[9,0] Lettres à des familiers - Livre IX. [9,1] A VARRON. Rome, janvier. Atticus m'a lu la lettre que vous lui avez adressée. Elle dit bien comment vous vous portez et où vous êtes; mais quand pouvons-nous espérer de vous revoir? c'est ce qu'elle ne laisse pas même soupçonner. Je commence pourtant à espérer en votre prochain retour. Puissé-je y trouver quelque consolation ! Les choses vont si mal et de tant de côtés à la fois, qu'à moins d'être insensé, on ne peut se flatter d'aucun remède; mais enfin vous pouvez me prêter quelque secours, peut-être en recevoir de moi. Sachez qu'à mon arrivée à la ville, je me suis réconcilié avec mes vieux amis, je veux dire mes livres. Notre commerce avait cessé ; non que j'eusse à m'en plaindre, mais je ne pouvais les voir sans rougir. Je croyais avoir trop méconnu leurs préceptes, lorsque je m'engageai, avec des compagnons sans foi, dans d'épouvantables conflits. Ils me pardonnent et me rendent mes droits d'ami, tout en vous proclamant plus sage que moi, de ne les avoir jamais quittés. A présent que ma paix est faite, je crois que vous ayant là, je supporterai mieux les maux qui nous pressent et ceux qui nous menacent. Ainsi, à Tusculum ou à Cumes, si vous l'aimez mieux, ou à Rome, ce qui me plairait beaucoup moins, réunissons-nous; c'est le principal. Je me charge de faire en sorte que nous y trouvions notre compte tous deux. [9,2] A VARRON. Rome, avril. Caninius, votre ami et le mien, vint me visiter l'autre jour fort tard ; il partait, me dit-il, le lendemain de bonne heure, pour aller vous retrouver. Comme je voulais lui donner une lettre pour vous, je le priai d'avoir la bonté de la venir prendre le matin, et je passai une partie de la nuit à écrire. Mais notre homme ne revint pas et je crus qu'il m'avait oublié. Je n'aurais pas, manqué de vous envoyer ma lettre par mes gens, s'il ne m'avait dit que vous partiez vous-même de Tusculum le lendemain de très bonne heure. Quelques jours se passent, et quand je m'y attends le moins, voilà un beau matin Caninius qui arrive. Il partait. Quoique ma lettre fût du réchauffé, il y a eu de si grandes nouvelles depuis! je ne voulus pas perdre ma peine, et la lui remis. J'ai causé avec lui : je sais que c'est un homme grave et qui vous aime avec passion. Je suppose qu'il vous rendra compte de notre entretien. Mais voici un conseil que je vous donne, et que je me donne aussi à moi-même. Si nous ne pouvons nous soustraire aux propos, tâchons du moins de nous soustraire aux regards. Ils sont tellement insolents dans leur victoire qu'ils nous regardent comme des vaincus. Or, l'aspect de ces vaincus les met mal à l'aise, et ils souffrent de nous voir en vie. Les choses étant ainsi à Rome, pourquoi donc , me direz-vous, n'avoir pas suivi mon exemple et ne pas vous être éloigné? C'est, mon cher Varron, que vous êtes plus habile que moi et que bien d'autres; c'est que vous avez, je crois, été devin, et qu'aucune de vos prévisions ne vous a trompé. Mais tout le monde a-t-il des yeux de lynx, pour ne pas se heurter et chopper dans de pareilles ténèbres? — J'ai toutefois pensé souvent à sortir d'ici, pour n'avoir point à voir ce qu'on y fait ni à entendre ce qu'on y dit. Mais je me disais : On me rencontrera, et qu'on le pense ou non, on dira : il a eu peur, il s'est sauvé; ou bien il a un projet en tête; un navire l'attend. Ceux qui n'y entendraient pas malice, et qui au fond me connaîtraient le mieux peut-être, auraient vu chez moi l'intention de fuir des visages odieux. Voilà ce qui m'a fait rester à Rome, où d'ailleurs le retour journalier des mêmes scènes a fini par user ma sensibilité. — Vous savez maintenant mon histoire. Quant. à vous, vous ferez bien de rester encore à l'écart; attendez que l'enthousiasme des premiers moments tombe et qu'on sache où nous en sommes; car je crois que tout est fini maintenant. Il importe donc de connaître les dispositions du vainqueur et la pente des affaires. Il ne m'est pas difficile de m'en faire une idée, mais j'attends. Gardez-vous surtout du séjour de Baies; tant du moins que ce tapage ne se sera pas assoupi un peu. Il nous sera plus honorable, si nous quittons Rome pour Baies, de paraître y aller pour gémir, et non pour y prendre le plaisir des bains. Je m'en rapporte à vous : que nous vivions ensemble au sein de l'étude; je ne tiens qu'à cela. L'étude, qui n'était autrefois qu'un charme pour nous, est aujourd'hui notre ancre de salut; au premier appel, on nous verrait accourir, et nous nous porterions avec joie, comme architectes ou comme manoeuvres, à la reconstruction de l'édifice politique. Que si l'on ne veut pas de nos services, il nous sera permis du moins de composer et de lire des traités de gouvernement; et si la politique d'action nous est interdite à la curie et au forum, nous ferons de la politique de théorie dans des livres, à l'exemple des plus illustres sages de l'antiquité; et nous nous livrerons à une étude approfondie des moeurs et des lois. Voilà mes rêves. Faites-moi la grâce de me dire à votre tour vos vues et vos projets. [9,3] A VARRON. Rome, avril. Je n'ai rien à vous mander : mais Caninius va vous rejoindre, et je ne veux pas le laisser partir sans lui donner un mot. Que vous dire? Une chose que vous désirez, j'imagine : j'irai bientôt vous retrouver. Voyez toutefois, je vous prie, s'il est décent que je sois là-bas, quand tout est en feu ici. C'est prêter aux propos de ceux qui ne savent pas que là-bas ou ici notre manière d'être et de penser est toujours la même. Qu'importe après tout? Qu'on jase tant qu'on voudra. Devons-nous, je vous le demande, dans ce débordement général de crimes et d'infamies, nous mettre en peine si on blâme notre retraite et les loisirs que nous goûterions ensemble? Arrière donc les barbares et leurs ignares propos ! Quant à moi, je m'attache à vos pas. Quoiqu'il n'y ait rien de plus misérable que notre misérable époque, je ne sais par quel prodige je trouve aujourd'hui dans l'étude une mine plus riche et des dons plus abondants que jadis, soit qu'on ne rencontre nulle part ailleurs maintenant le repos qu'elle procure, soit que l'intensité du poison qui nous ronge rende l'antidote plus nécessaire, et nous fasse apprécier davantage le remède dont la vertu nous semblait indifférente quand nous étions en santé. Mais a quoi bon ces réflexions? Ne vous viennent-elles pas aussi bien qu'à moi? Je porte des hibous à Athènes. Je n'avais qu'une chose à vous dire, c'est de m'écrire et de m'attendre. Vous ferez l'un et l'autre. [9,4] A VARRON. Tusculum, juin. Le système de Diodore sur la nécessité est le mien. S'il est vrai que vous deviez venir, c'est qu'il est dans l'ordre des choses nécessaires que vous veniez : si au contraire je ne vous vois point, c'est que votre venue se trouve en dehors des choses nécessaires. Voyez maintenant ce que vous aimez le mieux, ou de la doctrine de Chrysippe, ou de celle-ci, que mon pauvre Diodote avait grand'peine à concilier avec la philosophie. Mais nous causerons de tout cela quand nous n'aurons rien de mieux à faire; car, selon Chrysippe encore, il est dans l'ordre des choses nécessaires que nous en causions. Je suis charmé de ce que vous me mandez de Coctius. Je l'avais annoncé à Atticus. Si vous ne vous hâtez, je cours auprès de vous, soyez-en sûr; et pour peu que vous ayez un jardin près de vos livres, nous n'aurons rien à désirer. [9,5] A VARRON. Rome, juin. Va pour le jour des nones! ce n'est ni trop tôt ni trop tard pour les affaires et pour la saison. J'accepte, et ne ferai faute. — Non, non, je ne me repentirais pas de ma conduite, quand même ceux qui en ont suivi une autre n'en seraient pas aux regrets. J'ai agi par devoir, non par intérêt. Ce n'est pas le devoir que j'ai abandonné, c'est une cause sans ressource. J'ai montré à la fois plus de vergogne que ceux qui sont restés chez eux les bras croisés, et plus de prudence que ceux qui n'y sont rentrés qu'après avoir tout perdu. Ce qui est odieux, c'est d'entendre des gens qui n'ont pas bougé se montrer sévères pour les autres. Au surplus, que m'importe ! Je ne crains que ceux qui sont morts les armes à la main, et me soucie fort peu des vivants qui trouvent à redire que je sois encore en vie. — Si j'ai quelques moments à moi avant les nones, j'irai vous voir à Tusculum; sinon, je me rendrai droit