[4,0] LETTRES A ATTICUS - LIVRE IV. [4,1] A ATTICUS. Rome, août. A peine à Rome, une occasion sûre se présente, et je n'ai rien de plus pressé que de me réjouir avec vous de mon retour. Car enfin, pour dire la vérité, si vous n'avez pas montré dans la crise beaucoup plus de tète et de prévoyance que moi ; si je vous ai trouvé bien froid pour me défendre du péril, après les preuves de dévouement que je vous avais données ; si, dans les premiers moments, vous avez en quelque sorte partagé mon illusion, ou plutôt mon aveuglement et mes chimériques alarmes : je sais du moins combien vous avez souffert de me voir arraché à la patrie, et tout ce que vous avez employé d'efforts, de dévouement, de soins et de démarches pour m'y ramener. — Aussi, je puis le dire avec vérité, dans ces transports enivrants au milieu de cette réception inespérée, il me manque quelque chose, c'est de vous voir et de vous embrasser. Mais que j'aie ce bonheur, et je ne vous quitte plus. Si je ne me dédommageais avec usure des privations du passé, de tant de douceur et d'agrément perdus, je me croirais indigne en quelque sorte de la réparation qui m'est faite. — Déjà j'ai retrouvé ce qu'en ma position je n'espérais guère, et mon lustre au forum, et mon autorité dans le sénat, et mon crédit sur les gens de bien ; le tout au delà même de mes souhaits. Quant à ma fortune, vous savez comme elle a été renversée, démembrée, anéantie. C'est la mon embarras; et j'ai grand besoin de recourir, non pas à votre bourse, quoique je la regarde comme mienne, mais à vos conseils, afin de recueillir et sauver quelque débris. — Vous avez été informé par voie directe ou par le bruit public des circonstances de mon retour. Mais je pense que vous serez bien aise d'en tenir les détails de moi. Je partis de Dyrrhachium la veille des nones d'août, jour où fut publié le décret de mon rappel. J'arrivai à Brindes le jour même des nones. J'y trouvai ma chère Tullie, qui était venue au-devant de moi. C'était le jour de sa naissance, et, par une heureuse coïncidence, le jour de la fondation de la colonie, ainsi que du temple de Salut, dans le voisinage de votre demeure. Cette circonstance n'échappa point à la population, et elle excita ses transports. J'étais encore a Brindes avant le 6 des ides d'août, lorsque j'appris par des lettres de mon frère que la loi avait passé dans les comices par centuries, au milieu des plus étonnantes démonstrations des citoyens de tout grade et de tout rang, et en présence de l'Italie accourue tout entière. Je quittai donc Brindes avec une escorte de l'élite des habitants, et fis route, arrêté à chaque pas par les députations qu'on envoyait de toutes parts pour me féliciter. — Pendant le trajet jusqu'à la ville, il n'y eut pas un individu d'un ordre quelconque connu de mon nomenclateur, qui ne vint au-devant de moi, excepté toutefois les ennemis trop compromis pour feindre ou se démentir. De la porte Capène, j'aperçus les degrés des temples couverts d'une masse de peuple, qui me témoigna sa joie par des acclamations auxquelles la foule ne cessa de répondre jusqu'au Capitole. Dans le forum, au Capitole, affluence incroyable. Le lendemain, jour des nones de septembre, j'adressai mes actions de grâce au sénat, dans le sénat. — Les vivres avaient été chers pendant deux jours; et,. grâce aux menées de Clodius, il y eut d'abord au théâtre, puis ensuite au sénat, des rassemblements où l'on me signalait comme l'auteur de la disette. Le sénat était en permanence. Le peuple et les gens de bien désiraient que Pompée fût chargé des approvisionnements, et le souhaitait lui-même. La multitude me demanda nommément de le proposer; je le fis, et parlai bien, je vous assure. Aucun consulaire n'était présent, excepté Messalla et Afranius. Ils donnèrent pour prétexte que les votes n'étaient pas libres. On rédigea, conformément à mon avis, un sénatus-consulte pour engager Pompée à prendre la direction des vivres, et pour décider la présentation d'une loi au peuple. A la lecture du sénatus-consulte et surtout a mon nom, le peuple éclata étonnantes démonstrations en applaudissements, de ces applaudissements fous qui sont aujourd'hui à la mode. Je fus alors invité à monter à la tribune par les magistrats présents, c'est-à-dire, par tous, sauf un préteur et deux tribuns du peuple. — Le jour suivant, le sénat souscrivit à tout ce que demanda Pompée. On était nombreux; les consulaires, au grand complet. Pompée voulut quinze lieutenants, et me nomma le premier, disant qu'il ne ferait rien sans me consulter, comme un autre lui-même. Les consuls ont dresse un projet qui donne pour cinq ans à Pompée la surintendance des vivres par toute la terre. Messius en a fait un autre qui y joint le pouvoir de disposer de toutes les ressources financières de l'empire, des flottes et des armées dont il aura besoin, et qui subordonne l'autorité même des gouverneurs de province à la sienne. Ce décret fait paraître le nôtre bien modeste : il va trop loin. Pompée dit que le premier lui suffit. Ses amis insistent pour le second. Les consulaires éclatent en murmures, Favonius en tête. Moi, je me tais, d'autant plus que les pontifes n'ont encore rien décidé pour ma maison. S'ils annulent la consécration, j'aurai un terrain magnifique. Aux termes du sénatus-consulte, les consuls feront estimer ce qui était dessus ou démolir ce qu'on y a élevé. Des marchés seront conclus en leur nom, et on évaluera tout ce que j'ai perdu. — Telle est ma situation, mauvaise comparée à mon bon temps, bonne après tant de revers. Mes affaires sont fort dérangées, vous le savez. J'ai, de plus, des chagrins d'intérieur que je ne confie pas à une lettre. Mon frère Quintus est d'une tendresse, d'un courage et d'un dévouement admirables, Je l'aime autant que je le désire. Je vous attends. Vite, je vous en conjure ! et ne me faites pas faute de vos bons conseils. Je commence en quelque sorte une ère nouvelle. Déjà plus d'un, qui me défendait absent, commence à médire de moi tout bas, et à me jalouser tout haut. Ah! venez. J'ai grand besoin de vous. [4,2] A ATTICUS. Rome, octobre. Si mes lettres sont plus rares que celles de vos autres correspondants, ne croyez pas que ce soit négligence ou occupation. Je suis occupé, sans doute, au dernier point; mais je ne le serai jamais assez pour interrompre un commerce auquel je tiens par affection et par devoir. La vérité est que depuis mon arrivée à Rome, je n'ai eu que deux occasions de vous faire parvenir des lettres ; et celle-ci est la seconde. Je vous ai raconté dans ma précédente mon arrivée à Rome, et vous ai dit ma situation ; assez mauvaise pour ce que je fus dans mes prospérités, assez bonne après mes revers. Depuis, il y a eu grand débat au sujet de ma maison. J'ai plaidé moi-même devant les pontifes, la veille des kalendes d'octobre, et je m'en suis bien tiré, je vous assure. Si jamais j'eus quelque succès par la parole, ou même si je n'en eus jamais, la grandeur de l'injure et l'importance du sujet m'ont inspiré quelque éloquence. Ce discours pourra être mis dans les mains de la jeunesse. Je vous l'enverrai sous peu, même quand vous n'en seriez pas tenté. — Les pontifes ont jugé : Que si celui qui disait avoir consacré l'emplacement n'avait agi ni en vertu d'une prescription générale, ni en vertu d'un mandat nominatif, émanant d'une loi, ou écrit dans un plébiscite, la restitution en pouvait être opérée sans porter atteinte à la religion. Je reçus à l'instant des félicitations, car tout le monde avait vu la une réintégration immédiate. Cependant Clodius monte à la tribune, présenté par Appius. Il annonce à la foule ignorante que les pontifes ont jugé dans son sens; mais que je veux me remettre en possession de vive force. Il appelle le peuple à le suivre, lui et son frère, et à défendre sa liberté. Dans