[0] LA PERFECTION ORATOIRE. [1] I. - On prétend qu'il y a, en éloquence, des genres différents, comme en poésie : c'est inexact. La poésie n'est pas un art simple : la tragédie, la comédie, l'épopée, la poésie lyrique aussi et le dithyrambe, plus spécialement traité par les Latins, sont autant de genres, dont chacun diffère des autres. Dans la tragédie, le comique est une faute; dans la comédie, le tragique choque; chacun des autres genres a son ton marqué et un tour que connaissent bien les habiles. En éloquence, il arrive qu'on décompte également plusieurs genres, sous prétexte que les orateurs brillent les uns par l'élévation, la gravité, l'abondance, d'autres par la finesse, la délicatesse, la brièveté, d'autres encore par des mérites moins caractérisés et qui tiennent comme le milieu entre les précédents; mais faire cette distinction, c'est considérer les hommes, non l'éloquence. Dans l'art, on cherche la perfection; dans l'homme, on observe ce qui est. Aussi puis-je, si telle est ma manière de voir, dire d'Ennius qu'il est le plus grand poète épique, de Pacuvius qu'il est le plus grand poète tragique, de Cécilius qu'il est peut-être le plus grand poète comique. Mais, en éloquence, je n'ai pas à diviser par genres, puisque je suis en quête de perfection. Or il n'y a qu'une perfection : en être loin, ce n'est pas différer d'un autre par le genre, comme Térence diffère d'Accius; c'est, dans un même genre, être au-dessous de ceux qui sont parfaits. En effet, l'orateur parfait est celui qui, par la parole, instruit, charme, émeut son auditoire. Instruire est une obligation, charmer un honneur fait à celui qui écoute, émouvoir une nécessité. Que tel y réussisse mieux que tel autre, je le reconnais; mais c'est une différence de degré et non de genre. La perfection est une : ce qui en est le plus près est ce qui lui ressemble le plus : d'où il résulte clairement que ce qui ressemble le moins à la perfection est ce qu'il y a de plus détestable. [2] II. - L'éloquence consistant à la fois dans l'expression et dans la pensée, il faut tout faire, non seulement pour parler avec pureté et correction, c'est-à-dire en un bon latin, mais encore pour réaliser l'élégance dans l'emploi des mots propres et des mots figurés; sachons, pour les mots propres, choisir ceux qui conviennent le mieux; pour les mots figurés, nous inspirer des ressemblances, tout en usant avec réserve des termes empruntés. Les pensées se répartissent en autant de genres que nous avons reconnu de devoirs à l'orateur : pour instruire, elles seront pénétrantes; pour charmer, ingénieuses; pour émouvoir, graves. Les mots seront soumis à un certain arrangement, qui produira deux effets : cadence et douceur. Les pensées, elles aussi, veulent une disposition qui leur soit propre et un ordre fait pour emporter la conviction. Enfin, tout l'édifice reposera sur la mémoire, comme sur de solides assises, et il sera éclairé par l'action. Ces mérites, portés au plus haut degré, font l'orateur parfait; à un degré moyen, l'orateur passable; au plus bas degré, le mauvais orateur; mais à tous sera réservé ce nom d'orateur, comme on appelle peintres ceux mêmes qui peignent mal; il n'y a pas entre eux de différence de genres, mais une différence de talent. Il n'existe pas d'orateur qui ne veuille ressembler à Démosthène, tandis que Ménandre n'a jamais voulu ressembler à Homère, dont le genre n'était pas le sien. Rien de pareil chez les orateurs; s'il arrive que tel, par amour de la gravité, évite la finesse, que tel autre préfère la péné- tration à l'éclat, même si leur manière est acceptable, ils ne sont pas parfaits, la perfection comportant l'en- semble de toutes les qualités oratoires. [3] III. - Je n'ai pas donné à cette question tout le développement qu'elle exigeait; mais, pour ce que je veux, inutile d'en dire plus. Puisque l'éloquence est une, il s'agit de savoir ce qu'elle est. Eh bien ! elle est cet art de la parole qui a fleuri à Athènes. Depuis cette époque, si nous connaissons la gloire des orateurs attiques, nous ignorons ce qui les caractérise. On a bien constaté chez eux l'absence de défauts; on a peu distingué toutes leurs qualités. Une pensée est mauvaise quand elle est choquante, déplacée, sans pénétration, insipide; un terme est vicieux quand il est grossier, bas, impropre, dur, tiré de loin. Ces défauts ont été évités par presque tous ceux qui comptent comme attiques ou parlent avec atticisme. Mais, si leur mérite ne va pas plus loin, bornons-nous à constater chez eux une santé et une vigueur qui, tout en leur permettant de se livrer dans le xyste à la palestre, leur interdit de lutter pour la couronne aux jeux