[2,0] Lettres à Atticus. Livre II. [2,1] II,I. J'ai rencontré votre messager le jour des calendes de juin, comme j'allais à Antium, très empressé de tourner le dos aux gladiateurs de Métellus. Il m'a remis une lettre et votre mémoire en grec sur mon consulat. Je me félicite d'avoir pris les devants, en vous faisant passer par Cossinius ce que j'ai écrit sur le même sujet dans cette langue; car vous ne manqueriez pas de crier au plagiat, si mon envoi n'eût précédé le vôtre. En vous lisant, ce que je me suis empressé de faire, j'ai remarqué un peu trop de laisser-aller et de négligence ; mais vous avez su tirer un ornement de l'absence même des ornements, comme certaines femmes dont on peut dire : Point d'odeur, bonne odeur. Mon livre est bien différent. J'y ai versé toute la parfumerie d'Isocrate, toutes les boîtes à essences de ses disciples; et les fards d'Aristote ont même été mis à contribution. Vous me dites, dans une lettre précédente, que déjà vous l'aviez lu en gros à Corcyre. C'est, j'imagine, avant de recevoir l'exemplaire dont j'ai chargé Cossinius. Je n'aurais osé vous l'adresser qu'après une mûre et scrupuleuse révision. Au surplus, Posidonius, à qui je l'avais communiqué, afin qu'il lui servit comme de thème pour une composition plus étudiée, m'a écrit de Rhodes, qu'après l'avoir lu il se trouvait, non pas tenté, mais effrayé, de traiter le même sujet. Que vous dirai-je ? j'ai terrifié le camp des Grecs, et j'échappe ainsi à une importunité de tous les jours: car c'était, parmi eux, à qui me presserait de lui fournir un sujet d'amplification. Si l'ouvrage vous convient, ne manquez pas de le répandre à Athènes et dans les villes principales de la Grèce. Il pourra servir à jeter du jour sur ce que j'ai fait. Vous aurez les harangues que vous me demandez, et d'autres encore, puisque des compositions où je n'ai cherché qu'à plaire à la jeunesse, trouvent grâce aussi devant vous. Votre concitoyen Démosthène n'a brillé de tout son éclat qu'après avoir prononcé les harangues qu'on nomme Philippiques. Alors il avait fait divorce avec la chicane et les arguties du barreau, pour s'élever aux considérations politiques, au langage de l'homme d'État. J'aivoulu, moi aussi, avoir mes harangues; que, par distinction, on pût nommer "Consulaires". La première et la seconde sont sur la Loi Agraire: l'une, dans le sénat, aux calendes de janvier; l'autre, devant le peuple ; la troisième, pour Othon ; la quatrième, pour Rabirius; la cinquième, sur les Enfants des Proscrits; la sixième sur mon désistement de ma province; la septième est celle qui a chassé Catilina; la huitième a été prononcée devant le peuple le lendemain de sa fuite; la neuvième, à la tribune, le jour où les Allobroges sont venus déposer. II y en a encore deux de peu d'étendue, et qu'on peut considérer comme annexes du discours sur la loi agraire. Vous aurez toute la collection; et puisque votre bienveillance ne sépare pas mes productions de mes actes, vous pourrez juger l'homme et l'écrivain. C'est vous qui l'avez demandé. De moi-méme je ne me serais pas avancé de la sorte. - Vous désirez savoir pourquoi je vous presse si fort de revenir. Mille affaires vous retiennent, dites-vous, et cependant vous êtes prêt à tout quitter pour me servir ou seulement pour déférer à mon désir. Non. Il n'y a pas urgence. Mais il me semble que vous auriez pu mieux combiner vos voyages : vous restez trop longtemps absent, étant si près. Je ne jouis pas de vous, et je dois aussi vous faire un vide. Quant à présent, tout est calme. Mais pour peu que les excès de Clodius aillent plus loin, je ne vous laisserai plus de repos. Ce n'est pas que Métellus ne sache à merveille le tenir en bride; et il le saura toujours. Voilà un consul vraiment patriote et un caractère que j'avais bien jugé. - Clodius ne dissimule plus l'envie d'être tribun du peuple ; il l'affiche. Le jour où il en a été question dans le sénat, je le terrassai; je demandai par quelle inconséquence on le verrait briguer le tribunat à Rome, quand naguère, en Sicile, il se déclarait hautement candidat pour l'édilité. J'ajoutai qu'après tout ce n'était pas une affaire; qu'un plébéien comme lui ne trouverait pas la république plus facile à renverser qu'elle ne l'avait été, sous mon consulat, pour certains patriciens de même trempe. Il avait, disait-il, fait le voyage du détroit à Rome en sept jours, prévenant ainsi toute démonstration d'aller au-devant de lui; et, par le même motif, il avait attendu la nuit pour entrer en ville : modestie dont il avait fait grand bruit devant le peuple. Je répondis que, de sa part, il n'y avait rien de nouveau, ni dans cette diligence, puisqu'il avait bien pu ne mettre que trois heures de Rome à Intéramne; ni dans le choix de l'heure, puisqu'il était pour les expéditions nocturnes, et qu'il lui était même arrivé de faire tout aussi discrètement son entrée là où il eût été à désirer qu'il se fût rencontré quelqu'un sur son chemin. J'ai rabattu son caquet. Dans l'occasion, ce genre