[3,0] LIVRE III. [3,1] 56. — A ATTICUS. En chemin, avril. A. III, 1. Je vous ai toujours regardé comme m'étant nécessaire; mais aujourd'hui que j'ai lu le décret de mon exil, et qu'il me faut arrêter un itinéraire, combien je vous désire plus encore ! Si je passais par l'Épire en quittant l'Italie, j'aurais pour me soutenir votre crédit et celui de vos amis. Si je prenais un autre parti, vos conseils me décideraient, et j'agirais avec confiance. Je vous en supplie donc, faites vos dispositions et arrivez au plus vite. Vous le pouvez d'autant mieux, que la loi sur le gouvernement de la Macédoine est promulguée. J'en dirais sur moi davantage, si pour un ami comme vous les faits ne parlaient assez haut. [3,2] 54. — A ATTICUS. Des côtes de Lucanie, 8 avril. A. III, 2. Cette direction était forcée. Il n'y a pas d'asile ou je puisse être plus longtemps en sûreté que chez Sica, en attendant qu'on ait modifié les termes du décret. J'ai réfléchi d'ailleurs que, si vous veniez, il serait facile de regagner Brindes, tandis que, sans vous, il n'y a pas moyen de prendre cette route, à cause d'Autronius. Je vous le répète, venez pour que nous puissions examiner ensemble ma position sous toutes ses faces. C'est un voyage pénible; mais tout est peine dans une grande infortune. Il m'est impossible d'écrire davantage, tant je me sens frappé et abattu. Ayez soin de votre santé. [3,3] 53. — A ATTICUS. Vibone, pays des Bruttiens, avril. A. III, 3. Fasse le ciel que j'aie à vous remercier un jour de m'avoir forcé de vivre! Mais jusqu'ici j'ai cruellement à m'en repentir. Je vous en conjure, venez en hâte me rejoindre à Vibone, où m'a conduit un changement de direction indispensable. Venez; nous réglerons ensemble mon itinéraire et ma retraite. Si vous ne veniez pas, j'en serais surpris. Mais vous viendrez, j'en suis sûr. [3,4] 55. — A ATTICUS. Allant à Brindes, avril. A. III, 4. Accusez mon misérable destin, mais ne me reprochez pas d'inconséquence, si j'ai subitement quitté Vibone, où je vous avais donné rendez-vous. On m'a apporté le décret fatal. L'adoucissement qu'on m'avait fait espérer consiste en ce qu'on me tient éloigné à un rayon de quatre cents milles. Ne pouvant dès lors aller où je projetais, j'ai tourné brusquement vers Brindes, sans attendre la publication du décret. Je ne voulais pas perdre Sica, qui m'avait donné retraite; et d'ailleurs le séjour de Malte ne m'est pas même permis. — Hâtez-vous; vous pourrez me rejoindre, si toutefois on me reçoit quelque part. Je n'ai trouvé jusqu'ici que de bonnes dispositions; mais je crains la suite. Ah ! mon cher Atticus, que je me repens de vivre ! C'est vous surtout qui m'y avez déterminé. Nous en parlerons. Je vous demande seulement de venir. [3,5] 57. — A ATTICUS. Thurium, 6 avril. A. III, 5. Térentia a sans cesse de nouvelles grâces à vous rendre. Je suis pénétré de gratitude. Moi, je traîne la plus misérable vie. Un chagrin profond me consume. Que vous écrire? je n'en sais rien. Si vous n'avez pas encore quitté Rome, plus de possibilité de nous rejoindre en route. Si vous êtes parti, nous serons bientôt ensemble, et nous verrons tous deux ce que je dois faire. Je vous demande une seule chose : vous m'avez toujours aimé, conservez-moi votre amitié, car je suis toujours le même. Mes ennemis m'ont tout arraché, mais ils n'ont pu m'arracher le coeur. Ayez soin de votre santé. [3,6] 58. — A ATTICUS. Pays de Tarente. 18 avril. A. III, 6. J'avais compté que je vous verrais à Tarente ou à Brindes, et j'y tenais pour bien des raisons. Nous nous serions arrêtés en Épire, et j'aurais pu délibérer avec vous à loisir sur tout le reste. Les dieux ne l'ont pas voulu. Ce n'est qu'un malheur de plus, ajouté à tous les malheurs qui m'accablent. Je me rends en Asie, probablement à Cyzique. Je vous recommande tous les miens. Pour moi, je traîne avec peine ma misérable existence. [3,7] 60. — A ATTICUS. Brindes, 30 avril. A.III, 7. Je suis arrivé à Brindes le 14 des kalendes de mai. J'y reçus, ce jour-là même, par vos esclaves, une première lettre, et trois jours après, une seconde. Vous m'engagez à me rendre en Épire, et vous m'y offrez votre maison. Cette bonté me touche, quoiqu'elle ne me soit pas nouvelle, et l'offre serait de mon goût, si je pouvais passer en Épire tout le temps de mon exil. Le grand monde m'est odieux. Je fuis les hommes ; à peine puis-je supporter la lumière du jour. Aussi la solitude, surtout dans un lieu qui m'est cher, serait pour moi sans amertume. Mais d'abord c'est un détour; puis j'ai à craindre Autronius et les autres conjurés; enfin, vous n'y êtes point. Comme séjour, une maison en état de défense me conviendrait. Comme lieu de passage, elle n'est point nécessaire. Si j'osais, j'irais à Athènes : c'était mon voeu. Mais j'y trouverais des ennemis; et je ne vous ai point avec moi. De plus, on dira, je dois le prévoir, qu'Athènes n'est pas à une distance suffisante de l'Italie. Enfin, vous ne me mandez point quel jour je puis espérer de vous voir. — Vous m'exhortez à vivre. Sans doute vos exhortations réussissent a arrêter mon bras, mais elles ne peuvent m'ôter la regret de ma résignation et mon dégoût de la vie. Que me reste-t-il, hélas! si j'ai perdu même l'espoir que j'avais en partant'? Mais je ne reviendrai pas sur la longue suite de maux où m'ont plonge l'iniquité la plus basse, et la haine de mes envieux, plus encore que de mes ennemis. Ce serait aigrir mon mal, et vous faire partager mes douleurs. Sachez seulement que jamais semblables calamités n'accablèrent un homme; et que jamais la mort ne fut pour personne un bien plus désirable que pour moi. Il y eut un temps où je pouvais y recourir avec honneur. Ce temps est passé. Les jours qui s'écoulent ne m'apportent plus de remède. Ils ne font que rapprocher le terme de mes malheurs. — Je vois avec quelle attention vous énumérez tous les indices qui pourraient autoriser l'espoir d'un changement dans la