[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] I. Je crois, Brutus, que si la volupté plaidait elle-même sa cause, et n'avait pas de si opiniâtres défenseurs, elle s'avouerait vaincue par mon dernier livre et s'inclinerait devant la dignité de son adversaire. Il y aurait en effet trop d'impudence à elle de disputer davantage contre la vertu, de préférer l'agréable à l'honnête, et de soutenir que la sensualité des plaisirs du corps est au-dessus de la noblesse de l'âme et de la dignité de la vie. Mettons-la donc hors de cause en lui ordonnant de se tenir dans ses bornes, de peur que par ses caresses et ses charmes, elle ne divertisse notre esprit du but élevé qu'il poursuit maintenant. Cherchons donc où est ce souverain bien que nous nous sommes proposé de découvrir, et qui ne consiste ni dans la volupté, comme nous l'avons fait voir, ni dans l'absence de la douleur, contre laquelle on pourrait diriger à peu près les mêmes objections. On ne peut d'ailleurs reconnaître le souverain bien où la vertu n'est pas, car il n'y a rien de plus excellent au monde. Or, quoique j'aie employé quelque nerf dans ma discussion avec Torquatus, il faut encore plus de force et de vigueur dans la réfutation que je vais entreprendre de la doctrine stoïcienne. Dans tout ce que l'on peut dire de la volupté, il n'est rien de bien subtil ni de bien profond; ceux qui en soutiennent la cause, sont loin d'être rompus dans ces sortes de controverses; et ceux qui la combattent, s'attaquent à un ennemi peu redoutable. Épicure dit lui-même qu'il ne faut pas raisonner sur la volupté, parce que c'est aux sens à en juger et qu'un peu d'expérience nous en apprend plus sur elle que tous les arguments imaginables. Aussi notre dispute entre Torquatus et moi a été toute simple; il n'y a rien eu d'obscur ni d'embarrassé dans ce qu'il a dit, et il me semble que tout ce que je lui ai répondu est d'une clarté parfaite. Vous savez combien au contraire la manière de disputer des stoïciens est obscure ou plutôt épineuse, même pour les Grecs, et à plus forte raison pour nous autres Romains qui avons de plus l'embarras de faire notre langue et de donner à de nouvelles choses des noms nouveaux. C'est de quoi cependant ne s'étonnera aucun esprit un peu cultivé, qui fera réflexion qu'en toute espèce d'art dont l'usage n'est pas généralement répandu et populaire, il y a beaucoup de mots nouveaux; car il faut bien qu'un art donne des noms aux objets dont il traite. De là vient que les dialecticiens et les physiciens se servent de termes inconnus au reste des Grecs. Les géomètres, les musiciens et les grammairiens ont aussi leur langue à part. La rhétorique elle-méme, qui est faite pour descendre dans le forum et parler à tout le peuple, se sert dans son enseignement de termes qui lui sont propres. [3,2] II. Et sans parler davantage des arts libéraux, les ouvriers eux-mêmes pourraient-ils faire quelque chose dans leurs métiers, s'ils ne se servaient de mots que nous ne connaissons point et qui ne sont en usage que parmi eux? L'agriculture elle-même, qui est si éloignée de toute espèce d'éloquence, à mesure qu'elle a découvert quelque chose de nouveau, l'a exprimé par de nouveaux termes. Le philosophe doit donc avec plus de fondement encore imiter ces exemples; car la philosophie est l'art de la vie, et pour en bien traiter, ce n'est certes pas sur la place publique qu'il faut venir chercher ses expressions. Or, de tous les philosophes, les stoïciens sont ceux qui ont fait le plus de mots nouveaux; et on peut dire de Zénon leur chef, qu'il a plutôt inventé des mots que des choses. Que si dans une langue qui passe pour plus abondante que la nôtre, la Grèce n'a pas trouvé mauvais que de très savants hommes, ayant à parler de choses peu connues du vulgaire, se servissent de termes inusités, à combien plus forte raison doit-on avoir une pareille indulgence pour nous qui osons traiter pour la première fois de tels sujets dans notre langue. Cependant je l'ai dit souvent, et cette déclaration a excité les murmures non seulement des Grecs, mais encore de ceux qui veulent passer plutôt pour Grecs que pour Romains. Notre langue, loin d'être inférieure à la langue grecque en richesse d'expressions, a même la supériorité sur elle. Ce que je disais, il faut maintenant essayer de le prouver, non plus seulement dans les arts qui nous appartiennent en propre, mais dans ceux mêmes que la Grèce revendique. Car à l'égard de certains termes dont nos ancêtres ont accrédité l'usage parmi nous, comme, par exemple, ceux de Philosophie, Rhétorique, Dialectique, Géométrie, Musique, quoique nous eussions pu les rendre par des expressions latines, je les regarde cependant comme nôtres, parce que le temps les a naturalisés parmi nous. Voilà ce que j'avais à dire touchant les termes dont je me sers; quant aux choses mêmes, j'appréhende quelquefois, Brutus, qu'on ne me blâme de vous écrire sur des matières de philosophie, à vous qui vous êtes avancé si loin dans la plus parfaite des philosophies. Et véritablement, si je le faisais dans la vue de vous apprendre quelque chose, on aurait sujet de me blâmer; mais je suis bien éloigné de le prétendre; et quand je vous écris sur de telles matières, ce n'est pas pour vous instruire de ce que vous savez on ne peut mieux; mais c'est que j'aime à m'entretenir avec vous et que je vous regarde comme le meilleur juge de tous les travaux qui se rattachent à nos communes études. Prêtez-moi donc, comme toujours, votre bienveillante attention, et prononcez sur une controverse qui s'est élevée un jour entre moi et votre oncle, cet homme admirable et divin. J'étais à Tusculum , et désirant me servir de quelques livres du jeune Lucullus, je vins chez lui pour les prendre dans sa bibliothèque, comme j'en avais l'usage. J'y trouvai M. Caton que je ne m'attendais pas à rencontrer ; il était assis et tout entouré de livres stoïciens. Vous savez qu'il avait une avidité insatiable de lecture, jusque-là que, dans le sénat même et pendant que les senateurs s'assemblaient, il se mettait à lire, sans se soucier des vaines rumeurs qu'il exciterait dans le public, et sans dérober pourtant un seul des instants qu'il devait aux intérêts de l'État. Aussi, jouissant alors d'un loisir complet, et se trouvant dans une si riche bibliothèque, il semblait, si l'on peut se servir d'une comparaison aussi peu noble, vouloir dévorer les livres. Nous étant donc ainsi rencontrés tous deux sans y songer, il se leva aussitôt. Nous échangeâmes ensuite ces premières questions que l'on se fait d'ordinaire lorsqu'on se revoit. Qui vous amène ici? me dit-il; vous venez sans doute de votre campagne. Si j'avais pensé que vous y fussiez , j'aurais certainement été vous y rendre visite. - Hier, lui dis-je, dès que les jeux furent commencés, je quittai la ville, et j'arrivai le soir chez moi. Ce qui m'a amené ici, c'est que j'y suis venu chercher quelques livres; voilà bien des trésors assemblés, Caton, et il faudra que notre jeune Lucullus les connaisse parfaitement un jour. Car j'aimerais mieux qu'il prît plaisir à ces livres qu'à toutes les autres beautés de ce séjour, et j'ai son éducation fort à coeur, quoiqu'elle vous appartienne plus qu'à personne, et que ce soit à vous de le rendre digne de son père, de notre Cépion et de vous-même qui le touchez de si près. Mais ce n'est pas sans sujet que je m'intéresse à ce qui le regarde; j'y suis obligé par le souvenir de son aïeul Cépion, que j'ai toujours tenu en grande estime comme vous le savez, et qui, selon moi, serait maintenant un des premiers hommes de la république, s'il vivait; et j'ai continuellement devant les yeux Lucullus, ce modèle accompli, à qui les liens de l'amitié et une communauté parfaite de sentiments et de vues m'unissaient si intimement. - Vous faites bien, me dit Caton, de conserver chèrement la mémoire de deux hommes qui vous ont recommandé leurs enfants par leurs testaments, et je suis charmé de voir que vous aimez le jeune Lucullus. Quant au soin de son éducation qui me regarde tout particulièrement, dites-vous, je m'en charge avec plaisir, mais il faut que vous le partagiez avec moi. Ce que je puis ajouter, c'est qu'il me paraît déjà donner beaucoup de marques d'une belle âme et d'un noble esprit; mais vous voyez combien son âge est tendre. - Je le vois bien, lui dis-je, et c'est aussi dans cet âge qu'il faut l'initier à ces études et ouvrir son âme à ces sentiments qui le prépareront aux grandes choses qui l'attendent. - C'est à quoi il faut que nous travaillions ensemble, reprit-il, et de quoi nous nous entretiendrons plus d'une fois. Cependant asseyons-nous, s'il vous plaît. C'est ce que nous fîmes aussitôt. [3,3] III. Mais vous, continua-t-il, qui avez tant de livres chez vous, quels sont donc ceux que vous veniez chercher ici ? - J'y