à Cumes, et je vous écrirai un mot pour que le bain soit prêt. [9,6] A VARRON. Rome, juin. Caninius m'a prié en votre nom de vous avertir de tout ce qui pourrait survenir d'important. Eh bien ! on attend César de jour en jour. Mais, vous ne pouvez l'ignorer, il parait qu'il avait annoncé à ses amis l'intention d'arriver à Alsium; on lui a répondu de s'en garder; qu'il serait exposé à voir par là beaucoup de visages qui lui déplairaient, et que le sien serait loin d'y plaire à tout le monde; qu'il ferait donc mieux de débarquer à Ostie. Ostie ou Alsium, je ne vois pas la différence; mais enfin c'est Hirtius, il me l'a dit à moi-même, c'est Balbus, c'est Oppius, tous trois vos amis dévoués, je le sais, qui en ont écrit à César. Ce détail m'a paru ne pas vous être indifférent au moment où vous cherchez en quel lieu fixer votre retraite, ou plutôt la nôtre à tous deux. Car enfin sait-on ce que fera César? A la vérité, je suis bien avec ces trois personnages, et je vous fais voir que je suis même leur confident. Pourquoi m'en défendrais-je? Il y a une grande différence entre laisser faire et approuver. D'ailleurs, je ne sais en vérité pas ce que j'aurais à blàmer, pour peu que je misse de côté l'origine des choses. Alors on pouvait tout empêcher. Vous étiez absent, mais moi j'ai vu nos amis appeler la guerre de tous leurs voeux, et César moins la désirer que ne pas la craindre. C'était donc la volonté des hommes qui agissait. Plus tard, il n'y a eu que des conséquences nécessaires. Il fallait bien qu'il y eût un vainqueur d'un côté ou d'un autre. — Je me rappelle combien vous gémissiez avec moi, quand nous réfléchissions alors que l'une des deux armées serait anéantie, que les chefs périraient, et qu'une victoire de guerre civile serait l'inévitable dénoûment de la situation. Hélas! cette victoire me faisait peur, même aux mains du parti que j'avais été rejoindre. Les menaces contre ceux qui n'étaient pas venus étaient si horribles! Votre caractère et mes avis leur déplaisaient, et je vous jure qu'à l'heure qu'il est, s'ils étaient les maîtres, nous verrions d'abominables choses. C'est à moi surtout qu'ils en voulaient; comme si je m'étais fait, en quelque sorte, un thème à part différent du leur, ou qu'en allant implorer le secours de bêtes sauvages, on servit mieux la république qu'en se résignant soit à mourir, soit à vivre, je ne dirai certes pas avec une magnifique perspective devant soi, mais du moins encore avec un peu d'espérance. Cependant, dira-t-on, la confusion et le bouleversement sont partout. Qui le nie? Eh bien ! c'etait une raison pour ne pas se laisser surprendre et pour se ménager une position. C'est ici que j'en voulais venir, quoique je me sois arrêté en chemin plus que je ne le pensais. Je vous ai regardé dans tous les temps comme un esprit supérieur, mais bien plus aujourd'hui, quand je vois que, par une exception que je crois unique, vous êtes au port, l'orage grondant autour de vous, et que vous puisez paisiblement aux sources fécondes du savoir, tout entier à des spéculations et à des travaux dont le charme est bien préférable à la vie agitée et à toutes les voluptés des vainqueurs. Il n'y a, selon moi, qu'à Tusculum que l'on vive et que l'on sache vivre. Et je donnerais tous les trésors du monde pour qu'il me fût permis de jouir en paix d'une pareille existence. - Je vous imite toutefois autant que je le puis, et je demande aussi le repos à l'étude. Puisque la patrie repousse mes services, ou qu'elle ne peut plus les employer, qui pourrait me blâmer de me faire une autre vie? Suivant beaucoup de sages, les lettres méritent la préférence sur la patrie elle-même. En cela ils s'abusent peut-être : quoi qu'il en soit, fort du témoignage de ces grands hommes qui ont jugé que les études pouvaient dispenser des charges civiles, comment n'userais-je pas largement du droit de m'y livrer tout entier, alors que c'est la république elle-même qui m'y convie? — Mais je fais plus que ne demandait Caninius. Il me priait seulement de vous instruire de ce que j'apprendrais d'important, et voilà que je cause de mille objets que vous savez mieux que moi. Je ne manquerai pas du moins à ma tâche, et vous serez informé de tout ce qui peut vous toucher. [9,7] A VARRON. Rome, juin. Je soupais chez Séius quand on nous a remis vos lettres à lui et à moi. Oui, le moment est mür. Si je ne vous ai pas dit le fond de ma pensée, je vous avouerai ma finesse : je voulais vous avoir à ma portée, afin de pouvoir me concerter avec vous en cas d'événement heureux. Aujourd'hui tout est consommé, plus de doute; il faut courir, il faut voler à lui; car en apprenant le tort de L. César le fils, j'ai pu me dire tout bas : "Que me réserve-t-on à moi son père?" - Je vais presque tous les jours souper chez nos puissants du jour. Que faire? ne faut-il pas se plier aux circonstances? Mais trêve de rire : aussi bien nous n'en avons pas sujet. "L'Afrique a entendu ses bords sauvages retentir d'un horrible craquement." Il n'y a rien de si monstrueux à quoi je ne m'attende. D'ailleurs vous me demandez ce que je ne sais pas encore moi-même, le moment, la route et le lieu. On ignore là-bas s'il viendra à Baies, ou s'il passera par la Sardaigne La Sardaigne est le seul de ses domaines qu'il n'ait pas encore inspecté. C'est bien assurément le plus médiocre; mais il y tient comme aux autres. Moi, je suis persuadé qu'il viendra par la Sicile. Au surplus, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Dolabella arrive. Je pense en faire mon guide et mon maître. "Il y a bien des maîtres qui ne valent pas les élèves." - Cependant si je savais ce que vous avez résolu, je tâcherais par-dessus tout de faire cadrer mes déterminations avec les vôtres. Écrivez-moi donc. [9,8] A VARRON. Arpinum, août. Promesse faite n'autorise pas, je le sais, demande importune : le peuple lui-même à cet égard donne l'exemple de la discrétion, à moins qu'il ne soit poussé. Chez moi cependant l'impatience est la plus forte, et je viens, si non vous actionner, du moins vous dire : Ne m'oubliez pas. Je vous dépêche à cet effet quatre ambassadeurs, non pas des plus circonspects. Vous savez si la jeune Académie manque de front. Or, ils en sont tous quatre sortis à ma voix, et je crains qu'ils ne prennent un ton plus que pressant. Pourtant ils ont ordre de n'employer que la prière. Je désirais depuis longtemps vous dédier un ouvrage, mais je me retenais : je voulais vous laisser l'initiative, afin de tâcher de vous donner l'égal de ce que j'aurais reçu. Mais vous y mettez trop de temps, parce que vous y mettez plus de soin, j'imagine. Et moi, je n'ai pu résister davantage au besoin de vous donner un témoignage tel quel et de nos sympathies littéraires et de la vive amitié qui nous lie. J'ai arrangé l'entretien que nous avons eu, vous et moi, à Cumes, lorsque nous y étions avec Pomponius (Atticus). Le rôle d'Antiochus m'a paru vous convenir. J'ai pris celui de Philon. Peut-être, en le lisant, serez-vous surpris d'y voir beaucoup de choses que nous n'avons pas dites. Mais quand on compose un dialogue, c'est l'usage, vous le savez. A l'avenir, mon cher Varron, il dépendra de vous que nous ayons ensemble des conversations réelles, et le plus souvent possible. Nous nous y prenons un peu tard peut-être. Mais, pour l'emploi du temps passé, c'est à la république à en rendre compte, et même nous lui devons encore le présent. Que le ciel ne nous accorde-t-il du moins des temps paisibles et une forme de gouvernement quelconque, non pas une bonne si l'on veut, mais un peu de fixité du moins pour nous livrer ensemble à l'étude ! Des modifications politiques nous imposeraient des soins, des travaux, des occupations honorables, tandis qu'aujourd'hui nous n'avons que l'étude pour nous attacher à la vie. Encore son aide suffit-elle à peine pour m'y retenir. Sans cette aide, le lien se détacherait. Mais ce sera là l'objet, le principal objet de nos entretiens. Je veux que vous n'ayez qu'à vous applaudir par la suite de votre déplacement et de votre acquisition. Je loue fort le parti que vous avez pris là-dessus. Adieu. [9,9] DOLABELLA A CICERON. Rome, mai. Recevez mes compliments. Notre Tullia est en parfaite santé. Votre Térentia n'a pas toujours été bien portante; mais je suis certain qu'elle est maintenant rétablie. Du