[5,0] LETTRES A ATTICUS - LIVRE V. [5,1] A ATTICUS. En chemin. Mai. Oui, j'ai bien vu votre cœur au moment de mon départ, et j'ai senti le mien, je vous l'atteste. C'est à vous de prévenir de nouvelles causes d'éloignement, et de faire en sorte que nous ne soyons pas privés plus d'une année l'un de l'autre. — Je vous remercie de vos soins dans mon affaire avec Annius Saturninus. Si on l'exige, veuillez, autant que vous serez à Rome, fournir des cautions. Quant à la vente des terres de Memmius et d'Attilius, c'est une affaire qui de sa nature ne comporte qu'une simple garantie. Vous avez agi selon mes vœux avec Appius. J'approuve surtout la parole que vous lui avez donnée pour huit cent mille sesterces. Je veux les payer, dussé-je emprunter sans attendre qu'on me paye moi-même. — J'arrive maintenant à ce que vous avez écrit en marge sur votre sœur. Je vous dirai ce qui s'est passé à mon arrivée à Arpinum. Mon frère vint me voir, nous parlâmes de vous longuement; la conversation tomba naturellement sur les entretiens que nous avions eus à Tusculum, et dont votre sœur était l'objet. J'ai admiré l'aménité et la modération de mon frère envers sa femme : on ne lui aurait supposé aucun mécontentement. Voilà pour le premier jour : le lendemain nous quittâmes Arpinum. Quintus passa un jour à Arcanum à cause de la fête; moi j'allai à Aquiuum; mais nous dînâmes ensemble à Arcanum. Vous connaissez cette propriété. En y arrivant, mon frère dit du ton le plus doux : «Pomponia, veuillez inviter les dames, moi je me chargerai des hommes. » Rien de plus inoffensif à mon avis et d'intention et de ton et d'expression. Devant nous votre sœur répondit : « Moi ! je ne suis qu'étrangère ici. » Son humeur venait probablement de l'arrivée de Statius que nous avions envoyé en avant pour faire préparer le dîner. « Voilà, dit mon frère, un échantillon de ce que je supporte chaque jour. » — Qu'est-ce que cela? direz-vous, quelque chose de très grave. Mon émotion devint extrême à une réponse aussi aigre et aussi déplacée. Le ton et la physionomie étaient à l'avenant. Néanmoins je souffris sans mot dire. Nous nous sommes mis à table sans elle. Mon frère lui fit passer des plats ; elle refusa. Que vous dirai-je de plus? Jamais je ne vis mon frère plus prévenant ni sa femme plus intraitable. J'omets d'autres détails qui me firent plus mal au cœur à moi qu'à Quintus lui-même. J'allai coucher à Aquinum, où mon frère qui était resté à Arcanum vint me rejoindre le lendemain matin. Il m'apprit que sa femme n'avait pas voulu partager son lit, et qu'à son départ, elle était dans l'humeur où je l'avais laissée la veille. Me demandez-vous ce que je pense? En vérité, dussiez-vous le lui redire, c'est votre sœur cette fois qui a tort. Je m'étends sur ces détails, un peu plus qu'il ne faut peut-être; mais c'est pour vous convaincre que vous aussi vous avez à jouer le rôle de censeur et de redresseur de torts. — II me reste à vous prier de terminer toutes mes affaires avant votre départ et de me tenir au courant. Pressez Pomptinius ; et quand vous serez parti, mandez- le-moi. J'ai quitté à Minturne Aulus Torquatus que j'aime beaucoup, et qui est un excellent citoyen. Lorsque vous le verrez, jetez, je vous prie, au milieu de la conversation, la mention que je fais ici de lui. [5,2] A ATTICUS. Pompéi, 10 mai. Je vous écris le 6 des ides de mai, au moment de partir de Pompéi, pour aller coucher le soir chez Pontius, à Trébule ; je compte ensuite faire des journées pleines sans m'arrêter. — Pendant que j'étais à Cumes, Hortensius est venu me voir et m'a laissé enchanté de lui. Il s'est mis de lui-même à ma disposition, et j'en ai profité. Surtout, je lui ai recommandé de ne me laisser à aucun prix proroger dans mon gouvernement. Parlez-lui dans le même sens, je vous prie, et témoignez-lui combien je suis touché de sa démarche et de son obligeance sur ce point et sur tout le reste. Je me suis assuré aussi de la bonne volonté de Furnius, dont l'élection comme tribun du peuple me paraît infaillible pour l'année prochaine. — C'était vraiment une petite Rome que Cumes ces jours derniers, tant l'affluence y était grande ! Notre Rufius, voyant sans doute Vestorius épier le moment de le trouver chez moi, l'a bien attrapé, je vous le jure. Il n'y a pas mis les pieds. Est-il possible? quoi! Hortensius est venu, si mal portant, de si loin, Hortensius et tant d'autres, et Rufius n'y a point paru? point paru, vous dis-je. — Ainsi vous êtes parti sans le voir? — Sans le voir; c'eût été difficile. En traversant le marché de Pouzzol, je l'aperçus qui paraissait fort affairé; je le saluai. Une autre fois encore il me rencontra comme il sortait de sa villa; il me demanda ce que je souhaitais. Bonne santé pour vous, lui dis-je. Est-ce là de l'ingratitude? eh non ! il faut lui savoir gré au contraire d'épargner aux gens la peine de le recevoir. — Je reviens à ce qui me touche : soyez sûr que la seule chose qui me fasse supporter mon éloignement, c'est l'espoir de n'en pas voir prolonger l'immense ennui au delà d'une année. Là-dessus bien des gens ne veulent pas m'en croire. Ils jugent de moi par les autres. Vous qui savez à quoi vous en tenir, ne négligez rien, quand le moment sera venu. — A votre retour d'Epire, soyez assez bon pour me mander ce que vous savez des affaires publiques et ce que vous prévoyez. Rien n'a transpiré ici sur la manière dont César aura pris le dernier projet de décret du sénat. Le bruit court que l'ordre est arrivé à toutes les villes au delà du Pô d'élire quatre magistrats; si cela est, je crains de grands troubles. Je saurai bientôt quelque chose par Pompée. [5,3] A ATTICUS. Trébule, 11 mai. Me voici à Trébule chez Pontius, aujourd'hui 6 des ides de mai ; j'y ai trouvé deux lettres de vous de trois jours de date, c'est-à-dire du jour où je vous écrivis moi-même par Philotime en quittant Pompéi. Je n'ai véritablement rien à vous mander ; c'est à vous à me mettre au courant ; car je vois dans les villes beaucoup d'inquiétude, sans fondement, je crois, mais dont je voudrais savoir ce que vous pensez vous-même. — J'ignore à quelle lettre vous me demandez réponse. Je n'en ai pas reçu d'autres de vous que les deux de Trébule ; la première, datée des nones de mai, contenait l'édit de Licinius ; la seconde répondait à ma lettre de Minturne. Est-ce qu'il y en aurait une troisième plus importante qui aurait fait fausse route et à laquelle je devrais réponse? j'en tremble. — Oui, je vous mettrai dans les bonnes grâces de Lenlulus ; Dionysius a gagné mon cœur, et je me loue beaucoup des services de votre Nicanor. J'ai épuisé ce que j'avais à dire et voici le jour ; je coucherai aujourd'hui à Bénévent. On sera satisfait partout, je vous assure, de ma modération et de mon activité. — Le 5 des ides de mai, à Trébule, chez Pontius. [5,4] A ATTICUS. Bénévent, mai. Je suis arrivé à Bénévent le 5 des ides de mai; j'y ai trouvé la lettre dont vous me parliez dans une précédente, à laquelle je répondis, à Trébule, ce jour-là même, par Pontius. J'ai reçu de plus deux autres lettres de vous à Bénévent; l'une m'a été remise au lever du jour par Funisulanus, et l'autre par Tullius, mon secrétaire. Mille remercîments de vos soins pour la première et la plus importante de mes recommandations. Mais voici votre départ, et mes espérances diminuent; on insiste, et j'incline à accepter, non que le parti me convienne absolument, mais faute de mieux. — Quant à l'autre personne qui vous paraîtrait, dites-vous, disposée à se mettre sur les rangs, ma fille en voudra-t-elle? j'en doute, et c'est, comme vous le dites, ce qu'on ne peut guère savoir. Moi personnellement, je ne suis pas difficile. Mais vous serez absent et je