[8,0] LIVRE VIII. [8,1] A ATTICUS. Formies, février. Depuis l'envoi de ma lettre, j'en ai reçu une de Pompée. C'est le compte rendu par Vibullius des opérations du Picénum et des levées de Domitius. Toutes choses qui vous sont connues; mais qui sont présentées dans sa lettre sous un jour moins favorable que dans le récit de Philotime. Je vous l'enverrais cette lettre, si l'exprès de mon frère pouvait attendre un moment. Demain, vous l'aurez. Pompée a mis au bas : « je suis d'avis que vous vous rendiez à Lucérie. Vous ne serez nulle part plus en sûreté. » J'ai compris par la que son intention était d'abandonner les places de cette côte. Il est tout naturel, ayant sacrifié la tête, qu'il fasse bon marché des membres. Je lui ai de suite répondu par un homme à moi, que ma sûreté n'est pas ce qui m'occupe ; que si c'était dans ses intérêts, ou dans l'intérêt public qu'il m'appelait à Lucérie, je m'y rendrais aussitôt. Et je l'engageais à garder possession de la côte pour le cas où il faudrait tirer du blé des provinces. Je savais bien que je perdais mon temps ; mais comme naguère contre notre désertion de Rome, je veux protester aujourd'hui contre l'abandon de l'Italie. Il se concentre, je le vois, sur Lucérie; et ce n'est pas pour s'y appuyer, mais afin d'avoir une porte ouverte pour fuir, si nous sommes serrés de trop près. Ne vous étonnez donc pas de me voir entrer si fort à contre coeur dans ce parti ou l'on ne fait rien pour traiter ou pour vaincre ; ou l'on ne sait que fuir désastreusement et avec ignominie. Pourtant il le faut ! c'est, dit-on, le parti des honnêtes gens. Plutôt souffrir avec lui tout ce que lui réserve la fortune, que de paraître en dehors du parti des honnêtes gens. Quoi qu'il en soit, je vois sous peu Rome peuplée d'honnêtes gens; c'est-à-dire de gens qui ont du bien, de gens riches. Et si une fois nous évacuons les villes municipales, elle en regorgera. Je serais du nombre, sans ce maudit cortège de licteurs. Je me résignerais assez à avoir M. Lépidus, L. Volcatius et Ser. Sulpicius pour compagnie, et je ne risquerais guère d'y trouver plus nul que Domitius ou plus étourdi qu'Appius. Pompée seul me retient; par reconnaissance, non par considération. En mérite-t-il en effet? Lui qui, lorsque César nous faisait peur, était passionné pour César; et qui vent, parce qu'il a peur à son tour, que tous nous prenions feu pour sa querelle. J'irai néanmoins à Lucérie. Peut-être me saura-t-il peu de gré de ma venue ; car je ne lui cacherai pas mon mécontentement de tout ce qui s'est fait. Si je pouvais dormir, vous ne seriez pas excédé de la longueur de mes lettres. Rendez-moi la pareille, si vous êtes dans le même cas. [8,2] A ATTICUS. Calés, février. Mille remercîments et pour m'avoir écrit ce que vous saviez, et pour avoir refusé croyance à ce qui n'était pas digne de moi, et pour m'avoir dit tout net ce que vous aviez sur le coeur. J'ai, en effet, écrit une fois à César de Capoue; c'était en réponse à une proposition de lui au sujet de mes gladiateurs. Ma lettre était courte, obligeante pour César, mais conçue en même temps dans les termes les plus honorables pour Pompée, loin qu'il y eût rien d'offensant pour lui. C'était le ton d'un homme qui cherche à concilier. César a-t-il communiqué cette lettre? qu'on la rende publique, je ne demande pas mieux. Je viens encore de correspondre avec lui par ce même courrier. Je ne pouvais m'en dispenser après ce qu'il m'a écrit, et fait écrire par Balbus. Voici une copie de ma lettre. Vous n'y trouverez, je crois, rien à reprendre. Dans le cas contraire, apprenez-moi comment on peut faire pour échapper à votre critique. N'écrivez point, me direz-vous; c'est le moyen d'ôter toute prise aux interprétations. Je suivrai l'avis autant que faire se pourra. Vous m'engagez à ne pas oublier ce que j'ai fait, dit ou écrit. Ce langage est amical, et je vous en sais un gré infini. Mais je vois que, dans cette circonstance, nous jugeons différemment de ce que le devoir et l'honneur exigent de moi. A mon avis, jamais chez aucun peuple, général ou chef de l'Etat n'eut à se reprocher plus lourde faute que celle qu'a faite notre ami. Je le plains. Il n'a pas vu que sortir de Rome, c'était abandonner la patrie; et que mourir pour elle, et dans son sein, est le sort le plus beau. Vous me semblez ne pas comprendre quelle calamité est la nôtre. C'est que vous êtes dans vos foyers; où vous ne resterez toutefois qu'autant qu'il plaira aux plus pervers de tous les hommes. Nous, ô misère! ô ignominie! nous errons privés de tout, avec nos femmes et nos enfants. Toutes nos espérances reposent sur une seule vie, tous les ans sérieusement menacée ; nous avons quitté la patrie, non par force, mais par obéissance ; non pour la revoir, mais pour la laisser en proie aux flammes et au pillage. La foule est si grande autour de nous, que Rome, ses faubourgs, les habitations qui l'environnent, tout est désert. Ceux qui y restent, n'y seront pas longtemps. Ce n'est déjà plus à Capoue, c'est à Lucérie qu'il faut nous rendre. Bientôt nous allons abandonner la côte et nous attendrons Afranius et Pétreius. Labiénus est sans considération. Vous allez me dire : comme vous parlez, on parlera de vous. Je ne dis rien de moi : que l'on me juge. Mais qui en a chez nous de la considération? Vous et tous les gens de bien, vous gardez vos foyers. Qui ne s'est pas fait voir à moi? qui vient affronter cette guerre? car guerre est le mot. — C'est Vibullius qui