[0] BRUTUS ou LE DIALOGUE DES ORATEURS ILLUSTRES. [1] 1. - A mon retour de Cilicie, je m'arrêtai à Rhodes, et là, j'appris la mort d'Hortensius : cette nouvelle me causa plus de chagrin qu'on ne l'a cru. En effet par la perte de cet ami, je me voyais privé d'une liaison pleine de charme et d'un continuel échange de bons procédés; et puis, la mort d'un augure de cette qualité diminuant l'autorité de notre collège, j'en étais très affecté, et, à ce propos, je me rappelais que c'était lui qui m'y avait fait entrer, en jurant que je méritais d'y être admis; il m'avait lui-même consacré, ce qui, d'après le règlement des augures, m'obligeait à le révérer comme un père. Ce qui augmentait encore ma peine, c'était la pensée que, dans la pénurie où nous sommes de citoyens sages et vertueux, un homme éminent, dont toutes les idées s'accordaient avec les miennes, disparaissait à l'heure la plus défavorable pour l'État et nous laissait le triste regret de son autorité et de sa sagesse. Enfin j'étais affligé d'avoir perdu, non pas, comme on le croyait généralement, un adversaire dénigrant ma gloire, mais plutôt un associé, ayant sa part des beaux travaux qui sont les miens. Si l'étude des arts de moindre importance nous apprend que de grands poètes ont déploré la mort de poètes leurs contemporains, quels sentiments a bien pu m'inspirer, à moi, la mort d'un homme qu'il était plus glorieux d'avoir à combattre que de ne point avoir d'adversaire, alors surtout que, non seulement il n'a jamais entravé ma carrière, ni moi la sienne, mais qu'au contraire, nous nous sommes toujours aidés en nous prodiguant l'un à l'autre les conseils et les témoignages d'intérêt ! En fait, Hortensius a joui d'un bonheur ininterrompu : il a quitté la vie au bon moment, pour lui du moins, sinon pour ses concitoyens; il est mort à une heure où il lui eût été plus facile de pleurer sur la république, s'il avait survécu, que de lui venir en aide; il a vécu aussi longtemps qu'on a pu, à Rome, mener sans dommage une vie honorable. Dès lors, devant l'inévitable, - pleurons sur le préjudice, sur la perte que nous cause sa mort, mais, au lieu de le plaindre, lui, félicitons-le d'être parti à propos; ainsi, chaque fois que nous penserons à cet homme, à la fois si célèbre et si fortuné, montrons que nous l'aimons pour lui, et non pour nous. Si nous nous affligeons de ne plus pouvoir compter sur lui, c'est là un chagrin qui nous regarde et nous devons le supporter avec modération, pour ne pas nous donner l'air de songer moins à notre affection qu'à notre intérêt. Si au contraire notre chagrin vient de la pensée qu'il lui est arrivé quelque chose de fâcheux, alors nous n'apprécions pas avec une reconnaissance suffisante la félicité souveraine qui a été la sienne. [2] II. - Si, en effet, Hortensius était encore de ce monde, il est un certain nombre de biens dont, avec tous les bons et vaillants citoyens, il regretterait la perte; mais il est un chagrin qu'il éprouverait plus que personne, ou que du moins peu de gens éprouveraient comme lui : ce serait de voir le forum du peuple romain, qui avait été la scène où s'était déployé son génie, dépouillé et privé de cette voix savante, digne de plaire aux oreilles romaines et grecques. En vérité, je suis navré quand je vois la république ne plus compter sur les armes de la sagesse, du talent, de l'autorité, ces armes que j'avais appris à manier, dont je m'étais fait une habitude, et qui sont le propre et d'un homme d'État éminent et d'une cité bien réglée et bien administrée. S'il y eut jamais à Rome une heure où il était possible à un bon citoyen d'arracher par l'autorité personnelle et la parole les armes à un peuple en fureur, ce fut précisément celle où, soit par faux calcul, soit par peur, on ne permit pas à la paix de se rétablir. Que m'est-il arrivé à moi-même? J'avais certes de plus graves sujets d'affliction; et pourtant, je déplorais qu'à un âge où, ayant rempli les plus hautes fonctions, j'allais entrer au port pour y trouver, non l'inaction et la paresse, mais un loisir honorable et modéré, où mon éloquence commençait à blanchir et arrivait à sa maturité, presque à la vieillesse, à ce moment-là, j'aie dû voir les Romains reprendre ces armes, dont ceux-mêmes qui avaient appris à les manier avec gloire, ne trouvaient pas le moyen de se servir à leur avantage. Aussi me paraissent-ils avoir connu le bonheur et la félicité, dans tout pays et surtout dans le nôtre, ceux qui, jusqu'à leur dernière heure, ont pu jouir de leur autorité, de la gloire acquise par leurs actions, de la considération due à leur sagesse. Le souvenir, le rappel de ces grands hommes furent pour moi, au milieu de mes graves et pénibles soucis, d'une grande douceur, un jour - il n'y a pas longtemps - où je les évoquais dans une conversation. [3] III. - Je me promenais sur ma terrasse, n'ayant rien à faire chez moi, lorsque vint me voir, suivant son habitude, Marcus Brutus, accompagné d'Atticus; ils étaient liés d'amitié, et d'autre part, ils m'étaient si chers, leur compagnie m'était si douce, qu'à leur vue, tous mes soucis, toutes mes inquiétudes sur les affaires publiques s'apaisèrent. Je les saluai : - Vous ici, Brutus et Atticus? Y a-t-il donc du nouveau? - Non, répondit Brutus, rien du moins que tu aies plaisir à entendre, ou que je puisse te présenter comme certain. - Nous sommes venus, dit à son tour Atticus, avec l'idée de ne pas parler politique; nous aimons mieux t'entendre que te causer du souci. - Vous ! répondis-je, me causer du souci, mon cher Atticus? Votre présence me délivre de toute inquiétude; même loin de moi, vous m'avez sérieusement consolé; ce sont vos lettres qui m'ont tout d'abord ranimé et rappelé à mes travaux d'autrefois. - J'ai eu, me dit-il, un vrai plaisir à lire la lettre, que Brutus t'a écrite d'Asie : il t'a, me semble-t-il, donné de bons conseils, et ses consolations sont celles d'un ami bien cher. - Tu as vu juste, répliquai-je; cette lettre, sache-le, qui m'a trouvé comme affaibli par une longue maladie, m'a rappelé à la lumière. Tu sais que la première victoire après le désastre de Cannes, celle de Marcellus à Nola, remit d'aplomb le peuple romain et fut le point de départ de plusieurs succès; de même, depuis mes malheurs, depuis que l'État souffre, il ne m'est, avant la lettre de Brutus, rien arrivé qui pût ou me plaire, ou calmer de quelque façon mes inquiétudes. - C'est du moins le but que je visais, déclara Brutus, et je suis bien récompensé si, dans une telle affaire, j'ai réalisé ce que je désirais. Mais je voudrais bien savoir ce qu'est cette lettre d'Atticus qui t'a charmé. - Elle ne m'a pas seulement charmé, Brutus, elle m'a apporté le salut. - Le salut? qu'y avait-il donc, dans cette lettre, de merveilleux? - Quel salut, répondis-je, pouvait me faire plus plaisir et mieux s'accommoder aux circonstances que l'hommage d'un livre qui, dans mon abattement, me redressa? - Tu veux sans doute parler, dit Brutus, de l'ouvrage où notre ami a embrassé, dans un résumé fort bien fait, à ce qu'il m'a semblé, tous les événements passés? - Oui, oui, Brutus; c'est à ce livre, je le répète, que je dois mon salut. [4] IV. - Tes paroles, dit alors Atticus, comblent tous mes voeux; mais enfin, qu'y avait-il donc, dans ce livre, qui fût pour toi si nouveau ou si utile? - J'y ai trouvé, répondis-je, bien des choses nouvelles pour moi, et aussi le genre d'utilité que je souhaitais : je voyais d'un coup d'oeil tout le passé fixé dans l'ordre chronologique. Tandis que je commençais à lire ce livre avec attention, le fait seul de lire un livre me fut salutaire; j'eus alors l'idée de t'emprunter, Pomponius, de quoi me rétablir et de te faire en échange un cadeau, sinon de même valeur, du moins qui pût te plaire; et cela, malgré le mot d'Hésiode, approuvé par les doctes, qu'il faut rendre autant qu'on a reçu, ou même davantage, si possible. En fait de bonne volonté, je te ferai large mesure; mais, sur le fond même, je ne crois pas pouvoir encore tout payer, et je te prie de m'excuser. Impossible en effet pour moi de faire comme les agriculteurs et de trouver dans les fruits nouveaux de quoi te rendre ce que j'ai reçu de toi - les semences n'ont pas germé, et ma fécondité de jadis a vu ses fleurs brûlées et desséchées -; aucun moyen non plus de puiser dans mes réserves; elles sont profondément enfouies, et l'accès, qui n'en était guère praticable que pour moi, en est obstrué. J'aurai donc à semer dans un sol inculte et abandonné; mais je le cultiverai si bien, que je pourrai te rendre, en l'augmentant des intérêts, le beau présent que tu m'as fait; à condition que mon esprit soit comme une terre qui, s'étant reposée plusieurs années, donne alors une récolte plus abondante. - J'attendrai, dit Atticus, ce que tu me promets, et je n'exigerai rien qu'à ta commodité; il me sera très agréable que tu t'acquittes. - Moi aussi, déclara Brutus, je devrai attendre ce que tu promets à Atticus; mais peut-être me ferai-je, de ma propre autorité, son mandataire, pour te réclamer la dette qu'il prétend n'exiger de toi qu'à ta commodité. [5] V. - Non, Brutus, répondis-je, je ne te paierai pas, si tu ne me garantis d'abord que tu ne me feras ensuite aucune réclamation au même titre. - Ah ! c'est une garantie, répliqua Brutus, que je ne me ferais pas fort de te donner. Car je devine bien que notre ami, aujourd'hui si accommodant, réclamera, lui aussi, sinon d'une façon désagréable, du moins sans se lasser, et vivement. - Je crois bien, ajouta Pomponius, que Brutus dit vrai. Je vais, je crois, avoir aujourd'hui le courage de t'adresser une mise en demeure, ayant observé que tu es un peu plus gai que tu ne l'avais été depuis longtemps. Aussi, puisque Brutus a déclaré qu'il exigerait le paie- ment de ce que tu me dois, je te demanderai, moi, de lui payer ce que tu lui dois. - Et que lui dois-je donc? - Un livre de toi; il y a longtemps que tu n'as rien donné. Depuis ton traité de la République, nous n'avons rien reçu de toi; c'est même ce traité qui m'a poussé et excité à faire un abrégé de nos vieilles annales. Mais ce livre, tu le feras quand tu pourras; je te demande seule- ment de le pouvoir. Aujourd'hui, si tu as l'esprit libre, expose nous ce que nous désirons connaître. - Et que désirez-vous donc? dis-je. - Cet exposé sur les orateurs, que tu avais tout récemment commencé à me faire dans ta maison de Tusculum; à quel moment paraît l'éloquence? quels sont les orateurs? que valent-ils? J'avais rapporté cette conversation à Brutus, ton ami, notre ami, devrais-je dire, et il me déclara qu'il serait heureux de t'entendre. Nous avons choisi aujourd'hui, parce que nous te savions inoccupé. Si donc cela ne te déplaît pas, poursuis, pour Brutus et pour moi, ce que tu avais alors commencé. - Eh bien ! répondis-je, si je le peux, je vous donnerai satisfaction. - Tu le pourras; il te suffit de donner à ton esprit quelque relâche, ou plutôt, si possible, une absolue liberté. - Voici à quel propos, Pomponius, nous avions eu cet entretien : j'avais parlé du plaidoyer de Brutus en faveur de l'excellent roi Déjotarus, qui fut pour nous un allié fidèle, et j'ajoutais qu'on m'avait présenté ce discours comme un morceau plein d'éclat et d'abondance. [6] VI. - Je sais, en effet, dit Atticus, que ce fut là le point de départ de notre conversation; tu t'affligeais de la destinée de Brutus, et tu déplorais cette espèce de désertion actuelle des tribunaux et du forum. - Oui, c'est là ce que j'ai fait alors, et que je fais encore souvent. Car en te regardant, Brutus, je me demande maintes fois avec angoisse quelle carrière s'ouvrira à ton admirable talent, à la sûreté de tes connaissances, à ta merveilleuse activité. Au moment où tu avais déjà plaidé de grandes affaires, où mon âge m'amenait à te céder la place et à incliner devant toi les faisceaux, tout à coup, parmi d'autres catastrophes, on vit cette éloquence, dont nous allons parler, condamnée au silence. - Ces catastrophes dont tu parles, répondit Brutus, m'affligent et ne peuvent, à mon avis, que nous affliger; mais, pour l'éloquence, les profits et la gloire qu'elle procure me charment moins que l'étude même et l'exercice. Or de ces biens rien ne me privera, surtout avec un ami dévoué comme toi. On ne peut bien parler, si on ne pense avec sagesse. Dès lors, s'appliquer à la véritable éloquence, c'est s'appliquer à la sagesse, dont même dans les grandes guerres on ne saurait volontiers se passer. - Tu dis vrai, Brutus; et ton éloge de l'éloquence me plaît d'autant plus que, pour tous les mérites, considérés jadis comme les plus précieux dans la cité, il n'est pas d'homme si inférieur, qui ne pense ou pouvoir les acquérir ou les avoir déjà acquis; tandis que, à ma connaissance, la victoire n'a jamais rendu personne éloquent. Mais, afin de causer plus aisément, asseyons-nous, s'il vous plaît. Ils y consentirent, et nous nous assîmes sur le gazon, à côté d'une statue de Platon. Alors moi: Louer l'éloquence, faire comprendre sa force, indiquer la dignité qu'elle confère à ceux qui l'ont pratiquée, n'entre pas dans mon sujet et n'est pas ici indispensable. Ce que, sans hésiter, je puis affirmer, c'est que, acquise par l'art, la pratique ou les dons naturels, c'est la chose du monde la plus difficile. En effet, des cinq parties dans lesquelles, dit-on, elle consiste, chacune, prise à part, est un art capital. Or, s'il s'agit de faire concourir au même objet cinq arts importants, on peut imaginer la difficulté de la tâche. [7] VII. - Je prends la Grèce à témoin. Elle a pour l'éloquence le goût le plus vif, y excelle depuis longtemps et surpasse à ce point de vue tous les autres peuples; et pourtant chez elle tous les autres arts remontent plus haut; elle les a, non seulement inventés, mais portés à leur perfection, bien avant d'avoir réalisé l'éloquence dans sa force et son abondance. Quand j'observe la Grèce, je rencontre d'abord et vois briller d'un vif éclat ta chère Athènes, Atticus, où s'est, pour la première fois, révélé un orateur, et où, pour la première fois, un discours fut confié à l'écriture. Avant Périclès, dont il nous reste quelques écrits, avant Thucydide qui vécut, non à la naissance d'Athènes, mais dans le temps où elle était dans toute sa force, pas un seul ouvrage ne témoigne de quelque élégance et ne semble avoir un tour oratoire. Pourtant on peut penser que Pisistrate, qui vécut longtemps auparavant, Solon, qui lui est un peu antérieur, et Clisthène, qui vint ensuite, eurent, pour leur temps, un vrai talent. Quelques années après, comme on peut le voir dans les documents réunis par Atticus, vécut Thémistocle, dont chacun connaît la supériorité, en éloquence comme en sagesse; puis, ce fut Périclès, réputé pour ses mérites de tout genre, mais surtout célèbre comme orateur. A la même époque encore, Cléon, un révolutionnaire, fut pourtant, de l'avis de tous, un homme éloquent. Il eut presque comme contemporains Alcibiade, Critias, Théramène. Ce que fut alors l'éloquence, les ouvrages de Thucydide, leur contemporain, permettent de s'en rendre compte : on y constate la noblesse de l'expression, la richesse de la pensée, la brièveté, la concision, et, par là même, de temps en temps, une certaine obscurité. [8] VIII. - Mais, quand on eut compris tout ce que gagnait en force un discours soigné et travaillé, alors apparurent, brusquement et en nombre, les professeurs d'éloquence. Gorgias de Léontium, Thrasymaque de Calcédoine, Protagoras d'Abdère, Prodicus de Céos, Hippias d'Elis furent en honneur. Plus d'un, à cette époque, faisait profession d'enseigner, en termes arrogants, comment une mauvaise cause - c'est le terme qu'ils employaient - pouvait, grâce à l'éloquence, devenir bonne. Socrate se dressa devant eux : avec la finesse qu'il apportait dans la discussion, il réfutait leurs systèmes. Ses entretiens si nourris formèrent plusieurs savants, et, pour la première fois apparut la philosophie, non pas celle, plus ancienne, qui s'occupe de la nature, mais celle qui a trait au bien et au mal, à la vie humaine, à la morale. Mais ces considérations sont étrangères à notre propos; remettons les philosophes à un autre moment, et revenons aux orateurs, dont nous nous étions écartés. Apparut donc, lorsqu'étaient déjà vieux ceux dont je viens de parler, Isocrate, dont la maison s'ouvrit à toute la Grèce comme une école et un laboratoire d'éloquence; grand orateur et professeur parfait, il lui manqua de vivre dans la pleine lumière du forum; et c'est entre les murs de sa maison qu'il entretint cette gloire, que personne après lui n'a obtenue au même degré. Il a lui-même beaucoup écrit avec distinction, et il a formé des élèves. A tous égards, il l'emporta sur ses prédécesseurs; mais surtout il fut le premier à comprendre que la prose, si elle doit éviter de ressembler à un vers, comporte cependant une certaine mesure et un certain rythme. Avant lui, on ne savait pas arranger les mots et construire une période cadencée; si on arrivait à ce résultat, il ne semblait pas qu'on se fût appliqué à l'obtenir - ce qui est peut-être une bonne chose -; en tout cas, on le devait plutôt à la nature ou au hasard qu'à une intention raisonnée ou à une observation d'expérience. En effet, la nature elle-même saisit et renferme la pensée dans un nombre donné de mots qui l'encerclent; ainsi convenablement circonscrite, la phrase tombe avec cadence. Les oreilles elles-mêmes discernent bien le plein du vide; et de son côté, la respiration oblige à condenser et à finir à temps; que le souffle vienne à manquer, ou même que l'orateur ait du mal à aller au bout, il donne de lui une triste idée. [9] IX. - Alors vécut Lysias, lui aussi étranger aux affaires du forum, mais écrivain d'une finesse et d'une élégance merveilleuses, qu'on oserait presque appeler un orateur parfait. Mais l'orateur vraiment parfait, celui à qui rien ne manque, est sans contredit Démosthène. Dans les plaidoyers qu'il a composés, à considérer les idées, il n'est pas une finesse, je dirais même un artifice, une habileté, dont il n'ait eu l'idée; quant à son style, ou il est simple, rapide, net, sans qu'on puisse l'imaginer plus châtié; ou il est noble, véhément, d'un éclat qui a sa source dans la gravité de l'expression ou de la pensée, et rien alors ne saurait être plus sublime. Les plus près de lui furent Hypéride Eschine, Lycurgue, Dinarque, Démade - dont il ne nous reste rien -, et quelques autres. Voilà la génération qui a produit tous ces orateurs; c'est, à mon avis, jusqu'à elle qu'on sent circuler cette sève, ce sang pur qui donne alors à l'éloquence un éclat naturel et sans fard. Tous ceux-là étaient vieux quand leur succéda, jeune encore, Démétrius de Phalère, plus érudit qu'eux tous, mais qui avait moins l'habitude des armes que de la palestre; aussi savait-il mieux charmer qu'enflammer les Athéniens, étant sorti, pour se produire à la lumière et dans la poussière de l'arène, non d'une tente de soldat, mais de l'école du savant Théophraste. Le premier, il affaiblit le ton oratoire, le rendit mou, sans force, et aima mieux paraître agréable - comme il le fut en effet - que grave, mais de cet agrément qui pénètre dans l'âme sans la contraindre. C'est ce qu'il fallait pour laisser à ses auditeurs le souvenir de son charme, mais non, suivant le mot d'Eupolis sur Périclès, pour leur laisser, avec une impression agréable, l'aiguillon dans le coeur. [10] X. - Tu le vois donc, Brutus, dans cette ville même où l'éloquence est née et a grandi, ce n'est que tard qu'elle est arrivée à la pleine lumière, puisque, avant l'époque de Solon et de Pisistrate, on ne cite pas un homme ayant su parler. Mais ces deux grands hommes, s'ils sont des anciens, à les considérer par rapport à l'histoire romaine, sont au contraire des jeunes, si on les replace dans l'histoire athénienne. S'ils vécurent à l'époque où régnait Servius Tullius, Athènes, à ce moment-là comptait plus d'années que n'en compte Rome depuis son origine jusqu'à nos jours. Et pourtant, je ne doute pas que, toujours, l'éloquence ait eu beaucoup d'action. En effet, Homère n'eût pas accordé, dès les temps de la guerre de Troie, un si grand mérite oratoire à Ulysse et à Nestor, reconnaissant à l'un la force et à l'autre la douceur, si déjà à cette époque l'éloquence n'avait été en honneur; et le poète lui-même n'eût pas été un brillant écrivain et vraiment déjà un orateur. Si l'on n'est pas bien sûr du temps où il vivait, on sait qu'il était très antérieur à Romulus, puisqu'il n'est pas postérieur au premier Lycurgue, le législateur lacédémonien. Mais un goût réel pour l'éloquence et une action véritable exercée par la parole, c'est chez Pisistrate qu'on les trouve. Enfin, au siècle suivant, Thémistocle est très ancien par rapport à nous, et pas tellement vieux par rapport aux Athéniens. Il vécut alors que la Grèce était puissante et au moment où Rome était depuis peu libérée du pouvoir royal. En effet la rude guerre des Volsques, à laquelle prit part Coriolan exilé, se place à peu près en même temps que les guerres médiques; et, par ailleurs, le destin de ces deux grands hommes fut le même. Tous deux, citoyens éminents, furent injustement chassés par un peuple ingrat, passèrent à l'ennemi, et ne trouvèrent que dans la mort le moyen d'arrêter ce qu'un mouvement de colère leur avait fait entreprendre. Je sais bien, Atticus, que tu rapportes autrement la mort de Coriolan; permets-moi de donner la préférence à la version que j'ai adoptée. [11] XI. - Atticus se mit à rire : Comme il te plaira, dit-il; on permet aux rhéteurs d'arranger les faits historiques, afin de leur donner plus de piquant. Comme toi pour Coriolan, Clitarque et Stratoclès ont arrangé les choses pour Thémistocle : Thucydide, qui était Athénien, de haute naissance, de grande intelligence, et de quelques années seulement postérieur, dit simplement que Thémistocle est mort de maladie, et il ajoute que son inhumation secrète en Attique a fait croire qu'il s'était lui-même empoisonné; or, d'après les deux auteurs ci-dessus, Thémistocle, immolant un taureau, recueillit dans une coupe le sang de l'animal, et, après l'avoir bu, tomba mort. Voilà une mort au récit de laquelle ils ont pu donner une allure oratoire et tragique; l'autre version, banale, ne prêtait pas aux ornements. Aussi, puisque tu trouves avantage à assimiler complètement Coriolan à Thémistocle, je suis prêt à te donner la coupe, je te fournirai moi-même la victime : ainsi Coriolan sera absolument un autre Thémistocle. - Qu'il en soit de lui, dis-je, comme il te plaira ! Désormais, quand tu m'écouteras, je ferai, dans les questions d'histoire, plus attention : je dois des éloges au plus scrupuleux des auteurs qui ont traité l'histoire romaine. A peu près au même moment, Périclès, fils de Xanthippe, dont j'ai parlé plus haut, s'appuya le premier sur des données scientifiques. Il n'y avait pas alors d'art de l'éloquence; mais Périclès, élève du physicien Anaxagore, n'eut pas de peine à faire servir les exercices de gymnastique intellectuelle, pratiqués dans l'étude des sciences cachées et abstraites, aux travaux du barreau et de la politique. Athènes aima surtout sa douceur, admira sa richesse et son abondance, trembla et eut peur devant sa vigueur. [12] XII. - Voilà donc la première génération à Athènes qui produisit un orateur presque parfait. Ce n'est pas en effet au moment où l'on fonde un Etat, où l'on fait la guerre, où l'on subit les entraves et les chaînes du pouvoir royal, que peut se manifester le désir de l'éloquence. L'éloquence est la compagne de la paix, l'associée du repos, j'oserais dire le nourrisson d'une société déjà organisée. «Quand, dit Aristote, la tyrannie eut été détruite en Sicile et que les différends entre particuliers furent, après un long intervalle, soumis de nouveau aux tribunaux, alors, pour la première fois, chez ce peuple à l'esprit pénétrant et naturellement enclin à la discussion, on vit les Siciliens Corax et Tisias donner une méthode et des règles. Auparavant, personne ne suivait une route tracée, ne se soumettait à une théorie, et cependant, en général, on s'exprimait avec soin et avec ordre; c'est alors que Protagoras écrivit et tint à la disposition d'autrui des exposés d'idées générales, appelées aujourd'hui lieux communs; Gorgias fit de même en rédigeant sur chaque sujet la thèse et l'antithèse, le propre de l'orateur étant, d'après lui, de rehausser un sujet quelconque en le soutenant, comme de le déprécier en le critiquant; Antiphon de Rhamnonte composa des développements de même genre; jamais cause capitale ne fut mieux plaidée que par lui lorsqu'il présenta sa propre défense : c'est ce que déclare Thucydide, qui l'avait entendu, et en qui on peut avoir confiance. Lysias professa tout d'abord qu'il y avait des règles d'éloquence; puis ayant constaté que Théodore avait de la finesse dans les questions de théorie, mais de la sécheresse quand il parlait, il se mit â composer des discours pour les autres et à laisser de côté la théorie; à ses débuts, Isocrate affirma, comme lui, qu'il n'y avait pas d'art oratoire; puis il écrivit pour autrui des discours dont on faisait usage devant les tribunaux; mais cette pratique paraissant contraire à la loi qui défendait tout artifice devant les juges, le fit souvent lui-même citer en justice; dès lors, il cessa d'écrire des discours pour d'autres et se consacra uniquement à des traités sur l'art oratoire.» [13] XIII. - Tu vois la naissance et la source de l'éloquence grecque; ces orateurs sont, par rapport à nous, des anciens; ils sont, dans l'histoire grecque, des modernes; car avant le temps où Athènes se plut à bien parler, elle avait déjà accompli de mémorables exploits en paix comme en guerre. Mais ce goût pour l'éloquence n'était pas commun à tous les Grecs; il appartenait en propre aux Athéniens. Connaît-on, à cette époque, un orateur d'Argos, de Corinthe ou de Thèbes? Peut-être doit-on faire une légère exception pour le docte Epaminondas. Mais à Sparte, je ne sache pas qu'il y ait eu un seul orateur jusqu'à nos jours. Sans doute, d'après Homère, Ménélas eut de la douceur, mais il était bref; or, la brièveté est parfois un mérite dans certaines parties du discours, ce n'en est pas un dans l'éloquence en général. Hors de la Grèce se manifesta un goût très vif pour la parole, et les hautes dignités accordées à l'éloquence rendirent illustre le nom des orateurs. Une fois sortie du Pirée, l'éloquence se répandit dans toutes les îles, et voyagea dans toute l'Asie; elle se gâta au contact de l'étranger, perdit, avec la pureté de la diction attique, la belle santé qu'elle avait, et désapprit presque à parler. Ainsi parurent les orateurs Asiatiques; leur rapidité, leur abondance ne sont pas méprisables; mais ils sont insuffisamment ramassés et sont redondants. Pourtant les Rhodiens sont plus sains et plus semblables aux Athéniens. Mais en voici assez sur les Grecs; peut-être tout ce que je viens de dire n'était-il pas nécessaire. - Je