[11,0] LIVRE XI. [11,1] D. BRUTUS A M. BUTUS ET A C. CASSIUS. Rome, avril. Il faut vous dire où nous en sommes. Hirtius vint hier soir. Il m'a fait connaître les dispositions d'Antoine; on n'est pas plus pervers ni plus traître. Il dit qu'il ne peut point me donner mon gouvernement, et qu'il n'y a de sûreté à Rome pour aucun de nous, avec l'effervescence des soldats et du peuple. Tout cela est faux, vous n'en doutez pas, je pense. Ce qui est vrai et ce que m'a démontré Hirtius, c'est qu'Antoine a des craintes, et voit bien que, pour peu que nous trouvions d'appui, c'en est fait de sa prépondérance. Néanmoins, au milieu des difficultés qui nous entourent, je pense qu'il convient de demander pour moi et nos amis des légations libres, afin d'avoir un prétexte honnête de nous éloigner. Hirtius s'est engagé à l'obtenir. Je ne réponds pas qu'il réussisse, tant ces gens-là ont de front et tant ils sont animés contre nous ! Mais en admettant même qu'il n'y aura pas de difficulté, il n'en arrivera pas moins, je le crois, qu'à peine partis, on nous déclarera ennemis publics, ou qu'on nous interdira l'eau et le feu. A quoi songez-vous donc alors, allez-vous dire? Je veux laisser passer les premiers moments, et attendre hors de l'Italie, à Rhodes, par exemple, ou en tout autre coin, que la fortune nous revienne. Si les chances tournent, nous reviendrons à Rome; si rien ne se déclare, soit en bien soit en mal, nous resterons dans l'exil ; enfin si la position cesse d'être tenable, nous tenterons les moyens extrêmes. Pourquoi attendre le dernier moment, va me dire encore l'un de vous peut-être, au lieu d'essayer sur-le-champ un grand coup? Parce que nous manquons de point d'appui, sauf Sextus Pompée et Bassus Cécilius, qui, à la nouvelle du sort de César, se prononceront infailliblement. Or, nous serons toujours à temps de les rejoindre quand nous saurons exactement leurs forces. Si vous voulez que je m'engage pour Cassius et pour vous, je suis prêt à le faire. Hirtius m'en presse. Répondez-moi sans délai; car indubitablement j'aurai de lui quelque chose de positif avant la quatrième heure. Que je sache ou nous pouvons nous voir, où vous voulez que je me rende. D'après mon dernier entretien avec Hirtius, j'ai cru devoir demander qu'il nous fût permis de rester à Rome avec une garde publique; c'est ce que nous n'obtiendrons point; notre présence les rendrait trop odieux : mais je ne puis pas m'abstenir de réclamer ce que je regarde comme une justice. [11,2] BRUTUS ET CASSIUS A ANTOINE. Lanuvium. mai. Si votre loyauté et vos bonnes dispositions ne nous étaient pas connues, nous n'aurions pas à vous écrire. Mais, avec les sentiments qui vous animent, vous ne pouvez manquer de prendre notre lettre en bonne part. On nous mande qu'un grand nombre de vétérans se trouvent réunis à Rome, et qu'un plus grand nombre y est attendu pour les kalendes de juin. Nous n'avons ni soupçons ni crainte : notre caractère les repousse. Cependant, après nous être livrés à vous; après avoir, par vos conseils, éloigné nos amis des villes municipales ; après avoir travaillé à cet éloignement non-seulement par des édits, mais encore par des injonctions directes, nous méritons bien que vous nous fassiez part de vos desseins, surtout en une matière qui nous touche de si près. Nous venons donc vous demander quelles sont vos intentions. Pensez-vous qu'il y ait sûreté pour nous au milieu de cette multitude de vétérans qui parlent déjà, dit-on, d'autels à rétablir, projet qu'on ne peut former ou approuver pour peu qu'on s'intéresse a nous et à notre honneur? Nous n'avons jamais eu qu'un but, la paix et la liberté; les faits le prouvent. Personne ne peut nous tromper, personne, excepté vous. Et rien assurément n'est plus loin de votre caractère fort et loyal. Mais enfin nul autre que vous n'aurait le pouvoir de nous tromper. Nous n'avons eu foi et nous n'aurons jamais foi qu'en vous. Eh bien ! nos amis sont en proie aux plus vives alarmes. Votre droiture leur est connue, mais il est clair qu'il serait plus facile au premier venu de pousser les vétérans à des violences, qu'à vous de les retenir. Nous vous en conjurons, expliquez-vous ! ce ne serait pas sérieusement qu'on pourrait dire que les vétérans ont eu avis d'une motion que vous devez faire au mois de juin en leur faveur. Le prétexte serait aussi vain que dérisoire. Quelle opposition ont-ils à craindre, quand on sait que nous resterons neutres? Nul ne dira que c'est pour nous que nous craignons, car il est évident que la moindre atteinte à nos personnes entraînerait un bouleversement complet et une confusion générale. [11,3] BRUTUS ET CASSIUS A ANTOINE. 1 août. Nous avons lu votre lettre bien digne de votre édit. Mêmes outrages, mêmes menaces. Rien de ce qui convenait de vous à nous. Antoine, aucun de nous ne vous a fait offense; aucun de nous n'a imaginé qu'il vous paraîtrait étrange que des préteurs, que des hommes, dans la position que nous avons prise, employassent la voie d'un édit pour exprimer une demande à des consuls : que si cette liberté vous blesse, permettez-nous de nous affliger que vous ne l'accordiez pas du moins à Brutus et à Cassius. Vous n'avez parlé, dites-vous, ni de levées de troupes, ni de tributs imposés, ni de séductions tentées sur les soldats, ni de messages au delà des mers. Eh bien, nous le croyons, et nous prenons votre désaveu pour sincère; mais nous aussi nous désavouons tous ces faits, et alors comment comprendre que, n'ayant pas un grief à articuler, la colère vous aveugle au point de nous reprocher la mort de César? Que votre esprit se calme et que votre raison prononce. Quoi ! des préteurs ne pourraient pas, dans un esprit de concorde et de liberté, se départir de leurs droits par un édit, sans que le consul en appelle aux armes? Ne vous flattez pas de nous faire peur. On ne nous verra point déroger à notre rang et à notre caractère, ni fléchir devant aucun danger. Et ce n'est point à Antoine qu'il appartient de commander à ceux dont le généreux effort l'a rendu libre. Si nous étions capables de nous abandonner à d'autres conseils, si nous voulions la guerre, ce ne serait pas votre lettre qui pourrait nous retenir. Les menaces font peu d'impression sur des hommes libres. Mais vous savez très-bien que rien ne nous émeut, et peut-être ne vous faites-vous menaçant que dans l'espoir qu'on prendra notre raison pour de la crainte. Voici nos sentiments : nous vous désirons grand et honoré sous la république libre. Nous ne vous portons aucun défi de haine; mais nous estimons la liberté plus que votre amitié. De votre coté, réfléchissez encore, réfléchissez bien sur ce que vous prétendez faire, et sur la mesure de vos forces pour l'accomplir. Considérez, non le temps que César a vécu, mais le peu qu'il a régné. Nous prions les Dieux de vous inspirer de salutaires pensées pour la république et pour vous. Que si vous en suivez d'autres, puissent-elles ne pas vous être funestes au delà de ce qu'exigent le salut et l'honneur de la république! La veille des nones d'août. [11,4] DE