situation. Ces indices sont bien faibles. Mais enfin vous le voulez, je les accepte. Du reste, si vous faites diligence, vous pouvez encore me rejoindre ; ou je me dirigerai vers l'Épire, ou j'irai lentement par la Candavie. Ce n'est pas inconséquence, si je reste dans l'indécision quant à l'Épire. C'est que je ne sais pas encore où je rencontrerai mon frère. Hélas! que sera cette entrevue, et où la séparation se fera-t-elle? Nous séparer, c'est là le plus grand et le plus cruel de mes maux. Je vous écrirais plus souvent et plus au long, si le chagrin n'absorbait toutes les facultés de mon esprit, et ne me rendait particulièrement incapable d'écrire. — Je vous attends avec impatience. Adieu. [3,8] A ATTICUS. Thessalonique, 29 mai. En partant de Brindes, je vous ai mandé les motifs qui m'empêchaient d'aller en Épire. L'Achaïe, qui y touche, est pleine de mes ennemis les plus acharnes, et les passages pour en sortir sont rudes et difficiles. Un autre motif, c'est qu'en arrivant à Dyrrachium, j'ai reçu deux avis : opposés l'un m'annonçant que mon frère s'embarquait à Éphèse pour Athènes; l'autre, qu'il prenait la route de terre par la Macédoine. J'ai envoyé un exprès à Athènes pour l'engager à venir à Thessalonique, où je me dirigeais moi-même, et où je suis arrivé le 10 des kalendes de juin. Depuis, je n'ai pu rien savoir de mon frère, si ce n'est qu'il a quitté Éphèse il y a quelques jours. — Maintenant, que se prépare-t-il encore? Ma perplexité est grande. Vous m'avez annoncé, dans une de vos lettres, que, d'après les nouvelles qu'on vous avait données le jour des ides de mai, on mettait beaucoup d'acharnement à le poursuivre. Suivant une autre lettre de vous, les esprits se calmaient. Malheureusement cette dernière est antérieure en date à la précédente ; el c'est ce qui redouble mes inquiétudes. Avec ce que j'ai déjà de peines qui me déchirent sans relâche, ce nouveau chagrin va m'achever. Les traversées ont été très difficiles; et peut-être mon frère, ne sachant ou j'étais, aura pris une fausse direction. Son affranchi, Phaéthon, ne l'a point vu. Éloigné de lui et jeté par les vents sur la côte de Macédoine, il est accouru à Pella, ou jetais. Je vois que je ne suis pas à la fin de mes malheurs. Que vous dire? Je crains tout. Il n'y a pas apparemment de calamité qui doive manquer a mon triste destin. Accablé déjà de tant de tourments et de maux, me voilà de plus avec un doute affreux arrêté à Thessalonique, n'osant rien décider. — J'en viens aux divers articles de votre lettre. Je n'ai point vu Tryphon Cécilius. J'apprends par vous votre conversation avec Pompée. Rien, selon moi, n'indique dans les affaires le changement prochain auquel vous semblez croire, et dont vous voulez du moins flatter ma douleur. L'enlèvement de Tigrane, resté sans suite, ne laisse plus jour à l'espoir. Vous voulez que j'adresse un remercîment a Varron, je le ferai ; à Hypsius, je le ferai également. Vous me conseillez de ne pas m'éloigner davantage avant de savoir ce qui se passera dans le mois de mai. Oui, je sens que je dois attendre. Mais ou? Je ne sais encore. Dans mon anxiété pour Quintus, je ne saurais me décider a rien. Dès que j'aurai pris une résolution, je vous la dirai. — Vous ne jugerez que trop de l'agitation de mon âme, a l'incohérence de cette lettre. Mais quoique mes maux ne puissent être ni plus grands, ni plus inouïs, j'en souffre moins pourtant que de la faute qui les a causés. Vous voyez aujourd'hui la main perfide qui ma poussé dans le précipice. Plût aux dieux que vous l'eussiez connue plutôt, et que la douleur ne vous eut pas alors ôté, comme à moi, toute présence d'esprit ! Quand on vous parlera de la tristesse qui m'accable et me consume, souvenez-vous que mon plus grand supplice n'est pas d'avoir été frappé, mais de l'avoir été par mon aveuglement, et pour avoir eu foi à un homme que je ne pouvais croire aussi scélérat. Le retour sur mes malheurs, et mes inquiétudes sur Quintus, m'empêchent de continuer. C'est à vous de voir ce qu'il y a à faire, et d'agir pour le mieux, Térentia a toujours de nouvelles actions de grâces a vous rendre. Je vous envoie une copie de ma lettre à Pompée. [3,9] A ATTICUS. Thesalonique, 13 juin. Mon frère a quitté l'Asie avant les kalendes de mai, et il est arrivé a Athènes aux Ides. Il a dû faire diligence pour prévenir les attaques de ceux dont mes malheurs n'ont peut-être pas encore assouvi la haine. J'ai mieux aimé me priver de le voir, et ne pas retarder son arrivée à Rome. Et puis (je vous ouvre mon coeur tout entier, et vous allez juger de l'excès de mes maux ), je n'aurais pu prendre sur moi, dans l'état ou je suis, de voir un frère si tendre et si sensible; je n'aurais pas eu le courage de lui montrer mes misères et mon abaissement, de repaître ses jeux de ce triste spectacle. Enfin, et ce n'est pas la une vaine crainte, peut-être ne lui aurait-il pas été possible de se séparer de moi. Je voyais toujours le moment fatal ou il lui eût fallu renvoyer ses licteurs, ou se faire arracher par force de mes bras. Cette cruelle épreuve nous a été épargnée, mais c'est au prix d'une privation non moins cruelle. Voila où vous m'avez réduit, vous tous qui m'avez persuadé de vivre : je subis la peine de ma faiblesse.