[5,0] LIVRE V. [5,1] DE Q. METELLUS, FILS DE Q. METELLUS CELER, PROCONSUL, A M. T. CICÉRON. De la Gaule intérieure. Si votre santé est bonne, j'en suis charmé, Je croyais entre nous à une réciprocité de sentiments et à un retour d'affection qui devraient me mettre à l'abri de vos sarcasmes en mon absence; et je ne vous supposais pas capable d'aller, pour un mot, attaquer mon frère Métellus dans son existence et dans sa fortune. Au cas où vous jugeriez ne rien lui devoir, l'honneur de notre famille, mon dévouement pour la vôtre et pour la république, auraient pu du moins lui servir d'égide. Ainsi le voilà poursuivi et traqué, et moi je suis abandonné par ceux sur qui nous devions compter le plus. On me blesse, on me flétrit, moi qui suis à la tête d'une province, qui commande une armée, et qui dirige en chef les opérations de la guerre. Ah ! votre conduite est un outrage à la raison, à l'antique générosité de nos ancêtres, et l'on ne s'étonnera pas s'il vous en arrive malheur. Changer à ce point pour moi et pour les miens! c'est ce que je n'aurais jamais pu croire. Quant à moi, ni les chagrins domestiques, ni les injustices des autres ne me détourneront de mes devoirs envers la république. [5,2] M. T. CICERON A Q. METELLUS. Rome. Si vous et votre armée êtes en bonne santé, j'en suis charmé. Vous croyiez, dites-vous, à une réciprocité de sentiments entre nous et à un retour d'affection qui devaient vous mettre à l'abri de mes sarcasmes. Je ne sais pas ce que vous entendez par la. Je soupçonne que vous faites allusion à un propos que j'ai tenu au sénat : je parlais des regrets de certaines gens, au sujet de la république sauvée par mon courage ; je vous citai comme ayant fait à des proches, auxquels vous ne pouviez rien refuser, le sacrifice de ce que vous deviez dire à ma louange au sénat; j'ajoutai que l'oeuvre du salut commun avait été partagée entre nous; que j'avais défendu la ville contre les trahisons du foyer domestique et les dangers de l'intérieur, pendant que vous la gardiez au dehors des attaques ouvertes et des attentats cachés de ses ennemis ; mais que cette grande et glorieuse confraternité avait été brisée par vos proches le jour où ils avaient eu peur que même le plus faible hommage de votre part vint répondre aux témoignages solennels que je vous avais rendus. Je racontai comment je m'étais fait une grande attente de vos éloges, et comment cette attente avait été déçue. On trouva l'observation piquante, et on se mit à rire, modérément toutefois, et beaucoup moins d'ailleurs de vous que de ma déconvenue et de la candeur de mes aveux sur le prix que j'attachais à vos éloges. Certes, il y a quelque chose d'honorable pour vous dans mon regret de n'avoir pu, au comble de l'honneur et de la gloire, recevoir un compliment de vous. —Vous parlez d'une réciprocité de sentiments. Je ne sais ce qu'en amitié vous nommez réciproque. Moi j'appelle ainsi les bons offices que l'on rend et que l'on reçoit tour à tour. Si je vous disais que je me suis démis de ma province pour l'amour de vous, vous auriez raison de ne pas me croire : c'étaient des motifs personnels qui m'y portaient, et je m'applaudis chaque jour d'une résolution si bien dans mes intérêts et dans mes goûts. Mais à peine m'en fus-je démis dans l'assemblée du peuple, que je cherchai à vous avoir pour successeur. Je ne parle pas du tirage au sort. Mais persuadez-vous bien que mon collègue n'a rien fait que d'accord avec moi, et rappelez-vous ce qui a suivi; comme je me pressai d'assembler le sénat après le tirage ; en quels termes je parlai de vous, jusqu'à vous faire dire à vous-même que de tels éloges étaient une satire contre vos collègues. Tant que subsistera le sénatus-consulte rendu en ce jour, mes sentiments pour vous ne pourront être mis en doute. Plus tard, lorsque vous partîtes, vous savez ce que je fis au sénat ; le langage que je tins dans les assemblées publiques; les lettres que je vous écrivis; et, la balance à la main, jugez vous-même si, lors de votre dernier voyage à Rome, il y a eu dans votre conduite réciprocité. Vous parlez de retour d'affection; je ne comprends pas ce terme pour une amitié qui n'a jamais souffert d'atteinte.— Je ne devais pas, pour un mot, dites-vous, faire une si rude guerre à votre frère Métellus. J'approuve avant tout, je le dis tout haut, la chaleur que vous mettez à le défendre; j'approuve ces inspirations du coeur et ces mouvements de piété fraternelle. En outre, si j'ai soutenu quelques combats avec Métellus, il faut me le pardonner en faveur de la république qui n'a pas d'ami plus chaud que moi. Mais s'il était vrai que je n'ai fait que repousser l'agression la plus cruelle, ne me sauriez-vous pas quelque gré de ne vous avoir pas porté mes plaintes contre lui? En le voyant décide à tourner à ma ruine tout l'effort de la puissance tribunitienne dont il était revêtu, je fus trouver Claudia, votre épouse, et votre soeur Mucia, dont j'ai éprouvé, en toutes sortes d'occasions, les bontés, par suite de mes liaisons avec Pompée; je cherchai par leur entremise à le détourner de ses mauvais desseins. Sa conduite, la veille des kalendes de janvier, vous est sans doute connue. Jamais pareille insulte n'avait encore été faite à un magistrat, fût-il même le plus mauvais des citoyens. Je venais, consul, de sauver la république, et je sortais de charge. Je me défendis de haranguer le peuple ; mais je sus faire tourner cette circonstance à ma gloire. On ne m'avait accordé la parole que pour prononcer le serment; je le fis d'une voix éclatante, ce serment si vrai et si beau, et la grande voix du peuple répéta avec acclamations que j'avais dit la vérité. Malgré cet insigne outrage, j'envoyai, le jour même, des amis communs prés de Métellus, pour tâcher de le ramener. «Il est trop tard," répondit-il. Il avait déclaré en effet quelques jours auparavant, en pleine assemblée du peuple, qu'il ne fallait pas laisser parler celui qui avait condamné des citoyens sans les entendre. Ainsi le châtiment qu'aux applaudissements de tous les gens de bien le sénat a infligé à des hommes qui voulaient incendier Rome, massacrer les magistrats et les sénateurs, et tout mettre en conflagration, il en juge digne l'homme par qui la curie a été sauvée du massacre ; la ville, de l'incendie; et l'Italie tout entière, de la guerre civile. Voilà pourquoi j'ai dû, à mon tour, résister de front à votre fère. Le jour des kalendes de janvier, il s'éleva une discussion au sénat sur les affaires publiques, et je le menai de manière à lui faire sentir qu'il avait affaire à un homme de coeur et de résolution. Le troisième jour des Nones, nouvelle attaque de sa part, nouvelles menaces. Ce n'est plus par la justice ou la raison, c'est par la violence et l'intimidation qu'il procède. Si mon courage eût faibli devant son audace, qui n'eût été fondé à faire honneur de la vigueur de mon consulat au hasard des circonstances plutôt qu'au caractère du consul? — Si vous avez ignoré les sentiments de votre frère à mon égard, concluez qu'il a dérobé les faits les plus graves à votre connaissance. S'en était-il ouvert avec vous? Vous devez me trouver plein de douceur et de patience de ne pas m'en être plaint à vous. Vous comprenez à présent, que ce n'est pas pour un mot de Métellus, comme vous le dites, que je me suis ému; que c'est pour des pensées et des projets hostiles. Rendez donc hommage à ma bonté ; si c'est bonté que tant d'abnégation et de mollesse, après une telle injure. Je n'ai jamais ouvert d'avis contre votre frère ; toutes les fois qu'il s'est agi de lui, j'ai voté de ma place avec ses meilleurs amis; et même dans une circonstance d'un très médiocre intérêt pour moi, assurément, loin de lui faire de l'opposition comme a un ennemi, j'ai contribué à faire passer un sénatus-consulte dont il avait besoin. — Ainsi je n'ai pas attaqué votre frère ; je me suis défendu de ses attaques, et mon coeur a si peu changé qu'il vous est resté fidèle même quand vous m'abandonniez. Dans ce moment encore où vous m'écrivez presque avec menace, je reste calme, et non seulement je pardonne à vos ressentiments, mais j'y applaudis, parce qu'il y a dans mon coeur quelque chose qui me dit combien est vif et puissant le sentiment qui nous attache à un frère. Je vous demande seulement de juger à votre tour mes ressentiments avec la même équité. Si j'ai été attaqué par vos proches de la manière la plus injuste, la plus cruelle, sans aucune ombre de raison, reconnaissez que, loin de céder sans résistance, j'aurais été en droit de requérir contre eux votre secours et celui de votre armée. J'ai toujours désiré votre amitié; je me suis appliqué, dans toutes les occasions, à vous prouver la mienne; je garde mes sentiments, je les garderai tant que vous le trouverez bon, et, pour l'amour de vous, je