venais prendre, lui dis-je, quelques commentateurs d'Aristote, pour les lire pendant que j'en ai le loisir; ce que vous savez qui ne nous arrive guère, ni à l'un ni à l'autre. - Que j'aurais bien mieux aimé, dit-il, que votre goût eût incliné pour les stoïciens! Certes, s'il appartenait à quelqu'un au monde d'estimer qu'il n'y a de bien que dans la vertu, c'était à vous. - Voyez au contraire, repartis-je, si ce n'était pas à vous qu'il eût été convenable, puisqu'au fond nous sommes d'accord, de ne point donner des noms nouveaux à des sentiments anciens; car il n'y a entre nos idées nulle différence; c'est notre langage seul qui est opposé. - Il s'en faut beaucoup, répliqua-t-il; car tant que vous admettrez au nombre des biens, et que vous déclarerez digne d'être recherché autre chose que ce qui est honnête, vous éteindrez en quelque sorte l'honnête lui-même, qui est le flambeau de la vertu, et vous porterez aux vertus un coup mortel. - Ce sont là des paroles magnifiques, lui dis-je ; mais ne voyez-vous pas que cette magnificence de langage vous est commune avec Pyrrhon et Ariston, qui font toutes choses égales, et sur lesquelles je voudrais bien connaître votre façon de penser? - Ce que je pense, répondit-il, c'est que les gens de bien, fermes, justes et modérés, qui ont vécu dans la république, dont nous avons ouï parler, ou que nous avons vus, et qui ont fait tant de choses louables sans aucune autre instruction que celle de la nature, ont été bien mieux instruits par la nature seule qu'ils n'auraient pu l'être par la philosophie, s'ils en avaient suivi d'autre que celle qui ne met au nombre des biens que ce qui est honnête, et au nombre des maux que ce qui est honteux. Pour toutes les autres philosophies qui parlent de biens où la vertu n'est pas, et de maux qui ne soient point entachés de vice, les unes plus, les autres moins, mais toutes sans exception méritent ce reproche de ne point contribuer à nous rendremeilleurs, mais de corrompre même notre nature. Car si on n'accorde qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête, il est impossible de prouver que le bonheur est dans la vertu, et alors, je ne sais plus à quoi pourrait servir l'étude de la philosophie. Si le sage peut jamais être malheureux, je ne vois pas que la vertu, avec toute la gloire et l'immortalité qu'elle nous donne, mérite qu'on en fasse tant d'estime. [3,4] IV. Tout ce que vous avez dit jusqu'ici, Caton, lui répliquai-je, vous pourriez le dire de même quand vous suivriez l'opinion de Pyrrhon ou celle d'Ariston; car vous n'ignorez pas que pour eux l'honnête était non pas seulement le souverain bien, mais, comme vous le voulez vous-même, le bien unique ; d'où il suit, comme vous le voulez pareillement, que tous les sages sont toujours heureux. Approuvez-vous donc leur sentiment, et dites-vous que nous devons le suivre? Nullement, répondit-il; car le propre de la vertu étant de savoir faire choix des choses qui sont conformes à la nature, ceux qui les ont tellement égalées toutes et en ont effacé à tel point les distinctions, qu'ils ne nous laissent plus aucun lieu de choisir entre les unes et les autres, ont par cela même anéanti la vertu.- C'est fort bien dit. Mais, je vous le demande, ne devez-vous pas en venir aux mêmes extrémités, vous qui déclarez qu'il n'y a d'autre bien que ce qui est droit et honnête, et qui supprimez toute espèce de distinction pour tout le reste? - Si je faisais ce que vous dites, vous auriez raison; mais je ne supprime rien. - Comment cela? repris-je. Si la vertu seule, si ce que vous appelez l'honnête, si ce qui est droit, louable, honorable (car je me sers de plusieurs mots, pour que l'on entende mieux l'objet de ma pensée), si c'est là, disons-nous, le bien unique, qu'aura-t-on de plus à rechercher? Et s'il n'y a rien de mal que ce qui est honteux, malhonnête, vicieux, odieux, déshonorant, infâme, (pour le faire mieux entendre encore par toutes ces expressions réunies), que peut-il y avoir de plus à éviter? - Comme vous n'ignorez pas, dit-il, ce que j'aurais à vous répondre, et que je vous soupçonne de vouloir tirer avantage des courtes explications que je vous donnerais, je ne vous répondrai pas séparément sur chaque point de doctrine; mais puisque nous en avons le loisir, j'aime mieux vous exposer, à moins que vous ne le jugiez inutile, toute la doctrinede Zénon etdes stoïciens. - Le juger inutile ! rien moins assurément, et ce que vous nous direz là servira même beaucoup à éclaircir ce que nous cherchons. - Essayons donc, reprit-il, quoiqu'il y ait dans le système des stoïciens bien des choses difficiles et obscures. Car si l'on fut obligé jadis, pour exprimer des choses nouvelles, d'introduire dans la langue grecque de nouveaux termes que l'usage a rendus familiers, que ne devra-t-on pas faire dans la langue latine? - Inventez, inventez, lui dis-je ; car s'il a été permis à Zénon de créer de nouvelles expressions pour faire entendre ce qu'il avait découvert de nouveau, pourquoi n'accorderait-on pas le même privilége à Caton? Toutefois il ne sera pas toujours nécessaire de traduire mot pour mot, comme font les interprètes ignorants, surtout lorsqu'on pourra mieux faire entendre la pensée par une expression un peu différente, mais usitée. Pour moi, quand il est question de traduire, si ce que les Grecs disent en un seul terme, je ne puis pas le rendre de même, je l'exprime en plusieurs mots. Je crois aussi que l'on doit nous permettre de nous servir du mot grec, lorsque nous n'en trouvons point dans notre langue qui puisse y bien répondre, à moins qu'on ne prétende que c'est un privilége réservé aux termes d'"éphippies" et d'"acratophores", et qu'il ne faut point l'étendre à ceux de "proegmènes" et d'"apoproegmènes", qu'on pourrait cependant rendre assez bien en notre langue par ceux de "préférés" et de "rejetés". - Je vous suis obligé de me secourir comme vous faites, répondit-il. A l'égard des termes que vous venez de me fournir, je m'en servirai plutôt que des expressions grecques, et, pour les autres, vous m'aiderez , si vous voyez que je sois embarrassé. - Je m'y prêterai avec le plus grand zèle, lui dis je; mais, courage, la fortune aide les gens de coeur; tentez donc l'entreprise: nous ne pourrions avoir d'occupation plus divine. [3,5] V. Ceux dont j'ai embrassé la doctrine, reprit alors Caton, tiennent que dès que l'animal est né, car c'est par là qu'il faut commencer, il est enclin à s'aimer, à chercher la conservation de son être et de sa condition naturelle, et à s'attacher à tout ce qui peut servir ce désir invincible; et qu'au contraire il éprouve une vive aversion pour la destruction de son être et pour tout ce qui pourrait la causer. La preuve de ce qu'ils avancent, c'est que les enfants, avant d'avoir aucun sentiment de plaisir ou de douleur, recherchent ce qui leur est salutaire et rejettent ce qui leur est nuisible ; ce qu'ils ne feraient pas, s'ils n'aimaient la conservation de leur être et s'ils n'en craignaient la destruction. Mais, avant d'éprouver aucun désir, il faut nécessairement qu'ils aient le sentiment d'eux-mêmes et que par là ils apprennent à s'aimer eux et ce qui est d'eux. On voit donc par là que le premier principe de toutes nos actions est l'amour de notre propre conservation. La plupart des Stoïciens ne pensent pas que parmi les principes naturels d'action, on doive compter la volupté; et je suis fort de leur sentiment, parce que si la nature avait mis quelque attrait de volupté dans les premières choses qu'elle fait désirer, il serait à craindre que de là on ne pût tirer bien des conséquences honteuses. Du reste, une grande preuve que la nature ne nous a inspiré primitivement d'autre désir que de conserver ce qu'elle nous avait donné d'abord, c'est qu'il n'y a personne qui n'aime mieux, s'il en a le choix, avoir toutes les parties de son corps dans une parfaite intégrité, que de les avoir, lors même qu'il en pourrait faire usage, estropiées ou contrefaites. Quant aux connaissances, et si ce terme n'est pas assez clair et ne vous plaît pas assez, disons avec les Grecs g-katalehpseis, nous croyons que l'on peut les rechercher pour elles-mêmes, parce qu'elles ont en elles quelque chose qui embrasse et contient une vérité. Et cette inclination de la nature se voit dans les enfants, qui sont ravis, lorsque d'eux-mêmes et par le propre effort de leur esprit, ils ont découvert quelque chose, qui d'ailleurs ne leur importe en rien. Selon nous, les arts méritent aussi d'eux-mêmes que l'on s'y applique, parce qu'ils sont d'abord de dignes objets de nos efforts, et parce qu'ils sont composés d'un système de connaissances établi et lié par le raisonnement et la méthode. Les Stoïciens pensent aussi que parmi toutes les choses opposées à la nature, il n'en est aucune pour laquelle nous