cette tourbe, les uns de rester ébahis, les autres de rire d'une telle folie. Moi, j'avais résolu de ne me montrer qu'après que les consuls auraient exécuté le décret du sénat, et rétabli le portique de Catulus. — Le jour des kalendes d'octobre, grande réunion au sénat. Tous les sénateurs-pontifes avaient été convoques. Marcellinus, qui est ou ne peut mieux porté pour moi, parla le premier, et leur demanda d'expliquer leur décision. A quoi M. Lucullus répondit, au nom de tous ses collègues, que les pontifes n'étaient juges que de la question religieuse; que la question civile appartenait au sénat; que ses collègues et lui avaient statué sur le premier point, comme pontifes, et qu'ils opineraient comme sénateurs sur la question de légalité. Puis chacun d'eux à son tour a exprimé en ma faveur une opinion très développée. Vint le tour de Clodius. Il s'était promis de nous tenir le reste de la séance. Aussi la fin n'arrivait pas. Cependant, quand on l'eut laissé pérorer trois heures durant, l'impatience et l'indignation éclatant de toutes parts, il fut forcé de conclure. Un décret conforme à l'avis de Marcellinus allait passer à l'unanimité, moins une voix, quand Serranus déclara s'y opposer. Les consuls prirent aussitôt les avis sur cette opposition. Là-dessus, les résolutions les plus fortes : il fut arrêté que ma maison me serait rendue et le portique de Catulus rétabli; que tous les magistrats tiendraient la main à la décision du sénat ; et que l'opposant serait, au besoin, responsable de toute voie de fait. Serranus eut peur, et Cornicinus, recourant à la scène obligée, se dépouilla de sa toge et se jeta aux pieds de son gendre. Ce dernier alors demanda la nuit pour se consulter. On ne voulait pas; on se souvenait des kalendes de janvier. Enfin il l'obtint à grand'peine, et seulement parce que j'y consentis. — Le lendemain, le décret fut rédigé tel que je vous l'envoie. Les consuls traitèrent ensuite avec des entrepreneurs pour le rétablissement du portique de Catulus. Celui de Clodius a été rasé, à la satisfaction universelle. Les consuls m'ont adjugé, à dire d'experts, deux millions de sesterces, pour le sol de ma maison. Du reste, ils ont taxé très peu généreusement ma maison de Tusculum à cinq cents mille sesterces, et celle de Formies à deux cents cinquante mille. Tout ce qu'il y a d'honnêtes gens, et le bas peuple même, blâment cette mesquinerie. D'où vient ce procédé, me direz-vous? d'une fausse honte de ma part, dit-on. Il fallait refuser, me montrer plus tenace. Non, la cause n'en est pas là; et ma discrétion m'aurait servi. C'est, mon cher Pomponius, que les mêmes gens qui m'ont rogné les ailes (vous savez qui je veux dire) ne veulent pas qu'elles repoussent. Mais elles repousseront bientôt, je l'espère. Que je puisse seulement vous posséder. Cependant j'ai peur que votre ami Varron, qui est le mien aussi, à coup sûr, n'aille, en tombant chez vous à l'improviste, me priver encore longtemps du bonheur de vous voir. Vous savez maintenant ce qui s'est passé à mon sujet. Voici ce que je projette. J'ai consenti à être lieutenant de Pompée, mais pour en prendre a mon aise, me réservant la fatuité, au cas ou les consuls à venir tiendraient les comices pour l'élection des censeurs, ou de me mettre sur les rangs, ou d'aller avec une légation libre acquitter des voeux dans presque tous les temples et bois sacrés de l'Italie. J'ai mes raisons pour me ménager l'alternative, et j'ai voulu pouvoir opter à mon gré entre la candidature et une excursion hors de Rome pendant l'été; toujours sans me laisser perdre de vue par des concitoyens qui ont tant fait pour moi. — Tels sont mes arrangements comme homme public. Mais mon intérieur me donne bien des embarras. Ma maison de Rome se relève. Vous savez ce que Formies me coûte d'argent et de peines. Je ne puis ni l'abandonner, ni le voir. J'ai mis Tusculum en vente : mais je ne puis guère me passer d'un pied-à-terre dans les faubourgs. J'ai épuisé la générosité de mes amis pour une détermination ou il n'y avait que honte à recueillir, vous-même me l'avez dit et écrit, tandis qu'avec les ressources de leur affection et de leur bourse, si mes prétendus défenseurs me l'eussent permis, il était aisé de l'emporter de haute lutte. Ces ressources me font bien faute aujourd'hui. J'ai d'autres peines encore, mais secrètes. Je suis aimé de mon frère et de ma fille. Je vous attends. [4,3] A ATTICUS. Rome, novembre. Je vous vois d'ici tout empressé de savoir ce qui se passe, et surtout d'apprendre par moi ce qui me concerne. Ce n'est pas que je puisse donner à des faits aussi publics plus de garantie qu'ils n'en auraient dans le récit verbal ou par écrit qu'en ferait tout autre; mais c'est que mes lettres vous mettront au fait de mes impressions, de la disposition d'esprit où je me trouve, en un mot de ma situation morale et matérielle. — Le 4 des nones, une troupe de gens armés s'est ruée sur les ouvriers occupés dans mon terrain, les en a chassés, et a renversé le portique de Catulus, qu'on reconstruisait d'après le marché passé par les consuls en exécution du sénatus-consulte, et qui était déjà élevé presque jusqu'au comble. Puis, saisissant les pierres qui se trouvaient sur mon terrain, ils les ont lancées contre la maison de mon frère Quintus, et y ont mis le feu par l'ordre exprès de Clodius; tout cela à la face de Rome, qui voyait briller les torches, et au milieu de la consternation, je ne dirai pas des gens de bien ( y en a-t-il encore?), mais de toute la population sans exception. Après cet exploit, Clodius, l'oeil en feu, se précipite; il lui faut le sang de tous ses ennemis; il court de quartier en quartier; il flatte ouvertement les esclaves de l'espoir de la liberté. Déjà, lorsqu'il déclinait la justice des tribunaux, sa cause était mauvaise, manifestement mauvaise ; mais encore avait-il une cause. Il pouvait nier les faits, les rejeter sur d'autres, se retrancher derrière une ombre de droit. Aujourd'hui ces ruines, cet incendie, ce pillage ont fait déserter tous les siens. A peine s'il lui reste encore l'appariteur Décimus et Gellius. Il ne complote plus qu'avec des esclaves; il voit qu'il peut tuer publiquement qui bon lui semble, sans rendre sa position pire devant la justice. — Aussi, le 3 des ides de novembre, comme je descendais la voie Sacrée, voilà qu'il se jette sur nous avec sa bande. On nous assaille à l'improviste avec des cris furieux, des pierres, des bâtons, des épées nues. Le vestibule de Tettius Damion m'offre un refuge d'où ceux qui me suivaient tinrent aisément en respect les gens de Clodius. J'aurais pu le faire tuer. Mais désormais je ne procède à la cure que par le régime. J'ai assez du scalpel. — Clodius, voyant le cri général demander son supplice, et non plus son jugement, a voulu nous rendre en lui d'un seul coup tous les Catilina et les Acidinus du monde. La veille des ides de novembre, il s'est mis en tête de forcer et de brûler la maison de Milon sur le mont Germalus, en plein jour, à la cinquième heure, à la tête d'une troupe de gens armés de boucliers, et munis, ceux-ci de glaives et ceux-là de torches. Son quartier général, pour cette expédition, était dans la maison de P. Sylla. Tout à coup, de celle qui est échue à Milon dans la succession d'Annius, Q. Flaccus fait une sortie avec des gens déterminés; il tue les plus signalés bandits de Clodius, cherche Clodius lui-même; mais celui-ci s'était caché au plus profond de la maison de Sylla. Le lendemain des ides, réunion du sénat. Clodius ne bouge de son repaire : Marcellinus fut admirable. Élan général. Malheureusement Métellus gagna du temps par des lenteurs calculées, que favorisa trop bien Appius, son compère, et votre bon ami vraiment, a vous qui me vantiez si à propos son caractère et sa vertu dans toutes vos lettres. Sextius