ne suis pas là pour régler tout. Ayez égard à cette circonstance. Car s'il n'y avait que l'un de nous deux absent, n'importe lequel, Servilia s'en mêlant, il y aurait probabilité de conclure avec Servius, tandis qu'aujourd' hui, en supposant que l'affaire convînt, je ne vois pas par quel moyen on pourrait la traiter. — J'arrive à la lettre que Tullius m'a apportée. Vous avez fait merveille auprès de Marcellus. Écrivez-moi si le décret est rendu; et, s'il ne l'est pas encore, insistez pour en finir; il faut bien de toute nécessité qu'on règle cet article, pour moi, comme pour Bibulus. Mais je ne doute pas que le sénatus-consulte n'ait été vite expédié, puisqu'on a pu se passer du peuple. Vous avez fort bien fait ma petite commission au sujet de Torquatus. Pour Mason et Ligur, voyons-les venir. Quant aux plaintes de Chérippus, oh! les charges! encore un point où vous refusez de vous prononcer. Faut-il donc que je m'en casse la tête? Oui, il le faut, de peur qu'au sénat quelqu'un ne vienne à dire aux voix ou l'appel ! Pour le reste mais c'est heureux cependant qu'il ait parlé à Scrofa. Je suis de votre avis sur Pomptinius, mais s'il arrive à Brindes avant les kalendes de juin, il est inutile de presser tant Annius et Tullius. J'adopte volontiers les observations de Sicinius, pourvu que ses amendements ne fassent point de tort à mes amis. Il y faudra réfléchir, mais j'adopte le principe. Je vous dirai la route que je compte suivre. Vous saurez aussi la résolution de Pompée sur les cinq préfets, aussitôt qu'il m'en aura lui-même fait part. Je ratifie la promesse que vous avez faite à Appius de lui payer huit cents sesterces ; profitez du séjour de Philotime, arrêtez les comptes, voyez le chiffre; et, pour demander plus encore à votre amitié, terminez tout avant votre départ. Vous me soulageriez d'un grand poids. — Je crois avoir répondu à tout : ah ! j'allais oublier un article, le papier qui vous a manqué, c'est-à-dire le vol que vous m'avez fait. Si vous aviez été moins gêné, votre lettre n'aurait-elle pas été plus longue? Eh. bien, prenez sur mon compte deux cents sesterces. Mais ne voilà-t-il pas que mes lignes serrées montrent chez moi le même esprit d'économie; et que je n'ai plus de place pour les nouvelles et les on dit. Mandez-moi ce que vous saurez de César; et plus tard, par Pomptinius, des détails sur tout ce qui se passe, je vous prie. [5,5] A ATTICUS. Venouse, mai. Je suis à court, absolument. Mes recommandations, je vous les ai faites ; de nouvelles, il n'y en a point. Quant aux plaisanteries, j'ai l'esprit à bien autre chose. Sachez seulement que c'est ce matin, jour des ides de mai, partant de Venouse, que je vous écris. Je crois que vous avez séance au sénat aujourd'hui. Cela fournira matière à vos lettres. Les faits et les on dit, je veux tout savoir. — Je recevrai votre courrier à Brindes, où j'ai résolu d'attendre Pomptinius jusqu'au jour par vous indiqué. Quand j'aurai vu Pompée à Tarente, je vous ferai part de nos entretiens sur la république. Cependant je désire savoir l'époque jusqu'à laquelle je puis vous écrire, c'est-à-dire combien de temps encore vous resterez à Rome; j'écrirai jusqu'à votre départ, pas au delà. Avant de partir, terminez, je vous prie, pour les huit cent vingt mille sesterces ; mettez cette affaire au nombre des plus pressées et des plus importantes pour moi. Vous m'avez le premier poussé dans cette voie, il faut m'y soutenir jusqu'au bout. [5,6] A ATTICUS. Tarente, mai. Me voici à Tarente depuis le 15 des kalendes de juin. En attendant Pomptinius, j'ai jugé à propos de passer le temps avec Pompée, à qui je crois avoir fait plaisir ; il m'a demandé de le voir tous les jours, et je ne me suis pas fait prier. J'attends de lui bien des choses intéressantes sur la république : et en même temps de bons conseils pour mes nouvelles fonctions. — Dans l'incertitude où je suis de votre séjour à Rome ou de votre départ, j'abrège dès à présent ma correspondance ; toutefois tant que je ne sais rien positivement, je continue de vous écrire plutôt que de laisser partir un courrier sans lettre. Aujourd'hui je n'ai rien, pas même une anecdote à vous raconter. Vous avez mes instructions, et vous ne manquerez pas de pourvoir à tout, comme vous me l'avez promis. Quand j'aurai du nouveau, je vous l'écrirai. Il y a cependant une affaire dont je ne cesserai de vous parler, tant que je vous croirai à Rome ; c'est la créance de César. Libérez-moi, je vous en conjure, avant de partir. J'attends vos lettres avec impatience, surtout pour savoir l'époque de votre départ. [5,7] A ATTICUS. Tarente, 20 mai. Chaque fois que je vous écris, c'est-àdire, chaque jour, mes lettres deviennent plus courtes; c'est que chaque fois que je vous écris, je me figure un peu plus que vous êtes parti pour l'Épire. Vous saurez cependant que votre recommandation n'a pas été oubliée. J'ai parlé à Pompée de vos préfets; cinq seront nommés, le même nombre qu'auparavant, mais ils n'auront ni le droit de rendre la justice ni l'exemption du service militaire : c'est la condition de Pompée. J'ai passé trois jours chez lui et avec lui. Je pars pour Brindes aujourd'hui 13 des kalendes de juin. Je l'ai quitté plein de patriotisme et on ne peut mieux disposé à faire tête aux dangers qui nous menacent. Je soupire après vos lettres. J'ai besoin de savoir où vous êtes et ce que vous faites. [5,8] A ATTICUS. Brindes, juin. Je suis retenu à Brindes depuis douze jours, d'abord par une indisposition dont je me suis débarrassé promptement, parce qu'il ne s'y est pas mêlé de fièvre, et puis, par le désir de voir Pomptinius dont je n'ai pas même entendu parler. J'attends d'heure en heure le moment du départ. — Êtes-vous à Rome? j'en doute; mais si vous y êtes, voici ce que je vous recommande instamment : ma correspondance de Rome m'apprend que Milon me fait dans ses lettres un grief d'avoir permis à Philotime d'entrer en participation dans l'achat de ses biens. En cela je n'ai agi que de l'avis de Duronius que je regarde comme l'un des hommes les plus dévoués à Milon, et qui a justifié tout à fait à mes yeux l'opinion que vous en avez vous-même. Son plan et le mien étaient d'abord de nous rendre maîtres de l'affaire; d'empêcher qu'elle ne tombât aux mains de quelque étranger avide auquel Milon ne pourrait rien soustraire du grand nombre d'esclaves qu'il a avec lui. Ensuite, nous voulions, et en cela nous ne faisions que suivre un vœu de Milon lui-même, assurer la dot de Fausta sa femme ; notre désir enfin était, autant que possible, de sauver pour lui quelques débris. Il faut que vous tâchiez de savoir ce qu'au fond il y a de vrai dans ce qu'on me mande ; car en écrivant on grossit souvent les choses. Si en effet Milon se plaint dans ses lettres, et si tel est le désir de Fausta, il faut que Philotime, ainsi qu'il a bien expressément convenu entre nous à mon départ, abandonne une affaire où il ne peut rester malgré Milon. Aussi bien je n'y ai pas grand intérêt. Si la chose est moins grave, voyez ce qu'il faut faire. Ayez un entretien avec Duronius. J'écris aussi à Camille et à Lamia. J'ai dû le faire, ne sachant si vous êtes à Rome. En résumé voici mon mot : Agissez dans le sens de mon honneur, de ma réputation et de mes intérêts. [5,9] A ATTICUS. Rome, juin. Nous voici à Actium depuis le 17 des kalendes de juin. A Corcyre et à Sybote, nous avons fait chère de Saliens, grâce à votre munificence et aux bons soins d'Arcus et de mon ami Eutychides qui nous avaient largement et splendidement pourvus. J'ai préféré la route de terre; la traversée aurait été fatigante et je répugnais à doubler la presqu'île de Leucate; et puis aborder à Patras dans ces chétives embarcations et sans aucune suite, c'eût été peu convenable. Je n'oublie pas les conseils que vous m'avez si souvent donnés pendant mes voyages ; je les médite; j'en pénètre mes subordonnés et me fais une loi de les suivre. Vous me verrez mettre dans mes fonctions autant de modération que de désintéressement. Que les Parthes ne bougent point ; que la fortune me seconde, et je réponds de moi. Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles ; dites-moi où vous comptez aller; combien de temps vous serez absent, dans quel état vous avez laissé mes affaires à Rome, et surtout si vous avez fini l'affaire des vingt mille et des neuf cent mille sesterces. Il ne faut pour me satisfaire qu'une lettre bien remplie et qui me soit fidèlement remise. Ce n'est pas tout cependant. Ne m'avez-vous pas écrit que durant votre absence, il ne se ferait rien, et que vous arriveriez à temps pour vous occuper de moi? Eh bien ! je réclame vos soins, le concours de vos amis, d'Hortensius en première ligne; qu'on s'en tienne à la durée d'un an; qu'on ne change rien au décret. Telles sont mes instructions positives. J'ai même hésité si je ne vous prierais pas d'empêcher qu'il y ait intercalation, mais je n'ai pas osé pousser si loin l'exigence. J'insiste seulement pour qu'il n'y ait qu'une année. Mon fils vous envoie un salut. C'est un enfant doux et charmant. Il y a longtemps que j'aime Dyonisius, vous le savez; mais, je l'aime chaque jour davantage, je vous le jure, en le voyant vous chérir comme il le faut et vouloir toujours que nous parlions de vous. [5,10] A ATTICUS. Athènes, juin. Je suis arrivé à Athènes le 7 des kalendes de juillet. Voilà quatre jours que j'y attends Pomptinius et je ne sais rien encore de son arrivée. Ma pensée, je vous le jure, est toujours avec vous. De moi-même certes je penserais à vous, mais en face de ce qui parle ici aux yeux, comment ne pas y penser mille fois davantage? Que voulez-vous que je vous dise? vous seul remplissez mes entretiens. Mais peut-être souhaitez-vous savoir aussi un mot de ce qui me touche personnellement. Je n'ai pas encore imposé la moindre charge pour moi ou les miens ni aux villes, ni aux particuliers. Allocations légales de la loi Julia, prestations bénévoles de mes hôtes, je refuse tout. On comprend autour de moi combien cette réserve intéresse ma gloire, et l'on s'y soumet. Aussi jusqu'ici tout va à merveille. Je vois ma conduite appréciée par les Grecs qui ne tarissent pas d'éloges sur mon compte. Je me prépare à suivre vos conseils, en tout ce que j'aurai à faire. Mais attendons la fin ; il sera temps alors de chanter victoire. Sous beaucoup d'autres rapports, j'en suis au regret de n'avoir pas trouvé moyen d'échapper à cette mission. Qu'elle va mal à mes habitudes! et qu'on a bien raison de dire, à chacun son métier. Je vous entends d'ici : « Mais à peine en avez-vous tâté.» C'est possible, et je crois volontiers que le plus fort me reste à faire. Cependant quoique je fasse assez bien, ce me semble, bon cœur et bonne mine à mauvais jeu, au fond, je n'en suis pas moins au supplice. Il y a tant de haine, d'insolence, de sottise, d'orgueil dans tout ce qu'on dit et dans tout ce qu'on ne dit pas. Si je suis si peu explicite, ne croyez pas que je me cache de vous ; mais ce sont choses à renfoncer en soi-même. A mon retour, si j'en réchappe, vous admirerez mon impassibilité profonde. Je n'ai eu que trop d'occasions de mettre cette vertu en pratique. Assez sur ce chapitre. Cependant que vous écrire? Je ne soupçonne pas même ce que vous faites, ni en quel lieu du monde vous respirez. Par Hercule, je ne suis jamais resté si longtemps dans l'ignorance de mes affaires. Qu'y a-t-il de décidé sur la créance de César; sur celle de Milon? Ici pas un voyageur, pas même un vain bruit qui vienne me donner des nouvelles de la république. Si vous savez quelque chose qui m'importe, vous m'obligerez essentiellement de me l'écrire. — Que vous dire encore? Rien, sinon que dans Athènes tout me charme, la ville toute seule, les monuments, l'amour qu'on y a pour vous, la bienveillance qu'on me témoigne, et par-dessus tout la philosophie. Si celle du pour ou du contre est quelque part, c'est à coup sûr chez mon hôte Aristus. J'ai cédé à Quintus, Xénon votre ami, notre ami veux-je dire. Mais nous sommes voisins et nous passons nos journées l'un chez l'autre. Écrivez-moi le plus tôt possible et dites-moi vos projets : que je sache ce que vous faites, où vous êtes, et surtout quand vous serez à Rome. [5,11] A ATTICUS. Athènes, 6 juillet Quoi ! je viens d'écrire à Rome lettre sur lettre et pas une pour vous ! on ne m'y prendra plus. Mille fois plutôt perdre mes lettres que de manquer désormais une occasion ! Qu'on ne me proroge pas au nom du ciel ! Vous êtes encore à Rome; empêchez-le à tout prix. II n'y a pas de mots pour exprimer combien je soupire après Rome, et combien je suis dégoûté de cette fade vie de province. — Marcellus a bien indignement traité cet habitant de Côme ! Cet homme avait beau ne pas être magistrat, il était transpadan, et cet acte n'irritera pas moins notre ami que César : c'est son affaire après tout. — Comme le dit Varron, je crois certainement à Pompée l'intention de partir pour l'Espagne; et c'est ce que je n'approuve pas du tout. Il m'a été facile de démontrer à Théophane que le mieux était de ne pas s'éloigner; avis au Grec, lui dont l'influence est prépondérante auprès de Pompée. — Je vous écris la veille des nones de juillet, au moment de quitter Athènes. J'y suis depuis dix jours, tout autant. Pomptinius est arrivé; avec lui, Cn. Volusius; mon questeur s'y trouve aussi. Il ne manque absolument que votre Tullius. J'ai des vaisseaux plats de Rhodes, d'autres à double rang, de Mitylène, et quelques bâtiments de transport. Aucune nouvelle des Parthes. Les dieux me soient en aide jusqu'au bout ! — Je traverse la Grèce aux cris d'admiration des habitants. Je vous jure que ma suite en est encore à me donner un sujet de plainte. Tous me connaissent; ils savent quelle est ma position, et avec quelles intentions je suis parti. Ils ne songent qu'a me faire honneur; et il en sera ainsi jusqu'au bout, s'il faut en croire le proverbe grec : tel maître, etc. ; car je ne ferai certes rien dont ils puissent s'autoriser pour mal faire. Si ce n'est pas assez, je saurai me montrer sévère. Jusqu'à présent les moyens de douceur m'ont réussi; cependant, comme on le dit quelquefois, je ne suis en fonds de vertu que pour un an. Poussez donc ferme à mon rappel ; car si on me prorogeait delà de mon année, je ne réponds plus de moi. — J'arrive maintenant à vos commissions : à moins que je n'aie encore quelque excuse valable à vous présenter pour ces préfets, nommez-moi ceux que vous désirez; vous ne me trouverez pas inabordable pour tous comme pour Appuléius. Xénon m'est aussi cher qu'à vous-même, et je suis sûr qu'il n'en doute point. Je vous ai mis au mieux dans l'esprit de Patron et du reste de la secte. C'était justice. N'aviez-vous pas vous-même à trois reprises mandé à Patron qu'en me chargeant de son affaire je n'avais d'autre but que de lui être agréable : c'est lui qui me l'a dit. Patron désire que je demande à votre aréopage la révocation d'un acte passé sous la préture de Polycharme. Xénon, et Patron en est tombé d'accord, a cru qu'il fallait au préalable écrire à Memmius qui était parti pour Mitylène, la veille de mon arrivée à Athènes, et le prier d'envoyer son consentement à ses agents ; il affirme que sans cela on n'obtiendra rien de l'aréopage. Memmius a renoncé à ses projets de constructions, mais il en veut à Patron. Aussi j'ai cru devoir soigner ma lettre. Je vous en envoie copie. Dites, je vous prie, à Pilia les choses les plus