d'attaque vaut la gravité du discours. Enfin depuis quelque temps, nous en sommes à faire assaut de plaisanteries. L'autre jour, nous accompagnions tous deux un candidat. Il me demanda si ce n'était pas mon habitude de réserver des places pour les Siciliens aux combats des gladiateurs. Je lui dis que non. - «Oh bien! dit-il, moi, leur nouveau patron, c'est une attention que je veux avoir. Mais ma soeur qui, comme femme de consul, en a tant à sa disposition, me donne tout au plus un pied.» - Allons, dis-je, ne vous plaignez pas; vous saurez bien, quand vous voudrez, lui en faire lever deux.» Le mot, direz-vous, n'est pas très consulaire. J'en conviens. Mais je hais cette créature indigne de l'alliance d'un consul. Toujours mêlée avec les factieux, elle persécute son mari à outrance, et ses hostilités vont jusqu'à Fabius; le tout par dépit de les voir tous deux des nôtres. - On est bien refroidi sur l'affaire de la Loi Agraire dont vous me demandez des nouvelles. Vous frappez tout doucement sur moi au sujet de ma liaison avec Pompée; mais n'allez pas imaginer que je l'aie contractée en vue de ma sûreté personnelle. Les circonstances ont tout fait. Au moindre désaccord entre nous, il y avait trouble dans l'État. J'ai pris mes mesures et fait mes conditions; de sorte que, sans transiger sur mes principes, qui sont les bons, je l'ai lui-même amené à des sentiments meilleurs. Il est un peu guéri de sa manie de popularité. Prévenu comme il l'était contre tout ce qui venait de moi, il en parle aujourd'hui, voyez-vous, plus avantageusement que de ce qu'il a fait lui-même. Il me rend ce témoignage, que s'il a bien servi la république, c'est moi qui l'ai sauvée. Je ne vois pas bien ce que je gagnerai à ses bons procédés, mais il est clair que l'État en profite. Si je réussis de même à convertir César qui a maintenant le vent en poupe, aurai-je encore fait grand mal à l'État? Enfin, quand je n'aurais pas d'envieux, quand tout le monde me rendrait justice, ne vaut-il pas mieux traiter la république en guérissant ses plaies qu'en lui coupant les membres? Cet escadron des chevaliers que j'avais réunis sur le Capitole, avec vous pour chef et pour porte-drapeau, a déserté la cause du sénat; nos grands personnages se croient au ciel quand ils ont dans leurs viviers des barbeaux qui leur mangent dans la main. Voilà le soin qui les préoccupe. Dites-moi si, dans un temps comme le nôtre, je n'aurais pas fait beaucoup en ôtant l'envie de nuire à ceux qui en ont le pouvoir. Voyez Caton. Vous ne pouvez l'aimer autant que je l'aime. Mais, avec ses excellentes intentions, sa loyauté imperturbable, il gâte souvent les affaires. Il opine comme dans la république de Platon, et nous sommes la lie de Romulus. Rien de plus logique, assurément, que de faire ce procès aux juges qui se sont laissé corrompre. Caton propose; le sénat consent. Mais alors guerre ouverte entre les chevaliers et le sénat en masse, moi seul excepté, parce que je votai contre la mesure. La prétention de résilier de la part des fermiers publics était d'une impudence sans égale. Mais pour prévenir la défection des chevaliers, il fallait faire ce sacrifice. Caton nous a tenu tête, et l'a emporté. Aussi l'on emprisonne un consul, les émeutes se succèdent, sans que les chevaliers donnent signe de vie, eux si empressés naguère à voler à la défense de la république. Mais, direz-vous, nous ne les aurons donc pour nous qu'à prix d'argent? Qu'y faire ? Avons-nous le choix des moyens ? aimez-vous mieux tomber dans les mains des affranchis, et même des esclaves? Mais, comme vous le dites, assez de sérieux. Ma tribu s'est montrée plus favorable à Favonius que la sienne propre; mais il n'a pas eu celle de Luccéius. Son plaidoyer contre Nasica lui fera peu d'honneur. C'est, dit-il, de l'éloquence sans prétention. Il y en a mis si peu, qu'on croirait qu'à Rhodes il a travaillé à la meule plutôt que sous Molon. Je lui ai déplu en plaidant pour Nasica; et il recommence sa poursuite, toujours par zèle pour la république. Je vous donnerai des nouvelles de Luccéius après le retour de César, qui arrive dans deux jours. - Remerciez Caton et Servilius, qui le singe, du tort que vous ont fait les Sicyoniens. Y a-t-il encore beaucoup de bons citoyens qui en souffrent? Enfin le décret le veut. C'est à merveille. Mais viennent les troubles; et chacun nous abandonnera. - Mon Amalthée vous attend. Vous lui manquez. Je suis enchanté de ma demeure de Tuscnlum et de Pompéii. Mais me voilà criblé de dettes, moi qui ai empêché la banqueroute. J'espère que les Gaules resteront tranquilles. Vous aurez incessamment ma traduction des Présages. Quand comptez-vous partir? mandez-le-moi avec certitude. Car Pomponia m'a fait dire que vous seriez à Rome dans le cours de quintilis, ce qui ne s'accorde pas avec vos lettres. Je vous ai déjà écrit que Pétus m'a fait don de tous les livres que lui a laissés son frère. Je compte sur vous pour me mettre en possession. Soignez-les pour l'amour de moi ; et voyez à me les