olympiques. Ceux au contraire qui, sans avoir de défauts, ne se contentent pas d'être bien portants, mais veulent avoir de la force, des muscles, du sang et ces belles couleurs qui font plaisir à voir, voilà ceux que nous devons imiter si nous le pouvons; sinon, imitons ceux qui n'ont pas de tares - ce qui est la propre des Attiques - plutôt que ceux, si nombreux en Asie, qui ont une abondance malsaine. Quand nous agirons ainsi - si même nous y arrivons, car ce n'est pas une petite affaire-, imitons, si possible, Lysias, et surtout sa finesse - souvent il ne manque pas d'élévation -; mais, comme, d'ordinaire, il a défendu des intérêts privés, écrit des plaidoyers pour d'autres et traité de toutes petites affaires, il semble être un peu maigre, ayant, de propos délibéré, aminci son talent pour le mettre au niveau de ces causes insignifiantes. [4] IV. - Celui qui fera comme lui, sans réussir, même s'il le voulait, à avoir plus d'abondance qu'il n'en eut, pourra certainement passer pour un orateur, mais un orateur de valeur moindre. En revanche, un grand orateur sera souvent amené à parler comme lui, s'il plaide une affaire de même genre. Ainsi, il sera certainement possible à Démosthène de baisser le ton; peut-être ne le sera-t-il pas à Lysias de le hausser. Mais supposer que, lorsque les troupes occupent le forum et tous les temples qui l'entourent, comme dans l'affaire de Milon, il soit possible de parler comme on plaiderait une affaire civile devant un seul juge, c'est prendre pour mesure de l'éloquence le talent de l'orateur, non l'affaire elle-même. Il est certains propos qu'on entend fréquemment aujourd'hui : les uns prétendent parler avec atticisme; les autres déclarent que nul à Rome n'a l'éloquence attique. Pour les premiers, passons; les faits suffisent à répondre personne ne va les chercher comme avocats; quand on recourt à eux, ils soulèvent les moqueries; s'ils provoquaient un rire franc, ils prouveraient par là qu'ils sont des Attiques. Quant à ceux qui regardent la manière attique comme inaccessible aux Romains et qui confessent n'être pas eux-mêmes des orateurs, s'ils ont l'oreille délicate, de l'intelligence et du goût, ils sont comme des critiques d'art, incapables de faire eux-mêmes une peinture, habiles, dans une certaine mesure, à la juger. Si au contraire tout leur esprit critique se borne à afficher du dédain pour ce qu'ils écoutent, s'ils n'éprouvent aucun plaisir à une parole noble et grande, qu'ils proclament leur préférence pour une manière simple et châtiée, leur peu de goût pour la gravité et le brillant du discours; mais qu'ils cessent de présenter comme attique uniquement la simplicité, autant dire la sobriété et la pureté du style. Car la grandeur, l'éclat, l'abondance, joints à cette pureté, ce sont là des qualités attiques. Eh quoi? est-il douteux que, lorsque nous parlons, nous désirons moins nous faire supporter que nous faire admirer? car ce que nous voulons, c'est, non pas parler avec atticisme, mais avec perfection. On comprend dès lors que, puisque les plus grands orateurs grecs ont été des Athéniens et que le premier d'entre eux est incontestablement Démosthène, celui qui imitera Démosthène aura une éloquence et attique, et parfaite, puisque, les Attiques étant nos modèles, bien parler, c'est parler avec atticisme. [5] V. - Mais, comme on risque de se tromper lourdement sur ce genre d'éloquence, j'ai cru bon de faire un travail qui pourra servir aux amis de l'éloquence, sans d'ailleurs être pour moi indispensable. J'ai traduit du grec les deux beaux discours que prononcèrent l'un contre l'autre les deux plus grands orateurs d'Athènes, Eschine et Démosthène; je les ai transposés, non en traducteur, mais en orateur : je n'ai rien changé à la pensée; mais pour la forme, je dirais la physionomie, j'ai employé des tours conformes à nos habitudes. Je n'ai pas cru nécessaire de traduire mot à mot, mais j'ai conservé à l'expression son caractère et sa force. Ce qu'il faut en effet, me semble-t-il, à mon lecteur, c'est non pas un nombre donné de mots, mais des mots ayant une valeur donnée. Mon travail aura pour résultat de faire comprendre aux Romains ce qu'ils doivent demander à ceux qui se piquent d'atticisme et la forme d'éloquence qu'ils peuvent exiger d'eux. On m'oppose Thucydide; car certains admirent son éloquence; ils n'ont pas tort; mais Thucydide n'a rien à voir dans notre enquête sur l'orateur. Autre chose est d'exposer les faits dans un récit, autre chose d'argumenter dans une accusation ou de réduire des griefs à néant; autre chose est de faire une narration intéressante, autre chose de soulever les passions. Mais, dit-on, il parle bien. Parle-t-il