— Quoique vos lettres me soutiennent, je ne me fais pas illusion sur la portée réelle de vos espérances. J'ai trouvé toutefois quelque soulagement dans vos paroles, avant d'arriver à ce passage ou vous dites, après avoir parlé de Pompée : " Gagnez Hortensius et tous les personnages de cette nuance. " De par tous les dieux ! mon cher Atticus, ne voyez- vous pas encore d'où sont parties les manoeuvres, les intrigues et les infamies qui ont causé ma perte"? Mais ce sont des choses a traiter de vive voix. Je vous dis seulement, et vous le savez bien, ce ne sont pas mes ennemis qui m'ont perdu, ce sont mes envieux. Quoi qu'il en soit, si vous ne vous abusez point, je me résigne ; et puisque vous l'ordonnez, j'embrasse aussi l'espérance. Mais si, comme je crains, cette espérance est vaine, il faudra bien en venir, vaille que vaille, à ce qu'on n'a pas permis que je fisse à propos. — Terentia me parle dans toutes ses lettres de sa reconnaissance. C'est encore un de mes tourments, que l'affaire de mon malheureux frère. Je ne saurais me décider à rien que je ne sache ce qu'il en adviendra. J'attendrai donc à Thessalonique l'offre des bonnes intentions de vos gens et l'arrivée de vos lettres. S'il y a du nouveau, je verrai ce qu'il faudra faire. Si vous avez quitte Rome aux kalendes de juin, comme vous me l'avez écrit, vous devez être près d'arriver. Je vous ai envoyé une copie de ma lettre à Pompée. [3,10] A ATTICUS. Thessalonique, 18 juin. Votre lettre m'apprend ce qui s'est passé jusqu'au 8 des calendes de juin. Suivant votre conseil, j'attendrai les nouvelles subséquentes à Thessalonique ; il me sera plus facile ensuite de déterminer le lieu de ma retraite. S'il y a du changement, si l'on fait quelque chose pour moi, si j'entrevois enfin quelque espérance, ou je demeurerai ici, ou je me rendrai chez vous comme vous voulez bien m'y engager. Mais si toute lueur s'évanouit, je saurai ce que je dois faire. — Jusqu'ici, rien, absolument rien, dans tout ce qu'on me mande, si ce n'est la division de mes ennemis; mais ils seront divisés surtout plutôt que de l'être à mon sujet, et je ne vois point ce que j'y puis gagner. Néanmoins vous voulez que j'espère, et je vous obéis. Mais puisque vous revenez si souvent, et d'une manière si vive, sur vos reproches, et que vous m'accusez de faiblesse, je vous prie de me dire s'il y a des maux, quelque grands qu'ils soient, que mon malheur n'embrasse? qui jamais tomba de si haut, pour une si noble cause, avec plus de ressources personnelles dans son talent, son expérience et son crédit, défendu par une plus forte ligue de tous les gens de bien? Puis-je oublier ce que je fus? ne pas sentir ce que je suis? quels honneurs j'ai perdus? quelle gloire? quelle famille ? quels avantages de fortune? quel frère? Et ce frère, par un malheur inouï qui m'était réservé, ce frère que j'aime, que j'ai toujours aimé plus que moi-même, il m'a fallu éviter de le voir, ou pour ne pas être témoin, moi, de son deuil et de sa misère, ou pour lui épargner, à lui, qui m'avait laissé au comble de la fortune, le tableau de ma ruine et de mes douleurs! Je passe sur mille pointes cruelles. Les larmes me suffoquent. Enfin, de quoi m'accuse-t-on? De me plaindre, ou de n'avoir pas su tout conserver. Et je le pouvais facilement, sans les conseils de ruine ourdis contre moi dans ma propre demeure. Je pouvais du moins ne perdre tout qu'avec la vie. — Si je vous ouvre ainsi mon coeur, c'est pour obtenir de vous des paroles consolantes, comme vous savez m'en écrire, et non pour vous donner droit de m'adresser des duretés ou des reproches L'accablement ou je suis m'empêche d'en dire davantage; d'ailleurs je n'ai point de nouvelles, et j'en attends de vous. A l'arrivée des courriers, je vous ferai part de ce que j'aurai résolu. Continuez, je vous prie, de me donner tous les détails des événements, et ne me laissez rien ignorer. [3,11] A ATTICUS. Thessalonique, 19 août. Ce que vous m'avez écrit, ce que les messagers m'ont dit sur des garanties qui ne sont pas des meilleures, il est vrai, l'attente où je suis de vos nouvelles, et votre volonté, me retiennent toujours à Thessalonique. Si je reçois la lettre sur laquelle je compte, si les bruits qui m'ont apporté ici quelque espérance se confirment, je me rendrai chez vous. S'ils ne se confirment point, je vous manderai mes résolutions. — Pour vous, mon cher Atticus, employez en ma faveur, comme déjà vous l'avez fait, démarches, conseils, influence. Mais trêve de consolations ; faites-moi grâce de vos reproches. Car je me demande alors où est votre affection, où est votre sympathie, à vous que je crois cependant touché de mes disgrâces, à vous à qui je crois des consolations non moins nécessaires qu'à moi-même? — Prêtez secours à ce pauvre Quintus, le meilleur, le plus tendre des frères; et donnez-moi des nouvelles. Mais que je puisse y compter. [3,12] A ATTICUS, Thessalonique, 17 juillet. Vous argumentez fort bien sur ce qu'il faut espérer, surtout de la part du sénat; vous annoncez qu'on s'occupe de la clause qui défend de rien proposer qui me concerne, et qui tient les bouches fermées. Vous arrivez ensuite à des reproches sur ma tristesse; mais si je suis triste, c'est que personne n'eut jamais plus sujet de l'être; et vous ne le pouvez nier. Vous attachez une espérance aux comices. Comment? Avec le même tribun et un consul désigné, qui est mon ennemi? — Je suis consterné de ce discours qui se répand. Oui, parez le coup, s'il est possible; je l'ai fait dans un mouvement de colère; j'avais été provoque; mais je l'avais supprimé avec tant de soin, que je ne croyais pas qu'il en restât une seule copie. Je ne sais comment on est parvenu à se le procurer: mais comme il se trouve que je n'ai jamais eu un mot avec cet homme, et comme l'écrit est d'une négligence de style qui ne m'est pas ordinaire, je crois qu'il sera facile de le désavouer. Je vous recommande ce soin, si d'ailleurs ma position n'est pas sans remède. Sinon, je n'y tiens pas. — Je suis toujours ici, languissant, incapable de parler, de penser. Quoique je vous aie témoigné le désir de vous voir à Dodone, je n'en parle plus; je comprends que vous m'êtes utile là-bas, et qu'ici vous n'auriez pas même un mot consolant à me dire. Je n'ai pas la force de continuer. D'ailleurs, je n'ai rien à vous apprendre. C'est de vous que j'attends des nouvelles. [3,13] A ATTICUS. Thessalonique, 8 août. Je vous avais parlé, il est vrai, de mon prochain départ pour l'Épire; mais quand j'ai vu décliner et s'évanouir mes espérances, ma résolution a changé, et je n'ai point bougé de Thessalonique. J'y