[1,0] LETTRES FAMILIERES -LIVRE I. [1,1] A LENTULUS, PROCONSUL, Rome, janvier. Le public, qui voit le zèle, je dirai plus, le filial dévouement que je fais éclater pour vous en toute occasion, trouve que je fais beaucoup; moi seul je trouve que je fais peu. Dans d'autres temps, vous vous occupiez de moi, et vous avez réussi. Je m'occupe de vous maintenant; et, quand je songe à la grandeur de vos services, c'est mon supplice de ne pouvoir vous rendre la pareille. Voici où nous en sommes. Ammonius, l'envoyé du roi, nous attaque ouvertement, l'argent à la main : ce sont toujours les mêmes courtiers, ces créanciers de Ptolémée qui poussaient l'affaire avant votre départ. Ce que le roi peut avoir de partisans, et il en a peu, demande Pompée. Le sénat objecte la prétendu oracle, non par scrupule religieux, mais par éloignement pour le prince, dont il voit de mauvais oeil les moyens de corruption. Il n'est sorte de représentations et de prières que je ne fasse à Pompée. Je ne lui épargne pas même les reproches pour l'empêcher de tremper dans cette infamie. Mais ce sont des conseils et des supplications dont nous pourrions nous dispenser; car en particulier, comme au sénat, il plaide lui-même votre cause avec plus d'éloquence, d'autorité, de zèle et de chaleur que personne. Il ne tarit pas sur ce qu'il vous doit de gratitude, sur ce qu'il vous porte d'affection Vous savez que Marcellinus est votre antagoniste en cette affaire. En toute autre occasion, dit-il, vous pouvez compter sur son vigoureux appui. Je prends toujours acte de cette parole. Il ne voit et ne veut voir que l'oracle. Il n'y a pas moyen de le faire sortir de là. — Voilà où nous en étions avant les ides. Mais il faut que je vous dise ce qui s'est passé depuis le jour des ides que j'ai écrit ce qui précède. Hortensius, moi et Lucullus, nous nous soumettons à l'oracle en ce qui concerne l'armée : il n'y aurait pas moyen d'arriver autrement. Nous réclamons en même temps l'exécution du sénatus-consulte rendu sur votre rapport, et qui vous charge de rétablir le roi. Nous ferons valoir votre position. L'oracle ne veut pas d'armée, soit! Mais que le sénat vous maintienne votre mandat. Crassus est d'avis de trois commissaires; il n'exclut pas Pompée; il préfère même ceux qui ont. des commandements. M. Bibulus veut aussi trois commissaires, mais qui n'aient pas d'autres fonctions. Les consulaires opinent tous comme Bibulus, excepté Servilius, qui ne veut entendre parler du rétablissement du roi d'aucune manière ; Volcatius, qui se prononce pour Pompée, suivant la proposition de Lupus; et Afranius, qui appuie Volcatius. Cette dernière circonstance rend fort suspects les sentiments de Pompée; elle montre que tous ses amis sont d'accord avec Volcatius. On est en ce moment dans le coup de feu, et déjà la chance tourne. Libon et Hypséus font assaut de démarches et d'efforts; les familiers de Pompée travaillent à qui mieux mieux ; si bien qu'on ne peut plus douter aujourd'hui qu'ils n'aient tous son mot. Ses adversaires ne sont pas même pour vous, parce que vous l'avez trop exalté. Quant à moi, mon influence est gênée singulièrement par les obligations même que je vous ai, et le désir secret qu'on suppose à Pompée est encore contre moi. Il y avait déjà, sans qu'on s'en doutât, bien du mal fait, longtemps avant votre départ, par le roi lui-même, par les intimes et la famille de Pompée. Les consulaires ont été influencés ouvertement, et le dépit a mis le comble à leurs mauvaises dispositions. Telles sont les circonstances au milieu desquelles je me trouve. Je vous resterai fidèle, à la face de tous, et vos amis pourront voir qu'en votre absence mes sentiments ne changent point. La question deviendrait bien simple, si ceux qui vous doivent le plus ne l'oubliaient pas. [1,2] A LENTULUS, PROCONSUL. Rome, janvier. On n'a rien fait au sénat le jour des ides de janvier. Presque tout le temps a été pris par une discussion entre le consul Lentulus et le tribun du peuple Caninius. Moi aussi j'ai eu la parole assez longtemps. Ce que j'ai dit de votre dévouement au sénat m'a paru faire une vive impression sur l'assemblée. Le lendemain, on a voulu avoir l'avis sommaire de chacun. Le sénat nous était redevenu tout à fait favorable. Je l'ai bien vu, soit pendant mon discours, soit pendant l'appel des noms et des votes. Bibulus opina pour charger trois commissaires du rétablissement du roi; Hortensius, pour vous en confier le soin sans armée; Volcatius, pour en charger Pompée. Ensuite on demanda la division sur la proposition de Bibulus. En ce qui concerne l'oracle, il ne pouvait plus y avoir difficulté; tout le monde fut de son avis. En ce qui concerne les trois commissaires, on vota pour : toute autre chose (Formule de vote négatif). — Arrivait la proposition d'Hortensius, lorsque Lupus, tribun du peuple, prétendit qu'ayant fait le rapport pour Pompée, il avait un droit de priorité sur les consuls, pour faire le partage des voix. Il n'y eut qu'un cri contre cette prétention, tant elle parut extraordinaire et mal fondée. Les consuls ne l'approuvaient ni ne la combattaient d'une manière décidée. Ils voulaient gagner du temps, et ils y ont réussi. Plusieurs fractions de l'assemblée allaient se réunir à l'avis d'Hortensius, tout en parlant tout haut dans le sens de Volcatius. On commençait à voter, malgré les consuls, qui voulaient de la proposition de Bibulus. Le débat s'étant prolongé jusqu'à la nuit, la séance fut levée. Le hasard voulut que je soupasse le soir même chez Pompée. L'occasion était belle. Depuis votre départ, nous n'avions jamais eu au sénat une meilleure journée. Je causai à fond, et je crus voir ses dispositions se modifier successivement, et se prononcer enfin tout à fait pour vous. Il est certain que quand il me parle, il m'est impossible de lui supposer une arrière-pensée; mais si je vois ses amis, dans quelque rang que je les prenne, il m'est démontré, ce qui est d'ailleurs à présent clair pour tout le monde, que depuis longtemps la corruption agit par des affidés, de l'aveu, sans doute, du roi et de ses conseillers. C'est aujourd'hui le 16 des kalendes de février. Je vous écris avant le jour. Il doit y avoir assemblée du sénat. J'y soutiendrai, j'espère, autant que possible, la dignité de mon caractère, au milieu de tant de trahisons et de mauvaise foi. Quant à l'intervention populaire, nous avons gagné du moins qu'on ne puisse mettre le peuple en mouvement, sans fouler aux pieds les auspices, blesser les lois et recourir ouvertement à la violence. Hier, le sénat a dû faire très sérieusement usage de sa prérogative; et, maigre l'opposition de Caton et de Caninius, le décret n'en a pas moins été voté. Je suppose qu'on vous l'a envoyé. Je vous tiendrai au courant des autres nouvelles. Comptez sur mes soins, mon zèle, mon crédit, mes efforts pour que les choses se passent convenablement. [1,3] A P. LENTULUS, PROCONSUL. Rome, janvier. Je suis intimement lié depuis longtemps avec A. Trébonius, qui a, dans votre gouvernement, des affaires considérables et fort claires. Il a toujours été en grande faveur dans la province, et son mérite personnel n'y a pas moins contribué que l'influence de mon nom et la recommandation de ses amis. Il sait votre amitié pour moi, l'intimité de nos rapports, et il se persuade qu'un mot de moi le mettra dans vos bonnes grâces. Faites, je vous prie, que sa confiance ne soit pas trompée. Je vous recommande ses affaires, ses affranchis, ses agents, tout son monde. Je vous prie surtout de confirmer les dispositions déjà arrêtées dans son intérêt par T. Ampius. Enfin montrez-lui, par