cesserai de haïr votre frère plutôt que de souffrir que rien porte atteinte à notre mutuel attachement. [5,3] Q. MÉTELLUS NÉPOS A CICÉRON. Espagne. Vos bons procédés me consolent des outrages dont le plus odieux de tous les hommes m'accable journellement à la face du peuple. Ils sont sans portée, venant d'un pareil personnage, et je les veux compter pour rien. C'est de grand coeur que je vous offre la place d'un frère dans mes affections. Il me semble que déjà vous m'en tenez lieu. Quant à l'autre, je ne veux pas lui conserver même un souvenir, moi qui l'ai pourtant deux fois sauvé malgré lui. Pour ne point vous accabler de lettres, j'ai écrit en détail à Lollius sur ce qui me touche. Il a mes instructions touchant les comptes de la province, et je le charge de vous les communiquer. Tâchez d'avoir toujours pour moi la même bienveillance. [5,4] A Q. MÉTELLUS, CONSUL. Dvrrhachium. Les lettres de Quintus, mon frère, et de T. Pomponius, mon ami, m'avaient persuadé que je pouvais compter sur votre secours comme sur celui de votre collègue. C'est sur cette assurance que je vous écrivis. Ma triste fortune me faisait un devoir de vous exprimer ma gratitude, et de vous prier de me garder jusqu'au bout vos bonnes dispositions. Depuis, j'ai su par ma correspondance, et surtout par les voyageurs, que vous aviez changé; et je n'ai plus osé vous importuner de mes lettres. — Aujourd'hui Quintus, mon frère, me fait part du discours favorable que vous avez prononcé dans le sénat, et j'en suis si touché, que je prends sur moi de vous écrire. Ah ! si telle est votre pensée, unissez-vous à moi dans l'intérêt des vôtres, plutôt que de servir leur cruelle animosité contre moi. Vous qui avez su vous vaincre et faire à la patrie le sacrifice de vos ressentiments, iriez-vous épouser la haine d'autrui au détriment de la république? Si votre générosité me sauve, vous pourrez disposer de moi en toute chose; je vous le promets de nouveau. Que si la violence sous laquelle nous avons succombé, moi et la république, tient encore enchaînés les magistrats, le sénat et le peuple, prenez garde qu'un jour, quand vous voudrez revenir sur vos pas, il ne soit trop tard, et que vous n'ayez plus personne à conserver. [5,5] A C. ANTOINE, lMPERATOR. Rome. J'avais résolu de ne vous écrire désormais qu'autant qu'on me demanderait ma recommandation ; non que je la croie fort puissante sur votre esprit, mais pour ne laisser voir à personne qu'il y a du refroidissement entre nous. Cependant voici T. Pomponius qui part; c'est le confident de tout ce que j'ai senti et fait pour vous; c'est mon ami intime. Il désire être le vôtre. J'ai donc cru devoir, en cette occasion, vous écrire un mot, d'autant que je ne pouvais faire autrement sans mécontenter mon ami. Je vous demanderais les plus importants services, que chacun le trouverait tout simple. Jamais mon assistance ne vous a manqué quand il s'est agi pour vous d'intérêts, d'honneurs politiques, de dignité personnelle ; et tout cela, sans retour aucun. Qui le sait mieux que vous? Loin de là, certains traits vous sont échappés; de tous côtés, il m'en revient quelque chose. Je ne dirai pas que je l'ai découvert, pour ne pas employer un mot dont vous faites, dit-on, contre moi un usage assez perfide. J'aime mieux que ces propos, dont Pomponius n'est pas moins affligé que moi, passent par sa bouche que par mes lettres. J'ai pour témoins de mon zèle officieux et le sénat et le peuple romain. Comment avez-vous reconnu tout cela? je m'en rapporte à vous-même. Comment deviez-vous le reconnaître? c'est ce dont tout le monde peut juger. — Quand j'ai agi pour vous, j'ai suivi d'abord une impulsion naturelle, puis j'ai continué parce que j'avais commencé. Mais ce qui reste à faire, n'en doutez pas, exige bien autrement de dévouement, de réflexion et de travail : je poursuivrai volontiers la tâche, pour peu qu'il me soit prouvé que ce n'est pas autant de perdu; mais si je dois n'avoir affaire qu'à un ingrat, je ne veux pas vous autoriser à ne voir en moi qu'un insensé. Pomponius vous donnera là-dessus toutes les explications nécessaires. Je n'ai plus qu'à vous recommander les intérêts qui l'appellent auprès de vous. Je sais bien que Pomponius se recommande tout seul; cependant, s'il vous reste un peu d'amitié pour moi, veuillez me le témoigner en faisant tout pour le succès de son affaire; il n'y a rien dont je puisse vous savoir plus de gré. [5,6] A. D. P. SESTIUS, PROQUESTEUR. Rome. Décius, votre secrétaire, est venu me voir et me prier d'employer mes soins pour qu'on ne vous donnât pas encore de successeur quoique je le regarde comme un honnête homme et comme votre ami, ma mémoire se rappelait ce que vous m'aviez écrit précédemment, et malgré le témoignage d'un homme aussi réfléchi, je doutais d'un changement si complet de résolution. Cependant, depuis une visite que votre Cornélie a faite à Térentia, et un entretien que j'ai eu moi-même avec Q. Cornélius, je me suis arrangé pour me rendre au sénat toutes les fois qu'il y a eu séance, et je me suis mis en quatre pour persuader à Q. Fufius, tribun du peuple, et à tous ceux à qui vous avez écrit, de s'en rapporter à moi plutôt qu'à vos lettres. On ne s'occupera de rien absolument avant le mois de janvier. Nous réussirons. — En me félicitant, il y a quelque temps, d'avoir acheté la maison de Crassus, vous m'avez décidé; car c'est seulement après avoir reçu votre compliment que je l'ai achetée moyennant trois millions cinq cent mille sesterces. Aussi je me vois maintenant criblé de dettes, au point que je cherche à entrer dans quelque conspiration, si on daigne m'y recevoir. Malheureusement, parmi les conspirateurs, les uns ne veulent pas de moi, parce qu'ils me détestent et ils ont en exécration le punisseur des traîtres ; les autres soupçonnant ma sincérité, craignent de tomber dans un piège, et ne peuvent s'imaginer qu'on manque d'argent, quand on a délivré tant de riches capitalistes des dangers d'un pillage. Il n'y a de richesse que pour ceux qui prêtent à cinquante pour cent. Quant à moi, je n'ai recueilli de tout ce que j'ai fait d'autre avantage qu'un nom désormais honorablement connu. J'ai visité en détail votre maison et toutes vos constructions; elles sont parfaitement bien. Vous savez qu'Antoine n'a jamais rien fait pour moi; c'est une remarque qui est dans la bouche de tout le monde: je ne l'en ai pas moins défendu au sénat avec chaleur et zèle. Mon discours a produit sur l'assemblée une impression profonde. [5,7] A CN. POMPÉE LE GRAND, FILS DE CNEIUS, IMPERATOR. Rome. J'ai partagé l'indicible et universelle joie que vos lettres officielles ont causée. Les assurances que vous nous donnez d'une paix prochaine ne font que confirmer l'issue que, dans ma confiance en vous, je n'ai cessé de prédire. Mais vous saurez que votre lettre a été comme la foudre pour les espérances de certaines gens, vos ennemis autrefois, aujourd'hui vos bons amis; ils en sont atterrés. Le mot que vous m'avez adressé en particulier, quoique bien peu de chose, est un témoignage de votre bienveillance, qui m'a fait plaisir, car je mets tout mon bonheur dans la conscience des services que je rends; et s'il arrive qu'on ne m'en tienne pas compte, je m'accommode assez de penser qu'on est en reste avec moi. Si j'ai peu gagné sur vous par mon entier dévouement à votre personne, je ne doute pas que bientôt l'intérêt public ne nous rapproche et ne nous unisse étroitement. — Et pour que vous ne vous mépreniez pas sur ce que je croyais trouver dans votre lettre, je vous le dirai franchement, comme il convient à mon caractère et à nos relations : j'ai assez fait pour qu'il me fût permis d'attendre de votre amitié, et par considération pour la république, quelques mots de félicitations. Votre réserve tient peut-être à la crainte de blesser quelqu'un. Mais vous saurez que l'applaudissement du monde entier a sanctionne ce que j'ai fait pour le salut de la patrie. Vous allez revenir à Rome ; alors vous jugerez ce qu'il m'a fallu déployer de prudence et de force d'âme; et le Scipion de nos jours, plus grand encore que l'Africain, ne refusera plus à Lélius, ou du moins a qui n'est pas tout a fait indigne de ce nom, une place a à côté de lui dans la république et dans son amitié. [5,8] LETTRE VIII. CICERON à M. LICINIUS CRASSUS. "JE ne doute point que tous vos amis ne vous aient informé avec combien de zèlé je me suis employé au soutien et même à l'augmentation de votre dignité. Je ne vous parle point d'un service obscur ou médiocre, ou de nature à demeurer enseveli dans le silence. Je suis entré en lice avec les Consuls et quantité de Consulaires, et je ne me souviens point d'avoir jamais marqué plus de chaleur dans aucune cause. Je me suis engagé dans un combat perpétuel pour la défense de vos prérogatives : enfin