jusqu'ici fait les plus belles choses. Vous le saurez par la lettre de Pompée : remarquez-y le passage où se trouve le mot g-dipleh. Vous verrez ce que Vibullius lui-même pense de notre Pompée. Ou tend ce discours? Le voici. Je suis prêt à mourir pour Pompée. Je l'estime plus que personne. Mais je ne crois pas qu'en lui seul réside le salut de la patrie. Vous me semblez, vous, un peu vous contredire, en me conseillant de quitter l'Italie, s'il vient à la quitter lui-même. Je ne vois pas ce que la république ou mes enfants y gagneraient; ni ce qu'il y a de convenable, ou de digne dans ce parti. Quoi donc! soutenir la vue du tyran? Eh! quelle différence entre le voir et savoir qu'il existe? Puis-je m'autoriser d'un meilleur exemple que celui de Socrate? Athènes eut trente tyrans à la fois. Socrate ne mit pas le pied hors d'Athènes. J'ai encore une raison pour rester; et plût aux Dieux que je pusse vous la dire de bouche! Aujourd'hui, 13 des kalendes, je vous écris à la lueur de la même lampe où j'ai brûlé votre lettre. Et je vais partir de Formies pour me rendre auprès de Pompée. S'il s'agit de paix, à la bonne heure ! si de guerre, qu'y ferai-je? [8,3] A ATTICUS. Formies, février. Dans le trouble affreux où me jette le déplorable état des affaires, ne pouvant vous consulter de vive voix, je vais le faire par écrit. Il s'agit de décider ce que je dois faire si Pompée abandonne l’Italie, comme il y a toute apparence : et afin que vous puissiez plus facilement me déterminer, je vais vous exposer en peu de mots les différentes raisons qui partagent mon esprit. D'un côté, lorsque je considère que Pompée est autant mon libérateur que mon ami, et qu'après tout sa cause est celle de la république, il me semble que je ne puis prendre d'autre parti que le sien, ni suivre d'autre fortune. De plus, si je reste et que je me sépare ainsi de tant de citoyens distingués par leur rang et par leur vertu, il faut que je tombe en la puissance d'un seul homme. Il est vrai qu'il me donne beaucoup de marques d'amitié, et que j'ai eu soin, comme vous le savez, de le ménager de longue main voyant venir de loin la tempête qui va éclater sur nous. Je dois néanmoins examiner d'abord jusqu'où je puis me lier à lui; et ensuite, quand je serai tout à fait rassuré sur ses avances, si un homme de coeur et un bon citoyen peut cesser tout à coup de s'appartenir dans un Etat ou il a rempli les premières places, ou il a fait des actions éclatantes, où il est maintenant encore revêtu d'une divinité auguste et sacrée. D'ailleurs je risquerais beaucoup, et ce ne serait pas sans quelque honte, si Pompée venait à rétablir les affaires. —Voila, d'une part, mes raisons ; en voici d'autres qu'on peut y opposer, Pompée, jusqu'à présent, n'a montre ni prudence ni résolution; j'ajoute qu'il a agi en tout contre mes conseils et mon influence. Je pourrais rappeler le passé, et faire voir que c'est lui qui a vraiment enfanté César, qui l'a fait grandir et s'armer contre sa patrie; que c'est de lui qu'est venue à César cette audace indigne de faire passer des lois par la violence et contre les auspices; que c'est lui qui a fait joindre à sa province la Gaule Transalpine; que c'est lui qui a voulu devenir son gendre; que c'est lui qui fit les fonctions d'augure a l'adoption de Clodius; que, s'il a poussé a mon rappel, il s'est peu opposé à mon exil ; qu'il a fait continuer à César son gouvernement; enfin, qu'il a servi César absent en toute occasion ; et même pendant son troisième consulat, lorsqu'il eut commencé à se porter défenseur de la république. C'est lui qui a voulu absolument que les dix tribuns proposassent le décret qui permettait à César de demander le consulat sans venir à Rome; ce qu'il confirma encore par une loi de sa façon. Ne s'est-il pas opposé depuis à M. Marcellus, lorsque celui-ci voulut, le jour des kalendes de mars, faire décerner les Gaules? Mais, sans m'arrêter à tout cela, vit-on jamais panique plus indigne que cette retraite, ou, pour mieux dire, cette fuite honteuse? Quelles conditions ne devait-on pas accepter, plutôt que d’abandonner sa patrie? Ces conditions étaient fort mauvaises, j'en conviens; mais est-il rien de pis que l'état ou nous sommes? Pompée, dira-t-on, pourra se relever. Quand? qu'a-t-on de prêt pour d'aussi belles espérances? n'avons-nous pas perdu le Picénum? Le chemin de Rome n'est-il pas ouvert à notre ennemi? ne lui avons-nous pas livré tout le bien des particuliers et tout l'argent du trésor publie? Enfin, où est notre parti, ou sont nos forces, où y a-t-il un poste ou se puissent rassembler les défenseurs de la république? On s'est retiré dans l'Apulie, la contrée de l'Italie la plus misérable et la plus éloignée de tout centre d'opérations; bel expédient qui fait voir qu'on s'est ménagé à toute extrémité une retraite par mer! J'ai accepté, malgré moi, la charge qu'on me donnait à Capoue; non que j'aie reculé devant mon devoir, mais je n'y avais nul entraînement, ne voyant ici ni dans les ordres, ni dans les particuliers, ombre de douleur manifeste. Il y en a bien quelque peu dans les coeurs des bons citoyens ; mais elle est, comme toujours, stupide et stérile; et, comme je l'avais prévu, la multitude et tous les gens de rien sont portés pour César, et le plus grand nombre veut une révolution. J'ai donc déclaré à Pompée que je n'entreprendrais rien, à moins qu'il ne me fournît de l'argent et des troupes. En effet, je ne me suis mêlé d'aucune affaire, parce que j 