reste, tout va chez vous le mieux du monde. A aucune époque, sans doute, le conseil que je vous ai donné de vous rallier à César et à nous, ou tout au moins de rester neutre, n'a pu vous être suspect; l'esprit de parti n'y était pour rien ; votre intérêt seul me l'inspirait. Aujourd'hui que la victoire a prononcé, il est impossible de ne pas reconnaître que je cédais à un besoin de mon coeur en vous tenant le langage que je vous ai tenu. Et si cette lettre vous parvient, qu'elle soit bien ou mal venue de vous, vous la prendrez encore en bonne part, mon cher Cicéron, et vous n'y verrez que l'inspiration de mon dévouement. - Vous le voyez, ce grand nom de Pompée, toute la gloire que l'homme avait acquise, cette brillante clientèle de peuples et de rois dont il faisait tant de bruit, tout cela n'a pu lui assurer même la ressource ordinaire du vaincu, une honorable retraite. Il se voit chasser d'Italie, déposséder de l'Espagne, enlever toute une armée de vieux soldats; il se voit enfin cerné de toutes parts, et je ne crois pas qu'il y ait un seul général romain à qui de pareils désastres soient arrivés. Lui reste-t-il la moindre chance? pouvez-vous fonder sur lui le moindre espoir? J'en appelle à votre raison, à votre sagesse; elles ne vous inspireront que de salutaires pensées. J'insisterai cependant sur un point : s'il venait à échapper et à se réfugier sur ses vaisseaux, cessez de faire abnégation de vos intérêts, et tâchez d'aimer les autres un peu moins que vous-même. Voilà bien assez de sacrifices faits au devoir, à l'amitié, à votre parti et à la république, telle du moins que vous l'entendiez. Il est temps pour tous de rester là où est la patrie, sous peine, en poursuivant je ne sais quel fantôme de république surannée, de n'embrasser qu'une ombre. Je vous en conjure donc, mon bien-aimé Cicéron, si Pompée, expulsé de nouveau, doit chercher d'autres régions pour asile, retirez-vous à Athènes ou dans quelque cité paisible. Une fois ce parti pris, faites-le-moi savoir, et il n'est rien que je ne fasse pour accourir près de vous. Tout ce que votre nom et votre position exigent, vous l'obtiendrez de César. Vous connaissez sa bonté. Il ne vous refuserait rien à vous-même, et je me flatte que mes prières ne seront pas sans influence sur lui. Ma confiance et votre amitié me sont garants que mon messager reviendra avec une réponse. [9,10] A DOLABELLA. Rome, janvier. Je n'ai pas osé laisser partir notre ami Salvius sans un mot pour vous. Je n'ai pourtant rien à vous dire, hormis que je vous aime passionnément, et vous le savez, j'en suis convaincu, sans que je vous l'écrive. Ce serait certes plus à vous qu'à moi à écrire. Car il ne se passe rien à Rome dont je vous croie fort en peine. Tenez-vous, par exemple, à savoir que je suis arbitre entre Nicias et Vidius? Vidius vient, deux petites lignes de prose à la main, prier Nicias de le payer; Nicias, nouvel Aristarque, soutient que la prose n'est pas de bon aloi. Et moi, expert en lettres antiques, je déciderai si les lignes sont authentiques ou bien interpolées. Mais, allez-vous me dire, et ces fameux champignons de Nicias, et ces grands soupers avec Sophia, fille de Septimia, le juge les pourra-t-il oublier? Quoi donc, croyez-vous que j'aie rompu avec mes anciens principes, au point de ne plus rien laisser paraître, même au forum, de l'austérité jadis empreinte sur mon front? Je ne veux pourtant pas ruiner absolument notre aimable Amphytrion, ni prononcer une condamnation, pour que vous ne soyiez pas tenté de le relever, et que Bursa Plancus n'ait quelqu'un de qui il puisse apprendre à lire. Mais à quoi pensé-je, en vérité, d'aller ainsi plaisanter, sans savoir si vous avez l'esprit libre, ou si vous n'êtes point absorbé par quelques-unes de ces affaires ou de ces grandes dispositions que la guerre nécessite? Voyons ! êtes-vous en belle humeur? Je laisse courir ma plume. Sérieusement parlant, sachez qu'on s'est beaucoup préoccupé de la mort de P. Sylla, tant qu'on n'en a pas été sûr. Maintenant on ne s'enquiert pas même de quoi il est mort. Il est mort, dit-on, cela suffit. Pour moi, je m'en console comme les autres; ce que je crains, c'est que les ventes de César n'aillent plus si bien. [9,11] A DOLABELLA. Asture, mars. Ah ! que n'a-t-on à vous expliquer mon silence par ma mort, plutôt que par le coup affreux dont je suis frappé ! Ma douleur serait plus calme, si je vous avais près de moi. Votre sagesse et votre affection en adouciraient l'amertume. Mais je vous verrai bientôt sans doute. Vous me trouverez encore bien triste, et votre présence me sera d'un grand secours. Dans mon accablement toutefois je n'oublie pas que je suis homme, et que je dois soutenir le poids de mon triste destin. Mais j'ai perdu cette gaieté, cet enjouement que vous aimiez plus que personne. Du reste, vous retrouverez en moi autant de constance et de fermeté que j'en eus jamais. Vous avez, dites-vous, beaucoup de luttes à soutenir pour mon compte. Je me soucie peu, je vous assure, qu'on impose silence à mes détracteurs. Ce qui me touche, c'est que vous m'aimiez, et le témoigniez hautement. Oh! pour cela, faites-le, faites-le : je vous le demanderai toujours. Pardonnez-moi de ne pas vous en écrire davantage. Nous allons nous voir bientôt; et je suis à peine en état d'écrire. [9,12] A DOLABELLA. Pouzzol, décembre. Honneur et gloire à Baies, si, comme vous le dites, le séjour en est devenu tout à coup si salutaire ! C'est peut-être que ce lieu vous aime et qu'il veut vous plaire, en oubliant sa nature propre, tant que vous serez son hôte. Mais je trouve tout simple que le sol et l'atmosphère se dépouillent pour vous de leur malignité. Ce discours pour Déjotarus, que vous me demandez, je l'avais avec moi sans le savoir; je vous l'envoie. Vous verrez une cause assez maigre, de peu d'intérêt, et qui ne méritait guère l'honneur d'être écrite. Mais précisément je voulais pour mon vieil hôte et ami quelque chose d'un peu brut, fait à la grosse, et dans le goût de ce que lui-même il m'envoie d'ordinaire. Sagesse et fermeté, voilà ce que je vous recommande, mon cher Dolabella. Que le contraste de votre modération et de votre dignité couvre les autres de honte. [9,13] A DOLABELLA. Asture, avril. Caïus Subérinus de Calés est mon ami, et de plus intimement lié avec Lepta mon autre ami. Pour éviter la guerre, il était allé en Espagne avec Varron avant les hostilités, et il se trouvait dans cette province, où, depuis la défaite d'Afranius, pas un de nous n'aurait supposé que la guerre dût être encore possible. Mais le mal dont il mettait tant de soins à se garantir l'a atteint à l'improviste; la guerre a éclaté. Commencée par Scapula, elle a pris bientôt sous Pompée un tel caractère, qu'il n'y a pas eu moyen pour lui de se préserver de son malheureux contact. Le même cas se présente pour Planius Hères, de Calés comme Subérinus, et comme Subérinus l'ami de Lepta. Je vous les recommande tous deux avec plus d'empressement, d'intérêt et d'instance que je ne saurais dire. Je le fais pour eux d'abord, puis pour moi qui les aime tendrement; puis enfin par humanité. Lepta est dans une inquiétude mortelle pour sa fortune, qu'il croit compromise. Je comprends ses inquiétudes mieux que personne ; je puis dire même que je m'en tourmente tout autant que lui. Quoique vous m'ayez souvent prouvé votre affection, je vous prie pourtant de croire qu'il n'y a pas d'occasion où je puisse en mieux juger qu'en ce moment. Je vous demande donc et, s'il le faut, je vous conjure de sauver des hommes qui ne sont qu'à plaindre, dont la volonté ne fut pas coupable, et qu'une de ces fatalités auxquelles personne ne peut se soustraire a seule placés dans cette position critique. Que je puisse par mon entremise rendre ce bon office à mes deux amis, à la ville municipale de Calés, qui a des relations intimes avec moi, et enfin à Lepta, que je mets par-dessus tout. Un mot encore de peu d'importance peut-être dans cette affaire, mais qui ne saurait y nuire : c'est que l'un a bien peu de fortune, et l'autre possède à peine le cens pour être chevalier. Or, puisque dans sa générosité César déjà leur a accordé la vie (c'est-à-dire la seule chose à peu près qu'on aurait pu leur prendre), complétez ce bienfait en obtenant leur retour, je vous en conjure, au nom de la vive amitié que