vos bons procédés en toutes choses, que ma recommandation n'est pas auprès de vous une recommandation vulgaire. [1,4] A P. LENTULUS, PROCONSUL. Rome, janvier. A la séance du 16 des kalendes de février, notre attitude était superbe; nous avions pulvérisé la proposition de Bibulus pour les trois commissaires. Il ne nous restait plus à combattre que celle de Volcatius. Nos adversaires élevèrent mille chicanes pour gagner du temps. Ils voyaient bien que le grand nombre des sénateurs présents, le peu de divergence des opinions et l'extrême défaveur de toute proposition n'ayant pas pour objet de vous confier les intérêts du roi, allaient nous donner gain de cause. Curion a été fort malveillant; Bibulus, beaucoup mieux, et presque pour nous. Mais Caninius et Caton déclarèrent qu'ils ne porteraient pas de lois devant le peuple avant les comices. Or d'après la loi Pupia, comme vous le savez, le sénat ne peut pas s'assembler avant les kalendes de février, ni même pendant tout le mois, si les députations ne sont au préalable ou données ou refusées. L'opinion générale à Rome est que le prétexte de l'oracle a été mis en avant par vos ennemis et vos envieux, moins par opposition contre vous que dans la vue de dégoûter tout le monde d'Alexandrie, dont on ne veut que parce qu'il y aurait une armée à commander. Personne ne suppose au sénat une seule pensée qui ne soit honorable pour vous. Chacun sait que si on n'a pas pu faire l'épreuve de la division, c'est l'effet d'une intrigue de nos adversaires. Mais s'ils veulent maintenant couvrir du nom du peuple quelque manoeuvre scélérate, les mesures sont prises. Ils n'y parviendront qu'en foulant aux pieds la religion et les lois, et qu'en recourant à la force brutale. Dois-je vous parler de mes efforts et des indignes procédés de quelques personnes? De mes efforts? Mais quand je verserais jusqu'à la dernière goutte de mon sang, je me croirais encore en reste avec vous. Des procédés des autres? Épargnez-moi un récit trop pénible. Si la violence s'en mêle, je ne réponds de rien, surtout avec des magistrats aussi énervés que les nôtres ; à cela près, je vous garantis l'élan du sénat et du peuple romain pour vous maintenir et vous élever au rang qui vous est dû. [1,5] A P. LENTULUS, PROCONSUL. Rome, février. (1ere part). Une des choses que j'ai toujours désirées avec le plus de passion, c'est de vous montrer et de montrer au monde entier, combien mon coeur est fidèle à la reconnaissance. Eh bien ! en voyant la tournure des événements depuis votre départ, j'en suis à regretter amèrement que vous ayez eu à mettre à l'épreuve mon zèle et le dévouement de vos amis. Vous voyez, vous sentez, à ce que je comprends par vos lettres, que les hommes vous sont aussi fidèles dans vos prétentions à un honneur qui vous est dû, qu'ils me l'ont été dans l'affaire de mon rétablissement. J'avais tout mis en jeu pour le succès, efforts, démarches, influences, lorsque cette odieuse déclaration de Caton est venue soudain déjouer mes combinaisons, et nous a fait passer du doute à l'excès de la crainte. Après ce coup, il faut tout redouter, surtout les perfidies. Pour Caton personnellement, quoi qu'il arrive, je saurai lui tenir tête. — Sur le fond des choses, je veux dire l'affaire d'Alexandrie et les intérêts du roi, mes efforts, je le garantis, ne vous laisseront rien à désirer ni à vous là-bas, ni ici à vos amis. Mais je tremble que la mission ne nous échappe, ou que l'entreprise ne soit abandonnée; et je ne sais ce qui me déplairait le plus de l'alternative. A toute force, il y aurait un pis aller pour lequel nous pencherions assez, Sélicius et moi; ce serait, tout en n'abandonnant pas le roi, d'empêcher cette nomination dont nous ne voulons pas, et qu'on regarde déjà comme faite. Le tout sera mené avec prudence, et de façon à ne pas froisser si on réussit; et, dans le cas contraire, à éviter l'apparence d'un échec. Vous devez, de votre côté, avec votre sagesse et l'élévation de vos sentiments, considérer toute grandeur et toute dignité comme dérivant de votre vertu, de vos actions, de votre caractère, et vous persuader qu'en vous dérobant quelque chose des avantages que la fortune vous réservait, les méchants se font plus de tort qu'à vous. Il ne se passe pas une minute que je ne m'occupe de vos affaires; je réfléchis ou j'agis, et je ne fais rien sans Sélicius. Vous n'avez pas d'ami plus sage, plus fidèle, plus dévoué. A P. LENTULUS, PROCONSUL. Rome, février. (IIe part). Vous ne manquez pas, je pense, de correspondances et de messages pour vous instruire des nouvelles du jour et des faits accomplis : mon rôle, à moi, est de m'occuper de l'avenir et de vous annoncer les événements en germe. Depuis la scène du 8 des ides de février, où Pompée, défendant Milon dans l'assemblée du peuple, fut accueilli par des clameurs et des injures; depuis la dure et sanglante accusation que Caton lui lança en plein sénat, au milieu d'un silence profond, je le trouve tout consterné, et je crains qu'il ne songe plus à l'affaire d'Alexandrie, laquelle est encore dans le même état par rapport â nous; car le sénat ne vous a ôté que ce qu'il ne veut, par scrupule religieux, donner à personne. Or donc, le roi verra qu'il ne sera pas rétabli par Pompée, comme il s'en flattait, et qu'à moins que ses intérêts ne vous soient remis, son sort est de languir désormais dans l'oubli et dans l'abandon. Alors il faudra bien qu'il se jette entre vos bras : voilà mon espérance, et c'est dans ce but que je manoeuvre. Pas le moindre doute qu'il ne se tourne vers vous, pour peu que Pompée dise un mot. Mais vous connaissez Pompée, son apathie, son humeur taciturne. Je ne négligerai rien pour arriver au bout. J'espère avoir raison aussi des injurieuses difficultés élevées par Caton. Entre tous les consulaires, je ne vous vois réellement d'amis qu'Hortensius et Lucullus. Chez tout le reste, malveillance sourde ou inimitié non déguisée. Ayez courage et confiance. Votre adversaire est un homme bien léger. L'orage passera, et vous retrouverez et les égards qui vous sont dus, et la gloire qu'on vous dispute. [1,6] A P. LENTULUS, PROCONSUL. Rome, mars. Vous saurez par Pollion ce qui se passe; il a assisté, présidé à tout. Dans la douleur extrême que j'éprouve à votre sujet, je me console pourtant en pensant qu'infailliblement la sage conduite de vos amis et le temps qui affaiblit tout, jusqu'au venin de l'envie et de la haine, finiront par triompher de la perversité des hommes. C'est une consolation aussi pour moi que le souvenir de mes disgrâces dont je retrouve une image dans les vôtres ; si ce n'est qu'il y va pour vous de peu de chose, et qu'il y allait de beaucoup plus pour moi : le rapport est si frappant, que vous me pardonnerez, j'espère, si je parle avec quelque sang-froid d'un résultat auquel vous étiez vous-même résigné d'avance. Restez tel que je vous connais et vous ai connu, comme disent les Grecs, à l'âge ou vous aviez encore l'ongle tendre. Les attaques de l'envie donneront du relief à votre gloire. Je suis toujours à votre service en tout et pour tout sur ce point; votre attente ne sera pas trompée. [1,7] A P. LENTULUS, PROCONSUL J'ai reçu la lettre où vous vous montrez si reconnaissant de mon exactitude à vous mettre au courant de ce qui se passe, et de toutes les preuves d'affection que je vous donne. Mais en vous aimant tendrement, que fais-je, sinon me montrer tel que vous m'avez forcé d'être? Et quand je vous écris, n'est-ce pas une douce satisfaction pour moi de m'entretenir avec vous en dépit de la distance et du temps? Si ce commerce est moins suivi que vous