je me suis parfaitement acquitté de ce que je devais depuis longtemps à notre ancienne liaison, quoiqu'elle ait été interrompue par la variété des incidents. Au fond, jamais l'envie de vous servir ou de contribuer à votre gloire ne s'est refroidie dans mon coeur : mais la malignité de certaines gens, qui s'affligent de l'honneur d'autrui, vous a quelquefois inspiré de l'éloignement pour moi, et m'a fait changer aussi de conduite avec vous. Enfin, par un événement conforme à mes desirs plutôt qu'à mes espérances, j'ai trouvé l’occasion, dans un temps où vos affaires sont très florissantes, de faire éclater mes véritables inclinations et la fidélité que je dois à notre amitié. Ce n'est pas à votre maison seulement, c'est à toute la Ville, que j'ai fait heureusement connaître combien je vous suis attaché. Aussi Tertulla, votre femme, l'honneur de son sexe, et vos deux fils dont je ne puis trop louer la vertu, le mérite et la tendresse pour leur père, se reposent-ils avec confiance sur mes conseils, sur mon zèle et sur mes services : tandis que le Sénat et le Peuple Romain s'aperçoivent que dans tout ce qui appartient à vos intérêts pendant votre absence, vous n'avez rien qui vous soit plus dévoué que mes soins, mon travail, ma diligence et tout mon crédit. On vous écrit sans doute de votre maison, ce qui s'est passé ce qui se passe actuellement. Je souhaiterais, pour ce qui me regarde, que loin d'attribuer au hazard ou à quelque mouvement imprévu la chaleur que j'ai marquée pour votre service, vous fussiez absolument persuadé que dès le premier instant de mon entrée au Forum, je me suis toujours proposé de vivre avec vous dans la plus étroite liaison. Et je me rappelle fort bien que depuis ce temps-là je ne me suis jamais relâché dans les soins que je vous ai rendus ; comme votre amitié et votre bonté pour moi ne se sont jamais refroidies. S'il s'est élevé par intervalles quelques vapeurs qui aient moins blessé le fond de nos sentiments que les apparences, elles étaient mal fondées, frivoles ; il n'en est rien resté dans notre mémoire ni dans notre commerce. Vous êtes d'un caractère, et je souhaite qu'on puisse dire la même chose du mien, qui doit me faire esperer qu'étant tombés tous deux dans les mêmes temps de la République, notre liaison et notre amitié nous sera également glorieuse. Voyez donc à quoi vous croiez que l'opinion que vous avez de moi doive vous engager, et dans cette délibération j'espere que vous prendrez ma dignité pour règle. Pour moi, je vous promets et je veux faire hautement profession de m'employer avec un zèle distingué et par toutes sortes de services au soutien de votre honneur et de votre réputation. Je trouverai sans doute des rivaux qui me le disputeront ; mais je me flatte de l'emporter sur eux, au jugement de tout le monde et même de vos deux fils. Je dois vous dire que je les aime tous deux fort tendrement. Marcus néanmoins le cède un peu dans mon affection à Publius, parce que non seulement Publius a toujours eu de l'attachement pour moi depuis son enfance, mais que particulièrement dans ces conjonctures il m'honore et me chérit comme un second père. Soyez persuadé que tout ce que je viens d'écrire aura la force d'un Traité plutôt que d'une Lettre, et que toutes mes promesses seront observées avec une religieuse exactitude. Je ne me croirai pas seulement obligé par l'amitié à soutenir ce que j'ai fait dans votre absence en faveur de votre dignité ; j'y serai intéressé pour l'honneur de ma constance. Ainsi je me borne à vous répeter à présent, que je me porterai de moi-même à tout ce qui me paraîtra conforme à vos inclinations ou convenable à vos intérêts et à votre grandeur : et si je reçois de vous ou des vôtres quelqu'avis qui vous concerne, je vous ferai connaître que jamais vos ordres ni leurs recommandations n'auront été sans effet. Je vous prie donc de me communiquer toutes vos affaires, comme à l'homme du monde qui vous aime Ie plus, sans mettre aucune distinction entre les grandes, les médiocres et les petites. Donnez ordre à ceux qui vous appartiennent, d'employer sans ménagement mon conseil, mon autorité, mon crédit pour tout ce qui vous intéresse, de quelque nature qu’il puisse être, et de ne pas en user avec plus de réserve pour les affaires de vos amis, de vos hôtes et de vos clients. Enfin je veux, autant qu’il est possible, empêcher par mes soins que rien ne souffre trop de votre absence. Adieu. [5,9] 614. — VATINIUS, IMP., A SON CHER CICÉRON. Narone en Dalmatie, 11 juillet. Si vous avez conservé vos habitudes de patronage envers vos anciens clients, voici P. Vatinius qui vient vous demander de plaider pour lui. L'assistance qu'il reçut de vous aux jours du péril, vous ne la refuserez pas sans doute dans la poursuite d'une distinction honorifique. A qui pourrait-il recourir, à qui s'adresser, si ce n'est à celui dont une fois déjà l'égide l'a protégé? Quand il s'agissait de ma personne, vous n'avez pas craint de tenir tête à une coalition puissante; aujourd'hui qu'il s'agit d'honneurs à me rendre, puis-je douter que vous ne renversiez, que vous n'écrasiez une méchante cabale et de misérables pygmées? Si donc votre affection pour moi est toujours la même, couvrez-moi de vos ailes, et, prenant les charges comme les bénéfices du patronage, faites tout ce qu'exigent les intérêts de ma dignité. Vous ne l'ignorez point, ma fortune m'a, je ne sais pourquoi, et sans que je le mérite, je le jure, fait des ennemis; mais qu'importe la cause, si le fait existe et si le sort l'a voulu ? Dans le cas où il s'élèverait contre moi une opposition quelconque, j'attends de la générosité habituelle de votre coeur que vous preniez en main la défense d'un absent. Vous trouverez ci-après une copie du compte que je rends au sénat de ma conduite. -- J'apprends l'évasion du lecteur, votre esclave, qui s'est réfugié chez les Vardes. Vous ne m'en aviez rien dit. Je n'en ai pas moins donné des ordres pour qu'on le recherchât sur terre et sur mer. Je vous réponds de le découvrir, à moins qu'il n'ait passé en Dalmatie; et encore me fais-je fort de l'y déterrer tôt ou tard. Conservez-moi votre amitié et portez-vous bien. Le 5 des ides de juillet, du camp de Narone. [5,10] 682. — DE VATINIUS A CICÉRON. Mytilène. 1iére partie. Aucun indice encore de votre Dionysius. Je suis arrêté, il est vrai, par le froid de Dalmatie, qui, après m'avoir chassé d'où j'étais, se fait sentir même ici. Mais je n'aurai de cesse que je ne l'aie déterré. D'un autre côté, vos exigences sont bien dures. Qu'est-ce qu'une si chaude intercession, par exemple, pour un Catilius? Fi de vos recommandations à vous et à Servilius, que j'aime pourtant beaucoup aussi! Sont-ce là vos clients? sont-ce là vos causes? Un homme dont la cruauté est sans égale; qui partout a tué, enlevé, ruiné par milliers les hommes libres, les mères de famille, les citoyens romains; qui a porté la désolation dans tous les pays! un horrible singe qui n'appartient qu'à demi à la nature humaine! Il me fait la guerre, et je le prends les armes à la main. Maintenant, mon cher Cicéron, que puis-je faire? vos désirs, vous le savez, sont pour moi des ordres. Eh bien! quoiqu'il soit mon prisonnier, je dépose entre vos mains ma juste indignation, et je renonce à lui infliger le supplice qui lui est dù. Mais que répondrai-je à ceux qui demandent justice et réparation pour la spoliation de leurs biens, le pillage de leurs vaisseaux, le meurtre de leurs frères, de leurs enfants, de leurs pères? Non, je le jure, quand j'aurais le front d'Appius mon prédécesseur, je ne soutiendrais pas leur présence. N'importe! je ferai exactement ce que je sais être votre volonté. Il aura pour défenseur votre élève Volusius. Puisse cette circonstance faire tomber les accusations ! c'est là ma seule espérance. En retour, si j'ai besoin qu'on me défende à Rome, je compte sur vous. --- César est toujours injuste pour moi. Le voilà qui retarde son rapport sur mes supplications et sur mes opérations en Dalmatie, comme si je n'avais pas, dès ce moment, d'incontestables droits à l'honneur du triomphe. Est-ce qu'on veut attendre que la guerre soit absolument terminée? Mais il y a en Dalmatie vingt villes antiques, avec lesquelles sont liguées plus de soixante autres. Exiger que je les prenne toutes avant qu'on ne m'accorde des supplications, c'est me traiter comme on n'a jamais traité un général. 