'ai vu, dès le commencement, qu'on ne pensait qu'à fuir de l'Italie. Si je m'en vais, comme les autres, où m'embarquer? Avec Pompée? il n'y faut pas penser. Comme je l'allais rejoindre à Lucérie, j'ai appris que César était de ce côté-là, et qu'il n'y avait pas de sûreté pour moi. Il faudra donc, dans le plus fort de l'hiver, tenir, comme je pourrai, la Méditerranée. Mais faudra-t-il partir avec mon frère ou sans lui? Dois-je emmener mon fils? et comment? De tous côtés même embarras, même désolation. Et César, le voyez-vous, nous absents, se jeter sur nos biens, plus furieux contre nous que contre d'autres, parce qu'il croira se rendre populaire? Et comment traîner après moi ces faisceaux entourés de lauriers, ces fers que j'ai aux pieds? Et quand nous aurions la mer bonne, ou pourrai-je être en sûreté, jusqu'à ce que j'aie joint Pompée? ou l'aller trouver? Quel chemin prendre ? ma tête n'y est plus. Si je demeure en Italie, et que j'y aie un lieu où respirer, Je ne ferai que ce que firent, pendant la domination de Cinna, Philippus, L. Flaccus et Q. Mucius. Il est vrai que Mucius y périt; mais il s'y était attendu, et il aima mieux s'exposer à tout que de venir assiéger sa patrie. Thrasybule fit autrement, et peut-être mieux. Mais la conduite de Mucius, et celle de Philippe peuvent aussi se défendre; et l'on doit, suivant les conjonctures, ou céder à la nécessité, ou ne pas laisser s'envoler l'occasion qui se présente. Cependant, ici, les faisceaux vont encore m'embarrasser. Car si César m'est favorable, ce qui n'est pas sûr, mais je le suppose, alors il m'offrira sans doute le triomphe. Il serait dangereux de ne le pas accepter de sa main ; et l'accepter me mettra mal avec les honnêtes gens. Inextricable embarras ! me direz-vous; il faut pourtant s'en tirer; mais comment? Au reste, ne croyez pas que j'aie plus de penchant à demeurer, parce que j'ai donné ici plus de raisons; il peut en être de cela comme de beaucoup d'autres questions, où l'idée la plus débattue en paroles n'est pas celle qu'on croit la meilleure. Répondez-moi donc, je vous prie, comme à un homme qui vous consulte avec une parfaite indifférence. J'ai deux vaisseaux tout prêts, l'un à Caiëte, et l'autre à Brindes. Mais comme j'écrivais ceci à Calés, avant le jour, voici bien d'autres nouvelles. On me mande que César est devant Corfinium, et Domitius dans la place avec un corps assez considérable de troupes qui ne demandent qu'a combattre. Je ne crois pas que Pompée en vienne jusqu'à abandonner Domitius, quoiqu'il ait déjà envoyé Scipion à Brindes avec deux cohortes, et écrit aux consuls qu'il fallait que l'un deux passât en Sicile avec la légion que Faustus a levée; mais il serait trop honteux pour lui d'abandonner Domitius, qui l'appelle à son secours. On répand encore ici d'autres nouvelles que l'on croit sûres, et dont je doute; qu'Afranius a forcé les Pyrénées, gardées par Trébonius, et que même votre ami Fabius est passé avec ses troupes dans notre parti : enfin, qu'Afranius s'avance avec une forte armée. Si cela est vrai, nous pourrons bien demeurer en Italie. Comme on ne savait point si César irait du côté de Capoue, ou du côté de Lucérie, j'ai envoyé Lepta porter ma réponse à Pompée, et je suis revenu à Formies, de peur de tomber entre les mains de l'ennemi. Voilà tout ce que j'ai à vous mander. J'ai eu l'esprit plus calme dans cette dernière partie de ma lettre, n'y mettant rien de mon imagination, et attendant tout de votre bon jugement. [8,4] A ATTICUS. Formies, 8 février. Votre Dionysius qui jamais ne fut le mien, car je connaissais l'homme, tout en déférant à votre jugement sur lui, vient de montrer bien plus de respect pour votre garantie. Il me traite déjà sur le pied où il suppose que la fortune m'aura mis bientôt; celle fortune toutefois que je saurai maîtriser, si cela dépend de la prudence humaine. Que d'égards n'ai-je pas eus pour lui ! quelle déférence! que n'ai-je pas fait pour que cet homme de rien pût se produire avec avantage ! En dépit des représentations de mon frère et du blâme universel, partout je l'ai porté aux nues, Je me suis fait le répétiteur de nos enfants, plutôt que de leur chercher un autre maître. Quelle lettre je lui ai écrite, Dieux immortels! quelles expressions d'estime et d'affection je lui ai prodiguées! on n'eût pas fait plus de frais pour un Dicéarque, un Aristoxène. Et le bavard le plus vide, le plus incapable d'enseigner ! Mais sa mémoire est bonne. Je lui ferai bien voir que la mienne est encore meilleure. Il m'a répondu en vérité du ton dont je n'oserais refuser quelque cause que ce fût. Car j'ai toujours soin de dire : « s'il m'est possible, si je ne suis empêché par quelque engagement pris. » Jamais accusé si bas placé, si vil, si criminel, si odieux qu'il fût, ne reçut de moi refus plus sec que je ne l'ai essuyé de cet homme-là; un non, sans plus de cérémonie. Je ne vis jamais ingratitude pareille. Ce vice comprend tous les autres. Mais c'est trop d'un tel sujet. J'ai un vaisseau tout prêt. J'attends néanmoins une lettre de vous en réponse à tous mes doutes. Vous savez que C. Attius l'Abruzze a ouvert à Antoine les portes de Sulmone, où se trouvaient cinq cohortes avec Q. Lucrétius, qui a réussi à se sauver. Pompée va gagner Brindes dans une solitude complète. C'est une affaire finie. [8,5] A ATTICUS. Formies, février. Le 8 des kalendes, je vous ai écrit avant le jour une lettre dont Dionysius était le sujet. Le soir même il est venu me