attendais aussi une nouvelle lettre de vous sur ce que vous me mandiez dans votre dernière, qu'il pourrait être question de moi au sénat, à la suite des comices. Vous le teniez de Pompée. Les comices ont eu lieu : vous ne m'écrivez rien ; j'en conclus que vous n'avez rien à m'écrire. L'illusion n'a pas été longue. Je ne m'en plains point. Quant au mouvement qui, selon vous, pouvait m'être utile, ceux qui arrivent m'assurent que ce n'est rien. Enfin, il y a encore un faible espoir dans les nouveaux tribuns. Eh bien ! je veux attendre : mais ne dites plus que je m'abandonne, et que je ne réponds point au zèle de mes amis. — Au lieu de me reprocher sans cesse de ployer sous les disgrâces, vous devriez bien montrer quelque indulgence pour une infortune qui passe tout ce que vous avez jamais vu ou entendu. Mais le chagrin, dit-on, va jusqu'au point d'affecter ma raison. Non, ma raison est entière ; et plût aux dieux qu'elle n'eût pas été plus malade au moment fatal ou ceux qui devaient avoir le plus a coeur de me défendre se sont montrés mes plus cruels ennemis, et par un indigne et barbare artifice, ont exploité mes craintes pour me perdre plus sûrement ! — J'irai bientôt à Cyzique, où les courriers seront plus rares. Veuillez donc ne pas perdre un moment pour m'instruire de tout ce qui peut m'intéresser. Conservez votre amitié à Quintus, mon frère. S'il échappe à mon naufrage, je n'aurai pas péri tout entier. [3,14] A ATTICUS. Thessalonique, 21 juillet. Votre dernière lettre me rend bien impatient de savoir ce que Pompée veut ou prétend vouloir faire pour moi. Les comices doivent avoir eu lieu. Il était disposé, m'avez-vous dit, à s'occuper de mon affaire après les opérations. Si j'ai tort de me flatter, à vous la faute. A la vérité, vos lettres ne sont guère conçues de façon à me faire espérer une solution prochaine. De grâce, dites-moi là-dessus, et sans détour, toute votre pensée. Mon malheur est le résultat de plus d'une faute. Mais enfin, s'il m'était donné de réparer en partie mes torts, je regretterais moins ce qu'il m'a fallu, ce qu'il me faut d'efforts pour supporter la vie. —Je n'ai point quitté Thessalonique, parce que c'est un passage, et que je puis chaque jour y avoir des nouvelles. Mais il faut à la fin que j'en sorte, non que Plancius ne veuille m'y retenir; mais ce lieu n'est pas ce qui convient à une infortune comme la mienne et à de si grandes douleurs. Je n'ai point été en Épire, comme je vous l'avais dit, parce qu'au moment même, courriers et lettres furent d'accord que rien ne motivait encore mon rapprochement de l'Italie. Si j'apprends quelque chose des comices, je me rendrai en Asie. Dans quel lieu? Je ne sais encore; mais je ne vous le laisserai pas ignorer. [3,15] A ATTICUS. Thessalonique, 19 août. J"ai reçu quatre lettres de vous aux ides d'août. Dans la première, vous me reprochez mon peu de fermeté : l'état de souffrance et de maigreur où vous a dit m'avoir laissé l'affranchi de Crassus, fait le sujet de la seconde ; la troisième est relative à ce qui s'est passé au sénat; enfin, dans la quatrième vous me confirmez, sur la parole de Varron, les bonnes dispositions de Pompée. — Je réponds au premier article, que ma douleur ne va point jusqu'à me faire perdre l'esprit, et que c'est même une de mes douleurs de sentir mon esprit si ferme, et de n'avoir personne avec qui parler. Comment! quand je vous vois gémir pour moi, pour un seul de vos amis absent, il me serait interdit de me plaindre à moi, pour qui tout est absent au monde, et vous et les autres? Comment! vous n'avez rien perdu, et vous sentez que je vous manque ; et moi, qui ai tout perdu, je ne pourrais pousser un soupir! Je ne veux point énumérer les biens qu'on m'a ravis; je n'aurais rien à vous apprendre, et ce serait rouvrir mes blessures. Seulement, j'affirme encore que nul ne se vit jamais dépouillé de plus de biens, ni précipité dans plus de maux. Au lieu d'alléger mes peines, chaque jour les augmente. La douleur se calme d'ordinaire avec le temps. Par une fatale nécessité, la mienne puise au contraire de nouvelles forces dans sa durée, et s'accroît par le sentiment du mal présent et par les souvenirs du passé. Ce ne sont pas seulement mes biens, ma famille; c'est moi-même encore que je cherche et que j'appelle. Que suis-je en effet maintenant? Mais laissons là ces plaintes. Je ne veux pas déchirer votre coeur, ni porter trop souvent la main sur mes plaies. Je vous avais parlé de mes envieux ; vous les défendez, et parmi eux vous me nommez Caton. Je suis si loin de le soupçonner, que l'une de mes plus vives douleurs est d'avoir laissé prévaloir près de moi l'hypocrisie sur sa droiture. Quant aux autres, eh bien ! qu'ils soient innocents à mes yeux, puisqu'ils le sont aux vôtres. Mais toutes ces réflexions sont de trop. L'affranchi de Crassus a mis beaucoup du sien dans le rapport qu'il vous a fait. — Tout s'est bien passé, dites-vous, au sénat. Quoi! et Curion? Se pourrait-il qu'il n'eût pas lu cette harangue déterrée je ne sais d'où? Axius, qui me rend compte aussi de la séance, ne dit pas tant de bien de Curion. Mais quelques détails ont pu lui échapper; au lieu que vous, à coup sûr, vous ne dites que ce qui est. Le langage de Varron permettrait de compter sur César. Mais il faut que Varron lui-même prenne l'affaire à coeur. Ses sentiments et vos instances l'y détermineront, je n'en doute pas. — Si jamais la fortune veut que je vous revoie vous tous et la patrie, nul de mes amis, je le jure, n'aura plus à s'en féliciter que vous. Mon amitié, je le confesse, n'a guère eu jusqu'ici l'occasion de se produire; mais elle reprendra ses droits, et vous reconnaîtrez que Cicéron revit pour Atticus non moins que pour son frère et ses enfants. J'ai failli sans doute, et je le reconnais; pardonnez-moi. J'ai failli surtout à moi-même. Et vous parlant ainsi, ce n'est pas que je ne sache combien vous avez été affecté de ma disgrâce; mais