faire passer. C'est un vrai plaisir que vous me ferez. Ayez l'œil sur les Grecs, et n'oubliez pas les Latins. Je regarderai le présent comme venant de vous. J'avais écrit à Octave, sans lui parler de rien. J'ignorais que vous eussiez des affaires dans son gouvernement, et je ne vous croyais pas ami des petits profits : mais j'ai dû lui écrire de nouveau et avec intérêt. [2,2] I,12. Ayez bien soin, je vous prie, de notre cher Cicéron. Je crois souffrir de tout ce qu'il souffre. Je lis en ce moment la "République des Pelléniens", et j'ai devant moi une grande pile des ouvrages de Dicéarque. Quel beau génie ? Il y a bien plus à apprendre avec lui qu'avec Procilius. Je crois avoir à Rome ses Traités des Gouvernements d'Athènes et de Corinthe. Lisez-les, sur ma parole. Le conseil est bon. C'est un auteur merveilleux. Si Hérode avait le sens commun, il lirait ce livre, et n'écrirait plus un mot. Il vient de m'attaquer dans une lettre; mais je vois qu'il vous a joint de plus près. En vérité, j'aurais mieux aimé conspirer moi-même, au lieu de tenir tête aux conspirateurs, si j'avais deviné qu'il me faudrait un jour entendre Hérode ! Vous n'êtes pas raisonnable sur l'affaire de Lollius; sur celle de Vinius, à la bonne heure. Voici les calendes qui approchent, et Antoine n'arrive pas; et le tribunal va se constituer. Car on m'a écrit que Nigidius menace de prendre à partie les juges absents. Si vous apprenez quelque chose du retour d'Antoine, ne manquez pas de m'en écrire. Et puisque je ne puis vous posséder ici, venez du moins souper avec moi à Rome, la veille des calendes. N'y manquez pas, et portez-vous bien. [2,3] II,3. Bonne nouvelle, n'est-il pas vrai? Valérius, défendu par Hortensius, est acquitté. L'on attribuait ce résultat au crédit du fils d'Aulus; comme vous, je soupçonne aussi qu'Épicrate (Pompée) a fait des siennes. Je n'aime pas ses caliges, ni ses bandelettes blanches. Enfin, quand vous viendrez, nous saurons ce qui en est. Vous trouvez mes fenêtres trop étroites. Mais savez-vous bien que c'est vous attaquer à la "Cyropédie"? Je l'ai dit à Cyrus; et il m'a prouvé qu'en donnant plus de jour, on ôterait de son agrément à la perspective du jardin. En effet, soit l'œil A, l'objet en vue B et C, les rayons visuels D et E, etc. ... Vous voyez d'ici la démonstration. S'il est vrai cependant que la vision s'opère par les simulacres, voilà des simulacres qui seront fort gênés par des fenêtres étroites, au lieu que les rayons y passeraient tout à leur aise. Avez-vous d'autres critiques à faire? J'aurai réponse à tout, à moins qu'il ne m'en coûte pas trop cher pour m'exécuter. - Parlons de janvier qui approche, et de ma situation politique. Je vais, à la manière de Socrate, mettre deux opinions en présence; et après, comme de coutume, je vous dirai mon avis. La question est des plus sérieuses. Il faut de trois choses l'une : ou se déclarer contre la loi agraire; la lutte sera vive, mais il y a de la gloire au bout: ou rester neutre, c'est-à-dire, aller faire un tour, soit à Antium, soit à Solonium; ou, enfin, parler pour la loi. César, dit-on, espère que je prendrai ce parti, et même il y compte. Car vous saurez que j'ai eu la visite de Cornélius, Cornélius Balbus, s'entend, l'homme de confiance. Il m'a garanti que César prendrait conseil de moi et de Pompée en toutes choses, et qu'il s'arrangerait pour mettre Crassus et Pompée d'intelligence. Or voici pour moi la fin de tout ceci. Union étroite avec Pompée, et, au besoin, avec César. Plus d'ennemis qui ne reviennent à moi; paix avec tout le monde. Vieillesse tranquille. Oui, mais cette allocution de mon troisième livre est là pour me donner des scrupules. - «Soutiens jusqu'au bout, le courageux et noble rôle où tu as signalé ta jeunesse et illustré ton consulat. Travaille sans cesse à te créer de nouveaux droits à la renommée, et à l'estime des gens de bien.» - Ce sont les conseils que me donne Calliope elle-même; et tout, dans le même livre, est sur le ton de ces maximes. Après un tel langage, puis-je bien cesser de dire : - «Combattre pour la patrie, voilà le meilleur des oracles.» - Mais réservons tout cela pour les promenades des Compitales. N'oubliez pas de venir la veille : j'aurai soin que vous trouviez un bain prêt. Térentia adresse à Pomponia la même prière : nous aurons aussi votre mère. Apportez le "Traité de l'Ambition" de Théophraste. Vous le trouverez dans la bibliothèque de Quintus. [2,4]11, 4. J'ai reçu avec le plus grand plaisir le livre de Sérapion, dont, entre nous, je n'entends pas la millième partie. Mes ordres sont donnés pour qu'on vous en rembourse le montant, de peur que vous n'alliez passer cet article dans vos comptes, comme cadeau. A propos d'argent, tâchez, je vous en conjure, d'en finir à tout prix avec Titinius. S'il revient sur ses propres conditions, soit. Je ne demande pas mieux que d'annuler un mauvais marché, pourvu que Pomponia y consente. Sinon, qu'on lui donne quelque chose de plus pour lui ôter l'ombre d'un prétexte. Terminez