ayons plus d'aversion, que pour le consentement de l'esprit donné à ce qui nous parait faux. Quant aux différentes parties dont le corps de l'animal est composé, les unes semblent avoir été données par la nature pour un usage déterminé, comme les mains, les pieds, les jambes, et tout le dedans du corps dont les médecins nous expliquent les différentes fonctions, les autres paraissent n'avoir été données pour aucun usage mais pour servir d'ornement, comme la queue aux paons, aux colombes le plumage aux reflets changeants, aux hommes les mamelles et la barbe. Et de tout ceci, qui ne regarde que les premiers éléments de la nature, vous voyez avec quelle sécheresse je vous en parle ; parce que la matière n'est pas susceptible d'ornements. Quand le sujet qu'on traite est grand de lui-même, alors la magnificence des choses entraîne celle des paroles, et tout le discours en a plus de dignité et plus de force. - Vous avez raison, lui répondis-je. Mais quand on dit de bonnes choses et qu'on les dit clairement, je trouve que l'on est toujours assez éloquent. Il y aurait de la puérilité à vouloir traiter élégamment certains sujets; en parler clairement et intelligiblement, c'est tout ce que doit faire un homme sage et habile. [3,6] VI. Continuons donc, reprit-il, et puisque nous en étions demeurés aux premiers principes naturels d'action auxquels toute la suite se doit rapporter; voici d'abord la division qu'on en tire. Les choses sont ou estimables (car c'est ainsi qu'il faut nommer, je crois, ce qui est conforme à la nature de ce qui produit quelque chose de tel, et que l'on juge digne d'être choisi à cause d'une certaine valeur naturelle, qui mérite l'estime, appelée par Zénon g-axia); ou méprisables, c'est-à-dire ayant des caractères précisément opposés à ceux que nous venons de décrire. Les principes d'action ainsi déterminés, et ayant établi qu'il faut rechercher ce qui est conforme, et fuir ce qui est contraire à la nature, le premier devoir (car c'est ainsi que je traduis g-kathehkon), sera de se maintenir dans sa condition naturelle; ensuite, de s'attacher à ce qui est conforme, et de repousser ce qui est contraire à sa nature. Lorsqu'on a su choisir ce qui est bien et rejeter ce qui est mal, on en vient ensuite à distinguer et à choisir entre les diverses sortes de devoirs ; l'on fait enfin un choix ferme, inébranlable et en parfaite harmonie avec sa nature; et dès que l'homme se rend fidèle à un tel choix, il comprend ce que c'est véritablement que le souverain bien. Car notre première inclination nous porte vers ce qui est conforme à notre nature; mais du moment que nous commençons à avoir l'intelligence, ou plutôt la connaissance, que les Grecs nomment g-ennoian, et que nous venons à concevoir l'ordre et, pour ainsi dire, l'harmonie d'une vie bien réglée, nous en faisons encore beaucoup plus d'estime que de tout ce que nous avions aimé d'abord; et le fruit que nous recueillons de notre intelligence et de notre raison, est de juger que le souverain bien de l'homme, le bien que l'on doit estimer et rechercher pour lui-même, consiste dans ce que les Stoïciens nomment g-homologian, et que nous appellerons, si vous le voulez, harmonie de la vie. C'est dans cette harmonie que réside le bien auquel il faut tout rapporter et partant l'honnête lui-même, que l'on doit placer seul au rang des biens, quoiqu'il ait dans notre existence morale une origine comparativement tardive, mais qui seul aussi mérite d'être recherché pour lui-même et par sa propre dignité : quant aux objets de nos premiers désirs, aucun d'eux ne mérite d'être recherché pour lui-même. Ce qu'on nomme proprement les devoirs, ayant leur origine dans ces premiers désirs de la nature, il faut nécessairement les rapporter à leur source; et l'on peut dire justement que tous les devoirs ont pour objet l'acquisition des premiers biens naturels. Toutefois, on ne peut pas voir là le souverain bien , car dans les premières inclinations de la nature, il n'y a pas encore d'action honnête. Ce n'est qu'ensuite, comme je l'ai dit, que l'honnête vient à se former; mais quoiqu'il ne soit venu qu'après, il est tellement selon la nature, qu'il nous porte bien plus fortement à le rechercher que n'avaient fait tous les premiers biens naturels. Qu'on n'aille pas toutefois s'imaginer que de ce que nous venons de dire il résulte qu'il y ait deux souverains biens. Mais comme si on avait dessein de lancer un javelot ou de tirer une flèche en quelque endroit, et de frapper un but que nous pouvons comparer au souverain bien dont nous parlons, il faudrait faire tout ce qui serait possible pour frapper juste; tout pareillement dans la vie faut-il faire tout ce que l'on peut pour rencontrer le but : mais tout en faisant ce que l'on peut pour frapper juste, on doit bien entendre que le véritable objet de nos efforts, c'est le bien suprême, et que nos efforts eux-mêmes, et les coups que nous portons, sont des moyens que nous choisissons, et non pas une fin que nous nous proposions. [3,7] VII. Or, tous les devoirs de la vie ayant leur source dans les premiers devoirs de la nature, il faut aussi que la sagesse y ait la sienne. Mais comme il arrive souvent que celui qu'on a recommandé à quelqu'un vient dans la suite à faire plus de cas de la personne à qui il est recommandé que de celle à qui il doit la recommandation, il ne faut pas s'étonner que les hommes ayant été recommandés à la sagesse par les premiers désirs de la nature, la sagesse leur devienne ensuite plus chère que ces désirs, leurs introducteurs près d'elle. De même aussi que les membres nous ont été visiblement donnés pour certaines fonctions, de même le désir de l'âme, que les Grecs nomment g-hormeh, nous a été donné, non pour nous appliquer arbitrairement à tout genre de vie, mais pour en suivre un particulier et clairement déterminé; j'en dirai autant et de l'intelligence, et de la droite raison. Comme certains gestes seulement et non pas tous, certains mouvements et non pas tous conviennent aux comédiens et aux danseurs, ainsi dans la vie doit-on se proposer de suivre certaine conduite seulement, conduite qui n'est nullement arbitraire, mais qui doit être de tous points convenable et conforme à la nature. Car nous ne croyons pas que la sagesse soit semblable, ni à l'art de la navigation, ni à celui de la médecine, mais plutôt aux deux autres dont je viens de parler, en ce que ceux-ci contiennent en eux la fin dernière de toutes leurs oeuvres. Il faut cependant remarquer cette différence entre la sagesse et ces deux arts, que tout ce qui est bien fait dans chacun d'eux ne contient pas toutes les beautés que l'art renferme; tandis que les actions droites et vertueuses nommées par Îa Grecs g-katorthohmata, comprennent chacune toutes les richesses de la vertu; le seul art de la sagesse n'ayant absolument d'autre but que lui-même, privilége dont les autres arts sont privés. C'est donc mal à propos que le but de la médecine et de l'art du pilote est comparé avec celui de la sagesse; car la sagesse comprend la grandeur d'âme, la justice, et fait mépriser à l'homme tous les accidents de la vie ; parmi les autres arts, en est-il un qui renferme de tels avantages ? Mais on ne pourra jamais parvenir aux vertus que je viens de dire, si l'on n'est convaincu qu'il n'y a d'autre différence entre les choses, qu'en ce qu'elles sont honnêtes ou honteuses. Voyez maintenant comment tout cela suit admirablement des principes que j'ai d'abord établis. Car le but de la sagesse (j'appelle, comme vous voyez, ce que les Grecs nomment g-telos, tantôt but de la sagesse, tantôt dernier terme, souverain bien, et je pourrais encore le nommer fin des actions), le but de la sagesse étant donc de vivre convenablement, et conformément à la nature, il s'ensuit nécessairement que le sage mène toujours une vie parfaitement heureuse de tous points, que rien ne l'empêche, rien ne l'entrave, rien ne lui fait défaut. On peut montrer que ce premier principe, qu'on ne doit juger bien que ce qui est honnête, est non seulement l'abrégé de toute sagesse, mais encore le plus solide fondement de la vie et de la fortune des hommes, et c'est ici où la grande éloquence aurait un beau champ, et où elle pourrait employer heureusement le choix des paroles et la gravité des sentences; mais les conclusions courtes et vives des Stoïciens me plaisent davantage. [3,8] VIII. Voici comment ils argumentent : «Tout ce qui est bon est louable; tout ce qui est louable est honnête; donc tout ce qui est bon est honnête.» Ne trouvez-vous pas que la conséquence est bien tirée? Vous le devez; car vous voyez qu'elle est fidèlement déduite des deux premières propositions. De ces deux propositions qui nous servent à conclure, c'est ordinairement la première qu'on attaque, et l'on nie que tout ce qui est bon, soit