[6,0] LETTRES FAMILIERES - LIVRE VI. [6,1] A AULUS TORQUATUS. Rome. On se trouve partout si mal à l'aise au milieu de cette perturbation universelle, qu'il n'est homme a qui son sort ne pèse, et qui n'aime mieux être où il n'est pas : mais le pire séjour pour un homme de bien, selon moi, c'est Rome. En tous lieux, sans doute l'âme souffre et le cœur se serre à cette commune destruction de la chose publique et des fortunes privées. Mais la vue ajoute au supplice. Ailleurs on n'a que des récits; à Rome le mal est sous les yeux, et ne laisse pas un moment de relâche aux désolations de la pensée. Vous n'avez, hélas ! que trop de sujets de peines ; mais votre plus grand chagrin, me dit-on , est de ne pas vous trouver à Rome. Ah! sur ce point, mettez-vous l'esprit en repos. Si pénible que soit la privation de votre famille et de vos biens, du moins ces objets de votre sollicitude demeurent en l'état ou ils étaient, et ne courant aucun risque particulier, ne gagneraient rien à votre présence ni ne souffrent en rien de votre absence. Votre préoccupation pour les vôtres ne peut aller jusqu'à vouloir qu'on vous fasse une condition exprès pour vous, et en dehors du sort commun. Quant à vous personnellement, mon cher Torquatus, votre rôle est de rassembler toute votre énergie, et de vous roidir contre ces conseils du désespoir et de la crainte. Tel fut à votre égard injuste à l'excès, qui déjà manifeste un retour à des sentiments plus doux. Lui-même enfin, tout arbitre qu'il est de nos destinées, a-t-il une position bien nette et bien assurée? tout est incertitude à la guerre : mais que son parti triomphe encore, votre danger individuel n'est que celui de tout le monde : que l'autre ait le dessus, je sais de bonne part que vous n'avez rien à en redouter. Reste donc le commun péril de la république qui fait votre supplice, et qui, selon moi, par cela même qu'il est commun, devrait vous inspirer plus de résignation. Pour ce mal, je le crains bien, quoiqu'on disent les philosophes, il n'y a qu'une seule consolation, qui toute dépend de ce qu'on a de ressorts et de vigueur dans l'âme, s'il est vrai que pour vivre bien et heureusement il ne faille que bien penser et bien agir. Il n'est pas permis, ce me semble, d'appeler celui-là malheureux qui a pour lui le témoignage de sa conscience. Était-ce, dites-moi, pour les avantages de la victoire que nous avons naguère abandonné et nos fortunes et nos familles? non. Nous voulions accomplir un devoir sacré, payer une dette d'honneur à la patrie, et certes nous n'étions pas insensés au point de regarder alors le triomphe comme une perspective assurée. Si donc il n'est rien arrivé que dans l'ordre des chances prévues au moment de l'entreprise, il ne faut pas nous laisser abattre après coup, comme si le sort nous frappait au delà de toute prévision. Tenons-nous-en à cette règle de raison et de vérité, qu'il faut avant tout se conserver exempt de reproche, et qu'une fois en paix avec sa conscience, il n'est point de mal sur terre qu'on ne puisse aisément supporter. J'en conclus qu'au milieu même d'un naufrage universel, la vertu seule est encore une planche de salut. Mais si les maux communs de la patrie permettent une espérance, acceptez-la, quelle que soit la situation qui en doive sortir. — Une réflexion me frappe : c'était vous autrefois qui gourmandiez ma faiblesse, vous dont la parole grave accusait mes hésitations et mes défiances; alors pourtant je ne blâmais que les moyens et non le but. Je trouvais qu'il était trop tard pour s'attaquer à une puissance armée que nous avions depuis longtemps nous-mêmes fortifiée et applaudie; je gémissais de voir des questions de droit public remises à la décision du glaive et de la lance, au lieu de l'être à celle de la raison et de l'autorité. Quand je prédis ce que depuis on a vu s'accomplir, je ne me piquais point d'être devin ; mais je l'étais des conséquences possibles : je les voyais funestes, et je craignais. Si j'avais eu à parier pour ou contre, j'aurais parié à coup sûr pour ce qui est arrivé. Nous avions l'avantage sur nos adversaires en tout ce qui ne sert de rien sur un champ de bataille, mais ils l'emportaient sur nous par l'habitude de la guerre et la force des soldais. Aujourd'hui ayez à votre tour le courage que vous vouliez me voir alors. — Si je vous parle ainsi, c'est que votre Philargyre, que j'ai questionné, et qui m'a répondu, si je ne me trompe, sous l'inspiration d'un profond dévouement pour vous, ne m'a pas laissé ignorer l'excès de trouble qui vous saisissait quelquefois. C'est ce dont il faut vous défendre. De deux choses l'une, persuadez-vous le-bien : ou nous conserverons la république, et vous y aurez votre place ; ou elle sera détruite, et votre condition ne sera pas pire que celle de tout le monde. Dans ce temps de consternation et d'alarme universelle, une circonstance doit vous rendre la résignation plus facile; la ville que vous habitez (Athènes) est le berceau et l'école de la sagesse pratique et de la philosophie, et, de plus, vous avez près de vous Ser. Sulpicius que vous aimez tendrement, et dont la raison et l'amitié doivent vous offrir les plus douces consolations. Si nous avions écouté son expérience et son avis, nous serions sous nos toges devant un homme puissant, il est vrai, mais nous n'aurions pas a subir la loi d'un vainqueur. En voilà plus long qu'il n'est besoin. Peut-être je m'étendrai moins sur ce qui me touche bien plus : je n'ai à personne plus d'obligations qu'a vous. Ceux à qui je devais, vous le savez, une égale reconnaissance, le sort de la guerre me les a ravis. Je sais juger ma position actuelle. Mais, comme on n'est jamais si bas qu'on ne puisse encore beaucoup en tendant à un but unique, et en s'y appliquant tout entier, je vous prie de disposer absolument de moi; mes conseils, mes efforts, mes pensées, tout est à vous et à vos enfants. [6,2] A TORQUATUS. Asture, avril. N'imputez pas a oubli, je vous en conjure, la rareté inaccoutumée de mes lettres. Il faut vous en prendre au mauvais état de ma santé, qui pourtant commence à se rétablir, et à mon éloignement de la ville, qui m'empêche d'être au courant des occasions. Sachez, une fois pour toutes, que je garde votre souvenir avec la plus tendre affection, et que ce qui vous touche me préoccupe autant que ce qui me touche moi-même. Si votre affaire éprouve plus de vicissitudes qu'on ne l'eût souhaité ou pu prévoir, croyez-moi, eu égard au temps, c'est un mal a prendre en patience. De trois choses l'une : ou la république sera en proie à des déchirements sans fin, ou les luttes seront suivies de quelques intervalles de repos, ou enfin tout s'écroulera de fond en comble. Si l'état de guerre continue, vous n'avez à craindre ni ceux de qui vous aurez reçu un refuge, ni ceux à qui vous aurez prêté votre appui. Qu'on dépose les armes par accommodement, que la lassitude les fasse tomber des mains, ou que la victoire les arrache aux partis, alors la cité respirera, et vous retrouverez à la fois rang et fortune. Si, au contraire, tout est bouleversé sans ressource, et si nous devons assister à ce jour funeste dont s'effrayait déjà M. Antonius, lorsque sa sage perspicacité pressentait l'orage épouvantable qui devait éclater sur nos têtes, j'avoue que je n'ai à vous offrir qu'une consolation qui est misérable, surtout pour un citoyen et un homme tel que vous, mais qui cependant est la seule : c'est qu'on ne doit pas s'affliger pour soi d'un malheur qui frappe également sur tous. Je n'ajouterai rien de plus : si vous réfléchissez, comme je n'en doute pas, au sens profond de ce peu de mots ; vous en conclurez, sans que je vous le dise, qu'il y a pour vous des motifs suffisants d'espérer, et que, dans l'une comme dans l'autre des hypothèses ou j'ai placé la république, il n'y a pas pour vous de quoi prendre l'alarme. Enfin, je le répète, si tout périt, comme vous ne voudrez ni même ne pourrez survivre à la république, vous devez vous résigner d'autant mieux que votre conscience est sans reproche. J'en ai dit assez. Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et dites-moi où vous comptez aller, afin que je sache ou vous écrire, et au besoin où vous joindre. [6,3] A AULUS TORQUATUS. janvier. C'est le besoin d'épancher mon cœur qui a rendu ma dernière lettre si longue. Le sujet ne l'exigeait pas. Avec une âme comme la vôtre, vous n'avez que faire de mes exhortations, et le rôle de consolateur ne convenait guère à ma propre fortune, ni à la détresse où je suis moi-même plongé. Aujourd'hui je serai plus court; car si la prolixité alors était inutile, elle ne l'est pas moins maintenant; et si je n'ai rien dit de trop, j'en ai du moins assez dit en une fois, les choses n'ayant nullement changé. Ce n'est pas que chaque jour n'apporte ses nouvelles, que vous savez, je pense, aussi bien que nous; mais, en somme, nous marchons toujours au même résultat. Je vois ce résultat comme s'il était devant mes yeux, et ce qui frappe mes regards n'échappe pas aux vôtres. Sans doute il n'est donné à personne de deviner le sort d'une bataille ; mais je n'en prévois pas moins l'issue de la guerre, et quand je ne rencontrerais pas absolument juste, comme il faut de toute nécessité que l'un des deux partis ait la victoire, je me fais assez bien l'idée de ce qu'on doit attendre de l'un et de l'autre vainqueur. Après tout, nous pouvons réduire à rien le pis dont on nous menace. Il ne faut que savoir l'anticiper. Vivre comme il faudrait vivre alors, c'est là le plus grand des maux. Aucun sage n'a dit que la mort fût un mal même pour l'homme heureux ; c'est ce que les murs même de la ville où vous êtes, (Athènes) vous diraient bien mieux et bien plus éloquemment que moi. Je me borne donc, quoique la misère d'autrui soit une triste consolation, je me borne à vous affirmer de nouveau que vous n'êtes pas dans une position plus critique que qui que ce soit des nôtres, qu'il ait quitté le parti ou soit demeuré sous son drapeau. Les uns ont à combattre un ennemi, les autres à redouter un vainqueur; mais c'est là, je le répète, une triste consolation. En voici une meilleure : faites-en, comme moi, votre profit. Tant qu'on respire, si on n'a rien à se reprocher, on ne doit se tourmenter de rien. Quand on n'est plus, on est insensible a tout. Mais moi, vous parler ainsi ! me voici donc encore envoyant des hiboux à Athènes. Ma sollicitude est grande pour vous et les vôtres, ainsi que pour tout ce qui vous touche ; elle sera la même tant que je vivrai. [6,4] A AULUS TORQUATUS. Rome, janvier. On ne sait rien encore. Si on savait quelque chose, votre famille, j'en suis sûr, ne manquerait pas de vous écrire. Qu'arrivera-t-il? C'est ce qu'il est toujours assez difficile de dire avec certitude. Cependant on peut quelquefois approcher du vrai par conjecture, surtout dans une situation dont le dénouement semble prévu. J'augure déjà que la guerre n'aura point de durée : d'autres, il est vrai, en jugent autrement. Pour moi, je suis persuadé, sans avoir là-dessus de renseignements, qu'au moment où je vous écris, quelque chose se décide. Mais en quel sens? j'aurais peine à le dire. A la guerre, on a toujours des chances à courir, et les armes sont journalières. D'après ce qu'on rapporte des forces considérables des deux camps et de l'ardeur des troupes de part et d'autre, la victoire, de quelque côté qu'elle se prononce, ne surprendra personne. Mais s'il y a quelque distinction à faire entre les principes des combattants, il n'y en aura pas beaucoup dans les conséquences de la victoire; voilà ce dont on doit chaque jour se convaincre davantage. Nous savons déjà par expérience à quoi nous en tenir à peu près dans une hypothèse; dans l'autre, ignore-t-on ce qu'il faut craindre d'un vainqueur irrité? Voilà un tableau bien sombre, et je ne devrais vous présenter que des images consolantes. Mais j'avoue que je ne vois pas de consolation dans des maux comme les nôtres; ou plutôt il en est une, une immense, quand on sait s'en emparer, et dont j'apprécie mieux les effets de jour en jour : c'est d'opposer aux revers le témoignage de sa conscience, et de songer que, quand on est sans reproche, on ne peut jamais être malheureux. Loin d'avoir mal agi, je sens que j'ai mieux vu que personne, et que si le résultat me condamne, ma conduite pourtant est inattaquable. J'ai fait mon devoir, et j'attends les événements avec calme. Je ne prétends pas d'ailleurs que vous trouviez en ces réflexions de quoi vous consoler des malheurs de la patrie. Il faudrait plus d'esprit que je n'en ai pour vous les peindre autrement qu'ils ne sont, et il faut un courage au-dessus du vulgaire pour s'y résigner. Mais ce que le premier venu peut démontrer, c'est que vous n'avez pas plus de raison de vous plaindre que tout le monde. Malgré le retard que met certaine personne (César) à vous tendre les bras, je n'ai pas au fond le moindre doute sur ses intentions. Celles des autres vous sont bien indifférentes, je le suppose. Vous n'avez qu'un seul chagrin, cet éloignement prolongé de tout ce qui vous est cher. Je comprends ce qu'il y a là de cruel, surtout pour un père qui a des enfants si aimables. Mais, je vous l'ai déjà dit, nous vivons dans un temps où chacun se croit plus malheureux que son voisin, et voudrait être loin du lieu où il est. Moi qui suis à Rome, je ne connais pas de séjour plus misérable, et parce qu'on est toujours plus sensible aux maux que l'on voit qu'à tous les récits, et parce qu'on est ici plus exposé qu'ailleurs aux vicissitudes des révolutions. C'est au point que moi qui cherche à vous consoler, je suis parvenu à me calmer plutôt par la longueur du temps que par le secours des lettres, dont le culte m'a toujours trouvé si fidèle. Vous vous rappelez dans quel état vous m'avez laissé. Eh bien ! j'avais mieux vu que les autres, lorsque je demandais à tout prix le maintien de la paix. Cela commence à me consoler. Quoique je ne sois pas devin et que le hasard seul ait tout fait, je ne laisse pas que de tirer vanité de cette prévision inutile. Nous pouvons ensuite nous dire en commun que si le dernier moment est venu , la république du sein de laquelle on nous arrachera ne vaut pas qu'on la pleure. D'ailleurs la mort ne laisse pas même le sentiment de la séparation. L'âge aussi me vient en aide. Arrivé au terme de la carrière, je suis sensible à la satisfaction de l'avoir bien parcourue, et fort indifférent aux violences qui avanceraient de si peu le terme de la nature. Enfin, quand un si grand homme et tant d'autres ont péri dans cette guerre, il y aurait honte, si tel est l'arrêt du sort, à refuser de partager leur destin. J'ai prévu toutes les chances. Il n'y a pas de malheur assez grand pour me surprendre. Mais comme la crainte est un mal pire que le mal même, je m'en suis rendu maître en réfléchissant que le destin suspendu sur nos têtes, loin d'être accompagné de douleur, est la fin de toute douleur. En voilà assez, et trop peut-être. Cependant ce n'est point un vain babil, c'est l'amitié seule qui allonge ainsi mes lettres. — J'apprends avec chagrin que Sulpicius a quitté Athènes. Ce devait être un bonheur pour vous de le voir tous les jours, et de pouvoir tous les jours goûter l'entretien d'un ami si cher et d'un homme si sage et si bon. C'est en vous, en vous seul que je vous exhorte à chercher de la force; le devoir l'exige, et vous en connaissez la pratique. Comptez d'ailleurs sur mes soins et mon zèle pour tout ce que vous pouvez désirer, comme pour