ne puis dire, interrompit Brutus, jusqu'à quel point ces détails étaient nécessaires; mais ils m'ont fait plaisir; non seulement ils ne m'ont pas paru longs, mais je les ai trouvés trop courts. - Très bien, dis-je, mais arrivons aux nôtres : il est difficile de savoir d'eux plus que ne nous laissent. deviner les documents historiques. [14] XIV. - Croira-t-on qu'il n'avait pas l'esprit d'à-propos, ce Lucius Brutus, chef de ta noble maison, qui, sur l'oracle d'Apollon concernant le baiser à donner à sa mère, fit une conjecture si fine et si pénétrante; qui dissimula sous un voile de folie sa profonde sagesse; qui chassa de Rome un roi très puissant, fils d'un roi illustre; qui affranchit la cité d'une domination héréditaire et la soumit à des magistrats annuels, à des lois, à des tribunaux; qui enleva le pouvoir à son collègue, pour effacer jusqu'au souvenir du mot royauté; résultats qu'il n'aurait certes pu obtenir, s'il n'avait eu le don de la persuasion? Nous voyons de même, quelques années après l'expulsion des rois, quand la plèbe se retira à trois milles, sur la rive de l'Anio, et s'établit sur la colline appelée depuis le Mont Sacré, le dictateur M. Valérius recourir à la parole pour calmer les discordes, obtenir pour son intervention les plus grands honneurs, et le premier recevoir, pour la même raison, le nom de Maximus. Lucius Valérius Potitus n'est pas non plus, à mon sens, sans avoir agi par la parole, lui qui, après les odieux décemvirs, sut, par des lois et des discours, apaiser la plèbe soulevée contre les patriciens. Nous pouvons supposer qu'Appius Claudius savait parler, puisqu'il détourna de conclure la paix avec Pyrrhus le Sénat, qui déjà y inclinait; et aussi Caius Fabricius, puisqu'on lui confia la mission de demander à Pyrrhus la restitution des prisonniers, et Tibérius Coruncanius, qui semble, d'après les livres des pontifes, avoir, par son intelligence, exercé une forte action; et Manius Curius, tribun de la plèbe qui, devant le refus de l'interroi, l'éloquent Appius Caecus, d'accepter, conformément à la loi, en sa qualité de président des comices, la candidature au consulat d'un plébéien, obligea le sénat à ratifier d'avance l'élection; beau résultat à un moment où il n'y avait pas encore de loi Ménia. On peut encore supposer du talent à Marcus Popilius : étant consul et faisant alors un sacrifice public en sa qualité de prêtre de Carmenta, dont il portait la robe, il apprit que la plèbe se révoltait et se soulevait contre les patriciens; il alla, vêtu de sa robe, à l'assemblée, il apaisa l'insurrection par son autorité personnelle et par sa parole. Mais que tous ces grands hommes aient passé pour des orateurs, ou qu'on ait alors récompensé l'éloquence, je crois bien ne l'avoir lu nulle part; je me borne à émettre là-dessus des suppositions et des conjectures. De Caius Flaminius qui, comme tribun de la plèbe, fit voter une loi sur le partage des terres en Gaule et dans le Picénum, et qui, étant consul, périt à Trasimène, on dit qu'il exerçait par la parole une grande action sur le peuple. Quintus Maximus Verrucosus fut aussi, en ce temps-là, regardé comme orateur, ainsi que Quintus Metellus, consul avec Lucius Véturius Philon pendant la seconde guerre punique. [15] XV. - Mais le premier qui, d'après des données certaines et historiques, fut vraiment éloquent et regardé comme tel, fut Marcus Cornélius Céthégus; son éloquence nous est attestée par un témoin que je regarde comme sûr, Ennius : ce poète l'avait lui-même entendu, et c'est après la mort de Céthégus qu'il écrit; on ne peut donc le soupçonner d'avoir, par amitié, arrangé les choses. Voici ce qu'il dit de lui, dans le neuvième livre, je crois, de ses Annales: "On donna comme collègue à Tuditanus Cornélius Céthégus, l'orateur au doux langage, fils de Marcus." Il l'appelle orateur et lui concède un doux langage, mérite qui ne convient guère à la plupart des orateurs d'aujourd'hui, lesquels ne parlent pas, mais aboient. Et voici le plus bel éloge qu'on puisse faire de l'éloquence : « Ses contemporains, les hommes qui vivaient alors, l'appelaient la fine fleur du peuple.» Et le mot est bien trouvé; si, en effet, c'est l'esprit qui est la gloire de l'homme, c'est l'éloquence qui met l'esprit en pleine lumière, et c'est en raison de son éloquence que ses contemporains ont pu dire de cet homme éminent qu'il était la fleur du peuple « et la moelle de la persuasion », ajoute Ennius. Cette tâche de l'orateur, que les Grecs appellent g-Peithoh, Ennius lui donne le nom de persuasion; et de cette persuasion Céthégus est, d'après lui, la moelle. C'est cette persuasion que le poète Eupolis fait résider sur les lèvres de Périclès, et dont notre orateur est, d'après Ennius, la moelle. Or Céthégus fut, avec Tuditanus, consul pendant la seconde guerre punique; ils avaient comme questeur Marcus Caton; et ceci se passait cent quarante ans seulement avant mon consulat; eh bien ! si le fait ne nous était pas connu par l'unique témoignage d'Ennius, l'éloquence de Céthégus, comme peut-être celle de beaucoup d'autres, serait noyée dans l'oubli. De la langue de ce temps-là nous pouvons nous faire une idée par les ouvrages de Névius. C'est en effet sous le consulat de Tuditanus et de Céthégus que, suivant les documents anciens, mourut Névius; mais notre ami Varron, qui étudie avec tant de soin l'antiquité, estime qu'on s'est trompé sur ce point et place plus tard la mort de Névius. Plaute est mort vingt ans après, sous le consulat de Publius Claudius et de Lucius Porcius, Caton étant censeur. Ainsi, Caton est postérieur à Céthégus et fut consul neuf ans après lui. Nous le regardons comme très ancien et cependant il est mort sous le consulat de Lucius Marcius et de Manius Manilius, de quatre-vingt-six ans seulement antérieur au mien. [16] XVI. - Je ne vois, avant Caton, personne dont les écrits doivent être retenus, à moins qu'on ne goûte le discours d'Appius Caecus sur Pyrrhus et certaines oraisons funèbres. Ah ! certes, il nous en reste, de ces discours; les familles elles-mêmes les gardaient comme des titres et des monuments; elles s'en servaient si quelqu'un des leurs mourait, et c'était aussi pour elles un moyen d'assurer le souvenir de la gloire familiale et de donner du lustre à leur noblesse. Mais ces éloges ont rempli notre histoire de mensonges : on y trouve racontés des faits inexistants, de faux triomphes, des consulats plus nombreux qu'en réalité, de fausses généalogies, des passages de plébéiens dans le patriciat, quand des hommes de basse condition se glissaient, à la faveur d'une ressemblance de nom, dans une famille étrangère : comme si je me donnais pour un descendant de Manius Tullius, ce patricien qui fut consul avec Servius Sulpicius, dix ans après l'expulsion des rois. Les discours de Caton sont presque aussi nombreux que ceux de l'Attique Lysias dont nous avons, je pense, un très grand nombre. Je dis «l'Attique», car c'est bien à Athènes qu'est né Lysias, qu'il est mort et qu'il s'est acquitté de tous ses devoirs de citoyen; mais Timée le réclame pour Syracuse, comme s'il y avait eu là-bas une loi Licinia et Mucia. Lysias et Caton se ressemblent à certains égards : ils ont la finesse, l'élégance, le trait, la brièveté; mais le Grec, plus heureux, a eu toute la gloire. Il a des admirateurs déterminés, qui prisent moins un certain embonpoint que des formes grêles et qui, si la santé est bonne, aiment la maigreur même. Chez Lysias pourtant souvent on sent aussi les muscles, si bien que nul n'est plus vigoureux; cependant, en général, la chair lui manque un peu; mais il a ses partisans, pour qui cette sécheresse même est une cause de vraie satisfaction. [17] XVII. - Mais Caton, y a-t-il un seul de nos orateurs d'aujourd'hui qui le lise ou le connaisse vraiment? Et pourtant, quel homme, dieux bons ! Je laisse de côté le citoyen, le sénateur, le général; c'est l'orateur ici qui nous intéresse. Qui eut jamais plus de noblesse dans l'éloge, plus d'amertume dans le blâme, plus de finesse dans la pensée, plus de simplicité dans la narration ou l'argumentation? Dans les cent cinquante discours de lui - et même davantage - que j'ai, jusqu'à ce jour, trouvés et lus, abondent les expressions et les pensées lumineuses. Si on cherche à y relever tout ce qui mérite d'être noté avec éloge, on y découvrira toutes les qualités de l'orateur. Quant à son livre des Origines, quelle fleur, quel éclat d'éloquence n'a-t-il pas? Il n'a pas d'admirateurs, pas plus que n'en avaient, il y a plusieurs siècles, le Syracusain Philiste et Thucydide lui-même. A la pensée de ces écrivains, ramassée et parfois peu claire en raison de leur concision et de leur finesse excessive, a fait tort le style élevé et noble de Théopompe - comme Démosthène a fait tort à Lysias; - de même, on ne s'est plus rendu compte de l'éclat de Caton, quand s'est dressée, avec toutes ses exagérations, l'éloquence ambitieuse de ceux qui l'ont suivi. Mais notre ignorance est telle que ceux mêmes qui aiment chez les Grecs cet air d'antiquité et de simplicité qu'ils appellent attique, ne savent même pas le reconnaître chez Caton. Ils veulent être des Hypérides et des Lysias : tous mes compliments. Pourquoi ne pas vouloir être des Catons? Ils prétendent goûter l'éloquence attique : c'est parfait; ils devraient bien en reproduire, non seulement le squelette, mais encore le sang ! Il faut pourtant leur savoir gré de vouloir imiter les Attiques. Donc on aime Lysias et Hypéride : pourquoi ignorer absolument Caton? Son style est vieilli? Certaines de ses expressions sont grossières? On parlait ainsi de son temps. Changez ce que lui-même ne put alors modifier; donnez du rythme à sa phrase, et, pour qu'elle soit mieux ajustée, arrangez les mots qu'il a employés, formez en une sorte de bloc - ce que les anciens Grecs eux-mêmes n'ont pas su faire - et vous n'aurez personne à préférer à Caton. Pour les Grecs, la beauté du style résulte de ces changements de sens qu'ils appellent tropes, et de ces formes de pensée et d'expression auxquelles ils donnent le nom de figures : de ces deux procédés Caton use avec une fréquence et une variété incroyables. [18] XVIII. - A vrai dire, je n'ignore pas que cet orateur n'est pas encore assez châtié, et qu'il convient de rechercher plus de perfection : c'est que, par rapport à nous, il est si bien un ancien, qu'il n'existe pas un seul ouvrage digne d'être lu, qui lui soit antérieur. Mais l'ancienneté est un mérite plus apprécié dans tous les autres arts que dans celui de la parole. Et en effet, tous les connaisseurs dans ces arts mineurs comprennent bien que les statues de Canachus sont trop raides pour être vraies; que celles de Calamis ont encore de la dureté, mais cependant plus de moelleux que celles de Canachus; que celles de Myron, encore éloignées de la réalité, peuvent cependant sans hésitation être qualifiées de belles; que celles enfin de Polyclète sont plus belles encore et déjà vraiment parfaites, du moins à mon sentiment. Mêmes observations pour la peinture : Zeuxis, Polygnote, Timanthe, tous ceux qui n'ont pas employé plus de quatre couleurs méritent l'éloge pour la forme et le dessin; mais chez Aétion, Nicomaque, Protogène, Apelle, tout atteint la perfection. Et je crois bien qu'il en est de même en toute chose : jamais la perfection ne coïncide avec la découverte; il n'est pas douteux qu'il y a eu des poètes avant Homère : la preuve en est dans les vers que ce poète fait chanter pendant les festins des Phéaciens et des prétendants. Et chez nous, où sont les anciens vers? ceux «que chantaient autrefois les Faunes et les devins, alors qu'on n'avait pas encore gravi les monts rocheux habités par les Muses, alors qu'on n'avait pas encore le goût du beau langage, avant celui-ci ---» dit Ennius, parlant de lui-même; et, s'il en tire vanité, il ne ment pas : les choses sont bien comme il le dit. Car l'Odyssée latine est une façon d'oeuvre de Dédale, et les pièces de Livius Andronicus ne méritent pas d'être lues deux fois. Or, c'est Livius qui, le premier, fit représenter une pièce de théâtre, sous le consulat de Caius Claudius, fils de Caecus, et de Marcus Tuditanus, un an avant la naissance d'Ennius, et cinq cent quatorze ans après la fondation de Rome, au compte, que j'adopte, de notre ami Atticus; car les écrivains ne sont pas d'accord sur le nombre d'années. Accius prétend que Livius Andronicus fut pris et amené de Tarente par Quintus Maximus pendant son cinquième consulat, trente ans après la date où, suivant le dire d'Atticus, confirmé par ce que j'ai découvert moi-même dans nos anciens commentaires, il fit représenter une pièce; et, pour Accius, la représentation eut lieu onze ans plus tard, sous le consulat de Caius Cornélius et de Quintus Minucius, aux Jeux de la Jeunesse, que Salinator avait fait voeu d'instituer pendant la bataille de Sienne. Or Accius se trompe lourdement, puisque, sous ces consuls, Ennius avait quarante ans; Livius, à ce compte, serait son contemporain, et ainsi, le premier auteur dramatique serait plus jeune que Plaute et Névius, qui, avant cette date, avaient déjà fait représenter plusieurs pièces. [19] XIX. - Si tout ce que je viens de dire, te paraît, Brutus, être sans lien avec notre sujet, prends-t'en à Atticus : c'est à lui que je dois ce zèle ardent, qui me pousse à préciser, à propos des grands hommes, les générations et les dates. - Pour moi, répondit Brutus, ces questions de temps me plaisent; aussi bien, puisque tu veux distinguer les orateurs d'après l'époque où ils ont vécu, cette préoccupation est-elle ici tout à fait à sa place. - C'est très bien, dis-je, Brutus. Plût au ciel que nous eussions encore ces vers que, au dire de Caton, dans son livre des Origines, chantaient dans les festins, bien des siècles avant lui, les convives, les uns après les autres, à la gloire des hommes illustres ! L'ouvrage du poète qu'Ennius range parmi les devins et les Faunes, la Guerre Punique, nous charme comme ferait une oeuvre de Myron. Qu'Ennius lui même ait plus de perfection, c'est un fait; mais si, comme il veut le faire croire, il méprisait vraiment cet ouvrage, il n'aurait pas, dans le récit complet qu'il fait des guerres, laissé de côté la première guerre punique, si rude. Il donne lui-même la raison de cette omission : « D'autres, l'ont chantée en vers. » Eh oui ! Ennius, ils l'ont chantée, et avec éclat, encore que dans une langue moins châtiée que la tienne ! Et c'est bien ton sentiment, puisque si souvent tu as fait à Naevius ce que j'appellerai des emprunts, si tu en conviens, des vols, si tu le contestes. Parmi les contemporains de Caton, mais plus âgés que lui, je citerai Caius Flaminius, Caius Varron, Quintus Maximus, Quintus Métellus, Publius Lentulus, Publius Crassus, ce dernier consul avec le premier Africain. Nous savons que Scipion lui-même avait un certain sens de la parole. Son fils, qui adopta le second Africain, fils de Paul-Emile, eût, s'il avait été plus vigoureux, figuré au premier rang parmi les orateurs; on en a la preuve, et dans de petits discours qu'il prononça, et dans une histoire, écrite par lui fort agréablement en grec. [20] XX. - Parmi les orateurs d'alors, il faut encore compter Sextus Aelius, le plus habile des Romains en droit civil, mais en même temps capable de parler en public; parmi les plus jeunes, Caius Sulpicius Gallus qui, plus qu'un autre patricien, eut du goût pour les lettres grecques; il était aussi rangé au nombre des orateurs et, en toutes choses, faisait preuve de distinction et d'élégance. Déjà, à cette époque, la langue avait, dans l'ensemble, plus de politesse; et Sulpicius Gallus était préteur et donnait des jeux en l'honneur d'Apollon, lorsqu'Ennius fit représenter sa pièce de Thyeste, et mourut sous le consulat de Quintus Marcius et de Cnaeus Servilius. Au même moment, vivait Tibérius Gracchus, fils de Publius, deux fois consul et censeur, dont nous avons un discours en grec, prononcé chez les Rhodiens; chez ce citoyen on s'accorde à reconnaître l'austérité et l'éloquence. Publius Scipion Nasica, surnommé Corculum, lui aussi deux fois consul et censeur, passa pour éloquent; c'était le fils de celui qui reçut l'image sacrée. On parle encore de Lucius Lentulus, consul avec Caius Figulus; de Quintus Nobilior, fils de Marcus, que son père avait formé à l'étude des lettres, et qui, ayant, en qualité de triumvir, établi une colonie, avait donné le droit de cité à Ennius, compagnon de son père dans la campagne d'Etolie; de Titus Annius Luscus, collègue de Quintus Fulvius Nobilior, lequel ne manquait pas d'éloquence. J'ajouterai Paul-Emile, père du second Africain, qui n'avait pas de mal à jouer, par la parole, le rôle de premier citoyen de Rome. Alors Caton vivait encore; il mourut à quatre-vingt-cinq ans, ayant l'année même de sa mort, prononcé devant le peuple, avec une vive ardeur, contre Servius Galba, un discours qu'il a laissé par écrit. [21] XXI. - Du vivant de Caton, il y eut, au même moment une poussée d'orateurs, plus jeunes que les précédents. Aulus Albinus, qui écrivit une histoire en grec et fut consul avec Lucius Lucullus, fut un lettré et un orateur. A côté de lui, occupent encore une certaine place Servius Fulvius et Servius Fabius Pictor, versé dans le droit, les lettres et l'archéologie. Quintus Fabius Labeo se recommande à peu près par les mêmes mérites. Quintus Métellus, qui eut quatre fils consulaires, passe pour un orateur de premier ordre : il plaida pour Lucius Cotta qu'accusait l'Africain; nous avons de lui d'autres discours, un notamment contre Tibérius Gracchus, qu'on trouve dans les Annales de Caius Fannius. Lucius Cotta lui-même fut regardé comme un vieux routier; mais ce sont Caius Lélius et le second Africain qui sont au premier rang des orateurs; il nous reste d'eux des discours qui nous donnent une idée de leur éloquence. Pourtant, sur tous ces grands hommes, Servius Galba, un peu plus âgé qu'eux, l'emporte, sans discussion possible, par son éloquence. Le premier parmi les Latins, il réalisa ce qui est le propre de l'orateur, et comme sa loi : sortir du sujet pour l'embellir, plaire, émouvoir, amplifier, recourir au pathétique et aux lieux communs. Et pourtant, je ne sais comment cela se fait : malgré son évidente supériorité oratoire, ses discours sont plus maigres et sentent plus l'antiquité que ceux de Lélius ou de Scipion, voire même de Caton; ils sont tellement desséchés qu'à peine ont-ils l'air de quelque chose. Quant à Lélius et à Scipion, si l'opinion générale leur attribue à tous deux un très beau génie, pourtant la réputation oratoire de Lélius a plus d'éclat. Sans doute, le discours de Lélius sur les collèges de prêtres n'est pas meilleur que n'importe lequel de ceux que Scipion a prononcés en si grand nombre. Si rien n'a plus de charme que ce discours de Lélius, s'il est impossible de parler de la religion en un langage plus auguste, cependant Lélius est plus vieillot et plus rude que Scipion; et puisque, dans l'art de la parole, chacun a sa manière de voir, Lélius me paraît rechercher un air d'antiquité et user volontiers de termes un peu vieillis. Mais c'est une habitude de l'esprit humain de ne pas admettre chez le même homme une supériorité en plusieurs genres. Or si, en gloire militaire, nul ne peut rivaliser avec l'Africain, - bien que, à ce point de vue, Lélius se soit avéré hors de pair dans la guerre contre Viriathe - pour le talent, la culture, l'éloquence, la sagesse, si on les met très haut tous les deux, néanmoins c'est à Lélius qu'on réserve volontiers la première place. Et ce n'est pas seulement l'opinion générale qui en a décidé ainsi, mais eux-mêmes me semblent s'être mis d'accord pour faire entre eux cette répartition. L'esprit de ce temps-là, meilleur au total que celui d'aujourd'hui, était notamment plus généreux, et on accordait volontiers à chacun ce qu'on lui devait. [22] XXII. - Je me rappelle avoir, étant à Smyrne, entendu Publius Rutilius Rufus raconter ce qui suit : il était tout jeune quand un sénatus-consulte chargea les consuls - Publius Scipion, je crois, et Décimus Brutus - d'une enquête sur des faits d'une exceptionnelle gravité. Dans la forêt de Sila un assassinat avait été commis, et les victimes étaient des gens connus : on incriminait les esclaves et même des hommes libres faisant partie de la société à laquelle les censeurs Publius Cornélius et Lucius Mummius avaient concédé l'extraction de la poix. Le décret du sénat avait confié aux consuls l'enquête et la décision. Lélius avait plaidé pour les fermiers avec son soin et son élégance ordinaires. Après l'avoir entendu, sur l'avis du conseil, les Consuls avaient remis l'affaire pour plus ample informé. Quelques jours après Lélius avait repris la parole, plus soigneusement et mieux encore que la première fois; nouvelle remise, prononcée de la même manière par les consuls. Alors Lélius, que les fermiers avaient, avec force remerciements, reconduit chez lui et supplié de ne pas se décourager, leur avait dit que, par estime pour eux, il avait plaidé leur affaire avec zèle et soin, mais que, à son avis, Servius Galba, dont l'éloquence était plus rude et plus vive, saurait les défendre avec plus d'autorité et de véhémence. Et ainsi, sur le conseil de Lélius, les fermiers avaient confié leur cause à Galba. Celui-ci, à l'idée de prendre la place de ce grand homme, avait eu des scrupules et des hésitations, puis avait accepté. Comme s'il avait été lui-même ajourné au surlendemain, il avait disposé d'un jour seulement, qu'il avait passé tout entier à examiner la cause et à mettre en ordre ses arguments. Le jour de l'audience, Rutilius lui-même, à la prière des fermiers, était venu de bonne heure chez Galba pour l'avertir et l'accompagner à l'heure où il aurait à prendre la parole. Jusqu'au moment où on lui avait dit que les consuls étaient descendus au forum, il était resté, fermant sa porte à tout le monde, à réfléchir dans une espèce de chambre haute, avec ses esclaves secrétaires, à chacun desquels il avait l'habitude de dicter en même temps des choses différentes. Quand ç'avait été l'heure, il avait traversé sa maison avec un visage animé et les yeux d'un homme qui vient, non de méditer, mais de plaider. Et Rutilius ajoutait ce détail, pour lui intéressant, que les secrétaires de Galba, sortant avec lui, semblaient avoir été brutalisés; d'où il concluait qu'il apportait, non seulement à plaider, mais à méditer, une violence pleine de feu. Bref, dans l'attente générale, en présence de centaines d'auditeurs, et devant Lélius lui-même, il avait plaidé avec une telle force et une telle autorité, que, presque à chaque phrase, son discours avait été applaudi; il avait si bien su user du pathétique et de la pitié, que ce jour-là, aux applaudissements de toute l'assemblée, les fermiers avaient été acquittés. [23] XXIII. - De ce récit de Rutilius je puis conclure que, les deux principaux mérites de l'orateur étant la netteté dans la discussion afin d'éclairer l'auditeur, et la vigueur dans l'action oratoire afin d'émouvoir, et celui qui enflamme les juges réussissant mieux que celui qui les instruit, Lélius avait pour lui l'élégance, et Galba la force. Cette force de Galba se révéla surtout dans la circonstance suivante : il était préteur lorsqu'il fit mettre à mort des Lusitaniens, contrairement, disait-on, à la parole donnée; alors le tribun de la plèbe Lucius Libon chercha à soulever le peuple et proposa une loi qui avait tout l'air d'être faite uniquement contre Galba; Caton, arrivé, comme je l'ai dit, à l'extrême vieillesse, soutint avec force arguments, la proposition et il a rapporté dans ses Origines le discours qu'il prononça alors, quelques jours ou peut-être quelques mois avant sa mort. Galba ne contesta rien et ne se défendit pas; il demanda l'appui du peuple romain, auquel il recommanda en pleurant ses enfants et le fils de Gallus; les larmes de l'orphelin, le souvenir encore récent de son illustre père produisirent un grand effet de pitié; et ainsi, suivant l'expression de Caton, Galba se sauva lui-même de l'incendie en se servant des enfants pour soulever la compassion populaire, Quant à Libon, ses discours montrent qu'il savait parler en public. Je me tus et fis une pause. - Pourquoi donc, dit alors Brutus, si vraiment Galba eut tant de mérite comme orateur, pourquoi n'en voyons-nous pas trace dans ses discours? Au moins, je n'ai pas cette surprise avec ceux qui ne nous ont rien laissé. [24] XXIV. - Brutus, lui répondis-je, c'est pour des motifs différents que les uns n'écrivent pas, et que les autres écrivent moins bien qu'ils ne parlent. Certains orateurs n'écrivent rien par paresse, et ne se soucient pas d'ajouter le travail de la maison à celui du forum - d'ordinaire, en effet, on rédige les discours après les avoir faits, non pour les préparer -; d'autres se préoccupent peu de progresser - rien, en effet, n'est plus profitable à l'éloquence que le travail de rédaction -; ils ne désirent pas laisser à la postérité un souvenir de leur talent, estimant qu'ils ont obtenu une réputation suffisante et destinée à paraître plus grande encore, si les connaisseurs n'ont pas à les juger sur leurs écrits; d'autres se croient mieux faits pour bien parler que pour bien écrire, et c'est ce qui arrive d'ordinaire à des hommes d'un beau talent naturel, mais insuffisamment cultivés, ce qui était justement le cas de Galba. Ce n'était sans doute pas seulement à son esprit, mais à son coeur et à une tendance naturelle au pathétique qu'il devait sa flamme, et aussi le mouvement, la force et la véhémence qu'il donnait à sa parole. Puis, quand, à loisir, il prenait son stylet et que le mouvement de son âme languissait comme un vent qui tombe, alors le discours fléchissait. L'orateur plus châtié ne risque pas un accident de cette nature, parce que le jugement ne lui fait jamais défaut et lui sert aussi bien à écrire qu'à parler. Au contraire on n'a pas toujours la chaleur à sa disposition; qu'elle se calme, et on voit s'éteindre toute la vigueur, je dirais toute la flamme oratoire. Et c'est pourquoi l'esprit de Lélius vit encore dans ses écrits, tandis que la force de Galba est aujourd'hui chose morte. [25] XXV. - Au nombre des orateurs moyens sont les deux frères Lucius et Spurius Mummius, dont il nous reste des discours; Lucius est simple et antique, Spurius, sans avoir plus d'éclat, est plus serré, ayant été façonné par l'école stoïcienne. Nous avons maints discours de Spurius Albinus. Nous en avons aussi de Lucius et de Caius Aurélius Orestès, qui ont un certain rang parmi les orateurs. Publius Popilius fut un grand citoyen et ne manqua pas d'éloquence; son fils Caius fut un bon orateur. Caius Tuditanus, d'une grande distinction et d'une grande politesse de vie et de manières, fit preuve aussi d'élégance dans son langage. On reconnaissait les mêmes mérites à cet autre qui, injustement frappé par Tibérius Gracchus, l'abattit enfin à force de patience, le citoyen si ferme dans les