BRUTUS A CICERON. Gaule cisalpine, septembre. Si je doutais de vos sentiments, j'emploierais des détours pour vous demander votre appui ; mais je ne me flatte pas en vain. Mon intérêt vous touche. Je me suis avancé dans l'intérieur des Alpes avec mon armée, moins dans une pensée d'ambition personnelle et pour avoir le titre d'impérator que pour satisfaire mes troupes et les attacher plus fortement à notre cause. Je crois y avoir réussi; ils savent que je suis généreux et homme de cœur. J'ai fait la guerre aux plus belliqueuses de ces peuplades. J'ai pris beaucoup de forts, j'ai ravagé beaucoup de pays. J'étais donc suffisamment en fonds pour écrire au sénat. Accordez-moi l'appui de votre suffrage, et soyez sûr qu'en cela c'est la cause commune que vous servirez. [11,5] A D. BRUTUS IMPERATOR, CONSUL DESIGNE. Rome, décembre. Au moment où notre ami Lupus est arrivé de votre part, et durant le peu de jours qu'il a passés à Rome, je me trouvais dans une retraite où je me crois plus en sûreté qu'ailleurs. Voilà pourquoi Lupus est reparti sans lettre de moi, quoiqu'il eût pris soin de me faire parvenir la vôtre. Je suis venu à Rome le 5 des ides de décembre, et je n'ai rien eu de plus pressé que d'aller trouver Pansa; j'en ai su ce que je désirais le plus au monde. Vous n'avez pas besoin qu'on vous excite, vous qui n'avez demandé conseil qu'à vous-même pour accomplir l'acte le plus grand dont la mémoire des hommes ait conservé le souvenir. Je me borne à vous dire en deux mots qu'il n'est rien que le peuple romain n'attende de vous, et qu'il met en vous l'espoir de son avenir et de sa liberté. En pensant, comme vous le faites sans cesse, je n'en doute pas, a tout ce que vous avez accompli de grand, il est impossible que vous oubliiez tout ce qu'il vous reste à faire encore. Si ce misérable (Antoine) (je parle de l'homme dont je fus l'ami sincère jusqu'au moment où je le vis de propos délibéré déclarer ouvertement la guerre à la république), si ce misérable parvient à s'emparer de votre province, je ne vois pas qu'il puisse nous rester une ombre d'espérance. Je joins mes prières à celles du sénat et du peuple romain, et je vous conjure de délivrer pour jamais la république du joug royal, et de finir aussi dignement que vous avez commencé. Voilà la tâche qui vous est départie; voilà votre rôle, et ce que Rome ou plutôt l'univers attend et réclame, de vous; mais, je le répète, vous n'avez pas besoin qu'on vous excite. Je n'ajoute pas une parole. Mon devoir à moi, c'est de vous assurer le concours de mes efforts, de mon zèle, de toutes mes pensées, en tout ce qui touche à votre honneur et à votre gloire. Soyez bien convaincu qu'il n'est rien que je ne fasse par amour pour la république, qui m'est plus chère que la vie, et par attachement pour votre personne, autant que par intérêt pour votre gloire. Oui, vienne l'occasion pour moi de seconder vos généreux desseins, d'élever votre position, d'ajouter à vos honneurs, je n'y ferai point défaut. Adieu. [11,6] A D. BRUTUS, IMPERATOR. Rome, décembre. Notre ami Lupus, arrivé de Modène a Rome le sixième jour, est venu me trouver le lendemain matin. Il m'a fidèlement communiqué vos instructions et remis votre lettre. Nous me recommandez le soin de votre dignité. Mais c'est exactement comme si vous me recommandiez la mienne, qui ne m'est certes pas plus chère que la vôtre. Faites-moi la grâce d'être convaincu que mon dévouement et mon zèle pour votre gloire ne vous feront faute en aucune occasion. Les tribuns du peuple ont publié un édit de convocation du sénat pour le 13 des Kalendes de janvier, lis veulent lui soumettre la proposition d'une garde pour les consuls désignés. Mon intention était de ne paraître au sénat qu'aux kalendes. Mais votre édit devant être discuté le même jour, je ne me serais jamais pardonné de ne pas y être, si on n'y eut rien dit de vos admirables services, (et c'est ce qui serait arrivé) ou si on vous eut rendu, moi absent, les hommages que vous méritez. Je me rendis donc le malin de bonne heure au sénat. Quand on le sut, les sénateurs accoururent en foule. Vos correspondances vous diront ce que pour vous j'ai fait au sénat, el dit dans l'assemblée du peuple (Voir les troisième et quatrième Philippiques). Croyez que, lorsqu'il s'agira de votre position politique, qui est déjà si grande, on me verra avec une égale chaleur proposer ou soutenir tout ce qui tendrait à vous agrandir encore. J'aurai en cela beaucoup d'émules, je le sais ; mais je prétends ne me laisser primer par personne. [11,7] A BRUTUS, lMPERATOR. Rome, déembre. Lupus a eu une conférence chez moi avec Libon et Servius votre cousin. M. Séius y assistait : vous saurez par lui ce que j'ai proposé, et Crécéius, quoique parti presque aussitôt que Séius, vous mettra au courant du reste. Il y a une chose dont vous devez bien vous pénétrer, que vous ne devez jamais perdre de vue, c'est de ne pas attendre l'ordre du sénat pour assurer la liberté et le salut du peuple romain. Le sénat n'est pas libre. Vous ne voulez pas sans doute vous faire à vous-même votre procès : eh bien ! avez-vous pris conseil de qui que ce soit pour sauver la liberté? votre action n'en est que plus grande et plus belle. Et ce jeune homme, ou plutôt cet enfant, César, laisseriez-vous croire qu'il a été insensé en se portant de son propre mouvement à la défense de la cause publique? Et ces hommes rustiques, pleins de cœur et excellents citoyens, ces vétérans, vos vieux compagnons d'armes, cette légion martiale, cette quatrième légion, auraient-ils été aussi des insensés en déclarant leur consul ennemi public, et en se soulevant spontanément pour le salut commun? C'est dans la pensée du sénat qu'il faut chercher sa règle, quand ses actes sont enchaînés par la crainte. C'en est fait. Deux fois déjà vous avez franchi la limite : d'abord aux ides de mars, puis en levant une armée et des troupes. Soyez donc prêt et décidé, n'attendez pas d'ordres, et agissez. Les éloges et l'admiration de tous seront votre récompense. [11,8] A D. BRUTUS. Rome, janvier. Votre chère Polla vient de me faire demander si je voulais la charger d'une lettre pour vous. Je n'ai en ce moment aucune nouvelle à vous donner. Il y a complète stagnation. Les députés ne sont pas encore de retour, et l'on ne sait rien de leur mission. Je profiterai toutefois de l'occasion pour vous dire que le sénat et le peuple romain se préoccupent vivement de vous, dans le double intérêt de leur existence et de votre gloire. C'est chose surprenante que la faveur qui s'attache à votre nom, et l'amour universel dont vous êtes l'objet, vous avez délivré la république du tyran. Vous allez aujourd'hui la délivrer de la tyrannie. Voilà l'espoir ou plutôt la ferme confiance de chacun. — On fait un appel de jeunes soldats à Rome et en Italie : appel n'est pas le mot propre; car tout le monde vient s'offrir, tant le ressentiment de la liberté perdue, tant la haine d'un trop long esclavage ont exalté les esprits. Sur le reste, c'est à vous à nous donner des nouvelles. Où en