tout ce qui touche à vos intérêts et à eeux de vos enfants. Votre amitié m'a donné l'exemple, je le suivrai, tout en restant bien en arrière de vous. Adieu. [6,5] A CÉCINA. Rome. Chaque fois que je vois votre fils (et je le vois presque tous les jours), je lui répète qu'il peut compter, sans restriction, sur mon dévouement et mes démarches, quels que soient la peine, le travail et le temps ; mais que je ne lui promets pas de même, sans restriction, mon crédit et mon influence, parce que je ne puis m'engager que pour ce que je vaux et ce que je puis. J'ai lu et relu votre livre, et je le garde avec soin. Votre affaire et vos intérêts me préoccupent plus que je ne saurais dire : le terrain devient chaque jour plus facile et meilleur. On s'occupe de vous de beaucoup de côtés. Mais vous devez savoir par votre fils ce que font vos amis et ce qu'ils espèrent. Je ne prétends pas que, pour une appréciation conjecturale des faits, mon coup d'oeil soit plus sûr et plus pénétrant que le vôtre. Cependant il est possible que votre esprit soit moins calme, et c'est pourquoi je crois bien faire en vous disant ma pensée : la force des choses et le cours des événements amèneront bientôt du changement dans votre position et dans toutes les positions analogues; c'est infaillible, et la mauvaise fortune ne persécutera pas toujours une si bonne cause et d'aussi bons citoyens. Oui, je suis plein de confiance pour vous; et cette confiance repose non seulement sur la considération de votre rang et de votre caractère, ce sont là des titres que vous partagez avec d'autres, mais aussi sur des considérations qui vous sont plus particulières encore : je veux parler de cet esprit divin et de ces rares talents pour lesquels je vous jure que celui de qui nous dépendons tous a un faible étonnant. Vous n'auriez pas même eu de lui une égratignure, si vous n'aviez pas fait servir ces dons heureux, qu'il apprécie, à le blesser lui-même. Mais son irritation se calme tous les jours, et, si j'en crois ses confidents, l'idée qu'il a de votre mérite est votre meilleur avocat près de lui. Courage donc! courage ! votre naissance, votre éducation, votre savoir, l'opinion qu'on a de votre caractère, vous font du courage un devoir; et ce que je vous dis n'est-il pas fait pour vous rassurer? Enfin je veille à tout, soyez-en convaincu, vous et vos enfants ; notre vieille amitié, mes façons avec mes amis, et les bons offices que vous m'avez si souvent rendus, m'en font une obligation. [6,6] A CÉCINA. Rome. Je crains de vous un reproche : une liaison fondée comme la nôtre sur des services mutuels, sur la conformité des goûts, m'imposait des devoirs, et je crains, je le répète, que vous n'accusiez mon silence. Vous auriez reçu depuis longtemps des lettres de moi, et plus d'une, si je n'avais attendu de jour en jour, dans l'espérance d'avoir à vous adresser des compliments plutôt que des consolations. Le moment de vous féliciter n'est pas loin d'ailleurs, je l'espère. Mais attendons pour aujourd'hui qu'il soit venu. Je veux en ce moment que ma voix, qui est celle du plus aimant, si ce n'est du plus sage des hommes, fasse un appel à votre constance, à votre courage, qui sont, au surplus, me dit-on, et je le crois, bien loin de faiblir. Je ne vous parlerai pas comme à un malade désespéré. Je n'ai pas plus de doute sur votre rétablissement que vous n'en aviez vous-même sur le mien; car lorsque je fus chassé de la république, qu'on ne croyait pas pouvoir renverser sans m'avoir d'abord mis à terre, tous les voyageurs venant de l'Asie où vous étiez, me disaient, je m'en souviens, que vous parliez sans cesse de mon rappel comme d'un événement certain et qui me couvrirait de gloire. — Si cette science d'Étrurie, à laquelle vous a initié votre très noble et très excellent père, ne vous égara point alors, mon talent pour la divination ne m'abuse pas davantage aujourd'hui. Ce talent, je le dois aux traditions et aux préceptes des savants, à une longue étude de la matière, vous le savez, et surtout à ma grande habitude des affaires, et à cette variété infinie de phases que j'ai parcourues. C'est dans cette dernière espèce de divination que je place le plus de confiance; elle ne m'a pas trompé une seule fois au milieu des complications les plus obscures et les plus embrouillées. Je vous dirais toutes les prédictions que j'ai faites, si je ne craignais pas qu'elles vous parussent arrangées après coup. Plus d'un témoin existe pourtant qui m'a entendu conjurer Pompée, d'abord de ne pas faire alliance avec César, et ensuite de ne pas rompre cette alliance. Je voyais l'influence du sénat se détruire par leur union, et la guerre civile sortir de leur rupture. J'étais lié avec César, j'honorais Pompée. Le conseil était d'un ami de Pompée, mais dans l'intérêt de l'un autant que de l'autre. — Je laisse de côté une foule de prophéties. Je dois beaucoup à César, et je ne veux pas le laisser penser que j'ai donné à Pompée des conseils qui, si on les avait suivis, auraient fait de César le plus illustre et le premier des citoyens pendant la paix, mais l'auraient empêché d'arriver au degré de richesse et de puissance où nous le voyons. Plus tard, je conseillai à Pompée d'aller en Espagne; s'il l'eût fait, il n'y aurait pas eu de guerre. J'ai lutté ensuite pour qu'on tînt compte à César de son absence. Ce n'était point pour favoriser César, c'était pour l'honneur d'une décision du peuple provoquée par le consul lui-même. La guerre devait avoir bientôt un motif : ai-je encore ménagé mes avertissements et mes cris pour faire comprendre que la paix même la plus mauvaise valait mieux que la guerre même la plus juste? — Les conseils de mon expérience furent repoussés moins par Pompée qui en fut ébranlé, que par des hommes qui croyaient pouvoir ne douter de rien sous un tel chef, et qui avaient besoin de la guerre et de la victoire pour leur fortune et leur ambition. La lutte commença; je restai neutre. Elle fut transportée hors de l'Italie; je n'y pris point de part encore. A la fin, des scrupules me vinrent, qui furent plus forts que mes tristes pressentiments. J’eus peur de ne pas faire pour Pompée ce que naguère il avait fait pour moi. En un mot, je cédai, que sais-je? au devoir, au bon renom du parti, à la honte peut-être ; et j'allai de propos délibéré me jeter volontairement, comme l'Amphiaraüs de la fable, dans le précipice que je voyais béant et prêt à m'engloutir. Depuis, il n'y a pas eu une seule des malheureuses péripéties de cette fatale guerre que je n'aie prédite. — Maintenant donc qu'a la manière des augures et des astrologues, moi, qui suis augure aussi, je vous ai prouvé par des faits ma science augurale et divinatoire, vous ne pouvez vous dispenser de croire à ma prédiction nouvelle. Je n'ai pas consulté le vol des oiseaux, je n'ai pas examiné si, suivant les règles sacramentelles de la discipline, leur chant vient de la gauche; je ne me suis arrêté ni aux miettes qui tombent, ni au son qu'elles rendent. J'ai consulté des signes qui, sans être absolument certains, permettent pourtant d'aller un peu moins à tâtons et trompent moins souvent que les autres. Je donne à ma divination deux points de départ, dont l'un est César, l'autre la nature des temps et la condition des discordes civiles. Du côté de César, voici les observations : son caractère est doux et généreux. Il est tel que vous l'avez dépeint dans votre beau livre des Gémissements. Il a une prédilection toute particulière pour les esprits supérieurs de la trempe du vôtre. Plein d'égards pour les intentions droites et les convictions généreuses, il est sans oreilles pour les sollicitations légères ou intéressées. Le cri de l'Étrurie tout entière ne manquera pas de le toucher. Mais pourquoi en