trouver. C'est à votre empire sur lui que je dois sans doute cette visite. Comment l'expliquer autrement? Ce n'est pas qu'il ne lui soit assez ordinaire, après une sottise, d'en avoir du regret. Mais jamais il n'a montré plus de tenue qu'en cette circonstance. Je ne vous avais pas écrit, parce que je ne l'ai su que plus tard, qu'à peine a la distance de trois milles, il lui a pris un de ses accès, « et qu'il s'est mis à frapper sans pitié l'air de ses cornes ; » prodiguant, m'a-t-on dit, des malédictions qui ne font tort qu'à lui. Mais voyez jusqu'où va ma bonté. J'avais mis pour lui dans le paquet une lettre très-piquante. L'idée me vient de lui en épargner le désagrément; et j'envoie à Rome mon courrier Pollex, uniquement pour retirer ma lettre. Je profite de l'occasion toutefois pour vous prier de me la renvoyer au cas où elle vous aurait été remise. Je ne veux pas qu'elle tombe entre ses mains. — S'il y avait du nouveau, je vous l'écrirais. Je suis dans l'attente de l'événement de Corfinium. C'est là que le sort de la république se décide. Vous trouverez un paquet avec cette suscription à M. Curius. Faites-le parvenir à son adresse ; et recommandez vous-même au destinataire d'avoir soin de Tiron et de fournir, comme je l'en ai prié, à toutes ses demandes d'argent. [8,6] A ATTICUS. Formies, 22 février. J'avais fermé ma dernière lettre écrite le soir pour l'expédier, comme elle est partie en effet, pendant la nuit; lorsque C. Sosius préteur est arrivé à Formies chez M' Lépidus mon voisin, dont il a été le questeur. Il lui apportait une copie de la lettre suivante, adressée par Pompée à l'un des consuls. — Pompée à Lentulus consul : « On m'a apporté une lettre de Domitius du 13 des kalendes de mars. Je vous en envoie copie. Vous comprendrez, sans qu'il soit besoin de le dire, combien il importe à la républlique de ne pas perdre un moment pour concentrer nos forces : faites donc vos dispositions, si rien ne s'y oppose, et venez me joindre sur-le-champ. Laissez seulement à Capoue telle garnison que vous jugerez nécessaire. » — Au bas de cette lettre était la copie de celle de Domitius, que je vous avais envoyée la veille. Quel saisissement pour moi. Dieux immortels! Que va-t-il arriver? j'en tremble, j'espère encore toutefois dans le grand nom de Pompée, et dans la terreur qui doit le précéder. (Suit un passage mutilé et intraduisible). — Je viens d'apprendre que la fièvre quarte vous a quitté; il s'agirait de moi, que je n'en aurais pas plus de joie, je vous le jure. Dites à Pilia qu'elle ne doit pas garder la sienne plus longtemps. Cela ne serait pas juste; il y a toujours eu trop d'accord entre vous. On m'assure que Tiron aussi est quitte de la sienne. Je sais qu'il a fait un emprunt à d'autres qu'à Curius, que j'avais pourtant prié de lui prêter tout l'argent dont il aurait besoin. J'aime mieux expliquer cette circonstance par la discrétion de l'un que par un refus de l'autre. [8,7] A ATTICUS. Formies, février. Il ne manque plus à notre ami pour achever de se déshonorer, que de laisser Domitius à lui-même. On croit généralement qu'il se portera à son secours. Moi, j'en doute. Quoi donc? il abandonnerait Domitius, un homme de cette importance, et tant d'autres, lui qui a trente cohortes à sa disposition? Oui, oui, il l'abandonnera, ou je me trompe fort. Sa pusillanimité est incroyable. Il ne songe qu'à fuir. Et voilà l'homme à qui, selon vous, (je sais que c'est votre pensée) je dois associer mon sort. — Je vois, moi, de qui je dois m'éloigner; mais je ne vois pas qui je dois suivre. J'ai prononcé, dites-vous, une mémorable parole, quand j'ai dit que j'aimais mieux être vaincu avec Pompée que vainqueur avec les autres : oui, mais avec le Pompée d'alors, tel qu'alors il me paraissait du moins; non pas avec le Pompée qui fuit sans savoir pourquoi ni comment ; qui a livré tout ce que nous possédions ; qui a abandonné sa patrie et qui est sur le point d'abandonner l'Italie. L'ai-je dit? Eh bien! c'est chose faite. Je suis vaincu. Du reste, je ne me ferai jamais ni avoir des choses que je n'avais jamais cru possibles, ni à suivre, je le jure, un homme qui m'a enlevé aux miens et à moi-même. — J'ai écrit à Philotimus pour l'argent du voyage. Il en prendra soit à la Monnaie, car personne ne paye, soit chez les Oppius, vos commensaux. Je vous manderai exactement tout ce qui suivra. [8,8] A ATTICU.S. Formies, février. Ô honte! ô malheur! car il n'y a de malheur, selon moi, que dans la honte. Il s'était plu à grandir César; tout à coup il se met à le craindre, et ne veut à aucun prix de la paix mais ne fait rien pour la guerre. Le voilà hors de Rome. Il perd le Picénum par sa faute, il se laisse acculer dans l'Apulie. Déjà il va passer en Grèce. Et pas un adieu à personne, pas un mot d'une résolution si grave, si étrange! — Mais voilà que Domitius lui écrit. Il adresse alors une lettre aux consuls; il semble que le sentiment de l'honneur se réveille en lui ; il semble que le héros revenu à lui-même va s'écrier : — « Je sais ce que le devoir et l'honneur exigent. Viennent les dangers; la justice est pour moi. » —Mais bast! Adieu l'honneur! Le héros est en route pour Brindes. On assure que là-dessus Domitius a fait sa soumission, pour lui et tout ce qui est avec lui. Ô douleur mortelle! le désespoir ne me permet pas de continuer. Vous, écrivez-moi. [8,9] A ATTICUS. Formies, février. Ma lettre a donc été rendue publique. Eh bien ! je n'en suis pas fâché. Moi-même j'en avais