vous avez pour moi. lls sont bien loin, il est vrai; mais on ne s'effraye pas d'une longue route, quand il s'agit d'aller vivre au milieu des siens et de mourir sous son toit. Employez pour eux vos soins, vos efforts, ou plutôt faites ce qu'ils désirent, vous le pouvez, j'en suis convaincu, et je vous le demande avec les plus vives instances. [9,14] A DOLABELLA. Pompéi, mai. Sans doute, c'est tout pour moi que votre gloire, mon cher Dolabella, et seule elle suffit à ma joie et à mon bonheur; cependant je ne puis cacher tout ce que j'éprouve de vive satisfaction lorsque je vois l'opinion publique m'associer en quelque sorte à vos succès. Chaque jour, je me trouve ici en grande compagnie de toute espèce; nombre de nos meilleurs citoyens y sont attirés par des raisons de santé; des habitants des villes municipales, mes amis, y vont et viennent sans cesse : eh bien! je ne rencontre personne qui ne vous élève jusqu'aux nues, et qui ne m'adresse en même temps des félicitations. On se persuade en effet que votre déférence pour mes recommandations et mes conseils entre pour beaucoup dans ce que vous avez fait de si grand comme citoyen, de si remarquable comme consul. Je pourrais répondre avec toute vérité que votre raison et votre caractère expliquent naturellement ce que vous faites, et qu'il n'en faut pas chercher l'inspiration ailleurs. Mais sans tomber tout à fait d'accord avec eux, de peur de diminuer votre mérite, en le laissant reporter sur moi tout entier, je ne leur oppose pas non plus, je l'avoue, une complète dénégation. Je suis pour cela trop sensible à la louange. D'ailleurs votre caractère ne peut recevoir aucune atteinte de ce dont Agamemnon lui-même, le roi des rois, se faisait honneur, c'est-à-dire des conseils de Nestor; et c'est ma gloire à moi d'entendre les éloges qu'on décerne au jeune consul, s'adresser en quelque sorte à l'élève formé par mes principes. Voici les premiers mots de L. César, lorsque je l'allai voir à Naples pendant sa maladie quoiqu'accablé par la souffrance, il m'avait à peine salué qu'il s'écria : "Ah! mon cher Cicéron, que je vous félicite du crédit que vous avez sur Dolabella! si j'en avais autant sur le fils de ma sœur, nos maux ne seraient pas sans remède. Combien j'aime votre cher Dolabella! combien je lui rends grâce! Depuis vous, nous pouvons le dire, c'est le seul consul, le seul vrai consul que nous ayons eu." Il me parla beaucoup ensuite de la situation et de la mesure prise. C'est, selon lui, tout ce qu'il y a de plus grand, de plus beau, de plus décisif pour la chose publique; au fait, il n'y a là-dessus qu'une voix. Ne me contestez donc pas, de grâce, la part qu'on veut à faux titre me donner dans une gloire qui n'est pas la mienne, et laissez arriver jusqu'à moi un peu de l'admiration dont vous êtes l'objet. Badinage à part, mon cher Dolabella, j'aimerais mieux vous transporter tout ce que j'ai de gloire, si gloire il y a, que de vous faire tort de la plus faible part de la vôtre. Je vous ai toujours vivement aimé, vous l'avez pu voir; mais aujourd'hui je suis tellement enthousiaste de ce que vous venez de faire, que je ne trouve pas de terme pour exprimer la vivacité de mes sentiments. C'est que la vertu, croyez-moi, est ce qu'il y a au monde de plus beau, de plus touchant, de plus aimable. J'ai toujours chéri Brutus, vous le savez, et son esprit si distingué, et l'exquise douceur de ses moeurs, et sa probité sévère, et la noble constance de ses principes. Pourtant, les ides de mars ont ajouté à mon affection pour lui, au point que j'en suis à comprendre comment un sentiment si plein et si parfait a pu grandir encore. De même, qui eût dit qu'une affection comme celle que j'ai pour vous fût susceptible de s'accroître? Eh bien ! elle s'est accrue au point qu'il me semble que c'est d'aujourd'hui seulement que je vous aime, et qu'auparavant je n'avais qu'une bonne disposition pour vous. Maintenant irais-je vous conseiller de suivre toujours les inspirations du devoir et de l'honneur? Vous proposerais-je d'illustres exemples, ainsi que le font tous les donneurs de conseils? Je ne connais personne de plus illustre que vous. C'est en vous-même qu'il faut prendre modèle, c'est vous-même qu'il faut chercher à surpasser. Après être monté si haut, il ne vous est plus possible de descendre. Arrière donc les conseils ! il n'y a que des félicitations à vous faire. Il vous arrive en effet ce qui n'est, je crois, arrivé à personne encore, d'employer des moyens d'une rigueur extrême, et de voir non seulement que cette rigueur ne se rend pas odieuse, mais qu'elle devient populaire, chère à tous, au bas peuple comme aux honnêtes gens. Si c'était là seulement du bonheur, je vous ferais mon compliment d'être heureux ; mais on est forcé d'y reconnaître du courage, de l'habileté et du calcul. J'ai lu votre discours : c'est le comble de l'adresse. Vous entrez pas à pas dans la question, vous ménageant toujours une retraite; si bien qu'il n'y a qu'une voix pour convenir que la rigueur était de saison. Enfin vous avez délivré Rome du danger et ses citoyens de la crainte. Et ce n'est pas là un de ces actes qui passent; c'est un exemple qui fera loi pour l'avenir. Vous comprendrez que le sort de la république est dans vos mains, et que non seulement protection mais récompense est due à ces héros qui ont pris l'initiative de notre affranchissement. J'espère vous voir au premier jour, et je vous en dirai davantage. Vous qui venez de sauver la république et nous tous, veillez soigneusement à votre tour sur vous-même, mon cher Dolabella. [9,15] A PETUS. Rome. Je vais répondre aux deux lettres que j'ai reçues de vous, l'une, il y a quatre jours par Zéthus, l'autre à l'instant même par le messager Philéros. Je vois par la première combien vous avez été sensible à mes inquiétudes pour votre santé, et combien les témoignages de mon attachement vous touchent : je vous en rends mille graces. Croyez pourtant que ce n'est pas dans des lettres que vous pouvez apprendre à juger mon coeur, et que de toutes les personnes qui m'honorent et m'affectionnent, et il y en a beaucoup vraiment, il n'en est aucune qui me soit plus chère que vous. D'abord votre amitié date de loin et n'a jamais varié ; ce qui n'est pas peu de chose; ce qui est même immense à mes yeux. Cependant cela vous est commun avec d'autres : mais ce qui n'appartient qu'à vous, c'est cette grâce aimable, cette bonté charmante, et cet art de plaire que vous portez en tout. Il faut ajouter à ces dons heureux vos spirituelles saillies, et ces traits du vieil esprit romain, qui, sans être précisément attiques, sont plus piquants que l'atticisme même. Libre à vous de penser autrement; mais pour moi, rien ne me met plus entrain que cette plaisanterie dans l'ancien goût national, surtout lorsque je vois ce cachet se perdre dans le Latium; que d'autres moeurs viennent s'infuser dans les nôtres; que Rome est un pèle-mêle d'étrangers où viennent se jeter des Gaulois, et jusqu'à de ces gens à braies, d'au delà des monts; et qu'enfin il ne restera bientôt plus trace de l'enjouement de nos ancêtres. Quand vous arrivez, je crois sur ma parole voir entrer à la fois les Granius, les Lucilius, et même les Crassus et les Lélius. Que je meure si après vous on saura ce que c'est que la vieille et franche gaieté romaine! Comment donc, quand j'aime tant votre joyeuse humeur, et quand vous m'aimez tant vous-même, comment vous étonnez- vous de ma consternation, à la nouvelle de votre maladie et de ses dangers? - Je passe à votre seconde lettre. Vous vous défendez d'avoir voulu me détourner d'une acquisition à Naples. Vous m'avez seulement conseillé, dites-vous, de rester à Rome. Je ne l'ai pas entendu autrement; cependant j'ai compris et je vois encore, dans cette lettre même, que vous ne me reconnaissez pas le droit que je prétends avoir de renoncer, sinon tout à fait, du moins dans une certaine mesure, à me mêler des affaires. Vous me citez Catulus et cette époque-là quel rapport? Dans ce temps-là, moi-même je jugeai nécessaire de ne pas rester longtemps en dehors des affaires. J'étais alors à la poupe du vaisseau et je tenais le gouvernail. Mais aujourd' hui à peine y a-t-il place pour moi à ta sentine. Croyez-vous qu'on ferait moins de sénatus-consultes si j'étais à Naples? Je suis à Rome, je fatigue