était furieux. Clodius menace de mettre Rome à feu et à sang, si ses comices n'ont pas lieu. Marcellinus fait une proposition écrite pour constituer un seul et même tribunal qui connaisse simultanément de l'expulsion de mes ouvriers, des incendies et de la dernière violence exercée contre ma personne, et pour que le jugement précède l'ouverture des comices. Sextius déclare que si cet avis ne passe pas, il observera les auspices chaque jour d'assemblée. — Là-dessus, on harangue le peuple; Métellus, avec provocation à la révolte; Appius, avec bravades; Clodius, en frénétique. Eh bien! en définitive, si Milon n'eût protesté, les comices avaient lieu. Le 12 des kalendes, bien avant le jour, Milon vint en force occuper le Champ de Mars. Clodius et l'élite de son armée d'esclaves fugitifs n'osèrent l'y attaquer. Milon attendit jusqu'à midi. La foule trépignait de joie. Milon était au comble de la gloire. Bref, la ligue des trois frères est honnie; leur puissance, brisée; on se rit de leur fureur.Métellus se borna à dire qu'il recevrait les déclarations le lendemain, au forum; qu'il n'était pas nécessaire de venir au Champ de Mars la nuit; qu'il serait aux comices à la première heure du jour : Milon se rend avant l'aurore aux comices, le 11 des kalendes. Au point du jour, il aperçoit Métellus qui gagnait furtivement le Champ de Mars par des rues détournées. Il court, joint son homme entre les deux bois, et lui signifie sa protestation. Métellus alors se retire au milieu des huées et des sarcasmes de Flaccus. Le 10 des kalendes, c'était marché. Point d'assemblée, ni le jour suivant. — Aujourd'hui 8, au moment où je vous écris, à la neuvième heure de la nuit, Milon est déjà posté au Champ de Mars. Mon voisin Marcellus, tout candidat qu'il est, ronfle au point que je l'entends de chez moi. On m'annonce que le vestibule de Clodius est presque vide; quelques individus en guenilles, une lanterne pour toute lumière. Rien de plus. A les entendre, je serais l'âme de tout. Qu'ils sont loin de se douter de ce qu'il a de courage et de tête cet homme héroïque ! c'est l'intrépidité même. Je pourrais là-dessus vous conter des merveilles. Mais j'arrive au fait. Il n'y aura pas de comices, je le crois. Clodius, à moins qu'on ne le tue d'ici là, sera accusé par Milon. Je le tiens pour mort, si Milon le rencontre dans la rue. Milon est décidé à en finir. Il ne s'en cache pas. Mon exemple ne lui fait pas peur. Il n'a jamais pris, lui, conseil d'amis perfides, et il n'a garde de compter sur un noble sans énergie. - Chez moi, la tête est bonne, meilleure même qu'au temps de mes prospérités. Mais me voilà bien pauvre. Quintus est généreux; aussi, à l'aide de subsides levés sur mes amis, lui ai-je fait, malgré lui, quelque restitution, autant du moins que mes moyens le comportent, sans m'épuiser tout a fait. Il y a un parti général a prendre sur mes affaires. Je n'ose me décider en votre absence. Hâtez-vous donc! [4,4] A ATTICUS. Rome, janvier. (1e part). Que Cincius est charmant ! Le voilà chez moi avant le jour, aujourd'hui 3 des kalendes de février. Vous êtes en Italie, dit-il, et il vous envoie des esclaves. Je ne veux pas qu'ils partent sans un mot de moi, non que j'aie rien à vous écrire, si près de vous voir! mais je les charge de vous dire que votre arrivée est pour moi le plus grand et le plus désiré de tous les bonheurs. Accourez, accourez, vous qui nous aimez et que nous aimons tant. A bientôt donc. J'écris en courant. Ne manquez pas de descendre directement chez moi avec tous les vôtres. A ATTICUS. Rome. Vous serez bien aimable si vous venez. Vous verrez le merveilleux arrangement de mes livres par Tyrannion. Ce qui me reste est meilleur que je ne le pensais. Soyez assez bon pour m'envoyer deux hommes de votre bibliothèque : Tyrannion les emploiera comme colleurs et à d'autres ouvrages. Recommandez-leur d'apporter des parchemins pour faire les livres, ce que vous autres Grecs vous appelez, je crois, sillybes (découpures de peau); mais il ne faut pas que cela vous dérange le moins du monde. Surtout, tâchez de venir, de rester un peu, d'amener Pilia (femme d'Atticus). Oui, Pilla; vous le lui devez bien, et Tullie le désire. Sur ma parole, vous avez acheté une troupe magnifique. On dit que ces gladiateurs sont admirables au combat. Si vous aviez voulu les louer, vous auriez en deux fois retrouvé leur valeur. Nous en causerons plus tard. Arrangez-vous pour venir, et expédiez-moi sur-le-champ ce que je vous demande pour ma bibliothèque. Vous serez bien aimable. [4,5] A ATTICUS. Antium, avril. Quelle invention! Est-ce qu'il y a quelqu'un au monde par qui je tienne plus à me faire lire et approuver que par vous? Pourquoi avoir donné d'abord ce livre (son poème sur le consulat) à un autre ? Pourquoi?... On me pressait.... Je n'avais qu'un exemplaire; je.... Allons! j'ai beau tourner autour; il faut y arriver.... Eh! bien! c'est une palinodie, dont je ne laissais pas d'être un peu confus. Mais adieu la droiture, l'honneur, les belles maximes. On ne saurait imaginer tout ce qu'il y a de perfidie chez les hommes qui veulent être nos chefs, et qui avec un peu, de loyauté, n'auraient pas en effet manqué de le devenir. Je les ai vus à l'épreuve ; je les connais, je les sais par coeur, moi qu'ils ont mis en avant, puis abandonné et poussé dans le précipice. Cependant mon intention était de ne pas me séparer d'eux. Hélas! tels ils étaient, tels ils sont encore. Vous m'avez ouvert les yeux. — Mais je vous avais, direz-vous, tracé une ligne de conduite, et je ne vous avais pas conseillé d'écrire. Eh bien! je le déclare. J'ai voulu m'imposer la nécessité de cette nouvelle alliance, et m'interdire tout retour vers ceux qui, aujourd'hui encore, continuent de m'envier, quand ils devraient me plaindre. Je suis toutefois, en écrivant, resté dans une certaine réserve. Plus tard, je m'abandonnerai davantage, si cet écrit est bien venu d'un coté, et si de l'autre il fait ronger un peu le frein a ceux qui trouvent mauvais que la maison de Catulus soit à moi, comme si ce n'était pas de Vettius que je l'eusse achetée, et qui me blâment de rebâtir ma maison au lieu d'en vendre le terrain. Mais voici bien mieux. Lorsqu'il m'arrive de parler dans leur sens, et d'obtenir leur approbation, leur plus grande joie est de me voir ainsi en opposition avec Pompée! Il y a fin à tout; et puisque ceux qui ne peuvent rien ne veulent plus de moi, je chercherai des amis parmi ceux qui ont la puissance. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous le conseille, allez-vous dire encore. Oui, je le sais, et je n'ai été qu'un âne. Enfin, le temps est venu ou je veux, a défaut d'autres amis, m'aimer un peu moi-même. Mille et mille grâces pour vos visites réitérées à mes travaux. Crassipès me dépouille ; l'argent du voyage y a passé. Débarquez tout droit chez moi, je vous prie. Il me convient mieux de n'aller chez vous que le lendemain ; et à vous, que vous importe? Au surplus, nous réglerons cela. Vos ouvriers ont merveilleusement décoré ma bibliothèque et mes livres. Veuillez leur en faire compliment. [4,6] A ATTICUS. Oui, je regrette, comme je le dois, Lentulus (Flamen). Nous avons perdu un homme de bien, de grand caractère, unissant la douceur à l'élévation des sentiments. Mais je me fais une sorte de consolation, fort triste d'ailleurs, qui ne me permet pas de donner le moindre regret à son sort ; non que ma philosophie soit celle de Sauféius et de vos amis; je veux dire seulement qu'aimant autant sa patrie, c'est par une faveur spéciale des dieux que Lentulus échappe au spectacle de son embrasement. Qu'y a-t-il de plus avili que notre existence, que la mienne surtout? car enfin, vous que la nature avait fait homme politique, vous n'avez aucun engagement particulier, et vous ne supportez que le joug