cette affaire avant de partir; je la recommande à votre amitié et à vos bons soins accoutumés. Clodius va donc en ambassade chez Tigrane. A la bonne heure, s'il lui en arrive autant qu'à Syrpias! Au surplus, j'en prends mon parti. Il vaut mieux, en effet, attendre pour me faire donner une légation libre, que l'instant du repos vienne, comme je l'espère, pour notre Quintus, et que je sache à quoi m'en tenir sur l'honnête sacrificateur de la Bonne Déesse. Jusque-là je jouirai du commerce des Muses; j'en jouirai avec calme, et je dis plus, avec bonheur. Il ne me viendra pas dans l'esprit une pensée d'envie contre Crassus, ni un regret d'avoir été fidèle à mes principes. Je tâcherai de vous satisfaire relativement à la géographie : mais je ne m'engage pas. C'est un grand travail. Cependant il faut, puisque vous le désirez, que ma retraite à la campagne vous vaille quelque chose. - Ne me laissez rien ignorer de ce que vous aurez pu pénétrer touchant les affaires. Que je sache surtout qui nous aurons pour consuls. Cependant tout cela ne m'intéresse guère. Décidément je ne songe plus à la politique. J'ai visité le bois de Térentia : savez-vous bien qu'à part les chênes de Dodone, nous n'avons rien à envier à votre Épire ? Nous serons à Formies ou à Pompéii vers les calendes. Si vous ne vous trouvez pas à Formies, soyez assez aimable pour venir jusqu'à Pompéii. Vous nous ferez grand plaisir, et ce ne sera pas un grand détour. - J'ai donné des ordres à Philotime. Il laissera faire le mur, comme vous le voulez. Je suis d'avis cependant que vous appeliez Vettius. Dans un temps comme le nôtre, où il n'est pas de gens de bien dont l'existence ne soit sans cesse mise en question, c'était beaucoup pour moi qu'un été de plus passé dans ma palestre du mont Palatin. Mais pour rien au monde je ne voudrais laisser Pomponia et ce cher enfant dans la crainte continuelle d'un éboulement. [2,5] II,5. Oui, je désire, et depuis longtemps, visiter Alexandrie et le reste de l'Égypte. C'est une occasion d'échapper par l'absence à cette lassitude qu'on a de moi, et peut-être de faire un peu souhaiter mon retour. Mais accepter une mission, dans de telles circonstances et de telles mains ... - «Gare les propos des Troyens et des Troyennes aux longs voiles.» Que diront, en effet, nos gens de bien, s'il s'en trouve encore? qu'un léger intérêt m'a fait transiger sur mes principes. «Polydamas surtout va se répandre en reproches.» C'est Caton que je veux dire. Je compte sa voix pour cent mille. Comment parlera de moi l'histoire dans six cents ans? Voilà ce qui m'inquiète, bien autrement que les murmures de cette foule qui bourdonne autour de moi. Le mieux, je crois, est d'attendre et de voir venir. Si l'on me fait des avances, je serai à mon aise, et je me consulterai. Et puis souvent on a bonne grâce à refuser. Ainsi, dans le cas où Théophane vous en toucherait quelque chose, ne dites pas non absolument. J'attends vos lettres pour savoir les nouvelles. Que dit de bon Arrius? comment soutient-il sa disgrâce? quels consuls nous donnera-t-on? Pompée et Crassus, comme le bruit en court; ou Gabinius et Servius Sulpicius, comme on me l'a écrit? Est-il question de lois nouvelles? Enfin qu'y a-t-il? Et, puisque Népos s'en va, à qui revient la charge d'augure? C'est la seule chose qui pourrait me tenter. Voyez, que j'ai peu de tenue! Mais à quoi vais-je songer, moi qui ne demande qu'à tout laisser pour philosopher de tout coeur et de toute âme? Oui, c'est un parti pris. Et que n'ai-je commencé par là! Connaissant aujourd'hui par expérience tout le néant de ce qui me semblait désirable, je ne veux plus de commerce qu'avec les Muses. N'oubliez pas cependant de me faire savoir ce qui regarde Curtius, et quel successeur on lui destine, et ce que devient Clodius. Enfin, soyez fidèle à votre promesse, et tenez-moi, sans vous gêner, au courant de tout. Je voudrais savoir aussi le jour où vous quitterez Rome, afin de vous faire connaître plus sùrement où je serai alors. Réponse, je vous prie, sur tous ces points. Je l'attends avec impatience. [2,6] II, 6. Je vous disais, dans ma dernière lettre, qu'il éclorait quelque chose de mon voyage. Mais voilà que je n'en réponds plus. Je me suis laissé prendre à la paresse, au point de ne pouvoir plus m'en dégager. Ou je lis, et c'est mon bonheur, ayant à Antium la plus délicieuse bibliothèque du monde; ou je m'amuse à compter les vagues de la mer. Car le temps n'est pas bon pour la pêche. J'ai le travail en horreur, et c'est une tâche immense que le traité de géographie que je projetais: Ératosthène n'est d'accord ni avec Sérapion ni avec Hipparque. Tirannion lui-même se met de la partie. Qu'en dites-vous? En soi, la matière est embrouillée, monotone et bien moins susceptible d'ornements que je ne pensais. Enfin, et j'aurais dû commencer par là, toute raison m'est bonne pour ne rien faire. J'en suis à ne pas savoir si je m'établirai ici ou à Antium, et si je n'y passerai point tout ce triste temps. J'aimerais