2ième partie : 664. DE VATINIUS A CICÉRON. Narone, 5 décembre. Aussitôt après le vote des supplications, je suis parti pour la Dalmatie. J'ai emporté d'assaut six villes, dont une place très forte, qui a été, en quelque sorte, prise quatre fois. Car j'ai eu à forcer successivement quatre tours, quatre murailles, puis la citadelle tout entière, d'où le froid, la neige et la glace m'ont ensuite chassé. Oui, mon cher Cicéron, j'ai eu la mortification d'abandonner une ville conquise et une guerre on peut dire terminée. Justifiez-moi donc près de César, si le cas l'exige. Vous le pouvez hardiment sur tous les points. Pensez qu'il s'agit de l'homme qui vous aime le plus au monde. [5,11] 662. — A VATINIUS, IMPERATOR. Rome. Vous êtes touché de ce que j'ai fait pour vous; je ne m'en étonne point. Je sais que vous êtes le plus reconnaissant des hommes, et je ne cesse de le dire hautement; mais c'était peu de montrer de la reconnaissance, vous m'en avez comblé : aussi comptez de ma part sur les mêmes dispositions et le même zèle pour tout ce qui pourrait vous intéresser encore. Vous m'avez recommandé Pompéia, votre illustre épouse. Je me suis entendu avec Sura aussitôt après la lecture de votre lettre; il est chargé de lui dire de ma part qu'elle ait à me faire connaître ses volontés, et que je serai aussi empressé que fidèle à les accomplir. Ainsi ferai-je. Je me rendrai même auprès d'elle, s'il en est besoin. Vous me ferez plaisir de l'assurer que, pour la servir, il n'est rien que je trouve trop difficile ou trop peu digne, rien qui me semble au-dessus ou au-dessous de moi. Quand il s'agit de vos intérêts, toute peine s'alIége et tout soin s'ennoblit. — Faites-moi le plaisir d'en finir avec Dionysius. Quelques promesses que vous lui donniez, je les ratifie; mais s'il continue de faire le récalcitrant, envoyez-le poings liés à mon char de triomphe. — Maudits soient ces Dalmates qui vous donnent tant de tracas ! mais vous en aurez bientôt raison, dites-vous : et ce sera un nouveau lustre sur vos belles actions; car c'est un peuple qui a toujours passé pour belliqueux. [5,12] A L. LUCCÉIUS, FILS DE QUINTUS. Mai. J'ai eu souvent la bouche ouverte pour vous faire un aveu ; mais toujours une sotte honte m'a retenu : maintenant que vous êtes loin, je parlerai avec plus de confiance. Une lettre ne rougit point. Je suis tourmenté d'un désir dont il est impossible de se faire une idée, et qu'en vérité je ne crois pas un crime ; c'est que vous vouliez bien répandre sur mon nom le prestige et l'éclat de votre talent. Vous m'avez souvent témoigné l'intention d'écrire mon histoire. Eh bien ! pardonnez à mon impatience. Vos ouvrages, dont je me faisais une haute idée, ont tellement dépassé mon attente, m'ont tellement subjugué, transporté, que je brûle de voir associer ma gloire aux monuments de votre génie. Ce n'est pas seulement dans l'espérance d'un peu d'immortalité que je souhaite une mention de vous près des siècles à venir : je voudrais aussi jouir, de mon vivant, soit de l'autorité de votre témoignage, soit de cette marque de votre bienveillance, ou de ce charme de votre style. — En exprimant ce voeu, je n'ignore pas que vous pliez sous le poids de vos travaux et des engagements que vous avez pris avec vous-même. Mais je considère que vous venez de finir ou à peu près l'histoire de la guerre Italique et celle de la guerre civile ; et suivant ce que vous m'avez dit, vous êtes au moment d'aborder l'époque qui vient après. Or je ne veux point me faire le tort de ne pas au moins vous demander s'il convient de comprendre ce qui me concerne dans la narration des autres événements, ou s'il ne vaudrait pas mieux, à l'exemple des Grecs qui ont des histoires générales et des histoires particulières pour les guerres, telles que la guerre de Troie, de Callisthènes; la guerre de Pyrrhus, de Timée; la guerre de Numance, de Polybe ; s'il ne vaudrait pas mieux, dis-je, séparer la conjuration de Catilina de l'histoire des guerres extérieures et étrangères de la république. Au fond, je ne vois pas que ma gloire y soit très intéressée. Mais mon impatience l'est bien un peu à vous voir anticiper sur l'ordre des temps, et arriver de plein saut au fait spécial et à la période qui me touchent. J'imagine d'ailleurs que n'ayant à s'occuper que d'une époque et que d'un personnage, l'écrivain traite son sujet avec plus de verve et s'y joue avec plus de grâce. — Je ne me dissimule pas ce qu'il faut d'indiscrétion pour vous proposer un fardeau semblable ; car déjà vos occupations se refusent à tout surcroît de charge; ce qu'il en faut surtout pour oser vous demander, comme je le fais, de célébrer ma vie. Sais-je seulement si vous trouvez le sujet digne de vous inspirer? — Après tout, en fait d'indiscrétion, la limite une fois passée, on ne doit pas être effronté à demi : je vous demanderai donc sans détour de chanter mes actions, et de les faire valoir au delà même de ce qu'elles méritent peut-être à vos yeux, et sans trop vous asservir aux lois sévères de l'histoire. Et si vous sentiez, un peu pour moi de cette prévention dont vous parlez avec tant d'agrément dans une préface, où vous déclarez qu'elle n'a pas eu plus de prise sur vous que la volupté sur l'Hercule de Xénophon, n'y résistez pas, je vous prie; et dût-il en coûter un peu à la vérité, laissez-vous aller à ce que votre coeur vous dira pour moi. Si je puis vous décider une fois à commencer, je suis persuadé que le sujet plaira à votre riche et brillante imagination. Il me semble qu'en prenant les choses, depuis le commencement de la conjuration jusqu'à l'époque de mon retour, vous trouvez la matière d'un beau petit volume. Vous avez une connaissance parfaite des modifications successives qu'a subies notre constitution. Vous pourrez expliquer les causes des innovations diverses, signaler le remède a appliquer aux désordres. Vous blâmerez ce qui est mal ; vous direz comment et pourquoi vous louez ce qui vous semble bien. Enfin, si vous restez fidèle à la franchise habituelle de votre caractère, vous aurez à stigmatiser bien des perfidies, des surprises, des trahisons. Les événements de ma vie ont été si divers qu'il en résultera nécessairement de la variété dans l'ouvrage, de cette variété pleine de charme qui commande jusqu'au bout l'attention et l'intérêt des lecteurs. Il n'y a pas, en général, de tableau plus attachant que celui des vicissitudes humaines et des retours de la fortune. Il eût sans doute mieux valu pour moi n'en pas faire la triste expérience ; mais le récit ne m'en déplaira point : car il y a de la douceur au souvenir de ce qu'il a souffert. Quant aux indifférents, à ceux qui voient, d'un lieu sûr, les épreuves des autres, le spectacle d'une grande infortune les intéresse et les touche. Quel est celui d'entre nous qui ne se sent saisi d'une pitié délicieuse à la vue d'Épaminondas frappé à Mantinée, et inquiet de son bouclier seulement, ne laissant arracher le fer de sa blessure que quand on vient lui dire que son bouclier est sauvé, et faisant voir en ce beau trépas une vertu plus haute que la douleur et la mort? Quel est le lecteur dont l'attention ne soit frappée vivement du récit de la fuite et du retour de Thémistocle? La succession méthodique des années ne fait trouver qu'un plaisir médiocre dans le dénombrement des fastes. Mais dans la vie d'un grand homme, dans ses phases et ses péripéties diverses, quelle variété d'émotions! Stupeur, anxiété, joie, tristesse, espérance, terreur; et si la catastrophe a quelque chose d'extraordinaire, le plaisir de l'esprit est au comble. — Voila pourquoi je souhaite si ardemment que vous sépariez du corps de votre histoire ce que j'appellerai le drame de mes actions et des événements qui s'y rapportent. C'est en effet un drame en plusieurs actes, à grands mouvements de scène, où la conduite et la fortune se partagent l'intérêt. Je ne crains pas qu'on me reproche d'user près de vous d'une petite manoeuvre de flatterie pour surprendre votre amour-propre, quand je dissimule si peu combien je désire vous avoir, vous et vous seul, pour panégyriste et pour chantre. Vous n'êtes point de ceux qui ignorent ce qu'ils sont, et vous ne regardez pas plus comme des envieux ceux qui ne vous admirent pas que comme des flatteurs ceux qui vous louent. Je ne suis pas non plus assez c'est simple pour vouloir être recommandé à la postérité par un écrivain qui n'aurait pas de gioire à prétendre de ce qu'il entreprendrait pour la mienne, Le grand Alexandre ne voulait avoir son portrait que de la main d'Apelles, et sa statue, que de Lysippe. Était-ce seulement pour leur plaire? Non. C'était préférence pour le talent, par qui le héros s'associe à la gloire de l'artiste. Cependant la peinture et la statuaire se bornent à reproduire l'image des héros ; et nous n'aurions ni portraits ni statues des grands hommes, que leur gloire n'en serait pas moindre. Agésilas de Sparte ne voulut jamais poser devant peintre ni statuaire. Faut-il l'estimer moins que ceux qui ont tenu à nous conserver leurs traits? Le petit livre de Xénophon sur ce roi a fait bien plus pour sa renommée que ne feraient tous les portraits et toutes les statues du monde. Or ce qui donnera tant de joie à mon coeur et