commun. Mais moi, si je dis des affaires publiques ce qu'il faut en dire, on me traite de fou; si j'indique le remède applicable, on crie à la bassesse ; si je garde le silence, c'est que je subis l'oppression et me résigne à l'esclavage. Comment ne pas être au supplice? Supplice d'autant plus insupportable que je ne pourrais pas même exhaler ma plainte, sans passer pour un ingrat. Encore si je pouvais tout laisser là et chercher le repos dans un port ! Mais non. Des combats, des camps! Et je serai soldat, lorsque j'aurais pu être général! Hélas! il le faut. Aussi bien vous le voulez, je le vois. Et que n'ai-je toujours suivi vos conseils ! Puis à Sparte comme a Sparte. Mais, grands dieux ! comment s'y résoudre? Ah ! que je comprends bien la réponse de Philoxène : " Retournons aux Carrières ! » Cependant, je commente ici ce mot, et ne le trouve guère de mise. Venez; j'apprendrai de vous à le condamner tout à fait. — Vous m'avez écrit plusieurs lettres; je les ai reçues toutes ensemble. Et quelle triste chose! Le hasard a voulu que je visse d'abord les trois où vous m'annonciez de l'amélioration dans la santé de Lentulus. La quatrième a été un coup de foudre. Cependant il n'est pas malheureux, je le répète, et nous, il faut que nous soyons de fer ! Vous me rappelez le livre pour Hortensius : des incidents sont survenus. Mais je n'oublie point la tâche que vous m'avez imposée. Pourtant, je vous le jure, j'ai été arrêté au premier pas. Après avoir joué un rôle de dupe lors des bévues de cet ami, ne vais-je pas me montrer une seconde fois dupe en mettant mon injure au grand jour de la publicité ? et ma bonhomie, qui n'a déjà que trop paru dans ma conduite, ne sautera-t-elle pas mille fois plus aux yeux dans un écrit? Puis, cette petite satisfaction ne passera-t-elle pas pour un acte de légèreté? — Enfin, nous verrons. Ne vous lassez point de m'écrire. Tâchez d'obtenir de Luccéius communication de la lettre que je lui ai adressée pour le prier de faire mon histoire. Elle est tout à fait bien. Soyez assez bon pour stimuler son zèle, et remerciez-le mille fois de la bonté qu'il a eue d'accueillir mon voeu. Visitez le plus souvent que vous pourrez les travaux de ma maison, et parlez de moi à Vestorius. Il est impossible d'avoir de meilleurs procédés que lui. [4,7] A ATTICUS. Arpinum, mai Jamais lettre ne vint plus à propos : j'étais dans une inquiétude mortelle sur notre cher et charmant Quintus, et elle m'a tout à fait rassuré. Chérippe était arrivé deux heures auparavant. Ses nouvelles étaient à faire trembler. Apollonius, dites-vous, (ce Grec, que les dieux confondent ! ) se croit aussi permis de faire comme les chevaliers romains. Térentius au moins est dans son droit. — Quant à Métellus, Respect aux morts ! Cependant il y avait longtemps qu'on n'avait vu mourir un homme qui.... Eh bien! moi, je vous garantis votre argent. Car que pouvez-vous craindre, quel que soit son héritier? à moins pourtant qu'il n'ait institué Clodius. Au fait, ce n'est pas là ce qu'il aurait fait de pis, tout méchant homme qu'il était. En définitive, votre caisse pourrait bien ne revoir jamais cet argent-là. Une autre fois, vous y regarderez de plus près. — Suivez bien mes instructions, je vous prie, pour ma maison. Placez-y des gardes. Avertissez Milon. On murmure horriblement à Arpinum au sujet du Latérium (Maison de campagne de Quintus). Que voulez-vous? J'en gémis. Mais il (Quintus ) se moque des propos. Ai-je quelque chose encore à vous dire? Oui. Continuez de bien aimer Cicéron notre cher enfant. [4,8] A ATTICUS. Antium, mai. (1ere part.). Il y a une foule de mots charmants dans votre lettre, mais je n'aime rien tant que le plat de tyrotarichie (Plat salé fort commun). Et mes rauduscules (Monnaie de cuivre. Le sens est : plus de petites dettes)? Mais il ne faut, dites-vous, appeler personne heureux avant sa mort. Je ne trouve rien de bâti qui vous convienne dans mon canton. Il y a bien une maison dans la ville même; mais je ne sais si elle est à vendre. Elle est tout près de ma demeure. Or, sachez qu'Antium est à Rome précisément ce que Buthrote est à Corcyre. Il n'y a pas de séjour plus paisible, de meilleur air et de site plus délicieux C'est à prendre en grippe son chez soi. — Depuis que Tyrannion a arrangé ma bibliothèque, il a donné comme une âme à ma maison. Il est vrai que Dyonisius et votre Méxophite y ont aussi fait merveille. Rien de plus élégant que vos belles divisions, surtout avec mes livres, maintenant couverts de leurs ornements. Pariez-moi des gladiateurs, je vous en conjure; mais seulement s'ils ont été bien. Sinon, prenez que je n'en veux rien savoir. A ATTICUS. Antium, juin. (2e part.) Apénas me quitte, votre lettre arrivée ! Que vois-je? Il ne proposera point la loi! En êtes-vous convaincu? Parlez un peu plus haut, je vous prie. Je crains d'avoir malentendu. Que je sache vite la vérité, si toutefois cela se peut sans vous gêner. En attendant, puisqu'on prolonge les jeux d'un jour, c'est une bonne journée de plus que je passerai avec Dyonisius. — Je suis entièrement de votre avis sur Trébonius. Quant a Domitius, " jamais figue, j'en jure par Cérès, ne ressembla plus à une autre figue que son histoire à la mienne. Mêmes ennemis, même attaque inopinée, même scrutin des honnêtes gens. Il y a une différence toutefois, c'est qu'il a bien mérité son sort. Je ne sais lequel est le pire des deux, du sien ou du mien. Qu'y a-t-il de plus triste en effet que d'être désigné au consulat en quelque sorte depuis qu'on est au monde, et de ne pouvoir pas être consul? de ne le pouvoir point, quand on est seul candidat, ou du moins quand on a a peine un compétiteur? De plus, s'il est vrai, ce que je ne saurais dire, que, dans leurs fastes consulaires à domicile, la liste qu'ils ont arrêtée est aussi longue pour les consuls à venir que pour les consuls passés, qu'y a-t-il de plus misérable que lui au monde, si ce n'est la république? Car, pour elle, il n'y a pas même de mieux à espérer. — C'est par vous que j'apprends l'affaire de Natta. J'ai toujours eu cet homme en aversion. Vous me parlez de mon poème. Mais si l'indiscret allait se lancer, eh bien! le souffririez-vous? Quant à mon éloignement prétendu pour Fabius Luscus, cet homme a toujours été mon très chaud partisan, et je ne l'ai jamais repoussé. Il a de l'esprit, de la modération, beaucoup d'ordre. J'ai été quelque temps sans le voir, et je le croyais absent. Je viens de savoir par Gavius de Firmum qu'il est à Rome, et qu'il ne l'a point quittée. Cela m'a fort troublé. Quoi! pour si peu de chose, allez-vous dire? Mais il m'avait fait des communications fort exactes sur les deux frères de Firmum. Pourquoi s'est-il éloigné de moi, si tant est qu'il s'en soit éloigné? c'est ce que je cherche en vain. — Quant à celui envers qui vous me conseillez d'agir politiquement, et de me tenir sur la réserve, je le ferai. Mais il faut bien de la prudence. J'aurai recours à la vôtre, comme de coutume. Si vous trouvez un joint près de Fabius, sachez ce qu'il va en lui. Tâtez aussi cet habitué, de votre table, et écrivez-moi sur cela, comme sur tout ce que vous apprendrez. Si vous n'avez rien à me mander, écrivez-moi qu'il n'y a rien. Portez-vous bien ! [4,9] A ATTICUS. Naples, 27 avril. Je veux savoir si, comme le bruit en court, les tribuns empêchent le recensement avec leurs mauvais jours, et en général ce qu'ils font ou ce qu'ils veulent faire à l'égard des censeurs. Je me suis trouvé ici avec Pompée. Il m'a beaucoup parié des affaires ; à l'entendre (cette restriction est obligée avec lui), à l'entendre, il est dégoûté; il fait fi de la Syrie. L'Espagne, il n'y a que l'Espagne, toujours à l'entendre, et j'opine pour que cette formule, quand nous parlerons de lui, revienne aussi souvent que le g-kai g-tode g-Phohkulidou (Phocylide, moraliste, affectait cette formule). Il vous remercie beaucoup d'avoir fait placer ses statues; et en vérité, Il a été avec moi d'une effusion charmante. Il est venu aussi me voir à Cumes; rien, à ce qu'il me paraît, ne serait plus contraire à ses vues que la prétention de Messala au consulat. Si vous en savez quelque chose, mandez- le-moi. — Mille remerciements et de votre bonne intention de me recommander à Luccéius, et de vos visites fréquentes aux travaux de ma maison. Quintus mon frère me mande que, puisqu'il a avec lui son bien-aimé Cicéron, il ira vous voir aux nones de mai. Je me suis mis en route de Cumes avant le jour, le 5 des calendes de mai. Le même jour, j'ai couché à Naples chez L. Pétus; et c'est avant le jour au moment de partir pour Pompéi, le 4 des kalendes de mai, que je vous écris à la fraîche. [4,10] A ATTICUS. Cumes, avril. Le bruit est général à Pouzzol que Ptolémée est rentré dans ses États. Si vous en savez quelque chose, mandez-le-moi. Je dévore la bibliothèque de Faustus, et peut-être aussi, dites-vous en vous-même, les bonnes choses qu'on trouve à Pouzzol et dans le lac Lucrin. On ne se fait pas faute ici de ces bonnes choses, en effet, je vous assure; mais dans l'état des affaires publiques, je ne prends goût à aucune espèce de recherche de table ni de volupté. Les lettres seules me soutiennent et me consolent. J'aime bien mieux ce petit banc à vous, où je me repose, au-dessous de l'image d'Aristote, que toutes les chaises curules du monde; j'aime bien mieux une promenade chez vous et avec vous que la compagnie de cet homme avec qui il me faudra me promener aussi, je le vois bien. Mais laissons ces questions de promenade à décider au hasard et aux dieux, s'il y a des dieux pour ces choses-la. — N'oubliez pas mon promenoir et mes lacédémoniennes (Sorte d'étuves, imitées de Lacédémone), et tout ce que Cyrus demande. Faites-y de fréquentes visites. Pressez Philotime, et que je puisse enfin avoir mon tour avec vous. Pompée est venu à Cumes aux fêtes de Parilis. Il a aussitôt envoyé chez moi. C'était avant-hier. Je me dispose à lui faire visite ce matin, quand j'aurai fini ma lettre. [4,11] A ATTICUS. Cumes, mai. Vos lettres me charment. J'en ai reçu deux à la fois avant le 11 des kalendes. Continuez de m'écrire. Je grille de savoir la fin de l'histoire. Tâchez également de vous informer de ceci par Démétrius. Pompée m'a dit qu'il attendait Crassus à Albe, le 4 des kalendes, et qu'aussitôt après son arrivée, ils se rendraient ensemble à Rome pour s'occuper de faire rendre compte aux fermiers publics. Quoi ! le jour des combats de gladiateurs, lui ai-je dit? Non, m'at-il répondu; auparavant. Qu'y a-t-il de vrai? Mandez-le-moi sur-le-champ, si vous le savez, ou attendez son arrivée à Rome. —Je dévore ici les livres avec Dionysius, homme prodigieux, c'est le mot. Il vous fait mille compliments à vous et à tous les vôtres : Rien de plus doux que de tout savoir. Et je suis curieux, vous le savez. Dites-moi donc ce qui s'est fait, quoi le premier jour, quoi le second, et ce que deviennent les censeurs et ce que fait Appius, aussi bien que cet Apuléius femelle. Enfin, écrivez-moi ce que vous faites vous-même; je le veux. Car, pour être franc, vos lettres ont encore plus d'attrait pour moi que les nouvelles. Je n'ai amené ici que Dionysius. Mais la conversation ne tarira point. Après vos lettres, je n'aime rien tant que le travail. Veuillez remettre mon livre à Luccéius. Je vous envoie celui de Démétrius Magnés, par un exprès, afin d'avoir sur-le-champ une réponse de vous. [4,12] A ATTICUS. Mai. Egnatius est à Rome : mais je lui ai parlé à Antium de la manière la plus pressante de l'affaire d'Halimète. Il m'a promis de nouveau une démarche sérieuse auprès d'Aquillius. Voyez-le, si vous le jugez à propos. J'aurai bien de la peine à faire pour Macron ce qu'il désire; car nous avons une vente à Larinum le jour des ides ; et elle durera bien les deux jours suivants. J'en suis désolé, en voyant les termes pressants de votre recommandation. Si vous avez de l'amitié pour moi, vous n'en viendrez pas moins souper chez moi avec Pilia, le lendemain des kalendes. Je l'exige absolument. Je compte la veille en passant dîner à la campagne de Crassipès. Je ferai faux bond au sénatus-consulte. Puis, après souper, je gagnerai mon logis, afin de pouvoir être tout à Milon le lendemain de bonne heure. Je vous verrai, et il faudra bien que vous me donniez votre parole. Mille compliments de la part de toute ma maison. [4,13] A ATTICUS. Tusculum, novembre. Je vois que vous savez déjà que je suis arrivé à Tusculum le 17 des kalendes de décembre. Dionysius est à son poste. Je veux être à Rome le 13 des kalendes. Je le veux. Il y a plus, j'y suis forcé. Nous allons avoir les noces de Milon, et de plus, dit-on, peut-être les comices. Moi, je le tiens pour certain. Je ne suis pas fâché de ne m'être point trouvé au sénat à toutes ces tracasseries dont on me parle. Je n'aurais pu y prendre couleur sans déplaire, et rester muet sans manquer à un devoir. Mais, je vous en conjure par Hercule, donnez-moi les détails les plus circonstanciés sur toutes ces vilaines choses, sur l'aspect des affaires, sur la façon dont les consuls ont supporté cette mortification. Je suis affamé de nouvelles, et, si vous voulez que je vous le dise, tout m'est suspect. — On dit que Crassus, le jour qu'il partit revêtu de ses insignes, ne fut pas l'objet des mêmes démonstrations que son confrère Paul Emile, consul pour la seconde fois. Le vilain homme ! J'ai mis bien du soin à mon traité de l' Art oratoire. Je l'ai tenu longtemps et repris cent fois. Vous pouvez le faire copier. Encore une fois, des détails qui me mettent au courant de la situation. Que je ne tombe pas des nues, en arrivant à Rome. [4,14] A ATTICUS. Cumes, mai. Une lettre de notre ami Vestorius m'apprend que vous n'êtes parti de Rome que le 6 des ides de mai, plus tard qu'il ne me l'avait dit d'abord, parce que vous avez été souffrant. Vous êtes tout à fait bien aujourd'hui ; c'est ma joie de le penser. Obligez-moi de laisser chez vous des ordres pour que vos livres soient à ma disposition en votre absence comme quand vous y êtes, tous indistinctement, ceux de Varron surtout. J'ai besoin de consulter ces ouvrages pour celui que j'ai actuellement en main et que je me flatte d'arranger à votre goût. — Si vous savez quelque chose, d'abord de mon frère Quintus, puis de C. César, puis encore des comices et de la situation en général (vous êtes si habile à sentir de loin les événements), mandez-le-moi. Si vous n'avez rien à me dire, écrivez-moi toujours. Une lettre de vous est toujours bien venue et toujours trop courte. Par-dessus toute chose, une fois vos affaires faites, une fois ce voyage accompli de point en point comme vous le projetez, revenez-moi au plus vite. Mes compliments à Dionysius. Portez-vous bien. [4,15] A ATTICUS. Rome, juillet. Je suis charmé de ce que vous avez fait pour Eutychide, qui va désormais s'appeler Titus Cécilius, de votre ancien prénom et de votre nouveau nom; c'est ainsi que de mon nom joint au vôtre, on a composé pour Dionysius celui de Marcus Pomponius. Oui, dites à Eutychide que vos bontés pour moi n'ont pas été tout à fait étrangères à votre détermination, et que la sympathie qu'il m'a témoignée dans le temps de mes malheurs, et qui m'est bien connue, n'a pas été perdue pour lui dans cette circonstance. Je serai heureux qu'il le sache. — Ce voyage d'Asie était sans doute bien indispensable? car vous n'auriez pas consenti, je pense, sans les plus puissants motifs, à vous séparer si longtemps de tout ce qui vous est cher, hommes et choses. Au surplus, c'est à la promptitude de votre retour que nous jugerons de vos sentiments et de votre affection pour les vôtres. Mais je redoute pour