avez-vous ressenti si peu d'effet? parce qu'une fois votre pardon prononcé, et c'est contre vous qu'il est le plus en colère, il n'y a plus de barrière pour personne. Mais s'il est en colère, qu'espérer de lui? Il comprend qu'en pressant votre main, une abondante rosée de louanges va bien vite adoucir les légères égratignures que cette même main lui a faites. Enfin César a de l'esprit et voit de loin. Il sait à merveille que le plus noble et le premier personnage d'une contrée de l'Italie qui n'est pas à dédaigner, qu'un homme placé d'ailleurs aussi haut que qui que ce soit dans l'estime du peuple romain pour ses talents, son crédit et son importance, ne peut pas demeurer toujours en dehors des affaires, et il voudra que votre retour soit un bienfait de César et non pas un bienfait du temps. — Voila pour César. Je passe maintenant à l'examen des temps et à la nature des circonstances. Le plus grand ennemi de la cause que Pompée avait embrassée, hélas! avec plus de courage que de moyens de résistance, n'oserait pas dire que nous sommes de mauvais citoyens et des hommes pervers. C'est en cela surtout que j'admire le ton de César, la droiture de son esprit, sa sagesse : il ne prononce jamais le nom de Pompée qu'avec des expressions de respect Le nom, oui, direz-vous; mais la personne, avec quelle dureté ne l'a-t-il pas traitée! Ceci est le fait de la guerre et de la victoire : ce n'est pas le fait de César. Voyez ! ne nous a-t-il pas tous recherchés? De Cassius il fait son lieutenant, il donne les Gaules à Brutus, à Sulpicius la Grèce, et Marcellus, contre qui son irritation était si vive, Marcellus a retrouvé ses honneurs et son rang. Qu'en conclure? Il est dans la condition des choses et des discordes civiles, il est dans la nécessité des affaires, la direction actuelle changeant ou non, qu’on ne fasse point une condition et une fortune diverse aux partisans de la même cause, et que des gens de coeur, de bons citoyens dont la vie est sans tache, ne se voient pas fermer l'accès d'une ville qui a ouvert ses portes à tant de misérables flétris par les lois. — Tel est mon pronostic : si je n'y avais pas foi, je ne vous le dirais point, et voici le dilemme que j'adresserais à un homme de coeur : Ou c'est en croyant à la victoire que vous avez pris les armes pour la république, et vous n'en êtes que plus digne d'éloges; ou sachant combien les armes sont journalières et la fortune des combats douteuse, vous avez fait entrer la défaite dans vos prévisions. Eh bien! dans l'un ou l'autre cas, vous devez savoir vous résigner au rôle de vaincu, vous qui pensiez à jouer le rôle de vainqueur. Je chercherais avec vous tout ce qu'au sein de l'adversité on peut trouver de consolation dans le témoignage de sa conscience et de charme dans le commerce des Muses. Je vous rappellerais les extrémités cruelles où furent réduits autrefois d'illustres guerriers, et même dans ces derniers temps vos propres chefs et vos compagnons d'armes. Je joindrais a cette liste des noms célèbres empruntés aux nations étrangères : car c'est un adoucissement aux maux dont on souffre, que le tableau des infortunes d'autrui et des misères attachées à l'humanité. Je vous dirais enfin comment on vit ici, au milieu de quelle confusion, dans quel chaos. Je vous montrerais, au lieu d'une république florissante, une république en poudre: et vous soupireriez avec moins de douleur après la patrie absente. Mais ce langage n'est point de saison. Vous allez bientôt nous être rendu; j'en ai le pressentiment, la certitude. Jusque la, vous pouvez, vous et votre digne et excellent fils, cette image fidèle des traits et de l'âme de son père, vous pouvez tous deux, vous de loin, lui de près, compter sur moi, comme vous en avez déjà fait l'épreuve. Je mets a votre service tout ce que peuvent le dévouement, le devoir, l'activité, les efforts de toute sorte. Je le fais avec d'autant plus de confiance aujourd'hui que César me recherche et me choie chaque jour davantage, et que son entourage est pour moi ce qu'il n'est pour personne. Tout ce que j'obtiendrai de crédit et de faveur sera pour vous. En attendant, courage et confiance! soutenez-vous par là. [6,7] DE CÉCINA A CICÉRON. Si j'ai tardé à vous envoyer mon livre, pardonnez à mes scrupules et prenez pitié de ma position. Mon fils craint non sans raison la publicité. Qu'importe, en effet, le sentiment dans lequel il est écrit, si tout dépend des dispositions du lecteur auquel on s'adresse? et cette seconde publication ne va-t-elle pas sottement encore envenimer mon mal, quand je suis déjà tout meurtri de la première? Étrange destinée que la mienne! un auteur fait une faute, il l'efface, et c'est fini. Un autre publie un sot ouvrage, il n'encourt d'autre peine que la publicité : mais moi, on me punit d'une erreur par l'exil, moi dont tout le crime est d'avoir, dans le combat, souhaité du mal à mon ennemi. Il n'y a pas un seul de nous, je pense, qui n'ait adressé des vœux pour le triomphe de son parti ; pas un qui, offrant des sacrifices aux Dieux, même pour d'autres objets, n'ait mêlé à ses invocations d'ardents souhaits pour la défaite de César. S'il ne le croit pas, il est bien heureux. S'il le sait, s'il n'en peut douter, comment expliquer la persévérance de sa colère pour quelques lignes contre lui, et son indulgence envers les hommes qui ont tant de fois invoqué les Dieux pour sa perte? — Mais, pour en revenir au début de ma lettre, je craignais de vous envoyer mon livre, et voici pourquoi. J'y ai peu parlé de vous, et je n'en ai parlé qu'en peureux. Je n'ai pourtant pas rétracté les louanges que je vous avais données dans mon premier écrit, mais j'ai l’air de ne les reproduire qu'a regret. Or, qui ne sait qu'il faut avoir ses coudées franches pour aborder un genre qui veut de l'entraînement et une certaine élévation? L'auteur d'un pamphlet semble pouvoir hardiment se donner carrière; encore faut-il qu'il ne pousse pas la satire jusqu'au dévergondage. Il est, au contraire, bien embarrassant de se louer soi-même sans se faire accuser d'outrecuidance. Le champ ne sera-t-il donc parfaitement libre que pour l'éloge d'un autre? Oui, si on loue sans réserve; car à la moindre restriction, voilà le panégyriste accusé d'impuissance ou d'envie. Je ne sais ni si vous reconnaîtrez l'opportunité, ni si vous approuverez le résultat des efforts que j'ai faits pour voguer a travers tant d'écueils. Le mieux eût été sans doute de ne pas braver un péril dont je ne pouvais me tirer avec honneur. Le moins mal ensuite était de le proportionner à ma faiblesse. Aussi ai-je tenu en bride l'ardeur qui m'y entraînait. Que de teintes j'ai affaiblies! que de traits j'ai sacrifiés ! que de lacunes je n'ai pas même essayé de remplir! Représentez-vous un escalier, dont on aurait supprimé plusieurs degrés, rompu quelques-uns ça et là, laissé d''autres mal joints et vacillants, escalier qui servirait moins à monter qu'il ne serait propre à faire tomber. Voilà mon livre. Pauvre auteur chargé d'entraves et brisé en tous sens, comment trouverais-tu assez de verve pour éveiller l'attention et commander l'intérêt? — Mais c'est bien pis, lorsque le nom de César arrive : alors je tremble de tous mes membres ; ce n'est pas sa vengeance, c'est son jugement qui me fait peur. Moi, je ne connais pas à fond César : jugez donc des perplexités d'un auteur qui se parle ainsi à lui-même : « Ceci plaira; ce mot sera mal pris : si je le changeais? Mais ne sera-ce point pis? Passons : voici l'éloge d'un autre : ne s'en choquera-t-il point? quand il s'en choquerait, que faire s'il ne veut rien entendre? On s'acharne contre l'auteur soldat et combattant : qu'espérer pour l'auteur vaincu et proscrit? » Mes craintes redoublent quand je vous vois, vous, dans