ne le souhaiteriez, c'est que mes lettres ne sont pas de celles qu'on peut confier au premier venu. Mais chaque fois que je trouverai une occasion sûre, j'en profiterai, n'en doutez pas. - Vous désirez savoir comment chacun s'est montre et conduit à votre égard, je serais fort en peine de le dire de chacun en particulier; je m'en référerai à ce que je vous ai déjà dit en général, et qu'aujourd'hui j'affirme en parfaite connaissance. Les hommes qui vous devaient le plus, et qui pouvaient le mieux vous servir, sont précisément ceux qui se sont montrés les plus envieux de votre grandeur ; et, sous ce rapport, sauf la différence des positions, il y a complète ressemblance entre ce que vous venez d'éprouver et ce que j'éprouvai jadis. Ceux qui avaient eu à souffrir du rigoureux accomplissement de vos devoirs envers la république, vous ont fait guerre ouverte, tandis que ceux dont vous aviez défendu les prérogatives, l'honneur et les principes, sont moins reconnaissants du courage que vous y avez montré, qu'ennemis de votre gloire. Par compensation, ainsi que je vous l'ai mandé précédemment, Hortensius a montré un zèle admirable, et Lucullus, une grande bonne volonté. Parmi les magistrats, L. Racilius a été plein de loyauté et de coeur. Quant aux luttes, aux combats que j'ai soutenus moi-même, je vous dois tant, que peut-être aura-t-on vu dans ma conduite un mouvement de gratitude plutôt qu'un acte de conviction. — Après cela, je ne vois pas un seul consulaire à qui je puisse rendre ce témoignage, qu'il ait fait des voeux, ou qu'il ait agi pour vous, ou qu'il ait donné signe de bienveillance. Pompée, a qui je parle et qui me parle lui-même souvent de vous. Pompée, vous le savez, n'a presque point paru au sénat dans ces derniers temps. Il m'a été facile de voir cependant qu'il avait été on ne peut plus touché de votre dernière lettre. Moi, je ne suis pas seulement touché de votre esprit de conduite et de votre sagesse : je les admire. Vous venez, par cette lettre, de vous assurer l'amitié d'un homme éminent, qui vous était attaché déjà par la reconnaissance, mais qui pouvait vous croire refroidi à cause des vues personnelles qu'on lui a prêtées. Il a toujours été pour vous, même au moment de la terrible épreuve de Caninius; mais depuis votre lettre, c'est de tout coeur qu'il veut votre élévation, et sert vos intérêts. J'ai longtemps raisonné avec lui ; et dans ce que je vais vous dire, c'est sa manière de voir, son opinion personnelle, que je vous exprimerai. Puisqu'il n'y a pas de sénatus-consulte qui annule votre mission relative au roi d'Alexandrie, et attendu que le principe de non-intervention absolue qui a prévalu depuis, non sans opposition, vous le savez, passe généralement pour un effet de l'irritation de quelques hommes, et non d'une résolution réfléchie du sénat, c'est à vous, qui disposez de la Cilicie et de Chypre, à juger votre position et vos moyens. Si les circonstances sont telles que vous puissiez dominer Alexandrie et l'Égypte, il est de votre honneur, il est de l'honneur de Rome, après avoir placé d'abord le roi à Ptolémaïs ou dans quelque lieu voisin, de partir ensuite pour Alexandrie avec votre flotte et votre armée ; et quand vous y aurez rétabli le bon ordre et l'autorité de la force, Ptolémée pourra revenir alors prendre possession du royaume. Ainsi, la première décision du sénat qui vous chargeait de rendre au roi son trône, serait exécutée, et, en même temps, on ne se serait pas écarté de l'oracle de la Sibylle qui, suivant l'interprétation des dévots, veut que le roi soit ramené dans ses États sans armée. — Nous vous avertissons seulement, Pompée et moi, que vous serez jugé par l'événement. S'il est conforme à nos vues et à nos désirs, on louera votre sagesse et votre courage : mais en cas d'échec, on vous accusera d'ambition et de témérité. Examinez donc bien les choses ; nous ne pouvons pas, nous, les juger d'ici, comme vous qui avez en quelque sorte l'Égypte sous les yeux. Tout ce que nous avons à dire se réduit à ceci : Êtes-vous certain de vous rendre le maître du royaume? agissez alors sans perdre un moment. Avez- vous des doutes? ne tentez pas même un effort. Avec le succès, je vous garantis qu'on vous applaudira même absent, et qu'un concert de louanges saluera votre retour. Mais en cas de revers, la question légale et la question religieuse reparaissent menaçantes. Si donc vous êtes sur d'en finir à votre honneur, n'hésitez pas. Faut-il donner quelque chose au hasard? abstenez-vous. Je termine comme j'ai commencé, et je vous répète que vous serez jugé suivant l'événement. Il y a encore un moyen terme au cas où vous verriez trop de risque à prendre en personne l'initiative. Que le roi engage sa parole à ceux de vos amis de la province qui voudront lui prêter de l'argent; mettez a sa disposition un matériel et des hommes, ce qui nous semble facile dans un tel pays et une telle situation ; puis restez maître ou d'assurer le succès, en y concourant, ou de laisser échouer la tentative en restant neutre. Vous êtes placé de manière à juger mieux que personne le but, les moyens, la conjoncture : mais j'ai cru devoir vous faire part de nos idées. — Vous me félicitez sur ma position, sur l'amitié de MiIon, sur le peu de consistance personnelle et le discrédit de Clodius. Tout cela est votre oeuvre, admirable ouvrier que vous êtes, et il est tout simple que vous applaudissiez à ce que vous avez fait. Mais n'est-ce pas par une incroyable aberration, je ne veux point employer un mot plus fort, que les hommes à qui la moindre preuve d'intérêt eût assuré mon concours dans une cause commune, s'exposent à mon inimitié en lâchant la bride à leurs passions jalouses? Leurs détestables manoeuvres, je ne vous le cache pas, m'ont presque ébranlé dans mes vieux et éternels principes non toutefois au point de me faire oublier l'honneur : mais je veux désormais songer à ma personne et à mes intérêts. Il y avait garantie pour tout avec un peu de bonne foi et de tenue de la part des consulaires. Mais le plus grand nombre porte si loin l'inconséquence, qu'ils sont bien moins heureux de ma constance à défendre la république, qu'affligés de l'éclat qui en rejaillit sur moi. Avec vous, je m'abandonne volontiers à ces épanchements; car non seulement c'est grâce à vous que je suis en d'autres temps parvenu jusqu'au faite, mais dès les premiers pas dans la carrière des honneurs, ma gloire naissante a trouvé en vous faveur et appui. D'ailleurs, je vois que ce n'est pas, ainsi que je l'ai cru longtemps l'homme nouveau que l'envie poursuivait en moi, puisqu'elle s'attaque en vous au nom le plus antique et le plus illustre. Vos ennemis vous ont souffert dans un rang élevé, mais ils ne vous ont pas permis de prendre votre vol plus haut, . je vous félicite du moins de la différence que la fortune a mise entre nous. Autre chose est, en effet, de se voir froissé dans la plus juste ambition, et d'en être à désespérer de la vie. Somme toute, je ne saurais me plaindre. Vous avez fait pour la gloire de mon nom plus que la fortune ne m'avait ôté. — Mais permettez qu'à mon tour je me fasse un titre de vos bienfaits et de mon affection, pour vous donner un conseil : poursuivez de tous vos efforts, conquérez à tout prix cette gloire à laquelle vous pouvez si justement prétendre, dont la pensée jadis faisait battre votre jeune coeur. Que l'injustice reste sans prise sur le noble courage que j'aime et admire en vous. On a de votre caractère une grande idée; votre nom inspire une grande confiance : il reste de votre consulat un grand souvenir. Jugez combien on verrait tout