vous les séductions du rhéteur Clodius et de ce savant homme qui, dit-on, s'est pris tout à coup de passion pour le grec, l'illustre Pituanius. Allons, soyez brave, et revenez-nous à l'époque promise. En revanche, nous vous laisserons jouir d'eux tout à votre aise à Rome, s'ils y viennent jamais en chair et en os. — Vous auriez grand plaisir, dites-vous, à recevoir de mes nouvelles. Je vous ai adressé une espèce de journal de tout ce qui se passe. Mais je suppose que vous serez resté fort peu de temps en Épire, et qu'il ne vous sera point parvenu. Les lettres que je vous écris sont telles que je ne puis guère les confier qu'à des mains tout à fait sûres. — Mais il est temps de vous parler des affaires de Rome. Le 3 des nones de juillet, Sufénas et Caton ont été absous; Procilius a été condamné. Cela prouve que notre triple aréopage ne tient aucun compte ni de la brigue, ni des comices et de l'interrègne, ni des crimes d'État, ni de la république elle-même. Seulement il ne faut pas tuer un père de famille dans sa maison ; et encore vingt-deux juges ont-ils été d'avis d'absoudre : vingt-huit seulement ont condamné. Dans une péroraison vraiment éloquente, Publius, qui soutenait l'accusation, a ému vivement les juges. Hortalus a été ce qu'il est toujours. Moi, je n'ai pas parlé. Ma fille, qui est malade, avait craint une boutade de ma part contre Clodius. — Ces choses terminées, les habitants de Réate m'ont emmené dans leur Tempe, pour plaider contre ceux d'Intéramne devant un consul et dix commissaires. Il s'agit d'un passage que M. Curius a donné, en coupant la montagne, aux eaux du lac Vélinus, lesquelles se déchargent ainsi dans le Nar, rendant le vallon très-sec et laissant à peine un peu d'humidité à la plaine de Rosa. J'ai logé chez Axius; il m'a mené aux Sept-Fontaines. — Je suis revenu à Rome pour le procès de Fontéius, le 7 des ides de juillet. J'allai au spectacle. A mon entrée, longs et unanimes applaudissements. Mais laissons cela, ce n'est pas à moi d'en parler. Antiphon parut. Il était affranchi avant de se montrer. En deux mots, pour ne pas vous faire languir, il a eu la palme. Mais vous aurez beau dire, il n'y a pas d'acteur plus avorton, de voix plus grêle, de.... Gardez cela pour vous cependant. Dans Andromaque, il faut le dire, il est plus grand qu'Astyanax. Mais partout ailleurs on ne trouverait personne qui fût de taille avec lui. Vous voulez que je vous parle d'Arbuscula ; elle a été charmante. Jeux magnifiques; succès complet. La chasse est ajournée. — Suivez- moi maintenant au Champ de Mars. Là, la brigue est active, a telles enseignes qu'aux ides de juillet, l'intérêt est monté de quatre à huit. Eh! me direz-vous, je n'en suis pas fâché. L'honnête homme! le bon citoyen! César appuie de toutes ses forces Memmius. Les consuls portent Domitius avec lui. Quel a été le prix du marché? c'est ce que je n'ose confier à cette lettre. Pompée ronge son frein, se plaint tout haut, et se déclare pour Scaurus; est-ce du bout des lèvres ou du fond du cœur? je ne saurais vous le dire. Point de candidat qui prime. Nul n'enchérissant, les droits en présence sont de niveau. Messalla faiblit. Ce n'est pas le cœur ou les amis qui lui manquent ; mais la coalition des consuls et Pompée l'entravent. Ces comices-là, je crois, seront prorogés. Les prétendants au tribunat sont convenus, sous serment, de soumettre leur conduite au jugement de Caton. Ils ont déposé chacun cinq cent mille sesterces entre ses mains. Celui qu'il condamnera perdra la somme, et les autres se la partageront. — On attend demain les élections. Si elles ont lieu en effet, et si le messager n'est pas parti, je vous en donnerai tout le détail le 5 des kalendes d'août. Si, comme on s'en flatte, l'argent n'y est pour rien, Caton seul aura plus fait que tous les juges. — Je me suis chargé de la cause de Messius. Appius l'avait placé comme lieutenant près de César ; mais il est revenu pour répondre à la sommation de Servilius, qui lui enjoint de comparaître. Il a pour lui les tribus Promptina, Vélina, Mécia. La lutte sera vive. Cependant on est en mesure. Je me mets ensuite à la disposition de Domitius, puis de Scaurus. Mes discours, vous le voyez, vont se remplir de glorieux noms; peut-être même les consuls désignés y figureront-ils. Si Scaurus n'en est pas, il aura bien de la peine à se tirer d'affaire. — Je vois, d'après les lettres de mon frère, qu'il doit être déjà en Bretagne. J'attends avec inquiétude des nouvelles ultérieures. J'ai déjà gagné de savoir que César m'aime, et que je lui plais. J'en ai des preuves en foule et des plus positives. Mes compliments à Dionysius. Dites-lui donc, persuadez-le donc de venir, le plus tôt possible, nous donner des leçons à mon cher Cicéron et à moi. [4,16] A ATTICUS. Rome, octobre. Vous voyez combien je suis occupé : j'emploie la main d'un secrétaire. Je ne vous reproche point la rareté de vos lettres, je me plains de ce que la plupart se bornent à ces mots : je suis ici, c'est moi qui vous écris ; ou encore je me porte bien. Il y en a deux de ce genre qui m'ont fait cependant un très-grand plaisir ; elles venaient de Buthrote, à peu près à la même date. J'étais inquiet de votre traversée, et si vous avez été bref, du moins vous ne m'avez pas fait attendre, c'est ce qui m'en plaît. J'en ai reçu d'un autre côté une raisonnable et bien remplie, que votre hôte Paccius m'a remise : c'est à celle-là que je vais répondre. D'abord Paccius a pu voir à mon langage et à mes démarches le prix que j'attache à votre recommandation. Je ne le connaissais pas, et il est aujourd'hui l'un de mes intimes. Passons. Vous me parlez de Varron; pour peu qu'il y ait jour, il figurera dans l'un de mes ouvrages. Mais vous connaissez le genre de mes dialogues; par exemple, dans ceux qui traitent de l'art oratoire et que vous vantez tant, les interlocuteurs doivent avoir connu ou entendu les personnages dont ils s'entretiennent. Il en est de même des dialogues sur la république, où je mets en scène Scipion, Philus, Lélius et Manilius. Je leur adjoins quelques-uns de leurs jeunes contemporains, Q. Tubéron, P. Rutilius, les deux gendres de Lélius, Scévola et Fannius ; mais comme je mets toujours une préface à chaque livre, ainsi qu'Aristote l'a fait pour ceux qu'il appelle exotériques, Varron y trouvera tout naturellement place. Ainsi, si je ne me trompe, votre vœu sera rempli. Puissé-je seulement m'en tirer à mon honneur! L'entreprise, vous le savez, est importante, sérieuse, de longue haleine surtout, et j'ai bien peu de temps à moi. — Au milieu de vos éloges vous mêler une critique. Scévola, dites-vous, se retire trop tôt; j'ai eu mes raisons, et notre dieu Platon, a fait de même dans sa République. Socrate vient au Pirée, chez Céphale, riche et aimable vieillard. Durant le premier livre, Céphale prend part au débat. Puis, après avoir discouru très-agréablement, il allègue un devoir religieux et s'en va pour ne plus reparaître. Platon a pensé, je suppose, que la vraisemblance aurait souffert de l'assistance prolongée d'un homme de cet âge à une si longue conversation; la même convenance et de plus puissants motifs encore existaient pour Scévola. Vous vous rappelez quel âge il avait, quelles étaient sa santé et ses hautes dignités, qui ne lui permettaient pas de passer décemment plusieurs jours de suite à Tusculum chez Crassus. Enfin le sujet du premier livre rentre tout à fait dans le genre de ses études, au lieu que l'espèce de technologie, qui fait la matière des deux autres, ne m'a pas paru comporter la présence de ce vieillard assez enclin, comme vous le savez, à tourner les choses en ridicule. — Je donnerai tous mes soins à l'affaire de Pilia, puisqu'elle est si bonne, au dire d'Aurélien. Je m'en ferai un mérite auprès de ma Tullie. Je ne me ménage pas pour Vestorius. Je