aimables pour la consoler... la consoler de quoi? Voici le motif; mais gardez-moi le secret. Un paquet m'a été remis, celui où était sa lettre. J'ai tout rompu, tout ouvert, tout lu. Sa lettre est vraiment touchante. Peut-être avez-vous reçu vos lettres de Brindes et rien de moi. Je n'étais pas à mon aise. Vous n'aviez qu'à ne pas vouloir de mon excuse g-nomanandrian. Dites-moi, je vous prie, ce qui se passe; et sur toutes choses, portez-vous bien. [5,12] A ATTICUS. En pleine mer, loin de Délos, juillet. C'est une terrible chose que la mer, et en juillet; encore six jours pour aller d'Athènes à Délos! La veille des nones de juillet, nous n'allâmes que du Pirée à Zosteros, ayant le mauvais vent qui nous retint toute la journée du lendemain. Le 8 des ides, temps charmant pour arriver à Céos. De Céos un vent violent, sans être contraire, nous a conduits plus vite que nous ne voulions, d'abord à Gyaros, puis à Scyros et enfin à Délos. Vous connaissez les vaisseaux plats de Rhodes; rien ne résiste moins au gros temps. Aussi je ne veux point me presser et ne quitterai Délos qu'après avoir bien consulté toutes les girouettes. J'ai appris l'affaire de Messalla à Gyaros, et je vous écris sur-le-champ. J'en ai dit également mon avis à Hortensius, dont je partage là-dessus le chagrin. Mandez-moi ce qu'on dit de ce jugement et faites-moi connaître où nous en sommes en général. Je veux une lettre sentant l'homme politique qui a feuilleté avec Thalumète ce que j'ai écrit sur ce sujet; une lettre, dis-je, qui m'apprenne non pas seulement ce qui se passe, car votre client Hélénius, l'homme important s'il en fut, pourrait en faire autant, mais où je puisse voir les événements à venir. Au moment où vous me lirez, on aura des consuls. Vous devez avoir une opinion faite sur cela, sur Pompée, sur les tribunaux. Puisque vous restez a Rome, soyez assez bon pour finir mes affaires. J'ai oublié de vous parler de cet ouvrage en brique. Je vous le recommande. S'il y a moyen d'avoir de l'eau, faites pour le mieux selon votre coutume. J'y ai toujours tenu, j'y tiens bien plus depuis que je vous vois y mettre tant de prix. Tâchez donc d'y réussir. Si Philippe recourt à votre crédit, ne le refusez pas, je vous prie. Je vous écrirai plus longuement quand je serai a demeure. En ce moment je suis au milieu des flots. [5,13] A ATTICUS. Ephèse, juillet. Je suis arrivé à Ephèse le 11 des kalendes d'août, cinq cent soixante jours après le combat de BovilIa. Ma traversée a été sans dangers et sans nausées, mais fort lente, grâce aux bateaux plats de Rhodes. Vous aurez su, je pense, quel concours de députations et de citoyens, quels flots de population se sont portés à mon passage, d'abord à Samos, puis, de plus belle, à Ephèse. Qu'importé au surplus! pourtant si. Écoutez ! j'ai trouvé pour moi chez les fermiers publics et chez les Grecs d'Ephèse la même ardeur que pour un gouverneur de la province et pour le préteur de la ville. Mais comprenez que me voilà mis en demeure d'appliquer ce que je professe depuis tant d'années. Eh bien ! j'ai été à votre école et j'y ai profité, j'espère. Il y aura justice pour tous, et d'autant plus aisément que, dans ma province, les villes et les agents du trésor sont convenus d'abonnements fixes ; je ne puis vous en dire plus long. Cestius part cette nuit et c'est à mon souper seulement qu'il est venu m'avertir. — Je n'ai rien négligé pour vos intérêts à Éphèse ; même avant mon arrivée, Thermus avait été parfait pour vos amis. Je lui ai présenté Séius et Philogène, je lui ai recommandé Xénon d'Apollonide. Il fait son affaire de toutes vos affaires. J'ai donné de plus à Philogène le compte des avances que vous m'avez faites, mais sur ce point aussi j'ajourne les détails. Je reviens aux affaires de la ville. Par tous les Dieux ! puisque vous restez à Rome, prenez bien vos précautions pour que l'on ne me donne pas une seconde année, et même pour qu'il n'y ait pas cette année d'intercalation. D'ailleurs, n'oubliez aucune de mes commissions ; surtout si vous y pouvez quelque chose, celle qui touche à mon intérieur et qui me pèse, vous entendez ; puis César à qui je me suis livré : vous l'avez voulu et je ne m'en plains pas. Enfin vous savez touchant les affaires politiques ! si je dois être curieux de ce qui se fait; que dis-je, de ce qui se fait? je veux que vous m'écriviez même ce qui est à faire, et de point en point. Avant tout, parlez-moi des procès jugés ou en instance. S'occupe-t-on aussi de mon eau? Philippe a-t-il fait quelque chose? Donnez-y un coup d'œil, je vous prie. [5,14] A ATTICUS. Tralles, juillet. Tant que je ne poserai nulle part, vous n'aurez que des lettres de quelques lignes et pas toujours de ma main. Mais une fois casé, je reprends mes habitudes. Nous cheminons par la chaleur et la poussière. J'ai daté précédemment d'Ephèse; cette fois, c'est de Tralles que je vous écris. Je compte arriver dans ma province le jour des kalendes d'août. Marquez, je vous prie, ce jour-là sur votre indicateur. Au surplus, d'après mes nouvelles tout se présente assez bien. D'abord, les Parthes ne remuent pas. En second lieu, les villes se sont abonnées. Enfin Appius a mis ordre à la sédition des troupes; elles sont payées jusqu'aux ides. — On me fait en Asie un accueil admirable. Personnellement j'ai eu soin de n'être à charge à qui que ce fût. Quant à ma suite, sa tenue me fait honneur. Toute ma crainte est qu'il n'en soit pas constamment de même; je l'espère néanmoins. Tous ont rejoint, excepté votre ami Tullius. Je me décide à aller droit au camp. Là je donnerai le reste de la campagne à l'administration militaire; et l'hiver sera consacré aux affaires civiles. — En fait de nouvelles politiques, ma curiosité égale au moins la vôtre. Événements, prévisions, écrivez-moi tout ; vous ne sauriez m'obliger davantage, à moins toutefois de m'apprendre que mes commissions sont faites; notamment cette affaire d'intérieur qui me touche de si près. Voilà qui sent terriblement la hâte et la poussière. Je mettrai plus d'ordre par la suite. [5,15] A ATTICUS. Laodicée, août. Je suis arrivé à Laodicée la veille des kalendes d'août. Mettez un clou à dater de ce jour. Jamais je ne vis empressement ni démonstrations pareilles. Mais vous ne sauriez croire combien je m'ennuie déjà de mon rôle. Il n'y a pas là carrière pour cette activité d'esprit que vous me connaissez. Mon mérite principal reste inutile. Juger les affaires de Laodicée, tandis que Plotius juge celles de Rome; commander deux misérables légions, tandis que notre ami se voit à la tête d'une si belle armée ; ce n'est pas tout cela au surplus qui cause mon regret. Le grand jour, Rome, ma maison, vous tous, voilà ce qui me manque. Je supporterai cet exil tant bien que mal, pourvu qu'il ne dure pas plus d'une année. S'il y a prorogation, c'en est fait de moi. Mais rien de plus facile que d'y parer, vous étant à Rome. — Vous me demandez comment je vis? à très-grands frais; et j'y prends, je vous assure, un plaisir infini. D'ailleurs désintéressement absolu, suivant vos maximes; à tel point que je crains que, pour vous rembourser, il ne faille que j'emprunte. Je n'élargis pas les plaies qu'Appius a faites ; mais elles sont si visibles! je ne puis faire qu'on n'ait des yeux. Je pars de Laodicée le 3 des nones d'août pour visiter mon camp dans la Lycaonie. De là je marche au mont Taurus, enseignes déployées, pour sommer Méragène de me rendre votre esclave. « Tout cela me va comme une selle à un bœuf. Le fardeau n'est pas fait pour mes épaules. » II faut le porter cependant; mais si vous m'aimez, faites que dans un an j'en sois quitte. Trouvez-vous là au moment et chauffez le sénat. Mon inquiétude est au comble. Voilà un