laissé prendre copie par plusieurs personnes. Devant de tels faits, une telle expectative, il est bon de prendre acte de ce que j'ai pu exprimer en faveur de la paix. Prêchant la conciliation à un tel homme, pouvais-je mieux dire pour le toucher, sinon que la paix était une œuvre digne de sa sagesse? Mon mot a été sagesse admirable, il est vrai ; mais il s'agissait de sauver la patrie. Je n'ai pas craint de me faire taxer d'adulation, moi qui me fusse volontiers jeté à ses pieds. Quant à ces paroles : prenez quelques moments, elles ne se rapportent point à la paix. Je voulais le faire réfléchir un peu sur ma position et mes devoirs. Si je déclare que je suis resté étranger à la guerre, outre que le fait est public, c'est que j'ai cru par là donner plus de faveur à mes avis. C'est par le même motif que j'ai dit que sa cause était juste. — Mais à quoi bon ces explications? que n'est-il résulté quelque chose de mes efforts! Veut-on lire ma lettre au peuple? j'y consens, puisque Pompée a bien osé rendre publique celle où il dit à César : vos merveilleux exploits. Merveilleux! le sont-ils plus que ceux de l'auteur de la lettre ou que ceux de l'Africain? C'est un langage de circonstance. Enfin Péducéus et vous, avec votre caractère et vos sentiments, vous irez a cinq milles à la rencontre de César? D'où vient-il pourtant? que fait-il? que fera-t-il? Comme sa présomption va s'accroitre en vous voyant, vous et d'autres qui pensent comme vous, venir en foule au-devant de ses pas, la joie au visage et les félicitations à la bouche? Est-ce donc faire un crime? un crime ; vous? non, sans doute. Cependant vous confondez ainsi les signes auxquels on peut distinguer les sentiments vrais des sentiments feints. Ah ! que de sénatus-consultes je vois éclore d'ici ! ma pensée m'échappe; je ne voulais pas en tant dire. Mon intention est d'être à Arpinum la veille des kalendes, puis d'aller faire un tour à chacune de mes chères villas, que je désespère de plus jamais revoir. Il y a quelque chose de généreux dans le parti que vous me conseillez, et pourtant la prudence n'y est pas oubliée; je le goûte beaucoup. Lépidus, avec qui je passe ici tout mon temps, ce dont il me sait un gré infini, Lépidus n'a jamais pensé à quitter l'Italie, Tullus bien moins encore; car ses lettres circulent, et souvent viennent jusqu'à nous. Mais leur exemple me touche médiocrement; ils n'ont pas donné les mêmes gages que moi à la république. Vos conseils sont d'un bien autre poids. Vous trouvez moyen de ménager l’avenir sans compromettre le présent. Mais, je vous le demande, n'est-il pas déplorable de voir les applaudissements venir chercher l'un, dont la cause est détestable, tandis que l'autre ne recueille que de la haine dans la plus juste des causes? Que celui-ci ait le nom de sauveur de ses ennemis, celui-là celui de déserteur de ses amis? Au fait, tout en aimant Pompée autant que je le dois, puis-je l'approuver, quand il abandonne de tels hommes? Si c'est par crainte, quelle lâcheté! si, comme quelques personnes le croient, c'est par calcul, et pour faire profiter sa cause du massacre de tant d'hommes excellents, quelle affreuse politique! Mais laissons ce discours; toutes ces récriminations sont trop douloureuses. — Le 6 des kalendes, au soir, Balbus le jeune a passé chez moi ; il allait en toute hâte, par un chemin détourné, vers le consul Lentulus, à qui il porte, de la part de César, une lettre, des pouvoirs et l'offre d'un gouvernement, pour le déterminer à revenir à Rome. Je ne crois pas qu'on en obtienne rien sans une entrevue. Le même Balbus m'a dit que César ne souhaitait rien tant que de joindre Pompée, c'est ce que je crois; que de se réconcilier avec lui, c'est ce que je ne crois pas. Je crains plutôt que toute cette clémence ne se dédommage sur une seule victime. Cependant Balbus l'aîné m'écrit que César ne demande qu'à vivre en repos, laissant la première place à Pompée. Vous croyez cela, n'est-ce pas? Au moment où je vous écris, aujourd'hui 5 des kalendes. Pompée doit être à Brindes. Il a devancé avec un faible détachement les légions de Lucérie. Mais l'autre est un prodige d'activité, de vigilance et de vitesse. Qu'arrivera-t-il de tout cela? je n'en sais absolument rien. [8,10] A ATTICUS. Formies, février. Dionysius est venu me voir, au moment où j'y pensais le moins. Je l'ai fort bien accueilli. Je lui ai parlé de ma situation, et l'ai prié de me dire le fond de sa pensée ; je ne prétendais, lui ai-je dit, nullement le contraindre. Il m'a répondu qu'il ne savait pas où il en était de ses affaires; que plusieurs de ses débiteurs ne le payaient point. Pour d'autres, les échéances n'étaient pas encore venues. Il a ajouté quelques mots sur ses esclaves, comme motif de plus de ne pas rester avec moi. Il fallait bien en passer par la, et je l'ai congédié. Comme maitre de nos chers Cicérons, je le regrette ; mais je vois partir sans regret un homme aussi ingrat, car voilà mon opinion sur sa conduite, et j'ai voulu vous en faire part. [8,11] A ATTICUS, Formies, février. Vous me voyez fort agité ; je le suis en effet, mais pas tant que vous le pourriez croire. On redevient calme quand on a pris son parti, ou quand une fois on a reconnu que plus on se tend l'esprit, moins on y voit clair. Je me contente de gémir; mais on gémirait du matin au soir sans en être plus avancé, et ce ne serait guère faire honneur à la philosophie et aux lettres. Aussi me suis-je livré tout entier à la contemplation