sais quel intérêt vous lui portez, et je veux qu'il en soit convaincu. Mais, malgré nos deux bonnes volontés réunies, il n'est pas facile de le contenter. — J'arrive à vos questions sur Caton : il a été absous sur le fait des lois Junia et Licinia, et il sera absous de même sur le fait de la loi Fufia, je vous le déclare, le tout à la joie de ses accusateurs plus encore que de ses défenseurs. Au reste, il est tout à fait revenu à moi et à Milon. Lucretius a lancé une accusation contre Drusus. La récusation des juges est fixée au 5 des nones de juillet. Il court de mauvais bruits sur Procilius ; mais vous savez ce que c'est que nos tribunaux. Hirrus est réconcilié avec Domitius. Le sénatus-consulte que les consuls ont fait pour les gouvernements, Quiconque a l'avenir .... peut plaire au sénat, mais non pas à moi qui savais d'avance que la déclaration de Memmius déplaisait à César. Notre cher Messalla et son compétiteur Domitius ont été fort généreux dans leurs largesses au peuple. On leur en a su un gré infini, et leur élection était certaine. Mais le sénat vient de décider qu'il y aurait jugement, jugement non public, avant l'ouverture des comices, et le sort a composé les commissions pour chaque candidat de manière à leur donner vivement l'alarme. Quelques juges, entre autres Opimius Antius, des tribus Véientina et Trementina, se sont pourvus près des tribuns pour faire suspendre tout jugement jusqu'à ce que le peuple en eût ordonné. Ainsi fut fait. Un sénatus-consulte a prononcé l'ajournement des comices jusqu'à ce qu'il intervint une loi pour ce jugement. Le jour pris pour la proposition de la loi, Térentius y fait opposition. Les consuls qui ne montrent pas beaucoup de vigueur portent l'affaire au sénat. Lamentable scène d'Abdéritains ! si bien que je ne pus me taire. Quoi donc, allez-vous dire, n'aviez-vous pas résolu de rester en repos? Pardonnez-le-moi ; mais il n'y avait pas moyen ; c'était par trop ridicule. Le sénat décide que les comices n'auront lieu qu'après que la loi sera rendue, et qu'en cas d'opposition, on en délibérera de nouveau. Les consuls proposent la loi par manière d'acquit. L'opposition a lieu, ce qui ne leur déplaît guère. L'affaire revient au sénat, et voilà qu'on décide cette fois que les comices auront lieu au préalable, l'intérêt public le voulant ainsi. — Scaurus que j'avais fait absoudre quelques jours auparavant par une plaidoirie qui a eu assez d'éclat, voit que, depuis la veille des kalendes d'octobre jusqu'au moment où je vous écris, les auspices, interrogés par Scévola, font remettre de jour en jour l'assemblée, et il en profite pour faire distribuer des largesses au peuple dans sa maison, tribu par tribu. Il a plus largement donné, mais en apparence, avec moins de succès que ceux qui avaient pris les devants. Je voudrais bien voir la mine que vous faites à ce passage; car vous n'avez aucun intérêt, n'est-ce pas, à ce que tout ceci dure encore longtemps? C'est aujourd'hui que le sénat s'assemble. Par aujourd'hui, j'entends les kalendes d'octobre. Le jour commence seulement à paraître. Personne ne dira ce qu'il pense, excepté Antius et Favonius. Quant à Caton, il est malade. Ne craignez pas pour moi. Toutefois je ne réponds de rien. — Après, direz-vous? après? ah ! les procès sans doute? Eh bien! Drusus et Scaurus ont été acquittés. Il est vraisemblable que trois candidats seront poursuivis; savoir : Pomitius par Memmius, Messalla par Q. Pompéius, enfin Scaurus par Triarius ou L. César. Que dire en leur faveur? allez-vous me demander; sur ma tête, je l'ignore. Ces trois livres, tant loués par vous a tort et à travers, ne me fournissent rien ---. Maintenant voulez-vous savoir ce que je pense? qu'il faut se résigner. Quelle a été mon attitude? ferme et indépendante. Mais lui (Pompée) comment s'est-il comporté? convenablement. Il était de mon honneur de poursuivre la satisfaction qui m'était due. C'est ce qu'il a parfaitement compris. Comment donc Gabinius a-t-il été absous ? Le procès n'était que fantasmagorie pure. Ici, des accusateurs muets font de n'y pas croire. Je parle de L. I.entulus, fils de Lucius, contre qui on crie la prévarication. Là, Pompée remuant ciel et terre, puis des juges infâmes. Pourtant il y a eu trente-deux voix pour la condamnation et trente-huit pour l'acquittement. D'autres accusations l'attendent. Il n'est point hors d'affaire. — Comment est-ce que je m'arrange de tout cela, moi ? fort bien, je vous le jure, et je m'en sais un gré infini. Il n'y a plus, mon cher Pomponius, il n'y a plus dans le corps de l'État ni nerfs ni sang. Il a perdu même la couleur et jusqu'à l'apparence de la vie. Plus de république qui m'intéresse et avec laquelle j'aime à m'identifier. Et vous vous accommoderez, direz-vous, de cette manière d'être ! Oui. Je me rappelle de quel éclat la république brillait naguère quand je présidais à ses destinées, et de quelle faveur on paya mes efforts. Aucun reproche ne trouble ma conscience. Le pouvoir absolu d'un seul pèse aujourd'hui de tout son poids sur ceux qui m'enviaient jadis le peu de part que j'eus au pouvoir de tous. Ce sont là des consolations. D'ailleurs, mon caractère reste intact. Je reviens à une existence la plus rapprochée possible de la nature, aux lettres, à l'étude. Le rôle de l'orateur est pénible, mais il a des jouissances qui dédommagent. Ma maison et mes champs font mes délices ; j'oublie d'où je suis tombé ; je vois seulement d'où je me suis relevé. Que j'aie près de moi mon frère et vous, puis arrive que pourra. Avec vous je philosopherai à mon aise. La région de mon âme où la sensibilité réside s'est comme pétrifiée. Il n'y a plus pour moi que la vie privée, que l'intérieur. Enfin vous me trouverez dans un calme incroyable que d'ailleurs je dois surtout à l'espoir de votre prochain retour ; car jamais il n'exista de Sympathie semblable a celle qui nous unit. — Mais apprenez le reste. La situation tend à un interrègne. Il y a dans l'air comme une odeur de dictature. On en parle partout, et c'est ce qui a agi pour Gabinius sur la pusillanimité de ses juges. L'accusation de brigue intentée contre les candidats consulaires a été admise pour tous. Il y a de plus celle de Gabinius, que P. Sylla a portée dans la prévision d'un acquittement, et qui a été reçue en dépit de Torquatus et de son opposition. Mais ils seront tous absous, et il n'y aura désormais de condamnation que pour meurtre. Oh! sur cet article on est sévère et l'on procède chaudement. M. Fulvius Nabilior vient d'être condamné; d'autres plus avisés n'ont pas voulu même en courir la chance. — Ai-je quelque chose encore à dire? ah ! voici. Une heure après l'acquittement de Gabinius, d'autres juges se sont monté la tête et ont appliqué tout net la loi Papia à je ne sais quel Antiochus Gabinius, élève du peintre Sopolis, et qui a été affranchi, et l'un des officiers de Gabinius. Cet homme s'est écrié à l'arrêt qui le condamne comme criminel de lèse-majesté : " Ne sais-je point, Mars, que tu étais avec Vénus ?» — Pomptinius prétend triompher le 4 des nones de novembre; Caton et Servilius, préteurs, s'y opposent ouvertement, ainsi que le tribun Q. Mucius. Ils soutiennent qu'il n'y a point de décret qui l'ait nommé imperator, et il est certain que celui qui existe est fait en dépit du bon sens. Mais Pomptinius aura pour lui le consul Appius. Caton crie que Pomptinius ne triomphera pas, lui vivant. Je crois moi que Caton aura comme à son ordinaire fait du bruit pour rien. Appius songe à se passer de loi et à se rendre à ses frais en Cilicie. — J'ai répondu sur tous les points à la lettre que vous avez remise a Paccius. Mais j'ai encore à vous dire que mon frère me raconte des merveilles de César et de son attachement pour moi, et ce que dit mon frère, César lui-même me le confirme. On s'attend