mieux, je vous le jure, avoir été duumvir dans ce village que consul à Rome. Plus sage que moi, vous vous êtes arrangé une demeure à Buthrote. Croyez-moi pourtant, la différence n'est pas si grande de votre ville municipale à ma noble cité des Antiates. Imagineriez-vous que, si près de Rome, on trouve par milliers des gens qui n'ont jamais vu Vatinius; que je suis le seul à ne pas désirer la mort des vingt commissaires en masse; qu'enfin personne ne m'importune et que chacun m'aime? C'est ici, par exemple, c'est ici qu'il ferait bon faire de la politique. Là-bas, je ne le puis ni ne le veux. Je m'occuperai, mais pour vous seul, d'anecdotes à la manière de Théopompe, ou plus mordantes encore. Désormais je réduis ma politique à un point : je hais les méchants, je les hais sans passion, mais non sans trouver plaisir à les peindre. Pour parler d'affaires, j'ai écrit aux questeurs de la ville dans l'intérêt de mon frère Quintus. Sachez ce qu'ils diront. Nous donnera-t-on de l'argent romain, ou en serons-nous réduits aux cistophores de Pompée! Veuillez aussi décider de l'affaire de ce mur. Ai-je autre chose à vous demander? Oui; je veux savoir quand vous comptez quitter cette Rome. [2,7] II, 7. Je veux réfléchir encore à cette géographie. Quant aux deux discours que vous me demandez, je ne les ai point. Je n'ai pas eu le courage d'écrire le premier, parce que c'est un ennui; et le second, parce que j'y fais l'éloge d'un homme dont je ne suis pas content. Je verrai toutefois; et, d'une manière ou d'une autre, il sortira quelque chose de cette retraite, afin que vous ne me croyiez pas voué sans retour à la paresse. Je suis charmé de ce que vous me dites de Clodius. Veuillez, je vous prie, vous mettre à la piste, et m'apporter tous les détails à votre retour. Ne laissez pas de m'écrire, en attendant vos découvertes ou vos conjectures, surtout ce qu'il fera au sujet de l'ambassade. Avant votre lettre, je souhaitais son départ, non que je recule devant un conflit; je suis au contraire de la plus belle humeur du monde pour un plaideur; mais je voyais qu'il allait perdre par là ce que son agrégation aux plébéiens a pu lui gagner de popularité. Pourquoi donc vous êtes-vous fait peuple? lui aurais-je dit. Pour aller en ambassade saluer Tigrane? Parlez. Est-ce que les rois d'Arménie ne saluent pas les patriciens? Enfin, j'avais aiguisé mes traits pour les décocher sur son ambassade. S'il en fait fi, et si, comme vous le dites , ses patrons au titre de plébéien, et ses augures en la loi curiale, s'en sont ému labile, c'est une bien bonne scène ! Mais s'il faut que je le dise, on traite un peu trop outrageusement ce cher Publius. Avoir été naguère le seul homme dans la maison de César, et ne pouvoir être aujourd'hui un des vingt! Comment! on lui propose une ambassade, et on lui en donne une autre ! L'une, ambassade grasse, où l'on peut faire sa main, sera pour Drusus le Pisaurien ou pour le glouton Vatinius! et la seconde, mission chétive, ambassade de courrier, on la donne au grand homme qu'ils tiennent en réserve pour le tribunat, quand le moment sera venu. Tâchez, je vous prie, de le faire éclater. Il n'y a pour nous de salut que dans la désunion de ces misérables, et, si j'en crois Curion, il y en a déjà quelque chose. Arrius enrage d'avoir manqué le consulat; Mégabocchus (Pompée) et cette jeunesse avide de sang, sont au plus mal. Maintenant, vienne l'augurat, admirable sujet de discorde ! Allons, j'espère avoir à vous en écrire de belles. Expliquez-moi, je vous prie, ces mots énigmatiques qu'il y en a même des cinq qui commencent à parler. Qu'est-ce à dire? Si je vous comprends, les choses vont donc mieux que je ne le supposais. N'allez pas croire du moins qu'il y ait dans ces questions un intérêt direct, une arrière-pensée de me mêler activement à la politique. J'avais déjà le dégoût des affaires , alors que j'étais le maître. Maintenant que je suis hors du vaisseau, non pour avoir abandonné le gouvernail, mais après l'avoir vu arracher de mes mains, je désire assister du bord au spectacle de leurs naufrages, et, comme ledit votre ami Sophocle, «écouter, bien à couvert chez moi, le bruit de la pluie qui tombe.» Voyez, je vous prie, ce qu'il y a à faire pour ce mur. Je rectifierai l'erreur de Costricius. Mon frère m'avait écrit quinze mille sesterces, tandis qu'il a écrit à votre soeur trente mille. Térentia vous fait ses compliments. Cicéron vous prie de vous rendre sa caution près d'Aristodème, ainsi que vous l'avez fait pour son frère, fils de votre soeur. Je ne négligerai pas vos bons avis pour Amalthée. Ayez soin de votre santé. [2,8] II,8. J'attendais avec mon impatience accoutumée une lettre de vous vers le soir. On m'annonce que mes gens arrivent de Rome. Eh bien! mes lettres, mes lettres! - Point de lettres. - Comment! rien de Pomponius? Mon ton, mon regard les effrayent. Ils avaient une lettre, mais ils confessent qu'ils l'ont perdue en route. Ai-je besoin de vous dire mon désappointement? De toutes vos dernières