bons principes, Marcus Octavius. Marcus Aemilius Lepidus, surnommé Porcina, fut à peu près un contemporain de Galba, mais un peu plus jeune; il passait pour un grand orateur et était,- à en juger par ses discours -, un fort bon écrivain. Il est, à mon sens, le premier orateur romain chez qui se révèle la forme coulante et périodique de la phrase grecque; c'est, si je puis dire, un artiste dans le maniement de la langue. Deux tout jeunes gens, d'un très beau génie, à peu près du même âge, s'appliquaient à l'écouter, Caius Carbon et Tibérius Gracchus : ce sera le moment de parler d'eux quand j'en aurai fini, en quelques mots, avec les plus âgés. Quintus Pompéius n'était pas alors un orateur méprisable; il arriva aux honneurs suprêmes, s'étant fait connaître par ses oeuvres et n'ayant pas d'aïeux pour le signaler à l'attention. A ce moment, Lucius Cassius, sans être très éloquent, eut, par sa parole, une réelle influence; et il dut sa popularité non, comme d'autres, à ses manières libérales, mais à sa rudesse et à son austérité; sa loi sur la forme des scrutins trouva un adversaire opiniâtre dans Marcus Antius Brison, tribun de la plèbe, appuyé par le consul Marcus Lépidus; et ainsi s'expliquent certaines attaques contre Scipion l'Africain, qu'on accusait d'avoir fait pression sur Brison pour modifier son opinion. Les deux Cépions aidaient sérieusement leurs clients par leurs conseils et leurs discours, plus encore par leur autorité et leur crédit. Les écrits de Sextus Pompéius ne sont pas trop secs, malgré leur air d'antiquité; ils sont pleins de sagesse. [26] XXVI. - Nous savons qu'à peu près à la même époque Publius Crassus fut un orateur de grande réputation : il devait sa valeur à ses qualités naturelles et à son application; il s'était formé dans sa maison même. En effet, il avait des liens de parenté avec le grand orateur Servius Galba, au fils de qui il avait donné sa fille; d'autre part, étant le fils de Publius Mucius Scévola et ayant pour frère Publius Scévola, il avait pu dans sa propre maison apprendre le droit civil. Il est prouvé que son activité était grande et son crédit considérable, qu'il donnait beaucoup de consultations et plaidait souvent. Comme contemporains, je citerai les deux Caius Fannius, fils de Caius et de Marcus; le premier des deux, qui fut consul avec Domitius, nous a laissé un seul discours, sur les alliés et le nom latin, prononcé contre Caius Gracchus; ce discours est très bon, et il est célèbre. - Eh quoi ! dit Atticus, ce discours est de Fannius? Les opinions variaient sur ce point lorsque nous étions petits. Pour les uns, c'était l'oeuvre de l'érudit Caius Persius, dont Lucilius vante le savoir étendu; pour d'autres, plusieurs nobles s'étaient associés afin de réunir dans ce discours toutes les idées que chacun d'eux avait pu avoir. - J'ai, en effet, répondis-je, entendu ce propos de la bouche de quelques vieillards; mais je n'ai jamais été disposé à le croire; ce qui, pour moi, lui a donné créance, c'est qu'on regardait Fannius comme un orateur moyen, et que le discours en question est de beaucoup le meilleur de ceux qui furent alors prononcés. Mais il ne ressemble pas du tout à une oeuvre faite par plusieurs; le ton est le même dans tout le discours, comme le style. Si, par ailleurs, Persius l'avait écrit, Gracchus ne serait pas resté bouche close, Fannius lui ayant reproché ses emprunts à Ménélas de Marathos et à tous les autres. Enfin et surtout, Fannius n'a jamais passé pour ne pas savoir se servir de sa langue. Il a souvent plaidé, et son tribunat, conseillé et dirigé par Scipion l'Africain, ne fut pas sans éclat. L'autre Fannius, fils de Marcus, gendre de Lélius, eut un caractère et un langage plus rudes. Comme son beau-père, qu'il n'aimait pas beaucoup, parce que celui-ci ne l'avait pas choisi comme membre du collège des augures - alors surtout qu'il lui avait préféré son autre gendre, plus jeune, Quintus Scévola, ce dont Lélius s'excusait en disant qu'il avait pris, non le plus jeune de ses gendres, mais l'aînée de ses filles, - comme son beau-père, dis-je, il avait entendu Panétius. Tout son talent oratoire se manifeste dans une histoire qu'il a écrite, non sans élégance, et qui n'est ni trop maladroite, ni vraiment éloquente. Mucius l'augure plaidait pour lui-même quand besoin était; c'est ce qu'il fit dans le procès en concussion que lui intenta Titus Albucius. Ce n'était pas un orateur, mais par ses connaissances en droit civil et sa sagesse en toute chose, il était au premier rang. Lucius Caelius Antipater fut, comme vous pouvez le constater, un brillant écrivain pour le temps; il était très versé dans la connaissance du droit et eut de nombreux élèves, parmi lesquels Lucius Crassus. [27] XXVII. - Si Tibérius Gracchus et Caius Carbon avaient eu autant de discernement pour faire une bonne politique que de dispositions naturelles pour bien dire, personne ne les surpasserait en gloire. Mais le premier, en raison des troubles de son tribunat - il était arrivé à cette magistrature plein de colère contre les gens de bien à la suite du scandale causé par le traité de Numance - fut massacré par la république même; l'autre, changeant sans cesse dans son attitude à l'égard du peuple, se déroba par le suicide à la sévérité de ses juges. Tous deux, au demeurant, furent de grands orateurs; la preuve en est dans le souvenir qu'ils avaient laissé à nos pères. Car les discours qui nous restent de Carbon et de Gracchus, s'ils ont de la pénétration et sont pleins de sagesse, ne brillent pas encore suffisamment par l'expression. Tibérius avait été, dès son enfance, soigneusement élevé par sa mère Cornélie et instruit dans les lettres grecques. On lui choisit toujours en Grèce ses maîtres, parmi lesquels, lorsqu'il était adolescent, Diophane de Mytilène, le Grec le plus éloquent de son temps. Mais il eut peu de temps pour développer ses dons naturels et les mettre en pleine lumière. Quant à Carbon, qui vécut plus longtemps, il s'illustra dans maintes affaires et maints procès. Des connaisseurs l'avaient entendu et parmi eux, notre ami Lucius Gellius, qui disait avoir été son familier sous son consulat; il le présentait comme un orateur harmonieux, rapide, assez vif, à la fois véhément, plein de charme et d'esprit; il ajoutait qu'il était actif, soigneux, et se donnait beaucoup de mal dans ses exercices et son travail de préparation. Il fut regardé comme le meilleur avocat de son temps, et c'est quand il était au forum que les procès commencèrent à croître en nombre. En effet, les tribunaux permanents furent institués pendant son adolescence; ils n'existaient pas auparavant - le tribun de la plèbe Lucius Pison fit le premier voter une loi sur les crimes de concussion sous le consulat de Censorinus et de Manilius; et ce Pison lui-même et plaida, et proposa ou combattit beaucoup de lois; il a laissé des discours, aujourd'hui ignorés de tous et des annales sèchement écrites -. Ceux des procès qui étaient encore plaidés devant le peuple - et Carbon y joua son rôle - réclamaient, plus qu'auparavant, l'assistance d'un avocat, le scrutin étant devenu secret en vertu d'une loi de Lucius Cassius, votée sous le consulat de Lépidus et de Mancinus. [28] XXVIII. - Ton parent, Décimus Brutus, fils de Marcus, à en croire son ami, le poète Accius, qui a souvent parlé de lui devant moi, s'exprimait non sans élégance et était pour son temps, instruit dans les lettres latines et mêmes grecques. Accius décernait le même éloge à Quintus Maximus, petit-fils de Paul-Emile; et, avant Maximus, le Scipion, qui prit, sans être magistrat, la tête du mouvement où périt Tibérius Gracchus, fut aussi, d'après Accius, et véhément dans sa conduite et ardent dans sa parole. Publius Lentulus, prince du Sénat, eut exactement, dit-on, assez d'éloquence pour faire de la politique. A la même époque, Lucius Furius Philus passait pour parler un excellent latin et avoir plus de culture littéraire que tous les autres. Publius Scévola avait beaucoup d'idées et de la pénétration; un peu plus abondant, Manius Manilius n'était guère moins riche en idées. Appius Claudius avait de la rapidité, mais un peu trop de chaleur. Occupent encore une certaine place Marcus Fulvius Flaccus et Caius Caton, fils de la soeur de l'Africain, orateurs moyens; les écrits de Flaccus sont d'un homme qui aimait les lettres. Son rival, Publius Décius, n'était pas incapable de parler; mais c'était un agité, dans sa parole comme dans sa conduite. Marcus Drusus, fils de Caius qui brisa l'action de son collègue au tribunat, Caius Gracchus, tribun pour la seconde fois, fut un homme d'importance par sa parole et son autorité; tout à côté de lui se place son frère Caius Drusus. Marcus Pennus ton parent, Brutus, donna avec esprit, pendant son tribunat, du mal à Caius Gracchus, un peu plus jeune que lui. Marcus Lépidus et Lucius Orestès étaient consuls quand Caius Gracchus fut questeur et Pennus tribun; ce dernier était fils du Marcus, qui fut consul avec Quintus Mius; il pouvait concevoir les plus belles espérances, quand il mourut au sortir de son édilité. De Flamininus, que j'ai pu voir moi-même, je ne sais rien, sinon que son latin était correct. [29] XXIX. - A ceux dont je viens de parler ajoutons Caius Curion, Marcus Scaurus, Publius Rutilius, Caius Gracchus. Sur Scaurus et Rutilius on peut passer vite ni l'un ni l'autre n'eurent un grand mérite oratoire, mais ils plaidèrent souvent; et certains hommes de valeur, même s'ils n'ont pas des dons éminents, sont dignes d'estime par leur activité; aussi bien n'est-ce pas le talent qui manqua à Scaurus et à Rutilius, mais le talent oratoire. En effet, peu importe de savoir ce qu'il faut dire, si l'on ne peut le dire avec facilité et avec charme. Et cela même ne suffit pas : ce qu'on dit doit être mis en valeur par la voix, la physionomie, le geste. Ajouterai-je que la connaissance de la théorie est indispensable? Sans elle, même si les dons naturels font découvrir ce qu'il faut dire, comme il faut s'en remettre au hasard, on n'est pas sûr d'être toujours aidé par lui. Scaurus était un sage, un homme droit; sa parole était pleine de gravité et d'une autorité naturelle : quand il défendait un accusé, il avait l'air non d'un avocat, mais d'un témoin. Cette manière semblait peu faite pour une plaidoirie, mais dans les discussions du Sénat, dont Scaurus était prince, elle faisait merveille; non seulement elle attestait sa sagesse, mais comme il serrait de près la question, elle inspirait confiance. C'était chez lui un don de nature, qu'il n'aurait pu facilement acquérir, bien que, tu le sais, il y ait, même dans ce domaine, des règles. De Scaurus, nous avons des discours et trois livres adressés à Lucius Fufidius, et où il raconte sa vie : ils sont utiles, mais on ne les lit pas. En revanche on lit la vie et l'éducation de Cyrus, excellent ouvrage, mais assez peu fait pour les moeurs romaines, et qui n'est pas supérieur à son livre d'apologie. Quant à Fufidius, il occupe un certain rang parmi les avocats. [30] XXX. - Rutilius pratiqua un genre d'éloquence triste et sévère. Scaurus et lui avaient une nature rude et violente. Ils étaient ensemble candidats au consulat : non seulement Rutilius, qui avait échoué, accusa de brigue son compétiteur plus favorisé; mais, une fois acquitté, celui-ci cita à son tour Rutilius en justice. Ce dernier était un grand travailleur, très actif, ce dont on lui était d'autant plus reconnaissant, qu'il s'imposait en outre la lourde charge des consultations. Ses discours sont maigres, mais pleins de belles choses sur le droit; c'était un savant, versé dans la littérature grecque; il avait entendu Panétius et avait presque atteint la perfection stoïcienne. Les Stoïciens, tu le sais, ont une manière très pénétrante et pleine d'art, mais grêle et peu faite pour un auditoire populaire. Le caractère propre de cette école, à savoir l'idée que les philosophes ont d'eux-mêmes, se rencontre chez Rutilius avec une force que rien ne peut ébranler. Traduit en justice, bien qu'il fût innocent - ce procès, nous le savons, ébranla profondément le pays -, il ne voulut, pour le défendre, aucun des deux orateurs les plus éloquents de l'époque, les consulaires Lucius Crassus et Marc Antoine. Il se défendit lui-même : quelques mots furent aussi prononcés par le fils de sa soeur, Caius Cotta, qui, quoique tout jeune encore, se montra vraiment orateur, et par Quintus Mucius qui parla avec sa pureté et son élégance habituelles, mais sans la force et l'abondance que demandaient et ce genre de procès et l'importance de l'affaire. Ainsi donc, nous avons en Rutilius un orateur stoïcien, en Scaurus un orateur antique; et pourtant, nous les louerons l'un et l'autre, parce que, grâce à eux, ces deux genres ont eu à Rome, une belle place dans l'art oratoire. Je veux en effet qu'au forum, comme sur la scène, on applaudisse, non seulement le mouvement, avec son allure rapide et ses difficultés, mais encore ce qu'on appelle une action calme, dont la simplicité naturelle ne choque pas. [31] XXXI. - Et, puisque j'ai fait mention des Stoïciens, je rappellerai que vécut alors Quintus Aelius Tubéron, petit-fils de Paul-Emile. Ce n'était pas un orateur, mais il avait une vie austère qu'il mettait en harmonie avec la doctrine dont il était l'adepte et dont il poussait même la rigueur un peu loin : ainsi, pendant son triumvirat, il décida, contrairement à l'avis autorisé de son oncle Scipion, que les augures ne doivent pas être dispensés, par leurs fonctions, de juger dans les tribunaux. Sa parole ressemblait à sa vie; elle était rude, sans art, inculte; aussi ne put-il arriver aux mêmes dignités que ses ancêtres. Il fut un citoyen ferme et vaillant, un de ceux qui gênèrent le plus Tibérius Gracchus, comme le prouve un discours de ce dernier contre lui; nous avons aussi des discours de Tubéron contre le Gracque. C'était un orateur médiocre, mais il était de première force dans la discussion. - Je vois bien, interrompit Brutus, que les choses se passent chez nous comme en Grèce : presque tous les Stoïciens sont très habiles dans la discussion : ils la conduisent avec art et sont, pour ainsi parler, des architectes de phrases; s'ils passent de la discussion à la parole, leur pauvreté éclate aux yeux. Je fais une seule exception en faveur de Caton; en ce Stoïcien parfait, je ne vois rien à désirer sous le rapport de l'éloquence : supérieur chez lui, le talent oratoire est maigre chez Fannius, médiocre chez Rutilius, nul chez Tubéron. - Il y a, Brutus, répondis-je, une raison à cela : les Stoïciens mettent tout leur soin à la dialectique; ils n'ont rien à faire d'un style libre, coulant et varié. Ton oncle, tu le sais, tient des Stoïciens ce qu'il faut demander aux Stoïciens; mais c'est des maîtres d'éloquence qu'il a appris à parler, et il s'est formé d'après leur méthode. Si l'on devait s'adresser uniquement à des philosophes, on se façonnerait mieux à l'éloquence par les leçons des Péripatéticiens et des Académiciens. Et c'est pourquoi, Brutus, j'approuve d'autant plus le choix que tu as fait : l'école philosophique à laquelle tu t'es attaché, la vieille Académie, ne sépare pas, dans son enseignement et ses règles, la dialectique de l'agrément et de l'abondance dans le langage. Pourtant, chez les Péripatéticiens et les Académiciens, la méthode d'exposition ne réussit pas, à elle seule, à former un orateur parfait, mais d'autre part, sans elle, un orateur n'arriverait pas à la perfection. En effet, si la langue chez les Stoïciens est trop pressée, trop condensée pour plaire au peuple, chez les autres elle est trop libre et trop lâche pour s'accommoder à la pratique des tribunaux et du forum. Quelle langue plus riche que celle de Platon ! C'est ainsi, disent les philosophes, que parlerait Jupiter, s'il s'exprimait en grec ! Quelle langue plus nerveuse que celle d'Aristote, plus douce que celle de Théophraste ! Démosthène, dit-on, avait soigneusement lu et relu Platon, il l'avait même entendu : on s'en rend compte au choix et à la majesté des expressions employées : il le dit d'ailleurs dans une lettre. Mais sa façon de parler, transportée dans la philosophie, paraîtrait, si j'ose dire, trop belliqueuse, et celle des philosophes apporterait aux tribunaux un air trop pacifique. [32] XXXII. - Et maintenant, si vous le voulez bien, poursuivons notre énumération des orateurs, par générations et par ordre de grandeur. - Certes, dit Atticus, et bien volontiers; je réponds pour Brutus comme pour moi. - Curion fut, presque à la même époque, un orateur illustre, dont on peut juger le talent par ses discours. Parmi plusieurs autres, sa harangue pour Servius Fulvius sur l'inceste, est célèbre. Elle passait, dans mon enfance, pour un chef-d'oeuvre; aujourd'hui à peine la remarque-t-on, étant donnée la foule des oeuvres nouvelles. - Je sais parfaitement, dit Brutus, à qui nous devons «cette foule» d'ouvrages. - Et moi, répondis-je, Brutus, je sais bien à qui tu penses. Oui, les jeunes gens me doivent certaines améliorations, par exemple plus de noblesse et d'éclat dans le style; mais peut-être aussi leur ai-je fait du tort, s'il est vrai que, depuis qu'on a mes discours, ceux des anciens ne sont plus lus, sinon par moi qui continue à les juger supérieurs aux miens, du moins par la majorité des lecteurs. - Ma place est dans cette majorité, répliqua Brutus. Mais je comprends, à t'entendre, qu'il me faudra désormais lire pas mal d'ouvrages que je dédaignais jusqu'à présent. - Ce discours, repris-je, sur l'inceste, si apprécié, est souvent puéril; les passages sur l'amour, les tourments, les propos en l'air sont vides; et pourtant, ils sont acceptables, si l'on songe que les contemporains n'avaient pas encore une oreille bien exercée et ne savaient pas grand' chose. Curion a un peu écrit; il a pris souvent la parole, il fut célèbre comme avocat; aussi suis-je surpris que, ayant vécu assez longtemps, et n'ayant pas manqué d'éclat, il n'ait jamais été consul. [33] XXXIII. - Voici enfin devant nous un homme admirablement doué, d'une activité dévorante, d'un savoir acquis dès l'enfance, Caius Gracchus. Sois en bien convaincu, Brutus : personne n'eut jamais une éloquence plus pleine et plus riche. - C'est absolument mon avis, répondit Brutus, Caius est à peu près le seul ancien que je lise. - Tu as bien raison, Brutus; j'estime que tu dois le lire. Quelle perte pour Rome et les lettres latines que sa mort avant l'heure! Ah! s'il avait moins écouté son affection pour son frère que son amour pour la patrie ! Comme, avec son génie, il eût facilement atteint, en vivant plus longtemps, la gloire de son père et de son aïeul ! En éloquence, je ne crois pas qu'il ait jamais eu d'égal. Chez lui, l'expression est noble, la pensée profonde, l'ensemble plein de gravité. Il n'a pu mettre la dernière main à son oeuvre, qui offre beaucoup de belles esquisses, point de morceaux achevés. S'il est, Brutus, un orateur que les jeunes gens doivent lire, c'est bien lui. Il est fait, non seulement pour aiguiser l'esprit, mais pour le nourrir. Dans l'âge suivant, citons Caius Galba, fils du très éloquent Servius, gendre de l'orateur et jurisconsulte Publius Crassus. Nos pères faisaient son éloge et lui montraient de l'intérêt en souvenir de son père; mais il tomba à moitié chemin. Accusé aux termes de la loi Mamilia, dans le scandale causé par l'entente des nobles vendus à Jugurtha, il présenta lui-même sa défense, mais fut condamné. Nous avons sa péroraison, qu'on appelle épilogue; elle jouissait dans notre enfance d'une telle réputation, que nous l'apprenions par coeur. Ce fut le premier membre d'un collège de prêtres, condamné, depuis la fondation de Rome, dans une affaire criminelle. [34] XXXIV. Publius Scipion, décédé pendant son consulat, ne parlait ni beaucoup, ni souvent, mais il n'était inférieur à personne pour la correction du langage et surpassait tout le monde en esprit et en bons mots. Son collègue Lucius Bestia avait bien commencé dans son tribunat - en effet Publius Popilius, chassé par les violences de Gains Gracchus, fut, sur sa proposition, réintégré dans ses droits -; il avait de l'ardeur, une certaine facilité, mais son consulat eut une triste fin. En vertu de l'odieuse loi Mamilia, outre Caius Galba le prêtre, quatre consulaires, Lucius Bestia, Caius Caton, Spurius Albinus et le grand citoyen Lucius Opimius, meurtrier de Caius Gracchus, absous par le peuple, qu'il avait cependant combattu, furent frappés par ceux à qui Gracchus avait donné le pouvoir judiciaire. Bien différent de Bestia pendant son tribunat et toujours mauvais citoyen, Caius Licinius Nerva ne parlait pas mal. Caius Fimbria, qui vécut presque au même moment, mais plus longtemps, passait, si je puis dire, pour avoir un débit pâteux; il était violent, avait la langue mauvaise, était, au total, un peu trop bouillant et emporté; mais grâce à son activité, à son énergie, à la dignité de sa vie, il avait au Sénat une heureuse influence; c'était un avocat acceptable, qui n'ignorait pas le droit civil, et dont la franchise se retrouvait dans la liberté de sa parole. Nous lisions ses discours quand nous étions petits; aujourd'hui à peine peut-on les trouver. Caius Sextius Calvinus avait de l'élégance dans l'esprit et dans le langage, mais sa santé était médiocre. Quand la goutte lui laissait du répit, il consentait à plaider, mais c'était rare; on usait de ses conseils aussi souvent qu'on le voulait, de son ministère d'avocat chaque fois que ce lui était possible. A la même époque vivait Marcus Brutus, l'opprobre de ta famille, mon cher Brutus; oubliant le nom qu'il portait et le grand citoyen et excellent jurisconsulte qu'était son père, il fit métier d'accusateur, comme Lycurgue à Athènes. Il ne sollicita pas les magistratures, mais se fit craindre par sa violence comme accusateur; il était facile de voir que la noblesse de sa race avait dégénéré chez lui en une volonté bien arrêtée de mal faire. Un autre accusateur, son contemporain, était le plébéien Lucius Caesulenus, que j'ai entendu dans sa vieillesse réclamer à Lucius Sauféius, en vertu de la loi Aquilia, une indemnité en réparation d'un dommage. Je n'aurais pas cité un tel misérable, si je n'étais sûr de n'avoir jamais rencontré ailleurs plus d'habileté à faire surgir les soupçons et à incriminer les intentions. [35] XXXV. - Titus Albucius connaissait la littérature grecque; ou plutôt c'était presque un Grec. Je le dis comme je le pense; on peut d'ailleurs en juger par ses discours. Il passa son adolescence à Athènes, d'où il revint épicurien accompli, et l'épicurisme convient aussi peu que possible à l'éloquence. Quintus Catulus était un savant, non d'après la méthode ancienne, mais d'après la nôtre, avec peut-être plus de perfection encore. Il avait une culture littéraire très poussée, une parfaite courtoisie de conduite, de caractère, surtout de parole, une pureté de langue absolument sans tache; on peut s'en rendre compte par ses discours, mieux encore par le livre qu'il a composé sur son consulat et son histoire; cet ouvrage, écrit avec tout le charme de Xénophon et dédié au poète Aulus Furius, son ami, n'est pas plus connu que les trois livres de Scaurus, dont j'ai parlé précédemment. - Moi, dit Brutus, je ne connais ni ceux-ci ni celui-là; sans doute, c'est ma faute, je ne les ai jamais eus en main; mais je te les demanderai, comme je rechercherai désormais plus soigneusement tous ces anciens ouvrages. - Catulus parlait un latin excellent; ce mérite, qui n'est pas mince, est trop souvent négligé par les orateurs. Quant au son de sa voix et à la douceur de son articulation, tu n'attends pas, puisque tu as connu son fils, que j'en parle. Ce fils n'était pas un orateur, mais il ne manquait ni de sagesse lorsqu'il expliquait son vote au Sénat, ni d'élégance ou de distinction dans son langage. Le père n'était pas au premier rang des avocats; mais si, au moment où l'on venait d'entendre ceux qui brillaient alors, il leur paraissait inférieur, en revanche lorsqu'on l'entendait lui-même, sans avoir à le comparer à d'autres, non seulement on était satisfait, mais on ne cherchait pas à trouver mieux. Quintus Métellus le Numidique et son collègue Marcus Silanus savaient, dans les débats politiques, justifier la grandeur de leur nom et leur dignité consulaire. Marcus Aurélius Scaurus parlait peu, mais avec correction; la pureté et l'élégance de son langage étaient de premier ordre. Même mérite de correction chez Aulus Albinus. Le flamine Albinus, lui aussi, passait pour un orateur, non moins que Quintus Cépion, énergique et vaillant citoyen, que firent incriminer les hasards fâcheux d'une guerre, et que frappa la colère du peuple. [36] XXXVI. - A la même époque vécurent Caius et Lucius Memmius, orateurs moyens, accusateurs âpres et acharnés. Aussi, intentèrent-ils souvent des accusations capitales, tandis qu'ils défendirent peu d'accusés. Spurius Thorius eut assez d'action comme orateur populaire : ce fut lui qui affranchit les détenteurs du domaine public de l'impôt dont les avait chargés une loi aussi mauvaise qu'inutile. Marcus Marcellus, père d'Aeserninus, ne comptait pas comme avocat, mais il parlait facilement et ne manquait pas de pratique, pas plus que son fils Publius Lentulus. Lucius Cotta, qui avait été préteur, orateur passable, ne s'était pas fait un grand nom en éloquence; il se donnait un air légèrement paysan, soit par les mots qu'il employait, soit par sa prononciation, et il affectait l'archaïsme. Au sujet de ce Cotta et de quelques autres, je comprends bien qu'ils n'ont pas été tellement éloquents, tous ceux que j'ai cités et que je citerai encore comme orateurs. Je me suis en effet proposé de grouper tous ceux qui, à Rome, ont, par leur situation, fait fonction d'orateurs; ce que furent leurs progrès, et combien est grande en toute chose la difficulté d'arriver à l'absolue perfection, on en jugera par ce que je vais dire. Combien d'orateurs déjà cités! que de temps passé à les énumérer! et pourtant que de mal nous nous sommes donné pour nous frayer une route, tout à l'heure jusqu'à Démosthène et Hypéride, maintenant jusqu'à Antoine et à Crassus ! Car ceux-ci furent, à mon sens, les plus grands, et c'est grâce à eux que, pour la première fois, l'éloquence latine a marché de pair avec l'éloquence grecque. [37] XXXVII. - Tous les arguments possibles se présentaient à l'esprit d'Antoine; chacun prenait sa place, là où il pouvait avoir toute sa force et toute sa valeur; comme un général qui dispose cavaliers, fantassins, troupes légères, il plaçait chaque idée à l'endroit du discours qui convenait le mieux. Sa mémoire était étonnante; chez lui, aucune trace de préparation; il semblait toujours aborder la tribune sans travail préalable; mais il était si bien préparé que les juges, en l'entendant, paraissaient quelquefois ne pas l'être assez pour se mettre en garde contre son éloquence. Sa langue n'était pas d'une extrême élégance; une élocution soignée