louable; car on convient universellement que tout ce qui est louable est honnête; mais il est complétement absurde de dire qu'il y ait un bien qui ne soit pas désirable, que ce bien soit désirable et qu'il ne plaise pas, qu'il plaise et ne soit pas digne d'être choisi ; il mérite donc d'être approuvé, il est donc louable, il est donc honnête, donc enfin tout ce qui est bon est honnête. Je demande ensuite quel est l'homme qui pourrait se glorifier d'une vie misérable ou ne pas se glorifier d'une vie heureuse? La vie heureuse mérite donc seule qu'on s'en glorifie, mais c'est ce qu'on ne peut faire à bon droit que d'une vie honnête ; donc la vie honnête est en même temps la vie heureuse. De plus, comme il faut qu'un homme, pour mériter d'être loué, ait quelque chose de si excellent et de si digne d'éloge, qu'on puisse, à cause de cela même, le dire à bon droit heureux, il s'ensuit que l'on peut dire parfaitement que la vie d'un tel homme est heureuse. Ainsi donc, si c'est l'honnêteté de la vie qui la rend heureuse, il n'y a rien de bien que ce qui est honnête. Ce qu'il est pareillement impossible de nier, c'est qu'il puisse y avoir d'homme d'un courage ferme et élevé, d'homme fort comme nous le disons, s'il n'est établi que la couleur n'est pas un mal. Celui qui met la mort au nombre des maux, doit nécessairement la craindre ; celui qui voit un mal quelque part, s'en inquiète nécessairement, et ne peut le mépriser ; tout le monde demeure d'accord de ce que j'avance là, et la conséquence en est que celui qui a de la force et de l'élévation d'âme, méprise et compte pour rien tout ce qui lui peut arriver. Dès lors il est manifeste qu'il n'y a rien de mal que ce qui est bon teux. Cet homme noble et excellent dont je parle, cet homme d'un grand coeur et d'un courage à toute épreuve, le sage en un mot que nous voulons former et que nous cherchons, doit avoir une pleine confiance en lui-même, dans son passé et dans son avenir, et juger assez bien de lui pour croire fermement que jamais il ne peut arriver de mal au sage. Et par là on vient encore à comprendre qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête, et que vivre honnêtement, c'est-à-dire dans la pratique de la vertu, c'est mener véritablement une vie heureuse. [3,9] IX. Je n'ignore pas que même parmi les philosophes qui mettent le souverain bien dans l'esprit, il y a beaucoup d'opinions différentes. Mais quoique souvent leurs doctrines et leurs écoles ne soient pas exemptes d'erreur, je ne laisse pas de les trouver préférables non seulement aux trois systèmes qui, séparant la vertu du souverain bien, ont mis ce bien suprême, ou dans la volupté, ou dans l'absence de la douleur, ou dans les premiers biens de la nature, mais encore aux trois autres qui, croyant la vertu boiteuse, si on ne lui donne quelque appui, l'ont mise chacun en compagnie de quelqu'une des trois choses que je viens de dire. A toutes ces théories je préfère sans aucun doute celles qui mettent d'une manière ou de l'autre le souverain bien dans l'esprit et dans la vertu. Du reste, je trouve également absurdes et les philosophes qui font consister le souverain bien dans la science et ceux qui, ne mettant entre les choses aucune différence, disent que le sage ne peut être heureux qu'en ne préférant aucune chose à une autre; semblables à certains académiciens, qui tiennent, dit-on, que le souverain bien et le principal devoir du sage est de résister aux apparences et de suspendre avec fermeté son jugement. On réfute abondamment d'ordinaire les uns et les autres; mais je ne vois pas qu'il faille beaucoup de temps pour prouver ce qui est manifeste; car quoi de plus manifeste que, s'il n'y a point de choix à faire entre ce qui est conforme et ce qui est contraire à la nature, la prudence, tant recherchée et tant louée, est anéantie? Après avoir ainsi écarté les opinions que je viens de rapporter et toutes celles qui y ressemblent, il ne reste plus que la vraie doctrine, qui fait consister le souverain bien à vivre avec une telle connaissance de tout ce que la nature peut produire, que l'on sache choisir ce qui est conforme et rejeter ce qui est contraire à sa condition naturelle, et vivre ainsi convenablement et conformément à la nature. Dans tous les autres arts, lorsque l'on dit que quelque chose est artistement fait, cela s'entend toujours d'une opération extérieure de l'art et d'une production au dehors, ce que les Grecs nomment g-epigennehmatikon; mais à l'égard du sage, ce qui est sagement fait est parfait dès l'abord, parce que tout ce qui part de lui doit être incontinent accompli de tous points; car c'est en lui que réside le bien suprême qu'il faut rechercher. Et de même que c'est pécher que de trahir sa patrie, d'outrager ses parents, de piller les temples, toutes actions produites au dehors, de même c'est pécher que de craindre, que d'être affligé, d'avoir des sentiments déréglés, lors même qu'il n'en résulte aucun effet visible; mais alors évidemment ces fautes ne sont pas dans les conséquences, mais dans la racine intérieure du mal; ainsi tout ce qui est selon la vertu, est intérieurement et dès le principe bon et droit, indépendamment de toute production au dehors. [3,10] X. Venons maintenant à la définition du bien dont nous avons déjà tant parlé. Les définitions qu'en ont données nos divers auteurs sont un peu différentes, mais elles reviennent toutes à la même chose. Pour moi, je suis de l'avis de Diogène le stoïcien, qui définit le bien, ce qui est parfait de sa nature; et qui, suivant ce principe, appelle l'utile (c'est ainsi que je traduis g-ohphelma), un mouvement ou un état en harmonie avec le bien parfait de sa nature. Or, comme les notions se forment dans l'esprit, ou par une simple expérience, ou par le rapprochement des faits, ou par la ressemblance des choses, ou enfin par les réflexions de la raison, c'est par cette dernière sorte d'opérations qu'on est parvenu à connaître ce que c'est que le bien. Lorsque des choses sont conformes à la nature, l'esprit vient à s'élever par les réflexions que la raison lui fait faire, c'est alors qu'il parvient à la connaissance du bien. Ce bien est tel, que ce n'est pas parce qu'il atteint un certain degré, parce qu'il prend une certaine force, on qu'on le compare à des choses plus imparfaites, qu'on l'appelle bien; mais parce que sa propre excellence le décèle. Comme le miel avec son exquise saveur nous fait de lui-même sentir qu'il est doux , sans qu'il soit besoin de comparaison pour le reconnaître; ainsi le bien dont nous parlons mérite d'être souverainement estimé mais cette estime, c'est à la nature même et non au dégré du bien qu'on la doit. L'estime d'ordinaire n'étant comptée ni parmi les biens ni parmi les maux, quelque grande qu'elle puisse devenir, elle ne change point de nature. Mais c'est une estime particulière que mérite la vertu, excellente par elle-même, et qui n'a point de degrés. La vie des insensés est remplie de tristesse et d'amertume par les troubles de l'âme que les Grecs nomment g-patheh. Pour traduire fidèlement, j'aurais dû dire maladies; mais ce terme ne pourrait convenir à toutes ces diverses affections; car qui a jamais appelé maladie la compassion ou même la colère? les Grecs les nomment fort bien du nom général de g-pathos. Employons donc l'expression de trouble qui assez manifestement est prise en mauvaise part. Mais aucun de ces troubles n'est excité par une impulsion naturelle. On en compte généralement quatre, qui se subdivisent en un grand nombre d'autres : la tristesse, la crainte, la convoitise, et ce que les Stoïciens, d'un terme qui convient à la fois à l'esprit et au corps nomment g-hehdonehn, et que j'aime mieux appeler joie, comme étant une saillie voluptueuse d'un esprit qui ne se possède plus. Comme ces troubles, ainsi que je l'ai dit, ne sont point excités par la nature, mais viennent de faux jugements et sont l'ouvrage de la légèreté de l'esprit, la sage n'en sera jamais atteint. [3,11] XI. La plupart des philosophes conviennent avec nous que tout ce qui est honnête mérite d'être recherché pour son excellence propre ; car, à l'exception des trois sectes qui excluent la vertu du souverain bien, ce dogme doit être soutenu par tous les autres philosophes et principalement par les Stoïciens qui ne mettent au rang des biens que l'honnête seul; et rien n'est plus aisé à soutenir. Car peut-on s'imaginer un homme d'une avidité si grande et d'une licence si effrénée, qu'il n'aimât beaucoup mieux acquérir sans violence et sans crime ce qu'il souhaite ardemment de posséder, que de l'obtenir par un crime, avec une entière assurance d'impunité? Quelle utilité ou quel fruit nous proposons-nous lorsque nous voulons pénétrer dans les mystères de la nature, connaître les causes du mouvement des astres et de tous