de ce caractère que j'ai tracé dans ma république, et dont la touche vous a paru assez ferme. Vous rappelez- vous à quelle fin je lui fais rapporter toutes ses vues? Si ma mémoire est fidèle, voici ce que je fais dire à Scipion, au cinquième livre : « De même qu'un pilote doit se proposer une heureuse traversée; un médecin, le sa lut de ses malades; un général, la victoire; de même celui qui préside aux destinées de la république doit avoir pour but le bonheur de ses concitoyens. Qu'il travaille constamment à donner à l'État puissance, richesse, attitude glorieuse, sans s'écarter des voies de l'honneur et de la vertu. Voilà la tâche que je veux qu'il accomplisse; il n'en est pas de plus grande ni de meilleure parmi les hommes. » Cette tâche, Pompée l'a méconnue de tout temps, et aujourd'hui plus que jamais. Dans un parti comme dans l'autre, on ne cherche qu'à devenir le maître. Le but n'est pas de rendre la république heureuse et respectée. Si Pompée a déserté Rome, ce n'est pas qu'il n'eût pu la défendre; s'il abandonne l'Italie, ce n'est pas la nécessité qui l'y force; mais sa seule pensée, dès le commencement, a été de bouleverser la terre et les mers, de soulever les rois barbares, de jeter sur l'Italie des flots armés de peuples sauvages, de réunir sous lui d'innombrables soldats. Un pouvoir à la Sylla, voilà ce qu'il envie, et tout ce que veulent ceux dont il est entouré. Est-ce que vous croyez que tout rapprochement, tout pacte était impossible? La chose se peut encore à l'heure qu'il est. Mais notre bonheur est ce dont aucun des deux ne se soucie. Leur ambition est de régner. — Vous avez désiré savoir ce que je pense des maux qui nous accablent, le voila en peu de mots. Je serai prophète, mon cher Atticus, sans être inspiré, comme celle à qui personne ne voulut croire; mais mon bon sens me fait voir l'avenir. « Déjà la mer au loin » Je pourrais longtemps continuer sur ce ton, tant m'apparait effrayante l'Iliade de nos malheurs. La position, pour nous qui sommes restés, est plus désastreuse encore que pour ceux qui ont passé la mer. Ils n'ont à craindre que d'un côté; nous, nous avons tout à redouter des deux. — Pourquoi donc rester, allez-vous répondre? pourquoi? vous-même l'avez voulu. Il était trop tard; peut-être était-ce le bon parti. Mais vienne l'été, et vous verrez la malheureuse Italie foulée aux pieds, et déchirée par des hordes de soldats et d'esclaves en armes que les deux rivaux vont à l'envi précipiter l'un contre l'autre. Quant à moi, je redoute moins la menace de faire main basse, dont il a été bruit à Lucérie, que l'anéantissement total de la république ; tant la lutte sera terrible et le choc épouvantable ! Voilà ce que je prévois; et si vous croyez que je vous garde quelque consolation en réserve, je n'en ai point. Car il ne se peut rien imaginer de plus misérable, de plus abandonné des Dieux, de plus horrible que notre situation. — Vous me demandez ce que m'écrit César? Toujours la même chose : qu'il me sait un gré infini de ma neutralité, et qu'il me prie d'y rester fidèle. Balbus le jeune me tient le même langage; c'est leur mot d'ordre. Ce dernier se rend avec une lettre de César auprès du consul Lentulus. Il lui porte de plus belles promesses, pour le faire revenir à Rome ; mais, suivant mes calculs, Lentulus aura passé la mer avant que Balbus ait pu le joindre. — J'ai reçu deux lettres de Pompée. Je veux que vous en compariez le laconisme avec l’officieuse particularité de mes réponses. Vous trouverez ci-joint copie des unes et des autres. — César marche par l'Apulie sur Brindes. Je suis impatient de savoir ce qui en résultera. Puisse-t-il en être comme de l’irruption des Parthes ! Je vous écrirai tout ce que je saurai. De votre côté, mandez-moi ce que disent les gens de bien. On assure qu'ils affluent en ce moment à Rome. Il est vrai que vous ne paraissez point en public, mais il est impossible que vous n'appreniez point beaucoup de choses. — Je me souviens que Démétrius de Magnésie voulait vous offrir son livre sur la Concorde, et qu'il vous en a fait hommage. Je vous prie de me le prêter. Vous voyez ce que je médite. [8,12] A ATTICUS. Formies, février. Je souffre plus que jamais de mes yeux, mais j'aime mieux dicter que de laisser partir notre bon ami Gallus Fadius sans un mot pour vous. Hier j'avais pu encore tant bien que mal vous tracer de ma main cette lettre, où je désire fort n'avoir pas deviné juste. Je vous écris aujourd'hui, pour n'être pas un jour sans vous écrire. Puis j'ai encore la raison déterminante d'obtenir de vous que vous donniez quelques moments (il en faut bien peu) à l'examen de ce que je dois faire, et à l'exposition bien claire de votre pensée sur ce sujet. Je ne suis lié encore d'aucune manière. Pour tout ce que je n'ai pas fait, j'ai eu des motifs je ne dis pas plausibles, mais péremptoires de m’abstenir. J'étais fondé certainement dans mon refus du commandement de Capoue, place hors d'état de défense, ou l'on m'eût rendu responsable de la mollesse avec laquelle s'opéraient les levées; que sais-je? suspect de trahison peut-être. Quand les propositions de paix nous furent transmises par L. César et Fabatus, j'ai avisé, il est vrai, à ne pas froisser un homme à qui j'avais vu Pompée lui-même offrir et consulat et triomphe, au moment même où le glaive était déjà tiré de part et d'autre. - On peut encore moins me reprocher de n'avoir pas, en dernier lieu, passé la mer. D'abord la chose méritait bien