êtes-vous? que fait Hirtius? que fait mon jeune César? J'espère qu'avant peu la victoire aura cimenté entre vous une triple alliance. De moi je n'aurais à vous dire que ce que vous trouverez, (je m'en flatte et je l'aime mieux ainsi) dans les lettres de votre famille, à savoir que je ne laisse et ne laisserai jamais échapper une occasion de vous servir. [11,9] DÉCIMUS BRUTUS A CICÉRON. Au camp de Régium, 29 avril. Vous comprenez tout ce que peut avoir de funeste pour la république la perte de Pansa. C'est à vous à redoubler d'efforts et de prudence pour empêcher que la mort des deux consuls ne redonne confiance à nos ennemis. Je tâcherai, de mon côté, qu'Antoine ne puisse tenir en Italie. Je me mets de ce pas à sa poursuite. Ventidius ne pourra m'échapper, j'espère, et je me hâte de purger le sol italique de la présence d'Antoine. Toute chose cessante, envoyez, je vous en conjure, envoyez auprès de Lépide : c'est une tête à tous vents. Qu'il n'aille pas nous faire recommencer la guerre, en se joignant à Antoine. Vous devez savoir ce qu'on peut attendre d'Asinius Pollion. Lépide et lui ont beaucoup de légions, tous bons et vaillants soldats. Je n'ai pas, en parlant ainsi, la prétention de vous instruire de ce que vous savez aussi bien que moi; mais ma profonde conviction est que Lépide ne marchera jamais droit. Peut-être vous autres ne pensez-vous pas ainsi. Ne négligez pas Plancus, je vous en supplie. Après la défaite d'Antoine, il est impossible qu'il fasse défaut à la république. Dans le cas où Antoine se jetterait au delà des Alpes, mon intention est d'en faire occuper tous les passages. Je vous tiendrai au courant. Le 3 des kalendes de mai. [11,10] D BRUTUS A CICÉRON. Dertona, en Ligurie, 5 mai. Non, la république ne m'a pas plus d'obligations que je ne vous en ai moi-même. Vous êtes bien persuadé que je suis plus capable de reconnaissance pour vous que ces mauvais citoyens ne le sont pour moi; et ce n'est point sous l'impression du moment que je déclare préférer votre jugement à celui de tous ces ingrats (Allusion à la froideur du sénat pour Decimus Brutus.). Vous me jugez, vous, par des règles certaines de raison et de vérité : l'excès de la malveillance et de l'envie aveugle les autres. Qu'ils se mettent donc à la traverse pour me priver des honneurs qui me sont dus; mais au moins qu'on me laisse libre de servir la république. Je vais vous expliquer aussi brièvement que possible combien ses dangers sont grands. Vous savez d'abord mieux que personne quelle perturbation la mort des consuls jette dans les affaires de Rome, et combien elle met en jeu d'ambitions! J'en dis assez pour une lettre, je pense; je sais à qui j'écris. J'arrive maintenant à Antoine. Il n'était accompagné, dans sa fuite, que d'une poignée de soldats sans armes; mais en ouvrant les prisons, en prenant toute espèce de gens, il est parvenu à se former un noyau assez fort. Ce noyau s'est grossi des troupes de Ventidus, qui, après les marches les plus pénibles pour traverser les Alpes, est arrivé au gué, où il a fait sa jonction avec Antoine. Bon nombre de vétérans el de volontaires armés marchaient avec Ventidius. Antoine prendra nécessairement l'un de ces partis : ou il se jettera dans les bras de Lépide, si Lépide veut le recevoir; ou il occupera la ligne des Apennins et des Alpes, pour lancer de là sa cavalerie partout où elle pourra faire ravage; ou enfin il se portera de nouveau vers l'Etrurie, qui est la seule partie de l'Italie dégarnie de troupes. Si César avait voulu m'entendre et passer les Apennins, j'aurais serré Antoine de si près, que la faim m'en eut fait raison plutôt encore que le fer; mais César ne reçoit d'ordres de personne, et son armée n'en reçoit pas de lui ; ce qui est doublement déplorable. Voilà où nous en sommes : qu'on s'oppose tant qu'on voudra, je le répète, à ce qui me concerne personnellement, pourvu que la position ne se complique pas, et que vous ne trouviez pas trop de résistance lorsque vous voudrez pourvoir à ses nécessités. Je n'ai plus le moyen de nourrir mes soldats. Au moment où je me mis à l'œuvre, je possédais au delà de quatre millions de sesterces; aujourd'hui il ne me reste plus un sou de fortune, et presque tous mes amis sont criblés de dettes pour être venus à mon secours. J'ai sept légions à entretenir ; ce n'est pas peu de chose, vous pouvez le croire. Les trésors de Varron n'y suffiraient point. Aussitôt que j'aurai des nouvelles positives d'Antoine, je vous en ferai part. Aimez-moi comme vous savez que je vous chéris moi-même. [11,11] D. BRUTUS A C1CÉRON. De la Ligurie, mai. Le double de la lettre que m'ont apportée mes esclaves m'est parvenu. Je vous ai tant d'obligations, que je ne pourrai jamais m'acquitter envers vous. Je vous ai fait connaître notre situation. Antoine est en route. Il va joindre Lépide, et il ne désespérait pas encore de gagner Plancus. J'en ai la certitude par ses papiers qui sont tombés dans mes mains, et où j'ai trouvé les noms des affidés qu'il devait envoyer à Asinius, à Lépide et à Plancus. Je n'ai pas la moindre inquiétude sur Plancus, et je lui ai à l'instant même dépêché un exprès. Dans deux jours, j'attends les députés des Allobroges et de toute la Gaule; je les renverrai chez eux, après m'être assuré de leurs dispositions, dont je réponds. De votre côté, pourvoyez à toutes les nécessités. Que rien ne se fasse que par vous, et pour le plus grand avantage de la république. Il y a bien de la malveillance contre moi. Empêchez-la, si vous le pouvez. Si vous ne le pouvez point, consolez-vous en pensant que tous leurs outrages ne sauraient me faire broncher. La veille des nones de mai ; de mon camp, près d'Aquœ-Statiellœ. [11,12] A DECIMUS BRUTUS. Rome, mai. J'ai reçu trois lettres de vous le même jour : l'une très-courte dont vous aviez chargé F. Volumnius, les deux autres plus longues, dont la première m'a été remise par le messager de T. Vibius, et la dernière envoyée par Lupus. Ce que vous me mandez et ce que dit Grécéius montre que, loin de s'éteindre, la guerre gagne chaque jour du terrain. Vous avez trop de sagacité pour ne pas sentir qu'il y va de votre gloire à ne pas laisser Antoine prendre de la consistance. On avait annoncé, et Rome entière était convaincue, qu'Antoine n'avait sauvé de sa défaite qu'un petit nombre d'hommes sans armes et démoralisés; que lui-même était tombé dans le découragement. Si, au contraire, il y a encore des périls à courir pour le réduire, et c'est ce que Grécéius affirme, il n'est pas permis de donner le nom de fuite à sa retraite de Modène. Il aurait tout simplement changé le théâtre de la guerre. Ces nouvelles ont produit un mouvement fâcheux dans l'opinion. Beaucoup de gens se plaignent de ce que vous ne vous êtes pas mis à sa poursuite, et se persuadent qu'avec un peu d'activité vous l'auriez facilement atteint et détruit. C'est bien là le peuple, et surtout le peuple romain; il abuse de sa liberté contre celui à qui il en est redevable. Mais veillons à rendre vaines ces récriminations. La vérité, c'est que