cela prendre corps et reluire si, par la paix ou par la guerre, vous parveniez à acquérir un peu de gloire dans votre province. Seulement, dans le cas où vous voudriez recourir à l'emploi de la force et des armes, ne faites rien sans y avoir bien médité, bien réfléchi; sans avoir tout préparé, tout combiné, de longue main. Il faut être sur du but que votre oeil mesure depuis longtemps, et vous persuader, qu'y étant parvenu, vous tenez dans votre main ce qui donne le haut rang et la première place à Rome. Et afin que vous ne preniez pas ces observations pour de vagues paroles, rappelez-vous que nous avons l'un et l'antre une leçon à tirer de nos disgrâces, c'est d'apprendre a connaître pour toujours a qui croire et de qui se délier. — Vous me demandez où en est la république. La division est bien tranchée. Mais les forces ne sont pas égales. Ceux qui disposent de l'argent, des armes et de tous les éléments de la puissance matérielle, ont si bien profité des fautes et des inconséquences de leurs adversaires qu'ils ont aujourd'hui la force morale pour eux. Aussi n'ont-ils rencontré qu'une imperceptible opposition au sénat pour y faire décider ce qu'ils ne comptaient pas obtenir du peuple, même à l'aide des séditions et des émeutes : on vient d'accorder à César des subsides et dix lieutenants, et on ne tient aucun compte de la loi Sempronia,.qui voulait qu'on lui donnât un successeur. Mais ce sujet est trop triste; je ne veux pas m'y arrêter. Je n'en parle que pour vous faire part d'une réflexion que je dois à l'expérience bien plus qu'à toutes les spéculations qui m'ont occupé depuis l'enfance. Apprenez donc, tandis que la fortune vous sourit encore, qu'il ne faut pas chercher le salut, sans l'honneur, ni croire l'honneur possible sans le salut. — Je reconnais votre bonté dans vos félicitations sur le mariage de ma fille avec Crassipés. Je me promets toutes sortes de satisfaction et de bonheur de cette union. Notre cher Lentulus est un jeune homme de beaucoup d'espérance et de la plus heureuse nature. Formez-le à l'étude des arts que vous cultivez, mais surtout formez-le à votre exemple. Voilà pour lui la meilleure école. il est votre fils; il marche sur nos traces; il a de l'amitié pour moi ; il m'en a montré toujours. Comment pourrait-il ne pas me plaire et comment pourrai-je ne pas le chérir? [1,8] A P. LENTULUS, PROCONSUL. Mieux que personne Plétorius vous mettra au courant, et vous dira ce qu'on fait, ce dont on est d'accord, ce que Pompée projette ; car il a assisté, ou pour mieux dire présidé à tout. Son zèle a fait pour vous tout ce qu'on peut attendre d'une vive amitié, d'une grande prudence et d'un dévouement sans réserve. Il vous dira aussi quelle est la situation des affaires en général ; ce qu'il ne serait pas facile de faire par écrit. Nos amis sont certainement les maîtres, et il n'y a pas d'apparence que cela change d'ici à un siècle. Ainsi que je le dois, que vous me l'avez recommandé, et que me le prescrivent à la fois ma gratitude et mon intérêt, je marche tout à fait avec l'homme dont vous jugez nécessaire de vous rapprocher, en me prenant pour intermédiaire. Vous savez la peine qu'on a à renoncer à ses idées en politique, surtout quand on est persuadé qu'elles sont droites et avouées par l'expérience. Cependant je n'hésite pas à me plier aux vues de qui je ne pourrais pas me séparer avec honneur. Et cela sans aucune arrière-pensée, quoi qu'on en puisse dire. C'est qu'il y a en moi bien de l'affection pour Pompée, et que je suis disposé à trouver bon et juste ce qu'il croit utile et ce qui lui plaît. A mon avis, ce que ses adversaires auraient même de mieux à faire, ce serait de cesser une lutte qu'ils ne sont pas de force à soutenir. Une chose me console, c'est que je suis, plus que personne, dans une position à tout faire, sans qu'on y trouve à redire. Je puis prendre fait et cause pour Pompée ; ou bien rester observateur silencieux de ce qui se passe ; ou bien encore me livrer exclusivement à mon goût favori pour les lettres; et c'est le parti que je ne manquerai pas de prendre, si son amitié m'en laisse le choix. Car cette honorable influence dans les affaires, cette liberté de suffrages que je m'étais promise, comme conséquence des hautes dignités dont j'ai été revêtu, et des travaux que j'ai accomplis : tout cela je l'ai perdu ; moi, au surplus, comme tout le monde. Nous n'avons désormais qu'une alternative, ou de marcher avec l'oligarchie qui nous gouverne, et il y a bien peu de dignité à le faire, ou de lui faire tête sans aucune chance de succès. Je me laisse aller à ces réflexions, pour vous donner matière à méditer sur le parti que vous aurez vous même à prendre. Tout va maintenant au rebours du droit sens, au sénat, dans la magistrature, dans tous les rouages de la république. Aujourd'hui la seule ambition qu'on puisse avoir, c'est d'être tranquilles; et ceux qui gouvernent seraient disposés à nous le permettre, s'ils trouvaient certaines gens moins roidis contre leur domination. Pour ce qui est de la dignité consulaire, de cette dignité qui convient à des sénateurs courageux et fidèles, il n'y faut plus songer ; elle a disparu sans retour. La faute en est à ceux qui ont aliéné du sénat un ordre qui lui était dévoué et un citoyen illustre. — Mais revenons à ce qui vous touche de plus près; Pompée a de bonnes dispositions pour vous, j'en suis sûr. Lui consul, vous n'aurez, si je ne me trompe, qu'à désirer pour obtenir. Vienne donc l'occasion. Il m'aura sans cesse à ses côtés, veillant dans votre intérêt et attentif à profiter de tout. Je ne craindrai pas de l'obséder; il me saura gré au contraire de montrer ma reconnaissance. Figurez-vous bien qu'une misère, pour peu qu'elle vous concerne, va me toucher de plus près que tout ce que j'ai d'intérêts au monde. Ce sentiment chez moi est si vif, qu'avec la conscience d'un dévouement auquel je ne puis demander rien de plus, au fond je ne suis jamais satisfait; c'est que ma pensée même ne conçoit pas une manière de m'acquitter envers vous. —Le bruit se répand que vous avez parfaitement conduit votre entreprise. On attend vos lettres. J'ai déjà parlé à Pompée. Aussitôt qu'elles seront venues, je ne manquerai point d'aller visiter les magistrats et les sénateurs. En général, pour tout ce qui vous touche, je veux toujours aller au delà du possible. Mais toujours je resterai en deçà de ce que je dois. [1,9] A P. LENTULUS, IMPERATOR. Septembre. Votre lettre me charme ; je vois que vous rendez justice à ce que j'appellerai ma piété pour vous. Pourrais-je me contenter de dire mon attachement, quand je trouve le nom de piété, ce nom si respectable et si saint, trop faible encore pour exprimer les sentiments que je vous dois? Vous me parlez de reconnaissance; il faut une bonté comme la vôtre pour puiser un motif de gratitude dans des témoignages dont on ne pourrait se dispenser sans crime et sans infamie. Que n'avons-nous été ensemble, que n'avons-nous été à Rome, au lieu d'être jetés l'un d'un côté, l'autre de l'autre, dans tous ces temps! Vous auriez pu encore mieux connaître et mieux juger mon cœur. — Avec les projets que vous m'annoncez, que mieux que personne vous pouvez mener à bien, et dont la réalisation tarde à mon impatience, quel rôle n'eussions-nous pas joué, soit dans les délibérations du sénat, soit dans les phases diverses des affaires? Tout a l'heure je vous dirai quelle est ma manière de voir et comment je me trouve placé. Aucune de vos questions ne restera sans réponse. J'aurais eu en vous le plus dévoué et le plus sage des guides, et de votre côté, peut-être