lettres , il n'y en avait pas une qui ne contint quelque chose d'intéressant ou d'aimable. S'il y a, dans celle du 16 des calendes de mai, des nouvelles qui en vaillent la peine, ne me les laissez point ignorer; et n'y eût-il encore que votre spirituelle causerie, je la veux. Vous savez que le jeune Curion est venu me faire visite. Ce qu'il m'a dit de Publius s'accorde entièrement avec ce que vous m'avez écrit. Lui-même, il a merveilleusement «la haine de ces rois superbes.» Il assure aussi que la jeunesse est très montée, et qu'elle ne se fait point à tout cela. Si l'on peut compter sur elle, nous sommes sauvés. Alors ne nous en mêlons plus. C'est mon avis. Pour moi, je vais me livrer tout entier à l'histoire. Oui; mais vous me regardez comme un Sauféius, et il n'y a pas au monde un plus grand paresseux que moi. - Voici ma marche, afin que vous sachiez où me trouver. Je serai à Formies pour les fêtes de Palès, et, puisque vous m'interdisez les délices du Cratère (Baies), je quitterai Formies aux calendes de mai, afin de me trouver à Antium le 5 des nones. Les jeux qu'on doit y célébrer dureront depuis le 4 jusqu'à la veille des nones. Tullie veut les voir. De là, j'irai à Tusculum, puis à Arpinum, et je serai de retour à Rome aux kalendes de juin. Arrangez-vous pour me venir voir à Formies, à Antium ou à Tusculum. Surtout refaites-moi la lettre perdue, et ajoutez-y. [2,9] II,9. Le questeur Cécilius m'envoie un esclave à Rome, et je me hâte de vous écrire. Je veux absolument connaître ces deux merveilleux colloques que vous avez eus avec Clodius, et celui dont votre lettre me parle, et celui dont vous faites mystère, en disant seulement qu'il serait trop long d'écrire tout ce que vous avez répondu. N'oubliez pas celui qui n'a pas encore eu lieu, et dont cette autre déesse aux yeux de boeuf doit vous rendre compte, à son retour de Solonium. Croyez que rien au monde ne peut me faire plus de plaisir. S'il manque aux engagements pris, je suis aux nues, et il saura, cet Hiérosolomitain, recruteur pour la canaille; ce que valent les harangues où je l'ai loué, si pitoyablement loué; attendez-vous à une divine palinodie. Autant que je puis en juger, si le misérable reste d'intelligence avec nos tyrans, il laissera en repos et le cynique consulaire (Cicéron), et même tous nos Tritons de viviers. A qui pourrions-nous faire ombrage, sans soutien, sans appui, sans influence au sénat? Si, au contraire, il se met en hostilité avec ceux qui gouvernent, il ne sera pas assez fou pour aller s'attaquer à moi. Qu'il y vienne au surplus. - En vérité, le tour de cercle a été escamoté avec une grâce merveilleuse, et avec bien moins de bruit que je n'aurais cru. Cela se serait fait moins lestement si on eût voulu. La faute en est à Caton; mais les plus coupables sont ceux qui se sont joués des auspices, de la loi Élia, de la loi Junia, de la loi Licinia, des lois Cécilia et Didia; qui ont détruit toutes les garanties publiques; qui ont livré des royaumes et des provinces en don à des tétrarques, et gorgé d'or quelques privilégiés. - Je vois d'ici où l'envie va maintenant se prendre et s'attacher. Ou l'expérience et Théophraste ne m'ont rien appris, ou bientôt on en sera aux regrets de mon consulat. Si l'on en voulait au sénat de l'usage qu'il fit alors de sa puissance, que dira-t-on aujourd'hui que la puissance passe non pas aux mains du peuple, mais dans celles de trois ambitieux qui ne respectent rien? Eh bien ! qu'ils fassent consuls, tribuns, qui bon leur semblera; qu'ils recouvrent même de la pourpre augurale le goître de Vatinius ! Avant peu, vous reverrez plus puissants que jamais et les hommes qui ont toujours marché droit, et Caton lui-même, qui a quelque peu varié. - Quant à moi, si votre camarade Publius veut bien me le permettre, je ne songerai qu'à philosopher. S'il me provoque, alors seulement je me défendrai, et, suivant les usages de l'école, je déclare "que le premier qui m'attaque tombera sous mes coups". La patrie me soit en aide ! J'ai fait pour elle non assurément plus que je ne devais faire, mais certes plus qu'elle ne me demandait. J'aime mieux être mal conduit par un autre pilote que de bien tenir le gouvernail avec des passagers si ingrats. - Mais nous causerons de tout cela à notre aise. Voici ce que vous me demandez. Je compte quitter Formies le 5 des nones de mai, et le jour des nones, je partirai d'Antium pour Tusculum. A mon départ de Formies, où mon intention est de rester jusqu'à la veille des calendes de mai, je vous écrirai. Mille compliments de la part de Térentia. Le petit Cicéron salue en grec Titus l'Athénien. [2,10] II,10. Admirez la sévérité de mes principes. Je m'abstiens des jeux d'Antium. Décidé à fuir même l'apparence des divertissements, voulez-vous que j'aille courir après un plaisir, et un plaisir qui me va si peu? Je vous attends donc à Formies jusqu'aux nones de mai : dites-moi au juste le jour où vous viendrez. - Du forum d'Appius, à la quatrième heure. Je vous ai écrit un peu avant, des