les phénomènes célestes? Et qui a jamais été élevé avec tant de rusticité, qui a jamais eu tant d'aversion pour l'étude de la nature, et un éloignement si farouche pour des connaissances dignes de l'homme, qu'à moins d'en retirer quelque plaisir ou quelque intérêt, il ne voulût ni s'en instruire, ni en faire la moindre-estime? Y a-t-il un homme qui, entendant parler de nos ancëtres, des deux Africains, de celui de mes aïeux que vous citez continuellement, et de tant d'autres grands personnages qui ont excellé en toutes sortes de vertus; y a-t-il un homme qui, venant à connaître leurs actions, leurs paroles, leurs conseils, ne ressente un vif contentement en son âme? En est-il un qui, né dans une famille honnête et formé par une éducation libérale, ne se sente indigné d'une action honteuse lors même qu'elle ne le blesse en rien ? Peut-on voir sans répugnance un homme que l'on croit vivre dans le désordre et l'infamie? peut-on ne pas éprouver d'aversion pour des gens sordides, vains, légers, frivoles? Que si l'on ne soutenait que tout ce qui est honteux est de soi-même à éviter, comment les hommes dans la solitude et dans les ténèbres s'abstiendraient-ils de se souiller des dernières infamies, et que pourrait-on dire pour les en empêcher, si le vice lui-même, par tout ce qu'il a de hideux, ne leur inspirait un salutaire effroi? Il y aurait encore une infinité de preuves à donner en faveur de ce dogme, mais en voilà assez. Nulle vérité ne convaincrait jamais les esprits, si l'on pouvait douter que tout ce qui est honnête est de soi-même à rechercher, et tout ce qui est honteux de soi-même, à fuir. Après avoir ainsi établi qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête, il faut entendre que l'honnête lui-même est beaucoup plus à estimer que tous les biens secondaires dont il est la source. Ainsi, quand nous disons qu'il faut éviter la folie, la témérité, l'injustice et l'intempéranee, à cause des inconvénients qui en arrivent, il ne faut pas croire que ce précepte soit en contradiction avec notre premier principe qu'il n'y a rien de mal que ce qui est honteux; car ces inconvénients-là ne se rapportent point au corps, mais seulement aux actions honteuses qui naissent des vices. Car j'aime mieux appeler vices que malices les mauvaises dispositions que les Grecs nomment g-kakias. [3,12] XII. En vérité, Caton, vous vous servez de termes parfaitement clairs, et qui font entendre, on ne peut mieux, ce que vous voulez exprimer. On dirait que vous apprenez à la philosophie à parler notre langue, et que vous lui donnez en quelque sorte droit de cité parmi nous, à elle qui jusqu'ici semblait étrangère dans Rome et n'osait se mêler à nos entretiens; celle-ci surtout à cause de la sécheresse et de la subtilité de ses dogmes et de son langage. Pour moi, je connais des gens qui peuvent assez bien philosopher en toute langue, mais qui ne se servent ni de divisions, ni de définitions, parce qu'ils disent ne recevoir d'autres dogmes que ceux auxquels la nature donne d'elle-même un consentement tacite; aussi parlant des choses les plus claires du monde, il ne leur faut pas grand travail pour se faire entendre. C'est pourquoi je vous écoute attentivement et tous les noms que vous donnez aux choses dont vous parlez, je les retiens avec soin; car peut-être faudra-t-il que je m'en serve après vous. Il me paraît donc que vous avez très bien opposé les vices aux vertus, et suivant le génie de notre langue. Tout ce qui de soi-même est blâmable ("uituperabile"), doit être conséquemment flétri du nom de vice, ou plutôt on peut dire que c'est de "uitium" que vient "uituperari". Si vous aviez traduit g-kakian par malice, la signification ordinaire de ce mot en latin nous aurait fait penser à une certaine espèce de vice seulement; mais par le mot de vice on exprime généralement tout ce qui est contraire à la vertu. Caton reprit alors : Tous les principes que je viens de rappeler, ouvrent le champ à une grande controverse, soutenue assez mollement par les péripatéticiens, lesquels discutent d'ordinaire avec peu de nerf, parce qu'ils ignorent la dialectique; mais poussée très vivement et très loin par votre Carnéade, lequel réunissait une habileté consommée dans la dialectique à une rare éloquence, et ne cessait de soutenir que, dans toute la question des biens et des maux, il n'y avait entre les stoïciens et les Péripatéticiens aucune différence quant au fond des choses, mais seulement quant aux termes. Pour moi, rien ne me semble plus évident que la diversité de leurs opinions sur le fond même de la doctrine; et je tiens qu'entre les Péripatéticiens et les Stoïciens c'est une véritable lutte de principes, et non pas seulement une querelle de mots. Car les Péripatéticiens prétendent que tout ce qu'ils appellent du nom de biens, sans exception, contribue à rendre la vie heureuse; tandis que notre école soutient que tout ce qui est digne d'une certaine estime, ne suffit pas cependant pour nous donner le bonheur. [3,13] XIII. D'un autre côté, n'est-il pas incontestable que suivant l'opinion de ceux qui mettent la douleur au nombre des maux, il est impossible que le sage, déchiré sur le chevalet, soit heureux? Mais pour ceux qui ne mettent pas la douleur parmi les maux, leur principe conduit nécessairement à cette conséquence qu'au milieu même des tourments, le sage est toujours heureux. On voit que ceux qui souffrent pour leur patrie, supportent les douleurs avec plus de fermeté que ceux qui souffrent pour une moins belle cause ; preuve bien manifeste que c'est l'opinion et non la nature qui augmente ou diminue la force de la douleur. Il est encore impossible que nous soyons d'accord avec les péripatéticiens, qui admettent trois sortes de biens, et disent que plus un homme est avantagé des biens du corps ou de ceux de la fortune, plus il est heureux. Non certes, nous ne conviendrons jamais que plus un homme a de ces qualités corporelles dont on fait tant de cas, plus il est heureux. Ils croient que les biens du corps mettent le comble au bonheur de la vie; nous n'en croyons, nous, absolument rien. Comment, lorsque nous pensons que ces biens, appelés par nous les premiers dons de la nature, ne peuvent, par leur concours, rendre la vie ni plus heureuse, ni plus estimable, ni plus digne d'envie, comment ne dirions-nous pas que la multitude des avantages du corps contribue encore moins au bonheur? Il est vrai que si la sagesse est à rechercher et que la santé le soit aussi, l'une et l'autre ensemble seront encore plus à rechercher que la sagesse seule; et cependant si l'une et l'autre sont dignes d'estime, elles n'en seront pas plus dignes toutes deux ensemble que la sagesse isolée. Car nous qui jugeons que la sagesse est digne de quelque estime et ne la mettons pas cependant au rang des biens, nous déclarons en même temps qu'il n'est rien d'assez estimable pour être préféré à la vertu. Les péripatéticiens qui professent un autre sentiment, sont obligés de dire qu'une action honnête, exempte de douleur, doit être plutôt l'objet de nos voeux que la même action accompagnée de douleur. Nous sommes d'une tout autre opinion; à tort ou à raison? c'est ce que nous examinerons dans la suite. Mais, je vous le demande, peut-il y avoir une plus grande différence sur le fond des choses ? [3,14] XIV. De même que la lueur d'un flambeau est obscurcie et comme absorbée par la lumière du soleil, qu'une goutte de saumure se perd dans l'étendue de la mer Égée, et qu'une obole de plus dans le trésor de Crésus, un pas de plus ajouté au chemin d'ici aux Indes, ne sont rien; ainsi le souverain bien étant tel que le disent les Stoïciens, il faut nécessairement que toute l'estime qu'on fait des biens du corps soit obscurcie et même anéantie par l'éclat et par la majesté de la vertu. De même aussi que l'opportunité (car c'est ainsi que j'appelle l' g-eukairian des Grecs) ne devient pas plus grande avec le temps, car l'occasion propice est toujours renfermée dans de certaines bornes; de même la bonté morale d'une âme (je traduis ainsi g-katorthohsin, puisque g-katorthohma signifie la bonne action), la bonté morale de l'âme, ou encore, l'harmonie de la vie ou le bien lui-même qui consiste à vivre conformément à la nature, ne peut en aucune manière recevoir d'accroissement. De même que l'opportunité, la vertu dont je parle ne grandit pas avec le temps; c'est pourquoi les stoïciens ne croient pas qu'une vie heureuse soit plus à désirer ni plus à rechercher, longue que courte; et ils se servent ici d'une comparaison. Supposé, disent-ils, que le mérite d'un cothurne soit de chausser parfaitement, mille cothurnes ne seront pas préférables à deux cothurnes bien faits, et les grands n'auront pas par eux-mêmes plus de valeur que les petits; ainsi tous les biens dont le mérite est uniquement