n'auriez-vous pas trouvé en moi un conseiller trop inhabile ; vous auriez pu compter du moins sur son dévouement et sa loyauté. Je me réjouis pour vous, comme je le dois, du titre d'Imperator et du succès de cette habile campagne qui vous laisse maître paisible de la province à la tête d'une armée victorieuse. Mais certes vous eussiez ici, vous présent, recueilli de trop justes efforts de mon zèle et plus de fruit et des résultats plus immédiats : je vous aurais merveilleusement servi de second, par exemple, contre ceux qui se sont faits vos ennemis pour avoir soutenu pour moi une lutte généreuse, et qui ne peuvent vous pardonner l'éclat et la gloire qui en ont rejailli sur vous. Ce n'est pas qu'il n'ait pris soin de nous venger cet homme (C. Caton?) qu'on est sûr de trouver toujours l'ennemi de ses propres amis, et qui, comblé de vos bienfaits, vient d'épuiser contre vous le reste de sa vigueur expirante et de ses impuissants efforts. Ses machinations mises à jour lui ôtent désormais toute force morale et même toute liberté. — Vous voyez le fonds qu'il y a à faire sur les hommes; j'aurais voulu que mes disgrâces eussent suffi sans les vôtres à vous en convaincre, et je me réjouis du moins, quoique dans l'amertume de mon cœur, que vous n'achetiez point trop cher une expérience qui m'a coûté tant de souffrances. Mais il est temps de vous expliquer toute cette affaire et de répondre à vos questions. — On vous a appris ma réconciliation avec César et Appius ; vous ne m'en blâmez point. Mais vous désirez savoir par quel enchaînement de faits j'ai pu aller jusqu'à entreprendre la défense et l'apologie de Vatinius. Pour vous mettre plus complètement au fait, il est nécessaire de reprendre les choses de plus haut. — J'avais cru, mon cher Lentulus, en voyant le premier effet de vos soins, que j'étais enfin rendu à mes amis et à la république; et ma reconnaissance vous vouait pour jamais à vous et à la patrie, dont la sympathie avait si bien secondé vos efforts, une affection et un dévouement éternels. Si ce dévouement et cette affection sont le devoir de tous les citoyens, à plus forte raison d'un homme lié à elle par le plus grand des bienfaits. Tels étaient mes sentiments ; et plus d'une fois, le sénat et vous, le sénat pendant que vous étiez consul, et vous, dans les confidences de l'intimité, vous en avez entendu l'expression. Dès lors cependant j'avais déjà bien des raisons de prendre ombrage. Au moment où vous parliez de ce qui restait à faire pour compléter la réparation, j'entrevis plus d'une haine cachée, plus d'un attachement équivoque. Lors du rétablissement de mes maisons, vous ne fûtes pas soutenu par ceux sur qui vous deviez compter. Il en fut de même lors des violences odieuses qui nous expulsèrent, moi et mon frère, de mes foyers; de même encore, au sujet des indemnités allouées par le sénat, indemnités qui, bien que fort inférieures à mes pertes, n'en étaient pas moins une planche de salut dans le naufrage de ma fortune. Il n'y avait pas moyen de me dissimuler ces mécomptes, mais le chagrin que j'en ressentais était moins vif que la joie de ce qu'on venait de faire pour mon retour. Malgré toutes les obligations que j'ai à Pompée, obligations que vous étiez le premier à reconnaître et à exalter, malgré mon attachement fondé à la fois sur la reconnaissance, l'inclination et une estime qui ne s'est pas démentie, ne pouvant m'expliquer sa pensée, je restais fidèle à mes vieux principes en matière de gouvernement. Un jour que Pompée était venu à Rome et au sénat pour l'affaire de P. Sextius, Vatinius, qui était là comme témoin, se prit à dire que c'était la fortune et le bonheur de César qui m'avaient fait son ami : je lui répliquai à l'instant que la position de Bibulus, toute malheureuse qu'elle lui parût, me semblait à moi préférable à tous les triomphes et à toutes les victoires des autres. Dans une autre occasion, Vatinius étant encore témoin, je dis que c'étaient par les mêmes hommes que Bibulus avait été emprisonné dans sa maison et moi chassé de la mienne. Mon interrogatoire ne fut qu'une censure amère de son tribunat. J'étais animé; je passai tout en revue, les voies de fait, l'affaire des auspices, la distribution des royaumes. Dans cette occasion, comme dans toutes les autres, je n'ai cessé de garder la même attitude et de renouveler mes attaques dans le sénat. Sous le consulat de Marcellinus et de Philippe, le jour des nones d'avril, j'obtins de l'assemblée alors nombreuse l'ajournement de l'affaire des terres de Campanie, jusqu'aux ides de mai. Je ne pouvais entrer plus avant dans le corps de la place, montrer plus d'abnégation pour moi-même, et rester plus fidèle à mon passé. L'émotion fut vive à ces paroles, qui non-seulement arrivèrent à leur adresse, mais eurent encore une portée à laquelle je ne songeais point. Le sénatus-consulte fut rédigé dans le sens de mon vote. Pompée, sans laisser paraître d'ailleurs le moindre mécontentement, partit pour la Sardaigne et l'Afrique; il passait par Lucques, où se trouvait César. César se plaignit vivement à lui de ma conduite. Il avait vu antérieurement Crassus à Ravenne, et Crassus l'avait monté contre moi. Il est positif que Pompée lui-même n'était pas content, j'en eus la certitude, entre autres par mon frère qui le vit quelques jours après son départ de Lucques. « Ah ! vous voilà ? lui dit Pompée, je vous cherchais; c'est à merveille. Eh bien! « si vous ne vous hâtez de faire entendre raison » à Marcus votre frère, je vous rends responsable des promesses que vous m'avez faites en son nom. » Que vous dirai-je de plus? Ils se répandit en plaintes, rappela les obligations que je lui ai, ses conventions avec mon frère au sujet des actes de César, et les engagements à lui donnés en mon nom. Il prit mon frère à témoin que tout ce qu'il avait fait pour moi, il l'avait fait par la volonté de César, et finit par lui demander que j'eusse à ménager un peu plus César, sa position, son caractère, et à m'abstenir au moins d'hostilités, si je ne voulais pas ou ne croyais pas pouvoir le servir. — Ces communications de mon frère coïncidaient avec un message officiel de Vibullius ; au nom de Pompée, il me priait de ne pas pousser l'affaire de Campanie avant son retour. Je me recueillis, j'interrogeai la république et la suppliai de permettre qu'après tant de peines et de travaux à son service, il me fût loisible de remplir les devoirs de la reconnaissance, de dégager la parole de mon frère et de faire voir à tous que le bon citoyen est aussi un honnête homme. Notez qu'au moment où Pompée me faisait témoigner ainsi son mécontentement de mes opinions et de mes actes, il me revenait une foule de propos de gens que vous devinez d'ici, qui ont toujours été et qui sont encore dans les mêmes rangs que moi. Eh bien! ils se réjouissaient ouvertement de me savoir, à la fois, déjà en froid avec Pompée et prêt à me brouiller avec César. Avouez que c'était bien dur. Mais il y avait quelque chose de plus cruel encore dans l'attitude des mêmes individus, à l'égard de mon ennemi; que dis-je! mon ennemi ; de l'ennemi des lois, de la justice, de l'ordre, de la patrie et de tout ce qui est honnête; c'était de les voir, moi présent, l'embrasser, le flatter, le cajoler, le combler de caresses ; le tout assurément sans révolter ma sensibilité désormais émoussée. Mais l'intention y était. Dans cette perplexité, je jetai les yeux autour de moi, et tout bien considéré, tout calcul fait, autant que le permet la prudence humaine, j'arrivai à une conclusion que je vais vous soumettre en peu de mots. — Si, en premier lieu, je voyais