réilexion; puis je n'en ai pas été le maître. Pouvais-je deviner que Pompée irait s'embarquer, quand ses lettres, que vous interprétiez comme moi, ne permettaient pas de douter qu'il n'allât au secours de Domitius? j'étais bien aise aussi de pouvoir méditer un peu à loisir sur ce que j'avais à faire. Vous m'avez déjà fait pressentir votre opinion, mais il m'en faut une sérieusement motivée; des vues au delà du présent; un aperçu complet du rôle qui me convient, des motifs de le jouer là plutôt qu'ici. N'est-ce pas un rôle de médiateur que les circonstances demandent'? n'y a-t-il rien à faire que pour un guerrier? Moi, qui mesure toute l'échelle du devoir, je ne laisse pas de me bien souvenir des conseils que je reçus de vous au temps de mon exil, conseils qui m'eussent épargné tant de maux, si je les avais suivis. Je me rappelle notamment ce que vous me fîtes dire par Théophane et Culléon; et ce n'est pas sans gémir amèrement. Revenons donc à l'esprit de calcul que j'ai eu jadis le tort de trop dédaigner. Suivons toujours les conseils de l'honneur, mais sans fermer tout a fait les yeux sur ce qui peut nous nuire. Je ne songe point, au surplus, à vous marquer la voie ; je veux de vous une opinion tout à fait indépendante. Tâchez aussi de savoir (vous en avez les moyens) ce que font Lentulus et Domitius; quelles sont leurs vues ; dans quelles dispositions ils se trouvent. De qui se plaignent-ils? Qui accusent-ils? qui? ai-je dit; et quel autre que Pompée? Pompée rejette tout sur Domitius, comme vous le verrez par la correspondance dont je vous envoie copie. Réfléchissez sur tout cela, et n'oubliez pas de m'envoyer le traité de la Concorde de Démétrius Magnés, que je vous ai déjà demandé. [8,13] A ATTICUS. Formies, mars. Mon mal d'yeux continue. Vous en avez la preuve dans l'écriture étrangère de cette lettre ; et c'est aussi l'excuse de sa brièveté. Aussi bien je n'ai rien à vous dire. Tous les yeux se tournent vers Brindes. S'il a pu y joindre notre Pompée, quelque espoir de paix nous reste encore; mais s'il n'arrive qu'après le passage, il faut s'attendre à la plus funeste des guerres. Voyez-vous en quelles mains la république est tombée? quelle pénétration ! quelle activité! Jamais en défaut! Avec cela qu'il ne proscrive ni ne dépouille personne, ceux à qui il inspirait le plus de craintes vont devenir ses meilleurs amis. — J'ai souvent occasion de causer avec les habitants des villes municipales et les gens de la campagne. Leur champ, leur toit, leur petit pécule, voilà leur unique souci. Et voyez quel retour dans leurs idées ! ils redoutent aujourd'hui celui en qui naguère ils plaçaient jadis toute leur confiance, et ils aiment celui dont ils avaient si peur, .le ne puis penser sans douleur à toutes les fautes, à toutes les sottises qui ont produit cette révolution. Mais je vous ai dit les maux qui nous menacent; maintenant j'attends vos lettres avec impatience. [8,14] A ATTICUS. Formies, mars. Vous devez être excédé d'une correspondance quotidienne, qui ne vous apprend plus rien de neuf, et où la matière même des réflexions semble épuisée. En effet, j'aurais assez mauvaise grâce à dépêcher un messager tout exprès pour vous porter une lettre vide. Mais qu'une occasion se présente, je ne puis résister au plaisir de vous écrire, surtout quand c'est de chez moi que l'on va à Rome. Il me semble que je cause avec vous. Et, pour moi, je vous le dis, c'est comme un temps de repos au milieu de nos misères : à plus forte raison quand je reçois une de vos lettres. Depuis cette succession de déroutes et de terreurs paniques, nous n'avons pas eu de moment plus stérile en nouvelles. A Rome on ne sait rien; et ici pas davantage, quoique plus à portée de Brindes de deux ou trois journées. C'est là que va se consommer le premier acte du drame. Je suis dans une anxiété cruelle. Mais nous serons instruits les premiers. J'ai su que César et Pompée sont partis le même jour (celui de la fête des Mânes), l'un de Corfinium, après midi, l'autre de Canusium, dés le matin. Mais César marche d'un tel pas, et ses largesses de tous les jours chauffent si bien son monde, que je tremble de le voir arriver à Brindes plus tôt qu'il ne faudrait. — Vous me direz : A quoi bon se tourmenter d'avance d'un résultat qui sera su dans trois jours? à rien sans doute. Mais j'aime à vous dire tout ce qui me passe par la tête. Vous saurez de plus que je me sens ébranlé dans cette résolution si bien arrêtée. Je ne trouve pas d'analogie suffisante entre moi et les hommes que vous me proposez pour modèles. Par exemple, où est l'acte de courage à citer? Quel trait de grandeur à attendre d'eux? Ce n'est pas que j'approuve ceux qui ont passé la mer pour se préparer à une guerre dont je prévois tous les désastres ; (quoique d'ailleurs la conduite de César fût intolérable) mais un homme m'apparaît au milieu de tout cela, à qui je crois devoir de partager sa fuite, ou de rentrer vainqueur avec lui dans la patrie restaurée. Encore un changement de résolution, allez-vous dire. Non, je délibère avec vous, comme je le ferais avec moi-même. Et quel esprit pourrait, en pareil cas, n'éprouver aucune incertitude? Je tâche de tirer de vous une opinion qui me confirme dans la mienne ou la modifie. Dans ce but, il m'importe essentiellement de savoir ce que va faire Lentulus. Il y a différentes versions sur Domitius. Les uns le disent à Tibur, chez Lépide; suivant d'autres, il s'est rapproché de Rome avec lui. Fausse