Trois Tavernes. [2,11] II,11. Je vous le dis : il me semble que je suis au bout du monde depuis que je suis à Formies. A Antium, je ne passais pas un seul jour sans savoir, mieux que les habitants de Rome, les événements de Rome. Vos lettres me mettaient au courant et de ce qui se faisait et de ce qui se préparait, non seulement à Rome, mais encore dans toute la république. Ici, je ne sais rien, rien que ce que m'apprend quelque voyageur par hasard; quoique je vous attende, chargez, je vous prie, mon exprès, à qui j'ai dit de revenir à l'instant, d'une bonne grosse lettre bien remplie, avec toutes vos conjectures; faites-moi savoir le jour où vous quitterez Rome. - Je reste à Formies jusqu'à la veille des nones de mai : venez auparavant. Ou peut-être irai-je vous voir à Rome. Car comment vous engager à Arpinum? - "C'est un lieu sauvage, mais favorable au développement vigoureux de la jeunesse, et il n'y a pas de terre au monde dont l'aspect charme plus mes yeux et mon coeur.» Voilà tout ce que j'ai à vous dire. Ayez soin de votre santé. [2,12] II,12. Quoi ! ce sont eux qui dénient à Publius sa qualité de plébéien? c'est une véritable tyrannie, une tyrannie insupportable. Que Publius me fasse assigner, je déclarerai sous serment que Cnéius Pompée, collègue de Balbus, m'a dit lui-même à Antium qu'il avait agi comme augure dans cette occasion. O les charmantes lettres que les vôtres! Deux d'un coup ! Comment saluer dignement leur bienvenue ! Je ne sais; mais que ne vous dois-je pas en retour? - Voyez quelle rencontre! je m'en allais tranquillement d'Antium par la voie Appia, et j'étais arrivé aux Trois Tavernes, le jour même des fêtes de Cérès; je vois devant moi mon cher Curion venant de Rome. Au même instant, survient aussi votre esclave porteur de lettres. Curion me demande si je ne sais rien de nouveau. «Rien, lui dis-je. - Clodius sollicite le tribunat. Qu'en dites-vous? Il en veut mortellement à César, et son but est de faire casser tous les actes de César. - Et que dit César? - Il prétend qu'il n'a point fait confirmer l'adoption de Clodius". Puis, Curion a parlé de sa haine, de celle de Memmius et de Métellus Népos. Je l'ai embrassé, congédié, et j'ai couru à vos dépêches. Qu'on vienne maintenant me parler des entretiens de vive voix. Vos lettres m'en ont mille fois plus appris que les paroles de Curion sur tout ce qui se passe, sur ce qu'on ressasse chaque jour; sur les projets de Publius, sur la trompette de la belle aux yeux de boeuf, sur l'Athénien porte-drapeau (Vatinius), sur cette correspondance avec Cnéius, sur les conversations de Théophane avec Memmius ! Mais des détails, des détails de cette orgie, j'en veux, j'en suis affamé! Cependant ne les écrivez pas, je m'y résigne. De vive voix, ce sera mieux encore. - Vous m'exhortez à écrire. La matière, dites-vous, grossit chaque jour. Oui, mais elle n'est pas encore reposée. La lie bout en automne; laissez-la se précipiter, et je pourrai alors voir clair dans mon sujet. Si je vous fais attendre un peu, vous aurez du moins la primeur de mon livre, et je serai quelque temps sans le donner. - Que vous avez raison d'aimer Dicéarque! C'est un homme excellent et un citoyen bien différent des gens qui nous gouvernent en dépit des lois. C'est à la dixième heure, aux Céréales, que je réponds à votre lettre reçue à l'instant même. Je remettrai ma réponse demain au premier que je rencontrerai. Térentia est ravie de votre lettre. Elle vous fait mille et mille compliments; et Cicéron le philosophe, salue Titus l'homme d'État. [2,13] II,13. Quelle abomination ! vous n'avez pas la lettre que je vous avais écrite, tout chaud, aux Trois Tavernes, en réponse à votre charmante dépêche. Sachez que le petit paquet où je l'avais renfermée est arrivé chez moi le jour même, et qu'on vient de me le renvoyer à Formies. Je vous la réexpédie : vous y verrez quel plaisir m'ont fait les vôtres. - A Rome, dites-vous, on n'ose parler; c'est tout simple. En revanche, on ne se tait guère dans nos campagnes, je vous assure. Il semble que le sol même s'y soulève contre la tyrannie. Venez seulement dans la ville des Lestrigons, je veux dire à Formies. Quels murmures! quelle irritation ! quelle haine contre notre ami Pompée, dont le surnom de grand vieillit bien, comme celui du riche Crassus ! Sur ma parole, je ne vois personne prendre autant que moi son mal en patience. Philosophons donc; il n'y a rien de mieux au monde : je puis vous en faire le serment. Si vous avez des lettres à envoyer à vos Sicyoniens, accourez à Formies. Je n'en bougerai d'ici à la veille des nones de mai. [2,14] II,14. Que vous piquez ma curiosité! Ce discours de Bibulus! cet entretien de la belle aux yeux de boeuf ! cette délicieuse orgie! Arrivez, arrivez; j'ai soif de détails. Le plus à craindre, ce me semble, c'est que notre Sampsicéramus (Pompée), voyant que c'est à qui frappera sur lui, et que tout ce qu'ils ont fait ne tient à rien, ne prenne le mors aux dents. Pour moi, j'ai maintenant si peu de