la puissance publique en des mains immorales et perverses, cela s'est vu au temps de mes malheurs, et nous savons qu'il en est d'autres exemples. Non-seulement il n'y aurait point d'avantages personnels, qui ne sont rien à mes yeux; mais il n'y aurait sorte de périls, de ceux mêmes où l'on a vu succomber des âmes plus fermes, qui pussent me déterminer à faire cause commune avec les pervers, quand même j'aurais été par eux comblé de bienfaits. Mais c'est Pompée qui est à la tête de la république, Pompée qui n'est arrivé au comble de la puissance et de la gloire qu'après des services éminents et des hauts faits sans nombre; Pompée dont je suis partisan depuis l'adolescence et que j'ai servi pendant sa préture et son consulat; Pompée qui, comme vous, a toujours mis à mon service, son influence et ses votes, ses conseils et ses démarches, et qui n'avait enfin qu'un seul ennemi dans Rome, l'ennemi de Cicéron. Je n'ai pas cru dès lors compromettre mon caractère en me relâchant de mes opinions sur quelques points, et en m'alliant à la politique d'un homme d'un tel mérite, et à qui je dois tant. — Cette concession, vous le voyez, entraînait pour moi la nécessité d'épouser aussi la cause et les intérêts de César. J'y étais très-porté d'ailleurs par les souvenirs de la vieille amitié que vous lui avez connue pour moi et pour Quintus mon frère, par la noblesse et la générosité de ses procédés dont les assurances et les preuves ne se sont pas fait attendre. Un autre motif bien puissant pour moi, c'est qu'évidemment toute opposition à ces grands hommes, surtout depuis les éclatants succès de César, était antipathique au sentiment général et unanimement repoussée. J'avais encore, pour me déterminer, des paroles données pour moi à César par Pompée et à Pompée par mon frère. Enfin je ne pouvais oublier cette maxime si admirablement développée dans Platon : « Les « masses sont toujours ce que sont les chefs." C'était ainsi, je me le rappelais, qu'au temps de mon consulat, la première impulsion imprimée au sénat dès les kalendes de janvier, fit que personne ne s'étonna de son attitude et de sa résolution aux nones de novembre. C'était ainsi encore que depuis ma rentrée dans la vie privée, jusqu'au consulat de Bibulus et de César, la seule continuité de mon influence, quand je parlais dans le sénat, y maintint une espèce d'unanimité parmi les gens de bien. — Plus tard, lorsque vous allâtes commander dans l'Espagne citérieure, et qu'au lieu de consuls, la république ne vit plus à sa tête que des trafiquants de provinces et des provocateurs ou artisans de séditions, il arriva que ma tête fut comme jetée aux partis ainsi qu'un enjeu au milieu des luttes et des discordes civiles. A ce moment critique, il y eut encore pour me défendre un accord merveilleux, incroyable, du sénat, de l'Italie et de tout ce qu'il y avait de bons citoyens. Je ne veux point rappeler le passé. Que de fautes, et que de coupables ! Je dirai en deux mots que ce ne sont pas les soldats, mais les chefs qui m'ont manqué. Ceux qui ne me défendirent point ne sont pas plus excusables que ceux qui m'abandonnèrent, et si la peur fut un crime, un faux semblant de peur fut un bien plus grand crime encore. Certes, je pris une résolution dont il faut qu'on me loue. Je ne voulus pas que, déshérités de leurs chefs naturels, mes concitoyens que j'avais préservés du naufrage et qui voulaient m'en préserver à leur tour, allassent se commettre avec des esclaves armés. J'aimai mieux qu'on vît, par l'exemple de la force à laquelle je dus mon retour, quelle eût été la puissance des gens de bien pour me défendre, si on s'était décidé à combattre quand j'étais encore debout. Mieux que personne vous avez pu en juger, vous dont le concours fut si actif, vous qui avez tant contribué à maintenir et à fortifier ces bonnes dispositions pour moi. Je suis loin de nier; j'aime, au contraire, à reconnaître et je proclame avec joie, qu'à cette époque vous avez trouvé parmi les plus nobles d'entre les Romains plus d'énergie pour mon rappel qu'ils n'en avaient montré contre mon bannissement. Un degré de vigueur de plus, et ils assuraient à la fois leur puissance et ma conservation. Les gens de bien avaient pris le dessus pendant votre consulat; votre courageuse constance, vos admirables mesures, et surtout l'adjonction de Pompée leur avaient donné du cœur. César lui-même fort de ses beaux succès, ainsi que des récompenses, des honneurs et des témoignages dont il était comblé par le sénat, venait prêter à cet ordre illustre son éclat et son influence ; toute voie était fermée aux mauvais citoyens pour nuire à la république. Malheureusement c'est la suite qu'il faut voir. D'abord un furieux souille les rites féminins de sa présence; il ne respecte pas plus la Bonne Déesse qu'il n'a respecté ses trois sœurs; et il obtient l'impunité. Un tribun du peuple défère à la justice publique ce séditieux ; des juges régulièrement choisis dérobent à la république et son juste châtiment, et l'éclatant exemple qui aurait jeté l'effroi dans l'âme des perturbateurs à venir. Plus tard, on souffre qu'un monument, l'œuvre du sénat, car il ne venait pas de dépouilles remportées à la guerre, le sénat en avait fait les frais par mes mains; on souffre, dis-je, que ce monument soit souillé d'un nom ennemi qu'on y grave avec du sang. Je suis rendu à la république ; c'est très-bien sans doute, et j'en ai le cœur plein de reconnaissance ; mais ne devait-on pas faire un peu plus ; ne se point contenter, comme les médecins, de m'empêcher de mourir, et me rendre aussi force et couleur, à l'exemple de l'alipte des athlètes? On dit qu'Apelle, après avoir employé tout ce qu'il avait de talent à faire la figure et le sein d'une Vénus, laissa le reste en ébauche. On a agi de même à mon égard; on n'a travaillé qu'a la tête, sans se soucier du reste du corps, qu'on ne reconstitue pas. Et pourtant, que j'ai bien trompé l'espérance de mes envieux et de mes ennemis! Ils me comparaient déjà à un homme dont ils se sont fait au surplus une bien fausse idée, à un homme de courage et de résolution, qui n'a pas, selon moi, son égal pour la grandeur d'âme et la noble constance ; à Q. Métellus, fils de Lucius, qui fut, disent-ils, dépourvu d'énergie et de dignité à son retour : comme si se retirer de son plein gré, supporter gaiement l'exil, être sans souci du retour, pouvait prouver le défaut d'énergie ! Comme si, au contraire, Métellus, par cette égalité d'humeur et cette attitude, ne s'était pas placé au-dessus de tous les autres hommes, sans en excepter même l'homme unique, M. Scaurus! Quoi qu'il en soit, ils pensaient de moi ou ce qu'on leur avait dit, ou ce qu'ils avaient cru voir de Métellus ; que j'étais abattu et découragé, moi à qui la république venait de donner plus d'élan que je n'en sentis jamais; moi qu'elle venait de nommer le citoyen nécessaire, le seul nécessaire! Métellus fut rappelé sur la demande unique d'un tribun du peuple; moi, c'est les cris de la république entière, c'est le sénat en tête, avec l'Italie pour cortège ; c'est sur la proclamation de huit tribuns et le rapport du consul ; c'est par l'énergique et unanime volonté des comices, des centuries, des divers ordres et de tous les habitants; c'est enfin avec le concours et l'adhésion de toutes les forces de l'empire que je rentrai dans Rome. Cependant ai-je montré alors ou depuis le moindre mouvement d'orgueil dont les plus malveillants même pussent prendre ombrage? Je m'applique, au contraire, à aider de mes démarches, de mes conseils, de mon temps, et mes amis, et bien des gens qui n'ont pas ce