n'était pas son fait; non qu'il parlât un langage vraiment incorrect, mais il ne brillait pas par l'expression, ce qui est le propre de l'orateur. Si, en effet, comme je le disais plus haut, bien parler latin n'est pas un mince mérite, c'en est un moins par lui-même que parce que, en général, on en fait fi. Il est moins beau de connaître sa langue que honteux de l'ignorer, et la savoir n'est pas tant le fait d'un bon orateur que d'un citoyen romain. Antoine, dans le choix qu'il faisait des expressions - et ce choix était dicté moins par la grâce des termes que par leur valeur - dans la place qu'il leur donnait, dans leur arrangement périodique, obéissait toujours à un calcul et semblait guidé par le souci des règles. Il attachait surtout du prix à l'embellissement de la pensée au moyen de figures. Cette qualité qui constitue la supériorité de Démosthène est précisément ce qui a permis aux connaisseurs de lui donner, parmi les orateurs, la première place. Ce sont en effet les figures (g-schehmata en grec) qui font essentiellement la beauté du discours, et leur effet vient moins de la couleur qu'elles donnent à l'expression, que de l'éclat dont elles font briller la pensée [38] XXXVIII. - C'étaient là chez Antoine des qualités éminentes; mais, par l'action, il était unique. L'action comprend le geste et la voix. Chez lui, le geste servait, non à faire ressortir les mots, mais à traduire la pensée; la main, l'épaule, les hanches, l'appel du pied, l'immobilité, la marche, tous les mouvements étaient d'accord avec les mots et les idées. La voix était soutenue, mais naturellement un peu rauque : imperfection que lui seul eut l'art de transformer en avantage; il prenait en effet dans le pathétique un ton ému qui inspirait confiance et excitait la pitié; et ainsi se réalisait en lui le mot attribué à Démosthène : « Quel est le premier mérite de l'orateur? - L'action. - Et le second? - L'action. - Et le troisième? - L'action.» Rien en effet, plus que l'action, n'entre à fond dans le coeur de l'auditeur, pour le former, le façonner, le plier et lui donner de l'orateur l'idée que celui-ci veut inspirer de lui-même. A Antoine les uns égalaient, les autres préféraient Lucius Crassus. Du moins, de l'avis de tous, si l'on avait l'un des deux pour avocat, on ne songeait pas à en chercher un meilleur. Pour moi, si je reconnais à Antoine toutes les qualités que je viens de dire, j'estime que Crassus a réalisé la perfection suprême. Il y avait en lui une dignité éminente, et à cette dignité se joignait une grâce pétillante et spirituelle, la grâce de l'orateur et non du bouffon; une langue soignée; une élégance attentive sans recherche; un merveilleux talent d'exposition des idées; et, dans les discussions sur le droit et le bien, une grande abondance de preuves et de râpprochements. [39] XXXIX. - Antoine apportait à suggérer des suppositions, à calmer ou à exciter le soupçon, une force incroyable; mais dans les questions d'interprétation, de définition, dans le développement des arguments d'équité, nul n'avait l'abondance de Crassus; c'est ce qui ressort de plus d'un discours, et surtout de l'affaire de Manius Curius, plaidée devant les centumvirs. Il y multiplia si bien ses raisonnements contre la lettre écrite en faveur de l'équité et du bon droit, que le très habile Quintus Scévola, l'homme connaissant le mieux le droit civil - et le droit civil faisait le fond du procès -, fut écrasé sous la masse de ses raisons et de ses exemples. L'affaire fut plaidée dans de telles conditions par ces deux grands avocats, tous deux du même âge, tous deux déjà consulaires, et défendant l'un contre l'autre le droit civil, que Crassus passa pour l'orateur le plus versé dans les questions de droit et Scévola pour le plus éloquent des jurisconsultes. Celui-ci, dont la pénétration faisait merveille s'il s'agissait de distinguer le vrai du faux dans les questions de droit et d'équité, avait une langue étonnamment précise dans sa brièveté. C'était, pour l'interprétation, l'explication, la discussion, un orateur admirable et sans pareil; mais pour l'amplification, l'éclat du style et la réfutation, c'était plutôt un critique dangereux qu'un merveilleux orateur. Et maintenant, revenons à Crassus. [40] XL. - Certes, dit Brutus, je croyais connaître Scévola d'après ce que m'avait fréquemment répété sur son compte Caius Rutilius, que je rencontrais souvent chez notre cher Scévola; mais son grand mérite oratoire ne m'était pas connu. Aussi ai-je plaisir à apprendre qu'un homme aussi brillant, un génie aussi supérieur a existé à Rome. - Tu peux croire, Brutus, lui répondis-je, que nul à Rome n'a surpassé Crassus et Scévola. Comme je le disais il y a un instant, l'un a été le plus éloquent des jurisconsultes, l'autre, l'orateur le plus versé dans les questions de droit; mais sur tous les autres points, ils différaient profondément l'un de l'autre; et l'on aurait eu de la peine à désigner celui à qui on eût préféré ressembler. Crassus était le plus sobre de ceux qui parlent avec élégance, Scévola, le plus élégant de ceux qui parlent avec sobriété. La grâce souveraine de Crassus s'accommodait d'austérité; dans toute son austérité, Scévola ne manquait pas de grâce. Et on pourrait poursuivre sur ce ton; mais j'aurais peur de paraître inventer, uniquement afin de présenter les choses d'une façon piquante; et pourtant, c'est la pure vérité. Si la vertu, comme le soutient cette vieille Académie dont tu es le disciple, Brutus, réside dans un juste milieu, c'est cette voie moyenne que tous deux voulaient suivre; mais il arrivait à l'un de prendre une partie du mérite de l'autre, alors que chacun conservait le sien tout entier. - Si ton exposé, dit Brutus, me fait bien connaître Crassus et Scévola, il me fait également penser à Servius Sulpicius et à toi, qui, à mon sens, vous ressemblez à certains égards. - Qu'est-ce à dire? - Il me semble que toi, tu as voulu connaître du droit civil tout ce qui est nécessaire à un orateur, et que Servius a pris à l'éloquence ce qu'il lui fallait pour soutenir les questions de droit; d'autre part, comme Crassus et Scévola, vous avez tous deux le même âge, ou presque. [41] XLI. - De moi, répondis-je, aucune nécessité de rien dire; de Servius tu parles avec justesse, et je vais te dire ce que je pense de lui. On ne trouverait pas aisément quelqu'un qui ait apporté plus d'application à l'éloquence et à toutes les bonnes disciplines. Les mêmes exercices nous ont façonnés dans notre enfance; plus tard, il est parti avec moi pour Rhodes, afin de se perfectionner et de s'instruire. A son retour, il me paraît avoir préféré la première place dans le second des arts, à la seconde dans le premier. Je ne sais s'il aurait pu égaler les maîtres de l'art oratoire; mais sans doute a-t-il mieux aimé - et il y est arrivé - prendre, non seulement parmi ses contemporains, mais parmi ses prédécesseurs, le premier rang dans la connaissance du droit civil. - Vraiment? dit Brutus, tu mets Servius au-dessus même de Quintus Scévola? - Oui, Brutus, répondis-je, je trouve une grande expérience du droit civil chez Scévola et chez beaucoup d'autres; chez Sulpicius seul j'en trouve la théorie. Et il n'y serait jamais arrivé par la seule connaissance du droit; il lui avait fallu, en outre, s'initier à la science qui apprend à diviser un ensemble en plusieurs parties, à expliquer au moyen d'une définition une idée cachée, à éclairer une obscurité par une explication, à découvrir, puis à dissiper une équivoque, enfin à poser une règle qui permette de distinguer le vrai du faux et à déterminer ce qui découle, ou non, de principes donnés. Il a usé de cette science, la première de toutes, comme d'une lumière destinée à faire disparaître la confusion où se débattaient avant lui les consultations et les plaidoiries. [42] XLII. - C'est, je pense, dit Brutus, de la dialectique que tu veux parler. - Oui, répondis-je. Mais Sulpicius eut en outre des connaissances littéraires et un style élégant qui se révèle aisément dans ses écrits, auxquels rien n'est comparable. Il fut le disciple de deux excellents maîtres, Lucius Lucilius Balbus et Caius Aquilius Gallus. Gallus avait de la pénétration et de la pratique; sa promptitude et, dans les consultations et les plaidoiries, sa rapidité avisée furent encore dépassées par Sulpicius, qui avait de la finesse et de l'application. Le savant et érudit Balbus avait, en droit comme en éloquence, une lenteur circonspecte; Sulpicius l'emporta sur lui par sa façon de débrouiller et d'expédier les affaires. Et ainsi il eut, outre les qualités de l'un et de l'autre, celles qui manquaient à chacun d'eux. Crassus me semble avoir été plus sage que Scévola : ce dernier acceptait volontiers de plaider, alors que Crassus lui était supérieur comme avocat, tandis que Crassus refusait les consultations, pour n'être à aucun égard au-dessous de Scévola. Mais Sulpicius est le plus sage : à considérer les deux arts qui, dans la vie civile et politique, donnent le plus de gloire et de crédit, il s'arrangea pour dominer dans l'un tous ses rivaux, et ne demanda à l'autre que ce qu'il lui fallait pour discuter les questions de droit civil et soutenir sa dignité de personnage consulaire. - C'est tout à fait ce que je pensais, déclara Brutus; récemment, en effet, à Samos, je suis allé volontiers l'entendre, et je l'ai fréquemment consulté sur notre droit pontifical, dont je désirais connaître les rapports avec le droit civil; aujourd'hui, mon jugement est renforcé par le tien et le témoignage que tu apportes. Et en même temps, ce m'est une joie de constater que, égaux en âge et en dignités, adonnés tous deux à des études et à des arts très voisins l'un de l'autre, vous n'éprouvez l'un pour l'autre ni cette haine, ni cette envie, qui amènent d'ordinaire tant de déchirements, et que ces ressemblances entre vous, loin de mettre à mal votre amitié, semblent encore la consolider. Les sentiments d'affection et d'estime que je te connais pour lui, je sais qu'il les a pour toi. Et c'est pourquoi je déplore que ses sages avis et ton éloquence fassent depuis si longtemps défaut au peuple romain; c'est là, en soi, un triste événement, plus triste encore, si l'on examine à qui a été, je ne dis pas dévolue, mais livrée par le hasard, votre noble tâche. - J'avais dit au début, déclara Atticus, qu'on ne parlerait pas politique. Pourquoi en parler? Si nous nous mettons à regretter l'un après l'autre tous les biens que nous avons perdus, nous n'en finirons pas, non seulement de nous plaindre, mais de nous affliger. [43] XLIII. - Allons jusqu'au terme, répliqué-je, en suivant l'ordre indiqué. Crassus arrivait bien préparé; on l'attendait; on l'écoutait. Dès son exorde, auquel toujours il apportait tous ses soins, il se montrait digne de cette attente. Point de grands mouvements du corps, point de fléchissement dans la voix, point de promenades, de rares appels du pied; une parole véhémente, parfois grondante et pleine d'une émotion légitime; maints traits d'esprit, non sans gravité; et, grosse difficulté, une langue à la fois très ornée et très concise; enfin une habileté sans pareille dans la réplique. Il connut tous les genres d'affaires, et de bonne heure, il prit place parmi les premiers orateurs. Quand il accusa le très éloquent Caius Carbon, il n'était qu'un tout jeune homme, mais, par son talent, il mérita, non seulement les plus grands éloges, mais l'admiration de tous. Ensuite, à vingt-sept ans, il défendit la vierge Licinia, et, dans cette affaire, fut très éloquent; il nous a laissé par écrit quelques parties de son discours. Tout jeune encore, il voulut s'essayer dans une affaire de politique populaire, celle de la colonie de Narbonne, qu'il obtint de conduire, comme il le désirait. Nous avons encore le discours qu'il prononça pour soutenir cette loi; il s'y montre, si je puis dire, plus mûr que ne le comportait son âge. Puis ce furent de nombreuses affaires; mais de son tribunat, pas un mot; et si Lucilius ne nous avait pas raconté qu'à l'époque où il exerçait cette magistrature, il avait un jour dîné chez Granius, le crieur public, nous ne saurions même pas qu'il a été tribun de la plèbe. - C'est tout à fait certain, dit Brutus, mais sur le tribunat de Scévola je ne pense pas non plus avoir entendu dire quoi que ce soit; et il fut, me semble-t-il, le collègue de Crassus. - Son collègue? oui dans les autres magistratures; mais il fut tribun un an après lui; et c'est Scévola qui présidait l'assemblée quand Crassus soutint la loi Servilia. Quant à la censure, ils ne l'exercèrent pas ensemble, aucun Scévola n'ayant jamais brigué cette magistrature. Lorsque Crassus publia ce discours que tu as souvent lu, je le sais, il avait trente-quatre ans; et il était mon aîné d'autant; il soutint en effet la loi en question l'année de ma naissance, étant né lui-même sous le consulat de Quintus Cépion et de Caius Lélius, trois ans après Antoine. J'insiste sur ces précisions, pour indiquer le moment où l'éloquence latine a connu sa première maturité et faire comprendre qu'elle était alors presque arrivée à un sommet que, seul, pourrait dépasser ensuite un homme mieux muni en fait de connaissances philosophiques, juridiques et historiques. [44] XLIV. - Il viendra, dit Brutus, cet homme que tu attends; ou plutôt, il est déjà venu. - Je ne sais pas, répondis-je; mais de Crassus, nous avons encore un morceau joint au discours qu'il prononça pendant son consulat pour Quintus Cépio; ce morceau, en tant qu'apologie, n'est pas court; il l'est, en tant que discours. Sa dernière harangue date de sa censure; il avait alors quarante-huit ans. Tous ses discours se distinguent par un coloris naturel, sans trace de fard. Bien plus, l'assemblage et la construction des mots, que les Grecs appellent période, avait chez lui un caractère ramassé et court, et la division de la phrase en membres - g-kohla chez les Grecs - lui semblait préférable. - Puisque, dit Brutus, tu vantes si chaudement ces orateurs, je déplore qu'Antoine ne nous ait rien laissé en dehors de son petit traité, assez maigre, sur l'art oratoire, et que Crassus n'ait pas jugé à propos d'écrire davantage. Tout le monde ainsi aurait gardé leur mémoire, et nous aurions, nous, des modèles d'éloquence. Quant à l'élégance de Scévola, elle nous est bien connue par les discours qu'il a laissés. - En ce qui me concerne, dis-je, j'ai été, dès mon enfance, comme un élève façonné par la harangue de Crassus sur la loi de Cépion; il y présente avec éclat l'autorité du Sénat, dont il défend la cause, il y soulève l'indignation contre la faction des juges et des accusateurs, dont il fallait attaquer les abus sans mécontenter le peuple. Il y a là beaucoup de gravité, beaucoup de douceur, beaucoup d'âpreté, beaucoup d'esprit. Crassus n'a pas écrit tout ce qu'il avait dit, ainsi qu'il ressort de quelques têtes de chapitres indiquées et non développées. De même la harangue prononcée pendant sa censure contre son collègue Cnaeus Domitius est moins un discours qu'une suite de titres avec un sommaire un peu étendu. Jamais réplique ne fut accueillie par des applaudissements plus nourris. En vérité, même dans ses discours au peuple, Crassus était hors de pair; la manière d'Antoine au contraire était mieux faite pour les tribunaux que pour les assemblées politiques. [45] XLV. - Je ne veux pas quitter le Domitius dont je viens de parler, sans dire que, s'il ne fut pas vraiment un orateur, il avait assez de style et de talent pour tenir son rôle de magistrat et soutenir sa dignité de personnage consulaire. J'en dirai autant de Caius Caelius, qui avait une très grande activité, des mérites éclatants, assez d'éloquence pour défendre ses amis dans les affaires privées et tenir sa place en politique. A la même époque, Marcus Hérennius ne compta que parmi les orateurs moyens, ceux qui parlent avec correction et soin; et pourtant, bien que son compétiteur au consulat Philippe eût l'avantage d'une haute naissance, de relations de famille, de camaraderie ou de sacerdoce, surtout d'une grande éloquence, ce fut Hérennius qui fut élu. Encore au même moment Caius Claudius, qui devait sa haute situation à sa naissance et à un crédit exceptionnel, n'eut qu'une éloquence moyenne. Dans ce temps-là, ou à peu près, vécut le chevalier romain Caius Titius, qui me semble avoir atteint le point où peut à peu près parvenir un orateur latin sans connaissances littéraires grecques et sans beaucoup de pratique. Ses discours renferment tant de traits, d'exemples, d'urbanité, qu'on les dirait presque écrits d'une plume attique. Ces traits, il les a transportés dans ses tragédies, avec assez de finesse, mais peu d'intelligence du genre tragique. C'est lui que cherchait à imiter le poète Lucius Afranius, si spirituel et, comme vous le savez, si éloquent dans ses pièces. Il y eut encore Quintus Rubrius Varron, décrété par le Sénat ennemi public avec Caius Marius, accusateur âpre et véhément. Dans le même genre, un homme non sans mérite, d'ailleurs connaisseur en littérature grecque, fut mon parent, Marcus Gratidius; c'était un orateur-né. Familier d'Antoine, dont il était le lieutenant en Cilicie, il y fut tué; ce fut lui qui accusa Caius Fimbria; il était le père de Marcus Marius Gratidianus. [46] XLVI. - Chez nos alliés et chez les Latins, il y eut aussi des orateurs : Quintus Vettius Vettianus, un Marse, que j'ai connu; il était avisé et, dans son langage, concis; Quintus et Décimus Valérius, de Sora, mes voisins et mes amis, moins étonnants par leur éloquence que savants dans les lettres grecques et latines; Caius Rusticelius, de Bologne, qui avait de la pratique et une élocution naturellement facile. Le plus éloquent de tous ceux qui n'étaient pas Romains fut Titus Bétutius Barrus, d'Asculum, dont nous avons quelques discours, prononcés à Asculum, et celui, bien connu, qu'il fit à Rome contre Cépion, et auquel répondit, par la bouche de Cépion, Aelius, lequel composait des discours pour d'autres, sans être lui-même orateur. Je vois nos ancêtres considérer comme particulièrement éloquent un Latin, Lucius Papirius de Frégelles, à peu près de l'âge de Tibérius Gracchus, fils de Publius; nous avons encore son discours au Sénat pour les gens de Frégelles et les colons latins. - Quel mérite, dit Brutus, reconnais-tu donc, à ces orateurs, que j'appellerai des étrangers ? - Eh ! le même qu'à ceux de Rome, à une exception près : leur parole n'a pas une couleur d'urbanité. - Que veux-tu dire, répliqua Brutus, avec ta couleur d'urbanité? - Je ne sais pas bien, répondis-je; et pourtant cela existe. Tu t'en rendras bientôt compte, Brutus, une fois arrivé en Gaule. Tu entendras alors des mots qu'on n'emploie pas à Rome; mais les mots peuvent se remplacer par d'autres ou s'oublier. Il y a autre chose de plus important : la voix des orateurs romains a un timbre, un son qui rappelle davantage la ville, et cela n'est pas sensible seulement chez les orateurs, mais chez tous les gens de Rome. Ainsi, voici un souvenir qui me revient : Titus Tinca, de Plaisance, était plein d'esprit; un jour, il avait engagé, avec le crieur Quintus Granius, notre ami, une lutte de plaisanteries. - Granius? dit Brutus, celui dont parle souvent Lucilius? - Celui-là même. Les traits de Tinca n'étaient pas moins nombreux que ceux de son rival, mais Granius l'écrasait toujours par je ne sais quel goût de terroir. Et, dans ces conditions, je ne suis pas surpris de l'impression désagréable éprouvée un jour, dit-on, par Théophraste. Il demandait à une petite vieille le prix d'un objet; elle le lui fit connaître et ajouta : «Etranger, je ne puis le laisser à moins.» Et Théophraste éprouva quelque humeur d'être reconnu comme étranger, alors qu'il avait passé sa vie à Athènes et parlait un grec excellent. A Rome, il y a je pense, un accent commun à tous les gens de la ville, comme il y en avait un là-bas, à Athènes. Et maintenant, revenons dans notre pays, je veux dire à nos orateurs. [47] XLVII. - Après les deux grands orateurs Crassus et Antoine venait, en première place, Lucius Philippe, mais entre eux et lui la distance était grande. S'il n'y a, dans l'intervalle, personne à classer avant lui, je ne lui attribuerai pourtant ni le second, ni le troisième rang. En effet, je ne compterais pas comme second ou troisième dans les courses de quadriges celui qui sort à peine de la barrière, lorsque le premier a déjà reçu la palme, ni, dans l'éloquence, l'orateur tellement éloigné du premier qu'il semble à peine suivre la même carrière. Pourtant Philippe avait des mérites d'importance, quand on ne les comparait pas à ceux des deux autres : une grande liberté de parole, beaucoup d'esprit, de l'abondance dans la découverte des idées, de la facilité dans l'exposition; surtout, il était, pour son temps, très versé dans les sciences grecques, et, dans la discussion, piquant, avec la dent mauvaise. Aux orateurs de cette époque je joindrai Lucius Gellius qui ne fut pas tellement admirable, sans qu'on puisse bien préciser ce qui lui faisait défaut. Il ne manquait ni de savoir, ni de vivacité dans la pensée, ni de connaissances en histoire nationale, ni d'aisance dans l'expression; malheureusement, le hasard l'avait fait naître dans une période de grands orateurs; malgré tout, il apporta souvent une aide utile à ses amis, et il vécut si longtemps, qu'il fut mêlé à plusieurs générations d'orateurs et plaida très fréquemment. Un de ses contemporains était Décimus Brutus, consul avec Mamercus, instruit dans les lettres grecques et latines. Lucius Scipion ne manquait pas d'habileté comme orateur, et Cnaeus Pompée, fils de Sextus, occupait un certain rang. Son frère Sextus avait fait servir les brillantes ressources de son esprit à une connaissance très poussée du droit civil, à une science parfaite de la géométrie et de la philosophie stoïcienne. De même, avant eux, Marcus Brutus avait brillé dans le droit, et, un peu plus tard, Caius Bellienus, citoyen de haute naissance, était monté très haut, à peu près pour la même raison. Il aurait été nommé consul, si justement, à ce moment-là, les consulats répétés de Marius n'avaient rendu bien étroite la route qui mène à cette magistrature. L'éloquence de Cnaeus Octavius, qu'on ignorait avant son consulat, fut très appréciée dans maintes assemblées du peuple lorsqu'il fut consul. Mais laissons de côté tous ces gens qui ont parlé en public sans être vraiment des orateurs, et revenons à ceux qui l'ont été. - C'est mon avis, dit Atticus; car c'était l'éloquence, me semble-t-il, que tu voulais découvrir, et non le désir de bien faire. [48] XLVIII. - En fait d'enjouement et de traits plaisants, Caius Julius, fils de Lucius, fut supérieur à tous ses devanciers et à tous ses contemporains. Si, comme orateur, il n'avait pas la moindre véhémence, nul n'assaisonna sa parole de plus d'urbanité, de grâce et de charme. Nous avons de lui quelques discours, où l'on retrouve, comme dans ses tragédies, de la douceur sans nerf. Son contemporain Publius Céthégus avait un talent de parole bien adapté à la politique, qu'il possédait complètement et connaissait à fond. Aussi, avait-il au Sénat la même autorité que les consulaires; sans habileté dans les affaires criminelles, c'était un vieux routier dans les affaires civiles. Dans ces dernières, Quintus Lucrétius Vispillo faisait preuve de finesse et de connaissances juridiques. Quant à Ofella, il était mieux à sa place dans les assemblées politiques que dans les tribunaux. Titus Annius Vélina était intelligent, et dans les affaires civiles, passable comme orateur. Dans le même domaine, Titus Juventius plaidait beaucoup : il parlait avec une lenteur excessive, presque glaciale; mais il avait de l'astuce, était habile à surprendre son adversaire, ne manquait pas de savoir et comprenait admirablement le droit civil. Son élève Publius Orbius, à peu près de mon âge, n'avait pas trop l'habitude du discours public, mais, en droit civil, il ne fut pas inférieur à son maître. Titus Aufidius, qui vécut jusqu'à une vieillesse avancée, voulait ressembler à ceux que je viens de dire; c'était un homme de bien, sans tares, mais il parlait peu, pas plus d'ailleurs que son frère Marcus Vergilius qui, comme tribun de la plèbe, appela en justice Lucius Sylla, alors général en chef d'une armée. Son collègue Publius Magius avait dans la parole un peu plus d'abondance que lui. Mais de tous les orateurs ou plutôt de tous les braillards, sans culture et sans distinction, parfois vrais paysans, que j'ai connus, nul, à mon sens, n'eut plus de facilité et de pénétration que Quintus Sertorius, de l'ordre sénatorial, et Caius Gorgonius, un chevalier. Une parole facile et déliée, une situation brillante, une assez belle intelligence furent le lot de Titus Junius, fils de Lucius, ancien tribun, qui accusa et fit condamner pour brigue Publius Sestius, préteur désigné : il serait allé plus loin dans la carrière des dignités, si sa santé n'avait toujours été délicate, et même mauvaise. [49] XLIX. - Je me rends bien compte que je m'applique à rappeler les noms de gens qui n'ont jamais passé pour des orateurs et ne le furent pas en effet, tandis que je passe sous silence quelques anciens, dignes de mémoire ou même de louange : c'est que ces derniers, je ne les connais pas. Que peut en effet nous transmettre l'âge précédent sur des personnages dont ne nous parlent ni les récits contemporains, ni leurs propres oeuvres? Parmi ceux au contraire que j'ai connus moi-même, je ne laisse de côté à peu près aucun de ceux dont il m'est arrivé d'entendre la parole. Je veux, en effet, qu'on sache que, dans un grand et vieil Etat où les plus belles récompenses sont offertes à l'éloquence, tout le monde a eu le désir de parler, une minorité s'y est risquée, très peu y ont réussi. Et pourtant, ce que je dirai de chacun fera entendre lequel est, à mon sens, un braillard, lequel un orateur. Presque à la même époque, un peu après Julius César, mais vivant tous au même moment, je citerai Caius Cotta, Publius Sulpicius, Quintus Varius, Cnaeus Pomponius, Caius Curion, Lucius Fufius, Marcus Drusus, Publius Antistius; jamais période ne fut plus riche en orateurs. Dans cette liste, les noms de Cotta et de Sulpicius figurent aisément au premier rang, non seule- ment à mon estime, mais surtout à celle du public. - Comment dis-tu cela? interrompit Atticus; "non seulement à ton estime, mais surtout à celle du public?» Est-ce que toujours, quand il s'agit de louer ou de critiquer un orateur, le jugement du vulgaire concorde avec celui des connaisseurs? Ceux qu'applaudit la foule sont-ils bien ceux qu'applaudissent les critiques habiles? - Tu as raison de poser le problème, Atticus; mais ce que je vais dire ne plaira peut-être pas à tout le monde. - Qu'importe, répondit il, si c'est Brutus en somme que tu veux convaincre. - Parfait ! dis-je, Atticus; dans cette discussion sur l'éloge ou le blâme à accorder à l'orateur, c'est surtout. à toi et à Brutus que je