celui qui détruira Antoine est le seul qui finira véritablement la guerre. Je vous laisse sur cette réflexion terrible que vous apprécierez, et sur laquelle je ne veux pas m'expliquer plus ouvertement. [11,13] D. BRUTUS A CICERON. Pollentia, en Etrurie. Je m'abstiens de vous remercier; ce n'est point par des paroles qu'on doit répondre, quand des réalités suffiraient à peine pour témoigner sa reconnaissance. Je voudrais que vous fissiez attention à ce que vous avez entre les mains. Vous êtes pénétrant; une lecture attentive de ma correspondance vous donnera la clef de tout. Voici, mon cher Cicéron, pourquoi je n'ai pas pu me mettre immédiatement à la poursuite d'Antoine : j'étais sans cavalerie et sans chevaux de charge ; j'ignorais la mort d'Hirtius, et je ne voulais point me fier à César sans l'avoir vu et entendu. Il y eut ainsi un premier jour de perdu. Le lendemain, Pansa me fit prier de l'aller voir à Bologne ; j'appris sa mort en chemin. Je retournai à mon fantôme d'armée; je ne puis parler autrement : ce sont des ombres. Elles manquent de tout. Antoine avait une avance de deux jours. Il se sauvait plus vite que je ne pouvais le poursuivre. Ses rangs étaient rompus : je marchais en ordre. Partout sur son passage il a ouvert les prisons et rassemblé des hommes, et il ne s'est arrêté qu'en arrivant aux gués. Je vous dirai ce que c'est : les gués se trouvent entre les Apennins et les Alpes, il n'y a point de passage plus difficile. J'en étais éloigné de trente milles, et déjà Ventidius l'avait joint, lorsque je sus qu'Antoine avait harangué ses soldats, et qu'il les avait engagés à le suivre et à passer les Alpes, en les assurant qu'il était d'accord avec Lépide. Il n'y eut qu'un cri pour toute réponse : Vaincre ou mourir en Italie. Les troupes de Ventidius surtout répétèrent mille fois : Vaincre ou mourir en Italie! Elles sont nombreuses, celles d'Antoine presque nulles; elles demandèrent à être conduites droit à Pollentia; Antoine ayant cherché vainement à les ramener, le départ fut fixé au lendemain. Sûr de mes avis, je détachai à l'instant cinq cohortes sur Pollentia, et je m'y dirigeai moi-même. Mon détachement y est arrivé une heure avant Trébellius et sa cavalerie. Jugez de ma joie ! Il y va de la victoire, ils espéraient que les quatre légions de Plancus ne seraient pas aussi fortes qu'eux, et ils ne pouvaient croire à un retour si rapide en Italie. Les Allobroges et la cavalerie, à qui j'avais fait prendre les devants, étaient en position de les arrêter: me voici moi-même. J'ai bien plus de confiance encore. S'ils parvenaient pourtant à passer l'Isère, je mettrais tous mes soins à en prévenir les conséquences. Prenez donc courage, et ayez bon espoir dans le dénoûment qui approche. Vous voyez nos dispositions, celles de nos armées, la parfaite intelligence qui règne entre nous. De votre côté, ne vous relâchez pas de votre activité et pourvoyez à tout. Mettez-nous en état de combattre à outrance cette conspiration abominable sans avoir à nous préoccuper des besoins de notre armée et du reste. Les misérables! ils assemblaient des troupes sous le faux-semblant de l'intérêt public, et ils veulent s'en servir tout d'un coup pour ruiner leur patrie ! [11,14] A DÉCIMUS BRUTUS. Rome, mai. J'apprends avec une bien vive satisfaction, mon cher Brutus, que vous approuvez mes vues et mes propositions au sujet des décemvirs et de ce que mérite notre jeune homme; mais ce n'est pas là ce que j'ai à dire. Écoutez un homme que la vanité n'aveugle point et qui est de sang-froid. Je tirais ma force du sénat, cette force nous échappe. On croyait tant à la victoire après votre brillante sortie de Modène, après la fuite d'Antoine et la défaite de son armée, qu'on en est tombé dans un profond découragement, et que la véhémence de mes mouvements n'a plus l'air que d'une guerre en peinture. Mais pour revenir à notre sujet, ceux qui connaissent la légion Martiale et la quatrième légion affirmer qu'à aucun prix on ne les déterminerait à vous rejoindre. Quant à l'argent que vous demandez, il est possible de l'avoir, et vous l'aurez. Je pense comme vous qu'il faut appeler Brutus, et retenir en même temps Clésar pour couvrir l'Italie. Oui, vous avez des ennemis envieux; il ne me faut pas beaucoup d'efforts pour les comprimer, et néanmoins c'est un embarras. On attend les légions d'Afrique. Comment la guerre a-t-elle pu recommencer du côté ou vous êtes ? Voilà ce qu'on ne peut comprendre. On s'y attendait si peu ! Votre victoire, dont la nouvelle nous parvint le jour même de votre naissance, nous avait si bien fait croire à des siècles de paix et de liberté! Or, les nouvelles craintes font revivre toutes les anciennes. D'après votre lettre des ides de mai, Plancus vous mande que Lépide refusera certainement asile à Antoine. S'il en est ainsi, tout ira bien; sinon, on aura une grosse affaire à débrouiller. Ce n'est pas que j'aie le moindre doute sur le résultat en définitif, puisque ce résultat dépend de vous. Moi, je ne puis rien au delà de ce que je fais. Je fais seulement des vœux pour que vous deveniez le plus grand et le plus glorieux des Romains, et ces vœux ne seront pas trompés, j'en ai la confiance. [11,15] A DÉCIMUS BRUTUS. Rome, mai. Vos lettres me sont précieuses : mais vous êtes si occupé, que je vous sais un gré infini d'avoir pensé à vous faire excuser par votre collègue Plancus de ne pas m'écrire; Plancus s'en est fidèlement acquitté. Je ne connais rien de plus aimable que votre bonté et votre exactitude. La nouvelle de votre jonction avec votre collègue, et le parfait accord dont votre lettre commune est garant, ont été accueillis avec la plus vive satisfaction par le sénat et le peuple romain. Vous n'avez plus, mon cher Brutus, à rivaliser avec les autres ; ne cherchez qu'à vous surpasser vous-même. Je n'en dirai pas davantage. Je veux surtout ici prendre votre brièveté pour modèle. Avec quelle impatience j'attends de vos nouvelles! Puissent-elles, comme je l'espère, combler tous mes vœux ! [11,16] A D. BRUTUS, 1MPERATOR. Rome. Il m'importe beaucoup de savoir dans quelle disposition vous trouvera cette lettre. Aurez-vous l'esprit agité ou libre? J'ai recommandé à mon messager de bien choisir le moment. Rien n'est à charge comme une visite intempestive; rien n'indispose comme une lettre arrivant mal à propos; mais si, comme je l'espère, rien ne vous trouble ni ne vous préoccupe, et si le porteur de ma lettre sait habilement s'y prendre, je ne doute pas du succès de ma prière. L. Lamia sollicite la préture. Je n'ai avec personne des relations plus intimes : elles datent de loin, le temps les a consacrées. Je dirai plus, je m'en suis fait la plus douce des habitudes. Les meilleurs offices, les services les plus importants m'ont rendu son obligé. Du temps de Clodius, il était chef de l'ordre équestre; et comme il avait épousé ma querelle avec feu, il fut exilé par le consul Gabinius, traitement jusqu'alors sans exemple pour un citoyen romain. Rome entière s'en souvient : il y aurait de la honte à moi à l'oublier. Je