supposez qu'au lieu de n'être que mon ami d'inclination, vous l'eussiez été par devoir et par reconnaissance, sans doute, vous si riche en bons conseils, vous ne m'en eussiez pas laissé manquer. Vous ne m'eussiez pas laissé persuader qu'il fût de mon intérêt de ne point m'opposer à la loi sur les corporations. Votre amitié s'est contentée de mêler des larmes aux miennes. Au fait, était-ce votre affaire de passer les jours et les nuits à réfléchir sur mes dangers? quels services reçus de moi vous en imposaient l'obligation? C'est là mon crime, non le vôtre. Ah ! dans le trouble où m'avait jeté la lettre pleine de réticences de Pompée, si une voix amie, la vôtre ou toute autre, m'eût éclairé sur mes lâches résolutions (et que cela vous était facile!), de deux choses l'une alors : ou je serais mort avec honneur, ou je jouirais aujourd'hui de mon triomphe. Pardonnez ces réflexions, qui m'inculpent plus que personne. Si je vous associe ensuite a ma faute, c'est comme un autre moi-même, et par le besoin que j'ai de chercher un second coupable. En revoyant la patrie, si jamais je la revois, j'aurai un poids moins pesant sur la conscience. Certes, puisque vous ne me devez rien, vous m'aimerez alors pour vos seuls bienfaits. — Vous dites que Culéon voit une nullité dans le caractère de privilège que présente le décret. Ce moyen est assez bon. Mais abroger vaut bien mieux. S'il n'y a point d'opposition, quoi de plus sur? S'il yen a, on en ferait aussi à un décret du sénat. L'abrogation répond à tout. La première loi ne m'atteignait pas. Lorsque la proposition en fut faite, j'aurais dû parler pour ; ou mieux encore, me taire. Par là, je lui aurais été ce qu'elle avait de danger pour moi. La, pour la première fois, l'inspiration me manqua, ou plutôt j'en suivis une détestable. Aveugles, aveugles que nous étions avec nos vêtements de deuil et nos supplications au peuple. Il fallait attendre que je fusse attaqué en personne. Jusque-là, c'était appeler le danger. Enfin les faits sont accomplis. Il en sort une leçon toutefois : quand on agira, on devra se garder de toucher à une loi si populaire dans plusieurs de ses dispositions. — Mais c'est folie a moi de prétendre dicter ce qu'il faut faire, et comment on doit s'y prendre. Veuillent les dieux seulement qu'on fasse quelque chose! A cet égard, je crois que vos lettres sont loin de me tout dire; vous craignez de me mettre au désespoir. Enfin, agira-t-on? le croyez-vous? et savez- vous comment? Fera-t-on intervenir le sénat? Ne m'avez-vous pas mandé que Clodius avait fait afficher, à la porte même de la curie, I'article qui défend toute proposition, ou même toute allusion au rappel de la loi? Comment donc Domitius a-t-il pu annoncer une motion. Suivant votre lettre, des mots ont été prononcés; on a même avancé une proposition formelle; et Clodius se serait tu. S'adressera-t-on au peuple? Mais alors l'unanimité des tribuns n'est-elle pas nécessaire? Et l'article de mes biens, et celui de ma maison? Sera-t-elle rebâtie ? et, si elle ne l'est pas, sera-ce un rétablissement pour moi? Si vous ne voyez de solution sur tous ces points, pourquoi me donner des espérances? et s'il n'y a rien à espérer, qu'est-ce que la vie pour moi? — J'attends à Thessalonique des nouvelles de ce qui se sera passé aux calendes d'août; et je verrai alors à prendre mon parti. Ou j'irai dans vos terres éviter la vue de gens qui me sont odieux, jouir du plaisir que vous me promettez de vous revoir, tout en me tenant plus à portée des événements, et satisfaire, je crois, au voeu de mon frère autant qu'au vôtre. Ou enfin j'irai jusqu'à Cyzique chercher une retraite. Votre prudence, Atticus, ne m'a pas secouru dans le danger. Ou vous avez eu trop bonne opinion de la mienne, ou vous avez cru n'avoir qu'à vous tenir prêt. Trahi, enveloppé, conduit de piège en piège, j'ai moi-même abandonné tous mes appuis, .l'ai répudié, j'ai délaissé l'Italie qui se levait tout entière pour me défendre. Je me suis livré, moi et les miens, à mes ennemis : vous avez tout vu, et pas un mot n'est sorti de votre bouche. Cependant vous étiez sinon plus clairvoyant, du moins plus de sang-froid. — Tendez donc aujourd'hui, si vous le pouvez, tendez la main à un malheureux, et, cette fois, venez à son aide. Si toutes les voies me sont fermées, dites-le-moi; et ne me grondez plus, ne me bercez plus de belles paroles. Si j'accusais vos sentiments, je n'irais point chercher un abri sous votre toit. Je n'accuse que moi, qui fus assez insensé pour me croire aimé comme je prétendais l'être. Votre amitié, dans ce cas, eût été, non plus sincère, mais plus active. Vous m'eussiez arrêté quand je courais à ma perte; et vous n'auriez pas aujourd'hui tant de peine à prendre pour me sauver du naufrage. Voyez; assurez-vous, et ne m'écrivez qu'en parfaite connaissance de cause. Faites que je retrouve, non ma position, non mes espérances, j'y renonce, mais du moins une existence telle quelle. Encore une fois, ce n'est pas vous, c'est moi seul que j'accuse. Si vous pensez que je doive des lettres a quelques personnes, soyez assez bon pour les faire vous-même et pour les envoyer comme de moi. [3,16] A ATTICUS. Thessalonique 21 août. Je reste dans l'incertitude sur la direction que je dois prendre, parce que j'attends de vous les nouvelles des kalendes de juillet : rien autre ne m'arrête. Si vous me donnez une espérance, j'irai en Épire; sinon, à Cyzique, ou en tel autre lieu qu'il plaira au ciel. — Plus je relis vos lettres, plus ma confiance diminue. Je suis plein d'espérances en les recevant; puis tout tombe à la lecture. Il est visible que, quand vous m'écrivez, vous êtes dominé a la fois par la vérité et par le désir d'en adoucir l'amertume. Mais, je vous en supplie, présentez-moi les faits tels qu'ils sont, et vos conjectures, donnez -les-moi comme conjectures. [3,17] A ATTICUS. Thessalonique, 4 septembre. Je n'ai que de tristes nouvelles de