations d'un seul homme. [2,29] XXIX. Je vous ai montré le premier modèle du despote, et je vous ai fait observer l'origine de la tyrannie dans cet Etat que Romulus avait fondé sous la protection des Dieux, et non dans cette république dépeinte par l'éloquence de Platon, et conçue dans les promenades philosophiques de Socrate, afin de pouvoir opposer à Tarquin portant un coup mortel à l'autorité royale, non par l'usurpation d'une puissance nouvelle, mais par l'injuste emploi de son légitime empire, cet autre chef, bon, sage, éclairé sur les intérêts de l'État, jaloux de sa dignité, en un mot le véritable tuteur de la république ; car c'est ainsi que l'on doit nommer tous ceux qui savent régir et gouverner les nations. Reconnaissez l'homme dont je vous parle; c'est celui dont la sagesse et l'active vigilance sont les garanties de la fortune publique. A peine son nom a-t-il été prononcé jusqu'ici, mais plus d'une fois dans la suite nous aurons à parler de ses fonctions et de son pouvoir ... (lacune) [2,30] XXX. ... Platon veut que la plus parfaite égalité préside à la distribution des terres, à l'établissement des demeures; il circonscrit dans les plus étroites limites sa république, plus désirable que possible ; il nous présente enfin un modèle qui jamais n'existera, mais où nous lisons avec clarté les principes du gouvernement des États. Pour moi, si mes forces ne me trahissent pas, je veux appliquer ces mêmes principes, non plus au vain fantôme d'une cité imaginaire, mais à la plus puissante république du monde, et faire toucher en quelque façon du doigt les causes du bien et du mal dans l'ordre politique. Après que les rois eurent gouverné Rome pendant deux cent quarante années et un peu plus, en comptant les interrègnes, le peuple qui bannit Tarquin témoigna pour la royauté autant d'aversion qu'il avait montré d'attachement à ce gouvernement monarchique, à l'époque de la mort ou plutôt de la disparition de Romulus. Alors il n'avait pu se passer de roi; maintenant, après l'expulsion de Tarquin, le nom même de roi lui était odieux. (lacune) [2,31] XXXI. Ainsi cette belle constitution de Romulus, après être demeurée en vigueur pendant deux cent vingt ans environ ... Cette loi fut complétement abrogée. C'est dans cet esprit que nos ancêtres bannirent Collatin dont le seul crime était ses liens de parenté, et toute la famille des Tarquins, en haine de leur nom. C'est dans cet esprit également que P. Valérius fit le premier incliner ses faisceaux lorsqu'il parlait dans l'assemblée du peuple, et qu'il vint habiter au pied du mont Véli, lorsqu'il s'aperçut que le peuple ne voyait pas sans inquiétude s'élever la maison qu'il faisait bâtir sur la hauteur, au lieu même où avait habité le roi Tullus. Valérius enfin (et c'est ici qu'il se montra le plus digne de son titre de Publicola) proposa au peuple la première loi que votèrent les comices par centuries, pour interdire aux magistrats de mettre à mort ou de frapper de verges le citoyen romain qui en appelait au peuple. Le droit d'appel existait déjà sous les rois, comme l'attestent les livres des pontifes et ceux des augures; plusieurs dispositions des douze Tables prouvent aussi que l'on pouvait appeler de tout jugement et de toute condamnation ; enfin l'élection des magistrats eux-mêmes n'était pas sans appel : et ce qui l'établit clairement, c'est que l'histoire nous apprend comme un fait tout particulier que les décemvirs, chargés de donner des lois à Rome, ont été nommés sans appel. Lucius, Valérius Potitus et M. Horatius Barbatus, sagement populaires par amour de la concorde, ordonnèrent, par une loi de leur consulat, qu'aucun magistrat ne serait créé sans appel. Les trois lois Porcia, proposées par trois membres de la famille des Porcius, n'ajoutèrent, comme vous le savez, rien de nouveau que la sanction. Valérius donc, après la promulgation de cette loi sur l'appel au peuple, fit ôter immédiatement les haches des faisceaux consulaires, et le lendemain il se donna Sp. Lucrétius pour collègue. Spurius étant son aîné, il lui envoya les licteurs, et il décida le premier que chaque mois les mêmes faisceaux précéderaient alternativement l'un des consuls, pour qu'il n'y eût pas dans un État libre plus d'insignes du pouvoir qu'il