de relief à ma gloire, si mon nom vient à prendre place en vos écrits, c'est que non seulement je profiterai du génie de l'écrivain, comme Timoléon de celui de Timée, et Thémistocle de celui d'Hérodote, mais que je pourrai me prévaloir de l'autorité de l'homme d'État célèbre et respecté, dont les preuves ont été faites dans les temps les plus critiques, et qui est sorti de toutes les positions avec honneur. Heureux Achille, disait Alexandre à Sigée, d'avoir été chanté par Homère! Aussi heureux moi-même, j'aurai de plus le bonheur d'être jugé par un grand et illustre citoyen. J'aime l' Hector de Névius, qui est ravi d'être loué, surtout, ajoute-t-il, par ceux que tout le monde loue. Si vous me refusez, c'est-à-dire, s'il y a des obstacles insurmontables à l'accomplissement de mon voeu (un refus de votre part ne peut s'expliquer autrement), j'en serai réduit à une nécessité qui n'est pas du goût de tout le monde. Je serai forcé d'écrire moi-même mon histoire. Il y en a de nombreux exemples, et d'illustres. Mais vous n'ignorez pas la fausse position où l'on se trouve : on doit parler avec timidité de ce qu'on a fait de bien, et passer sur ce qu'on a fait de mal. Le lecteur manque de confiance, et le livre, d'autorité. Enfin les adversaires de ce genre d'écrits disent que, pour se faire historien de soi-même, il faut avoir moins de vergogne que les hérauts des jeux publics qui, après avoir couronné les vainqueurs, et proclamé les noms à haute voix, font eux-mêmes proclamer leurs prix par la voix d'un héraut pour n'avoir pas à se couronner de leurs propres mains. Voilà ce que je voudrais éviter, et il dépend de vous que je l'évite. Consentez donc, je vous en conjure, et ne vous étonnez pas de la répétition et de la vivacité de mes instances, après que vous-même m'avez tant de fois annoncé l'intention de consigner dans un écrit de vous, mes actions et les événements auxquels j'ai été mêlé. Je vous l'ai dit : mon naturel est ardent, et je meurs d'impatience de voir de mon vivant ceux qui ne me connaissent pas apprendre de vous à me connaître, et de jouir au moins avant ma mort du peu de gloire que j'ai mérité. — Je ne voudrais pas vous déranger le moins du monde ; cependant veuillez me faire savoir ce que vous aurez décidé. Si vous dites oui, j'achèverai les notes que j'aurai a vous remettre. Si vous m'ajournez à un autre temps, nous en reparlerons. Ne suspendez rien jusque-la ; revoyez ce que vous faites, et surtout ne cessez pas de m'aimer. [5,13] 572. — A LUCCEIUS, FILS DE QUINTUS. Asture, avril. Les consolations que vous m'adressez me touchent vivement. Elles respirent a la fois une exquise bonté et une haute raison. Mais ce dont je vous remercie le plus, c'est de m'y avoir montré un vertueux mépris des choses humaines, une âme préparée et comme armée contre les coups de la fortune. Ce que je prise surtout dans le sage, c'est son indépendance, c'est l'isolement absolu où il se place de toute influence extérieure, dans le jugement du bien et du mal. Cette manière d'être, je ne l'ai pas tout à fait perdue; elle avait en moi de trop profondes racines. Mais elle a reçu de rudes atteintes au milieu de tant de bouleversements, de tant d'assauts de tous les genres. Vous avez voulu la raffermir, j'en vois l'intention dans votre lettre, et j'en sens déjà les heureux effets. Aussi, je vous le répète, et je ne saurais trop souvent et trop hautement vous le dire, jamais plus douce émotion ne toucha mon cœur. Quelque consolantes que soient les réflexions nombreuses et choisies que vous vous êtes plu à rassembler pour me les offrir, il n'y a rien d'aussi consolant pour moi que la contemplation de tout ce que votre âme possède d'énergie et d'élévation. Vous me donnez là un exemple que je rougirais de ne pas suivre. Mais il est un point sur lequel je me crois plus de courage que vous qui m'en donnez des leçons : je vois que vous espérez un meilleur avenir. Voilà le sens de toutes vos comparaisons tirées des combats de gladiateurs et des vicissitudes qu'ils présentent: c'est là que tendent tous vos raisonnements. Je m'explique votre courage, si l'espérance le soutient; mais je ne m'explique pas l'espérance. Il n'est rien qui ne soit ébranlé au point de menacer d'une chute prochaine. Regardez autour de vous, vous qui connaissez les ressorts de la république : en trouvez-vous un seul qui ne soit brisé ou détendu ? Je ferais l'énumération de nos maux, si vous ne les connaissiez aussi bien que moi, et si un pareil sujet n'était pas trop douloureux au moment où vous me reprochez ma douleur. Ainsi que vous l'ordonnez, je saurai supporter mes chagrins domestiques; et quant aux malheurs de la patrie, je veux leur opposer un courage meilleur même que le vôtre, puisque l'espérance fait votre force, et que j'aurai la même force sans la moindre espérance. Vous me retracez de bien doux souvenirs en rappelant les actions que j'ai faites, et auxquelles vos conseils, je dois le proclamer, eurent tant de part. J'ai fait pour la patrie, je ne dirai pas plus je que ne devais, mais plus assurément qu'on n'a jamais exigé du courage ou de la prudence d'aucun homme, pardonnez-moi de parler ainsi de moi-même : c'est pour adoucir mes maux que vous avez voulu reporter mon esprit sur le passé, et je trouve du charme à m'y arrêter à mon tour. Je suivrai votre conseil ; j'écarterai, autant que possible, de ma pensée les images qui la blessent ou la déchirent. Je l'appliquerai uniquement aux objets qui embellissent la vie dans la prospérité et qui la consolent dans les revers. Je veux être avec vous autant que le permettent nos âges et nos santés ; et si une nécessité plus forte que mon penchant s'oppose trop souvent à l'accomplissement de ce vœu, le rapport de nos esprits et la conformité de nos études ne nous laisseront jamais du moins un seul moment tout à fait séparés. [5,14] 582.— LUCCÉIUS A CICÉRON. Rome. Si votre santé est bonne, je m'en réjouis. La mienne est comme à l'ordinaire; pourtant un peu moins bonne. Je me suis souvent informé de vous. Je voulais vous voir. Lorsque j'ai su que vous n'aviez point paru à Rome, depuis votre malheur, mon étonnement a été grand; et je n'en reviens pas encore. A quels motifs attribuer votre retraite? Si c'est au goût de la solitude, aux exigences de quelque composition et au charme de nos études favorites, je vous en félicite, loin de vous en blâmer. C'est effectivement ce qu'il y a de mieux et dans les temps de deuil et de désastres, et dans les jours de calme et de prospérité. Cette vérité vous est doublement applicable, à vous dont l'esprit a besoin de se reposer de tant de grands travaux, et dont la pensée est si féconde dans l'intérêt de nos jouissances et de votre réputation. Si au contraire vous vous abandonnez encore comme au moment de votre départ, à la tristesse et aux larmes, je gémis sans doute de vous savoir en proie à la douleur et aux angoisses. Mais permettez-moi de laisser échapper ma pensée, et de vous dire que vous êtes bien coupable. Eh quoi ! avec cette pénétration qui découvre les choses les plus cachées, vous ne voyez pas ce qui frappe tous les yeux ! Vous ne comprenez pas que vous ne gagnez rien a répéter chaque jour les mêmes plaintes! Vous ne comprenez pas que vous ne faites que redoubler vos ennuis, quand votre sagesse devrait prendre à tâche de les diminuer. Je cherche à vous persuader par la raison ! si la raison ne peut rien, laissez-vous du moins gagner par mes prières. Pour l'amour de moi, rompez, rompez ces tristes liens; cessez de fuir la société de vos amis, et revenez aux habitudes que je partage avec vous, aux habitudes qui vous sont chères. Je ne voudrais pas vous fatiguer de mes obsessions, dans le cas où le zèle qui m'inspire vous déplairait. Je voudrais jeter un scrupule dans voire âme, et vous arrêter dans la voie fatale où vous êtes. Et comme ces deux choses contradictoires me troublent beaucoup, puissiez-vous ou me donner satisfaction sur l'une, ou ne pas vous offenser de l'autre ! [5,15] 583. — A LUCCÉIUS, FILS DE QUINTUS. Antium, juin. Il n'y a pas une ligne dans votre dernière lettre où votre affection pour moi ne se révèle tout entière. Cette affection m'était connue, mais les témoignages que vous m'en donnez, et que mon cœur attendait, n'en excitent pas moins ma gratitude : je dirais même qu'ils sont un bonheur pour moi, si je n'avais perdu à jamais le droit de me servir de ce mot. Le mal n'est pas seulement, comme vous semblez le croire, dans ce qui vous donne lieu de former contre moi, avec les termes, il est vrai, les plus doux et les plus tendres, une accusation au fond très grave : il vient à la fois de ce que je porte une plaie profonde, et de ce que je suis privé de tout moyen d'en adoucir l'amertume. Quelle ressource me reste-t-il? Des amis? presque tous les miens étaient