siècle que je ne sais rien de ce qui se passe. Je vous renouvelle ma prière ; ne me laissez pas sans nouvelles politiques et autres. Je vous écrirais plus au long, mais cette lettre vous arrivera si tard. Je profite du départ d'un ami, d'un homme à moi, Andronicus de Pouzzol. Remettez vos dépêches aux messagère des fermiers publics. Elles m'arriveront par les préposés aux revenus des divers ressorts de la province. [5,16] A ATTICUS. En route de Synnade au camp, août. Je me suis croisé en route avec les messagers des fermiers publics. Votre recommandation m'est alors revenue à l'esprit ; et, bien qu'en pleine marche, j'ai fait halte aussitôt pour vous tracer, sur le bord du chemin, ce peu de mots qui demanderait un plus long détail. — C'est la veille des kalendes d'août que je suis arrivé dans mon gouvernement, au milieu d'une attente des plus vives. J'ai trouvé la province ruinée, abîmée à ne s'en relever jamais. J'ai passé trois jours à Laodicée, autant à Apamée, autant à Synnade. Partout même concert de plaintes. Payement de la capitation impossible ! revenus engagés ! populations gémissantes, éplorées ! Un monstre et non un homme a passé par là. Que voulez-vous? ils en ont pris la vie en dégoût. — Du moins est-ce un soulagement pour ces pauvres villes de n'avoir à défrayer ni moi, ni mes lieutenants, ni mon questeur, ni qui que ce soit des miens. Nous ne recevons point de fourrages, ni aucune des allocations de la loi Julia; pas même le bois. Dans les logements on nous fournit quatre lits, rien au delà, et le plus souvent nous couchons sous la tente. Aussi quelle affluence prodigieuse des campagnes, des bourgs, de toutes les habitations ! Nous arrivons: ce peuple semble renaître; tout cela grâce à la justice, au désintéressement, à l'humanité de votre Cicéron. Il a surpassé l'attente de tous. — Appius, à mon approche, s'est jeté à l'extrême frontière de la province. Il est à Tarse, où il tient ses assises. Point de nouvelles des Parthes. Cependant les barbares auraient maltraité notre cavalerie, disent les gens qui arrivent de la frontière. Bibulus ne fait pas encore mine d'aller prendre possession de sa province. On prétend que c'est pour y rester plus taird. Moi, je me hâte d'arriver à mon camp dont je ne suis plus qu'à deux journées. [5,17] A ATTICUS. En route pour le camp, août. Je viens de recevoir un paquet de lettres de Rome, et pas une de vous ! Si vous n'êtes ni malade, ni absent, il y a, à coup sûr, de la faute de Philotime plutôt que de la vôtre. Je dicte en voiture, me dirigeant vers le camp dont je ne suis qu'à deux journées. Dans peu je pourrai mettre mes lettres en mains sûres, et je me réserve pour ce moment. — Voici ce qu'il vaudrait mieux que vous apprissiez par d'autres que par moi. Mais je veux que vous sachiez notre désintéressement, et que pas un des miens n'impose une obole à qui que ce soit : mes lieutenants, mes tribuns et jusqu'à mes préfets, y tiennent la main. Tous se montrent jaloux de travailler à ma gloire. Votre Lepta est admirable. Mais le temps me presse. Je vous en écrirai plus long sous quelques jours. —Le jeune Déjotarus, récemment décoré du titre de roi par le sénat, vient d'emmener nos deux Cicérons dans ses états. J'ai pensé qu'ils seraient là au mieux, tandis que je tiendrai campagne. — Sextius m'a fait part de sa conversation avec vous et de votre manière de voir sur cette affaire de famille, mon plus grand souci. Ah ! veuillez vous en occuper sérieusement, je vous prie. Que je sache sur quoi compter et quel est votre avis en définitive. Sextius me mande aussi qu'Hortensias lui aurait dit je ne sais quoi sur la possibilité d'une prorogation. Lui, qui m'avait tant promis à Cumes de ne rien épargner pour mon rappel au bout de l'année. Parez à cela, si vous m'aimez. Les mots ne peuvent dire ce que je souffre loin de vous tous. Dans l'intérêt même de ma réputation d'intégrité et de désintéressement, il importe de ne pas prolonger mon séjour. Scévola eut cet avantage de n'avoir qu'un gouvernement de neuf mois en Asie. Dès que mon Appius a su que j'approchais, vite il s'est enfui de Laodicée jusqu'à Tarse. Il y rend encore la justice, nonobstant ma présence dans la province. Je lui passe volontiers cette usurpation. Il m'a bien assez laissé à faire pour guérir les plaies de son administration. Je travaille à sauver son honneur de mon mieux. Mais je veux que Brutus sache de vous qu'il s'est tenu loin de moi autant qu'il a pu. Cela n'est pas bien. [5,18] A ATTICUS. Au camp de Cybistre en Capapdoce, septembre. Que je voudrais vous savoir à Rome ! Peut-être y êtes-vous encore. Tout ce que j'en sais, c'est que j'ai reçu deux lettres de vous datées du 14 des kalendes d'août m'annonçant votre intention de partir pour l'Épire vers les kalendes du même mois. Mais que vous soyez à Rome, que vous soyez en Épire, ce qui est certain, c'est que les Parthes, et à leur tête Pacorus, fils de leur roi Orode, ont passé l'Euphrate avec toutes leurs forces. On n'entend pas parler de la venue de Bibulus en Syrie. Cassius s'est renfermé dans Antioche avec son corps d'armée. Moi je suis campé à Cybistre près du Taurus, en Cappadoce. L'ennemi occupe la Cyrrestique, partie de la Syrie limitrophe de ma province. J'écris ces détails au sénat. Lisez ma lettre, si vous êtes encore à Rome; voyez s'il est bon qu'elle parvienne, et avisez à tout ce qu'il faut faire. Gare surtout qu'une extension de ma charge et de sa durée ne survienne tout à coup « entre la victime et le sacrificateur,» comme on dit. Si faible en troupes et en alliés, en alliés sûrs du moins, mon meilleur moyen de défense est l'hiver. L'hiver une fois venu avant toute irruption dans ma province, je n'ai plus qu'une crainte, c'est que l'état menaçant de la capitale n'empêche le sénat de laisser partir Pompée. Au surplus, vienne mon successeur au printemps, je m'inquiète peu du reste. Le tout est d'éviter une prorogation quelconque. Voilà ce que je vous recommande, si vous êtes à Rome. Mais à Rome ou ailleurs, encore faut-il que vous sachiez où j'en suis. Le cœur ne me manque pas. Et comme mes mesures sont, je crois, bien prises, j'ai bon espoir, dût-on en venir aux mains. Je suis avantageusement posté, largement approvisionné, à portée de la Cilicie, maître de tous mes mouvements. Je n'ai qu'une poignée d'hommes, mais qui, si je ne m'abuse, me sont dévoués du premier au dernier. Mes forces vont être doublées par la jonction de Déjotarus avec tout son monde. La fidélité des alliés m'est assurée comme elle ne le fut jamais. Ils ne reviennent pas de ma douceur et de mon désintéressement. Je fais prendre les armes aux citoyens romains; on transporte le blé dans les places. Enfin me voilà prêt, suivant l'occurrence, ou à prendre l'offensive ou à faire bonne défense dans mes positions. Ainsi rassurez-vous, vous, dont je vois d'ici tout comme si vous étiez devant mes yeux, la sollicitude et les alarmes. Mais je vous en prie, en supposant que le sénat n'ait rien décidé pour moi avant les kalendes de janvier, ne laissez point passer le mois sans revenir à Rome. Je ne crains rien, si je vous ai là. J'aurai pour moi les consuls ainsi que le tribun Furnius. Mais votre zèle, votre prudence, votre crédit sont mes plus sûrs auxiliaires. Mettez le temps à profit. Je serais honteux de dire un mot de plus. — Nos deux Cicérons sont auprès de Déjotarus. Je les enverrai à Rhodes, au besoin. Si vous êtes à Rome, écrivez-moi aussi exactement que de coutume. Si vous êtes en Épire, ne laissez pas de m'envoyer un messager de temps à autre, afin que nous sachions réciproquement, vous ce qui m'arrive, moi ce que vous faites ou ferez. Je prends les intérêts de Brutus plus chaudement qu'il ne ferait