nouvelle des deux parts. Lépide, en effet, prétend que Domitius a réussi à s'évader. A-t-il trouvé une retraite ou gagné la mer? il n'en sait rien. Le sort de son fils ne lui est pas moins inconnu. Il ajoute une circonstance fâcheuse pour Domitius. Une somme d'argent considérable qu'il avait à Corfinium ne lui aurait pas été rendue. Aucune nouvelle de Lentulus. Tâchez d'en avoir et de me les transmettre. [8,15] A ATTICUS. Formies, mars. Le 5 des nones de mars, Égypta m'a remis plusieurs lettres de vous; la plus ancienne est du 4 des kalendes. Je vois que vous en aviez chargé Pinarius. Je ne l'ai point vu. Vous étiez dans l'attente du résultat d'une mission de Vibullius ; Vibullius n'a pas même vu César, comme vous l'avez su depuis, ainsi que vous me le marquez dans votre seconde lettre. Vous étiez en peine aussi de mon entrevue avec César, à son retour. Je cherche à l'éviter. J'approuve tout à fait vos projets de retraite et de changement de vie. Vous n'aviez pu savoir encore si Domitius avait ou non gardé ses faisceaux ; aussitôt que vous le saurez, veuillez me le dire. Voilà ma réponse à votre première lettre. Les deux suivantes sont toutes deux datées de la veille des kalendes; ma résolution, comme je vous l'ai écrit, était fort ébranlée. J'y renonce tout à fait. Ce n'est pas que je sois fort ému de votre mot : « Il va s'en prendre à Jupiter lui-même. » Il y a bien autant à craindre en fait de ressentiment d'un coté que de l'autre; et quelque incertaine que soit la victoire, la mauvaise cause a, je crois, les meilleures chances. L'exemple des consuls ne me touche pas beaucoup non plus. La plume ou la feuille n'est pas plus légère. Ils changent à tout vent, Que veut le devoir? voilà ce qui a fait et ce qui fait encore mon tourment. Demeurer est plus sûr ; partir est, dit-on, plus digne. Je songe quelquefois qu'il vaut mieux laisser mettre ma prudence en question par la multitude, que mon honneur par le petit nombre. Vous voulez savoir ce que font Lépide et Tullus : les gens bien informés ne doutent point qu'ils ne défèrent au désir de César, et ne se rendent au sénat. — J'arrive à votre dernière lettre, datée des kalendes : vous y faites des voeux pour une entrevue, et vous ne croyez pas la paix désespérée. Au moment ou je vous écris, ils ne s'étaient pas vus, et je doute, s'ils se voient, que Pompée veuille entendre à aucun arrangement. Vous semblez ne pas mettre en question ce que je dois faire, si les consuls viennent à passer la mer. Ils la passeront sans doute, si déjà ils ne l'ont passée, au train que vont les choses ; mais faites attention qu'Appius excepté, il n'est presque personne qui ne soit autorisé à s'embarquer, les uns comme pourvus de commandements, tels sont Pompée, Scipion, Sufénas, Fannius, Voconius, Sextius; les consuls eux-mêmes, en vertu de l'antique usage qui leur ouvre toutes les provinces; les autres enfin comme lieutenants de ceux que j'ai nommés. Mais je ne délibère plus, je vois quel est votre avis, et je dis plus, quel est mon devoir. Je vous écrirais plus au long, si je pouvais le faire de ma main. D'ici à deux jours je le pourrai, je pense. Je vous envoie la copie d'une lettre de, Balbus Cornélius que j'ai reçue en même temps que les vôtres. Vous me plaindrez quand vous verrez comme ou se moque de moi. [8,16] A ATTICUS. Formies, mars. Toutes mes mesures sont prises. Il ne me reste qu'à gagner secrètement, et par une route sûre, la mer supérieure. Celle de Toscane est impraticable dans la saison actuelle. Mon esprit est là-bas; la nécessité m'y appelle. Mais par quelle voie y arriver? Il faut cependant presser le départ, si je ne veux être arrêté et cloué ici. Ce n'est pas cet homme que je veux suivre, quoi qu'on en puisse croire, lui que je connaissais déjà pour le dernier des hommes d'Etat, et qui vient de se montrer le dernier des hommes de guerre. Non, ce n'est pas cet homme que je suis; mais j'ai peur de ces propos que me rapporte Philotimus. Les gens de bien, à l'entendre, me mettent en pièces. Quels gens de bien, grands Dieux! si empressés de s'offrir, de se vendre à César! Voyez les municipes, ils l'adorent comme un dieu, et d'aussi grand coeur que naguère ils faisaient des voeux pour la santé de l'autre. On tient compte à ce nouveau Pisistrate du mal qu'il ne fait pas, tout comme d'un mal qu'il empêcherait. Chacun se flatte de se le rendre propice; on ne voit l'autre qu'enflammé de colère. Quelle foule chaque ville envoie à la rencontre du vainqueur! quels honneurs on lui rend! C'est qu'on le craint, direz-vous. On craint Pompée bien davantage, je vous assure. La feinte clémence de l'un attire; et l'on s'alarme du ressentiment qu'on prête à l'autre. Il n'est pas de jour où je ne voie quelqu'un des huit cent cinquante juges qui lui étaient si dévoués. Depuis Lucérie, il est devenu pour eux un épouvantail. Je voudrais bien les connaître ces gens de bien qui m'exilent ainsi de leur autorité privée, tout en restant, eux, tranquilles dans leurs foyers! Mais que m'importent leurs noms? « Je crains les Troyens... » Toutefois, si je pare, je vois bien sous quels auspices. L'homme au sort duquel je lie le mien ace qu'il faut pour ravager l'Italie, non pour s'assurer la victoire. Qu'attends-je donc? j'attends des nouvelles de Brindes, aujourd'hui 4 des nones. Et quelles nouvelles? qu'il a fui honteusement; que le vainqueur arrive par cette route ou par cette autre. Quand je le saurai, je prendrai par Arpinum, s'il suit la voie Appia.