le forum de ma présence, et cependant on fabrique des sénatus-consultes à foison dans la maison de l'homme qui vous adore et qui me veut aussi du bien. Si mon nom lui passe par la tête, on l'inscrit sur-le-champ en tête des décrets. Ainsi, par exemple, on a reçu en Arménie et en Syrie un décret dont je n'avais jamais entendu parler, et qui a été rendu, est-il dit, sur ma proposition; ce n'est pas une plaisanterie au moins ! Oui, à l'extrémité du monde, il y a des rois qui m'écrivent pour me remercier du titre de rois dont ils disent m'être redevables. Or, ces rois, j'ignorais qu'on les eût faits rois, j'ignorais jusqu'à leur existence. Qu'y a-t-il donc à faire? Je consens à suivre votre conseil, tant que ce gardien des moeurs restera ici. Mais du moment qu'il se retirera, j'irai à l'instant retrouver vos délicieux mousserons. Si je puis avoir une maison, je dépenserai en dix jours ce que la loi somptuaire permet de dépenser en un seul. Si je ne découvre rien à ma convenance, j'irai m'établir chez vous. Vous avez, je le sais, la bonté de penser que rien ne peut vous être plus agréable. Déjà, dans ma dernière lettre, je vous témoignais mes craintes pour la maison de Sylla. Je n'y renonce pourtant pas tout à fait encore. Rendez-moi le service de la faire visiter par des experts. Que les toits et les quatre murs soient en bon état, je n'en demande pas davantage. [9,16] A PAPIRIUS PÉTUS. Tusculum, juin. Votre lettre me charme; j'aime surtout cette tendre amitié qui vous a porté à me l'écrire, dans la crainte que je ne fusse troublé du message de Silius. Déjà vous m'en aviez écrit deux fois dans la même lettre; par où j'ai bien vu votre préoccupation. Je vous ai répondu avec empressement, voulant à tout prix, dans les circonstances où nous sommes, faire cesser ou du moins calmer vos alarmes. Mais votre dernière lettre est trop pleine d'inquiétude pour que je ne vous donne pas des explications catégoriques. La raison seule, mon cher Pétus, ne suffit plus aujourd'hui, si on n'y joint pas un peu d'art. Or tout ce que je puis avoir d'habileté, tout ce qu'il est possible de combiner et de mettre en jeu, pour se concilier les hommes du jour, pour s'assurer leur bienveillance, je l'ai fait, et je me flatte de ne l'avoir pas fait en vain. Les favoris de César ont pour moi tant d'égards, tant de prévenances, que je ne puis m'empêcher de croire un peu à leur amitié. Sans doute il est difficile de distinguer le vrai du faux , tant que les circonstances n'ont point éprouvé les coeurs, comme le feu éprouve l'or. Les apparences sont les mêmes ; mais ce qui prouve qu'on a vraiment de la sincérité et de l'affection, c'est que, dans ma position et dans la leur, il n'y a pas intérêt à dissimuler. Quant au personnage en qui réside aujourd'hui toute la puissance, je ne vois pas que j'aie rien à en craindre, si ce n'est que là où il n'y a plus de lois, il n'y a rien de certain, et qu'on ne peut répondre à tout jamais de la volonté, je ne veux pas dire du caprice d'un homme. Mais il n'a rien sur le coeur contre moi : j'ai mis tant de mesure avec lui! C'était jadis mon rôle d'avoir le verbe haut et libre dans une ville qui me devait la liberté; mais la liberté n'est plus, et je m'abstiens de toute parole qui pourrait choquer le maître ou ses favoris. Il est vrai que je ne m'interdis pas tout à fait l'épigramme et le bon mot : ce serait abdiquer ma réputation d'homme d'esprit. Encore, si je le pouvais, je le ferais. Mais César est d'une sûreté de tact sans pareille; et de même que votre frère Servius, l'un des plus habiles critiques que je connaisse, dit toujours à coup sûr : «Ce vers-là est de Plaute, celui-ci n'en est pas; » tant il a fait son oreille à la manière de chaque auteur et tant il les a étudiés; de même César, qui a écrit lui-même des volumes de bons mots, connaît, dit-on, si bien mon genre d'esprit, qu'il n'est jamais dupe de ce qui n'est pas de moi. Il s'y trompe d'autant moins aujourd'hui que ses intimes passent presque leur vie avec moi. Dans mes conversations avec eux, il m'échappe des traits qui ne sont ni d'un ignorant ni d'un sot, et ils les reportent à César comme tout le reste; c'est leur consigne : de sorte que César ne tient aucun compte de ce qui lui arrive par d'autres voies. A d'autres donc votre Énomaüs, quoique votre citation d'Accius ait un à-propos parfait. De grace, où serait l'envie? et par quel bout pourrait-elle mordre? N'importe, admettons tout pour un moment : eh bien ! les philosophes, c'est-à-dire les hommes qui possèdent seuls, selon moi, la véritable notion de la vertu , les philosophes sont d'accord que le sage ne doit se garder que d'une chose, c'est de se mettre en prise. Or je suis doublement sage, à mon avis, moi qui ai toujours montré le bien où il était, et qui, ne voyant nulle part assez de puissance pour le réaliser, n'ai pas voulu engager de lutte contre des forces supérieures. Comme citoyen, on n'a certes pas de reproche à me faire. Il n'y a plus aujourd'hui qu'à s'abstenir de blesser les puissants du jour par des paroles irréfléchies ou des démarches inconsidérées; et , selon moi, c'est encore de la sagesse. Après cela, je ne puis en conscience m'inquiéter ni de ce qu'on me fait dire, ni de la manière dont César le prend, ni de ce qu'il y a dans le cœur des gens qui vivent avec moi, me faisant la cour et me comblant d'égards. J'ai vu juste dans le passé, je suis circonspect dans le présent. Cela suffit pour ma tranquillité. Je ne tiens votre comparaison d'Accius pour bonne qu'à l'égard de la fortune et non de l'envie; de la fortune, chose vaine et légère, qui se brise contre la fermeté du sage comme la mer contre le roc. La Grèce nous apprend par mille exemples comment les sages s'arrangeaient de la tyrannie à Athènes ou à Syracuse, et comment seuls ils restaient libres en quelque sorte, quand il n'y avait plus autour d'eux que des esclaves. Pourquoi ne réussirais-je pas comme eux à tenir une position, sans offusquer personne et sans perdre ma dignité? - J'arrive maintenant à vos plaisanteries, oui plaisanteries, car dans votre citation d'Accius je vois le bouffon du jour et non l'Atellane d'autrefois. Que venez-vous me parler de Popillius, de Dénarius? Que voulez-vous dire avec votre plat de tyrotarique? Si j'étais assez bonhomme pour m'arranger de peu jadis, ce n'est plus cela aujourd'hui. Hirtius et Dolabella sont mes élèves dans l'art de bien dire, mes maîtres dans l'art de bien manger; et vous devez savoir, si vous êtes informé de tout ce qui se passe ici, que sans cesse on nous voit, eux chez moi pour déclamer, et moi chez eux pour souper. Donc, je vous prie, point de cris de détresse. Quand vous étiez riche, vous étiez à l'affût des moindres économies. Aujourd'hui que vous perdez gaîment votre bien, n'allez pas voir une banqueroute à la César dans l'hospitalité que je vous demande : ne vaut-il pas mieux en tout cas être ruiné par un ami que par des créanciers? Je ne vous demande point de ces repas dont les miettes nourriraient tout un monde. N'importe ce qu'il vous plaira : mais magnifique et délicieux. Je me rappelle votre récit d'un certain repas de Phaméa. Soupons moins tard; mais tout le reste m'en plaît. Que si vous voulez me réduire au souper de votre mère, j'y souscris encore. Aussi bien je serai curieux de voir qui aurait le front de m'offrir des mets tels que ceux dont vous parlez, ou même des polypes à la mine enluminée, comme le Jupiter Minianus'. Je vous le jure, vous n'oserez ! La renommée ira vous dire, avant mon arrivée, et ma métamorphose, et mes goûts délicats et somptueux. Tremblez! ne croyez pas me donner le change avec des hors-d'oeuvre. Fi de ces fadaises ! Le temps n'est plus où je vous laissais m'affadir l'estomac avec des olives et des ragoûts de Lucanie. Mais à quoi bon ce discours? Que j'arrive, je ne demande rien de plus. Pour vous mettre cependant l'esprit en repos, revenez-en au vieux tyrotarique. Je ne vous veux mettre en frais que pour le bain, que vous aurez soin de tenir chaud. Du reste, à la bonne vieille mode; car tout ceci n'est qu'un jeu. Vous avez fait merveille pour la villa de Sélicius, et ce que vous m'en écrivez est fort piquant. Je ne pense pas m'y arrêter; non qu'il n'y ait assez de sel : ce sont les sannions qui manquent. Adieu. [9,17] A L. PAPIRIUS PETUS. Rome, juillet. N'êtes-vous