lui-même. J'abdique la tutelle. Je renonce à défendre mon pupille. Ce sont des affaires qui ne finissent pas et dont il n'y a rien à tirer. Mais Brutus sera content. Vous le serez aussi, vous qui n'êtes pas si aisé à satisfaire. Vous le serez tous deux. [5,19] A ATTICUS. Cilicie, Septembre. Vous avez probablement reçu ma dernière lettre qui est de ma main et très-détaillée. Au moment où je la fermais est arrivé le messager d'Appius avec la vôtre du 11 des kalendes d'octobre. Il a été quarante sept jours en route, et n'a pas perdu son temps. Quelle cruelle distance ! Vous aurez attendu, je le vois bien, que Pompée fût revenu d'Ariminum, et à présent vous êtes parti pour l'Épire. Je vous crois sans peine, vous n'y serez pas plus tranquille que nous. J'ai écrit à Philotime de ne point assigner Messalla pour la dette d'Attilius. Je suis flatté que vous ayez su par la renommée l'accueil que j'ai reçu durant la marche ; mais je le serai encore plus si elle vous apprend le reste. Le cœur vous parle donc pour cette petite fille qui est restée à Rome. A la bonne heure ! Je l'aime bien, moi qui ne l'ai jamais vue ; et je suis persuadé qu'elle le mérite. Continuez à vous bien porter. Quant à Patron et à vos chers condisciples, vous voyez qu'au milieu de la guerre, je n'ai pas négligé les ruines de la demeure de votre Épicure, et je suis fort aise d'avoir pu vous être agréable en cela. Eh bien ! vous applaudissez donc à cette nouvelle déconvenue d'un homme jadis en concurrence avec l'oncle de votre neveu. Voilà une grande preuve d'amitié ; mais vous me faites penser a m'en réjouir. Je n'y songeais pas. Je n'en crois rien, me direz-vous. Tout comme il vous plaira. Je m'en réjouis en vérité, mais par esprit de justice et non par ressentiment, ce qui est tout autre chose. [5,20] A ATTICUS. Au camp devant Pindenissum, Décembre. Pindénissum s'est rendu à moi le matin des Saturnales après quarante-sept jours de siège. Mais quoi, qu'est-ce? oui, qu'est-ce que Pindénissum? allez-vous dire ; c'est la première fois que j'entends ce nom-là. Que voulez-vous? Je n'y puis que faire. La Cilicie n'est pas une Étolie, une Macédoine, et mettez-vous bien dans l'esprit que je n'ai pas une armée à faire de ces merveilles. Je vais tout vous dire en abrégé. Votre lettre dernière m'autorise à être bref. Vous savez quelle entrée j'ai faite à Éphèse; j'ai même reçu vos félicitations sur cette glorieuse journée. Jamais je n'éprouvai de plaisir plus vif. De là, toujours mieux accueilli de ville en ville, j'arrivai à Laodicée, la veille des kalendes d'août. J'eus deux jours de véritable triomphe. Sans récriminer contre personne, j'ai réparé bien du mal. J'ai séjourné cinq jours à Apamée, trois à Synnade, cinq à Philomèle et dix à Iconium. Partout j'ai déployé dans l'exercice du pouvoir judiciaire toute l'équité, toute l'humanité, toute la dignité possible. Le 7 des kalendes de septembre, je joignis l'armée et passai une revue sous les murs d'Iconium. Là je reçus de fâcheuses nouvelles des Parthes, et je me dirigeai aussitôt sur la Cilicie, à travers la partie de la Cappadoce qui en est limitrophe. Cette marche avait pour but de faire croire au roi d'Arménie Artavasde, et aux Parthes eux-mêmes, que je voulais effectivement couvrir la Cappadoce. Après avoir campé cinq jours à Cybistre, j'eus la certitude que les Parthes étaient bien loin et qu'ils faisaient mine d'en vouloir à la Cilicie. Moi aussitôt de me porter vers la Cilicie en passant les défilés du Taurus.—J'arrivai le 3 des Nones d'octobre à Tarse, d'où je m'avançai vers le mont Amanus qui sépare la Syrie de la Cilicie et présente un de ses versants à chacun des deux pays. Les peuplades qui l'habitent sont en guerre éternelle avec nous. Le 3 des ides d'octobre, j'eus avec eux un engagement où ils perdirent beaucoup de monde. Je leur pris et brûlai plusieurs forts à la suite d'une attaque opérée de nuit par Pomptinius, et d'une autre exécutée par moi à la pointe du jour. Mes soldats me saluèrent împerator. Je m'établis ensuite quelques jours près d'Issus sur l'emplacement même du camp d'Alexandre, qui était un autre général que vous et moi. Après avoir ravagé le mont Amanus cinq jours durant, j'opérai ma retraite. A la guerre, il y a, vous savez, ce qu'on appelle la terreur panique, ce qui veut dire qu'on s'effraye à vide. Au bruit de mon approche, voilà le cœur qui revient à Cassius presque bloqué dans Antioche, et l'épouvante qui se met parmi les Parthes. Ils se retirent ; Cassius les suit et remporte un avantage signalé. Osace, général des Parthes, en grande considération chez eux, fut blessé dans cette retraite, et mourut peu de jours après. Mon nom est béni dans toute la Syrie. — Là-dessus Bibulus est arrivé au mont Amanus. Il ne voulait pas, je crois, paraître rester en arrière. Il désirait des lauriers et pensait n'avoir qu'à se baisser et en prendre. Loin de là, dans une rencontre au même mont Amanus, il a perdu sa première cohorte en entier, tous ses centurions au nombre desquels se trouve Asinius Denton des primipilaires, l'officier le plus distingué du grade, et Sex. Lucilius tribun, fils de T. Gavius Cépion, homme riche et considéré. C'est un vilain échec et qui arrive mal.—De mon côté, j'allai mettre le siège devant Pindénissum, la plus forte de toutes les villes libres de la Cilicie, ennemie des Romains dans tous les temps, et dont la population féroce et aguerrie était au mieux préparée à se défendre. Je traçai mes lignes, ouvris la tranchée, construisis un tertre, des mantelets, une très-haute tour ; et à grand renfort de machines et de gens de trait, ne ménageant l'appareil ni les fatigues, j'en suis enfin venu à bout; mes blessés sont nombreux, mais je n'ai perdu personne. Voilà d'assez belles saturnales. J'ai abandonné aux troupes tout le butin, les chevaux exceptés. Au moment ou je vous écris, le troisième jour des saturnales, les esclaves sont en vente devant mon tribunal, et le produit s'élève déjà à douze millions de sesterces. L'armée hivernera sous les ordres de Quintus dans les cantons les plus remuants. Moi je vais me reposer à Laodicée.—Voilà pour le courant. Mais retournons un peu en arrière. Vous me conseillez absolument, et je vois que c'est chez vous une idée fixe, vous me conseillez de ne pas donner prise à la censure la plus maligne. Je vous jure sur ma tête, qu'il n'y a à mordre sur aucun point. Je ne veux plus appeler continence la vertu qui consiste à résister à la volupté. Car de ma vie je ne sentis de volupté plus douce qu'en restant ainsi maître de moi. Je jouis du bien que j'ai fait, plus encore que de l'honneur qui m'en revient; et pourtant l'honneur est immense. Que vous dirai-je ? C'était une occasion superbe. Je ne me connaissais pas moi-même. Je ne savais pas ce dont j'étais capable en ce genre. Maintenant je puis justement me pavaner. Certes, il n'y eut jamais rien au monde de plus beau ; et de la gloire au milieu de tout cela! Par moi, Ariobarzane vit et règne. Je n'ai fait que passer, mais ma voix, ma seule présence, et ma vertu inflexible, inabordable aux séductions de ses perfides ennemis, ont fait le salut d'un roi et d'un royaume. Je n'emporte pas une obole de la Cappadoce. Seulement, j'ai cherché autant que je l'ai pu à faire revivre certaines créances bien désespérées de ce Brutus qui m'est aussi cher qu'à vous ; j'allais dire aussi cher que vous. Enfin j'espère que mou année ne coûtera pas un denier à la province. Je vous ai tout dit. Je prépare mon rapport officiel pour le sénat. Il sera plus long et plus intéressant que si je l'eusse daté du mont Amanus. Mais quoi ! vous ne serez pas à Rome ! Si vous y-étiez du moins aux kalendes de mars ! Tout dépend de là; car je crains fort, quand on va s'occuper des provinces, de voir César résister, et moi par suite obligé de rester ici. Si vous étiez là, je serais tranquille. — Parlons de Rome. J'étais depuis longtemps sans nouvelles. Votre aimable lettre y a pourvu. Elle m'a été fidèlement remise, le 5 des kalendes de juin, par votre affranchi Philogène, après un long et dangereux voyage. Celle que vous avez confiée aux esclaves de Lénius ne m'est pas encore parvenue. Je vois avec plaisir le décret du sénat concernant César, et la confiance que vous montrez à ce sujet. S'il veut bien se soumettre, nous sommes sauvés. Séius s'est donc brûlé au même feu que Plétorius. Je n'en suis pas fâché. A quelle occasion Luccéius a-t-il donc fait cette sortie contre Q. Cassius? Je veux absolument connaître les détails.