les vôtres. Les uns ont disparu de la vie ; et, je ne sais pourquoi, le cœur des autres s'est glacé. Je puis, il est vrai, vivre avec vous, et je le souhaiterais ardemment. Conformité d'âge, de penchant, d'habitudes, de goûts; que de gages d'une union solide! Ne pouvons-nous donc pas nous rapprocher? je ne vois absolument rien qui s'y oppose. Pourtant nous ne l'avons pas fait, quand nous étions voisins à Tusculum et à Pouzzol. Je ne parle pas de Rome, où la vie commune du forum dispense d'autre rapprochement. J'ignore par quelle fatalité il se fait qu'au moment où notre existence devrait être si brillante, nous en soyons au point de rougir même de vivre. Dépouillé comme je le suis de tout ce qui fait le charme et la consolation de la vie, soit au foyer domestique, soit au forum, où trouver un refuge? dans l'étude sans doute. L'étude, qui fait mon occupation continuelle et que rien ne pourrait remplacer, l'étude même, le croirez-vous? me refuse asile et repos. Elle me représente sans cesse, en quelque sorte, comme un reproche, cette existence que je conserve, et qui n'est qu'une prolongation de misères. Et vous seriez surpris de me voir éloigné d'une ville où je n'ai plus qu'une habitation dépouillée de sa parure, où le temps, les hommes, le forum, le sénat, tout m'est odieux! Cependant je me livre à l'étude; je lui donne toutes mes journées. Ce n'est pas, il est vrai, dans l'espoir de guérir mes maux pour toujours, c'est pour pouvoir un moment les oublier un peu. Si nous avions fait ce qui ne nous est pas même venu dans la pensée, à cause de nos continuelles alarmes, nous nous serions rapprochés l'un de l'autre, et nous n'aurions à nous tourmenter, ni moi de votre état de souffrance, ni vous de ma tristesse. Eh bien ! réalisons ce projet autant qu'il nous est possible. Car qu'y a-t-il de mieux pour vous et pour moi? Je compte donc vous voir au premier jour. [5,16] 437. — A TITIUS. Personne au monde n'est moins en état que moi de vous offrir des consolations. J'en aurais besoin moi-même, tant je suis touché de vos peines! Cependant comme la douleur que j'éprouve ne peut sous aucun rapport se comparer à l'amertume infinie de la votre, je regarde comme un devoir de l'amitié de rompre un silence que j'ai trop longtemps gardé. Je chercherai donc à vous offrir quelques-unes de ces consolations qui soulagent du moins un moment le coeur, si elles sont impuissantes à en guérir les blessures. Voici, par exemple, des sentences bien vulgaires, bien rabattues, qu'il faut avoir sans cesse à la bouche et présentes à la pensée. Nous ne devons pas oublier que nous sommes hommes ; que la loi de notre naissance est de vivre en butte à toutes les épreuves ; que nous n'avons pas le droit de refuser la condition sous laquelle nous naissons et vivons; que nous ne devons pas surtout nous roidir contre ces coups de la fortune que nulle prévoyance humaine ne peut conjurer; qu'en se rappelant ce qui est arrivé à autrui, on se convainc qu'il n'y a rien que d'ordinaire dans ce qui nous arrive à nous-mêmes. Ces maximes et d'autres du même genre ont été respectées par les plus grands philosophes, et la tradition en est dans tous les livres. Mais je les crois moins propres à agir sur vous que l'état présent de la république, et la longue suite de mauvais jours auxquels nous sommes condamnés. Qu'ils sont heureux ceux qui n'ont jamais eu d'enfants! et combien le malheur de perdre les siens serait plus affreux sous un gouvernement régulier; disons mieux, sous un gouvernement quelconque ! Est-ce de votre propre chagrin que vous gémissez, et dans vos afflictions ne considérez-vous que vous-même? Alors il est moins facile de tarir vos larmes : mais si votre peine a sa source dans un sentiment tendre, si vous pleurez seulement la destinée de ceux que vous avez perdus, je ne vous dirai pas ce que j'ai si souvent lu et si souvent entendu répéter, que la mort n'est point un mal; que si le sentiment survit, la mort est l'immortalité; et que si le sentiment périt avec elle, il n'y a point de mal, puisqu'on ne le sent point. Mais je vous représenterai plutôt, parce que je parle ici avec la force d'une conviction inébranlable, que les nuages menaçants qui s'accumulent, que les tempêtes à chaque instant suspendues sur la république, ne permettent pas de plaindre ceux qui la quittent, comme si on leur faisait tort des jours qui leur sont dus. Où sont depuis longtemps, je vous le demande, la pudeur, la probité, la vertu, les droites pensées, les ambitions légitimes? Ou est la liberté? Ou est même la garantie de l'existence? Oui, j'en jure par Hercule, je n'ai pas vu mourir un seul jeune homme, un seul enfant dans cette année de désastres et de malédiction, que je ne me sois dit : Encore un à qui la bonté des dieux immortels épargne un avenir de misère, et l'amertume d'une existence intolérable. Si vous parveniez à ôter de votre esprit l'idée que ceux qui vous étaient chers sont malheureux, vous vous sentiriez à l'instant soulagé d'un grand poids. Votre douleur, réduite à un simple sentiment personnel, cesserait de se prendre à ceux qui ne sont plus, et se concentrerait sur vous seul. Dans ce cas, serait-il conforme à l'esprit de réflexion et de sagesse que vous montriez dès vos plus jeunes années, de ne pas garder de mesure dans une disgrâce toute personnelle, dans une disgrâce dégagée de toute idée de malheur et de souffrance pour ceux que vous aimiez? Songez à ce que vous avez été jusqu'ici comme homme privé et comme homme public. Vous ne devez ni démentir votre caractère, qui est grave, ni devenir infidèle à votre propre courage. S'il n'est point de douleur que le temps ne tarisse à la longue, ne vaut-il pas mieux s'adresser à la réflexion et à la philosophie? La femme, même la plus faible, qui a perdu ses enfants, suspend quelquefois ses larmes; et, nous, nous ne saurions pas avancer par la réflexion le bénéfice du temps! et nous, nous attendrions de la succession des années le remède que nous pouvons demander à la raison ! Si ces observations ne sont pas sur vous sans quelque influence, j'aurai atteint mon but, et je le souhaite ardemment : si elles sont impuissantes, j'aurai rempli le devoir de l'amitié; car vous avez en moi un ami, un ami tendre, et qui le sera toujours. [5,17] 181. — A P. SEXTIUS. Rome. Ce n'est ni par indifférence ni par oubli que je suis resté si longtemps sans vous écrire. D'abord je n'en avais pas la force dans l'abattement où m'ont plongé les désastres de la république et les miens. Ensuite vos injustes et cruelles disgrâces sont encore venues me paralyser. Mais enfin l'intervalle dure depuis assez longtemps sans doute; votre fermeté, votre grandeur d'âme reviennent frapper ma pensée, et je ne crois pas me montrer inconséquent avec moi-même, en vous écrivant aujourd'hui. Au commencement de cette trame ourdie par l'envie en votre absence, lors de l'accusation dont vous devîntes l'objet, je vous ai défendu, mon cher Sextius; et quand, sous le coup d'une accusation grave, les périls de votre ami furent devenus les vôtres, je me suis employé pour vous, pour votre cause, avec tout le dévouement dont je suis capable. Récemment encore, presqu'à mon retour, les choses assurément n'étaient plus les mêmes et n'allaient pas comme si je fusse resté à Rome; cependant, en aucun cas, mon assistance ne vous a manqué, et lorsque vers la même époque le mécontentement causé par la cherté des vivres, l'animosité de vos ennemis, qui s'en prenaient même à vos amis, la corruption de la magistrature; lorsque toutes ces causes et mille autres non moins déplorables se furent réunies pour accabler le droit et étouffer la vérité, alors j'ai mis à la disposition de votre fils mes services, mes conseils, ma recommandation, mon crédit. Après m'être ainsi fidèlement et religieusement acquitté de tous les devoirs que l'amitié impose, il m'en reste un encore à remplir, c'est de vous rappeler que vous êtes homme, homme de courage; que comme tel vous devez vous résigner aux chances communes de l'humanité, et supporter en sage ce qu'il n'était au pouvoir de personne de prévenir ou de détourner; qu'il faut vous roidir contre la douleur, contre les coups du sort; ne pas oublier enfin que chez nous, comme dans toutes les villes qui se gouvernent par elles-mêmes, rien n'est plus commun que de voir les hommes les plus recommandables froissés par des jugements iniques. J'ajouterai, et plût aux dieux que, je ne disse pas vrai! qu'il n'y a plus rien dans la république qu'un homme de sens puisse voir avec satisfaction. — J'ai besoin maintenant de vous parler de votre fils, pour ne pas dérober à sa haute vertu le témoignage qu'elle mérite; mais je ne vous dirai pas tout ce que je pense. Je craindrais de renouveler votre douleur et vos regrets. Vous ne pouvez faire mieux cependant que de penser sans cesse à ses rares qualités, à sa tendresse, à son courage, à l'activité de son esprit, et de vous dire que partout où vous serez, tout cela est à vous et avec vous. Ce que l'imagination nous retrace, nos yeux le voient en quelque sorte. Aussi quelle consolation pour vous qu'une vertu, une pieté filiale comme la sienne; que notre attachement à nous tous qui vous aimons, qui ne cesserons jamais de vous aimer pour vous et non pour votre fortune : quelle consolation surtout que cette conscience qui vous dit que vous n'avez point mérité votre sort, et qui vous apprend que le sage doit s'affliger de la honte et non des revers, des fautes personnelles et non de l'injustice d'autrui! Quant à moi, le souvenir toujours présent de notre vieille amitié, la vertu de votre fils et les égards qu'il me témoigne, vous sont garants des efforts que je ne cesserai de faire pour adoucir votre sort ou pour le faire changer. S'il vous plaît de me donner quelques ordres, soyez sûr que je ne les aurai pas reçus en vain. [5,18] AN DE R. 702. — AV. J. C. 52. — DE C. 55. Cn. Pompée et Métellus, consuls. 