mon frère Quintus. Les courriers ne m'en ont point apporté d'autres depuis la veille des nones de juin jusqu'au lendemain des kalendes de septembre. Ce même jour, arriva Livineius, affranchi de Régulus, envoyé par son maître. Il me dit qu'il n'avait pas été fait de motion par le fils de Clodius, mais que le bruit en avait couru. Il me remit aussi une lettre de mon frère. Mais le surlendemain, les esclaves de Sextius m'en apportèrent une de vous beaucoup moins rassurante. Je suis dans une inquiétude mortelle, sachant surtout que c'est Appius qui jugera. — Quant à mon retour, je vois par votre lettre que l'on n'y pousse pas aussi vivement qu'on me le fît espérer d'ailleurs. Toutefois, comme le moment approche où mon sort sera décide, je compte aller chez vous, ou même me tenir encore dans ces environs. Mon frère m'écrit que vous êtes son unique soutien en toute chose. Je ne vous adresserai pas de prières, vous les prévenez; ni d'actions de grâce, vous n'en voulez pas. Puisse seulement la fortune me permettre un jour la jouissance tranquille et pure d'une telle amitié ! Je suis toujours impatient de vos lettres. Soyez exact et vrai. Ne craignez pas d'être importun ou sévère. [3,18] A ATTICUS. Thessalonique, septembre. Vous n'excitez pas médiocrement mon impatience par les nouvelles que vous tenez de l'amitié de Varron : Pompée, vous a-t-il dit, va enfin s'occuper de mon rappel; il n'attendait qu'une lettre de César pour en faire faire la proposition par un homme à lui. Ce plan a-t-il avorté? La lettre de César m'a-t-elle été contraire? ou puis-je espérer encore? Pompée, disiez- vous aussi, devait aborder la question après les comices ! — Pour peu que vous vous fassiez une idée de mes maux, et qu'il vous reste quelque pitié, vous ne me laisserez pas dans cette incertitude. Mon frère Quintus, cet homme admirable, qui m'aime si tendrement, ne m'écrit que des lettres pleines d'espérance. il craint, je le vois bien, que je ne tombe dans le découragement. Vos lettres à vous sont plus mêlées : vous ne voulez ni me mettre au désespoir, ni me laisser aller à une confiance téméraire. Je vous conjure de ne me rien cacher de tout ce que vous savez de positif. [3,19] A ATTICUS. Thessalonique, 15 septembre. Tant que vos lettres à tous m'ont donne de l'espérance, je suis resté à Thessalonique, dans l'attente des événements. Maintenant que toutes les chances sont épuisées pour cette année, je renonce à l'Asie, dont le grand jour m'est odieux; et je veux d'ailleurs me tenir à portée des incidents que pourraient susciter les nouvelles nominations. Je me rends en Épire; non que le charme des lieux me séduise, je voudrais fuir jusqu'à la lumière du jour : mais il me sera doux, si jamais je dois revenir, de partir de ce port que vous m'avez ouvert. Et s'il n'est plus de retour pour moi, là, mieux qu'ailleurs, je saurai supporter cette misérable existence, ou, ce qui est bien préférable, m'en débarrasser. Je ne compte garder qu'une suite peu nombreuse. Je congédierai le gros de mon monde. — Vos lettres m'ont toujours donné peu d'espérance, et j'en ai toujours trouve moins en moi que dans vos lettres. Mais puisqu'on agit enfin, quelle que soit la manière dont on s'y prenne, et par quelque motif qu'on se détermine, je ne ferai faute, ni a la voix déchirante et cruelle d'un frère unique, le meilleur des frères, ni aux avances de Sextius et des autres tribuns, ni à la confiance de Térentia, qui ne cesse de gémir ; ni aux prières de ma pauvre Tullie, la plus infortunée des filles; ni enfin à votre fidèle amitié. C'est en Épire que je trouverai le terme de mes maux, ou par mon rappel, ou par le moyen dont je vous parlais. — Je vous en conjure, mon cher Atticus, vous qui me voyez dépouillé, par la perfidie, de tout ce qu'il y a de plus grand, de plus cher et de plus doux parmi les hommes ; qui me voyez trahi et poussé dans le précipice par ceux qui me devaient conseils et secours ; vous enfin qui savez qu'il m'a bien fallu ensuite tomber dans l'abîme avec les miens; je vous en conjure, ne me refusez pas votre aide et votre pitié ; défendez Quintus, mon frère : on peut le sauver encore; tenez lieu de protecteur a Terentia et a mes enfants. Pour moi, si vous pensez qu il me soit donné de vous revoir un jour, là où vous êtes, attendez moi; sinon, venez, et assignez-moi seulement autant d'espace que mon corps en peut occuper. Expédiez-moi des courriers, et multipliez-les. [3,20] A Q. CECILIUS POMPONIANUS ATTICUS, FILS DE QUINTUS. Thessalonique, 4 octobre. Bon ! j'aime ce nom-là. Voilà un oncle qui a fait son devoir! Je vous parlerais de ma joie, si ce mot m'était permis. Qu'aurais-je, hélas! à désirer en ce moment, si j'eusse trouvé en moi plus d'énergie et d'esprit de conduite, plus de bonne foi dans ceux en qui je m'étais confié? Mais laissons ces souvenirs, qui ne font qu'aigrir mes maux. Vous vous rappelez aujourd'hui, j'en suis sûr, ce que je fus et ce qu'étaient mon bonheur et ma gloire. Ces biens, je vous en supplie, au nom de vos prospérités, ne cessez de travailler a ce que je les recouvre, et faites que le nouveau jour de naissance qui verra mon retour, je le passe dans votre belle demeure avec vous et les miens. En attendant ce moment si désiré, qu'il m'est enfin permis d'entrevoir, j'aurais voulus aller chez vous en Épire. Mais d'après ce qu'on me mande, il me parait plus à propos de rester ici. - Ce que vous pensez de ma maison et du discours de Curion est fort juste. Si on me rappelle (et qu'on me rappelle ! ) tout suivra; ma maison par-dessus tout. Mais je ne veux rien particulariser. Je m'en remets entièrement à votre amitié et à votre dévouement : je suis charmé d'apprendre que vous ayez sitôt terminé les affaires de la belle succession que vous recueillez. - Tout ce que vous possédez, dites-vous, est à mon service, et c'est à vous que je dois recourir de préférence en toutes choses. Je sens le prix de cette offre ! Déjà vous vous êtes chargé, je le vois bien, d'une foule de soins dans mes intérêts. Personne n'y peut mieux réussir; et avec vous on n'a pas même besoin de demander. — Vous me défendez de croire que j'aie jamais eu le moindre tort, le moindre oubli envers vous; je me soumets. C'est un poids de moins sur ma conscience. Mais je n'en éprouve que plus de gratitude pour des services qui sont si fort au-dessus de ce que j'ai jamais pu faire.