votre Orateur, mettre Brutus en avant, et vous excuser en quelque sorte à la faveur de sa complicité. Si le patron officiel des autres en est réduit là, qu'attendre pour son ancien client, aujourd'hui le client de tout le monde? Quand on a peur de chaque mot ; quand on tremble à chaque ligne; quand, au lieu de suivre le mouvement de sa pensée, on doit se régler sur la pensée d'un autre qu'on ne connaît qu'imparfaitement, il est bien difficile de sortir de l'épreuve à son honneur. Vous n'avez peut-être jamais éprouvé cet embarras, vous qui, avec la souplesse et la supériorité de votre esprit, vous jouez de tous les écueils. Mais moi, j'en fais la dure expérience. Je n'en avais pas moins dit à mon fils de vous lire mon livre, puis de me le rapporter, même de vous le laisser, mais à charge par vous de le revoir ou même de le refaire. —Je renonce au voyage d'Asie, et malgré les plus impérieux motifs, je me rends à vos observations. Qu'ai-je besoin de me recommander à vous? Vous voyez vous-même que le moment est venu où l'on va prendre un parti. Eh bien, mon cher Cicéron, ne vous en rapportez en rien à mon fils. Il est jeune : dans l'excès de son zèle, dans l'inexpérience de son âge, au milieu de ses anxiétés, il ne saurait penser à tout. Chargez-vous du fardeau entier. En vous seul est mon espoir. Vous êtes pénétrant : vous savez comment on plaît à César, par quelle voie on arrive à son coeur : que tout vienne de vous, que jusqu'à la fin tout se fasse par vous. Vous avez une grande influence sur lui, une plus grande encore sur son entourage. Il ne faut que vous persuader à vous-même qu'il ne s'agit pas seulement de faire incidemment telle ou telle démarche qui vous serait demandée, ce qui déjà d'ailleurs serait immense, mais qu'il s'agit de prendre seul la conduite et la responsabilité de mon affaire. Alors le succès viendra, je n'en doute pas; à moins toutefois que le malheur ne m'aveugle, ou que ma téméraire amitié ne passe la mesure de ses exigences. Sous ce double rapport, je trouverais mon excuse dans les habitudes de votre vie. Vous avez si bien accoutumé vos amis à vous voir préoccupé de ce qui les touche, qu'ils se croient en droit non seulement d'attendre, mais encore d'exiger tout de votre bonté. J'en reviens à mon livre : mon fils vous le remettra; mais de grâce, ne le laissez point paraître, ou corrigez-le, et ôtez tout ce qui pourrait nuire. [6,8] CÉCINA. Rome. J'ai rencontré l'autre jour Largus: c'est un des hommes qui s'occupent le plus de vous. Il me dit qu'on ne vous avait laissé que jusqu'aux kalendes de janvier. Comme je sais que César ratifie tout ce que Balbus et Oppius font en son absence, j'ai été leur demander pour vous la permission de demeurer en Sicile au delà de ce terme, et aussi longtemps que nous le jugerions nécessaire. Quand il n'y a pas d'objections à mes demandes, ils me répondent toujours oui; s'ils disent non, ils m'expliquent leurs motifs. Cette fois, ils crurent devoir attendre ; mais la journée n'était point passée que je les revis. Vous resterez en Sicile tant que vous voudrez. César ne s'en formalisera point, ils en font leur affaire. Vous voilà donc libre, mais il faut examiner ce qui convient le mieux. — Je venais de faire ces démarches, lorsque j'ai reçu la lettre où vous me demandez conseil, et me priez de décider si vous resterez en Sicile, ou si vous irez achever vos affaires en Asie. Ceci ne s'accorde point avec les paroles de Largus. A l'entendre, le séjour en Sicile vous était absolument interdit. Votre question implique le contraire, et vous hésitez seulement sur le parti à prendre. Mais, dans un cas comme dans l'autre, mon avis est que vous demeuriez en Sicile. La proximité permet l'échange plus fréquent des lettres et des courriers, elle favorise ainsi le succès. Si on réussit, et j'y compte, le retour est plus prompt ; enfin on sait plus tôt à quoi s'en tenir. Demeurez donc, c'est mon avis, tout à fait mon avis. — Je vous recommanderai très particulièrement à T. Furfanius Postumus, qui est mon ami; et à ses lieutenants, tous mes amis de même. On les attend. Ils sont à Modène. Ce sont des gens parfaits, bons pour tous ceux qui sont dans votre position; et notre liaison est intime. Si je vois quelque chose à faire dans votre intérêt, je le ferai sans attendre qu'on me le dise. Si quelque chose m'échappe, qu'on m'avertisse, et je me mettrai en quatre. Je compte parler à Furfanius en des termes qui m'eussent dispensé de lui écrire; mais votre famille souhaite que vous ayez une lettre de moi à lui remettre. Je me rends à ce voeu. Voici la lettre. [6,9] A T. FURFANIUS, proconsul. Rome. Je suis lié avec A. Cécina d'une amitié sans égale. J'ai été lié d'abord fort étroitement avec son père, homme de beaucoup de distinction et de caractère. Je pris de bonne heure une haute idée des sentiments et du mérite du fils. Nous ne nous quittions pas, tant nous étions attires l'un vers l'autre par le penchant de nos coeurs et la conformité de nos goûts. Enfin je l'aime si tendrement que je n'ai pas vraiment de meilleur ami. Je n'en dirai pas davantage. Ce peu de mots suffit pour vous faire comprendre que je dois m’intéresser à son sort et le défendre de toutes mes forces. Je sais parfaitement quel est le fond de votre pensée sur la situation des gens de bien et les malheurs de la république; d'avance vos bonnes dispositions sont acquises à Cécina. Mais soyez meilleur encore pour lui que pour les autres : je vous le demande afin qu'il sache ce que vous avez de déférence et de bonté pour moi. Rien ne peut vous donner plus de droits â ma reconnaissance. [6,10] A TRÉBIANUS. Rome. 1ière partie. Mon cœur me rend témoignage des sentiments que je vous porte et vous ai toujours portés, ainsi que de ceux que j'ai toujours aussi trouvés chez vous. Avec quel chagrin n'ai-je pas vu le hasard, votre volonté peut-être, vous retenir si longtemps au milieu des partis armés! Et si votre réintégration dans vos biens et vos dignités tarde trop aujourd'hui au gré de la justice et de mes vœux, n'en suis-je pas tourmenté comme vous l'étiez jadis de mes disgrâces? J'ai ouvert mon cœur à Postumulénus, à Sextius, à Atticus surtout, à Theudan votre affranchi. Ils savent tous combien je serais heureux de vous être utile à vous et à vos enfants. Je le leur ai dit cent fois, et je vous prie de répéter à votre famille que je suis prêt à faire pour vous tout ce qui dépend de moi; et, par exemple, des démarches, des conseils, des sacrifices, des garanties ne leur manqueront jamais de ma part. Si j'avais autant de crédit et d'influence que je le devrais, après les services que j'ai rendus à la république, on vous verrait bientôt redevenir ce que vous étiez, c'est-à-dire en passe d'arriver à tout, et assurément le premier de votre ordre. Mais nous sommes tombés l'un et l'autre, en même temps, dans la même lutte, et je ne puis vous offrir que ce qui est encore à moi, je viens de vous le dire tout à l'heure, outre peut-être quelque débris qui surnage de mon ancienne prépondérance. Il est certain que César n'a pas d'éloignement pour moi, beaucoup d'indices me le prouvent. Il n'est d'ailleurs aucun de ses intimes qui ne soit mon obligé d'autrefois, et qui ne me prodigue maintenant des marques de considération et d'attachement. Si donc je vois quelque jour pour la restitution de vos biens ou plutôt pour votre rappel , car tout est là, croyez que je m'y emploierai de toutes mes forces; et ce que j'entends augmente chaque jour mes espérances. Je n'entre, dans aucun détail. Mon esprit et ma pensée ne sont occupés que de vous : c'est tout dire. Seulement il m'importe que votre famille ne l'ignore point. Veuillez le lui écrire. Il faut qu'ils sachent que Cicéron est tout entier à Trébianus, et