dans la convenance et l'à-propos n'empruntent aucune valeur ni de leur nombre ni de leur durée. L'objection que l'on nous fait ici n'est pas fort redoutable: si la bonne santé, nous dit-on, est plus estimable quand elle dure longtemps que quand elle dure peu, on doit faire d'autant plus de cas de la sagesse qu'on en jouira aussi plus longtemps. Mais ceux qui parlent de la sorte ne prennent pas garde que si c'est la durée qui fait le mérite de la santé, c'est l'opportunité qui fait le mérite de la vertu; à ce compte ils seraient également bien fondés à dire qu'une bonne mort est d'autant meilleure qu'elle dure davantage, et un accouchement de même. Ils ne voient pas qu'il y a des choses dont la brièveté fait le mérite, tandis que pour d'autres, c'est la longueur. Une conséquence de l'opinion dont nous parlons, et qui admet que le souverain bien, ou la fin suprême de nos actions comporte des degrés d'excellence, c'est de juger qu'un sage puisse être plus sage qu'un autre, et qu'il y ait des degrés dans nos fautes comme dans nos mérites. Pour nous qui croyons que le souverain bien ne peut recevoir d'accroissement, il ne nous est pas permis de parler de cette sorte. Car de même que ceux qui se noient ne sont pas moins noyés quand ils n'ont que deux doigts d'eau par-dessus la tête, que quand ils sont au fond de l'eau; et qu'un jeune chien, près du temps où les chiens commencent à voir, ne voit pas davantage que celui qui vient de naître; de même un homme qui n'a encore fait que quelque progrès vers la vertu, est tout aussi profondément misérable que celui qui ne s'en est aucunement approché. [3,15] XV. Je sais bien que ces dogmes peuvent paraître étrangers; mais comme nos premiers principes sont incontestablement vrais, et que ceux-ci en sont des conséquences légitimes, il est impossible qu'ils ne soient pas vrais aussi. Mais, quoique les stoïciens nient qu'il y ait des degrés dans le vice et la vertu, ils ne laissent pas de croire que les uns et les autres peuvent s'étendre et en quelque façon se développer. Quant aux richesses, Diogène estime que non seulement elles peuvent nous mener à la volupté et à la santé, mais qu'elles les renferment véritablement toutes deux, tandis que pouvant nous conduire aussi à la vertu et aux autres arts, il ne leur est jamais donné de les contenir. Que si l'on compte la volupté et la santé parmi les biens, il faut que la richesse aussi soit un bien; mais si la sagesse seule est un bien, on ne peut plus en conclure que les richesses doivent porter le même titre, rien de ce qui n'est pas un bien ne pouvant contenir ce qui en est un. Par la même raison, comme ce sont les connaissances et, les notions claires des choses qui composent les arts et éveillent la plupart de nos désirs, il faut avouer que les richesses, exclues du rang des biens, ne contiennent aucun art. Mais quand même on leur accorderait de renfermer les arts, on ne pourrait rien en conclure pour la vertu, qui demande beaucoup plus de méditation et d'exercice, et qui suppose dans la vie une fermeté, une égalité et une constance inaltérables, toutes qualités que les arts n'exigent pas. Il faut maintenant parler de la différence morale des choses. Si on niait cette différence, on confondrait tout dans la vie comme l'a fait Ariston; car la sagesse n'a plus d'office et devient fort inutile, dès que toute distinction entre les choses relatives à la vie vient à tomber et qu'il n'y a plus de choix à faire. Ainsi donc après avoir suffisamment établi qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête, et rien de mal que ce qui est honteux, nos maîtres décidèrent que, parmi les choses qui n'intéressent point le bonheur ni le malheur de la vie, il y a cependant des distinctions à faire, les unes étant estimables, les autres méprisables, et d'autres encore complètement indifférentes. Parmi celles qui sont estimables, les unes justifient assez la préférence qu'on doit leur accorder, comme la santé, l'intégrité des sens, l'absence de la douleur, la gloire, les richesses et autres choses semblables; les autres n'ont pas les mêmes titres à être préférées. Et pareillement, parmi celles qui sont méprisables, les unes justifient assez l'éloignement qu'on doit avoir pour elles, comme la douleur, la maladie, la perte des sens, la pauvreté, l'ignominie, les afflictions de toutes sortes; les autres n'ont par elles-mêmes rien de repoussant. Voilà ce qui a donné lieu aux termes de g-proehgmenon et d' g-apoproehgmenon, expressions nouvelles inventées par Zénon qui disposait cependant des ressources d'une langue abondante; mais c'est une licence qu'on nous refuse à nous qui parlons une langue assez pauvre, quoique vous prétendiez qu'elle est même plus riche que la grecque. En tout cas, il n'est pas hors de propos, pour faire comprendre la valeur de ces termes, d'indiquer par quels motifs Zénon fut conduit à les choisir. [3,16] XVI. De même, dit Zénon, que, dans la cour d'un roi, ce n'est point du roi qu'on dit qu'il est élevé en dignité (car c'est là le sens véritable de g-proehgmenon,) mais bien de ceux qui sont dans les honneurs, et qui, par leur rang, approchent le plus de la personne royale; ainsi, dans la vie, ce n'est pas ce qui est au premier rang, mais bien ce qui occupe le second, que l'on peut nommer g-proehgmena, c'est-à-dire, élevé en dignité. A toute cette classe de choses, nous pouvons donner ce titre, qui est une fidèle traduction du terme grec; nous pouvons encore les appeler approchées ou éloignées; ou, comme nous l'avons dejà fait plusieurs fois, préférées ou principales, et les autres, rejetées. Car il ne faut pas être difficile sur les termes, pourvu qu'ils donnent une idée claire de ce que l'on veut dire. Comme donc nous disons que tout ce qui est bien tient la première place, il faut nécessairement que ce que nous nommons ainsi préféré ou principal, ne soit ni bien ni mal. C'est pourquoi nous disons que c'est quelque chose d'indifférent, mais qui est digne d'une médiocre estime; car ce qu'ils appellent g-adiaphoron, je crois pouvoir le traduire par indifférent. Il était absolument impossible de ne rien laisser entre le bien et le mal qui ne fût ou conforme ou contraire à la nature; qui, partant, n'eût en soi quelque mérite digne d'être apprécié, et qui enfin ne fût l'objet d'une légitime préférence. Cette distinction est donc très sagement faite, et nos stoïciens, pour l'éclaircir davantage, se servent de cette comparaison : Si la fin, disent-ils, qu'un homme se propose, en jetant un dé, est d'obtenir un certain point, la manière de le jeter pour faire venir ce point, aura quelque chose de préférable pour la fin qu'on cherche, mais cependant ne ressemblera à cette fin en aucune sorte; ainsi, dans la vie, toutes les choses dignes d'être préférées ont un rapport direct avec la fin des actions, mais ne participent nullement à l'essence et à la nature du bien. Après cette distinction, les stoïciens divisent les biens, en ceux qu'ils appellent g-telika et que je nommerai appartenant au souverain bien, pour expliquer en plusieurs mots ce que je ne puis pas rendre par un seul; en ceux qu'ils appellent g-poiehtika ou "efficiens", et en ceux qui ont l'un et l'autre caractère à la fois. Dans la première classe, ils ne mettent que les actions honnêtes; dans la seconde, l'amitié; enfin la sagesse leur paraît à la fois contenir et produire le bien; car, d'elle-même, c'est une action en harmonie avec notre nature et qui par là appartient à la première classe de biens, et, d'un autre côté, elle provoque et produit des actions honnêtes, et par là elle rentre dans la seconde classe établie. [3,17] XVII. Parmi les choses que nous appelons préférées, les unes méritent ce titre par elles-mêmes, les autres par l'effet qu'elles produisent, d'autres encore par l'une et l'autre raison. Au nombre des choses qui sont préférables d'elles-mêmes, nous mettons un certain air de visage, le maintien, le mouvement, toutes choses où il peut y avoir à préférer et à rejeter. Celles qui ne sont préférables que par l'effet qu'elles produisent, sont, par exemple, les richesses. Celles enfin qui réunissent les deux avantages; sont entre autres l'intégrité des sens et la bonne santé. Quant à la bonne renommée (car j'aime mieux cette expression que celle de gloire pour traduire g-eudoxian), Chrysippe et Diogène disaient que si on retranchait l'utilité qui en revient; elle ne vaudrait pas la peine qu'on remuât pour elle le bout du doigt; et pour moi je suis fort de leur sentiment. Mais les stoïciens, qui sont venus après eux, ne pouvant résister aux objections de Carnéade, ont dit que la bonne renommée méritait par elle-mème d'être préférée et acquise, et qu'il était d'un homme bien né et libéralement élevé de vouloir être estimé de ses parents, de ses proches, et même de tous