titre. Peut-être cette conduite blesse-t-elle ceux qui ne sont frappés que de l'éclat des surfaces, et qui ne voient pas ce qu'il m'en coûte d'efforts et de tourments. Ils m'accusent ouvertement de palinodie pour les éloges que je donne à César. — Ici, sans déroger à l'ordre que je me suis tracé, il faut que je place quelques réflexions qui naissent de ce que je viens de dire, et que je ne puis renvoyer à la fin. Les gens de bien, mon cher Lentulus, ne sont plus ce que vous les avez laissés. Leur bon esprit, qu'avait affermi mon consulat, et qui depuis n'avait jamais fait défaut dans l'occasion; ce bon esprit, qui était bien déchu quand vous devîntes consul, consul, vous l'aviez remonté; mais aujourd'hui il n'y a plus personne pour l'entretenir, personne de ceux-là même dont c'est le devoir. Et cette décadence se voit non pas seulement sur les visages, qu'il est pourtant si facile de faire mentir, mais souvent aussi dans le langage et dans les votes, et je parle des hommes qui étaient les plus honnêtes gens de notre temps. C'est donc une nécessité pour les citoyens sages, au nombre desquels je me place et yeux que l'on me compte, de changer à leur tour de marche et de système. Platon, qui fera toujours autorité pour moi, le prescrit positivement. « Il ne faut jamais, dit-il, élever de luttes dans une république que quand on est sûr de l'approbation de ses concitoyens ; la violence n'est permise ni contre un père ni contre la patrie. » Et c'est par ce principe qu'il s'est, dit-il, abstenu de prendre part aux affaires publiques. Le peuple athénien étant alors comme un vieillard radoteur sur qui la raison et la contrainte sont sans effet, Platon avait désespéré de la raison, et ne s'était pas cru en droit d'employer la contrainte. Ma situation était différente. Le peuple romain ne radote pas encore, et je n'ai pas été libre de prendre ou de ne pas prendre part au gouvernement. Dans la situation donnée, je pouvais agir d'une manière utile pour moi-même et avantageuse aux gens de bien ; j'en ai saisi l'occasion avec joie. Ajoutez que les procédés mémorables et vraiment divins de César pour moi et pour mon frère, m'ont imposé le devoir de le seconder dans tous ses projets. Avec un bonheur comme le sien, après tant de victoires, pourrais-je, je vous le demande, quand même il ne serait pas ce qu'il est pour nous, me dispenser de lui rendre hommage? Faites attention, je vous prie, qu'après vous, à qui je dois mon salut, il n'est personne, je le proclame hautement, je le proclame avec joie, à qui je me tienne plus obligé qu'à César. — Maintenant, il va m'être plus facile de vous répondre sur ce qui concerne Vatinius et Crassus. Je laisse de côté Appius et César, à l'égard desquels ma conduite obtient de vous une approbation dont je m'applaudis. Quant à Vatinius, mon rapprochement date de sa préture; c'est Pompée qui en fut l'intermédiaire. Je dois déclarer d'abord que, dans la vive opposition que je lui fis au sénat, j'avais beaucoup moins en vue de l'attaquer lui, personnellement, que de défendre et de louer Caton. Mais vous ne pouvez vous imaginer ensuite quelles furent les instances de César pour me charger de la cause. Si vous m'interrogez sur les éloges que j'ai donnés à Vatinius, ma réponse est qu'il ne faut jamais me faire cette question pour aucun accusé, pas plus pour celui-là que pour tout autre, de peur que je n'aie à vous l'adresser moi-même à votre retour. Déjà même vous n'en êtes pas à l'abri, tout absent que vous soyez ; car je pourrais vous demander à qui, de l'extrémité du monde, vous envoyez de si beaux compliments; mais tranquillisez-vous, j'en ai fait moi-même de semblables aux mêmes personnes, et ce n'est pas fini. Un autre motif, au surplus, me poussait à défendre Vatinius, et je l'ai dit nettement dans mon plaidoyer. Je me conduisais d'après le conseil que le parasite donne au capitaine dans l'Eunuque de la comédie. « Si elle prononce le nom de Phédre, ayez aussitôt Pamphila à la bouche. Si elle dit : Faisons, venir Phédre, pour souper avec nous, dites aussitôt : Faisons venir Pamphila ; elle nous chantera quelque chose. Si elle loue la bonne mine de Phédre, vantez la beauté de Pamphila. Ayez pour chaque mot une réplique : c'est le moyen de la piquer.- J'ai dit, dans le même sens, aux juges : Voyez quel est pour mon ennemi le faible de nobles personnages qui, certes, ont fait beaucoup pour moi. Voyez tantôt ces graves entretiens à part, en ma présence et en plein sénat; tantôt ces accolades familières et ces embrassements à cœur joie. Eh bien! s'ils ont leur Publius, qu'ils me permettent d'avoir le mien ; s'ils me touchent la peau, qu'à mon tour je leur effleure au moins l'épiderme ; et ce que je dis ainsi, je le mets assez souvent en pratique, avec l'approbation des dieux et des hommes. — Voilà pour Vatinius. Arrivons à Crassus. J'étais fort bien avec lui. J'avais fait à la paix publique le sacrifice de mes griefs, en les ensevelissant dans l'oubli. Tout à coup il se charge de l'affaire de Gabinius, qu'il poursuivait peu de jours auparavant avec une vivacité extrême. Je n'aurais rien dit s'il n'y avait rien eu de désobligeant pour moi dans son plaidoyer. Mais le voilà qui m'attaque sans provocation aucune, moi qui m'étais renfermé dans les bornes de la discussion. Alors j'éclatai; peut-être, et je le crois, mon irritation ne vint-elle pas toute du moment; peut-être quelques restes d'une vieille rancune, que je croyais tout à fait éteinte, et qui fermentait encore en moi à mon insu, se réveillèrent-ils soudain. Ce qu'il y a de sûr, c'est que certains hommes, auxquels j'ai déjà fait allusion plusieurs fois, trouvèrent que l'explosion leur était d'un grand profit, et se prirent à dire que j'étais redevenu en cette occasion ce que je fus jadis pour la république. Enfin ce démêlé ayant eu de fort bons effets au dehors, ils m'assurèrent qu'ils voyaient avec une grande joie ma rupture avec Crassus, et que ceux qui tenaient pour lui ne seraient jamais mes amis. Ces injustes discours me furent rapportés par les plus honnêtes gens. Pompée, d'ailleurs, me pressa de me réconcilier avec Crassus, et y mit plus d'ardeur que je ne lui en vis jamais. César aussi, dans ses lettres, se montra vivement affecté de notre désunion. Je tins donc compte de toutes ces circonstances, et suivis le penchant de ma nature. Le peuple romain fut en quelque sorte témoin de notre réconciliation. C'est presque du sein de mes dieux lares que Crassus est parti pour sa province. Il était convenu qu'il souperait chez moi dans les jardins de mon gendre Crassipès. Ce qu'on vous a mandé est donc tout simple. Oui, j'ai pris sa défense dans le sénat, comme de hautes recommandations et mes propres engagements m'en faisaient une loi. — Vous savez maintenant comment j'ai été amené à embrasser le parti et la cause que j'ai défendus. Voilà ma position et la part que je prends aux affaires. La conduite que j'ai tenue, soyez-en bien convaincu, est celle que j'adopterais encore, si tout était à recommencer, et que ma liberté fût complète. Mes principes sont : qu'il ne faut jamais lutter contre le plus fort ; qu'on doit se garder de détruire, même quand on le pourrait, de grandes existences; qu'il ne faut pas s'opiniâtrer dans une manière de voir, quand tout change autour de soi, et quand les dispositions des gens de bien se modifient comme le reste ; qu'en un mot il faut marcher avec son temps. Voyez les hommes qui ont excellé dans l'art de gouverner : les loue-t-on d'avoir éternellement suivi la même ligne? Les navigateurs habiles cèdent quelquefois à la tempête, qui pourtant les éloigne