qu'ils se persuadent surtout que pour vous servir je trouverais du charme même aux démarches les plus pénibles. A TRÉBIANUS. Rome. 2ième partie. Je vous aurais écrit plus tôt si j'avais su quel langage vous tenir. Dans les circonstances où nous sommes, on attend de ses amis des consolations ou des espérances ; des consolations , je n'avais pas à vous en offrir. Tout le monde parle du courage et de la philosophie que vous opposez à l'injustice du temps, et des compensations puissantes que vous trouvez dans les témoignages de votre conscience. S'il en est ainsi, vous vous faites la meilleure application de ces excellentes études dont je vous sais toujours occupé. Persévérez, je vous y engage plus que jamais , et retenez bien ceci : je parle à l'homme qui a le plus d'expérience personnelle, qui a le mieux observé son époque, le plus étudié l'antiquité. Moi, je ne saurais passer pour novice. Mais j'ai donné moins de temps que je n'ai voulu à l'étude, plus au contraire aux affaires, à la pratique des hommes et des choses. Eh bien! j'ose prédire que cette période d'injustices et de persécutions ne durera point. Déjà ce pouvoir excessif d'un seul semble reprendre insensiblement le niveau, et notre cause est si bien liée à celle de la république, dont l'abaissement ne peut être sans terme, que nous devons nécessairement nous relever et revivre avec elle. Chaque jour voit éclore des nouvelles plus douces et plus conformes à l'esprit de liberté, comme le moment propice nait souvent de rien. Je serai aux aguets, et je ne laisserai pas passer la plus petite occasion de vous aider et de vous servir. — J'avais parlé d'espérances : c'est le second texte de ma lettre. Eh bien! la pente des choses vous favorise, et bientôt, je pense, j'aurai même des assurances positives a vous donner. Vous pouvez déjà compter, et je ne le dis pas à la légère, que vous avez plus d'amis qu'aucun de ceux qui se trouvent ou se sont trouvés dans votre position, et vous n'en avez aucun de plus dévoué que moi. Restez fidèle aux courageuses et nobles inspirations de votre cœur : cela dépend de vous. Quant à ce qui dépend de la fortune, le temps amènera les occasions dont mon zèle saura profiter. [6,11] A TRÉBATIUS; peut-être à TORQUATUS. Rome. Jusqu'ici j'ai été l'ami de Dolabella; je n'étais pas son obligé , n'ayant jamais eu besoin de lui , tandis qu'il me devait, lui , de m'avoir trouvé dans le danger. Mais aujourd'hui qu'il vient de sauver votre fortune et notre vie, je me sens tellement entraîné par la reconnaissance qu'il n'est personne à qui je me croie plus obligé qu'à lui. Je vous félicite , et ma joie en est si grande que je vous demande aussi des félicitations plutôt que des remerciements. Des remerciements me déplairaient. Des félicitations, vous pouvez m'en adresser. A présent que vos vertus et votre considération vous rouvrent le chemin de vos foyers , il est d'un sage , il est d'une âme forte d'oublier ce que vous perdez pour ne songer qu'à ce qui vous est rendu. Vous vivrez au milieu des vôtres au milieu de nous; vous avez acquis en estime plus que vous n'avez perdu en fortune. La fortune! quelle jouissance peut-elle offrir, quand la république n'existe plus? — Notre ami Vestorius m'écrit que vous lui avez parlé dans les termes le plus vifs de votre gratitude. Ce besoin de votre cœur de s'expliquer sur moi me touche, et vous parleriez encore de vos sentiments à notre ami Syron, par exemple, que je ne saurais m'en offenser. Dans tout ce qu'on fait on tient à obtenir l'approbation des hommes graves. J'ai hâte de vous voir. [6,12] A AMPIUS BALBUS. Rome. Réjouissez-vous, mon cher Balbus , réjouissez-vous sans crainte. Je ne suis pas homme à vous donner une fausse joie pour vous exposer a un fâcheux retour et vous faire retomber ensuite tout à plat. Je me suis mis en avant plus peut-être qu'il ne convenait à ma position. Mais en dépit de la fortune, ces sentiments d'affection et de dévouement que vous avez su si bien entretenir en moi, ont fait ce que mon crédit ne pouvait plus faire. Votre rappel est promis, avec sûreté pour votre personne, promis, confirmé , ratifié. J'ai veillé, assisté, présidé à tout. Fort heureusement, je me trouve avec les familiers de César dans les rapports les meilleurs et les plus intimes, si bien que pour eux , après César, c'est moi. Tels sont Pansa , Hirtius, Balbus , Oppius, Matius, Postumius, tous mes amis, aucun ne s'en cache. Eût-il fallu faire personnellement quelques concessions aux circonstances, ma conscience politique ne s'en fût pas fait scrupule; mais je n'ai eu à payer aucun tribut de ce genre; je n'ai eu qu'à invoquer les droits d'une vieille amitié, et c'est à quoi je m'étais attaché sans relâche. Dans le résultat, mettez l'influence de Pansa en première ligne. Son amitié est grande pour vous et il tient fort à la mienne. Il peut tout sur quelqu'un qui l'aime vivement et ne le considère pas moins. J'ai beaucoup à me louer aussi de Cimber Tillius. On obtient plus de César en faisant parler le cœur que les sollicitations officielles. Cimber était en position, et il a réussi pour vous mieux qu'on ne fera jamais pour un autre. — Cependant le diplôme n'est pas encore délivré, parce que la malveillance a de merveilleux raffinements, et qu'il y a des gens furieux de votre grâce, disant partout que c'est un nouveau tocsin de guerre civile. Ne dirait-on pas à les entendre qu'ils ont été désolés de la guerre? Toujours est-il qu'il a fallu user de discrétion et ne pas rendre officiel ce qui est déjà fait. Mais l'attente ne sera pas longue, et je suis convaincu même qu'au moment ou vous lirez cette lettre tout sera fini. Pansa, homme grave et qui ne s'avance pas a la légère, m'en a donné l'assurance, et, qui plus est, m'a dit qu'il saurait bien enlever sur-le-champ le diplôme. Je n'attends pas pour vous donner ces nouvelles; les confidences d'Eppuleia et les larmes d'Ampia m'ont appris que vous êtes moins résigné que ne le témoignent vos lettres. Elles sont persuadées que leur éloignement a dû ajouter beaucoup à votre abattement. Aussi est-ce en vue d'adoucir vos tourments et vos angoisses que je m'empresse de vous donner d'avance pour certain ce qui certainement se fera. Jusqu'ici, vous le savez, je me suis adressé à votre constance et à votre philosophie sans vous flatter d'aucun espoir. Je n'en voyais en effet pour vous que dans le retour de l'ordre, après que l'effervescence du moment serait calmée. Rappelez-vous vos propres lettres. N'y voyais-je pas toujours le langage d'une âme forte, préparée et résignée à tout? Cela me paraissait tout simple de la part d'un homme mêlé aux affaires publiques dès ses plus jeunes années, et dont les magistratures ont coïncidé avec les époques les plus critiques et les plus grands périls de l'Etat, d'un homme qui n'a pas tiré l'épée, sans un parti pris d'accepter la victoire avec joie ou la défaite avec résignation. J'ajoute qu'occupé sans cesse comme vous l'êtes à retracer dans vos écrits l'histoire des grands hommes , vous devez veiller soigneusement à ne pas mettre votre conduite en contradiction avec les exemples que vous célébrez. Mais nous voila sorti des temps où ces indexions auraient été plus de mise. Préparez-vous seulement à souffrir avec nous les temps où vous entrez. Si l'on pouvait y porter remède, je ne ferais faute de vous le dire, mais je n'en vois pas d'autre que l'étude et les lettres, notre occupation habituelle, charme de la vie dans les beaux jours et aujourd'hui notre seul ancre de salut. — Je finirai par où j'ai commencé : Ne doutez pas de votre rappel avec toutes garanties de sûreté, c'est chose faite et parfaite. [6,13] A LIGARIUS. Rome, septembre. Mon amitié doit à vos malheurs des consolations et des conseils. Si