184. — A T. FADIUS. Rome. Je veux vous consoler et j'aurais besoin moi-même de consolation, car depuis longtemps rien ne m'avait été aussi pénible que le contre-coup de vos tribulations. Je ne laisserai pas pourtant de vous demander, de vous supplier par toute l'amitié que je vous porte, de montrer de l'énergie et d'agir en homme. Songez à la condition commune de l'humanité et aux malheurs des temps. Vous devez à votre vertu plus que ne vous a enlevé la fortune. Vous avez acquis ce qu'il est donné à bien peu d'hommes nouveaux d'acquérir, et vous ne perdrez que ce qu'ont souvent perdu les plus illustres citoyens. Avec les lois, les magistrats et la république d'aujourd'hui, il faut s'estimer heureux d'en être quitte à ce prix. — Vous avez une fortune, des enfants, des amis, comme moi et bien d'autres, qui vous sont attachés par une longue habitude et par une tendre affection. Vous pourrez, et c'est là un avantage immense, vous pourrez vivre au milieu de nous et des vôtres. Enfin, de tant de jugements rendus, l'opinion n'en réprouve qu'un seul, celui qui vous condamne; et ce jugement n'a tenu qu'à une voix peureuse, dominée par une puissante influence. Voilà bien des motifs pour adoucir l'amertume de votre disgrâce. Quant à mes sentiments pour vous et vos enfants, ils seront toujours tels qu'ils doivent être et que vous pouvez les désirer. [5,19] 372. — A RUFUS. Cumes, avril. Je n'ai jamais douté que je ne vous fusse cher, mais j'en suis chaque jour plus convaincu, et j'en trouve une preuve nouvelle dans ce que vos lettres m'avaient déjà fait pressentir : c'est que votre zèle pour moi, étant plus libre à Rome, y serait plus vif que dans ma province, où pourtant vous ne m'aviez rien laissé a désirer. J'ai été charmé au dernier point, d'abord de cette première lettre toute empreinte de la joie de votre âme à l'annonce de mon arrivée, et remplie de si bons sentiments au sujet d'une résolution qui n'est pourtant pas d'accord avec vos idées. Puis, dans la dernière, j'ai retrouvé avec bonheur vos principes et votre dévouement pour moi : vos principes, en ce que vous ne regardez comme utile que ce qui est juste et honorable, et tout homme de tête et de coeur doit penser ainsi; votre dévouement, en ce que vous ne voulez pas vous séparer de moi, quelque soit le parti que je prenne. Nulle conduite ne peut me toucher plus, ni, je crois, vous faire plus d'honneur. Depuis longtemps ma résolution est prise ; si je ne vous en ai rien écrit jusqu'à ce moment, ce n'est pas par mystère, c'est parce qu'au milieu des circonstances où nous sommes une pareille communication a l'air d'un conseil pour celui à qui on l'adresse, peut-être même d'un appel explicite à une communauté d'efforts et de dangers. Mais puisque je trouve en vous des dispositions de bienveillance et de sympathie si bien arrêtées, je m'en empare de grand coeur; toutefois en ce sens seulement (car je veux rester fidèle à ma réserve habituelle) que si vous accomplissez votre promesse, je vous en saurai un gré infini, et que si vous ne l'accomplissez point, je ne vous en ferai point un crime. Je me dirai, dans cette hypothèse, que vous avez de justes craintes; dans l'autre, que vous ne savez rien me refuser. La question en effet est grave. Ce que veut le devoir est assez clair, ce que veut l'intérêt l'est un peu moins. Toutefois, si nous sommes ce que nous devons être, c'est-à-dire, si nous nous montrons dignes de tout ce que nous ont appris l'étude et les lettres, nous ne douterons pas que ce qui est le plus juste ne soit aussi le plus avantageux. Si donc le projet vous en plaît, venez me trouver sans perdre un moment. Si, la chose étant de votre goût, vous ne pouvez pourtant pas me rejoindre ici, ni partir sur-le-champ, je ferai en sorte de vous informer de tout. Quoique vous fassiez, je vous tiens pour mon ami, pour mon meilleur ami, si vous faites ce que je souhaite. [5,20] 307. — A RUFUS. Formies, janvier. De façon ou d'autre, je serais venu vous joindre, si vous eussiez tenu à votre rendez-vous. Vous vous êtes fait scrupule de me déplacer pour votre convenance. Mais soyez bien jusqu'au moindre avis je n'eusse pas manqué de préférer un désir de vous à ma commodité. Quant au sujet de votre lettre, je serais mieux en mesure de répondre article par article, si j'avais là M. Tullius mon secrétaire. Mais je me porte garant qu'en fait de comptes, (je ne puis rien affirmer quant au reste) il n'a sciemment rien fait de préjudiciable, soit a vos intérêts, soit à votre considération. J'ajouterai que, si le droit ancien et l'antique usage subsistaient encore, je n'aurais remis les comptes qu'après en avoir conféré, et les avoir arrêtés de bon accord et avec les procédés que comportent nos relations intimes. Ce que j'eusse fait à Rome, suivant cet ancien mode, j'ai dû, sous le régime de la loi Julia, le faire en province, y déposer mes comptes, et en rapporter seulement au trésor des copies conformes. Par là, je n'ai point prétendu vous mettre à ma merci. Je vous ai fait au contraire toutes les concessions possibles, et je n'en aurai jamais de repentir. J'ai mis sans réserve à votre disposition ce même secrétaire qui vous est, je le vois, devenu suspect aujourd'hui; vous lui avez adjoint M. Mindius votre frère. Les comptes ont été dressés avec vous en mon absence; je n'y ai pris d'autre part que celle de les lire. J'ai reçu les cahiers des mains d'un homme à moi, de mon secrétaire, comme si la remise m'en eût été faite par votre frère. De quelque manière qu'on prenne ce procédé; comme témoignage d'honneur, je ne pouvais vous en donner un plus grand; comme marque de confiance, je vous en ai montré plus en quelque sorte que je n'en aurais eu en moi-même. Dira-t-on que je devais veiller à ce qu'il ne se glissât dans les comptes rien qui fût préjudiciable a votre honneur ou à vos intérêts? A qui pouvais-je donc confier cette mission à plus juste titre qu'à l'homme que j'ai choisi? Il fallait bien exécuter les prescriptions de la loi ; on a déposé dans deux villes les comptes dûment arrêtés et collationnés; et j'ai choisi, aux termes de la loi, les deux plus considérables, Laodicée et Apamée. Je vous répondrai donc en premier lieu que bien que j'eusse mes raisons pour presser la remise au trésor, je n'eusse pas laissé de vous attendre, si je n'avais regardé les comptes comme aussi définitifs, une fois laissés dans la province, qu'après le dépôt effectué. — Ce que vous me dites de Volutius est en dehors de la question. J'ai consulté des hommes fort habiles, et le plus habile de tous C. Camillus, mon ami intime. Tous m'ont dit que le transport de Valérius a Volusius était inadmissible, et qu'il ne libérait pas les cautions du premier. D'ailleurs, il ne s'agissait pas de trois millions de sesterces, comme vous le dites, mais de dix-neuf cent mille, car nous avions touché du délégué de Valérius une partie de la somme, et je n'ai fait écriture que du solde. — Ainsi vous m'enlevez dans cette occasion le triple mérite de la générosité, de la diligence, et, (c'est a quoi je tiens le moins) de quelque intelligence eu affaire. De la générosité; vous faites, à mon détriment, honneur à mon secrétaire de n'avoir pas voulu que mon lieutenant et mon préfet Q. Lepta encourussent une responsabilité grave et surtout étrangère à leurs obligations. De la diligence; vous supposez qu'une opération si délicate, et pouvant entraîner pour moi de telles conséquences, n'a pas obtenu de moi un coup d'oeil, un moment d’attention; et que, sans même en entendre lecture, j'ai abandonné la reddition de mes comptes à un secrétaire pour y mettre ce qui lui plairait. De l'intelligence, enfin ; voici une affaire qui n'a pas été maladroitement