— Mandez-moi ce que vous voyez, ce que vous pensez et ce qui se passe; faites concourir tous vos amis à l'oeuvre de mon retour. La loi de Sextius n'est ni assez digne ni assez significative. Il fallait me nommer, et désigner mes biens. Je vous recommande cette observation. [3,21] A ATTICUS. Thessalonique, 28 octobre. Il y a, au moment où je vous écris, trente jours que je suis sans lettre. J'ai toujours, comme je vous l'ai marqué, l'intention d'aller en Épire,et d'y attendre les événements. Je vous prie de me dire positivement, et sur toute chose, ce que vous pouvez en prévoir. Je vous prie aussi de continuer d'écrire en mon nom à tous ceux à qui il serait utile de le faire. [3,22] A ATTICUS. Thessalonique et Dyrrhacium, 25 novembre. Mon frère et Pison ont mis grand soin, dans leurs lettres, à me rendre compte de ce qui vient de se passer. Mais je n'en regrette pas moins que vos occupations vous empêchent d'y joindre, comme de coutume, votre version et vos commentaires. J'ai déjà voulu maintes fois me mettre en route pour l'Épire ; mais toujours l'obligeant Plancius est là qui me retient. Sa conviction, que je ne partage point, est qu'un jour nous reviendrons ensemble ; et il veut que ce soit un grand honneur pour lui. Mais on dit qu'il arrive des troupes; il faudra bien que je m'éloigne. Vous le saurez, car vous ne devez pas ignorer ou je suis. D'après l'intérêt que me montre Lentulus, et dont ses actions ne témoignent pas moins que ses paroles, je commence en effet à espérer dans les bonnes dispositions de Pompée. Du moins vous m'avez toujours représenté comme toute puissante l'influence de l'un sur l'autre. Du côté de Métellus, mon frère me donne des espérances, dont il vous fait honneur entièrement. Courage donc, mon cher Atticus, et que je vous doive de vivre avec vous et les miens. Ne me cachez rien dans vos lettres. Je souffre de mes maux, je souffre d'être loin de ma famille, loin surtout de ceux que j'aime plus que moi-même. Prenez soin de votre santé. —J'aurais été trop longtemps sans nouvelles, en allant en Épire par la Thessalie; c'est pour ce motif que je suis venu à Dyrrhachium, dont les habitants me sont tout dévoués, et où j'achève cette lettre, commencée à Thessalonique. Je vous informerai de mon départ pour l'Épire. Tenez-moi très exactement, je vous prie, au courant de ce qui se passe, de quelque nature que ce soit. J'attends aujourd'hui l'arrêt de ma délivrance ; ou bien adieu, même à l'espoir. [3,23] A. ATTICUS. Dyrrachium, 30 novembre. J'ai reçu trois lettres de vous le 5 des kalendes de décembre. Dans la première, datée du 8 des kalendes de novembre, vous me conseillez d'attendre avec courage le mois de janvier, et vous me parlez de vos justes motifs de confiance, du dévouement de Lentulus, des bonnes dispositions de Pompée sous tous les rapports. Contre votre ordinaire, vous n'avez pas mis de date a la seconde, mais elle en a une certaine, le 4 des kalendes de novembre, puisque vous m'avez écrit dites-vous, le jour ou a été proposée la loi des huit tribuns. Vous expliquez en quoi, selon vous, cette proposition, quoique sans effet, a pu rendre ma situation meilleure. Si ma destinée doit suivre le sort de cette tentative infructueuse, et si elle est désespérée, je conjure votre amitié de ne pas taxer mes observations de folie, et d'avoir pitié d'une pauvre imagination qui travaille dans le vide. Si, au contraire, tout n'est pas perdu, je vous prierai de veiller à ce que mes intérêts soient mieux défendus par de nouveaux magistrats. — La proposition qui n'a pas eu de suite se composait de trois articles. Le premier, relatif à mon rappel, a été rédigé sans réflexion : on me rendait les droits civils et mon rang. C'est beaucoup dans ma position. Mais vous n'ignorez pas ce qu'il fallait ajouter, et dans quels termes. Le second article renfermait la clause ordinaire d'impunité pour l'auteur de la loi nouvelle, dans le cas ou elle serait en opposition avec quelques lois antérieures. Quant au troisième article, sachez, je vous prie, quels en étaient les motifs, et qui l'a fait insérer. Clodius avait fait déclarer par sa loi qu'elle ne pourrait être infirmée ni par le sénat, ni par le peuple. Mais on a abrogé bien des lois sans s'arrêter à ses clauses comminatoires. Autrement, il n'y aurait pas d'abrogation possible; car il n'y a pas de loi ou on ne les insère par précaution : mais quand on abroge la loi, on abroge du même coup la formule de non-abrogation. — Voilà le droit, voila l'usage. Comment donc nos huit tribuns ont-ils été insérer dans leur projet une clause comme celle-ci : Sera considérée comme nulle et de nul effet toute disposition de la présente loi, qui dérogerait à ce que des lois ou plébiscites (c'est-à-dire, la loi Clodia) auraient défendu de modifier ou abroger expressément ou implicitement, en tout ou en partie; sont maintenues les pénalités portées par lesdites lois ou plébiscites contre toute proposition de changement ou d'abrogation expresse ou implicite. — Rien de tel ne pouvait tomber sur les tribuns, puisque l'oeuvre de leur collègue ne les oblige point. J'appréhende donc qu'il n'y ait quelque perfidie cachée sous cet article, dont le trait, qui ne peut les atteindre, est évidemment lancé contre moi. Qu'en effet, il y ait chez eux pusillanimité, ils se croiront d'autant plus tenus à maintenir cette clause. Clodius l'a bien entendu ainsi, lorsque, le 4 des nones de novembre, il a déclaré, en pleine assemblée, que les nouveaux tribuns verraient