pas risible, vous qui quittez Balbus, de venir me demander à moi ce qu'on fera de ces biens et de ces terres? Est-ce que je sais quoi que ce soit que Balbus ignore, et n'est-ce pas de lui que me vient le peu que je sais? De grâce, ami, que fera-t-on de moi? ma question est toute simple. Vous l'avez eu à votre disposition, et vous avez pu tout savoir, soit avant le repas, quand sa tête était saine, soit après, plus sûrement encore, quand le vin la lui faisait perdre. Mais je n'insiste pas, mon cher Pétus : d'abord, depuis quatre ans, je regarde comme une grâce les jours de répit qu'on nous laisse, si toutefois c'est là une grâce, et si c'est vivre que de vivre sur le tombeau de la liberté. Puis franchement je crois mes prévisions aussi sûres que vos confidences: le plus fort fera la loi, et le glaive fera le plus fort. Quant à nous, quoi que ce soit qu'on nous accorde, il faudra dire merci! Qui ne sait pas se résigner doit savoir mourir. - On mesure en ce moment toute la campagne de Véies et de Cepène. Il n'y a pas bien loin de là à Tuseulum, cependant je ne m'en préoccupe point; je jouis du temps qu'on me donne, je souhaite qu'on m'en donne toujours. Cela ne durera peut-être pas; en attendant, puisque moi, homme de courage et philosophe tout ensemble, j'ai décidé qu'il n'y avait rien de plus beau que de vivre, je ne puis me défendre d'aimer celui à qui je dois de vivre encore. Hélas! si ses pensées sont pour la république, pour la république telle que nous l'entendons et qu'il la veut peut-être, il n'est malheureusement plus en mesure : il s'est laissé lier de trop de façons. Je vais plus loin; car c'est à vous que j'écris. Eh bien ! quoique je ne sois pas de leurs conseils, sachez que celui qui est le chef ne sait pas même où il nous mène. Nous obéissons en esclaves à sa volonté, mais il obéit en esclave aux circonstances. Il ne peut pas dire ce que les circonstances exigeront de lui; nous ne pouvons pas dire ce que sa volonté exigera de nous. Si je ne me suis pas expliqué jusqu'ici aussi clairement, n'en accusez pas ma paresse. Vous savez si je suis paresseux surtout pour écrire. Mais je doutais encore, et je ne voulais ni vous tourmenter par mes incertitudes, ni vous donner trop de confiance par des affirmations téméraires. Je dois pourtant vous dire, et ceci est la vérité même , qu'il n'existe encore aucun symptôme extérieur du danger que je signale. Dans de telles conjectures, la sagesse commande de désirer le bien, de prévoir le mal et de se résigner à tout; c'est ce que vous ferez. [9,18] A L. PAPIRIUS PÉTUS. Tusculum, juillet. J'étais à Tusculum tout désoeuvré, depuis le départ de mes disciples; je venais de les envoyer au-devant de leur ami, avec mission de me concilier ses bonnes grâces, lorsque j'ai reçu votre lettre pleine de bonté. Je vois avec plaisir que vous approuvez mon dessein : oui, à l'exemple de Denys le tyran, qui, chassé de Syracuse, ouvrit, dit-on, une école à Corinthe, je veux, puisque la carrière de l'éloquence judiciaire m'est fermée et que le sceptre du forum m'échappe, je veux tenir école à mon tour. Que voulez-vous? cette occupation me sourit aussi. J'y trouve une foule d'avantages : en premier lieu, et c'est tout aujourd'hui, elle me donne de la force contre les événements. J'aurais peine à vous expliquer comment toutefois je ne vois guère jusqu'ici de meilleur parti à prendre. Mourir eût été préférable; le destin ne l'a pas voulu. Je dis mourir sur un lit, puisque je n'étais pas sur les champs de bataille. D'autres y furent, Pompée, Lentulus votre ami, Scipion, Afranius; tous ont péri honteusement; la fin de Caton seule a été belle. Je l'imiterai quand je le voudrai; je tâcherai seulement de ne pas me rendre cette extrémité nécessaire comme elle l'a été pour lui-même; et c'est à quoi je m'applique. Tel est mon premier avantage: en voici un autre. Je gagne en force et en talent. Le défaut d'exercice avait énervé ma santé : je la retrouve. Quant à l'éloquence, s'il est vrai qu'on en vit parfois briller chez moi quelques étincelles, le foyer s'en allait éteindre; de nouveaux aliments le rallument. Enfin il y a un autre avantage que je crois que vous placerez au-dessus de tous les autres. J'ai déjà mangé plus de paons que vous de poulets. Régalez-vous là-bas des ragoûts d'Hatérius; moi, je fais ici mes délices de la table d'Hirtius. Venez donc, si vous avez du coeur, venez recevoir les leçons que vous me demandez; seulement, gare pour moi le proverbe "du pourceau qui en remontre à Minerve!" Je vois que vous ne pouvez escompter vos valeurs, ni remplir votre caisse; vous allez donc rebrousser chemin jusqu'à Rome. Tenez, tout compte fait, il vaut mieux mourir d'indigestion ici que de faim là-bas. Je comprends que vous vous ruinez : j'espère du moins que vos chers et bons amis de ces parages se ruinent de même. C'en est fait de vous, si vous n'y prenez garde. Mais il vous reste une mule, dites-vous. Eh bien! montez dessus, puisque vous avez mangé les chevaux, et revenez à Rome. Je vous promets un siége de sous-maitre, à côté de moi, dans mon école il y aura un coussin. [9,19] A L. PAPIRIUS PETUS. Rome, juillet. Quoi ! toujours de la malice ! Balbus, dites-vous, s'est contenté d'un repas frugal. Je vous entends : vous voulez que la sobriété des rois soit la leçon des consulaires. Mais vous ne savez pas que votre ruse est éventée. Balbus est venu droit de la porte de Rome à ma maison. Qu'il n'ait pas été à la sienne, c'est tout simple, mais qu'il n'ait pas été tout d'abord chez la sienne, vous comprenez, voilà ce qui m'étonne; quoi qu'il en soit, mon premier mot a été : Et Pétus? - Pétus? m'a-t-il répondu, je ne me suis jamais mieux trouvé nulle part. - Si c'est votre beau langage qui a opéré le charme, j'ai à votre disposition et je vous porterai deux oreilles qui ne sont ni moins délicates ni moins friandes que celles de Balbus. Mais si c'est votre cuisinier, je vous somme de ne pas vous figurer que des bègues valent mieux que les gens à la langue bien pendue. Les affaires semblent se multiplier autour de moi; une finie, une autre arrive. Si je puis une fois être libre et aller vous voir, soyez tranquille; je ne ferai pas la faute de ne vous avertir que la veille. [9,20] A PÉTUS. Rome , juillet. Votre lettre me charme doublement: j'ai ri, et vu que vous pouviez rire! J'aime cette pluie de pommes que vous me lancez comme sur le bouffon de la troupe. Cc qui me désole, c'est de ne pouvoir aller vous voir, comme je le désirais; ce n'était pas en oiseau de passage; au moins j'aurais posé mon nid chez vous, et vous auriez vu quel homme! Ce n'est plus le convive dont vous aviez raison avec des hors-d'oeuvre. C'est un convive dont l'appétit dévorant attaque l'oeuf du début, et n'a pas encore bronché aux rôtis de la fin. Arriéré les éloges que vous me donniez autrefois : quel homme facile! quel convive commode ! Je n'ai plus à me nourrir de préoccupations politiques, de discours au sénat, de préparations judiciaires; et je me jette corps et biens dans le camp d'Epicure, mon ancien ennemi. Je ne veux pas de ses excès, mais j'aime le goût de bonne chère que vous mettiez jadis dans votre somptueuse existence, quoique vous n'ayez jamais été bien riche en habitations et en terres. - Alerte, alerte ! Vous avez affaire à un gourmand, qui commence à s'y entendre. Vous-connaissez les savants de fraîche date, et leur insolence! Plus de "sportelles", s'il vous plaît! plus d' "artolagans!" Savez-vous bien que ,j'ai souvent à ma table et votre Verrius et Camille? Quels types d'élégance! quels modèles de bon goût! Mais voyez mon audace! j'ai été jusqu'à donner à souper à Hirtius, sans avoir de paon. Cependant, à l'exception des consommés bouillants, mon cuisinier n'a réussi à donner le change sur rien. - Voici ma vie. Le matin, je reçois des gens de bien à la mine longue, des vainqueurs au visage rayonnant; tous d'ailleurs me comblant de prévenances et de témoignages d'affection. Quand la foule s'est écoulée, je m'enveloppe dans mes livres, et j'écris ou je lis. Viennent alors quelques visites; il y a des personnes qui sont avides de m'entendre, et qui me croient savant parce que j'en sais un peu plus qu'elles. Je donne le reste du temps aux soins du corps et de la santé: n'ai-je pas hélas! assez pleuré sur la patrie, pleuré plus amèrement