veux plaire; mais s'il s'agit d'éloquence, c'est l'approbation du peuple que je désire. Fatalement, en effet, si l'on parle de façon à plaire à la multitude, on plaira en même temps aux connaisseurs. Ce qui, dans le discours, est bon ou mauvais, c'est moi qui en jugerai, si j'ai l'intelligence et les connaissances nécessaires; mais la valeur de l'orateur, c'est l'effet produit par sa parole qui la déterminera. Or cet effet est triple, du moins à mon avis : convaincre l'auditeur, lui plaire, l'émouvoir profondément. Par quelles qualités oratoires chacun de ces résultats est obtenu, quels défauts empêchent de les atteindre et provoquent des faux pas et même des chutes, c'est ce qu'un juge compétent décidera. Mais l'orateur réussit-il, ou non, à faire naître à son gré chez ses auditeurs tels ou tels sentiments, c'est l'approbation de la foule et l'applaudissement populaire qui permettent d'en décider. Aussi, sur le point de savoir si un orateur est bon ou mauvais, n'y a-t-il jamais eu de désaccord entre les doctes et le peuple. [50] L. - Crois-tu que, à l'époque où vivaient ceux dont j'ai parlé plus haut, le même rang n'ait pas été attribué aux orateurs par le vulgaire et par les critiques? Si on eût demandé à un homme du peuple : «Quel est à Rome le personnage le plus éloquent? », il eût hésité entre Antoine et Crassus; tel aurait nommé l'un, tel autre l'autre. Personne n'aurait-il choisi de préférence Philippe, cet orateur si plein de charme, de gravité, d'esprit, que j'ai déclaré, moi qui ai la prétention de juger d'après les règles, le plus voisin d'eux? Non certes; car c'est le propre du très grand orateur de paraître tel au peuple. Si le joueur de flûte Antigénidas a dit à un de ses élèves accueilli fraîchement par le public : «Chante pour moi et aussi pour les Muses», je pourrai, moi, dire à notre ami Brutus, quand il parle, comme souvent, devant la multitude : «Chante pour moi, mon cher Brutus, et surtout pour le peuple.» L'auditoire appréciera l'effet produit; j'apprécierai, moi, pour quoi il est produit. L'auditoire croit ce que dit l'orateur, le tient pour vrai, l'approuve, l'applaudit; le discours crée la confiance. Que demande de plus le connaisseur? La foule est heureuse d'écouter, se laisse conduire par la parole et, si j'ose dire, pénétrer par une sorte de volupté. Pourquoi discuter? Elle se réjouit ou s'afflige, rit ou pleure, est favorable ou hostile, dédaigneuse ou envieuse, poussée à la pitié, à la honte, au repentir, se fâche ou se calme, espère ou appréhende; tous ces sentiments naissent exactement dans la mesure où l'élocution, l'invention et l'action s'exercent sur l'esprit des auditeurs. A quoi bon attendre l'avis du critique? Ce qu'approuve la multitude est forcément approuvé des savants. Bref, je vais te donner la preuve que jamais le jugement populaire ne fut en désaccord avec celui des doctes et des connaisseurs. Parmi tous les orateurs qui ont brillé dans tous les genres, un seul a-t-il été jugé excellent par le vulgaire, qui ne l'ait été par les savants? Est-ce que, à l'époque où vivaient nos pères, on n'aurait pas sûrement, ayant à choisir un avocat, pris Antoine ou Crassus? Les avocats pourtant ne manquaient pas; mais si l'on pouvait balancer entre les deux, nul n'aurait hésité à choisir l'un ou l'autre ! De même, lorsque nous étions jeunes, et que vivaient Cotta et Hortensius, avait-on, ayant le moyen de faire un choix, l'idée de leur en préférer un troisième? [51] LI. - Pourquoi, dit Brutus, aller chercher d'autres orateurs, alors que tu es là? N'avons-nous pas su ce qu'attendaient de toi les plaideurs, et ne connaissons-nous pas le jugement d'Hortensius lui-même? Quand il partageait avec toi une plaidoirie, - je l'ai souvent constaté -, toujours il te laissait la péroraison, c'est-à-dire la partie où la parole fait le plus d'effet. - C'est vrai, répondis-je; sa bienveillance, je crois bien, m'abandonnait le beau rôle. Quant à l'opinion qu'a de moi le peuple, je l'ignore. Mais pour les autres orateurs je le dis bien haut, les plus éloquents, au sentiment du vulgaire, ont été en même temps les plus appréciés par le jugement des connaisseurs. Démosthène en effet n'aurait pas pu faire la remarque que fit, dit-on, le célèbre poète Antimaque. Celui-ci avait lancé des invitations pour lire le gros volume que vous connaissez bien; pendant la lecture, tous les auditeurs le quittèrent, sauf Platon : «Je continuerai, dit-il; le seul Platon vaut pour moi cent mille auditeurs.» Il avait raison : un poème, étant une oeuvre abstruse, n'a besoin que de l'approbation d'une élite, mais un discours populaire réclame l'applaudissement de la foule. Si Démosthène avait eu Platon pour auditeur unique et avait été abandonné des autres, il n'aurait pu parler. Et toi, Brutus, le pourrais-tu, si, comme il est un jour arrivé à Curion, le public t'abandonnait? - Je ne te le cache pas, répondit Brutus, même dans une cause où l'avocat a affaire uniquement au juge et non au peuple, si je voyais partir le cercle de mes auditeurs, je ne pourrais dire un mot. - Ainsi vont les choses, en effet, poursuivis-je. Si on souffle dans une flûte sans qu'elle rende aucun son, le musicien ne pensera qu'à la jeter; or, pour l'orateur, les oreilles populaires sont autant de flûtes; si elles ne rendent aucun son, si l'auditoire est comme un cheval qui ne répond pas à la main, inutile de continuer. [52] LII. - Voici pourtant une différence : le vulgaire approuve parfois un orateur qui ne le mérite pas, mais il l'approuve sans faire de comparaison. Quand un discours médiocre ou même mauvais lui fait plaisir, il s'en contente et n'a pas le sentiment qu'il y ait mieux; il approuve ce qui est, quelle qu'en soit la valeur. En effet, un orateur même médiocre tient les oreilles captives, s'il y a en lui quelque chose; et rien n'a plus d'effet sur l'esprit humain que la logique et l'ornement oratoire. Ainsi un homme du peuple, entendant Quintus Scévola défendre Marcus Coponius dans l'affaire dont j'ai parlé plus haut, pouvait-il attendre ou imaginer plus de soin, d'élégance, au total, de perfection? Scévola voulait prouver que Manius Curius, ayant été institué héritier, à la condition que son pupille mourût avant sa majorité, ne pouvait recueillir l'héritage, du moment où le pupille n'était pas venu au monde. Que ne dit-il pas sur l'obligation de respecter les testaments, sur les formules anciennes, sur la rédaction à employer pour instituer un héritier, même au cas où un fils ne serait pas venu au monde ! Quels dangers, disait-il, pour les ignorants si l'on ne s'en tenait pas à la lettre du testament, si l'on cherchait à interpréter les volontés du testateur, si les conjectures des habiles faussaient les écrits des gens simples ! Que ne dit-il pas de l'autorité de son père, qui avait toujours, en droit, défendu le respect de la lettre écrite, et, en général, de l'obligation d'observer le droit civil! Tout cela, il l'établit avec habileté et science, dans une langue rapide, précise, assez oratoire, très élégante : dans ces conditions, un homme du peuple pouvait-il espérer ou imaginer mieux? [53] LIII. - En réponse à son adversaire, Crassus montra d'abord un enfant gâté, qui, se promenant sur le rivage, avait trouvé une cheville d'aviron, et, uniquement pour cette raison, avait conçu le projet de construire un bateau. Scévola, lui aussi, avait trouvé sa cheville : la possibilité d'un piège, et là-dessus, il avait bâti toute une affaire de succession, de la compétence des centumvirs. Poursuivant la comparaison dans son exorde, y joignant des idées du même genre, Crassus égaya l'auditoire, qu'il fit passer de la gravité à la joie; et c'est là, je l'ai dit, un des buts que doit viser l'orateur. Puis il expliqua ainsi la volonté du testateur et le sens donné par lui à la formule : de quelque façon qu'il n'y eût pas de fils arrivé à sa majorité, soit qu'il ne fût pas né, soit qu'il fût mort avant, Curius devait hériter; telle était la formule ordinaire, dont la valeur était incontestable et n'avait jamais été contestée. Cette démonstration et d'autres semblables persuadaient l'auditoire, ce qui est le second des trois devoirs de l'orateur. Enfin, il prit la défense du droit naturel, de la pensée intime, de la volonté des testateurs. Quelles surprises pouvait, en toutes choses, mais surtout en affaires de testaments, réserver la lettre écrite, si l'on ne tenait pas compte des intentions? Quelle puissance tyrannique s'arrogerait Scévola, si nul n'osait plus faire un testament sans le consulter! La gravité de Crassus, l'abondance de ses exemples, ses développements à la fois variés, plaisants et spirituels soulevèrent l'admiration et l'applaudissement unanimes, si bien qu'aucun argument contraire ne semblait avoir été produit. Et ainsi Crassus remplissait ce devoir de l'orateur, classé le troisième, mais le plus important en fait. L'homme de la rue, qui, sans faire de comparaison, avait admiré Scévola, aurait, après avoir entendu son contradicteur, changé d'opinion, tandis que le connaisseur, le savant, au moment même où parlait Scévola, aurait compris qu'on pouvait concevoir une manière plus riche et plus brillante. Mais si, les deux plaidoiries terminées, on avait, à l'homme de la rue et au connaisseur, demandé quel était le premier des deux orateurs, assurément il n'y aurait eu aucune différence d'appréciation entre les savants et le vulgaire. [54] LIV. - En quoi donc le connaisseur est-il supérieur à l'ignorant? il a sur lui un grand avantage, d'ailleurs difficile à obtenir, si vraiment c'en est un de connaître les procédés par lesquels l'orateur réalise ou laisse échapper ce qu'il est de son devoir de réaliser ou de ne pas laisser échapper. Le connaisseur est encore supérieur à l'ignorant en ce que, souvent, lorsque deux ou plusieurs orateurs plaisent au peuple, il reconnaît le genre d'éloquence le meilleur. Il reste entendu que ce qui ne plaît pas au peuple ne saurait non plus plaire aux habiles. D'après le son rendu par les cordes de la lyre, on reconnaît l'art de celui qui les touche; ainsi, d'après le mouvement des âmes, on distingue nettement l'habileté de l'orateur à les manier. Aussi le connaisseur en éloquence n'a-t-il pas besoin de s'asseoir et d'écouter avec attention : d'un coup d'oeil, en passant, il juge celui qui parle. Il voit les juges bâiller, bavarder à deux, parfois même former des groupes, demander l'heure, prier le président de remettre l'affaire : il comprend qu'il n'y a pas là un orateur capable d'agir par sa parole sur l'esprit des magistrats, comme fait la main qui touche les cordes de la lyre. Au contraire, voit-il, en passant, les juges la tête droite, les yeux fixés sur l'orateur, en hommes qui veulent connaître l'affaire et, par leur visage même, manifestent leur assentiment? les voit-il, comme l'oiseau que charme l'oiseleur, suspendus aux lèvres de l'orateur? Surtout, constate-t-il que la pitié, la haine, un mouvement quelconque de l'âme, les soulève avec une force accrue? alors, même si, comme je l'ai dit, il ne fait que jeter un coup d'oeil en passant, même s'il n'entend rien, il comprendra qu'il y a dans cette affaire un orateur véritable et que l'oeuvre oratoire s'accomplit et est déjà même arrivée à son terme. [55] LV. - A mon exposé Atticus et Brutus donnèrent leur assentiment. Je repris alors mes observations. Donc, ajoutai-je, puisque c'est à propos de Cotta et de Sulpicius que je me suis laissé aller à ce développement, au moment même où je disais qu'ils avaient été goûtés par tous leurs contemporains, revenons maintenant à eux; j'examinerai ensuite les autres, comme j'ai fait précédemment. Les bons orateurs - les seuls dont nous nous occupions - se répartissent en deux groupes : la manière des uns est simple et sobre, celle des autres élevée et abondante; si la meilleure est celle qui a le plus d'éclat et de grandeur, pourtant, quand le genre est bon, si on y excelle, on a droit à l'éloge. Mais la sobriété oratoire doit se garder de la pauvreté et de la maigreur, comme l'abondance de la boursouflure et du mauvais goût. Chez Cotta, l'invention était pénétrante, l'expression pure et aisée; la faiblesse de sa poitrine lui faisait sagement proscrire tout effort, et il accommodait son genre de parole à son tempérament délicat. Dans son discours, rien que de pur, de net, de sain; et, résultat étonnant, alors qu'il était incapable d'un effort oratoire pour agir sur l'esprit des juges, et que jamais il n'eut recours à ce genre d'éloquence, il savait si bien les manier que, pesant légèrement sur eux, il les amenait par de faibles ressources à faire exactement ce que Sulpicius obtenait par sa violence. Sulpicius fut au plus haut point, parmi tous ceux que j'ai entendus, un orateur sublime, j'ose dire tragique. Sa voix était à la fois puissante, agréable et claire; ses gestes, ses mouvements avaient de la grâce, je veux dire la grâce de l'orateur, non celle du comédien; sa parole était rapide, impétueuse, sans redondance pourtant et sans diffusion. C'est Crassus qu'il voulait imiter, tandis que Cotta préférait Antoine; mais celui-ci n'avait pas la force d'Antoine, ni l'autre la grâce de Crassus. - Quel art difficile que l'éloquence ! interrompit Brutus. Voilà deux très grands orateurs, à chacun desquels manque une des deux qualités principales ! [56] LVI. - De plus, à ce propos, observons que deux orateurs peuvent être très grands et ne point se ressembler. Rien de plus différent que Cotta et Sulpicius, et pourtant tous deux furent infiniment supérieurs à leurs contemporains. Aussi, est-ce le fait d'un maître avisé de reconnaître les dispositions naturelles de chaque disciple et de recourir, pour le former, à ce fil conducteur : ainsi, dit-on, Isocrate déclarait que la nature de Théopompe étant très vive et celle d'Ephore très calme, il employait avec l'un l'éperon, avec l'autre le mors. Les discours attribués à Sulpicius furent, à ce qu'on prétend, écrits après sa mort par Publius Cannutius, mon contemporain, le plus éloquent, à mon sens, de ceux qui n'ont pas fait partie du Sénat. De Sulpicius lui-même ne subsiste aucun discours : je lui ai souvent entendu dire qu'il n'avait pas l'habitude d'écrire, et que ce ne lui était pas possible. La harangue de Cotta qui a pour titre "Défense de Cotta accusé en vertu de la loi Varia", fut écrite, à sa prière, par L. Aelius. Ce dernier était un homme vraiment remarquable; c'était un chevalier romain des plus honorables, très versé dans les lettres grecques et latines, grand connaisseur des antiquités romaines, institutions et histoire, comme aussi de nos vieux auteurs. C'est de lui que notre ami Varron reçut, pour les accroître encore, ces connaissances érudites, qu'un génie supérieur et un savoir universel lui permirent de développer dans des oeuvres plus nombreuses et plus lumineuses. Quant à Aelius, il étudia la philosophie stoïcienne, mais ne s'occupa jamais d'art oratoire, et ne fut pas un orateur. Néanmoins, il écrivait des discours, destinés à être prononcés par d'autres, comme Quintus Métellus, fils de Lucius, Quintus Cépion, Quintus Pompéius Rufus; il est vrai que ce dernier est lui-même l'auteur du discours par lequel il se défendit, mais il fut aidé par Aelius. J'ai vu moi-même Aelius se livrer à ce travail : j'allais chez lui dans ma jeunesse, et je suivais son enseignement avec une grande application. Je suis surpris que Cotta, ce très grand orateur, qui n'était pas du tout un sot, ait souhaité se voir attribuer à lui-même les misérables petites harangues d'Aelius. [57] LVII. - A côté de ces deux orateurs du même âge, on n'en comptait pas un troisième. Après eux, c'était Pomponius qui me plaisait le plus, ou plutôt qui me déplaisait le moins. Il n'y avait absolument de place pour personne dans les grands procès, en dehors de ceux dont j'ai déjà parlé. Antoine, à qui on s'adressait de préférence, acceptait facilement les affaires; Crassus se montrait plus difficile, il les acceptait pourtant. Quand on ne pouvait avoir l'un ou l'autre, on se résignait habituellement à Philippe ou à César; en dernier lieu on allait trouver Cotta ou Sulpicius. Ainsi, ces six avocats plaidaient les causes célèbres. Sans doute n'allait-on pas si souvent au tribunal qu'aujourd'hui; d'autre part une même cause n'était pas, comme maintenant, confiée à plusieurs, habitude d'ailleurs on ne peut plus fâcheuse. En effet, nous avons à répondre à des gens que nous n'avons pas entendus; et d'abord souvent les propos réellement tenus diffèrent de ceux qui nous sont rapportés; puis, il est important pour moi de voir de mes yeux mon adversaire affirmer chaque fait, et surtout de constater comment l'auditoire accueille ses affirmations. Mais rien de plus fâcheux que, dans une défense qui doit former un tout, de reprendre entièrement la question, alors qu'elle a été complètement traitée par un autre. Toute affaire ne comporte naturellement qu'un exorde, une péroraison; les autres parties, comme des membres bien mis en place, ont chacune leur force propre et leur utilité. Et puis, s'il est difficile, dans un long discours, de ne pas prononcer parfois un mot en désaccord avec ce qu'on a déjà dit, il est plus difficile encore d'éviter un propos en opposition avec le langage de celui qui a parlé auparavant. Mais, comme il est bien plus pénible de plaider une affaire entière que d'en prendre en charge une seule partie, comme, d'autre part, on étend son influence à défendre en même temps plusieurs clients, nous avons très volontiers accepté cette habitude. [58] LVIII. - De l'avis de certains cependant, la troisième place, parmi les orateurs de cet âge, revenait à Curion, peut-être parce qu'il usait de termes éclatants et ne parlait pas mal latin, en vertu, je crois, d'une habitude de famille; car en littérature il ne savait absolument rien. Mais ce qui importe surtout, c'est la façon de parler de ceux que l'on entend chez soi chaque jour, avec qui on cause dès l'enfance, pères, pédagogues et les mères aussi. Nous pouvons lire les lettres de Cornélie, mère des Gracques; elles prouvent que ses fils ont grandi moins dans le sein que dans les entretiens maternels. J'ai souvent entendu des conversations de Lélia, fille de Caius, et je l'ai vue comme imprégnée de l'élégance paternelle, de même que ses filles, les deux Mucia, dont je connaissais la façon de s'exprimer, et ses petites-filles, les deux Licinia, que j'ai entendues toutes deux, et dont l'une, la femme de Scipion, fut aussi, je crois, entendue par toi, Brutus, - Oui, répondit Brutus, je l'écoutais avec plaisir, et d'autant plus volontiers qu'elle était fille de Lucius Crassus. - Et que penses-tu du Crassus, fils de cette Licinia, que Crassus avait adopté par testament? - Très grand, dit-on, était son talent, répliqua Brutus. Quant à Scipion, mon collègue, il me semble parler vraiment bien, et dans le privé, et en public. - Tu penses juste, Brutus, lui répondis-je. Sa race, en effet, a son origine dans la sagesse même. Nous avons parlé de ses deux grands-pères, Scipion et Crassus, et de ses trois bisaïeuls : Quintus Métellus, qui eut quatre fils; Publius Scipion qui, simple particulier, rendit la liberté à la république tyrannisée par Tibérius Gracchus, Quintus Scévola l'Augure, à la fois très habile jurisconsulte et homme d'une exquise politesse. Pour ses deux trisaïeuls, quelle n'est pas l'illustration de leur nom ! C'est Scipion, surnommé Corculum, deux fois consul; c'est le plus sage de tous les hommes, Caius Lélius. - O la noble race, dit Brutus. Il semble que sur un même arbre on ait enté plusieurs espèces et que, dans une même maison, on ait greffé et fait pénétrer la sagesse de plusieurs familles ! [59] LIX. - Semblablement, j'imagine, - s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes - Curion, bien qu'il soit resté orphelin, vécut dans sa maison, grâce aux mesures prises par son père, avec des gens habitués à parler purement; et c'est d'autant plus mon avis, que nul, à ma connaissance, parmi ceux qui comptent, ne fut aussi peu instruit, aussi dépourvu de toute espèce de culture libérale. Il ne connaissait pas un poète, n'avait pas lu un orateur, ne savait rien de l'histoire, rien du droit public, rien du droit privé et civil. Sans doute on constate la même ignorance chez d'autres orateurs, même célèbres, que nous avons vus médiocrement instruits, Sulpicius, par exemple, et Antoine. Mais sur un point du moins ceux-ci avaient peiné, c'est à savoir sur l'oeuvre oratoire; et celle-ci comprenant cinq parties bien connues, il n'en est pas un parmi eux qui, dans l'une de ces parties, fût tout à fait incapable. Quiconque, en effet, échouerait absolument dans l'une d'elles, ne saurait être un orateur. Mais l'un réussissait mieux ici, l'autre là. Antoine découvrait ce qu'il fallait dire, le moyen de le préparer, l'endroit où le placer, et il gardait bien tout dans sa mémoire; surtout il était supérieur par l'action. Sur certains de ces points, il égalait Crassus, sur d'autres, il le dépassait; mais l'élocution de Crassus avait plus d'éclat. De Sulpicius, de Cotta, de tout bon orateur, nous pouvons dire qu'aucune de ces cinq parties ne leur fit absolument et complètement défaut. Dès lors, le cas de Curion nous permet d'affirmer, en toute vérité, que rien ne met plus en lumière un orateur que l'éclat et l'abondance dans l'expression; lent à imaginer, il manquait d'ordre pour construire. [60] LX. - Sur les deux autres points, action et mémoire, i1 soulevait les éclats de rire et les quolibets. Il avait une façon de remuer, que Julius César a relevée d'un mot qui durera; le voyant se balancer de gauche à droite, il demanda : «Qui a jamais eu l'idée de discourir dans une barque?» Il fut aussi ridiculisé par Cnaeus Sicinius, homme sans moeurs, mais qui savait faire rire, seul mérite qui le faisait ressembler à un orateur. Tribun du peuple, Sicinius avait introduit dans l'assemblée les consuls Curion et Octavius; Curion parlait abondamment, pendant que son collègue Octavius, souffrant de rhumatismes, restait assis, tout enveloppé de compresses et frotté d'onguents : «Jamais, Octavius, lui dit-il, tu ne remercieras assez ton collègue; s'il ne s'était balancé à son habitude, tu aurais aujourd'hui été dévoré par les mouches.» Quant à la mémoire, il en avait si peu que, parfois, après avoir annoncé trois développements, il en ajoutait un quatrième, ou ne trouvait plus le troisième. Dans une affaire civile de grande importance, je venais d'achever ma péroraison pour Titinia, que défendait Cotta, et j'avais en face de moi Curion plaidant pour Servius Névius. Subitement il perdit en totalité la mémoire de l'affaire, et déclara que sa défaillance était due aux philtres et aux formules de Titinia. Ce sont là, certes, des signes évidents d'un complet manque de mémoire; mais ce qu'il y a de plus honteux dans son cas, c'est que même en écrivant, il oubliait ce qu'il venait d'établir; ainsi, dans un livre, il se montre, à la sortie du Sénat, conversant avec notre ami Pansa et Curion son fils; César consul avait présidé la séance : la conversation avait commencé par une question du fils sur ce qui s'était passé au Sénat; Curion parle beaucoup, fait une violente sortie contre César, puis les interlocuteurs discutent entre eux, comme il arrive dans les dialogues. Mais la conversation ayant lieu après la séance du Sénat, que César consul avait présidée, Curion reproche à celui-ci des faits qui ne se sont produits que l'année suivante, et plus tard encore, quand il gouvernait la Gaule. [61] LXI. - Alors Brutus stupéfait : Un pareil oubli est-il possible, surtout dans une ceuvre écrite? Comment n'a-t-il pas reconnu, à la lecture, l'énormité de sa sottise? - Oui, dis-je, Brutus, c'est une sottise sans exemple, du moment où il voulait critiquer ce qu'il a critiqué en fait, de ne pas placer la conversation à une époque postérieure aux faits qu'il reprochait à César. Mais le comble de l'aberration, c'est de déclarer, dans ce même dialogue, que, depuis que César est consul, il ne va plus au Sénat, et de placer ce propos sous le consulat de César, au moment même où il sort de la séance. Lorsque, dans la catégorie de l'esprit qui est la gardienne de toutes les facultés intellectuelles, on est sujet à des défaillances telles qu'on ne se rappelle plus, en écrivant, ce que l'on vient d'établir, il n'est pas étonnant que, dans l'impro- visation, on laisse sa pensée couler au hasard. Aussi. bien qu'il ne manquât pas de serviabilité et qu'il brillât de se faire entendre, très peu nombreuses étaient les causes qu'on lui demandait de défendre. C'était pourtant l'orateur que, tant que vécurent ses contemporains, on plaçait le plus près des meilleurs, en raison de l'excellence de sa langue, comme je l'ai dit plus haut, et d'une rapidité aisée et, pour ainsi parler, coulante. Voilà pourquoi ses discours me paraissent dignes d'attention; ils sont un peu languissants, mais capables d'entretenir et de renforcer un mérite, dont nous avons reconnu qu'il était, lui, fort honorablement doué; et ce mérite a tant d'importance que, à défaut d'autres, il a donné à Curion l'apparence d'un véritable orateur. Mais revenons à notre propos. [62] LXII. - Au nombre des orateurs du même temps, je citerai Caius Carbon, fils de celui qui fut si éloquent; il manquait de pénétration dans l'invention, et cependant il comptait comme orateur. Dans l'élocution, il avait de la gravité, de la facilité, et, dans son attitude, quelque chose de naturellement imposant. Quintus Varius avait une invention plus pénétrante, non moins d'aisance dans le débit, dans l'action de la vigueur et de la force, dans l'élocution de l'abondance et de la distinction : on pouvait sans crainte le déclarer un orateur véritable. Cnaeus Pomponius luttait de toute la force de ses poumons, il entraînait l'auditoire par sa violence, son âpreté, son goût pour l'invective. Loin derrière eux venait Lucius Fufius, qui pourtant, ayant accusé Manius Aquilius, avait été récompensé de son activité. Pour Marcus Drusus, ton grand oncle, orateur imposant, du moins dans ses discours politiques; Lucius Lucullus qui, par surcroît, était pénétrant; ton père, Brutus, fort expert en outre dans le droit public et privé; Marcus Lucullus; Marcus Octavius, fils de Cnaeus, dont l'autorité et la parole eurent assez de force pour obtenir d'une nombreuse assemblée l'abrogation de la loi frumentaire Sempronia; Cnaeus Octavius, fils de Marcus; Marcus Caton le père; Quintus Catulus le fils; tous ceux-là, retirons-les du champ de bataille, je veux dire des tribunaux, et plaçons les dans les citadelles de la république, où il leur sera facile de se rendre utiles. Dans ces mêmes citadelles j'installerais Quintus Cépion, si son dévouement excessif à l'ordre équestre ne l'avait éloigné du Sénat. Quant à Cnaeus Carbon, Marisus Marius et plusieurs autres de même espèce, aussi peu dignes que possible de se faire entendre d'une élégante réunion, je n'en ai pas connu de mieux faits pour les