— Je suis chargé, à mon retour à Laodicée, de faire prendre la robe virile à votre neveu Quintus. Je tâcherai de le maintenir un peu dans les voies de discrétion. Déjotarus, dont les secours m'ont été si utiles, doit amener les deux jeunes gens à Laodicée. J'attends des lettres d'Épire avec impatience. De vous, je veux tout savoir; affaires et loisirs. Nicanor fait bien son devoir ; et n'a pas à se plaindre de moi. J'ai l'intention de le charger de mon rapport au sénat; l'expédition en sera plus sûre, et puis j'aurai par lui des nouvelles de vous directement et indirectement. Je remercie votre Alexis des souvenirs que je ne manque presque jamais de trouver de lui dans vos .lettres. Mais pourquoi ne m'écrit-il pas lui-même, comme le fait pour vous, mon Alexis à moi? (Tiron). On est à la recherche d'un cor pour Phémius. Mais en voilà bien assez. Portez-vous bien et mandez-moi quand vous comptez être à Rome. Adieu, adieu. — J'ai fait toutes vos recommandations à Thermus en passant à Ephèse, et je les lui rappelle par écrit. Je suis certain qu'il vous porte un vif intérêt. Je vous ai déjà parlé de la maison de Pammène. Faites, je vous prie, qu'on ne lui enlève, sous aucun prétexte, un gage qu'il tient de vous et de moi. Nous devons nous en faire tous deux un point d'honneur, et ce sera m'obliger moi sensiblement. [5,21] CICÉRON A ATTICUS. Laodicée, 13 février. J'apprends avec plaisir que vous êtes arrivée en Épire en bonne santé et que votre navigation a été heureuse : si je regrette beaucoup que vous ne soyez pas à Rome quand vous m'y seriez si nécessaire, je m'en console par l'espoir que vous ne passerez pas l'hiver en Épire, où vous ne trouveriez ni agrément ni tranquillité d'esprit. — La lettre de Cassius, père de Q. Cassius votre ami, était fort modeste au prix de celle qu'il a écrite depuis, et où il dit qu'il a mis fin à la guerre des Parthes. Ceux-ci étaient, il est vrai, retirés d'Antioche avant l'arrivée de Bibulus, mais nous n'en sommes pas plus en sûreté; car ils ont pris leurs quartiers d'hiver dans la Cyrrhestique, et l'on est à la veille d'une grande guerre. Le fils du roi Orode est sur les terres de l'empire, et Déjotarus ne doute pas, car il a pu le savoir d'Artavasde, dont la fille est promise à son fils, que le roi lui-même ne passe l'Euphrate avec toutes ses troupes au commencement de la campagne. Le jour même qu'on lut dans le sénat la lettre triomphante de Cassius, c'est-à-dire le 7 d'octobre, on y lut aussi la mienne, où j'annonçais la guerre. Axius notre ami m'écrit que mon rapport a obtenu toute la confiance refusée au sien. Les lettres de Bibulus n'étaient pas encore arrivées; je suis certain qu'elles annonceront les mêmes dangers. — Ce que je crains de tout cela, c'est qu'on ne retienne Pompée à Rome, dans l'appréhension de quelque trouble, si le sénat ne veut rien accorder à César, et que, pendant ces incertitudes, le sénat n'ordonne que nous ne partirons pas avant l'arrivée de nos successeurs, pour éviter de confier à des lieutenants, dans de telles conjonctures, des provinces aussi importantes. Je tremble que, si l'on veut proroger mon gouvernement, personne n'ose s'y opposer, surtout pendant que vous serez absent, vous dont la prudence, le crédit et le zèle lèveraient bien des obstacles. Mais vous me direz que je cherche à m'inquiéter. C'est malgré moi, et je voudrais bien que ce fût sans sujet ; mais je crains tout. Vous me rassurez cependant à la fin de la lettre que vous avez écrite en débarquant à Buthrote : «Je compte et j'espère que vous pourrez revenir bientôt. » Je compte, suffisait ; pourquoi ajouter j'espère?—J'ai reçu assez promptement, à Iconium, par les exprès des fermiers publics, une autre lettre datée du jour du triomphe de Lentulus, et où vous me confirmez la même espérance mêlée de crainte; je ne dois, y dites-vous, appréhender aucune prolongation; vous ajoutez ensuite que, si les choses tournent autrement, vous viendrez me trouver. Cette incertitude est pour moi un supplice. Vous voyez par cette réponse quelles lettres j'ai reçues de vous; Hermon, l'affranchi du centurion Camula, ne m'a pas encore remis celle que vous me dites lui avoir donnée. Pour celle dont vous aviez chargé les gens de Lénius, comme vous me l'avez écrit plusieurs fois, Lénius me l'a enfin rendue à mon arrivée à Laodicée, le 22 de septembre, quoiqu'elle fût datée du 11 de février. J'ai aussitôt convaincu Lénius du pouvoir que ces recommandations ont sur moi, et la suite le lui prouvera. Cette lettre ne m'apprenait rien de nouveau, si ce n'est ce qui regarde les panthères de Cibyre. Je vous approuve fort d'avoir répondu à M. Octavius que vous ne pensiez pas que la chose fût possible. En tout, quand vous douterez, niez comme si vous ne doutiez pas. Je puis vous protester, et vous saurez par vous-même que personne n'a porté plus loin que moi le désintéressement, la justice, l'affabilité, la douceur. J'ai suivi en cela mon inclination, et surtout vos conseils. Vous ne sauriez croire combien l'on a été charmé de voir que, depuis mon gouvernement, aucun des miens n'ait rien demandé, ni en son nom, ni au nom de l'État, excepté le lieutenant L. Tullius, qui, réservé sur tout le reste, s'est fait donner ce que la loi Julia lui permettait d'exiger, mais seulement dans les endroits où il couchait, et non pas, comme tant d'autres, dans tous les bourgs indifféremment. Il est le seul qui ait reçu quelque chose. C'est à Q. Titinius que je dois ce honteux présent. — La campagne finie, j'ai laissé à mon frère Quintus le soin de mettre l'armée en quartiers d'hiver dans la Cilicie, et j'ai envoyé dans l'île de Cypre pour quelques jours Q. Volusius, gendre de votre ami Tibérius, et celui de mes officiers dont je suis le plus sûr, et dont le désintéressement est le plus complet. Quoique les citoyens romains qui y trafiquent soient en petit nombre, il ne faut pas qu'ils se plaignent d'avoir manqué de juges, car ils ont le droit de ne pas sortir de l'île. — Pour moi, je suis parti de Tarse le 5 de janvier; je ne puis exprimer avec quels témoignages d'admiration j'ai été reçu dans celte ville et dans toutes celles de la Cilicie. Quand j'eus passé le mont Taurus, je fus accueilli avec un empressement extraordinaire de tous les peuples de ma province d'Asie qui, pendant six mois de mon gouvernement, n'avaient reçu de ma part ni lettres, ni hôte quelconque. Mes prédécesseurs, au contraire, vendaient chaque année aux villes riches, pour de fortes sommes, le droit de ne loger pendant l'hiver aucune troupe. La seule île de Cypre payait deux cents talents attiques, et moi, pendant mon année, je n'en tirerai pas un sesterce ; ce n'est pas une hyperbole, mais la vérité. Pour ces bienfaits qui les étonnent, je n'accepte d'eux que leurs remercîments, et je refuse tous les honneurs qu'ils veulent me décerner, statues, temples, arcs de triomphe. Enfin je ne suis en aucune manière à charge de la