veux que vous vous figuriez, mon cher Brutus, que c'est moi-même qui sollicite la préture. L'éclat personnel, une haute popularité, une édilité splendide, je mets de côté tous les titres de Lamia; mais s'il est vrai que vous m'aimiez comme vous m'aimez en effet, les centuries de l'ordre équestre sont à vous, vous en disposez en roi : eh bien ! envoyez un exprès à Lupus, et que Lupus nous assure leurs suffrages. Je n'insiste pas : un seul mot pourtant, avant de finir, qui vous dise bien ma pensée : c'est qu'il n'y a pas d'occasion, mon cher Brutus, ou votre amitié, qui n'aura jamais de refus pour moi, puisse faire quelque chose dont je sois touché davantage. [11,17] A D. BRUTUS, IMPERATOR. Rome, décembre. Je n'ai pas d'ami plus intime que Lamia. Il m'a obligé, ou plutôt il a fait pour moi des merveilles : le peuple romain le sait. Son édilité a été remarquable par la magnificence de ses jeux. Il demande la préture. On lui rend cette justice, que son caractère et sa popularité justifient pleinement sa prétention ; mais l'intrigue me fait trembler, et c'est pour la combattre que j'épouse sa candidature. Vous pouvez beaucoup pour moi dans cette circonstance, et vous voudrez tout ce que vous pouvez : voila ce dont je ne doute pas. Persuadez-vous donc, mon cher Brutus, qu'il n'est rien que je vous demande avec plus d'instance et dont je puisse vous savoir plus de gré que de concourir de tout votre pouvoir et de toutes vos forces à la nomination de Lamia : je vous le demande instamment. [11,18] A DÉCIMUS BRUTUS. Rome, 19 mai. La mission dont vous avez chargé Galba et Volumnius pour le sénat nous a fait connaître vos appréhensions; mais, après votre victoire, après la victoire du peuple romain, vous vous exagérez certainement le danger. Le sénat, mon cher Brutus, est plein d'énergie, et il a des chefs déterminés. Il n'a donc pu voir qu'avec regret sa vigueur et son courage mis en doute par un homme qu'il regarde à bon droit lui-même comme le plus courageux de tous les hommes. Quand vous étiez emprisonné dans Modène, en face d'Antoine triomphant, personne n'a douté de Brutus et de son grand cœur. Que voulez-vous donc que l'on redoute, aujourd'hui qu'Antoine est battu et que vous êtes délivré? Nous sommes rassurés sur Lépide. Comment le croire assez fou pour faire la guerre à la république, au milieu de la paix et du contentement général, quand, au sein de la guerre, il n'avait, disait-il, qu'un désir, qu'un but, celui de rétablir la paix? Je ne doute pas que vous ne sachiez mieux que nous encore à quoi vous en tenir à cet égard. Cependant, lorsque les temples retentissent encore des actions de grâces qu'on adresse en votre nom aux Dieux immortels, il nous est extrêmement pénible d'avoir à retomber dans de nouvelles alarmes. Puisse la fortune d'Antoine être, à l'heure qu'il est, abattue et ruinée sans retour! C'est mon espérance. Que si, au contraire, il est parvenu à réunir de nouveau quelques forces, il sentira bientôt que la sagesse ne manque pas au sénat, ni le courage au peuple romain, et que, tant que vous vivrez, la république aura un général pour la défendre. [11,19] DECIMUS BRUTUS A CICERON, Verceil, 21 mai. Veuillez lire avec soin mes lettres avant de les remettre au sénat, et faites tous les changements nécessaires. Vous verrez que je ne pouvais me dispenser d'écrire. J'avais compté sur la quatrième légion et sur la légion Martiale; Drusus et Paulus en étaient d'accord ; vous y aviez donné votre assentiment : je pouvais alors m'inquiéter peu du reste. Mais puisque pour toute armée on me laisse les recrues les plus pauvres du monde, il m'est impossible de ne pas trembler pour moi et pour vous. La population du Vicentin m'est toute dévouée, ainsi qu'à M. Brutus. Ne souffrez pas, je vous en conjure, qu'on leur fasse tort au sénat dans l'affaire des esclaves. Ils ont pour eux le bon droit ; ils ont de plus rendu de grands services à la république, et c'est à toute une race de séditieux et de brutes qu'ils ont affaire. [11,20] D. BRUTUS A CICÉRO. Eporédia, 23 mai. Ce que je ne ferais jamais pour moi-même, mon amitié, ma reconnaissance me forcent à le faire pour vous, c'est-à-dire à craindre quelque chose. Voici un propos que j'avais entendu déjà plusieurs fois et qui m'avait frappé : mais tout récemment Labéon Ségulius, qui est toujours le même, m'a raconté qu'étant l'autre jour chez César, on y parla beaucoup de vous. César n'éleva contre vous aucun grief, mais il cita un mot sorti de votre bouche : Ce jeune homme, auriez-vous dit, mérite qu'on le loue, qu'on le comble, qu'on le divinise. César observa qu'il s'arrangerait de manière à ne pas être de sitôt placé parmi les Dieux. Je crois, moi, que c'est Labéon qui aura répété, peut-être même inventé le propos, et que César n'y est pour rien. Labéon prétend aussi que les vétérans tiennent les plus mauvais discours sur votre compte, et que vous avez tout à en redouter en ce moment. Ils s'indigneraient surtout de ce que ni César ni moi ne sommes décemvirs, quand les décemvirs ont tous été nommés par votre influence. J'étais en marche : mais en apprenant ces détails, j'ai jugé prudent de ne point passer les Alpes, avant de savoir positivement ce qui se passe autour de vous. Ces vains propos, ces confidences sur vos dangers sont un but, croyez-le bien. On veut vous faire peur et monter la tête à ce jeune homme. Ils ont beaucoup à y gagner. Il leur faut le plus d'argent possible. Voilà, selon moi, le fin mot de l'histoire. Je vous conseille toutefois de prendre vos mesures et d'être sur vos gardes. Il n'est personne au monde dont la vie me soit plus précieuse et plus chère que la vôtre. Faites attention seulement que la manifestation de vos craintes pourrait multiplier vos dangers, et que vous devez à tout prix ramener les vétérans. Satisfaites-les d'abord pour les décemvirs; occupez-vous ensuite des récompenses. Voyez s'il n'est pas à propos de distribuer aux vétérans, en notre double nom, les terres de ceux qui ont servi sous Antoine. Quant à l'argent, il faut aller plus doucement et se rendre compte de la situation financière : on peut dire que le sénat s'en occupe. Il me semble que les terres de Sylla et de la Campanie conviennent pour les quatre légions à qui vous en destinez. Mon avis est que le partage soit égal ou abandonné au sort. Dans tout ce que je viens de vous dire, je ne consulte pas mon sentiment particulier; je n'écoute que mon attachement pour vous et mon désir de la paix, qui, sans vous, est impossible. A moins de nécessité absolue, je ne quitterai point l'Italie. J'arme les légions, je les exerce, et j'aurai bientôt, j'espère, à opposer à tous les événements, à toutes les surprises, une armée assez formidable. Mais César ne me remet point la légion qui lui est venue de l'armée de Pansa. Répondez-moi sans perdre un instant, et si vous avez quelque chose de confidentiel à me dire, envoyez-moi un homme à vous. [11,21] A DÉCIMUS BRUTUS. Rome, 4 Juin. Que les Dieux confondent Ségulius ! II n'y a pas, il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais de plus grand misérable. Mais quoi ! vous figurez-vous donc qu'il ne parle ainsi qu'à vous ou à César? Il tient le même langage à tous ceux qu'il rencontre. Mon amitié ne vous en sait pas moins, mon cher Brutus, tout le gré possible de m'avoir fait part de ces bagatelles, et j'y reconnais une nouvelle preuve de votre vive affection. Les vétérans, dit Ségulius, se plaignent de ce que ni vous, ni César, vous ne faites partie des décemvirs. Eh! grands Dieux, que n'ai-je pu moi-même me dispenser d'en être ! Il n'est pas de plus fâcheuse commission. J'avais proposé que les généraux en fissent partie; les opposants d'habitude se sont récriés, et vous en avez été exclus, quoi que j'aie pu dire. Mais laissons là Ségulius, c'est de l'argent qu'il veut. Il a mangé, non pas le sien, il n'en a jamais eu, mais celui qu'on venait de lui donner. — Vous m'écrivez, mon cher Brutus, que si vous êtes sans crainte pour vous, vous n'êtes pas aussi tranquille pour moi. Que vous êtes bon et que vous m'êtes cher! mais je vous supplie de ne prendre aucune alarme à mon sujet. Je saurai éviter tous les dangers contre lesquels on peut se mettre en garde. Il en est d'autres où la prudence ne saurait que faire, et il ne faut pas s'en préoccuper. Notre nature a des limites; l'homme ne peut sans aveuglement prétendre aller au delà. Je reconnais votre sagesse et votre amitié dans cette observation. D'ailleurs prenez garde, me dites-vous, qu'une fois dans la voie de la crainte et des alarmes, on ne s'arrête pas. Croyez que si l'impassibilité est le trait distinctif de votre caractère, que si vous n'avez jamais connu la peur, j'ai bien aussi quelque ressemblance avec vous. Rassurez-vous, je garde mon sang-froid, et je ne néglige en même temps aucune précaution. Ce serait bien au surplus votre faute, mon cher Brutus, si j'avais quelque chose à redouter ; car enfin vous êtes à la tête de forces considérables, vous allez être consul, chacun sait que vous êtes mon ami : comment, avec tout cela, un homme même timide pourrait-il s'effrayer? J'approuve entièrement vos vues au sujet des quatre légions, et sur le partage des terres, dont vous êtes tous deux d'accord. Quelques-uns de nos collègues avaient terriblement envie d'être de la commission de partage; mais ce n'était pas mon compte, et je vous l'ai fait réserver tout entière. Oui, si j'ai quelque avis important à vous transmettre, j'enverrai un exprès. Mes lettres vous arriveront ainsi d'une manière sûre. [11,22] A DÉCIMUS BRUTUS, IMPERATOR. Rome, mai. Je suis fort lié avec Appuis Claudius, fils de Caius. Notre liaison est née de ses bons procédés pour moi, et je ne suis pas demeuré en reste. Votre cœur est généreux, vous m'aimez et vous êtes puissant : à ce triple titre je vous prie de prendre Appius sous votre égide. On vous sait le plus courageux des hommes; je veux que vous en soyez aujourd'hui le plus clément. Ce sera une belle gloire que de sauver un aussi illustre jeune homme. Sa position mérite d'autant plus d'intérêt que le dévouement filial l'a seul jeté dans les bras d'Antoine. C'était pour obtenir le rétablissement de son père. Ainsi, quand vous n'auriez pas de meilleure raison, en voilà une que vous pouvez mettre en avant, et certes on en sera touché. Un seul signe de vous, et vous sauverez et vous conserverez à la république un homme de la plus haute naissance, de l'esprit le plus distingué, et qui joint à ces avantages le caractère le plus aimable et le cœur le plus reconnaissant. Accordez-moi cette grâce; je vous la demande avec plus d'intérêt et plus du fond du cœur que je ne saurais vous l'exprimer. [11,23] D. BRUTUS A CICÉRON. Eporédia, 25 mai. Notre situation n'est pas mauvaise, et je mets tous mes soins à la rendre meilleure. Lépide montre de bonnes dispositions. Eloignons donc toute crainte de notre esprit, et voyons sans préoccupation ce que demande l'intérêt de la république. En mettant tout au pis d'un côté, nous avons de l'autre trois armées formidables, fidèles et pleines d'ardeur. Voilà certes un motif de confiance; vous n'en manquez jamais : seulement, que la fortune qui nous seconde double aujourd'hui votre courage. Les bruits dont je vous ai parlé dans ma précédente lettre, toute de ma main, n'ont d'autre but que de vous effrayer. Piquez-vous au jeu une bonne fois ; faites la grosse mine, et je vous réponds qu'il n'y en aura pas un capable de vous regarder en face. Ainsi que je vous l'ai mandé, je reste en Italie jusqu'à ce que j'aie de vos nouvelles. [11,24] A DÉCIMUS BRUTUS. Rome, ? juin. Écoutez : la brièveté de vos lettres me mettait naguère de mauvaise humeur. Il me semble aujourd'hui que c'est moi qui allonge trop les miennes. Je vous imiterai. Que de choses en peu de mots ! Votre position est bonne : vous travaillez à la rendre meilleure. Vous êtes content de Lépide, et nous avons trois armées excellentes. Certes, il y aurait là de quoi rassurer le plus timide. Aussi, à votre voix, mon imagination s'est-elle emportée. Au fait, comment ne se donnerait-elle pas carrière aujourd'hui, lorsqu'hier vous étiez assiégé dans Modène, et que pourtant ma sécurité était entière? Ah! que ne puis-je rester dans mon caractère et en même temps vous céder ici mon rôle, mon cher Brutus? Vous attendez de mes nouvelles, dites-vous, et jusqu'à ce que vous en ayez, vous resterez en Italie. Vous en aurez, en effet, si l'ennemi veut bien le permettre; il se passe tant de choses à Rome! Mais si vous croyez qu'en arrivant vous mettrez fin à la guerre, n'ayez de cesse que vous ne soyez ici. Un décret a mis à votre disposition tout ce qu'il y a d'argent disponible. Servius vous est bien dévoué; je veille à tout. [11,25] A DÉCIMUS BRUTUS. Rome, 18 Juin. C'est moi qui attendais une lettre de vous lorsque Lupus est venu me demander brusquement si je voulais vous écrire. Je n'ai rien à vous mander. Je sais qu'on vous envoie les actes officiels, et que les lettres qui ne renferment que des mots vous déplaisent. Je serai donc bref, à votre exemple : toute notre espérance est en vous et en votre collègue. —Rien de certain encore sur Brutus. J'ai fait ce que vous désiriez. Je lui ai écrit lettres sur lettres ; je le presse de se joindre à nous. Que n'est-il déjà ici, nous aurions moins à craindre du mal intérieur qui nous dévore et qui s'aggrave chaque jour. Mais que fais-je ? J'oublie votre laconisme : me voilà déjà à la seconde page. Victoire et santé ! [11,26] DÉCIMUS BRUTUS A CICÉRON. De son camp, 3 juin. J'ai, dans l'excès de ma douleur, une consolation, c'est qu'on reconnaît maintenant la justesse de mes prévisions et de mes craintes. Qu'on délibère donc s'il faut ou non que les légions reviennent d'Afrique et de Sardaigne, si l'on doit ou non appeler Brutus, s'il y a lieu de me donner ou de me refuser des subsides. J'écris au sénat. Croyez bien que si on ne fait ce que je demande, tout est à redouter. Je vous conjure de veiller au choix des hommes qu'on chargera de m'amener les légions. Ne prenez que des gens actifs et sûrs. [11,27] A MATIUS. Tusculum, mai. Je ne