assemblées révolutionnaires. Et dans le même genre, si je brouille l'ordre chronologique, je citerai Lucius Quinctius, qui vivait il y a peu de temps, et Palicanus mieux fait encore pour se faire écouter des ignorants. Et, puisque j'ai fait mention de gens de cette espèce, je dirai que, parmi tous ces révolutionnaires postérieurs aux Gracques, Lucius Appuleius Saturninus parut le plus éloquent; pourtant il arrivait, par son aspect, son geste, son vêtement même, à séduire l'auditoire, plutôt que par l'abondance de sa parole et par sa pensée, qui était très ordinaire. Le plus pervers de beaucoup de tous les hommes fut Caius Servilius Glaucia, mais il avait une grande pénétration, de l'habileté, surtout de l'esprit. La bassesse de son origine et les turpitudes de sa vie ne l'auraient pas empêché de se faire nommer consul pendant sa préture, si on avait pensé pouvoir accepter sa candidature; car il avait pour lui la plèbe et s'était attaché les chevaliers par une loi pour eux avantageuse. Etant préteur, il fut massacré, en vertu d'une décision officielle, le même jour que le tribun du peuple Saturninus, sous le consulat de Marius et de Flaccus; il était de tous points semblable à l'Athénien Hyperbolus, dont l'ancienne comédie athénienne a flétri la malhonnêteté. Après eux on trouve Sextus Titius, qui parlait bien, avait assez d'idées, mais dont le geste était si lâche et si mou, qu'on imagina une sorte de danse à laquelle on donna son nom : tant il faut se garder dans l'action et la parole, de tout ce qui peut être parodié et tourné en ridicule. [63] LXIII. - Mais nous avons remonté en arrière à une époque un peu antérieure; revenons maintenant à celle dont nous avions commencé à parler. Au temps de Sulpicius vivait un petit avocat non sans mérite, Publius Antistius. Il se tut pendant plusieurs années, étant habituellement en butte, non seulement au dédain, mais aux moqueries du public. Pour la première fois, sous son tribunat, parlant contre la candidature anormale de César au consulat, et défendant la légalité, il se fit applaudir; il réussit d'autant mieux que, soutenant la même cause que son collègue Sulpicius, il trouva plus d'arguments que lui, et de plus pénétrants. Aussi, après son tribunat, les affaires lui furent-elles d'abord confiées en foule; puis on finit par le charger des plus importantes. Il savait aller au fond du sujet, composait avec soin, et avait une mémoire fidèle; sans être brillante, sa langue n'était pas triviale; son élocution était coulante et courait avec une grande facilité, elle avait comme une allure qui ne manquait pas d'élégance; mais chez lui l'action était boiteuse, parce que la voix n'était pas bonne et que, par ailleurs, il n'était pas doué. Il brilla dans le temps qui s'écoula entre le départ et le retour de Sylla, alors qu'il n'y avait dans l'État ni légalité, ni dignité. On le recherchait d'autant plus qu'il n'y avait plus d'orateurs et que le forum était désert. Sulpicius avait été tué, Cotta et Curion étaient absents; parmi tous les avocats de cette époque, survivaient seuls Carbon et Pomponius, qu'Antistius n'avait pas de peine à surpasser. [64] LXIV. - Moins âgé qu'eux, mais très proche d'eux, Lucius Sisenna était instruit; il se livrait aux bonnes études, parlait un bon latin, s'entendait à la politique, ne manquait pas d'esprit, mais travaillait peu et n'avait guère la pratique du barreau; il se trouva placé entre les deux générations d'Hortensius et de Sulpicius, sans pouvoir atteindre le second, et devant forcément s'incliner devant le premier. Tout son talent se montre dans son histoire : il n'a pas de peine à y surpasser ses devanciers, mais il est manifeste que l'ouvrage est loin d'être un chef-d'oeuvre et que le genre historique ne brille pas vraiment dans les lettres latines. Hortensius était un tout jeune homme quand son génie, comme une statue de Phidias, se révéla et, du premier coup, fit sensation. C'est pendant le consulat de Crassus et de Scévola qu'il prit, pour la première fois, la parole au forum en présence des consuls; tout l'auditoire et les consuls même, parfaits connaisseurs en la matière, l'applaudirent quand il eut fini. Il avait alors dix-neuf ans. Or il est mort sous le consulat de Lucius Paullus et de Caius Marcellus; il compta donc parmi les avocats pendant quarante-quatre ans. Un peu plus loin, je m'étendrai davantage sur son talent oratoire; ici, j'ai voulu le rattacher à une génération qui n'est pas la sienne. Au demeurant, il arrive fatalement à tous ceux qui ont eu le bonheur de vivre assez longtemps, d'être comparés à d'autres qui leur sont, ou sensiblement antérieurs, ou légèrement postérieurs. Ainsi, Accius raconte que Pacuvius fit représenter une pièce sous les mêmes édiles que lui-même, alors qu'il avait trente ans et Pacuvius quatre-vingts. De même, on rapproche Hortensius, non seulement de ses contemporains, mais encore des hommes de ma génération et de la tienne, Brutus, comme aussi de ceux d'une génération un peu plus ancienne. Il avait déjà l'habitude de la parole du vivant de Crassus; Antoine vivait encore, que son talent devenait plus vigoureux. Quand Philippe, déjà vieux, plaide pour les biens de Cnaeus Pompée, il est, tout jeune encore, associé à lui, et dans l'affaire, est au premier rang; parmi ceux que j'ai énumérés dans la génération de Sulpicius, il prend aisément sa place; pour ses contemporains, Marcus Pison, Marcus Crassus, Cnaeus Lentulus, Publius Lentulus Sura, il les dépasse largement; il se rencontre avec moi, qui suis tout jeune, étant son cadet de huit ans, et longtemps m'oblige à lutter avec lui pour la conquête d'une même gloire; le voici enfin travaillant avec toi comme je l'ai fait moi-même avec beaucoup d'autres, pour la défense d'Appius Claudius, peu de temps avant sa mort. [65] LXV. - Tu vois maintenant, Brutus, comment nous sommes arrivés jusqu'à toi et combien sont nombreux les orateurs qui se placent entre nos débuts et les tiens. Je suis bien résolu à ne pas nommer dans cette conversation un seul de ceux qui vivent encore, ne voulant pas me laisser arracher par votre curiosité mon sentiment sur chacun d'eux; aussi ne citerai-je que les morts. - La raison que tu donnes, répliqua Brutus, n'est pas celle qui t'empêche de rien dire des vivants. - Quelle est donc, dis-je, la raison véritable? - Pour moi, tu crains que nous ne laissions filtrer au dehors tes propos et que ceux dont tu n'aurais pas parlé ne t'en veuillent. - Eh quoi ! Vous ne pourrez donc vous taire? - Pour nous, répondit Brutus, rien de plus facile; et pourtant, j'en suis sûr, tu préfères garder toi même le silence, plutôt que de faire l'épreuve de notre discrétion. - Je vais, dis-je, te parler franchement, Brutus. Je ne croyais pas que notre conversation m'amènerait jusqu'au temps présent; mais l'ordre chronologique m'a si bien entraîné que je suis maintenant arrivé aux derniers venus. - Place donc dans ta revue tous ceux que tu voudras; puis nous reviendrons à toi et à Hortensius. - Non, répliqué-je, nous reviendrons à Hortensius. De moi parlera qui voudra. - Point du tout, dit Brutus; sans doute, tout ton propos n'a pas eu de peine à retenir mon attention; pourtant, je l'ai trouvé un peu long, parce que j'avais hâte de t'entendre parler de toi, je ne dis pas de tes mérites oratoires, que je connais aussi bien qu'homme du monde, mais des degrés de ton éloquence, disons de tous les pas en avant que tu as faits; c'est là ce que je brûle d'entendre. - Je ferai ce que tu voudras, puisque tu me demandes de parler, non de mes mérites, mais de mon travail. En attendant, laisse m'en citer quelques autres, et pour commencer, Marcus Crassus, contemporain d'Hortensius. [66] LXVI. - Chez lui, peu de ressources dues à l'éducation première, moins encore du côté de la nature; c'est à son travail, à son zèle, au soin qu'il apportait à gagner ses procès, à son crédit, qu'il dut de compter pendant quelques années parmi les principaux avocats. La langue de ses discours était correcte, les mots sans trivialité, les arguments soigneusement ordonnés; mais point de fleurs, ni d'éclat; beaucoup d'ardeur dans la pensée, peu dans la voix; tout était à peu près débité sur le même ton monotone. Son contemporain, qui fut son ennemi, Caius Fimbria, ne put pas bien longtemps se livrer à ses extravagances. Il ne savait parler que d'une voix forte, précipitait son débit, en choisissant d'ailleurs bien les mots qu'il employait, mais montrait une telle furie qu'on se demande avec stupéfaction comment le peuple pouvait être assez indifférent, pour donner à cet énergumène une place parmi les orateurs. Grâce à l'action, Cnaeus Lentulus donnait l'idée d'un talent sensiblement supérieur à celui qu'il avait réellement. Sans beaucoup de pénétration - bien qu'à son air et à sa physionomie on pût croire le contraire -, sans abondance dans l'élocution - bien que, là encore, il trompât son public -, il se faisait si bien admirer dans l'action, par ses pauses, ses exclamations, la douceur et la sonorité de sa voix, qu'on ne songeait pas à lui demander ce qui lui manquait. Ainsi, comme Curion qui, n'ayant d'autre mérite qu'une certaine abondance, prit rang parmi les orateurs, Cnaeus Lentulus dissimulait la médiocrité de ses qualités oratoires sous l'action qui, chez lui, était excellente. A peu près semblable était Publius Lentulus, qui cachait la lenteur de sa pensée et de son élocution sous la noblesse de ses attitudes, sous l'art et la grâce de son geste, sous le charme et l'ampleur de sa voix; il n'avait pour lui que l'action, inférieur encore pour tout le reste au précédent. [67] LXVII. - Tout ce qu'avait Marcus Pison, il le tenait de l'étude; plus que tous ses prédécesseurs, il était instruit dans les sciences de la Grèce. Il devait à la nature une certaine pénétration, aiguisée par l'art, qui se manifestait par son adresse et son ingéniosité dans la discussion des termes; il y montrait souvent de l'humeur, quelquefois de la froideur, de temps en temps aussi, de l'esprit. Il ne supporta pas longtemps le travail du forum : il était de santé délicate, et acceptait difficilement les inepties et les sottises humaines, qu'il nous faut digérer; furieux, il les rejetait, par l'effet, soit d'un caractère chagrin, comme on le pensait, soit d'un dégoût que manifestait librement sa distinction. Il avait eu assez de succès dans sa jeunesse; il baissa dans la suite. Puis l'affaire des Vestales lui valut une grande gloire; et dès lors, rappelé pour ainsi dire sur la piste, il y resta aussi longtemps qu'il put s'astreindre au travail; plus tard, tout ce qu'il enleva à l'étude fut perdu pour sa gloire. Publius Muréna avait peu de talent naturel, mais beaucoup de goût pour l'histoire; il aimait les lettres, et y réussissait assez bien; il était très actif et grand travailleur. Caius Censorinus était assez versé dans les lettres grecques; il développait avec facilité les différents points qu'il avait d'abord posés, ne manquait pas de grâce dans l'action, mais était sans ressort et n'aimait pas le forum. Lucius Turius avait peu de talent, mais une grande force de travail; il prenait souvent la parole, faisant ce qu'il pouvait; aussi, quelques centuries seulement lui firent-elles défaut pour l'élever au consulat. Caius Macer ne fut jamais considéré, mais, comme avocat, il avait un zèle presque sans égal. Si sa vie, ses moeurs, sa physionomie ne lui avaient enlevé tout le crédit que pouvait lui donner son talent naturel, il eût acquis plus de renommée parmi les avocats. Sans être abondant, il ne manquait pas de ressources; son style, pas très brillant, n'était pas absolument négligé; sa voix, son geste, toute son action n'avaient pas de grâce; mais dans l'invention et l'arrangement des idées, il apportait un soin merveilleux, dont nul, à ma connaissance, n'a dépassé la recherche et les effets; mais c'était plutôt là du métier que du talent oratoire. Il se faisait applaudir dans les affaires criminelles, mais était plus connu comme avocat au civil. [68] LXVIII. - C'est ensuite Caius Pison, dont l'action était tranquille, et dont la parole publique avait le ton de la conversation; chez lui, aucune lenteur dans l'invention, mais il savait composer sa physionomie et se donner l'air d'être plus pénétrant qu'il ne l'était en réalité. Son contemporain, Manius Glabrion avait été formé avec soin par son grand-père Scévola, mais sa paresse naturelle et sa négligence l'avaient bien retardé. Je citerai encore Lucius Torquatus, à la parole élégante, au jugement solide, à l'urbanité de toute façon exquise. Dans ma génération, Cnaeus Pompée, né pour dominer en tout, eût acquis plus de réputation en éloquence, si le désir d'une plus grande gloire ne l'avait entraîné vers la renommée militaire. Il avait un style assez riche, un jugement sûr, et, au point de vue de l'action, beaucoup d'éclat dans la voix, de noblesse dans le geste. Notre contemporain, Décimus Silanus, le mari de ta mère, avait peu d'étude, mais assez de pénétration et de facilité dans l'élocution. Quintus Pompée, fils d'Aulus, surnommé le Bithynique, mon aîné, je crois, de deux ans, avait un goût marqué pour l'éloquence; fort instruit, il avait une force de travail et une activité incroyables. Je le sais bien : nous étions lui, Pison et moi, unis et par des liens d'amitié et par la communauté des études et des exercices. Son action ne donnait pas de ton à sa parole; s'il parlait avec assez d'abondance, l'action, chez lui, avait peu de grâce. Son contemporain, Publius Autronius avait une voix très aiguë et forte, sans rien autre chose de remarquable. Lucius Octavius de Réate avait déjà parlé dans plus d'une affaire, lorsqu'il mourut encore jeune; pourtant, il se présentait à la barre avec plus d'audace que de préparation. Caius Staienus s'était adopté lui-même, et de Staienus s'était transformé en Aelius; son genre d'éloquence était bouillant, fougueux, furibond; c'était un genre qui plaisait et provoquait les applaudissements; aussi serait-il parvenu aux honneurs, si, pris en flagrant délit de crime évident, il n'avait été châtié par les justes lois. [69] LXIX. - Ce temps-là vit encore les deux frères Caius et Lucius Caepasius; grâce à leur activité et malgré leur naissance obscure, ils se firent brusquement connaître et devinrent rapidement questeurs, à la faveur d'une éloquence de petite ville, sans distinction. Ajoutons encore, pour n'oublier aucun de ceux qui avaient de la voix, Caius Cosconius Calidianus qui, sans pénétration, prodiguait tout ce qu'il avait d'abondance verbale à un peuple accouru en masse autour de lui et le saluant de ses bravos. Ainsi procédait Quintus Arrius, qui jouait pour ainsi dire le second rôle auprès de Crassus. Son cas est bien fait pour montrer l'influence qu'on peut acquérir à Rome, en se soumettant docilement à toutes les circonstances, en se faisant l'esclave de chacun pour l'aider dans ses ambitions et le défendre dans les dangers. Et ainsi, malgré sa basse origine, il avait obtenu honneurs, argent et crédit, et, sans instruction solide, sans talent naturel, il s'était fait une place parmi les avocats. Mais, semblable aux athlètes non entraînés, capables, pour mériter les couronnes olympiques, de recevoir plaies et bosses, mais incapables de supporter l'éclat du soleil, Arrius, qui avait toujours eu du bonheur et de la chance, et s'était même chargé d'affaires importantes, ne put résister à cette espèce de soleil que fut la réforme rigoureuse du droit de parole devant les tribunaux. - Vraiment, dit Atticus, c'est la lie que tu vas chercher, et depuis un bon moment. Je me taisais; je ne pensais cependant pas que tu en viendrais à citer les Staienus et les Autronius. - Tu ne penses pas, j'imagine, lui répondis-je, que je me laisse aller par intérêt : tous ces gens-là sont morts. En suivant l'ordre chronologique, je suis forcément amené à rappeler des hommes connus de notre temps. Voici ce que je veux clairement établir : en recherchant les noms de tous ceux qui n'ont pas craint de parler en public, je veux prouver que très peu sont dignes de mémoire et que ceux qui vraiment ont eu un nom ne furent pas tellement nombreux. Mais revenons à notre propos. [70] LXX. - Titus Torquatus, fils de Titus, s'instruisit à Rhodes, où il suivit l'enseignement de Molon; il avait dans l'élocution une facilité et une aisance naturelles; s'il avait vécu, la suppression de la brigue l'aurait amené au consulat; mais il avait pour la parole plus de talent que de goût. Aussi ne s'y exerça-t-il guère; mais jamais ses bons offices ne firent défaut à ses amis dans leurs procès, et jamais il ne manqua de donner son avis au Sénat. Marcus Pontidius, né dans le même municipe que moi, plaida maintes affaires civiles; il débitait avec rapidité un flot de paroles; ce n'était pas un orateur obtus; il mérite même mieux que cet éloge négatif; mais sa parole avait une chaleur souvent excessive sous l'effet de l'irritation et de la colère; et il lui arrivait souvent de chercher querelle non seulement à son adversaire, mais, chose stupéfiante, au juge lui-même, que le devoir de l'orateur est de traiter avec douceur. Chez Marcus Messalla, mon cadet, l'expression, sans être indigente, était dépourvue d'éclat; c'était un avocat éclairé, pénétrant, sachant se tenir en garde, étudiant une affaire et composant son plaidoyer avec soin, très travailleur, très appliqué, très occupé. Les deux Métellus, Céler et Népos, eurent assez de travail comme plaideurs; ils ne manquaient ni de talent, ni de culture; ils pratiquèrent l'éloquence dite populaire. Cnaeus Lentulus Marcellinus sut toujours à peu près parler; mais c'est pendant son consulat qu'il parut très éloquent; chez lui, la pensée n'était pas lente, ni l'expression pauvre; sa voix était sonore et il avait de l'esprit. Caius Memmius, fils de Lucius, qui atteignit la perfection en fait de connaissances littéraires, du moins en grec car il dédaignait le latin, avait, comme orateur, de l'ingéniosité et du charme dans la parole; mais il évitait tout effort, non seulement pour parler, mais pour penser, et ainsi il enleva à son talent tout ce dont il priva son activité. [71] LXXI. - A ce moment, Brutus prit la parole. Je voudrais bien, dit-il, qu'il te fût agréable de parler également des orateurs aujourd'hui vivants, sinon de tous, du moins de deux dont, je le sais, tu fais habituellement l'éloge, César et Marcellus; je t'écouterais non moins volontiers que j'ai fait, quand tu nous a parlé de ceux qui ne sont plus. - Et pourquoi? répondis-je? Attends-tu mon appréciation sur des hommes que tu connais aussi bien que moi? - Certes, je connais assez bien Marcellus, mais peu César. J'ai souvent entendu le premier; l'autre, quand je commençais à avoir quelque esprit critique, était loin de Rome. - Et quel est ton sentiment sur celui que tu as souvent entendu? - Mon sentiment? c'est que tu vas le trouver semblable à toi. - Soit ! et s'il en est ainsi, je voudrais bien qu'il te plaise beaucoup. - Eh bien ! il en est ainsi, il me plaît beaucoup, et non sans raison. Car il a appris l'art oratoire, laissant toute autre étude; il s'y est livré exclusivement et, par des exercices quotidiens, l'a pratiqué avec une ardeur extrême. Aussi, ses expressions sont-elles choisies et ses idées abondantes; l'éclat de sa voix et la dignité de son geste font valoir et éclairent ce qu'il dit; et tous les mérites se rencontrent si bien en lui, qu'à mon sens, il ne lui manque pas une seule qualité de l'orateur. Ce qui est en lui le plus admirable, c'est que, dans un temps comme le nôtre, où il serait permis de chercher une consolation dans ce qu'ont de fatal les maux dont nous souffrons tous, il se console, lui, par la conscience d'avoir bien agi et son application à des études auxquelles il a su revenir. C'est un homme que j'ai vu naguère à Mytilène; je dis bien, un homme véritable. Et si, antérieurement, je l'avais, en éloquence, trouvé semblable à toi, maintenant, l'ayant vu pourvu de toutes les connaissances par le savant Cratippe qui est, si j'ai bien compris, ton ami très cher, je trouve la ressemblance encore plus frappante. - Je suis bien heureux, répondis-je, de t'entendre louer un excellent homme, qui est mon bon ami; mais ce que tu dis me remet en mémoire les misères publiques, et c'est pour les oublier que j'ai prolongé notre entretien plus que de raison. Et maintenant, sur César, je voudrais bien entendre le jugement d'Atticus. [72] LXXII. - Elle est extraordinaire, dit Brutus, ton opiniâtreté à ne pas vouloir parler toi-même des vivants. Certes, si tu t'arrangeais, comme tu l'as fait à propos des morts, pour n'omettre personne, tu trouverais à coup sûr beaucoup d'Autronius et de Staiénus. Mais, en admettant que tu aies voulu éviter cette tourbe, ou redouté les récriminations de ceux que tu aurais laissés de côté ou insuffisamment loués, tout de même tu aurais pu parler de César, alors surtout que ton opinion sur son talent est bien connue, et que nul n'ignore la sienne sur le tien. - Tu as raison, Brutus, dit Atticus. Mais voici sur César mon opinion, confirmée par ce que m'a dit souvent Cicéron, excellent juge en fait d'éloquence : de tous nos orateurs, César est sans doute celui qui parle le latin le plus élégant. Et ce mérite, il le doit non seulement aux habitudes domestiques, comme nous l'entendions tout à l'heure affirmer de Lélius et de Scévola; mais encore s'il est vrai qu'il eut, lui aussi, cet avantage, il réalisa cette perfection du langage grâce à des études difficiles et délicates, à une application et à un soin infinis. Bien plus, César, au milieu des occupations les plus graves, t'avait adressé, continua Atticus en me regardant, l'ouvrage qu'il avait écrit avec beaucoup de soin sur les moyens de bien parler latin; dans son introduction, il disait que le choix des mots est la source de l'éloquence, et, mon cher Brutus, il donnait à notre ami, ici présent, - lequel a mieux aimé me faire parler de lui que parler lui-même - un éloge qui n'est pas banal. Voici en effet comment il s'exprimait, après avoir dédicacé le livre à Cicéron : « Si, pour exprimer brillamment leurs pensées, plusieurs se sont tués de travail et usés dans la pratique - et c'est toi, Cicéron, qui as été à peu près le premier à découvrir l'abondance oratoire, ce pour quoi nous avons le devoir de proclamer que tu as bien mérité du nom et de la dignité du peuple romain, - faut-il pour cela regarder comme sans valeur la connaissance du langage courant, lequel est à la portée de tous et d'un usage journalier? [73] LXXIII. - Certes, interrompit Brutus, te voilà loué avec une amicale magnificence : on fait de toi, non seulement le véritable inventeur de l'abondance, ce qui est déjà un bel éloge, mais on dit que tu as bien mérité du nom et de la dignité du peuple romain. Par là, la seule victoire qu'ait remportée sur nous la Grèce vaincue, lui est arrachée, ou du moins lui est commune avec nous. Ce titre de gloire, ce témoignage de César, si je ne le mets pas au-dessus de la fête d'actions de grâces célébrée en ton honneur, je le préfère aux triomphes accordés à beaucoup de généraux. - Ton idée est juste, Brutus, lui répondis-je, pourvu que César ait, dans cette occasion, donné son opinion sincère et non un témoignage de bienveillance. Oui, il a plus ajouté à la dignité du peuple romain, celui, quel qu'il soit - si vraiment il existe - qui a, non seulement fait briller, mais créé à Rome l'abondance oratoire, que ceux qui ont pris d'assaut quelques villages ligures, et y ont maintes fois, vous le savez, cueilli des triomphes. Aussi bien, à vrai dire, exception faite de ces idées divines qui souvent ont inspiré la sagesse des généraux pour assurer, en guerre et en paix, le salut du pays, un grand orateur est nettement supérieur aux généraux de petite volée. « Mais, me dira-t-on, un général est plus utile. » Qui dit le contraire? Et cependant - je vous vois protester, mais je n'en ai cure; c'est ici le lieu d'exprimer franchement sa pensée - j'aimerais mieux avoir prononcé, sans plus, la harangue de Crassus pour Manius Curius que d'avoir obtenu deux triomphes pour avoir pris quelques villages. « Mais, ajoutera-t-on, la prise de villages ligures intéressait plus l'Etat qu'une belle défense de Manius Curius. » C'est possible; mais les Athéniens eux aussi étaient plus intéressés à avoir leurs maisons recouvertes de toits solides qu'à posséder une admirable statue en ivoire de Minerve; pourtant j'aurais préféré être Phidias plutôt que le meilleur des charpentiers. Ce n'est pas l'utilité de chacun, mais sa valeur, qu'il faut peser; alors surtout que très rares sont les gens capables de se distinguer en peinture ou en sculpture, tandis qu'on ne manquera jamais de manoeuvres ou de portefaix. Mais con- tinue, Atticus, à nous parler de César, et achève ce que tu dois nous dire. [74] LXXIV. - Le vrai terrain, dit Atticus, sur lequel doit s'établir solidement l'orateur, c'est la correction, la bonne latinité du langage; ce mérite, chez ceux qui l'ont eu avant César, résultait, non d'un principe rationnel ou d'une donnée scientifique, mais d'une heureuse habitude. Sans m'arrêter à Lélius et à Scipion, je rappelle seulement que leur temps, ainsi que tu l'as montré, fut celui où, comme les moeurs, la langue était pure - et pourtant la règle n'était pas générale puisque, nous le voyons, leurs contemporains, Cécilius et Pacuvius avaient un mauvais langage -; mais enfin, dans ce temps-là, tous ceux qui n'avaient pas vécu hors de Rome ou n'avaient pas été dans leur maison, exposés à quelque corruption barbare, s'exprimaient avec correction. A la longue, le temps altéra cette bonne habitude, à Rome comme en Grèce. On vit en effet affluer ici et à Athènes une foule de gens, venus de partout, et parlant sans pureté : nouvelle raison de châtier la langue, et de recourir, comme pierre de touche, à un principe rationnel, immuable, au lieu d'employer la règle de l'usage, la plus mauvaise de toutes. Nous avons, étant enfants, connu Titus Flamininus, consul avec Métellus; on le considérait comme parlant bien, mais il n'avait pas de culture. Catulus n'était pas du tout un ignorant; tu le disais il y a un moment, mais c'était à l'agrément de sa voix et à la douceur de son articulation qu'il devait sa réputation de bien parler. Cotta, qui traînait sur chaque syllabe, faisait effort pour parler autrement que les Grecs; il avait un accent diamétralement opposé à celui de Catulus, une prononciation paysanne et nettement rustique; pourtant, par un autre chemin, comme à travers champs incultes et bois, il obtenait la même gloire. Sisenna, qui voulait, pour ainsi dire, se faire le réformateur de l'usage, n'arriva pas à se laisser corriger, même par l'accusateur Caius Rusius, de l'emploi de mots inusités. - Qu'entends-tu par là? dit Brutus; et quel est ce Rusius dont tu parles? - C'était, répliqua Atticus, un vieil accusateur; il attaquait devant le tribunal Caius Hérennius, que défendait Sisenna; celui-ci en vint