mieux que Platon? Ce que nous doit l'orateur tel que nous le voulons, c'est de donner, dans ses plaidoiries, à sa discussion, un tour fait pour instruire, plaire et émouvoir. [6] VI. - S'il se trouvait quelqu'un pour faire profession de recourir, dans les débats du forum, à la manière de Thucydide, celui-là prouverait qu'il ne soupçonne même pas le ton qui convient au tribunal et au forum. L'admirateur de Thucydide peut être persuadé que son avis est le mien; mais Isocrate lui-même, que le divin Platon, dont il était presque le contemporain, a fait si magnifiquement louer par Socrate dans le Phèdre, et que tous les savants ont proclamé un orateur de premier ordre, ne me paraît pourtant pas à sa place parmi les orateurs. Ce n'est pas un combattant, qui manie l'épée; il a en main le fleuret, et sa parole n'est qu'un jeu. Or, ceux que je mets en scène - si je puis rapprocher les petites choses des grandes, - c'est le plus beau couple de gladiateurs. Eschine est comme cet Aeserninus, dont parle Lucilius, «c'est, non pas un homme de rien, mais un adversaire habile et vigoureux, qui va lutter avec Placidéianus, c'est l'homme de beaucoup le plus parfait ...» Oui, c'est à mon sens, le plus divin des orateurs. A mon travail de traduction on peut faire deux critiques. Voici la première : l'original grec vaut mieux. A cette objection je répliquerai en demandant ce que les orateurs eux-mêmes auraient fait de mieux en latin. Et voici la seconde : Pourquoi lire la traduction latine, plutôt que le texte grec? Or ceux qui me la feront lisent aussi bien l'Andrienne que les Synèphèbes, aussi bien Térence et Cécilius que Ménandre. Et ils n'admettraient pas Andromaque, Antiope ou les Epigones en latin? Pourtant, ils lisent Ennius, Pacuvius et Accius, de préférence à Euripide et à Sophocle. Pourquoi donc ce mépris pour des discours traduits du grec, quand on goûte des traductions de poèmes? [7] VII. - Et maintenant, abordons notre propos, non sans exposer d'abord les faits soumis au tribunal. Une loi athénienne défendait de «proposer à l'assemblée du peuple l'attribution d'une couronne à un magistrat, avant que celui-ci eût rendu ses comptes». D'après une autre loi «la couronne décernée par le peuple devait être remise dans l'assemblée, et dans le sénat, si elle avait été accordée par le sénat». Or à Démosthène avait été confié le soin de refaire les murs de la ville; il les refit à ses frais. A ce propos Ctésiphon demanda, avant que Démosthène eût rendu ses comptes, qu'il fût gratifié d'une couronne d'or, qui lui serait remise au théâtre, devant le peuple réuni - le théâtre n'était pas le siège légal de l'assemblée, - et que cette récompense lui fût donnée en raison de sa vertu et de son dévouement au peuple athénien. Eschine cita Ctésiphon en justice, lui reprochant l'illégalité de sa proposition : le magistrat proposé pour la couronne n'avait pas rendu ses comptes, la remise devait en être faite au théâtre; la vertu et le dévouement de Démosthène à Athènes, autant de mensonges, Démosthène n'étant pas un honnête homme et n'ayant pas bien mérité de la cité. Cette affaire a une forme qui s'écarte assez de nos habitudes, mais elle a de la grandeur. Elle comporte, de part et d'autre, une interprétation des lois qui exige de la pénétration, et aussi un débat particulièrement grave sur les services rendus à la république. En réalité, ce que voulait Eschine, contre qui Démosthène avait déposé une accusation capitale pour avoir trafiqué de son ambassade, c'était tirer vengeance de son ennemi, et, sous le nom de Ctésiphon, faire condamner les actes et la réputation de Démosthène. En effet il insista moins sur la reddition des comptes que sur les éloges décernés à un mauvais citoyen, présenté comme un modèle de vertu. Eschine demanda la condamnation à l'amende de Ctésiphon quatre ans avant la mort de Philippe de Macédoine; mais le jugement ne fut prononcé que quelques années plus tard, quand Alexandre occupait déjà l'Asie; toute la Grèce, dit-on, accourut pour y assister. Que voir, qu'entendre, qui fût comparable à cette lutte, dans un procès si grave, de deux grands orateurs, admirablement préparés et brûlés de la même haine? Si, comme je l'espère, ces discours ont, dans ma traduction, conservé tous leurs mérites, pour la pensée, l'allure générale, la suite des idées, gardant de l'expression tout ce qui ne jure pas avec nos habitudes, - car si je n'ai pas tout traduit littéralement, je me suis attaché à trouver des tours de même ordre -, on trouvera dans ce travail une règle à suivre pour parler avec atticisme. Mais c'est assez parler de moi : écoutons enfin Eschine lui-même et son discours en latin.