sais pas au juste si je dois m'affliger ou me réjouir de la visite que je viens de recevoir de Trébatius, le plus obligeant des hommes et l'homme du monde qui nous aime le plus l'un et l'autre. J'étais allé le soir à Tusculum. Je le vois arriver le lendemain matin de très-bonne heure, malgré sa santé encore chancelante; je le grondai d'avoir si peu soin de lui; il ne pouvait, dit-il, se tenir d'impatience de me voir. Qu'y a-t-il donc, lui demandai-je? Alors il me parla de vos plaintes. Avant de m'expliquer, permettez-moi quelques observations : autant que ma mémoire peut remonter vers le passé, je ne trouve personne avec qui je sois plus anciennement lie qu'avec vous; j'ai plusieurs amis qui datent d'aussi loin, mais pas un qui me soit aussi cher. Le premier jour que je vous vis, je vous aimai, et je sentis que vous m'aimiez de même; votre départ, votre longue absence, la diversité de nos vues et nos carrières différentes ont empêché entre nous cette fusion intime de sentiments que l'habitude de se voir constamment peut seule opérer entre des esprits sympathiques. Je n'en ai pas moins en occasion, des longtemps avant la guerre civile et lorsque César était dans les Gaules, de voir vos dispositions pour moi. Vous avez fait une chose que vous jugiez devoir à la fois m'être fort utile, et n'être pas inutile a César. Vous l'avez disposé à m'aimer, à me rechercher, à me compter parmi les siens. Je passe sur ce qu'on peut voir d'intimité dans nos entretiens, notre correspondance, nos rapports de toute espèce à cette époque. Ce qui suit est plus sérieux. Au commencement de la guerre civile, comme vous alliez rejoindre César a Brindes, vous vîntes me voir à Formies. Cette visite seule, d'abord de quel prix n'était-elle pas dans de semblables circonstances? Croyez-vous ensuite que j'aie oublié vos conseils, vos instances, et tant d'autres preuves du plus tendre intérêt? Trébatius, je m'en souviens, était présent à cette entrevue. Je n'ai pas oublié non plus la lettre que vous m'avez écrite en allant au-devant de César, dans le canton de Trébula, si je ne me trompe. Plus tard, vint le moment où je ne sais quel sentiment d'honneur ou de devoir, ou peut-être un caprice du sort, me poussèrent à joindre Pompée? Quel service ne m'avez-vous pas rendu, quel gage d'affection ne m'avez-vous pas donné, à moi et aux miens, pendant mon absence? Aussi n'est-il pas un seul des miens qui ne vous regarde comme notre meilleur ami. J'arrive à Brindes. Puis-je oublier l'empressement avec lequel vous accourûtes de Tarente? Je vous vois vous asseoir auprès de moi, consoler, ranimer mon esprit abattu, et qui ne rêvait plus que misères et calamités. Enfin je me revis à Rome. Qu'a-t-il manqué alors à notre intimité? Vos conseils en de graves circonstances ont décidé de ma conduite a l'égard de César. Dans le commerce ordinaire, quelle maison, après celle de César, fréquentiez-vous de préférence? Où veniez-vous passer tant d'heures qui s'écoulaient pour nous dans les plus doux entretiens? Ce fut même alors, si vous vous le rappelez, que vous m'engageâtes a composer mes ouvrages philosophiques. Après le retour de César, qu'avez-vous eu de plus à cœur que de me rapprocher de lui plus étroitement? Et vous y aviez réussi. — Mais où tend cette digression, qui devient plus longue que je ne le pensais? à exprimer ma surprise de ce que, connaissant toutes ces circonstances, vous ayez cru que j'aie pu manquer aux droits d'une amitié comme la nôtre. Outre ces titres éclatants et publics, il en est d'autres plus particuliers dont les paroles ne donnent qu'une idée imparfaite : c'est qu'en vous tout me plaît. Que j'aime votre inébranlable fidélité à vos amis, votre sagesse, votre gravité, la constance de vos sentiments ! que je n'aime pas moins l'enjouement de votre esprit, la douceur de votre caractère, votre goût pour les lettres! J'arrive maintenant à vos plaintes : premièrement je n'ai jamais cru que vous eussiez voté pour cette fameuse loi; ensuite, quand même je l'aurais cru, je vous aurais supposé de justes raisons pour le faire. Votre haute position attire naturellement les yeux sur vos moindres actions, et fait que la malignité publique ne leur donne pas toujours une interprétation favorable. Si vous ignorez cela, je ne saurai que vous dire. Apprenez cependant que lorsque cette malignité s'exerce en ma présence, je ne manque jamais de prendre votre parti, comme je sais que vous prenez le mien contre mes ennemis. Je fais mon thème en deux façons : dans certains cas, je donne des démentis formels, comme pour le vote en question ; dans d'autres, j'explique votre conduite par les motifs les plus honorables pour vos sentiments et votre caractère, comme dans l'affaire des jeux. Mais vous êtes trop éclairé pour ne pas reconnaître que si César fut roi, et il le fut sans doute, on peut disputer sur la ligne de conduite que vous avez suivie, c'est-à-dire, ou soutenir, par exemple, ainsi que je le fais, que vous vous honorez comme ami et comme homme en restant fidèle à vos affections, même après la mort de celui qui en était l'objet; ou prétendre, ainsi que d'autres le font, qu'on doit préférer la liberté de sa patrie a la vie de son ami. Que ne vous a-t-on dit mes combats sur cette double thèse? Mais il y a deux points qui sont l'un et l'autre tout a votre gloire, et que personne ne relève avec plus de plaisir et plus souvent que moi : c'est que vous avez toujours été et fort opposé à la guerre civile, et très-prononcé pour la modération dans la victoire. Sur cela je n'ai encore trouvé personne pour me contredire. — En résumé, je dois des grâces à Trébatius pour m'avoir donné l'occasion de vous écrire cette lettre. Vous ne pourriez mettre en doute la sincérité des sentiments qu'elle exprime, sans me croire dépourvu de cœur et de principes, supposition qui serait la plus blessante pour moi et au moins bien étrange chez vous. [11,28] DE MATIUS A CICÉRON. Rome. J'ai éprouvé un grand bonheur en lisant votre lettre, qui répond si bien à mon attente et à mon vœu, et où je vois comment vous me jugez toujours. Non, je n'avais pas le moindre doute ; mais le haut prix que j'attache à votre estime me rend jaloux de la conserver intacte. J'ai la conscience de n'avoir dans aucune occasion mérité un reproche d'un homme de bien ; et je me refusais à croire qu'avec une nature aussi excellente et un esprit aussi clairvoyant que le vôtre, vous eussiez pu céder légèrement a des préventions contre un homme, qui a été et qui est toujours porté d'inclination pour vous. Satisfait sur ce point, je vais répondre aux accusations où votre bonté de cœur et votre affection ont si souvent pour moi pris fait et cause. Je sais tout ce qu'on a dit contre moi depuis la mort de César. On m'a fait un crime d'avoir gémi de cette fin tragique. Mon ami est tué; et l'on ne veut pas que je m'indigne ! La patrie, dit-on, doit passer avant l'amitié; comme s'il était prouvé que le trépas de César est profitable à la république. Je parlerai sans détour : j'avoue que je n'en suis pas encore à