et plus longtemps que jamais aucune mère sur un fils unique ? Mais, de grâce, soignez-vous bien. Je ne voudrais pas aller manger le bien d'un homme au lit; et pourtant, malade ou non, je ne vous ferai pas quartier. [9,21] A PÉTUS. L'ai-je bien entendu ! quoi ! dites-vous, Pétus, c'est folie à vous de vouloir imiter ce que vous appelez les foudres de mon style! Oui, ce serait folie, si vous n'y pouviez atteindre; mais quand je trouve en vous mon maitre, c'est de moi et non pas de vous qu'il faut vous moquer. Ne citez donc point Trabéa, je vous prie; c'est de mon côté qu'est l'impuissance. Au fond, que pensez-vous de moi comme épistolaire? mon langage ne vous semble-t-il pas bien commun? On ne peut pourtant pas toujours être sur le même ton; et quel rapport y a-t-il entre une lettre et un discours politique ou judiciaire? Même aux débats du forum, on varie les tons suivant les causes. S'agit-il d'intérêts privés de peu d'importance, je me garde de m'élever trop haut. Est-ce une question de vie ou d'honneur, je parle avec plus de pompe. Quand j'écris une lettre, au contraire, j'emploie ces mots dont je me sers tous les jours. - Mais je vous le demande en grâce, mon cher Pétus, où avez-vous pris qu'il n'y a pas eu un seul Papirius au monde qui ne fût plébéien? Cette famille a eu ses patriciens de second ordre, il est vrai, dont le premier est Papirius Mugillanus, lequel a été censeur avec L. Sempronius Atratinus, après avoir été d'abord consul avec lui, l'an 312 de la fondation de Rome. On appelait alors vos ancêtres Papisius. lls ont occupé treize fois la chaire curule depuis Mugillanus jusqu'à L. Papirius Crassus, qui cessa le premier d'être appelé Papisius; il fut créé dictateur avec L. Papirius Cursor, général de la cavalerie l'an de Rome 415, et quatre ans après il fut consul avec K. Duillius. Un homme qui a laissé un nom respecté, Cursor, lui succéda. Après Cursor, vint L. Mason, l'édile qui est la souche des nombreux patriciens de son nom dont j'exige absolument que vous ayez chez vous les images. Plus tard, il y eut les Carbons et les Turdus. Ceux-là étaient plébéiens, et je ne vous chicane point sur votre mépris pour eux. Car excepté le C. Carbon qui fut tué par Damasippus, la république ne compte pas en eux un seul citoyen. Nous avons connu Cn. Carbon et son bouffon de frère. Y eut-il jamais race pire? Je ne dis rien du fils de Rubrias, qui est mon ami; mais de Caïus, Cnéius et Marcus Carbon ses trois frères, l'un, Marcus, sur la poursuite de P. Flaccus, a été condamné pour des vols considérables en Sicile; l'autre, Caïus, s'empoisonna, dit-on, avec des cantharides, à la suite d'une accusation de P. Crassus. Il avait été tribun du peuple fort turbulent, et on l'a soupçonné de n'être pas innocent de la mort de P. l'Africain. Quant à Cnéus qui fut mis à mort par Pompée à Libyhée, je n'ai jamais connu de plus malhonnête homme. Son père, accusé par Antonius, fut absous; mais c'était la bouteille à l'encre. Revenez-en donc aux patriciens, je vous le conseille. Ces plébéiens, vous le voyez, sont de trop mauvaise compagnie. [9,22] A PETUS. J'aime la retenue, et vous, vous voulez de la liberté dans le langage. C'était aussi l'avis de Zénon, homme de goût assurément, quoiqu'au plus mal avec notre Académie. Mais les Stoïciens veulent qu'on appelle chaque chose par son nom, et voici leur raisonnement : il n'y a rien d'obscène, rien d'indécent, car le mal de l'obscénité est dans la chose ou dans le mot; il n'y a pas de milieu. Or, il n'est pas dans la chose. Voyez les comédies : on y dit tout. Vous savez le couplet dans le Démiurge : "Un mouvement rapide". Vous vous rappelez aussi Roscius : "Elle me laissa si sot dans ma nudité", si les mots sont décents, le fond est bien hardi. Voyez même la scène tragique : que dites-vous de ce trait : "Cette femme seule, etc.?" Et de cet autre : "Il lui faut les droits de deux lits?" Que dites-vous aussi de ces morceaux : "C'est de ce Phéréen. Il ose se glisser dans la couche du Phéréen?" Et de celui-ci encore : "Vierge pudique, je résistais; Jupiter m'a violée?" Violée, passe; c'est un mot pour un autre : mais qui eût supporté le mot propre? - Vous le voyez, c'est bien dire la chose. Mais par cela seul qu'on ne dit pas le mot, la pudeur n'est pas alarmée. Il n'y a donc rien d'obscène dans la chose; dans les mots bien moins encore. Car si ce qu'on exprime n'est pas honteux, l'expression ne saurait être indécente. Vous n'osez appeler l'orifice postérieur du corps par son nom. Pourquoi cela? si la chose est malhonnête, ne la nommez pas du tout; si elle ne l'est point, laissez-lui son nom. Nos pères désignaient le membre viril par le nom de "penis", d'où est venu "penicillus" (pinceau), à cause de la ressemblance. Aujourd'hui "penis" est obscène ; cependant le fameux Pison Frugi s'en sert dans ses annales, en disant de jeunes gens débauchés qu'ils sont esclaves de leur "penis". Ce que vous appelez par son nom dans votre lettre, il l'exprimait par ce mot, un peu moins crûment; mais depuis on s'en est tant servi, qu'il est devenu précisément aussi obscène que le terme que vous avez employé. Ne dit-on pas tous les jours : "cum nos te uoluimus convenire?" Est-ce que c'est obscène? Je me souviens qu'un éloquent consulaire dit un jour en plein sénat "Hanc culpam maiorem, an illam dtcam?" n'est-ce pas le comble de l'obscénité? Non , direz-vous, car il n'y entendait pas malice. L'obscénité n'est donc pas dans les mots ; j'ai démontré qu'elle n'est pas dans les choses. Conséquemment elle n'est nulle part. Y a-t-il rien de plus décent que cette phrase : "Vouloir devenir père." Les pères eux-mêmes y exhortent leurs enfants; mais ils n'osent pas prononcer le mot par lequel on exprime l'action qui rend père. Socrate eut un très habile joueur de flûte pour maître. Il s'appelait Connus. Ce nom était-il obscène? Lorsque nous parlons de trois personnes, il n'y a pas de mal, parce que nous disons "terni"; il y en a si nous disons "bini", et ne parlons que de deux personnes. Pour les Grecs, direz-vous. Le mot n'a donc rien d'obscène, car je sais le grec, et je n'hésite pas à dire "bini". Vous faites de même, comme si je parlais grec et non latin. "Ruta" et "menta" sont deux mots également fort honnêtes. Si je veux mettre "menta" au diminutif, comme "rata", dont je fais "rutula", je ne le puis pas. J'emploie encore très bien le diminutif "tectoriola"; mais essayez de prononcer le diminutif de "pauimenta", c'est impossible. Ne voyez-vous donc pas que l'importance qu'on attache aux mots n'est que niaiserie; qu'il n'y a indécence ni dans l'expression ni dans la chose exprimée, et que par conséquent l'indécence n'est nulle part? - On attache souvent une idée obscène à des mots décents. Le mot "diuisio" est tout ce qu'il y a de plus innocent au monde; cependant il s'y mêle une idée obscène, à laquelle répond le mot "intercapedo". Est-ce que toutes ces expressions sont obscènes, et ne sommes-nous pas ridicules de le prétendre? Si nous disons, "Un tel a étranglé son père", nous ne demandons point d'excuse : c'est une précaution nécessaire en parlant d'Aurélia ou de Lollia. Que dis-je? A des mots honnêtes on fait signifier des turpitudes. "Batuit" est devenu effronté. "Depsit" est une ordure, et rien n'est plus innocent que ces mots dans leur sens primitif. Les sots se fourent partout. "Testes" est très convenable en justice; ailleurs il n'est guère de mise. "Colci" est honnête à Lanuvium; à Cliternum, il ne l'est pas. Ainsi voilà le même mot tour à tour décent et indécent. "Suppedit" est horrible; mais qu'on dise, "Il sera nu dans le bain", personne n'y trouvera à reprendre. - Tel est le système des Stoïciens : le sage doit parler librement. Mais qu'en voilà long, bons Dieux, sur un seul mot de vous ! Vous risquez tout avec moi, et je vous en sais gré. Moi, je reste et resterai fidèle à Platon. La retenue qu'il recommande dans le langage est devenue chez moi une habitude : aussi je mets un léger voile là où les stoïciens disent les gros mots tout à découvert. Ne prétendent-ils pas aussi qu'il ne faut jamais se gêner pour certaines flatuosités ou éructations en compagnie? Mais chut! Respect aux kalendes de mars. C'est aujourd'hui la fête! Adieu; et ne cessez pas de m'aimer. [9,23] A PETUS Cumes, août. Je suis depuis hier à ma maison de