province, mais je vous le suis peut-être à vous-même, en me vantant ainsi ; supportez-le en raison de votre amitié pour moi et de mon obéissance à vos conseils. Je vous dirai donc que la famine même, le plus grand de tous les maux, est devenue pour moi dans ma province où la moisson avait manqué entièrement, une circonstance heureuse. Partout où je me suis présenté, je suis parvenu sans menace, sans violence, sans contrainte, et par la seule autorité de mes exhortations, à engager ceux des Grecs et des citoyens romains qui avaient fait des provisions de blé, à en fournir à chaque ville une quantité suffisante. — Je commencerai aujourd'hui, jour des ides de février, à régler à Laodicée, les affaires de Cibyre et d'Apamée. Aux ides de mars, je réglerai, dans la même ville, celle de Synnade et de Pamphylie (je ferai alors chercher un cor pour Phémius); et finissant par celle de Lycaonie et d'Isaurie, je partirai aux ides de mai pour la Cilicie, où je passerai tout le mois de juin. Je voudrais bien que les Parthes ne fissent aucun mouvement; j'emploierais, dans ce cas-là, le mois de juillet à traverser la province pour mon retour; car je suis entré la veille des kalendes d'août, sous le consulat de Sulpicius et de Marcellus, et je veux la quitter le 4 des kalendes. Il me faudra auparavant obtenir de mon frère Quintus qu'il reste en qualité de lieutenant; je n'aurai pas moins de peine que lui à m'y résoudre; mais l'honneur ne me laisse pas d'autre parti, surtout lorsque Pomptinius, le seul qui convient, ne veut pas même attendre mon départ ; Postumius le rappelle à Rome; peut-être aussi Postumia. — Voilà mes plans. Il faut maintenant vous faire juger des plaintes de votre ami Brutus. Il m'a fort recommandé M. Scaptius, et P. Matinius, de Cypre, créanciers de la ville de Salamine. Je n'ai point vu le dernier : pour Scaptius, il m'est venu trouver dans mon camp, et je lui ai promis qu'à la considération de Brutus, j'aurais soin de le faire payer. Il me remercia, et me demanda une place de préfet. Je lui répondis que je n'en voulais donner à aucun négociant, comme je vous l'avais marqué à vous-même; que Cn. Pompée, m'ayant adressé la même demande, avait approuvé ma résolution; enfin, que j'avais fait un refus semblable à Torquatus, pour M. Lénius. votre ami, et à beaucoup d'autres encore. Que s'il ne voulait être préfet qu'afin d'assurer sa créance, je lui répondais qu'il serait payé sans cela. Il se retira, après m'avoir remercié. Vous saurez qu'Appius avait donné à ce Scaptius quelques compagnies de cavalerie pour tenir Salamine dans le devoir, et qu'il l'avait fait préfet. Scaptius abusait de son autorité. Je fis retirer ces troupes de l'île de Cypre. Il m'en voulut beaucoup. Pour finir en deux mots, je lui tins parole, et les députés de Salamine m'étant venu trouver à Tarse, avec lui, je leur enjoignis de le payer. Ils se plaignirent longuement de l'intérêt qu'il exigeait, et de ses vexations. Je feignis de n'en rien savoir, et je les exhortai, je les priai même, en considération des services que j'avais rendus à leur ville, de terminer cette affaire. J'ajoutai que j'userais de mon autorité. Non-seulement ils ne firent aucune résistance, mais ils me dirent que je servirais à les acquitter; que puisque je n'avais point voulu recevoir l'argent qu'ils avaient coutume de donner au préteur, cette somme leur suffirait et au delà pour payer Scaptius. Je les approuvai. Bien, dit Scaptius ; mais comptons. J'avais fixé dans mon édit, comme d'autres gouverneurs, l'intérêt de l'argent à un pour cent par mois, en ajoutant au bout de l'année l'intérêt au principal : Scaptius réclamait quatre pour cent. — Quelle est cette prétention? lui dis-je : puis-je aller contre mon édit? — II me produisit aussitôt un sénatus-consulte, du consulat de Lentulus et de Philippus, qui portait, « que les gouverneurs de Cilicie auraient égard en justice à cette obligation. «Cela me fit trembler d'abord car c'était la perte de cette ville : mais je découvris deux sénatus consultes de la même époque sur ce traité. Les Salaminiens voulaient emprunter de l'argent à Rome, pour payer leurs impositions; mais comme la loi Gabinia le défendait, les amis de Brutus, qui offraient de leur en prêter à quatre pour cent par mois, demandaient pour leur sûreté un sénatus-consulte, que Brutus leur fit obtenir. Ils comptèrent l'argent, mais ils firent ensuite réflexion que la loi Gabinia défendait de recevoir en justice ces sortes d'obligations, et qu'ainsi le premier sénatus-consulte ne leur suffisait pas. Ils en obtinrent donc un autre, qui déclarait leur obligation recevable en justice. J'expliquai à Scaptius les intentions du sénat. Il me prit alors en particulier, et me dit qu'il ne faisait aucune objection ; que, de cette manière, ce qui lui était dû n'allait pas tout à fait jusqu'à deux cents talents; mais que, puisque les députés de Salamine croyaient les devoir, il me priait de les lui faire donner. Fort bien, lui dis-je, et l'ayant fait retirer, j'appelai près de moi les députés. Combien devez-vous? leur demandai-je. Ils me répondirent : cent six talents. J'en instruisis Scaptius ; il commença à faire grand bruit. A quoi bon ces cris? lui dis-je; il s'agit de régler vos comptes. Ils s'asseyent, font la supputation, et tombent d'accord de part et d'autre. Les députés se disposent à compter l'argent, et pressent Scaptius de le recevoir; mais il me prit de nouveau en particulier, et me pria de laisser cette affaire indécise. Je n'ai pu tenir à l'impudence de cet homme, et malgré les plaintes de nos Grecs, qui demandaient à mettre l'argent en dépôt dans un temple, je ne voulus pas y consentir. Tous ceux qui étaient présents se récrièrent sur l'effronterie de Scaptius, qui osait refuser un intérêt aussi élevé; d'autres traitaient cette prétention de folie. Pour moi, je le trouve plus impudent que fou ; car si ses débiteurs sont bons, il est toujours sûr d'avoir un pour cent d'intérêt ; et s'il hasarde quelque chose, il espère aussi se faire payer sur le pied de quatre pour cent. — Voilà ma justification ; si Brutus me condamne encore, je ne sais pas pourquoi nous l'aimons. Je suis du moins certain que son oncle ne me condamnera pas; maintenant surtout qu'un sénatus-consulte, depuis votre départ, à ce que je crois, a fixe l'intérêt de l'argent a un pour cent par mois, et défendu d'ajouter les intérêts au principal. Vous voyez bien, vous qui savez compter, de combien ce que j'accorde à Scaptius monte plus haut. A propos de cela, Luccéius me dit dans une de ses lettres qu'il craint bien que tous ces décrets ne nous mènent à une banqueroute générale, et il me rappelle tout le mal que fit autrefois C. César par un simple délai de quelques jours, qui faillit tout perdre. Mais je reviens à cette affaire. Pensez bien à plaider ma cause contre Brutus; cela ne vous sera pas fort difficile, car on ne peut rien alléguer contre moi de raisonnable. Après tout, rien n'est changé. — Je finis par mes affaires de famille. Je pense comme vous sur celle que vous savez; il faudra songer au fils de Postumia, puisque Pontidia ne conclut rien ; mais je voudrais que vous fussiez à Rome. N'attendez aucune lettre de mon frère Quintus d'ici à quelques mois ; car les neiges rendent le Taurus impraticable jusqu'au mois de juin. J'ai écrit plusieurs fois à Thermus sur vos affaires, comme vous m'en priez. Le roi Déjotarus me dit que P. Valérius n'a rien, et que ses bienfaits le soutiennent. Quand vous saurez s'il y aura cette année intercalation à Rome, je vous prie de me le mander; écrivez-moi aussi quel jour auront lieu les mystères. Je compte un peu moins sur vos lettres que si vous étiez à Rome ; cependant j'y compte toujours.