n'y en avait eu sous les rois. Ce n'était pas un homme ordinaire, à mon sens, que celui qui sut ainsi, en accordant au peuple une liberté modérée, affermir l'autorité des grands. Si j'insiste de cette sorte sur des temps qui sont loin de nous et sur ces vieux souvenirs, ce n'est pas sans motifs; car je veux vous montrer dans ces personnages illustres, et dans ces événements si parfaitement connus, les modèles des grands politiques et les règles des grandes affaires, et préparer ainsi la théorie que je dois vous développer bientôt. [2,32] XXXII. Durant cette époque le sénat dirigeait donc la république; de telle sorte que peu de choses se faisaient par l'autorité du peuple, que la plupart des affaires se décidaient par la volonté des sénateurs, conformément à leurs maximes et à leurs traditions, et qu'enfin deux consuls avaient en main un pouvoir qui ne différait guère de celui des rois que parce qu'il expirait au bout d'une année. Les chefs de l'État maintenaient surtout avec beaucoup d'énergie une règle que l'on peut regarder comme la clef de voûte de la puissance patricienne, et en vertu de laquelle les délibérations du peuple n'avaient force de loi que lorsqu'elles étaient revêtues de la sanction du sénat. Vers ce même temps, et dix ans environ après les premiers consuls, la dictature fut instituée, et T. Larcius investi de cette magistrature nouvelle, qui avait tant de ressemblance avec la royauté. Cependant les principales familles conservaient sur toutes les affaires publiques une autorité souveraine acceptée par le peuple, et les armées de la république remportaient de grands succès sous la conduite de ces vaillants hommes, dictateurs ou consuls, appelés au commandement suprême. [2,33] XXXIII. Mais la nature des choses demandait que le peuple, affranchi du joug royal, cherchât à étendre ses droits : seize ans à peine étaient écoulés qu'il atteignit ce but, sous le consulat de Postumus Cominius et de Sp. Cassius. Peut-être la raison ne présida-t-elle pas à ce mouvement populaire; mais l'impulsion naturelle qui entraîne les États est souvent plus forte que la raison. Ne perdez jamais de vue ce que je vous disais en commençant : si dans une société la constitution n'a pas réparti avec une juste mesure les droits, les fonctions et les devoirs, de telle sorte que les magistrats aient assez de pouvoir, le conseil des grands assez d'autorité, et le peuple assez de liberté, on ne peut s'attendre à ce que l'ordre établi soit immuable. Pour en revenir à Rome, les dettes du peuple avaient amené le trouble dans l'État, et la multitude se retira d'abord sur le mont Sacré, puis sur l'Aventin. Les lois de Lycurgue elles-mêmes n'avaient pas eu le pouvoir de contenir l'effervescence des Grecs; il fallut créer à Sparte, sous le règne de Théopompe, cinq éphores, et en Crète les "Cosmes", pour les opposer aux rois, comme chez nous les tribuns pour faire échec à l'autorité consulaire. [2,34] XXXIV. Peut-être nos ancêtres auraient-ils pu trouver quelque remède à ce fléau de dettes. Peu de temps auparavant, Solon l'avait combattu à Athènes, et quelques années après notre sénat, indigné de la violence d'un créancier, libéra de sa pleine autorité tous les citoyens, et pourvut à ce qu'ils ne pussent retomber dans de pareilles chaînes à l'avenir; enfin, à toutes les époques où le peuple, ruiné par une calamité publique et dévoré par sa dette, fut réduit aux abois, on chercha dans l'intérêt commun un soulagement et des remèdes à ses maux. Mais alors on n'écouta point les conseils de cette sage politique, et l'on donna occasion au peuple d'obtenir par une révolte la création de deux tribuns, et d'affaiblir le pouvoir et l'autorité du sénat. Cependant les nobles conservèrent encore beaucoup d'ascendant; les grandes familles donnaient toujours à l'Etat ces hommes d'une sagesse consommée et d'un hardi courage, qui étaient le boulevard de la république. Savez-vous ce qui établissait principalement leur empire sur les esprits? C'est qu'au milieu des honneurs ils s'interdisaient tous plaisirs, et partageaient presque la pauvreté du peuple; c'est qu'ils se frayaient la route à une grande popularité politique, en obligeant, avec une application extrême, tous les citoyens de leur aide, de leurs