Cumes; peut-être irai-je demain vous voir. Je vous le ferai dire. M. Caparius, que j'ai rencontré dans la forêt Gallinaire, venant au-devant de moi, et à qui j'ai demandé de vos nouvelles, m'a dit que vous étiez cloué dans votre lit par la goutte. J'en suis affligé, comme vous pouvez le croire; mais je n'en persiste pas moins à aller vous visiter, à aller causer et même souper avec vous. Car enfin votre cuisinier n'a pas la goutte aussi, je pense. Comptez donc sur un convive de plus, mais sur un convive qui mange peu, et qui a horreur des grands repas. [9,24] A PETUS. Rome , février. Ce Rufus est votre ami. C'est la seconde fois que vous m'écrivez à son sujet. En voyant un intérêt si vif, je serais donc tout disposé à lui rendre service, eussé-je même personnellement à m'en plaindre. Mais je vois, au contraire, par vos lettres et les copies des siennes que vous me communiquez, qu'il s'est donné beaucoup de mouvement pour me sauver la vie. Je ne puis donc que l'aimer, et non pas seulement pour vous complaire, mais parce que je le veux et le dois; car il faut que vous sachiez, mon cher Pétus, que vos lettres m'ont bien donné l'éveil, et m'ont fait tenir sur mes gardes, mais que depuis j'en ai reçu de différents côtés d'autres parfaitement d'accord avec les vôtres. On avait formé contre moi, à Aquinum et à Fabratéria, le complot dont vous avez appris quelque chose. Ce complot, comme si on avait deviné à quel point je serais gênant, n'allait à rien moins qu'à se défaire de moi. Je ne me doutais de rien, et je n'aurais pris aucune précaution, si vous ne m'aviez averti. Vous voyez donc que votre ami n'a pas besoin de recommandation près de moi. Puissent seulement les destinées de la république me permettre de lui témoigner un jour ma reconnaissance! - Je passe à autre chose. Vous avez donc renoncé aux soupers en ville. Ah ! tant pis : c'est une grande jouissance, un délicieux plaisir dont vous vous privez. Et puis je crains, si j'ose le dire, que vous n'ayez désappris et oublié l'art de ce je ne sais quoi qui fait le charme d'un petit souper. Déjà vous n'étiez pas de première force au temps où vous aviez sous les yeux de si bons modèles (Hirtius et Dolabella) : que sera-ce aujourd'hui ! J'en parlai l'autre jour à Spurinna et, lui racontant le fait, je lui dis quel était précédemment votre genre de vie. Il m'a fort bien prouvé qu'il y aura danger pour la république, si vous ne reprenez vos habitudes au premier souffle du zéphyr. La température alors sera supportable, et vous n'aurez plus l'excuse du froid. Mais, toute plaisanterie à part, je vous recommande, mon cher Pétus, comme une chose essentielle au bien-être, de vous faire une société d'honnêtes gens qui soient aimables et qui vous aiment. C'est le plus doux et le plus sûr élément du bonheur de la vie. Il n'entre rien de sensuel dans ma pensée. Je ne parle que de délassements d'esprit entre amis vivant sous le même toit, à la même table; car c'est à table que la causerie devient plus intime et qu'il y a plus d'épanchement. En quoi la langue latine a l'avantage sur celle des Grecs : ce qu'ils appellent g-sumposion, g-sundeipnon, mots qui ne présentent que l'idée de boire et manger ensemble, nous l'avons, nous, plus heureusement nommé "conuiuium", parce que c'est l'acte qui constitue essentiellement le vivre ensemble. Voulez-vous conserver votre santé? soupez souvent en ville : le moyen est facile et sûr. Mais n'allez pas, je vous en prie, conclure de ce badinage que le soin de la chose publique a cessé de me toucher. Persuadez-vous, au contraire, que jour et nuit je n'ai d'autre occupation, d'autre souci que le salut et la liberté de mes concitoyens; je parle, agis, prévois. Enfin, je le dis sincèrement, s'il faut le sacrifice de ma vie pour l'accomplissement de cette tâche, c'est de grand coeur que je le ferai. Encore une fois, portez-vous bien. [9,25] A PETUS. Laodicée, février. Me voilà devenu, grâce à votre lettre, le premier capitaine du monde. Je ne vous aurais jamais cru si profond dans le grand art de la guerre. Vous avez, je le vois bien, lu et relu les livres de Pyrrhus et de Cinéas. Aussi veux-je mettre vos leçons en pratique. J'y ferai une seule addition ; j'aurai une petite escadre mouillée sur la côte. On dit qu'il n'y a pas de meilleure tactique contre la cavalerie des Parthes. Je plaisante! mais vous ignorez à quel général vous avez affaire. Je savais à fond en théorie l'institution de Cyrus. Je l'applique aujourd'hui d'un bout à l'autre sur le terrrain. - Mais avant peu, j'espère, nous rirons bien sur ce chapitre; maintenant, soyez attentif au commandement, comme disaient nos anciens, c'est-à-dire, soyez prêt à obéir. Je suis intimement lié avec M. Fabius, vous le savez, je pense. Fabius est un homme que j'aime passionnément, d'abord pour sa parfaite droiture et sa rare modestie, puis pour l'appui excellent qu'il me prête toujours dans mes querelles avec les Epicuriens vos chers compagnons à boire. Il est venu me joindre à Laodicée, et je le pressais de rester avec moi, quand il a reçu, comme un coup de foudre, l'abominable nouvelle que Q. Fabius son frère mettait en vente une terre d'Herculanum, qui leur appartient en commun. M. Fabius est outré de ce procédé; et il se persuade que son frère, qui n'a pas le moindre caractère, ne se porte à cette extrémité que par de perfides suggestions. Prouvez-moi votre amitié, mon cher Pétus, en vous chargeant d'arranger cette affaire, et de tirer Fabius d'embarras. Il nous faut votre autorité, vos conseils, je dirai même votre gracieuse intervention. Prévenez un éclat entre les deux frères, et ne laissez pas engager un procès scandaleux. Les ennemis de Fabius sont Maton et Pollion. J'e n'ajoute rien. J'écrirais des pages entières que je ne vous exprimerais jamais assez ma reconnaissance, si vous rendez à Fabius sa tranquillité. Il croit que cela dépend de vous, et il m'en a convaincu. [9,26] A PETUS. Rome, octobre. Je suis à table; c'est la 9e heure, et je vous écris là sur mes tablettes. Chez qui? chez Volumnius Eutrapélus, et j'ai vos deux amis à côté de moi, Atticus au-dessus et Verrius au-dessous. Vous admirez que notre servitude soit si joyeuse. Que voulez-vous donc que je fasse? répondez, disciple d'un philosophe. Faut-il me tourner le sang, me mettre à la torture? Qu'y gagnerai-je? et quel sera le résultat en définitif? Il faut vivre avec les lettres, dites-vous. Eh bien! fais-je autre chose? Et sans les lettres pourrais-je vivre? Mais quoiqu'on ne se lasse jamais de l'étude, elle a pourtant des bornes. Le souper, cette grande question par vous posée au philosophe Dion, me touche fort peu; néanmoins, quand je quitte mes livres, je ne vois rien de mieux à faire en attendant le moment du sommeil. Mais vous n'êtes pas au bout. Écoutez : près d'Eutrapélus, était Cythéris. Quoi ! et le fameux Cicéron était là, "ce Cicéron dont les Grecs attendaient le passage, que les Grecs regardaient avec de si grands yeux." Par Hercule! j'étais loin de me douter que Cythéris dût être de la partie. Mais écoutez encore : l'ami Aristippe, à qui on reprochait d'être à Lais, osa répondre, à la Socrate : "Je l'ai, mais elle ne m'a pas". Le mot est meilleur en grec. Traduisez-le, si cela vous fait plaisir. Quant à moi, même dans ma jeunesse, j'ai dédaigné toutes ces folies; à plus forte raison les dédaignai-je maintenant que je suis vieux. Mais j'aime la table, j'y parle sans contrainte, ainsi qu'à mon bonnet, comme on dit; et je ris aux larmes, même des choses les plus tristes. Croyez-vous être meilleur que moi, vous qui vous moquez des philosophes à leur barbe; vous qui, pressé un jour par l'un d'eux de lui demander tout ce que vous voudriez, se faisant fort d'y répondre, eûtes le front de lui demander à souper? Le bélitre s'attendait à des questions sur le ciel : n'y en a-t-il qu'un? y en a-t-il plusieurs? Qu'est-ce que tout cela vous fait à vous? un souper, à la bonne heure, par tous les dieux, ici surtout. Eh bien ! voilà ma vie : je passe une partie de la journée à lire ou à écrire; puis, pour ne pas négliger mes amis, nous dînons ensemble dans la limite de la loi au moins, si toutefois il y a des lois aujourd'hui ; quelquefois même nous restons en deçà de la limite. Ainsi ne craignez pas mon arrivée. Vous aurez un convive de bonne humeur, sinon de grand appétit.