conduite; vous n'accordez pas à la mienne d'y avoir pris la moindre part. C'est a mes soins qu'est due la libération de Volusius. Si les cautions de Valérius, si T. Marius lui-même a échappé au payement d'une amende considérable, c'est moi qui en indiquai le moyen. En cela, ma conduite est universellement approuvée, et même applaudie, et si vous voulez savoir la vérité, il n'y a que mon secrétaire à qui elle n'ait pas plu infiniment. Mais je regarde, moi, comme le devoir d'un honnête homme, une fois l'intérêt public à couvert, de protéger la fortune privée de ses amis ou de ses concitoyens. — Quant à l'argent de Luccéius, voici comme les choses se sont passées : c'est de l'avis de Pompée que cet argent a été placé dans le temple, bien que j'aie reconnu que le dépôt avait été fait par mes ordres. Pompée ensuite s'est servi de cet argent, comme Sextius avait fait du vôtre. Mais ceci est étranger à ce qui vous concerne. Je regretterais beaucoup de n'avoir pas mentionné dans le compte l'ordre de dépôt émané de moi, s'il n'était pas établi par les témoignages les plus concluants et les plus authentiques, comment et à qui l'argent a été remis; et en exécution de quel sénatus-consulte, en vertu de quelles lettres de vous et de moi, il a été délivré à P. Sextius. Voyant le fait constaté de façon à rendre toute erreur impossible, j'ai cru pouvoir en omettre la mention qui n'a nulle importance pour vous. Je regrette toutefois la suppression, puisqu'elle vous contrarie. — Quant aux termes dans lesquels l'article doit figurer dans vos comptes, je suis de votre avis, et ils ne présenteront sur ce point aucune dissidence avec les miens. Vous exprimez, il est vrai, que c'est par mon ordre, circonstance dont je n'ai pas parlé. Mais je n'ai pas de motif de désaveu, et j'en aurais même, que j'y renoncerais pour vous complaire. Pour les neuf cent mille sesterces, par exemple, n’ai-je pas écrit ce que vous ou votre frère avez voulu? S'il se trouve encore quelque chose qui vous chagrine et qu'il soit possible de modifier dans les comptes qu'il me reste à rendre, comme je n'ai point usé du bénéfice du sénatus-consulte, il faudra voir ce qu'à cet égard la loi permet. Sur l'article des impôts, vous n'étiez pas fondé à vous fâcher si fort, si j'en juge bien toutefois; car il en est de plus habiles. Mais ce dont vous ne doutez pas, c'est que pour vous servir ou seulement pour vous agréer, je sois disposé à faire tout ce qui est faisable. — J'arrive à l'article des gratifications; sachez que je n'y ai compris que les tribuns militaires, les préfets et les gens de ma maison. J'ai même commis une erreur. Je croyais avoir toute latitude quant au temps. Depuis j'ai su que la proposition devait en être rigoureusement faite dans les trente jours de la reddition des comptes. Je suis très fâché que cet article ne vous ait pas été réservé. Vous avez à vous ménager des amis pour l'avenir de votre carrière, et moi je n'y songe plus. Heureusement que les choses sont dans leur entier en ce qui concerne les centurions et les gens des tribuns militaires, car la loi est muette à l'égard de ces derniers. — Il me reste à parler des cent mille sesterces. Je me souviens d'avoir reçu une lettre de vous datée de Myrina au sujet de cette erreur, qui est vôtre plutôt que mienne ; car s'il y a un reproche à faire à quelqu'un, il me semble que c'est à votre frère et à Tullius. Il n'était plus temps de corriger les comptes, le dépôt en ayant été fait avant mon départ de la province. Mais vous avez eu une réponse de moi et vous savez tout ce que je vous ai écrit dans la chaleur de mon coeur; et me fondant sur les espérances que j'avais alors, je ne me regarde point comme strictement obligé par des expressions toutes de bienveillance, mais je ne considère point non plus votre lettre d'aujourd'hui comme l'un de ces billets douloureux que l'on est par le temps qui court si fâché de recevoir. — Faites attention, s'il vous plait, que je déposai à Éphèse entre les mains des publicains toute une somme qui m'appartenait très légitimement, vingt-deux millions de sesterces, et que Pompée a fait main basse sur le tout. J'en ai pris mon parti; bien ou mal, n'importe. Vous devez faire de même à l'égard des cent mille sesterces, et vous figurer, par exemple, que c'est autant à rabattre de vos profits sur les vivres ou de mes libéralités. Enfin, eussiez-vous porté les cent mille sesterces à mon débit, vous êtes trop juste et trop bon pour en exiger le payement aujourd'hui, car je ne puis vous payer quand je le voudrais. Mais tout ceci n'est qu'un badinage de ma part comme de la vôtre sans doute. Toutefois aussitôt que Tullius sera revenu des champs, je vous l'enverrai, et vous examinerez ce qu'il y a à faire. Au reste, je ne vois pas ce qui m'empêche de mettre cette lettre en morceaux. [5,21] 446. — A L. MESCIMUS. Rome. Votre lettre me charme, elle exprime bien votre empressement de me voir. Je n'en doutais point, mais je n'y suis pas moins sensible, et vous prie de croire que mon impatience ne le cède pas à la vôtre. Oui, aussi vrai que je soupire après vous, puissent tous mes autres vœux s'accomplir! Dans le temps où se pressaient autour de moi plus en foule qu'aujourd'hui les caractères forts, les bons citoyens, les hommes aimables et les amis empressés de me plaire, il n'y avait personne que je visse avec plus de plaisir que vous, presque personne même avec un plaisir égal. Les uns ont péri, les autres se sont éloignés, d'autres ont changé pour moi ; et maintenant je donnerais avec joie, pour un seul jour passé près de vous, tout le temps que je passe au milieu de ceux avec qui je suis forcé de vivre. Ne doutez pas que je ne trouvasse mille fois plus de charme dans la solitude dont il ne m'est pas donné de jouir, que dans les entretiens des hommes qui fréquentent ma demeure, un seul excepté, deux au plus. Je me console par les lettres, nos bien-aimées, et aussi par le témoignage de ma conscience, double refuge ou vous pouvez recourir comme moi. Je puis dire (ce que vous croirez sans peine) que je n'ai jamais fait passer mon intérêt avant celui de mes concitoyens, et que si je n'eusse excité l'envie d'un homme (Pompée ou Caton?) que vous n'aimâtes jamais, car vous m'aimiez, il serait heureux, lui et tous les gens de bien. Je puis encore dire que je n'ai pas voulu que la violence, de quelque part qu'elle vînt, prévalût sur le repos avec l'honneur. Quand j'ai vu l'esprit de discorde et de guerre, que je redoutais tant, devenir plus puissant que l'opinion des gens de bien, dont l'accord était mon ouvrage, j'ai cherché à quelque prix que ce fût la paix, plutôt que de m'exposer a un combat inégal. Sur tout cela, et sur bien d'autres choses encore, nous causerons, j'espère, avant peu. — Un seul motif me retient à Rome : je veux savoir ce qui se passera en Afrique. La crise approche, et le dénouement peut ne m’être pas indifférent, ce me semble. Je ne sais pas bien en quoi, il est vrai; quoi qu'il en soit, je veux me tenir à portée des conseils de mes amis. La situation est telle, en effet, que s'il y a une grande différence entre les combattants, il n'y en aura pas une bien grande dans les suites de la victoire, quel que soit le vainqueur. J'ai faibli peut-être tant que le résultat a été douteux. Aujourd'hui que tout est désespéré, je sens mon courage renaître. Je dois beaucoup sous ce rapport à votre dernière lettre, et à la force avec laquelle vous souffrez l'injustice, et je me fais une leçon du profit que je vous vois tirer de votre caractère et de vos études. Je dirai la vérité: je ne vous croyais pas d'une pareille trempe, ni vous ni aucun de ceux qui, comme vous, n'aviez connu de la vie que ce qu'elle a de douceurs dans une patrie heureuse et libre. Mais nous avons joui de la prospérité avec modération; supportons avec fermeté, je ne dirai pas le changement, mais le renversement complet de notre fortune. Même quand on est heureux, on doit mépriser la mort, précisément parce que la mort est l'absence de tout sentiment. Dans l'excès de nos maux, instruisons-nous non seulement à la mépriser, mais encore à la désirer. Gardez-vous, croyez-moi, de renoncer à vos doux loisirs, et soyez-en bien convaincu : hors le vice, hors le mal dont vous êtes, dont vous serez toujours bien loin, il n'est rien sur la terre qui doive inspirer a l'homme de l'horreur ou de l'effroi. Si je le puis sans inconvénient, j'irai vous trouver bientôt; s'il survient quelque incident qui m'en empêche, je vous le ferai savoir. Que votre impatience de me voir ne vous porte pas surtout à risquer un déplacement dans l'état de faiblesse où vous êtes. Écrivez-moi d'abord et consultez-moi, je vous prie. Mon voeu est surtout que vous m'aimiez toujours, et que vous ne négligiez rien pour garder votre santé et votre repos.