à dire que certains griefs de son adversaire étaient "sputatilica" (méprisables). « Oh ! s'écria Rusius, je suis fait, juges, si vous ne venez à mon secours. Je ne comprends pas Sisenna et je crains un piège. "Sputatilica" : qu'est-ce que c'est? je connais bien "sputa", mais "tilica" non. » Fusée de rires. Mais tout de même mon bon ami Sisenna continua à penser que bien parler, c'est employer des mots dont nul ne se sert. [75] LXXV. - César, au contraire, appliquant un principe rationnel, corrige les vices et les corruptions de l'usage par le même usage, mais pur et non corrompu. Dès lors, quand, à cette élégance du langage latin, qui n'est pas moins nécessaire au citoyen de bonne race qu'à l'orateur, il joint tous les ornements de l'éloquence, il est comme un peintre qui sait placer des tableaux composés suivant les règles dans un jour convenable. C'est là son mérite essentiel, qu'il joint aux qualités ordinaires de l'orateur, et ainsi, je ne vois pas à qui il devrait céder le pas. Il a une éloquence pleine d'éclat, sans rien de vulgaire, et à laquelle la voix, le geste, toute la personne donnent une allure noble et racée. - J'aime beaucoup ses discours, déclara Brutus; j'en ai lu un bon nombre, comme j'ai lu les commentaires qu'il a écrits sur ses guerres. - Vraiment dignes d'éloges aussi, répondis-je, ces commentaires. Ils sont simples, nets, pleins de grâce, dépouillés de tout ornement, comme d'un vêtement inutile. César a voulu mettre des documents à la disposition de ceux qui se proposeraient d'écrire l'histoire; peut-être a-t-il fait l'affaire des maladroits qui voudront chauffer tout cela au fer à friser; mais les gens raisonnables, il les a dégoûtés d'écrire. Rien en effet de plus agréable dans l'histoire qu'une pure et lumineuse brièveté. Et maintenant, si vous le voulez bien, revenons à ceux qui sont morts. [76] LXXVI. - Caius Sicinius, petit-fils, par sa mère, du Pompéius qui fut censeur, mourut après sa questure. C'était un orateur estimable et, bien que jeune encore, estimé; il appartenait à l'école bien connue d'Hermagoras, qui, sans ressources pour l'élocution, offre tant de facilités pour l'invention. Elle fixe des méthodes sûres et donne des préceptes qui, dans leur maigreur, manquent d'agrément, mais sont logiquement classés et ouvrent à la parole une voie où l'on ne peut s'égarer. Il suivait cette route avec soin, se présentait bien préparé au tribunal, avait un riche vocabulaire; ainsi préparé par les leçons de l'école, il avait, dès ce moment, réussi à se classer parmi les avocats. Un savant de premier ordre, mon cousin Caius Visellius Varron, était du même âge que Sicinius. Il était, après son édilité curule, président d'un tribunal criminel, quand il mourut. La foule, j'en conviens, ne le jugeait pas comme moi; elle ne l'appréciait pas suffisamment : sa parole était rapide, obscure à force de subtilité, plus obscure encore en raison de cette rapidité même; mais on trouverait difficilement une langue plus juste et une pensée plus riche. De plus, sa culture littéraire était parfaite, et son père Aculéon lui avait transmis la connaissance du droit civil. Reste à citer, parmi les morts, Lucius Torquatus, qu'on appellerait moins un orateur de profession, bien qu'il ne manquât pas de capacité oratoire, que, pour employer le mot grec, un g-politikos. Sa culture était vaste, non pas banale, mais pénétrante et profonde, sa mémoire merveilleuse, son élocution souverainement noble et élégante; et à tous ces mérites s'ajoutait, pour les embellir, une vie austère et intègre. Ce qui me plaisait surtout en Triarius, c'était, chez un jeune homme, cette éloquence d'une savante maturité. Quelle austérité dans le visage ! Quel poids dans les mots employés ! Comme il savait ne rien laisser échapper de ses lèvres qui ne fût soigneusement pesé ! Alors Brutus, tout ému par cette évocation de Torquatus et de Triarius, qu'il avait vivement aimés : - Ah ! dit-il, sans parler de toutes les innombrables raisons que nous avons de nous plaindre, lorsque je pense à ces deux-là, je déplore que tes appels incessants en faveur de la paix n'aient rien donné. Ni ces hommes supérieurs ni tant d'autres citoyens éminents n'eussent été perdus pour la république ! - Faisons le silence sur eux, Brutus, lui répondis-je, pour ne pas accroître notre peine. Car le souvenir du passé est amer, mais l'attente de l'avenir l'est plus encore. Renonçons donc à pleurer, et bornons-nous à indiquer le mérite oratoire de chacun, puisque c'est là ce que nous voulons découvrir. [77] LXXVII. - Je mentionnerai encore, parmi ceux à qui cette guerre fut fatale, Marcus Bibulus, qui passait son temps à écrire avec soin, alors pourtant qu'il n'était pas orateur, et qui dans la vie active fit souvent preuve de ténacité; Appius Claudius, ton beau-père, mon collègue et mon ami, orateur assez zélé, fort instruit, expérimenté, très versé dans le droit augural, le droit public et l'histoire romaine. Chez Lucius Domitius, aucune connaissance des règles, mais une langue correcte, et, dans la parole, une grande liberté. Puis ce sont les Lentulus, tous deux consulaires : Publius, le vengeur des injustices dont je fus victime, l'auteur de mon rappel, devait à l'école tout son mérite, qui n'est pas petit; les moyens naturels lui faisaient défaut; mais il avait une âme si belle et si grande, qu'il n'hésitait pas à rechercher les grandes situations et prouvait qu'il en était vraiment digne. Quant à Lucius, il ne manquait pas de courage comme orateur, si on peut lui donner ce nom; mais il supportait mal la fatigue du travail préparatoire de méditation; sa voix était sonore, sa langue sans négligences, sa parole enflammée et impressionnante : au barreau, on peut sans doute demander mieux; dans un discours politique, on peut juger que c'est suffisant. Titus Postumius n'est pas un orateur méprisable, non moins ardent comme orateur politique que comme combattant, emporté, violent à l'excès, mais connaissant bien, en droit civil, les lois et les institutions. - Vraiment, dit alors Atticus, je croirais que tu veux faire ta cour à ces gens, si, comme tu l'as dit, tous ceux que tu ramasses depuis un moment vivaient encore. Tu rappelles tous ceux qui ont eu un jour le front de se lever pour dire un mot, et c'est, je pense, sans y faire attention que tu n'as pas cité Marcus Servilius. [78] LXXVIII. - Je n'ignore pas, Atticus, lui répondis-je, que nombreux à Rome ont été les citoyens qui n'ont jamais dit un mot dans les assemblées et auraient pu cependant bien mieux parler que ces orateurs dont, suivant ton expression, je ramasse les noms; mais, en les rappelant, je veux aussi vous faire comprendre, d'abord que, dans toute foule, rares sont ceux qui ont le courage de parler, puis que, parmi ceux qui s'y risquent, peu ont mérité l'éloge. Voilà pourquoi je ne laisserai pas dans l'ombre ces deux chevaliers romains, nos amis, Publius Cominius de Spolète, l'accusateur de Caius Cornélius, que je défendais, habile à construire sa phrase, à la parole vive et facile; Titus Accius de Pisaurum, à l'accusation duquel je répondis en défendant Cluentius; il parlait avec soin et assez d'abondance; il avait, de plus, été façonné à l'école d'Hermagoras qui, si elle ne procure pas à l'orateur beaucoup d'ornements, tient à sa dispo- sition des arguments faits pour chaque genre de plaidoirie, comme les vélites ont en main leurs javelots tout prêts à être lancés. En fait de zèle et d'activité, nul à ma connaissance, n'a surpassé mon gendre, Caius Pison; même comme talent naturel, j'aurais du mal à citer quelqu'un qui lui ait été supérieur. Tout son temps était pris ou par des discours au forum, ou par des exercices de diction à la maison, ou par des compositions écrites, ou par des travaux de tête. Ses progrès étaient tels, qu'il semblait moins courir que voler. Il choisissait ses mots avec élégance et arrondissait harmonieusement ses périodes; il multipliait les arguments solides, d'une grande force probatoire, et les traits fins et acérés; son geste était naturellement si gracieux, que l'art - ce qui n'était pas - et l'école semblaient avoir ajouté à ses dons. J'ai peur de paraître lui attribuer par affection plus de mérites qu'il n'en eut : il n'en est rien; on pourrait encore lui en reconnaître d'autres, et de plus grands : pour la maîtrise de soi, le sentiment du devoir, toutes les vertus, je ne vois pas un seul de ses contemporains qui lui soit comparable. [79] LXXIX. - Je ne crois pas devoir omettre le nom de Marcus Caelius, quels qu'aient été, vers la fin, son destin ou son état d'esprit. Tant qu'il se soumit à ma direction, son action comme tribun de la plèbe, fut telle que nul ne se dressa, à côté du Sénat et des honnêtes gens, avec plus de fermeté contre les violences et les fureurs populaires des mauvais citoyens. Malgré sa langue archaïque, son style se recommandait par l'éclat, la noblesse, et aussi, et surtout, par l'esprit et l'urbanité. Il a prononcé quelques discours politiques pleins de gravité et trois vives accusations, dont il s'était chargé dans l'intérêt de l'État; ses plaidoyers pour sa défense, s'ils sont moins bons que les harangues dont je viens de parler, ne sont pourtant pas méprisables : ils sont lisibles. Le vote de tous les gens de bien avait fait de lui un édile curule : alors, je ne sais comment, à mon départ, il se renonça lui-même, et il tomba, s'étant mis à imiter ceux qu'il avait d'abord combattus avec succès. Disons maintenant un mot de Marcus Calidius; ce n'était pas un orateur comme il y en a tant; il était au milieu des autres à peu près unique. Ses pensées, profondes et choisies, avaient pour vêtement un style moelleux et translucide; rien d'aussi souple que ses périodes, rien d'aussi flexible, rien qui se façonnât mieux à sa volonté : pouvoir merveilleux, qu'on ne retrouve chez aucun orateur. Sa langue était si pure qu'on n'en trouverait pas de plus limpide; elle coulait avec une telle liberté, qu'elle ne butait à rien; chaque mot trouvait sa place et semblait, suivant le mot de Lucilius, incrusté comme dans une mosaïque; pas un seul n'était dur, ou inusité, ou commun, ou tiré de loin; et pourtant, en général, il employait les mots au figuré, non au propre, mais si bien, que chacun d'eux semblait, non prendre de force la place d'un autre, mais se glisser à la sienne; et ces mots n'étaient pas affranchis de toute mesure, ils n'allaient pas au hasard, ils étaient astreints à une cadence qui n'était ni visible, ni monotone, mais savait se dissimuler dans sa variété. On trouve chez lui les beautés d'expression et de pensée que les Grecs appellent figures, qui sont comme des joyaux destinés à embellir le discours. Pour le fameux «De quoi s'agit-il?» mentionné d'ordinaire dans les formules des jurisconsultes, il savait le voir où il était. Ajoutez à ces mérites un classement habile des arguments, une action grave, au total une manière calme et raisonnable. [80] LXXX. - Si dans l'éloquence rien ne vaut le charme, inutile de chercher mieux que Calidius. Mais, nous l'avons dit tout à l'heure, il y a, pour nous, trois objets que doit réaliser l'orateur : instruire, plaire et émouvoir; or, dans les deux premiers, Calidius fut parfait : il mettait, dans ses exposés, les faits en pleine lumière et se rendait, par son charme, maître de l'esprit des auditeurs; mais il n'avait pas la troisième qualité, le don d'émouvoir et d'échauffer les âmes, et nous avons dit que c'était la plus importante. Chez lui, aucune force, aucune violence, soit qu'il ne voulût en user et regardât comme des fous ou des forcenés ceux dont le ton était trop haut et l'action trop chaude, soit qu'il en fût empêché par son tempérament, son manque d'habitude ou son ignorance des moyens à employer; si ce don ne sert à rien, il ne l'eut pas; s'il est utile, il lui fit défaut. Je me souviens que, dans le discours où Calidius accusait Quintus Gallius, il lui faisait grief d'avoir voulu l'empoisonner : il prétendait avoir surpris le crime et pouvoir en apporter aux juges la preuve évidente par des témoignages écrits, des dépositions orales, des présomptions, des aveux arrachés au moyen de la torture; il avait dressé avec infiniment de soin son acte d'accusation. C'était moi qui avais à lui répondre : mes arguments furent ceux que demandait la cause; puis j'en tirai un autre de ce fait que, ayant couru un danger de mort, et prétendant avoir découvert et tenir en main les preuves de l'attentat, il avait plaidé avec un détachement, un calme surprenants, presque en bâillant «Si ce que tu débites, Calidius, n'était pas une pure imagination, parlerais-tu comme tu viens de le faire, étant donné surtout ta grande éloquence? Les étrangers, tu sais les défendre avec vigueur; et le danger couru par toi, tu en parlerais avec ce détachement ! Où est ta colère? où est cet emportement qui, même à ceux qui ne savent rien dire, arrache toujours des cris et des plaintes? Aucun trouble ni dans ton âme, ni dans ton corps; point de coups, ni sur le front, ni sur la cuisse; pas le moindre mouvement du pied, ce qui eût été un minimum. Tu as si peu réussi à nous échauffer, que nous avions peine à ne pas nous endormir.» Et voilà comment je trouvai dans cette qualité - ou ce défaut - d'un grand orateur un moyen de réfuter son accusation. - Peut-on, dit Brutus, hésiter entre ces deux termes, qualité et défaut? N'est-il pas évident que, si parmi tous les mérites de l'orateur, le plus grand, et de beaucoup, est, d'après toi, d'échauffer l'auditoire et de le faire pencher vers une solution favorable, celui qui n'a point cette qualité est privé de l'essentiel? [81] LXXX1. - Soit, répliquai-je. Et maintenant, revenons au seul dont il me reste à parler, Hortensius. Ensuite, c'est de moi, puisque tu me l'as demandé aussi, Brutus, que je dirai quelques mots. Pourtant, il convient, à mon sens, de mentionner deux jeunes gens qui, s'ils avaient vécu davantage, se seraient fait un grand nom dans l'éloquence. - C'est, je pense, dit Brutus, à Caius Curion et à Caius Licinius Calvus que tu penses. - Tu ne te trompes pas, répondis-je. Le premier exposait avec tant d'aisance et de facilité des idées souvent pénétrantes, toujours abondantes, qu'on ne pouvait rien imaginer de plus brillant et de plus aisé. Il devait peu aux maîtres, mais la nature lui avait donné de merveilleux dons oratoires. Je n'ai pas été témoin de son activité à la tribune, mais son ardeur m'est connue. S'il m'avait toujours écouté, comme au début, il aurait au pouvoir préféré les honneurs. - Que dis-tu là? s'écria Brutus. Qu'est-ce que cette distinction? - Voici, répondis-je. Un honneur est la récompense du mérite, conférée par le jugement éclairé et l'estime des citoyens : celui donc qui l'a obtenu de leur volonté et de leurs suffrages, me paraît être à la fois honorable et honoré. Doit-on au contraire l'autorité à une circonstance occasionnelle, même contre l'avis de ses concitoyens, - et c'est ce que voulait Curion - alors, à mon avis, c'est un titre qu'on obtient, non un honneur. S'il avait voulu le comprendre, il serait, par son crédit, glorieusement arrivé au sommet, gravissant tous les échelons des magistratures, comme l'avaient fait et son père, et les autres hommes illustres. C'est précisément ce que je crois avoir souvent dit à Publius Crassus, fils de Marcus, qui, au début, recherchait mon amitié. Je lui conseillais avec force de suivre la route qui conduit en ligne droite à la gloire et que ses ancêtres lui avaient laissée toute tracée. Il avait été excellemment élevé, instruit d'une façon parfaite et achevée; il avait naturellement de la vivacité et son abondance verbale ne manquait pas d'élégance; de plus, on le voyait grave sans arrogance, respectueux sans mollesse. Mais lui aussi se laissa prendre dans le tourbillon d'une gloire qui n'est pas d'habitude réservée aux jeunes gens. Ayant, comme simple soldat, apporté au général son dévouement et son zèle, il voulut sans délai être général lui-même, alors que nos ancêtres ont, pour ces fonctions, fixé un âge déterminé et que les chances de s'y faire un nom sont hasardeuses. Aussi tomba-t-il lourdement, et, en voulant ressembler à Cyrus et à Alexandre, qui, dans leur course avaient brûlé les étapes, il se révéla bien différent et de Lucius Crassus et de beaucoup d'autres Crassus. [82] LXXXII. - Mais revenons à Calvus, puisque c'est de lui que nous nous proposions de parler : c'était un vrai orateur, il avait plus de culture littéraire que Curion et une éloquence plus soignée et plus recherchée. Sans doute il avait des connaissances acquises et de l'élégance; mais, à force de s'étudier et de se surveiller, il en venait, par crainte d'avoir un sang vicié, à se priver même du sang pur. Aussi sa parole, ramenée à une simplicité excessive par un scrupule exagéré, paraissait-elle lumineuse aux connaisseurs et aux auditeurs attentifs, mais la foule et le forum, pour qui l'éloquence est faite, ne savaient pas le déguster. - Notre ami Calvus, dit Brutus, voulait être un orateur attique : de là, la maigreur dont tu parles; chez lui, était-elle voulue. - Oui, répondis-je, il se disait attique, mais il se trompait et en amenait d'autres à se tromper comme lui. Si, en effet, c'est parler avec atticisme de ne rien dire qui soit déplacé, ennuyeux ou affecté, on fait bien de n'approuver que ce qui est attique : ainsi en effet on proscrit le manque de goût et l'étrangeté comme une sorte de maladie du discours, et on réserve toute faveur à un style sain et net, qui est, pour l'orateur, une sorte de devoir de conscience et de respect de soi-même. Sur ce point, il ne doit pas y avoir chez les orateurs d'avis divergents. Si au contraire on regarde la maigreur, la sécheresse, la pauvreté, pourvu qu'elles soient accompagnées de politesse, de distinction, d'élégance, comme des qualités du genre attique, c'est juste encore, à la rigueur. Mais il y a chez les Attiques d'autres mérites, et d'un ordre plus relevé; et puis il faut savoir reconnaître chez eux des degrés, des différences, des caractéristiques, de la variété. - Ce sont les Attiques, dit-on, que je veux imiter. - Lesquels? il n'y en a pas que d'une sorte. Quoi de plus différent que Démosthène et Lysias? que ces deux orateurs et Hypéride? que tous ceux-là et Eschine? Lequel imiter? Si l'on en prend un, c'est donc que les autres n'étaient pas des Attiques? Si on veut les prendre tous, comment faire, puisqu'ils sont entre eux aussi différents que possible? Et voici encore une question : Démétrius de Phalère fut-il un Attique? C'est mon avis à moi : on respire, dans ses discours, le parfum même d'Athènes. Mais il est, si je puis dire, plus fleuri qu'Hypéride, que Lysias : c'était chez lui affaire de nature ou de choix délibéré. [83] LXXXIII. - Et tenez ! voici, à la même époque, deux orateurs différents entre eux et pourtant Attiques tous les deux : Charisius, auteur de nombreux discours, qu'il composait pour d'autres, avec le désir d'imiter Lysias; et Démocharès, fils d'une soeur de Démosthène, qui écrivit quelques discours et le récit des événements qui se passaient de son temps à Athènes, dans un style moins historique qu'oratoire. Et puis c'est Hégésias, qui veut imiter Charisius et se juge attique, au point de regarder presque comme des barbares les Attiques de naissance. Mais quoi de plus haché, de plus morcelé, de plus puéril que toute cette ingéniosité dans laquelle, malgré tout, il excelle ! - Nous voulons imiter les Attiques. - Parfait ! - Ceux dont je viens de parler sont-ils des Attiques? - Impossible de dire le contraire. - C'est eux que nous imitons. - Et comment faites-vous? ils diffèrent entre eux et ne ressemblent pas aux autres. - C'est Thucydide que nous imitons. - Fort bien, si vous voulez écrire une histoire, et non plaider au tribunal. Thucydide a raconté les événements avec vérité et noblesse; mais les violentes discussions du forum et des tribunaux, voilà ce dont il ne s'est pas occupé. Aux nombreux discours intercalés par lui dans son oeuvre je ne refuse jamais mes éloges, mais je ne pourrais pas les imiter, si je le voulais, et peut-être ne le voudrais-je pas, si je le pouvais. Un amateur de vin de Falerne ne l'apprécie ni quand il est nouveau et de la dernière cuvée, ni lorsqu'il est vieux au point de remonter au consulat d'Opimius ou d'Anicius. - Ce sont cependant les meilleures marques. - Mais un vin trop vieux n'a plus le bouquet souhaité et il n'est vraiment pas buvable. Dès lors, si tel est le sentiment de l'amateur, et qu'il veuille boire, ira-t-il tirer à la cuve? Pas du tout, mais il choisira un vin d'âge intermédiaire. De même, je conseillerais à tes amis d'éviter ce style nouveau, semblable au vin de la cuve, où fermente le moût, et de ne pas rechercher davantage le style archaïque de Thucydide, trop dépouillé et pareil au vin de l'année d'Anicius. Thucydide lui-même, s'il avait vécu plus tard, aurait été plus à point et moins âpre. [84] LXXXIV. - Imitons donc Démosthène. - Dieux bons ! n'est-ce pas ce que nous faisons ou voulons faire? - Mais, dit-on, nous n'y arrivons guère. - Sans doute, nos Attiques, eux, font-ils tout ce qu'ils veulent. Et pourtant, ils ne parviennent même pas à comprendre ceci, qui est une vérité historique, et était alors une nécessité : lorsque Démosthène devait parler, on accourait, pour l'entendre, de tous les points de la Grèce. Au contraire quand nos Attiques, à nous, prennent la parole, le vide se fait non seulement dans l'auditoire, ce qui est déjà pitoyable, mais encore dans le groupe des gens venus pour assister leur client. Si c'est être Attique, que d'user d'une langue sèche et grêle, qu'ils soient Attiques, je le veux bien; mais qu'ils aillent au comitium et parlent devant le juge qui règle les affaires sans s'asseoir; les bancs du tribunal exigent une voix plus ample et plus pleine. Ce que je veux pour l'orateur? Voici : lorsque se répand le bruit qu'il va parler, que toutes les places soient occupées sur les bancs; que les juges soient tous présents; que les scribes aient l'amabilité d'indiquer les places ou de donner la leur; que l'auditoire soit nombreux, le président attentif; quand l'orateur se lève, que la foule demande le silence; qu'éclatent fréquemment les applaudissements, les cris d'admiration, les rires si l'avocat le veut, et, s'il le veut, les pleurs; bref, à voir le spectacle de loin, et même sans savoir de quoi il s'agit, que l'on comprenne que chacun écoute avec intérêt et qu'un Roscius est là, sur la scène. Obtenir un tel résultat, c'est, sache-le bien, parler en orateur Attique, comme firent, nous dit-on, Périclès, Hypéride, Eschine, surtout Démosthène. Si au contraire on préfère une manière pénétrante, calculée, pure, substantielle, même desséchée, dépouillée de ces ornements qui donnent du poids au discours, et qu'on veuille faire de ces qualités le propre du genre attique, on n'a pas tort. En effet, dans l'art oratoire, si grand, si varié, il y a place aussi pour cette finesse un peu ténue. Et dès lors si parler avec atticisme n'est pas nécessairement bien parler, bien parler, c'est toujours parler avec atticisme. Et maintenant, pour la seconde fois, revenons à Hortensius. [85] LXXXV. - Tu as raison, dit Brutus; mais ta digression m'a causé un très vif plaisir. - A plusieurs reprises, dit Atticus, j'ai cherché un joint pour t'interrompre, mais je n'ai pas voulu le faire. En ce moment, ton exposé me paraît tendre vers sa conclusion; je voudrais te donner mon sentiment. - Je t'écoute, Atticus. - L'ironie qu'on attribue à Socrate, et dont on le voit user dans les ouvrages de Platon, de Xénophon, et d'Eschine est, à mon avis, pleine d'esprit et d'élégance. C'est savoir fort bien ce qu'on fait et faire preuve d'esprit, quand on discute sur la sagesse, de se la refuser à soi-même et de l'attribuer par jeu à ceux qui la revendiquent pour eux : ainsi, dans les dialogues de Platon, Socrate porte aux nues Protagoras, Hippias, Prodicus, Gorgias, tous les autres, et il se représente lui-même comme un ignorant et un barbare. Ce procédé lui convient merveilleusement, et je ne suis pas de l'avis d'Epicure, qui le lui reproche. Mais, quand on parle de faits positifs, comme tu le fais depuis le début, pour nous faire connaître ce qu'a été chaque orateur, l'ironie, remarque-le, je t'en prie, est aussi blâmable qu'elle le serait dans un témoignage en justice. - A quoi tend ce propos? dis-je. Je ne comprends pas. - Tu as, dit-il, loué certains orateurs en termes tels que tu risquais d'induire les malhabiles en erreur. Pour ma part, à propos de certains, à peine pouvais-je ne pas rire, par exemple quand à l'Attique Lysias tu comparais notre Caton, grand homme certes, ou plutôt très grand homme, homme unique - nul ne dira le contraire -, mais un orateur ! et même comparable à Lysias ! et que personne ne surpasse pour la couleur ! Plaisante ironie, si nous nous amusions, mais si nous sommes sérieux, le scrupule ne nous est pas moins nécessaire que dans une déposition devant le juge. Ton Caton, je l'admire comme citoyen, comme sénateur, comme général, enfin comme un homme éminent par la sagesse, l'activité, toutes les vertus. Ses discours me plaisent fort pour leur temps, ils témoignent d'un certain génie naturel, mais sans politesse et vraiment barbare. Quant à ses "Origines", en les prétendant remplies de mérites oratoires, en comparant Caton à Philiste et à Thucydide, pensais-tu vraiment obtenir l'assentiment de Brutus ou le mien? A ces orateurs, que les Grecs eux-mêmes n'ont pu imiter, tu vas comparer un paysan de Tusculum, qui ne soupçonne pas encore ce qu'est l'abondance et l'éclat oratoire? [86] LXXXVI. Tu loues Galba. Si c'est comme le premier de son temps, soit ! c'est conforme à la tradition. Mais si c'est comme orateur, prenons, veux-tu, ses discours - nous les avons -; et dis-moi si tu voudrais que notre ami Brutus, que tu aimes plus que toi-même, parlât de cette façon. Tu vantes les discours de Lépidus; sur ce point, je pense un peu comme toi, à condition que tu les vantes comme anciens; tel est aussi mon sentiment sur Scipion et Lélius, dont le style est, d'après toi, ce qu'il y a de plus doux au monde, tu ajoutes même de plus ... comment dire? de plus auguste; en réalité, tu cherches à nous surprendre en mettant en avant le nom d'un grand homme et la gloire légitime d'une vie très distinguée. Ecartons tout cela; ce discours, d'une si grande douceur, est en réalité si terre à terre, qu'on ne lui accorde même pas un regard. Pour Carbon, on le range, je le sais, parmi les plus grands orateurs; mais dans l'éloquence comme ailleurs, quand on n'a rien de mieux, on loue ce qu'on a, vaille que vaille. J'en dirai autant des Gracques, bien que sur eux tu aies tenu un langage que j'approuve. Sans parler de tous les autres, j'en viens à ceux chez qui tu découvres la perfection oratoire, que j'ai moi-même entendus, et qui furent grands sans discussion possible, Crassus et Antoine. Aux éloges que tu leur décernes, je donne, en