conseils, de leur propre bien, dans les circonstances critiques de la vie privée. [2,35] XXXV. Telle était la situation de la république, lorsque Sp. Cassius, l'un des hommes les plus populaires que l'on vit jamais, fut accusé par le questeur d'affecter la royauté, et mis à mort, comme vous le savez, sur le témoignage de son père qui le déclarait coupable, et de l'aveu du peuple. Cinquante-quatre ans environ après l'établissement de la république, les consuls Sp. Tarpéius et A. Aternius firent une chose agréable au peuple, en proposant aux comices par centuries leur loi sur la consignation de l'amende. Vingt ans après, comme les censeurs L. Papirius et P. Pinarius, en appliquant ces amendes, confisquaient au profit de l'Etat les troupeaux d'une foule de particuliers, une loi qui permettait le rachat des troupeaux moyennant une légère somme d'argent fut portée par les consuls C. Julius et P. Papirius. [2,36] XXXVI. Mais quelques années auparavant, alors que le sénat exerçait une autorité presque sans limites, de l'aveu du peuple qui la respectait, on vit tout à coup un grand changement : les consuls et les tribuns du peuple abdiquèrent, et l'on créa sans appel dix magistrats investis du pouvoir suprême, pour gouverner la république et donner à Rome un code de lois. Après avoir rédigé dix tables de lois avec une sagesse et une équité merveilleuses, ces décemvirs se donnèrent à la fin de l'année dix successeurs, qui ne méritèrent pas la même réputation d'honneur et de justice. On cite cependant avec grands éloges ce trait de C. Julius, l'un d'eux. Un cadavre avait été déterré dans la chambre du patricien L. Sextius, et en présence du décemvir; Julius le déclarait; magistrat sans appel, il était tout puissant, et cependant il consentit à recevoir la caution de l'accusé, et déclara qu'il ne voudrait à aucun prix enfreindre cette belle loi, en vertu de laquelle le droit de prononcer sur l'existence d'un citoyen romain n'appartenait qu'à l'assemblée du peuple. [2,37] XXXVII. Une troisième année s'ouvrit. Les mêmes décemvirs conservèrent le pouvoir; ils n'avaient pas voulu se donner de successeurs. Mais la république se trouvait dans un de ces états qui ne peuvent durer, car il n'y avait point d'égalité entre les différents ordres de la nation ; tout le pouvoir était concentré dans la main des grands ; dix hommes, choisis parmi les premières familles, avaient l'autorité souveraine; point de tribuns du peuple pour les tenir en respect ; point d'autres magistrats admis à partager leur puissance; point d'appel au peuple contre des châtiments indignes; point de recours contre un arrêt de mort. Aussi leur tyranie amena-t-elle bientôt un grand désordre dans l'État et une révolution complète. Ils avaient ajouté deux tables de lois iniques : tandis que les alliances même entre deùx nations sont autorisées par tout le monde, ils avaient interdit de la façon la plus outrageante les mariages entre les deux ordres d'un même peuple; interdiction que leva plus tard le plébiscite de Canuléius ; enfin ils se montraient dans tout leur gouvernement exacteurs du peuple, cruels et débauchés. Vous savez tous, et nos monuments littéraires le célèbrent à l'envi, comment D. Virginius immola de sa main, en plein forum, sa fille vierge pour la soustraire à la passion infâme d'un de ces décemvirs, et se réfugia désespéré près de l'armée romaine, campée alors sur le mont Algide; comment les légions, renonçant à combattre l'ennemi, vinrent occuper d'àbord le mont Sacré, comme la multitude l'avait fait naguère dans une occasion semblable, ensuite le mont Aventin ... (lacune) ... Nos ancêtres l'ont fort approuvé et très sagement maintenu; c'est là du moins mon avis. [2,38] XXXVIII. Scipion s'interrompit un instant, et tous ses amis attendaient dans un religieux silence la suite de son discours. Tubéron s'enhardissant alors : Puisque mes aînés ne vous présentent aucune réflexion, je vous dirai moi-même, Scipion, ce que votre discours nous laisse à désirer. —(Scipion) J'y consens, et de grand coeur. —(Tubéron) Vous venez, ce me semble, de faire l'éloge du gouvernement de Rome, tandis que Lélius vous avait demandé ce que vous pensiez de la politique en général. J'ajouterai même que votre discours ne nous a pas