du port. Lorsqu'en changeant de voiles et en déviant, on peut arriver au but de sa course, n'est-il pas absurde de persister, en dépit de tout danger, dans la première direction qu'on aura prise? Aussi ce que nous devons nous proposer, nous hommes d'État qui n'aspirons, comme je l'ai dit souvent, qu'à nous reposer un jour avec honneur, ce n'est pas l'unité de langage, mais l'unité de but. Je vous le proteste donc encore; si j'avais liberté entière, je ne prendrais pas dans les conjonctures actuelles une autre attitude. Ajoutez qu'agissant en cela sous la double impulsion du ressentiment et de la reconnaissance, j'accepte très volontiers une situation politique qui me permet de voter et de parler suivant ce qui me paraît être à la fois dans l'intérêt de l'État et dans le mien. Je me cache d'autant moins que Quintus, mon frère, est l'un des lieutenants de César. Or, je ne dis pas un mot, je ne fais pas une démarche dans l'intérêt de César, qu'aussitôt il ne témoigne hautement y attacher un prix qui m'assure de son affection. Aussi je dispose, comme de choses à moi, de son crédit qui est prépondérant, et de ses ressources qui, vous le savez, sont immenses. Il n'y avait pour moi qu'un moyen de déjouer la scélératesse de mes ennemis ; c'était de joindre au dévouement de mes appuis naturels la bienveillance des hommes puissants. — Je suis convaincu que vos conseils, si je vous avais eu a Rome, auraient été tous dans le même sens. Je connais votre caractère, votre modération, votre cœur si plein d'affection pour moi, si éloigné de tout sentiment haineux ; votre cœur si grand, si haut placé et en même temps si droit et si candide. J'ai vu employer contre vous les mêmes procédés dont vous avez vu user contre moi. Les mouvements auxquels j'ai cédé, vous y eussiez cédé de même. Mais en toute occasion où il me sera donné d'être près de vous, vous serez mon guide et ma règle. Comme naguère de mon salut, je m'en remets sur vous du soin de mon honneur. En retour, je m'engage à concourir, à m'associer sans réserve à vos actes, à vos démarches, à vos désirs. L'occupation du reste de ma vie sera de vous rendre heureux de tout le bien que vous m'avez fait. — Vous me demandez les ouvrages que j'ai composés depuis votre départ : ce sont quelques discours que je donnerai à Ménocrite ; il y en a peu, ne vous effrayez donc pas d'avance. J'ai aussi composé (car vous saurez que je fais trêve aux travaux oratoires pour cultiver des Muses d'un plus doux commerce et que j'aime depuis mon enfance), j'ai, dis-je, composé, à l'imitation d'Aristote, dans mon intention du moins, trois livres de dissertation ou dialogues sur l'orateur qui pourront n'être pas inutiles à voire Lentulus. Rien ne ressemble moins aux préceptes qu'on trouve partout. J'y ai renfermé la substance de l'antiquité et ce que j'appellerai la doctrine oratoire d'Aristote et d'Isocrate. De plus, j'ai fait un poème en trois chants sur les événements de ma vie ; vous l'auriez déjà si mon intention était de le publier. C'est un monument de ma reconnaissance et de mon pieux dévouement pour vous. Mais j'ai craint de me faire des ennemis, non pas de ceux que j'attaque, je l'ai fait avec trop de douceur et de ménagement, mais de ceux dont je n'ai pas cité les noms, parce que je n'en aurais pas fini s'il avait fallu nommer tous ceux à qui j'ai des obligations. Cependant si je trouve une occasion sûre, je vous enverrai ce poème. Soyez encore mon juge pour cette partie de ma vie et de mes affections. Je livre de grand cœur a votre volonté souveraine tout ce que je pourrai tirer de mes deux vieilles amies, la littérature et l'étude, que vous aimez vous-même autant que moi. — Quant à vos affaires privées, dont vous m'avez écrit, et que vous me recommandez, j'en prends tant de soin, que je souffre, à peine qu'on m'avertisse, et c'est tout au plus si les prières qu'on me fait à cet égard ne me causent pas un vrai chagrin. Vous n'avez pu, dites-vous, terminer l'affaire de Quintus mon frère dans la dernière campagne. Une maladie vous a empêché d'aller en Cilicie, mais vous vous en occuperez maintenant sans désemparer. Sachez seulement que dans ces domaines mon frère voit sa fortune, et qu'il la voit faite par vous. Je vous prie de m'écrire avec un entier abandon et souvent sur tout ce qui vous touche, sur les études et les progrès de votre enfant, ou plutôt de notre jeune Lentulus. Croyez qu'il n'est personne au monde qui me soit plus cher que vous et que je trouve plus de plaisir à aimer. Que votre cœur en soit bien persuadé ! mon vœu est que l'univers entier le sache et que la mémoire en aille à la postérité la plus reculée. — Appius a répété plusieurs fois en conversation, et a dit ensuite en plein sénat, que s'il pouvait faire passer sa loi dans les curies, il tirerait sa province au sort avec son collègue ; mais que, si la loi ne passait pas, il se concerterait avec son collègue pour devenir votre successeur; qu'une loi curiale était une affaire de convenance, non de nécessité ; et qu'ayant obtenu sa province par un décret du sénat, il en retiendrait le commandement en vertu de la loi Cornelia jusqu'à son entrée dans Rome. J'ignore ce que vos amis ont pu vous écrire à ce sujet. Les opinions sont très partagées. Les uns pensent que vous pouvez ne pas vous démettre, parce qu'on ne peut pas venir prendre votre place sans une loi curiale ; les autres, que si vous vous démettez, vous pouvez déléguer vos pouvoirs avant de partir. Pour moi, je suis moins certain du droit, qui au fond cependant ne me paraît pas douteux, que de ce qu'exigent votre rang, votre honneur, et cette indépendance dont je vous sais si jaloux. Ce qu'il vous importe, c'est de ne pas retarder d'un moment la remise de la province à votre successeur, surtout quand vous ne pouvez l'accuser d'avidité sans vous en faire soupçonner vous-même. Je me crois obligé, vous le voyez, de vous dire ma pensée sans détour ; mon devoir sera ensuite de vous défendre, quel que soit le parti que vous preniez. — Ma lettre était finie, lorsque j'ai reçu la vôtre au sujet des publicains. Je ne saurais disconvenir que la justice ne soit de votre côté. Seulement, pourquoi faut-il que votre bonheur ne vous ait pas fait trouver un moyen de ne point heurter dans ses intérêts ou ses sentiments un ordre à la splendeur duquel vous avez toujours concouru ? Je ne cesserai pas de défendre vos décrets, mais vous connaissez les hommes. Vous savez quels ennemis terribles Quintus Scévola trouva parmi les chevaliers. Tâchez donc, s'il vous est possible, de les ramener de façon ou d'autre, ou du moins d'adoucir leur mécontentement. Ce n'est pas chose facile, mais la prudence l'exige. [1,10] A. L. VALERIUS, JURISCONSULTE. Rome. Oui, jurisconsulte; pourquoi ne vous donnerais-je pas cette qualité, dans un temps surtout où ceux qui ne doutent de rien sont réputés tout savoir? Je n'ai pas manqué d'écrire à Lentulus et de le remercier en votre nom. Mais cessez, je vous en conjure, de nous obliger à vous écrire, et venez quelquefois nous voir. Ne vaut-il pas mieux pour vous vivre ici, où l'on vous apprécie, que là-bas où il n'y a, je crois, que vous de créature douée de raison? Aussi parmi les gens qui en viennent, les uns disent : il est fier, on ne peut en tirer une réponse; les autres : c'est un bourra, il rudoie tout le monde. Mais je ne veux plus vous plaisanter qu'en face. Venez donc au plus vite, et laissez de côté votre Apulie : c'est parmi nous que vous trouverez des figures amies, heureuses de vous revoir; dans cette Apulie, au contraire, vous serez comme Ulysse, vous ne reconnaîtrez plus personne.