général, mon approbation, sans pourtant croire, comme tu l'as dit, que, semblable à Lysippe, qui prétendait avoir pris pour modèle le Doryphore de Polyclète, tu avais, toi, pris pour le tien la harangue de Crassus en faveur de la loi Servilia : c'est là de l'ironie pure. Je ne te dirai pas pourquoi je pense ainsi : tu croirais à une flatterie. Je passe donc sur ce que tu as dit d'Antoine et de Crassus, de Cotta, de Sulpicius et enfin de Caelius. Ce furent là à coup sûr des orateurs : de quelle taille? de quelle valeur? c'est à toi d'en décider. Ce qui m'importe moins, c'est la masse, que tu nous as présentée, de tous les manoeuvres de la parole; plus d'un, je pense, aurait bien voulu mourir, pour être mis par toi au nombre des orateurs. [87] LXXXVII. - Lorsqu'Atticus eut terminé : Tu viens, lui dis-je, de soulever une difficulté qui demanderait de longs développements et exigerait une nouvelle discussion : nous la reporterons à plus tard. Il nous faudra en effet lire avec soin les livres des anciens orateurs, surtout de Caton. Tu comprendras alors qu'à son style, nettement dessiné manque uniquement la couleur, dont la fleur et l'éclat n'avaient pas encore été découverts. Quant au discours de Crassus, si peut-être il eût pu mieux écrire, nul, à mon sens, ne pouvait en faire autant. Et je ne suis pas ironique, crois-le, en donnant ce discours comme ayant été mon modèle. Si en effet tu sembles avoir meilleure opinion du talent que je puis avoir aujourd'hui, pourtant, lorsque j'étais jeune, je ne trouvais chez les Latins rien de mieux à imiter. Et maintenant, si j'ai mentionné de trop nombreux orateurs, j'avais mon dessein, comme je l'ai dit tout à l'heure : je voulais faire comprendre que, dans un art où tous désirent réussir, bien rares sont les hommes dignes de se faire un nom. Aussi, ne voudrais-je pas passer pour manier l'ironie, même si l'Africain l'a fait, au dire de Fannius dans son histoire. - C'est comme tu voudras, répondit Atticus. Mais je ne pensais pas que tu pouvais avoir de la répugnance pour un procédé cher à Scipion et à Socrate. - On parlera de tout cela plus tard, dit Brutus. Mais c'est toi, continua-t-il en me regardant, qui nous expliqueras les discours des anciens. - Parfaitement, Brutus, répondis-je. Je le ferai un jour dans ma maison de Cumes ou dans celle de Tusculum, si nous le pouvons : dans l'une comme dans l'autre, je suis ton voisin. [88] LXXXVIII. - Revenons enfin à notre sujet, dont nous nous sommes écartés. Lorsqu'Hortensius, tout jeune encore, commença à parler au forum, bien vite il fut appelé à y traiter de grandes affaires; pourtant il y rencontrait Cotta et Sulpicius, ses aînés de dix ans; et, alors que brillaient de tout leur éclat Crassus, Antoine, puis Philippe, puis Julius César, il avait, en éloquence, une gloire égale à la leur. En premier lieu, il était doué d'une mémoire que je n'ai, au même degré, rencontrée chez personne, au point que tout ce qu'il avait préparé de tête, il le reproduisait, sans notes, dans les termes mêmes qui lui avaient servi pour sa préparation. La mémoire, cette précieuse auxiliaire, lui permettait de se rappeler ce qu'il avait préparé et écrit, et même, sans secours étranger, toutes les paroles de tous ses adversaires. Il brûlait d'un tel zèle que je n'ai jamais vu chez personne une pareille ardeur au travail. Il ne passait pas un jour sans parler au forum ou s'exercer hors du forum; souvent, dans la même journée, il faisait l'un et l'autre. Sa manière, en éloquence, n'avait rien de la manière commune; sur deux points surtout, il ne ressemblait à personne : les divisions du sujet à exposer, et le résumé des arguments adverses et des siens propres. Une élégance brillante dans le choix des mots, de l'habileté dans leur arrangement, de l'abondance et de la richesse, voilà ce qu'il avait réalisé, grâce à un merveilleux génie, grâce aussi à des exercices répétés. Il embrassait de mémoire toute l'affaire, la divisait avec pénétration, ne laissait échapper à peu près aucun des éléments qui pouvaient lui fournir une preuve ou un moyen de réfutation. Sa voix avait de la sonorité et du charme; dans ses mou- vements et dans son geste, il laissait voir trop d'art pour un orateur. Au moment où commençait sa brillante carrière, Crassus mourut, Cotta fut exilé, la guerre interrompit l'exercice normal de la justice, moi-même enfin je me montrai au forum. [89] LXXXIX. - Hortensius était, la première année de la guerre, simple soldat, la seconde, tribun militaire; Sulpicius, en sa qualité de légat, était absent; Antoine également. Un seul tribunal fonctionnait, pour appliquer la loi Varia; la guerre faisait chômer tous les autres. J'assistai fréquemment aux audiences; sans doute les intéressés, se défendant eux-mêmes, n'étaient pas, tels Lucius Memmius et Quintus Pompéius, des orateurs de premier ordre, mais c'étaient des orateurs, et, dans chaque affaire, il y avait un témoin sachant manier la parole, Philippe, qui dans ses dépositions enflammées avait toute la violence et. toute l'abondance d'un accusateur. Tous les autres, que l'on classait alors au premier rang, étaient magistrats, et presque chaque jour, j'allais les entendre dans les assemblées politiques. Caius Curion était alors tribun de la plèbe; lui, il est vrai, gardait le silence, ayant été une fois lâché par toute l'assemblée. Quintus Métellus Céler n'était pas vraiment un orateur, pourtant il savait dire quelque chose. Habiles à parler, étaient Quintus Varius, Caius Carbon, Cnaeus Pomponius : ils avaient élu domicile à la tribune. Caius Julius de son côté, édile curule, apportait presque chaque jour des discours soigneusement préparés. Mon très vif désir d'écouter fut mis à l'épreuve d'un premier chagrin, l'exil de Cotta; mais j'allais fréquemment entendre les autres; mon zèle était extrême; chaque jour j'écrivais, je lisais, faisais des exercices; et je ne me contentais pas de ceux qui pouvaient me former à l'éloquence. Puis, l'année suivante, Quintus Varius, condamné par application de sa loi, était parti pour l'exil. Pour moi, désireux d'étudier le droit civil, je travaillais beaucoup près de Quintus Scévola, fils de Quintus; il ne se donnait pas pour un professeur, mais par ses consultations il instruisait ceux qui se plaisaient à aller l'entendre. L'année suivante, Sylla et Pompéius étaient consuls; c'est alors que Sulpicius, tribun, prenant chaque jour la parole, j'ai connu à fond la nature de son éloquence. A la même époque, le chef de l'Académie, Philon, avait, en compagnie des aristocrates athéniens, quitté son pays en raison de la guerre de Mithridate, et il était venu à Rome : je me livrai tout entier à lui, pris d'un beau zèle pour la philosophie; et je m'attardais avec d'autant plus de soin à cette étude - retenu d'ailleurs par le plaisir que me causaient la variété et l'extrême importance des sujets - que semblait avoir disparu à jamais l'organisation régulière des tribunaux. Sulpicius avait été tué cette année-là, et, la suivante, on avait cruellement mis à mort trois orateurs, de trois générations différentes, Quintus Catulus, Antoine, Caius Julius. [90] XC. - Tous ces renseignements semblent être hors de mon sujet; je les donne cependant pour te permettre, Brutus, puisque tu l'as voulu (car Atticus est au courant) de me suivre dans ma marche en avant et de voir comment j'ai foulé dans la carrière les traces mêmes laissées par Hortensius. Pendant presque trois ans, il n'y eut pas à Rome de guerre civile; mais les orateurs étant morts, absents ou exilés, et Marcus Crassus et les deux Lentulus, alors tout jeunes, étant également éloignés, c'est Hortensius qui, au tribunal, jouait les premiers rôles; chaque jour grandissait le succès d'Antistius; Pison parlait fréquemment, Pomponius moins souvent, Carbon rarement, Philippe une ou deux fois. Pour moi, pendant tout ce temps-là, j'employais mes jours et mes nuits à l'étude de toutes les sciences. J'étais avec le Stoïcien Diodote; il habitait chez moi, vivait avec moi; c'est dans ma maison qu'il est mort dernièrement. Il me faisait faire toute sorte d'exercices, plus spécialement sur la dialectique, qui doit être regardée comme une espèce d'éloquence resserrée et ramassée, et sans laquelle il est, à ton avis, Brutus, impossible d'atteindre la vraie éloquence, qui est une dialectique développée. Mon application à ses leçons, la variété et le nombre des sciences qu'il m'enseignait ne m'empêchaient pas de travailler tous les jours à mes exercices oratoires. Ce travail consistait en déclamations - tel est aujourd'hui le nom de ces exercices -; je m'y livrais chaque jour, souvent avec Marcus Pison ou avec Pompéius, ou avec un autre. Fréquemment je déclamais en latin, plus souvent encore en grec, soit que la langue grecque, m'offrant plus de beautés oratoires, me donnât l'habitude d'user en latin des mêmes tours, soit que, dirigé par d'éminents maîtres grecs, je ne pusse espérer, si je ne parlais pas grec, profiter de leurs corrections ou de leur enseignement. Alors, éclatent de nouveaux troubles pour le rétablissement d'un gouvernement normal : trois orateurs sont massacrés, Scévola, Carbon, Antistius; on voit revenir Cotta, Curion, Crassus, les Lentulus, Pompée; de nouvelles lois sont mises en vigueur, les tribunaux rétablis, le gouvernement restauré; mais trois orateurs sont supprimés, Pomponius, Censorinus et Muréna. A ce moment, pour la première fois, je plaidai, tant au civil qu'au criminel; et j'entrai au forum, non comme on y va d'ordinaire, pour y apprendre, mais pour y apporter un talent aussi perfectionné que possible. La même année, à Rome, je m'attachai à Molon de Rhodes, très grand avocat et maître incomparable, qui, sous la dictature de Sylla, avait été délégué auprès du sénat pour traiter la question des récompenses à accorder aux Rhodiens. Aussi mon plaidoyer pour Sextus Roscius, le premier que j'ai prononcé dans une affaire criminelle, eut-il tant de succès, que mon talent d'avocat parut être à la hauteur de n'importe quelle cause. A partir de ce moment, je fis maints discours, toujours soigneusement travaillés et préparés pendant mes nuits. [91] XCI. - Et maintenant, puisque tu sembles désirer me connaître à fond, et que, sans te contenter de me distinguer par une tache sur la peau ou une amulette suspendue à mon cou, tu veux de moi un portrait complet, je grouperai ici quelques indications, peut-être d'ailleurs assez peu nécessaires. J'étais alors très maigre, d'une santé délicate, avec un cou long et mince, tempérament et conformation qui semblent être la marque d'une vie menacée, si, par surcroît, on travaille et qu'on fasse effort des poumons. Ceux qui m'aimaient étaient d'autant plus inquiets, que je parlais toujours uniformément sur le même ton, donnant toute ma voix, mettant tout mon corps en action. Mes amis et les médecins me conseillaient de renoncer au barreau; mais moi, j'aimais mieux courir tous les hasards que de sacrifier la gloire oratoire que j'avais escomptée. Pourtant, réfléchissant que, si je baissais et modérais ma voix, si je changeais de méthode, je pourrais éviter le danger et parler avec plus de calme, je voulus modifier ma manière : telle fut la cause de mon départ pour l'Asie. Voilà comment, après avoir plaidé deux ans et avoir acquis au forum une réputation assez étendue, je quittai Rome. Arrivé à Athènes, je restai six mois près d'Antiochus, le plus célèbre et le plus sage des philosophes de la vieille Académie; mon goût pour la philosophie que, sans relâche, j'avais entretenu et développé depuis ma première jeunesse, se raviva auprès de ce grand savant, qui était en même temps un grand maître. Au même moment, à Athènes, sous la direction de Démétrius Syrus, vieux rhéteur non sans valeur, je mettais tout mon soin à faire des exercices. Ensuite je parcourus toute l'Asie, en compagnie de grands orateurs qui très volontiers, me guidaient dans mes exercices; en tête était Ménippe de Stratonicée, l'homme qui, à mon avis, parlait alors le mieux de toute l'Asie; et si ne rien dire d'affecté ou de déplacé est le fait des Attiques, c'est à bon droit que cet orateur peut être regardé comme tel. Sans cesse à mes côtés était Denys de Magnésie, et, avec lui, Eschyle de Cnide et Xénoclès d'Adramyttium : tous trois étaient les premiers rhéteurs de l'Asie. Leur commerce ne me suffit pas : je vins à Rhodes et m'attachai à ce même Molon, que j'avais connu à Rome, et qui, avocat plaidant au tribunal et écrivain remarquable, était en même temps, dans son enseignement et ses leçons, très habile à relever et à corriger les défauts. Il travailla, et peut-être est-il arrivé à réfréner cette redondance, cette surabondance dans la parole qu'on autorise, sans leur en faire grief, chez les jeunes gens, et à ramener, si je puis dire, dans son lit le flot qui avait rompu ses digues. Je revins deux ans après mon départ, non seulement plus exercé, mais presque transformé. L'excessive tension de ma voix s'était calmée, mon style avait comme cessé de fermenter, mes poumons avaient repris des forces, et j'avais raisonnablement grossi. [92] XCII. - Alors brillaient au premier rang deux orateurs, bien faits pour aviver mon désir de les imiter, Cotta et Hortensius : l'un, calme et tranquille, usait des mots propres pour donner à sa pensée un tour aisé et facile; l'autre avait un style figuré, de la flamme, et ne ressemblait pas à l'orateur que tu as connu, Brutus, sur son déclin; sa parole et son action avaient alors plus de mouvement. Aussi, était-ce plutôt à Hortensius que j'estimais avoir affaire : il était plus près de moi par sa parole chaude et par son âge. Et en effet j'avais constaté que, s'ils collaboraient dans une même affaire, par exemple la défense de Marcus Canuléius ou de Cnaeus Dolabella le consulaire, si Cotta était choisi comme avocat principal, Hortensius en réalité jouait le premier rôle. Il faut en effet une parole véhémente, enflammée, de l'action et de la voix dans les grandes assemblées et l'agitation bruyante du forum. Pendant une année, à mon retour d'Asie, je plaidai dans des procès connus : nous étions alors candidats, moi à la questure, Cotta au consulat, Hortensius à l'édilité. Je passai en Sicile l'année de ma questure; après son consulat, Cotta partit pour la Gaule; Hortensius était en fait le premier avocat et l'opinion publique lui reconnaissait ce rang. L'année suivante, à mon retour de Sicile, mon talent, quelle qu'en soit la valeur, semblait avoir atteint son point de perfection et être arrivé, si je puis dire, à sa pleine maturité. Voilà trop de détails sur ma personne, surtout quand c'est moi qui les donne; mais dans tout cet exposé, mon but était moins d'étaler mes dons naturels et mon éloquence - je n'ai jamais eu cette pensée - que de te faire connaître mon travail et mon activité. J'avais plaidé dans un très grand nombre d'affaires et j'étais depuis environ cinq ans un des principaux avocats, quand la défense des Siciliens me fournit une occasion unique de me mesurer avec Hortensius : j'étais édile désigné et lui consul désigné. [93] XCIII. - Mais tout cet exposé ne veut pas être seulement une énumération d'orateurs; nous y cherchons aussi un enseignement; il m'est donc permis de faire brièvement sur Hortensius certaines remarques et certaines critiques. Après son consulat, comme il ne voyait, je crois bien, aucun personnage consulaire digne de lui être comparé, et faisait fi de ceux qui n'avaient pas été consuls, il se relâcha de cet admirable zèle qui l'avait échauffé depuis son enfance et, ayant tout en abondance, il voulut mener une existence plus heureuse, pensait-il, et certainement plus calme. La première, la seconde, la troisième année firent de sa parole ce que le temps fait d'une vieille peinture : il perdit de son éclat, dans une proportion insensible pour un homme du peuple, mais visible pour un connaisseur instruit et habile. A mesure que le temps passait, on le voyait broncher partout, surtout dans son débit, moins facile, et dans l'arrangement de sa phrase; si bien que chaque jour il était moins semblable à lui-même. Moi au contraire, je ne cessai, par toute sorte d'exercices et notamment par des travaux écrits, d'accroître les moyens, quels qu'ils fussent, que je pouvais avoir. Et, sans parler de tout ce que je fis à cette époque et pendant les années qui suivirent mon édilité, je rappellerai que je fus élu le premier comme préteur et porté au consulat dans des conditions extraordinaires par les suffrages du peuple romain. Ma régularité continue, mon activité comme avocat, et aussi ma manière oratoire assez originale et très éloignée de la manière habituelle avaient quelque chose de nouveau qui me faisait remarquer. De moi je ne veux rien dire : je parlerai des autres. Pas un seul ne semblait se distinguer du vulgaire par le soin et l'application aux études littéraires, source d'une éloquence parfaite; pas un seul n'avait embrassé la philosophie, cette mère de toutes les belles actions, de tous les beaux discours; pas un seul n'avait étudié le droit civil, connaissance absolument indispensable pour plaider au civil et acquérir des idées; pas un seul ne connaissait l'histoire romaine, qui permet, en cas de besoin, de faire revenir des enfers les témoins les plus dignes de foi; pas un seul n'était capable, après avoir, en quelques mots, bouclé son adversaire dans une ingénieuse argumentation, de donner quelque répit au tribunal et de l'amener pour un moment de la gravité à la gaieté et au rire; pas un seul ne savait généraliser et s'élever d'une discussion d'espèce portant sur une personne déterminée et un temps donné, à des considérations valables pour tous et d'un caractère universel; pas un seul ne savait, pour plaire, faire une légère digression; pas un seul ne réussissait à exciter chez les juges une violente colère ou à faire couler leurs larmes; pas un seul n'avait ce mérite qui, à lui seul, est essentiellement le propre de l'éloquence, d'orienter leur esprit dans toutes les directions favorables à la cause. [94] XCIV. - Donc, Hortensius avait à peu près disparu de la scène pendant que moi-même, à l'âge légal, six ans après son consulat, j'étais à mon tour nommé consul : alors il se remit à l'ouvrage, ne voulant pas que, puisque nous étions égaux en dignité, je lui parusse supérieur en quoi que ce soit. Et ainsi, pendant les douze années qui suivirent mon consulat, à la faveur de grands procès, que nous plaidions ensemble, et dans lesquels je m'inclinais devant lui, comme il s'inclinait devant moi, notre intimité se resserra; et mon consulat, qui l'avait d'abord légèrement agacé, nous avait ensuite rapprochés en lui donnant l'occasion de glorifier ma conduite, qu'il admirait. Notre expérience à tous deux se révéla dans tout son jour peu avant le temps où notre voix, Brutus, terrifiée par la guerre civile, fut tout à coup réduite au silence et obligée de se taire: la loi de Pompée ne donnait que trois heures aux défenseurs, mais dans des affaires semblables ou plutôt identiques, chaque jour nous apportions du nouveau. Dans ces affaires, Brutus, tu fus à nos côtés, et plus d'une fois, tu plaidas ou avec nous, ou seul. Au total, sans avoir vécu très vieux, Hortensius a cependant fourni la carrière suivante : il commença à plaider seize ans avant ta naissance, et, à soixante-quatre ans, quelques jours avant sa mort, il défendit avec toi Appius ton beau-père. Maintenant quelle fut, en éloquence, notre manière, à lui et à moi? nos discours sur ce point renseigneront même nos descendants. [95] XCV. - Si nous nous demandons pourquoi l'éloquence d'Hortensius a été plus brillante dans sa jeunesse que dans un âge plus avancé, nous découvrirons de ce fait deux causes indiscutables; la première, c'est qu'il pratiquait l'éloquence asiatique, mieux faite pour les jeunes gens que pour les vieillards. Il y a dans le genre asiatique deux espèces : l'une abonde en traits et en pointes, et la pensée y est moins grave et austère qu'ingénieuse et gracieuse; c'est la manière de Timée en histoire, et celle, en éloquence, au temps de notre jeunesse, d'Hiéroclès d'Alabanda, et surtout de son frère Ménèclès : leurs discours à tous deux sont les plus marquants du genre asiatique. Une autre espèce se distingue moins par des pensées abondantes que par un style ailé et rapide, qu'on trouve aujourd'hui dans toute l'Asie; et non seulement le style est coulant, mais l'expression est brillante et ingénieuse : c'est la manière d'Eschyle de Cnide et de mon contemporain Eschine de Milet. Chez eux la phrase courait avec une aisance merveilleuse, mais la pensée n'avait pas cette brillante ingéniosité de tout à l'heure. Ces deux façons de parler conviennent mieux, je l'ai dit, aux jeunes gens; chez les vieillards, elles n'ont pas de gravité. Hortensius, qui brillait dans l'une et l'autre, soulevait, quand il était jeune, des cris d'admiration. Il avait, comme Ménèclès, le goût des pensées abondantes et gracieuses, et chez lui, comme chez cet illustre Grec, ces pensées étaient souvent plus gracieuses et aimables qu'indispensables ou simplement utiles; par ailleurs, son style était vif et rapide, et encore travaillé et poli. Tout cela ne faisait pas l'affaire des vieillards; souvent je voyais Philippe, tantôt moqueur, tantôt furieux et grondant; mais les jeunes gens admiraient et la foule était touchée. Jugé par le vulgaire supérieur à tous, Hortensius occupait aisément le premier rang quand il était jeune. Si cette manière avait peu d'autorité, elle semblait convenir à son âge; à coup sûr, il devait à son beau génie et à son expérience consommée l'éclat dont il brillait, et de plus, son habileté à construire la phrase soulevait l'admiration universelle; mais à un âge où les dignités et l'autorité de la vieillesse auraient exigé plus de gravité, il était resté le même, et on était choqué. Comme, d'autre part, il avait perdu l'habitude du travail et sa vive ardeur d'autrefois, il avait bien conservé son ancienne abondance de pensées ingénieuses, mais sa langue n'était plus le riche vêtement dont il avait coutume de les habiller. Voilà peut-être pourquoi, Brutus, tu l'as moins goûté que tu n'aurais fait, si tu avais pu l'entendre au moment où son ardeur était grande et son talent dans tout son éclat. [96] XCVI. - Pour moi, répondit Brutus, je comprends toute la valeur de tes remarques, et pourtant, j'ai toujours tenu Hortensius pour un grand orateur; j'ai surtout applaudi son discours pour Messalla prononcé pendant ton absence. - On le trouva bon, répliquai-je; et la valeur en est attestée par le discours écrit, reproduisant mot à mot, comme on dit, celui qui fut prononcé. Donc Hortensius a brillé depuis le consulat de Crassus et de Scévola jusqu'à celui de Paullus et de Métellus, et j'ai, pour ma part, suivi la même carrière depuis la dictature de Sylla jusqu'aux mêmes consuls ou à peu près. La voix d'Hortensius a été réduite au silence par son destin, la mienne par le destin de la république. - Je t'en prie, dit Brutus, pas de mauvais présages ! - Je souhaite, dis-je, que tout aille comme tu le désires, et je le souhaite moins pour moi que pour toi. Mais, pour Hortensius, la mort fut un bien : il n'a pas vu se réaliser ce qu'il avait prévu. Souvent, en effet, nous avons entre nous déploré les calamités imminentes, voyant des germes de guerre civile dans les passions des particuliers et tout espoir de paix anéanti par la façon dont le pays était gouverné. Mais il semble bien que cette chance, qui a toujours été la sienne, l'a, par la mort, affranchi des misères qui ont suivi. Pour nous, Brutus, puisque la mort du grand orateur Hortensius a fait de nous comme les tuteurs de l'éloquence orpheline, tenons la enfermée à la maison, mais comme on surveille une jeune fille de bonne naissance; écartons d'elle les prétendants inconnus et impudents; défendons sa pudeur comme celle d'une jeune vierge, et protégeons la de tout notre pouvoir contre les violences des amoureux. Quant à moi, si j'ai le chagrin d'être entré un peu tard sur la route de la vie et d'être, avant la fin du voyage, tombé dans cette nuit où la république est plongée, je trouve, pour me soutenir, une consolation dans ta lettre si amicale; je dois, d'après toi, reprendre courage, en me rémémorant mon action politique, qui parlera de moi, même si je me tais, et restera vivante, même après ma mort; si tout doit bien aller, j'aurai, dis-tu, contribué à sauver l'État; sinon, la ruine même de la république portera témoignage en faveur de mon attitude. [97] XCVII. - Mais si c'est toi que je regarde, Brutus, j'ai du chagrin : jeune encore, tu étais, dans une course glorieuse, comme emporté par ton quadrige, quand tu te heurtas sur ta route, au triste destin de la république; voilà la douleur qui nous point, le souci qui nous tourmente, moi et notre ami Atticus, qui t'aime et te juge comme moi. Nous nous intéressons à toi, nous désirons te voir cueillir le fruit de ta vertu; nous souhaitons pour toi un régime politique qui te permette de renouveler et d'accroître la renommée de deux grandes familles. Le forum était à toi, la carrière t'était ouverte, tu étais seul, non seulement à y avoir fait entendre une langue aiguisée par l'exercice, mais encore à avoir enrichi l'éloquence même de toutes les ressources des connaissances les plus austères, et à avoir uni à ces connaissances tout le mérite de la vertu et toute la gloire de l'éloquence. Tu es pour nous un double sujet d'inquiétude : la république te manque, et tu manques à la république. Pourtant, Brutus, bien que la carrière promise à ton génie te soit fermée, si fâcheusement, par les malheurs publics, reste attaché à ces travaux, qui ont toujours été les tiens, et fais tout pour obtenir ce que tu avais presque ou plutôt pleinement obtenu déjà; dégage-toi de la tourbe d'orateurs dont j'ai amassé les noms dans mon exposé. Avec tes riches connaissances, que tu as dû, ne les trouvant pas à Rome, aller chercher dans cette ville d'Athènes, toujours regardée comme le foyer de la science, tu ne dois pas simplement faire nombre dans la foule des avocats médiocres. Pourquoi alors aurais-tu travaillé avec Pamménès, de beaucoup le plus éloquent des Grecs? Pourquoi aurais-tu fréquenté la vieille Académie et son héritier Aristus, mon hôte et mon ami, si c'était pour ressembler à la majeure partie des orateurs? Ne voyons-nous pas que dans chaque génération, il y a eu à peine deux orateurs dignes d'estime? Parmi ses nombreux contemporains, Galba seul fut supérieur; et nous savons que, plus vieux que lui, Caton lui cédait le pas, comme encore deux autres qui alors étaient plus jeunes, Lépidus et Carbon. Pour les Gracques, s'ils eurent, en éloquence politique, plus d'aisance et de liberté, ils n'avaient pas encore, à l'âge où ils sont morts, atteint la perfection. Puis ce furent Antoine et Crassus, et ensuite Cotta, Sulpicius, Hortensius. Mais je n'en dis pas plus; ce que j'affirme, c'est que, si j'avais eu le malheur d'être noyé dans la foule,...