appris par quels principes, par quelles moeurs, par quelles lois nous pouvons affermir ou sauver cette constitution que vous admirez tant. [2,39] XXXIX. (Scipion) Je pense, Tubéron, que bientôt se présentera le véritable moment de parler de l'affermissement et de la conservation des États. Mais en ce qui touche la meilleure forme de gouvernement, je croyais avoir suffisamment répondu à la demande de Lélius. J'avais d'abord marqué trois sortes de gouvernement que la raison peut approuver, et trois autres toutes funestes, qui sont l'opposé des premières ; j'avais montré qu'aucun des trois gouvernements simples n'est le meilleur, et qu'il faut préférer à chacun d'eux celui qui les réunit et les tempère tous. Si j'ai proposé notre république pour exemple, ce n'était pas qu'elle dût me servir à déterminer en théorie la meilleure forme de gouvernement; car, pour établir les principes, les exemples ne sont point nécessaires; mais je voulais que l'histoire d'un grand État rendît palpables les enseignements un peu abstraits de la pure spéculation. Mais si vous avez le désir de vous représenter la meilleure forme de constitution sociale sans aucun modèle historique, jetez les yeux sur la nature; puisque l'image de ce peuple et de cette cité ... (lacune) [2,40] XL. (Scipion) Celui que je cherche depuis longtemps et à qui j'ai hâte d'arriver. — (Lélius) Vous voulez parler du politique? — (Scipion) Vous l'avez dit. (Lélius) Vous en trouverez ici une assez belle réunion, à commencer par vous. — (Scipion) Plût aux Dieux que le sénat nous en offrit dans la même proportion ! Mais pour en venir aux qualités du politique, ne les trouvez-vous pas dans ces hommes que j'ai vus souvent en Afrique, assis sur le cou d'un animal monstrueux, gouverner et diriger leur énorme monture, et lui faire exécuter toutes sortes de mouvements sans violence, sans efforts, au moindre signe? — (Lélius) Je connais ces hommes, et je les ai vus souvent, quand j'étais votre lieutenant en Afrique. — (Scipion) Mais ce Carthaginois ou cet Indien ne gouverne qu'un seul animal, apprivoisé déjà, et qui se plie facilement au commandement de l'homme; tandis que ce guide intérieur que nous a donné la nature, cette partie de notre âme qu'on nomme la raison, doit dompter un monstre à mille têtes, farouche, intraitable, et dont il est bien rare de triompher. Il faut qu'elle soumette à ses lois cette ardente ... (lacune) [2,41] - - -. [2,42] XLII. ... (Lélius) Je vois maintenant quelle tâche et quels devoirs vous imposez à cet homme dont j'attendais le portrait. — (Scipion) A vrai dire, je ne lui impose qu'un seul devoir, car celui-là comprend tout le reste : c'est de s'étudier et se régler constamment lui-même, afin de pouvoir appeler les autres hommes à l'imiter, et de s'offrir lui-même, par l'éclatante pureté de son âme et de sa vie, comme un miroir à ses concitoyens. De même que la flûte et la lyre, la mélodie et les voix, de la diversité de leurs accents forment un concert que les oreilles exercées ne pourraient souffrir s'il était plein d'altérations ou de dissonances, et dont l'harmonie et la perfection résultent pourtant de l'accord d'un grand nombre de sons dissemblables; ainsi de l'alliance des différents ordres de l'État et de leur juste tempérament résulte ce concert politique qui naît, comme l'autre, de l'accord des éléments les plus opposés. Ce que l'on nomme harmonie dans la musique, dans l'État c'est la concorde, le lien le plus parfait de la société humaine, la garantie la plus sûre de la force des États. Mais sans la justice, la concorde est impossible ... [2,43] XLIII. - - -. [2,44] XLIV. (Scipion) Je me rends très volontiers à votre désir, et je vous déclare même que nous n'avons rien dit jusqu'ici sur la république qui ne tombe à néant, et qu'il nous serait impossible de rien ajouter s'il ne demeure parfaitement établi, non seulement qu'il est faux de prétendre qu'on ne puisse gouverner sans injustice, mais qu'il est de toute vérité que sans une extrême justice il n'y a plus de gouvernement possible. Mais, si vous le trouvez bon, c'est assez pour aujourd'hui ; remettons la suite à demain, car il nous reste encore beaucoup de choses à dire. On se rangea à l'avis de Scipion et l'entretien de ce jour fut terminé.