à le voir revenir de l'expédition de Bretagne ; les abords de l'île sont défendus par des fortifications très redoutables. Il est de plus avéré qu'il n'y a pas une once d'argent à recueillir dans toute l'Ile et que les esclaves sont le seul butin qu'on puisse y faire. Je pense que vous n'irez pas chercher parmi eux vos hommes de lettres ou vos musiciens. — Paullus a presque terminé la restauration de la vieille basilique du forum, en se servant des anciennes colonnes. Celle qu'il bâtit sera tout ce qu'il y a de plus magnifique. C'est une construction, s'il faut vous le dire, qui le rend très populaire et lui fait le plus grand honneur. Aussi deux amis de César (Oppius et moi ; pendez-vous si vous voulez) viennent-ils de sacrifier dans la même vue soixante millions de sesterces pour développer, dans le forum, cet édifice dont vous avez toujours l'éloge à la bouche, et pour l'étendre jusqu'au portique de la Liberté. Il n'y avait pas moyen de traiter à moins avec les propriétaires. Ce sera la plus belle chose du monde. Il y aura dans le Champ de Mars sept enceintes électorales de marbre et des galeries de marbre qui seront entourées d'un grand portique de mille pas. Auprès se trouvera une villa publique. Et qu'ai-je à faire de tout cela, direz-vous? Ne me demandez-vous pas les nouvelles de Rome, ou aimez-vous mieux que je vous parle du dénombrement qui ne se fera jamais et des arrêts qui se rendent suivant la loi Coctia? — Maintenant que je vous gronde, et il y a de quoi. Vous me dites, dans votre lettre de Buthrote, dont vous aviez chargé C. Décimius, que vous serez peut-être obligé de faire un tour eu Asie. Mais, de par tous les dieux, je ne vois pas ici pour vous un cheveu de différence entre agir par vous-même et donner pouvoir. Vos absences ne sont-elles pas déjà assez fréquentes, et faut-il encore qu'elles deviennent si longues! Vous auriez bien dû me prévenir à temps de ce projet. J'aurais tenté de vous en dissuader; mais je renfonce mes reproches. Puisse ce peu de mots hâter votre retour ! Je ne vous écris pas plus souvent, faute de savoir d'une manière certaine où vous êtes et où vous allez. J'ai chargé je ne sais plus qui de cette lettre; il a chance de vous voir, cela me suffit. Puisque vous songez à aller en Asie, mandez-moi au moins vers quelle époque vous comptez être de retour, et ce que vous avez fait pour Eutychide. [4,17] A ATTICUS. Rome, novembre. La voilà donc cette lettre si impatiemment attendue ! ô retour qui m'enchante ! quelle exactitude! quelle ponctualité merveilleuse ! que la mer est aimable ! moi qui frissonnais rien qu'en songeant à tout l'attirail de vos précautions lors de la première traversée. Je vais donc vous voir, et si je ne me trompe, plus tôt même que vous ne le dites; car vous comptiez trouver vos dames dans l'Apulie. Et que feriez-vous en Apulie, si elles n'y étaient pas? Vous aurez toutefois quelques jours à donner à Vestorius; il faut vous remettre un peu en goût de latin attique. Ne prendrez-vous pas des ailes pour revoir plus tôt la propre sœur de ma République? On y voit dans un même lieu distribuer l'argent tribu par tribu, à la face des comices, et absoudre publiquement Gabinius. Il ne manque plus que de voir Gabinius en crédit. — Que demandez-vous de Messalla? je ne sais qu'en dire. Je n'ai jamais vu de candidats se présenter avec des forces si égales. Vous connaissez les appuis et les forces de Messalla.Triarius a porté plainte contre Scaurus qui, s'il faut vous le dire, ne trouve pas jusqu'à présent grande sympathie. Cependant son édilité a laissé de favorables souvenirs, et le nom de son père est toujours puissant sur les tribus de la campagne. Les deux compétiteurs plébéiens marchent à peu près ex aequo, l'un, Domitius, appuyé sur ses amis et se faisant un mérite de ses jeux, dont le succès pourtant a été médiocre; l'autre, Memmius, recommandé par les soldats de César et soutenu par la Gaule de Pompée. S'il ne se sent pas assez fort, on pense qu'il trouvera quelqu'un pour rompre les comices en attendant César, surtout Caton ayant été absous. — J'ai reçu des lettres de Quintus mon frère et de César, le 11 des kalendes de novembre : l'expédition était finie, les otages donnés; on n'avait pas fait de butin; on avait seulement imposé des contributions. Les lettres écrites sur les rivages bretons sont datées du 6 des kalendes d'octobre, au moment d'embarquer l'armée qu'on ramène. — Q. Pilius est allé au-devant de César. Quant à vous, si vous avez quelque amitié pour moi et pour les vôtres, si vous êtes homme de parole ou simplement homme de sens, et si vous songez aux biens dont vous pouvez jouir, vous pressez le pas, j'en suis sûr, et vous êtes bien près. Je ne puis, je vous assure, me passer de vous ; est-ce donc merveille, quand j'ai tant de peine a me passer de Dionysius? Apprêtez-vous à nous entendre, au jour venu, vous le réclamer à grands cris, moi et Cicerón. Les dernières lettres que j'ai reçues de vous étaient datées d'Éphèse, du 5 des ides d'août. [4,18] A ATTICUS. Rome, novembre. Vous m'accusez, j'en suis sûr, de négligence et d'oubli, en voyant ma correspondance se ralentir ; mais vos séjours et votre itinérairc n'ayant rien de fixe, je n'adresse mes lettres ni en Épire, ni à Athènes, ni en Asie, et n'en confie qu'à ceux qui partent exprès pour se rendre près de vous. Nos lettres ne sont pas telles qu'elles puissent tomber en d'autres mains sans inconvénients. Elles sont si essentiellement confidentielles que je me défie même souvent d'un secrétaire. — Il est curieux de voir la fin de tout ceci. Les consuls sont dans la boue, depuis que le candidat C. Memmius a lu en plein sénat le marché d'élection passé entre eux et lui, de moitié avec Domitius, son compétiteur, et par lequel Memmius et Domitius s'engagent, sous la condition d'être désignés consuls pour l'année prochaine, soit à payer aux consuls un dédit de quatre cent mille sesterces chacun ; soit à leur procurer 1° trois augures affirmant avoir assisté à la promulgation de la loi curiate qui n'a pas été promulguée; 2°deux consulaires déclarant s'être trouvés à la séance de règlement d'état des provinces consulaires, séance qui n'a jamais eu lieu. Comme ce marché n'était pas verbal, que les livres du compte et les obligations souscrites en font foi, Memmius a tout produit par le conseil de Pompée. Appius est resté impassible, ne perdant rien de son aplomb ordinaire ; mais son collègue était sens dessus dessous : c'est un homme enterré. — Quant à Memmius, il a beaucoup perdu en rompant ainsi le marché, malgré Calvinus (Domitius). Aussi ne rêve-t-il que dictature et fomente-t-il le désordre tant qu'il peut. Admirez, je vous prie, mon sang-froid au milieu de tout cela, le jeu tranquille de mon esprit, mon dédain pour l'argent des Sélicius, et la précieuse consolation que je trouve, comme une planche en mon naufrage, dans ma liaison avec César, qui comble mon frère, je dirai votre frère, bons dieux! d'honneurs, d'égards, de bonnes grâces, au point que Quintus ne serait pas mieux avec moi pour imperator. Croiriez-vous que César vient, à ce qu'il m'écrit, de lui abandonner le choix d'un quartier d'hiver pour ses légions? Et vous ne l'aimeriez pas? et qui donc aimerez-vous de tous ces gens-là? A propos, vous ai-je mandé que je suis lieutenant de Pompée, et que je quitte Rome aux ides de janvier? j'y trouve mon compte de plus d'une façon. Qu'ai-je encore à vous dire? Vous saurez le reste quand je vous verrai. Je suis bien aise de tenir un peu votre curiosité en haleine. Mille compliments à Dionysius. Je lui ai ménagé un logement ou plutôt je lui en ai bâti un. Je vous l'avoue, sa présence mettra le comble à la joie que me cause votre retour. Si vous m'aimez, ce sera chez moi que vous descendrez avec tous les vôtres, le jour de votre arrivée.