je ne vous ai point écrit jusqu'à ce moment, c'est que je cherchais en vain des paroles pour adoucir vos maux et des secrets pour les guérir. J'ai aujourd'hui plus d'une raison de croire que vous nous serez bientôt rendu, et je ne puis me défendre de vous parler de mes espérances et de mes voeux. César ne vous tiendra pas rigueur, je le devine et le vois. La nature de ses griefs, le temps, l'opinion publique, et même, à ce qu'il me semble, son propre caractère, tout contribue à lui inspirer chaque jour plus de modération. J'en ai la conviction pour les autres. Quant à vous personnellement, ses amis les plus intimes me l'assurent, et depuis les premières nouvelles d'Afrique, je ne cesse de les harceler de concert avec vos frères. Leur courage, leur vertu, leur incomparable tendresse, leur activité toujours éveillée, ont si bien fait, que César n'est plus, selon moi, en situation de nous rien refuser. Si la décision tarde au gré de nos voeux, c'est qu'il est assiégé de toutes parts, et qu'on a bien de la peine à arriver à lui. Il faut dire de plus que les affaires d'Afrique l'ont piqué au vif, et il n'est pas fâché sans doute de faire un peu languir ceux à qui il impute la prolongation de ses embarras et de ses luttes. Mais on s'aperçoit que déjà même là-dessus il se calme et se modère. Croyez-moi donc, et mettez-vous bien dans l'esprit que le terme de vos tourments approche. Telle est ma confiance : quant à mes voeux et mes sentiments, je vous les prouverai par des effets plutôt que par des discours. Si j'avais la puissance que je devrais avoir dans une république dont vous dites que j'ai si bien mérité, vous auriez été, oui vous-même, vous auriez été affranchi de tous ces désagréments. N'est-ce point par la même cause que votre existence est compromise et que mon rôle s'est effacé? Pour peu qu'il me reste encore une ombre de ce que je fus jadis et quelques débris de mon influence, vos excellents frères peuvent compter sur moi, sur mes conseils, mes démarches, mon crédit; ma fidèle amitié ne leur fera faute en rien. Courage donc ! courage! vous voyez que de motifs pour en avoir! D'ailleurs, après ce que vous avez fait, voulu, tenté pour la république, c'est pour vous une obligation de compter sur un meilleur avenir, ou du moins de vous résigner a l'adversité en homme qui n'a failli à aucun devoir, à aucune prévision, et qui a sa fermeté et son courage à opposer aux coups du sort. [6,14] A LIGARIUS. Cumes. Je vous consacre tous mes efforts, toutes mes démarches, tous mes soins, toutes mes pensées. Quand je ne vous aimerais pas comme je vous aime, le touchant dévouement et la pieuse tendresse de vos frères, que j’affectionne aussi très tendrement, ne me permettraient pas de laisser échapper l'occasion et la bonne fortune de vous servir. Mais il vaut mieux que vous sachiez par eux que par moi ce que j'ai fait et ce que je ferai. Je veux seulement vous faire part de mes réflexions, de mes espérances, de mes découvertes. S'il y a un homme au monde qui doute dans les grandes et épineuses circonstances, un homme toujours plus disposé à craindre un revers qu'à croire à un succès, c'est moi : est-ce un défaut? Je m'en accuse. Eh bien! le 5 des kalendes, dans les premiers jours intercalaires, j'allai le matin, à la demande de vos frères, trouver César; après les ennuis sans nombre et les difficultés indignes qu'il faut essuyer pour arriver jusqu'à lui, je l'abordai; vos frères et vos proches étaient à ses pieds ; je dis tout ce qu'on peut dire dans un pareil moment. César n'eut que de douces et généreuses paroles; j'observai son regard, l'expression de sa physionomie, une foule d'autres signes qu'il est plus facile de saisir que de préciser, et je sortis convaincu que votre rétablissement était désormais hors de doute. Ainsi, courage ! courage et fermeté ! vous avez conservé votre sang-froid pendant la tempête, vous pouvez vous réjouir en voyant le calme prêt à renaître. Je n'en veillerai pas moins comme si toutes les difficultés subsistaient, et je continuerai de tourmenter César et ses amis, qui sont tous les miens. [6,15] A BASILIUS. Rome, mars. Très-bien! très-bien! Que je suis aise ! je vous aime ! Je suis à vous , à tout ce qui vous appartient; et vous, m'aimez-vous ? que devenez-vous? que fait-on? je veux le savoir. [6,16] DE BITHYNICUS A CICÉRON. Sicile. Si je n'avais mille raisons meilleures les unes que les autres pour compter sur votre amitié, je remonterais à l'amitié de nos pères pour m'en faire un titre auprès de vous; mais je laisse cette ressource à ceux qui n'ont cimenté par aucun témoignage personnel d'attachement l'héritage des affections paternelles. Pour moi, je m'en tiens à nos sentiments propres , et je vous demande avec confiance de veiller, pendant mon absence, à tous mes intérêts. Soyez bien persuadé, que jamais la reconnaissance d'un service rendu ne s'éteint dans mon cœur. [6,17] A BITHYNICUS Pouzzoles. J'ai bien des raisons pour souhaiter que la république se rassoie; mais, en lisant votre lettre, j'y trouve un motif de plus encore, puisque vous me dites qu'alors nous pourrions vivre ensemble. C'est une perspective qui me charme. Je reconnais là votre amitié, et aussi la bonne opinion que l'un de nos premiers citoyens, que votre illustre père avait conçue de moi. Parmi les hommes qui, grâce à vos bienfaits, ont eu de l'influence, il en est qui par calcul peuvent être pour vous des amis plus utiles; de plus attachés, jamais. Je vous sais donc à la fois bien bon gré, et du souvenir que vous gardez de notre amitié, et du dessein que vous avez d'eu resserrer les liens. [6,18] A LEPTA . Rome. A la réception de la lettre que Séleucus m'a remise de votre part, j'ai écrit un mot à Balbus pour connaître les dispositions de la loi. Il me répond que les crieurs en exercice ne peuvent pas être décurions, mais qu'il n'en est pas de même des crieurs qui n'exercent plus. Ainsi, que vos amis et les miens se rassurent. Il serait par trop fort aussi qu'au moment où le sénat compte dans son sein des aruspices, on fût exclu du décurionat des villes municipales, pour avoir été crieur public. — Point de nouvelles d'Espagne. On sait seulement que Pompée est à la tête de forces considérables. Une lettre de Paciécus dont César nous a fait passer copie, parle de onze légions. De plus, Messalla a écrit à Q. Salassus que Pompée venait de faire mettre à mort, en présence de son armée, son frère P. Curtius, convaincu d'avoir conspiré contre lui avec quelques Espagnols. Ou devait s'emparer de Pompée au moment où il entrerait dans je ne sais quelle ville pour s'y procurer des vivres, et on l'aurait livré à César. — J'attendrai le retour de Galba pour conférer avec lui de la garantie que vous avez donnée à Pompée, et dont il s'est également rendu caution. Galba ne s'entend pas à demi en affaires d'intérêts. Nous verrons s'il y a moyen de sortir d'embarras; il paraissait n'en pas douter. — Je suis vraiment charmé que vous fassiez si grand cas de mon Orateur. Tout ce que j'ai pu acquérir de saines notions sur l'art oratoire, je crois l'avoir résumé dans cet ouvrage. S'il est en effet tel que vous le dites, je puis me flatter de compter pour quelque chose. Si non, ma réputation comme juge en cette matière doit nécessairement tomber dans une proportion égale au discrédit du livre. Je souhaite que notre cher Lepta prenne déjà goût à ce genre de lectures. Quoique l'âge ne l'ait pas encore mûri, il n'est pas hors de propos d'habituer déjà ses jeunes oreilles à ces formes de langage. — Les couches de ma Tullie m'ont retenu à Rome. Je la crois bien maintenant; mais je suis forcé d'attendre que les agents de Dolabella m'aient remis la première partie de sa dot. Puis je ne suis plus aussi allant