ce haut degré de sagesse. Dans nos guerres civiles, je ne me suis pas attaché au parti de César. J'ai servi l'ami, bien qu'à contrecœur, et je ne déserte point sa cause. Jamais on ne m'a vu approuver la guerre, ni le principe de nos dissensions. Il n'est point d'efforts que je n'aie tentés pour en étouffer le germe. La victoire s'est rangée du côté de mes affections ; mais je n'ai pas succombé à la tentation des honneurs et des richesses. Ceux qui s'en sont gorgés avec le plus d'impudeur avaient bien moins de crédit que moi sur l'esprit de César. Il y a plus, ma fortune a souffert de la loi dont profitent beaucoup de gens qui triomphent de ce qu'il est mort, et qui, sans elle, ne seraient pas à Rome aujourd'hui. J'ai demandé qu'on épargnât les vaincus, et j'y ai travaillé avec autant de zèle que s'il se fût agi de moi-même. Et moi, qui voulais qu'il ne tombât pas un cheveu de la tête de personne, je ne pourrais pas m'indigner du meurtre de celui par qui ce vœu s'accomplissait ; je ne le pourrais pas, quand je le vois périr de la main de ces mêmes hommes pour lesquels il avait encouru la désaffection des siens! Eh bien ! me dit-on, puisque vous blâmez notre action, vous porterez la peine de votre audace. C'est vraiment inouï! Quoi! ici on pourrait impunément se glorifier d'un forfait, et là on ne pourrait pas en gémir sans danger! Mais les esclaves eux-mêmes ont leur libre arbitre pour pleurer, pour espérer ou craindre, sans attendre le signal du maître; et cette liberté-là, ceux qui se proclament les restaurateurs de la liberté voudraient nous la ravir par la terreur! Vaines menaces! Jamais danger ni crainte ne me feront reculer devant mes devoirs d'homme et d'ami. J'ai pour principe qu'il ne faut jamais fuir une mort honorable, et que souvent il faut l'aller chercher. Mais pourquoi tant m'en vouloir de leur souhaiter qu'ils se repentent? Oui, je souhaite que la mort de César devienne pour chaque Romain un sujet de deuil. Mais comme citoyen, dit-on, je dois désirer le salut de la république. Si ma vie tout entière et les espérances que je garde dans ma douleur ne sont pas à cet égard de suffisantes, quoique de muettes garanties, je renonce à le prouver par des discours. Aussi vous demanderai-je avec plus d'instance que jamais de me juger par mes actions plutôt que par mes paroles ; et si vous considérez que mon intérêt est d'accord avec mon devoir, vous ne craindrez point de voir jamais le moindre rapprochement entre les méchants et moi. Tels étaient mes principes dès mon jeune âge, alors qu'une erreur a toujours pour elle l'excuse de l'inexpérience. Aujourd'hui, sur le déclin des ans, irais-je abjurer ce que je suis et me refaire moi-même? non, certes! Je ne donnerai aucune prise contre moi, si ce n'est par la douleur que j'ai du déplorable sort d'un grand homme et d'un ami. Si mes sentiments étaient autres, je ne les désavouerais pas davantage, afin de ne pas ajouter du moins à la perversité des actions le tort d'une lâche et vaine hypocrisie. J'ai présidé aux jeux que le jeune César a fait célébrer pour les victoires de César. Ce fait est du domaine de la vie privée et des devoirs qui s'y rattachent ; il n'a rien de commun avec la politique. Je devais cet hommage à la mémoire et à la renommée d'un ami dans la tombe, et je n'ai pu me refuser au désir d'un jeune homme de tant d'espérances, du digne héritier de César. Je vais souvent chez le consul Antoine, dans l'unique but de lui offrir mes salutations : mais qui rencontre-t-on sans cesse chez lui? Ceux-là qui me croient sans dévouement à mon pays, et qui n'y vont que pour en solliciter et en arracher des faveurs. Comment! César ne m'a jamais empêché de voir qui bon me semblait, ni demandé compte de mes relations avec des hommes qu'il n'aimait pas; et ceux qui m'ont arraché mon ami croiraient, en me harcelant, parvenir a étouffer mes affections! C'est par trop fort; mais je suis sans alarme : ma conduite aura force et pouvoir dans l'avenir contre la calomnie, et je sais bien que ceux même qui m'en veulent le plus de ma fidélité à César préféreraient des amis comme moi à des amis qui leur ressemblent. Si mes vœux s'accomplissent, je me retirerai à Rhodes pour y passer dans la retraite le peu qu'il m'est donné de vivre encore. Que si quelque empêchement me retenait à Rome, ma conduite y prouverait à tous que je n'ai d'autre ambition que celle du bien public. — J'ai beaucoup d'obligations à notre ami Trébatius. Je lui dois d'avoir pu lire vos sentiments dans votre cœur aimant et candide, et de savoir que l'homme que j'ai toujours tendrement aimé a plus que jamais des droits à ma déférence et à mon respect. Portez-vous bien, et ne cessez pas de m'aimer. [11,29] A OPPIUS. J'étais dans l'incertitude sur la grande question de mon départ; Atticus le sait mieux que personne. Une foule de raisons pour ou contre venaient se combattre en moi. Votre bon esprit et votre sagesse ont puissamment contribué à fixer mes irrésolutions. Vous avez bien voulu m'en écrire sans détour, et en même temps Atticus m'a donné tous les détails de son entretien avec vous. Il y a longtemps déjà que j'avais remarqué la sagacité merveilleuse qui vous fait toujours saisir le vrai point de vue des choses, et la loyauté avec laquelle vous en donnez votre avis. J'en ai fait une notable épreuve au commencement de la guerre civile, lorsque je vous consultai sur le parti que je devais prendre, ou de me rendre auprès de Pompée, ou de rester en Italie. Faites ce qui est le plus digne; tel fut le sens de votre réponse. Je compris votre pensée, et je rendis hommage à la franchise non moins qu'à la consciencieuse indépendance de ce langage. Vous n'ignoriez pas les désirs bien différents de l'ami que vous chérissiez; mais vous avez mieux aimé me donner un bon conseil qu'un conseil qui lui plût. Je n'avais pas attendu ce moment pour vous aimer et pour comprendre combien vous m'aimiez aussi. Pendant que j'étais au loin et dans la position la plus critique, vous n'avez cessé, je m'en souviens, de veiller sur moi et les miens. L'absent et ceux qui étaient restés n'eurent pas de plus fidèle défenseur. On sait dans quelle familiarité nous avons vécu à mon retour, et dans quels termes je m'expliquais sur vous. Que de gens (je parle de ceux qui observent tout) pourraient en témoigner! Mais quel imposant témoignage n'avez-vous pas vous-même rendu à la sûreté de mon caractère et à la constance de mes sentiments, lorsqu'après la mort de César vous vous êtes livré tout entier à mon amitié ! Je me croirais indigne du nom d'homme, si je ne répondais pas à votre confiance par les plus tendres soins et un dévouement sans réserve. Vous me conserverez votre affection, n'est-ce pas, mon cher Oppius, et vous défendrez mes intérêts? Je vous le demande au surplus par habitude plus que pour vous le demander. J'ai dit à Atticus, pour votre gouverne, les objets que je vous recommande spécialement. Vous aurez des lettres mieux remplies, quand le loisir me sera revenu. Soignez votre santé. C'est là ce qui me touche le plus.