les honnêtes gens, et cela pour l'estime elle-même, et non pour les avantages qui la suivent. Tout comme nous voudrions, disent-ils, pourvoir au bien-être de nos enfants, quand même ils ne verraient le jour qu'après notre mort, uniquement pour l'amour d'eux; ainsi faut-il avoir soin de notre bonne renommée après notre mort, pour l'amour seul de la bonne renommée et sans aucune vue d'utilité. Mais quoique nous n'admettions aucun autre bien que l'honnête, et qu'ainsi nous ne mettions ni au rang des biens, ni au rang des maux ce que nous appelons les devoirs, cependant il convient de s'en acquitter; car il ya dans tous les devoirs quelque chose de probable et dont on peut rendre raison, de façon qu'il est toujours possible de rendre raison d'une action faite suivant ces probabilités. Or, nous définissons le devoir, une action dont on peut rendre une raison probable. D'où il suit que le devoir est quelque chose d'intermédiaire qu'on ne compte ni parmi les biens, ni parmi les maux; et, comme dans ce qui n'appartient ni aux vertus ni aux vices il peut y avoir quelque chose qui nous soit d'un secours véritable, on doit se garder de le retrancher. Mais il y a dans cette classe intermédiaire telle action que la raison veut qu'on fasse; or, ce qui est fait avec raison, c'est ce que nous appelons devoir. On voit donc comment le devoir est du genre des choses qui ne doivent être mises ni parmi les biens ni parmi les maux. [3,18] XVIII. Il est manifeste d'ailleurs que, dans cette sphère intermédiaire, le sage agit quelquefois; mais le sage juge donc alors que c'est un devoir pour lui d'agir, et comme il ne se trompe jamais dans ses jugements, il faut que le devoir se trouve parmi les choses intermédiaires; ce qui se prouve encore démonstrativement de cette manière: puisqu'il y a certaines actions que nous déclarons bonnes et qui sont proprement la perfection du devoir, il y aura aussi d'autres actions moins parfaites et qui seront des devoirs en quelque façon ébauchés. Si, par exemple, c'est une bonne action que de rendre un dépôt avec justice, ce sera un devoir que de rendre simplement un dépôt; car l'addition avec justice étant ce qui fait la bonne action, rendre simplement un dépôt, n'est rien de plus qu'un devoir. Et comme parmi les choses que nous appelons intermédiaires, les unes sont à prendre, les autres à rejeter, toute cette première classe, comprend les devoirs généraux ou communs. Mais tous les hommes s'aiment naturellement, et l'on comprend que le fou aussi bien que le sage est porté à prendre ce qui est conforme, et à rejeter ce qui est contraire à sa nature, d'où l'on voit qu'il y a certains devoirs communs au sage et à celui qui ne l'est pas. Ce qui prouve encore que le devoir appartient à la classe intermédiaire. Or, comme ce sont des choses de ce genre qui fondent tous les devoirs, ce n'est pas sans sujet que l'on dit que toutes nos pensées s'y rapportent, et que c'est de là que doit nous venir la résolution de sortir de la vie ou d'y demeurer. Lorsqu'un homme voit dominer dans la mesure de ses destins les choses conformes à la nature, son devoir est de vivre; mais lorsqu'il voit dominer les choses contraires à la nature, ou lorsqu'il pressent leur triomphe dans l'avenir, son devoir est de sortir de la vie. On voit par là qu'il est quelquefois d'un sage de quitter la vie, quoiqu'il soit toujours heureux, et que le fou doit y demeurer quelquefois, quoiqu'il soit toujours misérable. On ne débute, comme nous l'avons dit souvent, ni par le bien ni par le mal; mais d'abord toute cette classe de choses, conformes ou contraires à la nature, tombe sous le jugement et le choix du sage; et c'est là en quelque façon la matière de la sagesse. Les raisons de demeurer dans la vie ou d'en sortir doivent donc se régler sur tout ce que je viens de dire. Ni ceux que la vertu retient dans la vie, ni ceux qui vivent sans vertu, ne doivent point pour cela courir à la mort. Mais il est souvent du devoir d'un sage, quoique toujours parfaitement heureux, de quitter la vie, s'il peut le faire à propos; puisqu'alors c'est avoir vécu conformément à la nature, en quoi consiste tout le bonheur. Et c'est ainsi que la sagesse va jusqu'à ordonner au sage de la quitter elle-même, si la convenance le demande. Mais, d'un autre côté, comme les vices ne peuvent par eux-mêmes légitimer une mort volontaire, il est manifeste que le devoir des fous, quoique toujours misérables, est de demeurer dans la vie, s'ils voient dominer dans la mesure de leurs destins les choses que nous appelons conformes à la nature. Car puisqu'ils sont également misérables, soit en vivant, soit en quittant la vie, et que ce n'est pas la durée du temps qui fait leur misère, on a raison de dire que lorsqu'ils ont beaucoup d'avantages naturels dont ils peuvent jouir, il leur faut demeurer dans la vie. [3,19] XIX. Il est encore nécessaire d'entendre, disent les stoïciens, que c'est la nature qui fait que les pères aiment leurs enfants, et que cette première affection est le berceau de toute société humaine. L'organisation et la disposition même des parties du corps font bien voir qu'elle a apporté une grande attention à tout ce qui concerne la génération ; et il serait inconcevable qu'elle eût pris tant de soin de la formation des enfants, et qu'elle se fut peu souciée qu'une fois créés on les aimât. La force de la nature se fait remarquer en cela même dans les bêtes; lorsque nous voyons les peines qu'elles se donnent pour mettre au monde leur fruit et pour l'élever, n'est-ce pas le cri de la nature qu'il nous semble entendre? Comme il est certain que c'est elle qui nous donne de l'aversion pour la douleur, évidemment aussi c'est elle qui nous fait aimer ceux qui sont sortis de nous. De ces premières affections on voit naître le lien qui rattache tous les hommes les uns aux autres, en sorte que tout homme, par cela seul qu'il est homme, ne doit point être étranger pour son semblable. De même que, dans le corps, il y a des membres qui ne semblent faits que pour eux, comme les yeux, les oreilles, il y en a qui servent à l'usage des autres membres, comme les pieds, les mains; de même il y a de certaines bêtes féroces qui semblent n'être nées que pour elles seules : mais ce petit poisson qu'on appelle "pinne", qui demeure toujours dans une large coquille, et celui qui en sort de temps en temps comme pour aller à la découverte, qui y rentre comme pour avertir, et que par cette raison on appelle "pinnothère", et les fourmis, les abeilles, les cigognes, tous ces animaux ne font-ils pas sans cesse quelque chose les uns pour les autres? Ces liens sont beaucoup plus resserrés entre les hommes, que la nature a disposés pour s'assembler, s'entendre, former des cités. Les stoïciens pensent aussi que tout l'univers est régi par la providence des Dieux, que le monde entier est en quelque sorte la cité commune des Dieux et des hommes, et que chacun de nous est membre de cette grande société, d'où il suit naturellement que nous devons préférer l'utilité commune à la nôtre. Car de même que les lois préfèrent le salut public à celui des particuliers, ainsi un homme de bien, un sage soumis aux lois et qui connaît les devoirs du citoyen, a plus de soin de l'intérêt de tous que de celui d'un seul homme ou du sien propre; et l'on ne doit pas trouver moins condamnable celui qui, pour sa propre utilité et pour son salut, abandonne la cause publique, que celui qui trahit ouvertement son pays. C'est pourquoi il faut louer ceux qui courent à la mort pour la république, puisque notre patrie doit nous être plus chère que nous-mêmes; au lieu qu'on doit avoir en abomination le sentiment de ceux qui, disent-ils, ne se soucient pas qu'après leur mort les flammes dévorent toute la terre, ce que l'on exprime d'ordinaire par un vers grec bien connu. Il est donc certain qu'il faut s'intéresser à l'avance à ceux qui ne sont pas encore, et travailler pour eux. [3,20] XX. De cette propension générale des esprits sont venus les testaments et les dernières dispositions des mourants. N'est-il pas vrai d'ailleurs qu'il n'est pas un homme qui voulût vivre dans une complète solitude, même au milieu de tous les plaisirs imaginables, et n'est-ce pas une nouvelle preuve que nous sommes nés pour vivre réunis en société sous le lien d'une communauté naturelle? La nature nous porte encore à vouloir servir le plus possible nos semblables, surtout en les instruisant et en les initiant à la sagesse. Il serait difficile de trouver un homme qui ne voulût faire part à personne de ce qu'il sait, tant nous sommes enclins non seulement à apprendre, mais encore à instruire nos semblables. De même que la nature porte les taureaux à combattre avec une vigueur et une impétuosité extrêmes pour défendre le troupeau contre l'attaque des lions, de même ceux