qu'autrefois. Mes constructions et le repos sont maintenant tous mes plaisirs. Ma maison de Rome ne le cède à aucune de nos villas, et j'y suis plus tranquille qu'au fond d'un désert. Mes occupations y suivent paisiblement leur cours; le travail y est sans trouble et je m'y livre sans interruption. Aussi vous verrai-je ici, je gage, plus tôt que vous ne me verrez là-bas. Que votre charmant Lepta sache Hésiode par cœur et qu'il répète sans cesse ces vers : La vertu , la vertu, etc. [6,19] A LEPTA. Asture. Je suis bien aise que Macula ait fait son devoir. Sa maison de Falerne m'a toujours paru offrir un gîte convenable, en admettant que le local soit suffisant pour mon monde. Le lieu d'ailleurs ne me déplaît point. Je ne renonce pas pour cela à votre Pétrinum dont l'habitation et le paysage sont plus délicieux pour un séjour prolonge que pour un simple passage. C'est à Oppius que j'ai parlé, pour vous faire confier la direction d'une partie des fêtes {Les jeux qui devaient être donnés en l'honneur de César}. Quant à Balbus , je ne l'ai pas vu depuis votre départ : ses douleurs de goutte sont si vives qu'il ne reçoit personne. Tout bien considéré , vous ferez mieux, selon moi, de laisser cela de côté. Vous prendrez beaucoup de peine , et vous n'arriverez pas au but. Car telle est la multitude d'amis intimes, qu'il y a plus de chance de la voir diminuer que se grossir de nouveaux venus; surtout si ceux qui recherchent ce titre ne peuvent rendre que de ces sortes de services pour lesquels le maître se croit moins obligé qu'il n'oblige, si même il en sait quelque chose. L'occasion peut se présenter de vous mettre en évidence. Autrement il vaut mieux , je le répète , s'abstenir et même se dérober. Je crois que je resterai à Asture jusqu'à l'arrivée du grand personnage. [6,20] A TORANIUS. Asture, fin d'août. J'ai remis il y a trois jours aux esclaves de Cn. Plancius une lettre pour vous. Je serai moins long cette fois. Je voulais d'abord vous consoler. Je veux seulement aujourd'hui vous donner des conseils. Je ne vois rien de mieux pour vous que de rester dans votre retraite jusqu'a ce que vous puissiez agir en connaissance de cause. Vous évitez par là les dangers d'une longue navigation en hiver et sans possibilité de relâche; et ce qui n'est pas d'un médiocre avantage, vous pouvez toujours partir au premier avis certain. Quelle nécessité d'ailleurs de montrer votre visage aux arrivants? J'ai aussi beaucoup d'autres craintes dont je me suis ouvert à notre ami Cilon. Que vous dirai-je? Je ne connais pas, je le répète, dans ces détestables temps, de meilleure position que celle d'où l'on peut, le plus facilement et le plus vite, se porter partout où l'on veut. Si le grand personnage revient, vous arriverez bien à temps. Si (tout est possible) il survient empêchement ou retard, vous êtes à portée de savoir ce qui se passe ; et voilà surtout ce qui me plaît. Je vous redirai, quant au reste , ce que je vous ai déjà dit : soyez sûr que vous n'avez dans ce grand débat rien à redouter qui ne vous soit commun avec la patrie. La situation est affreuse sans doute. Mais quand on a vécu comme nous et quand on est parvenu à l'âge où nous sommes, on doit s'armer d'une courageuse résignation contre les maux qu'on n'a pas à se reprocher. - Tout ce qui vous appartient est en bonne santé : c'est avec les sentiments les plus vifs qu'on s'inquiète de vous, qu'on vous chérit , qu'on vous honore. — Tâchez de vous bien porter et surtout ne vous déplacez pas imprudemment. [6,21] A TORIANUS. Tusculum, juillet. Au moment où je vous écris, on approche du dénouement de cette fatale guerre; peut-être même y a-t-il quelque chose de décidé. Je ne laisse pas toutefois de me rappeler chaque jour que parmi cette multitude en armes nous étions seuls du même avis, vous du mien, moi du vôtre ; que tous deux nous avons été seuls à comprendre ce qu'il y a de terrible dans cette lutte d'où aucune paix ne peut sortir, où la victoire même est une calamité , ou l'on n'a devant soi que cette alternative : vaincus, la mort; vainqueurs, la servitude. J'étais un peureux, disaient alors ces grands cœurs, ces fortes têtes, les Domitius, les Lentulus. Eh! sans doute j'avais peur, peur de ce qui est arrivé. Aujourd'hui je n'ai plus peur de rien : je suis préparé à tout. Quand la prudence était de saison , je gémissais de voir qu'elle fût négligée. Maintenant que tout est perdu, qu'il ne reste rien à faire à la prudence, il n'est plus qu'un parti à suivre, celui de la résignation. La mort n'est-elle pas la fin de tout? Et n'ai-je pas à me rendre ce témoignage, que j'ai combattu pour conserver l'honneur de la république tant qu'elle a eu un honneur à défendre , et pour l'empêcher de périr du moins tout entière, quand l'honneur a été perdu? Ne voyez pas ici , je vous prie , l'envie de parler de moi ; je ne veux que faire naître chez vous les mêmes réflexions, puisque j'ai toujours trouvé en vous une conformité parfaite d'opinions et de vœux. C'est en effet pour chacun de nous une grande consolation que de pouvoir se dire : L'événement est contre nous, mais nous avions vu juste, et nous avons marché droit. Plaise aux Dieux que la république parvenant à se rasseoir d'une manière quelconque, nous puissions un jour nous revoir, et nous rappeler ensemble nos pressentiments et nos alarmes, alors qu'on nous accusait de peur, parce que nous disions que ce qui s'est accompli ne pouvait manquer d'arriver. Au reste, je vous garantis qu'en dehors des malheurs de la république, vous n'avez rien de particulier à craindre ; puis ayez de moi cette idée qu'en tout ce que je puis je suis et serai toujours à votre service et à celui de vos enfants. [6,22] A DOMITIUS. Rome. Si je ne vous ai pas écrit depuis votre retour en Italie, ce n'est point parce que vous ne m'écrivez pas vous-même. Mais quel secours porter à autrui, quand on est dans le dénûment? Quel conseil donner, quand on ne sait quel parti prendre ? Quelle consolation offrir, quand on ne voit que des maux autour de soi? Voila ou j'en suis toujours. Les choses vont même de mal en pis. Cependant j'aime mieux vous adresser quelques mots vides de sens que de ne pas vous écrire du tout. — Si je vous supposais le dessein de tenter pour la république d'inutiles efforts, je vous dirais de préférer plutôt la position qu'on nous laisse, et que la nécessité nous a faite. Mais votre raison s'est résignée à l'arrêt de la fortune, en déposant spontanément les armes le jour où a fini la lutte des deux partis. Je puis donc librement m'autoriser de nos longs rapports et des droits d'une vieille amitié; je puis sans scrupule vous conjurer, par tout ce que nous nous portons d'intérêt l'un à l'autre, de vous conserver pour moi, pour votre mère, pour votre femme, enfin pour tout ce qui vous aime. Oui, songez maintenant à vous, à ceux dont l’existence est attachée à la vôtre; faites aux circonstances l'application de vos doctrines et des principes que vous avez étudiés dès l'enfance, et reçus de la tradition des sages, des principes que votre raison comprenait si bien; supportez, en un mot, avec modération {je ne vous dirai point avec un farouche courage) la perte de tant d'hommes illustres, vos amis et vos soutiens. J'ignore si je puis quelque chose, ou plutôt je sais que je puis bien peu ; je vous promets néanmoins que dans tout ce qui pourra toucher votre position et votre dignité, j'agirai pour vous avec la même ardeur que je vous ai toujours vue pour moi; je m'en suis expliqué avec votre mère, cette femme supérieure qui vous aime tant. Si vous m'écrivez vos intentions, je m'efforcerai de les remplir. Si vous gardez le silence, je n'en ferai pas moins avec zèle et dévouement tout ce que je croirai pouvoir vous être utile. Adieu.