leur devoir dans cet article. Cependant vous savez qu'il n'existe dans aucune loi d'abrogation, et l'on n'eût pas manqué de l'insérer dans toutes s'il avait été jugé nécessaire. Voyez donc comment Ninnius ou les autres ont pu s'y méprendre; de qui vient la clause ; pourquoi les huit tribuns n'ont pas hésité à proposer mon rappel au sénat, contre les défenses expresses de la loi Clodia; et s'ils ont cru pouvoir ne pas s'arrêter devant ces défenses, pourquoi, en abrogeant la loi, ils ont pris des précautions inutiles même à ceux qui ne seraient pas, comme eux, libres de ne point l'observer. Éclaircissez ces différents points, je vous prie. Je serais bien fâché, je l'avoue, de voir cet étrange article proposé de nouveau par les tribuns de l'année prochaine. Mais qu'ils rédigent leur loi comme il leur plaira : pourvu que mon rappel y soit, je n'en demande pas davantage. —J'ai honte, en vérité, de vous en écrire tant. Ma lettre arrivera trop tard, et tout ce travail de mon esprit sera un sujet de pitié pour vous et de dérision pour les autres. S'il en est temps encore, voyez la loi rédigée par Vitellius pour T. Fadius; elle me semble très bien. Celle de Sextius, que vous approuvez si fort, ne me plait nullement. — Dans votre troisième lettre, datée de la veille des ides de novembre, se trouve une appréciation fidèle et réfléchie de tout ce qui complique ma position, de ce que j'ai à attendre de Pompée, de Crassus et des autres. Aussi, je vous en conjure, pour peu qu'il y ait apparence de succès dans le zèle des gens de bien, le crédit des hommes puissants, les dispositions du peuple, n'hésitez pas; emportez l'affaire de haute lutte. Travaillez-y vous-même, et stimulez les autres. Si, au contraire, comme vos pressentiments et les miens me le font craindre, il n'y a rien à faire oh! alors, pour toute prière, aimez mon frère, ce frère que j'ai si malheureusement entraîné dans ma ruine; empêchez-le de prendre conseil du désespoir; l'intérêt du fils de votre soeur l'exige. Servez jusqu'au bout de protecteur à mon pauvre Cicéron, à qui je laisserai pour tout héritage un nom flétri et détesté. Enfin que Térentia, de tous la plus misérable, soit sûre de vous avoir toujours pour appui. Je partirai pour l'Épire, quand je connaîtrai les premiers actes du nouveau tribunat. Ne manquez pas, je vous prie, de me dire dans votre prochaine lettre comment il s'annonce. [3,24] A ATTICUS. Dyrrachium, 10 décembre. Quand vous m'écrivîtes que c'était de votre consentement que le règlement d'état des gouverneurs consulaires avait eu lieu, quoique j'en appréhendasse de mauvaises suites, j'espérai que vous aviez vu les choses plus sagement. Mais depuis qu'on m'a dit et mandé que le blâme le plus vif s'attache à la mesure, cela me fait trembler. N'aurai-je pas perdu par la le peu d'espoir qui me restait? Où sera mon refuge en effet, si les tribuns du peuple se fâchent? Et n'ont-ils pas toute raison de se fâcher, quand on marche sans eux, quand mes défenseurs et mes amis consentent à ce qu'on leur enlève une part de leurs prérogatives ; et cela au moment même où ils déclaraient ne vouloir user de leur pouvoir dans le règlement d'état des consuls, que pour les intéresser à ma cause, et non pour les entraver? Maintenant, si les consuls ont envie de faire de l'opposition contre moi, rien ne les gène; et s'ils me sont favorables, que pourront-ils contre la mauvaise volonté des tribuns? En vain dites-vous qu'à défaut de consentement de votre part, on se serait adressé au peuple. Mais on n'eut rien pu faire sans les tribuns. Nous n'aurons plus, je le vois bien, les tribuns pour nous, ou, s'ils nous restent, ils seront sans action sur les consuls. — Autre conséquence fâcheuse. Cette déclaration si importante du sénat, de ne s'occuper d'aucune affaire avant la mienne, nous en perdrons tout le fruit, et nous le perdrons par une démarche sans nécessite, insolite, inouïe. Car je ne crois pas que jamais on ait révélé l'état des gouvernements pour des consuls désignés. Du moment ou l'on a pu s'écarter d'une marche si bien arrêtée dans mon intérêt, il n'y a pas de raison pour qu'on n'abandonne pas tout. Mais, dites-vous encore, la démarche a plu à nos amis. Je le crois bien vraiment. Il était difficile de se déclarer ouvertement contre des propositions avantageuses aux deux consuls; il était plus difficile encore de manquer de déférence à Lentulus, l'un de mes plus dévoués défenseurs, et à Métellus, qui m'a fait si noblement le sacrifice de ses inimitiés. Mais je crains que nous ne tenions pas les consuls, et que nous n'avions plus les tribuns. Comment tout cela est-il arrivé? où en est-on maintenant? Écrivez-le-moi, et sans détour, comme vous me l'avez promis. Dût-elle ne pas me plaire, je vous saurais gré de la vérité. [3,25] A ATTICUS. Dyrrachium, décembre. Depuis que vous m'avez quitté, j'ai reçu des lettres de Rome ; et il est visible que mon sort est de pourrir ici. Il faut bien que vous ne voyiez plus d'espoir, puisque, cela soit dit sans vous fâcher, vous choisissez ce moment pour vous éloigner, vous dont je connais le tendre dévouement. Mais je m'arrête; je craindrais de paraître ingrat, et il ne faut pas qu'on croie que je veux voir l'univers tout entier se perdre pour moi et avec moi. N'oubliez pas, je vous en prie, votre promesse, et arrangez-vous pour me joindre n'importe où, avant les kalendes de janvier. [3,26] A ATTICUS. Dyrrachium, décembre. On me remet la lettre de mon frère et le sénatus-consulte qui me concerne. J'attendrai qu'il soit confirmé par une loi; et si on me la refuse, je me prévaudrai de l'autorité du sénat. J'aime mieux cesser de vivre que d'être sans patrie. Hâtez- vous d'arriver, je vous prie. [3,27] A ATTICUS. Dyrrhachium, décembre. Votre lettre et la vérité ne m'apprennent que trop que toutes mes espérances sont détruites. N'abandonnez pas ma famille dans mon malheur, je vous en conjure. -- Enfin je vais donc vous voir!