qui ont reçu d'elle de plus grandes forces que les autres hommes, comme nous avons ouï dire d'Hercule et de Bacchus, sont naturellement portés à protéger le reste des hommes. Lorsque nous appelons Jupiter lui-même non seulement Très-Bon et Très Grand, mais encore Sauveur, Hospitalier, Protecteur, nous voulons faire entendre que le salut des hommes est en sa garde. Mais si nous-mêmes nous nous abandonnons lâchement, comment pouvons-nous demander aux Dieux qu'ils nous aiment et prennent soin de nous? Tout comme nous nous servons de nos membres, avant d'avoir appris pour quel usage ils nous ont été donnés, ainsi la nature, sans que nous y pensions, nous engage dans les liens de la société des hommes. Que s'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait en ce monde ni justice ni bonté. Si nous affirmons qu'il y a des liens de droit naturel entre les hommes, nous n'admettons pas qu'il y en ait entre les hommes et les bêtes. C'est pourquoi Chrysippe a très bien dit que tout dans le monde a été fait pour les hommes et pour les Dieux; mais qu'eux ils n'ont d'autre destination que de vivre en société et de s'entr'aider mutuellement; que les hommes pour leur usage peuvent se servir des bêtes sans injustice; mais qu'il y a naturellement entre tous les membres du genre humain une sorte de contrat civil, et que celui qui le garde est juste, celui qui le viole, injuste. Mais comme dans un théâtre, quoique ce soit un lieu public, on ne laisse pas de dire que la place que chacun y occupe est sa place, ainsi le droit naturel dont je viens de parler, n'empêche pas que dans une cité ou dans le monde commun à tous, chacun n'ait quelque chose de particulier qui lui appartienne. L'homme cependant étant né pour veiller à la défense et à la conservation des autres hommes, il est de l'ordre de la nature que le sage consente à conduire et administrer les États, et pour vivre selon nos préceptes, il faut aussi qu'il prenne une femme et qu'il veuille en avoir des enfants. Quelques-uns même ont cru que des amours saintement réglés n'étaient pas contraires à la vie du sage. Certains stoïciens ont pensé que le sage pourrait, dans l'occasion, s'accommoder de la doctrine et de la vie de cyniques; mais d'autres ont repoussé complètement cette idée. [3,21] XXI. Mais pour faire que l'esprit d'union et de société s'entretienne parmi les hommes, les stoïciens conviennent que les avantages et les désavantages qu'ils nomment g-ohphelehmata et g-blammata et dont les uns nous servent et les autres nous nuisent, sont communs entre tous, et non seulement communs, mais égaux. Pour lus commodités et les incommodités (en grec g-euchrehstehmata et g-guschrehstehmata), ils conviennent qu'elles doivent être communes, mais non pas égales. En effet lés choses qui servent ou qui nuisent, sont des biens et des maux, et partant, sont nécessairement égales. Mais les commodités et les incommodités appartiennent à la classe des choses préférées et rejetées, et peuvent ne pas être égales. Cependant, si nous disons que les avantages sont communs à tous, nous n'entendons nullement que les bonnes et les mauvaises actions soient pareillement communes. Nous voulons qu'on cultive l'amitié, parce, qu'elle est de la nature des choses avantageuses. Quoique les uns disent que le sage doit aimer son ami autant que lui-même, et les autres, qu'il est naturel que chacun s'aime d'abord préférablement à tout autre, tous s'accordent en ce point que rien n'est plus contraire à la justice naturelle que de dépouiller autrui d'un avantage pour s'en emparer. Ils conviennent tous aussi que ce n'est point dans une vue d'utilité qu'on doit cultiver l'amitié et la justice, car alors quelque autre vue d'utilité pourrait ébranler et détruire l'une et l'autre; et qu'il n'y a plus d'amitié ni de justice, si ce n'est pas pour elles-mêmes qu'on les aime. Au surplus ce qui mérite d'être appelé le droit, est fondé sur la nature, et rien ne convient moins au sage non seulement que d'offenser ses semblables, mais même de leur nuire le plus légèrement du monde. Nous ne croyons pas non plus qu'il soit permis de faire avec ses amis ou ceux qui vous ont obligé, des associations et des complots de haine et d'inimitié contre personne ; et ce que nous soutenons fortement et excellemment, c'est que l'équité ne peut jamais être séparée de l'utilité; que tout ce qui est équitable et juste, est toujours honnête, et réciproquement que tout ce qui est honnête est toujours équitable et juste. Aux vertus dont je viens de parler, les stoïciens ajoutent la dialectique et la physique ; et ils leur donnent même le nom de vertus. Ce qui fait le mérite de la dialectique, c'est qu'elle nous empêche de donner notre consentement à rien de faux, de nous laisser tromper par des probabilités décevantes, et qu'elle nous met en état de soutenir fortement nos sentiments touchant les biens et les maux. Nous pensons que, sans la dialectique, tout esprit peut être écarté de la vérité et jeté dans l'erreur. Si c'est à bon droit qu'en toutes choses la témérité et l'ignorance sont regardées comme vicieuses, l'art qui nous en délivre est donc très justement nommé vertu. [3,22] XXII. Ce n'est pas non plus sans raison qu'on a rendu le même honneur à la physique; car celui qui veut vivre conformément à la nature doit connaître d'abord les lois et l'économie du morde. On ne peut juger sainement des biens et des maux si l'on n'a une entière connaissance de la nature et de la vie des Dieux; si l'on ne sait qu'il y a ou qu'il n'y a pas d'harmonie entre l'homme et l'univers, et si l'on ne possède bien les anciens préceptes des sages, qui ordonnent «d'obéir au temps, de prendre Dieu pour modèle, de se connaître soi-même, d'éviter tout excès.» Sans le secours de la physique, on ne peut bien comprendre tout ce que signifient ces excellentes maximes. Ce n'est aussi qu'en la connaissant à fond qu'on peut savoir combien la nature conspire au maintien de la justice et à l'entretien des amitiés et de toutes les affections qui lient les hommes. Ce n'est enfin que par une étude approfondie de la nature qu'on peut parvenir à comprendre, quelle doit être notre piété envers les Dieux, et quelles grâces nous leur devons rendre. Mais je sens que je me suis laissé aller plus loin que je ne m'étais proposé. C'est que l'admirable tissu de cette doctrine, et l'ordre inconcevable des choses qu'elle contient, m'ont entraîné. Vous-même, par les dieux immortels ! n'en êtes-vous pas charmé? Dites-moi si, dans les ouvrages de la nature, cette ouvrière admirable et accomplie, et dans les productions de l'art, il y a rien qui soit ni si bien composé, ni si bien arrangé, ni qui se tienne si parfaitement ensemble? y a-t-il à la fin du système une maxime qui ne s'accorde pas avec les principes? et dans ce qui suit, quelque chose qui ne réponde pas à ce qui précède? Toutes les parties n'en sont-elles pas tellement liées les unes aux autres, qu'on ne pourrait en ôter une seule lettre sans tout ébranler? et qu'en même temps, on n'en peut ôter quoi que ce soit? Et quelle belle figure que celle du sage stoïcien ! quelle gaieté, quelle fermeté, quelle grandeur! Dès que la raison lui a fait connaître que ce qui est honnête est le seul et unique bien, il est assuré d'être toujours heureux, et il mérite véritablement tous ces titres dont les ignorants se raillent d'ordinaire. On peut l'appeler roi plus justement que Tarquin, qui n'a su régner ni sur lui, ni sur les autres; maître du peuple ou dictateur, plus justement que Sylla, qui ne fut autre chose que le maître de trois vices effroyables, la luxure, l'avarice et la cruauté; riche et fortuné, à plus juste titre que Crassus, qui n'aurait jamais songé à porter sans motif la guerre au delà de l'Euphrate, s'il ne se fût trouvé dans l'indigence au milieu de ses richesses. C'est à juste titre que l'on dit encore que tout appartient au sage, puisque seul il sait se servir de tout; à juste titre qu'on l'appelle beau; car les traits de l'esprit sont fort au-dessus de ceux du visage; qu'on dit que seul il est libre, puisqu'il n'est soumis à l'empire de personne, et n'obéit jamais aux passions; enfin qu'on le nomme invincible, puisque c'est en vain qu'on mettra son corps dans les fers, jamais on ne pourra enchaîner son âme. Il n'a pas non plus besoin d'attendre la fin de ses jours pour que l'on juge s'il a été heureux, alors que ses destins seront accomplis; comme l'un des sept sages le disait autrefois peu sagement à Crésus. Car si Crésus avait jamais été effectivement heureux, il aurait porté son bonheur jusque sur le bûcher que lui fit dresser Cyrus. Si donc il n'y a que l'homme de bien qui puisse être heureux , si tous les gens de bien sont véritablement heureux, quoi de plus digne d'être cultivé que la philosophie, et de plus divin que la vertu!