coeur, que j'aime mieux la tyrannie, avec le repos où je croupis, qu'une lutte même avec toutes les chances de succès. - Vous insistez toujours pour que j'écrive. Impossible à Formies; je ne suis pas à la campagne, je suis dans une basilique; et quelle basilique encore que celle de la tribu Emilia ! Passe pour les salutations du matin. J'en serais débarrassé à la quatrième heure. Mais C. Arrius est mon voisin, porte à porte. Pour mieux dire, il partage ma demeure, et il s'abstient d'aller à Rome uniquement, dit-il, pour avoir le plaisir de philosopher toute la journée avec moi. D'un autre côté, je suis assiégé par Sébosus, l'ami de Catulus. Où me sauver? A Arpinum, je vous le jure, et à l'instant, s'il n'était pas plus commode pour vous de venir à Formies. Venez seulement avant la veille des nones de mai. Voyez à quels discours mes pauvres oreilles sont condamnées! La belle occasion, je vous assure, pour un amateur qui voudrait avoir Formies à bon marché! Au milieu de tout cela, comment vous contenter? comment se mettre à un ouvrage important qui demande tant de réflexion et de calme ! N'importe, je veux vous satisfaire et ne pas épargner ma peine. [2,15] II,15. La situation se peint dans votre lettre avec toutes ses incertitudes. J'y observe avec un certain plaisir ce conflit d'opinions et de manières de penser; il me semble que je suis à Rome, et que, comme à l'ordinaire en pareil cas, j'entends les uns dire blanc, les autres dire noir. Ce que je ne vois pas clairement, c'est comment on s'y prendra pour accomplir sans opposition le partage des terres. - Bibulus, en différant les comices, montre une vertu et une raison qui l'honorent, mais ne remédie en rien au mal. Sans doute c'est de Publius qu'on attend tout. Eh bien ! qu'on le fasse tribun du peuple, s'il n'y a pas d'autre moyen de vous faire arriver d'Épire. Est-ce que vous pourriez vous passer de lui, surtout s'il s'ingère d'avoir quelque prise avec moi? Non, non, et dans ce cas vous accourrez. J'ajoute que quand même il me laisserait en repos, soit qu'il achève de ruiner la république, soit qu'il la relève, la comédie sera belle, et je prétends la voir, pourvu que vous ayez votre place à côté de moi. - Pendant que je suis à vous écrire, voilà Sébosus qui arrive; et tandis que j'en grince encore les dents, j'entends la voix d'Arrius qui me dit bonjour. Est-ce là être hors de Rome? Était-ce la peine de me garer des uns pour tomber dans les griffes des autres? Vite, vite! courons «à nos chères montagnes et au berceau chéri de notre enfance!» Je serai seul; ou du moins je n'aurai affaire qu'à des paysans. Cela vaut mieux que tous ces citadins renforcés. Mais vous ne me dites rien de positif, et je resterai à Formies à vous attendre jusqu'au troisième jour des nones de mai. - Térentia est touchée au dernier point de vos soins et de vos démarches pour le procès Mulvius. Elle ne sait pas que vous défendez la cause: de tous les possesseurs des domaines partagés. Mais vous rendez quelque chose aux fermiers publics, et elle ne veut rien leur payer. Recevez ses compliments, ainsi que ceux du petit Cicéron, g-pais g-aristokratikohtatos. [2,16] II,16. Je venais de souper, la veille des kalendes de mai, et je dormais déjà, lorsqu'est arrivée votre lettre touchant les terres de la Campanie. Voulez-vous que je vous le dise? Elle m'a mis martel en tête, au point de m'ôter le sommeil. Mon agitation, du reste, n'avait rien de pénible. Voici quelles étaient mes réflexions. D'abord sur ce que, dans votre avant-dernière lettre, vous m'aviez dit tenir d'an ami de César, que le plan propose ne doit faire crier personne, j'appréhendais quelque chose de pire, et ne m'attendais à rien de pareil. Ensuite, voilà qu'on me tranquillise tout à fait, et je vois que ce formidable partage se réduira aux terres de la Campanie; mais pour peu que l'on donne dix arpents par tête, il n'y aura que de quoi satisfaire cinq mille personnes, et les faiseurs vont se mettre des gens à dos par milliers. De plus, il n'y a pas de plus sûr moyen de faire jeter les hauts cris aux gens de bien, que je sais déjà fort émus. Les péages d'Italie supprimés, et le partage de la Campanie une fois fait, que restera-t-il au trésor, pour l'intérieur, je vous prie, si ce n'est le vingtième? Encore ce vingtième tombera-t-il au premier mot jeté du haut de la tribune, avec grand renfort de cris de la valetaille. Je ne sais, en vérité, à quoi pense notre Cnéius. «Ce n'est plus dans de petites flûtes délicates qu'il souffle, mais dans les plus grosses, et sans lanière.» C'est tout simple. Après s'être laissé pousser jusque-là, il n'a pu que subtiliser; dire qu'il approuvait les lois de César, mais qu'il lui laissait à justifier ses actes; que la loi agraire lui semblait bonne, et qu'il n'examinait pas si on eût pu l'empêcher ou non; qu'on avait bien fait d'en finir avec le roi d'Alexandrie, et qu'il ne cherchait pas si Bibulus avait ou non observé le ciel ; qu'il était pour les publicains, mais qu'il ne pouvait pas deviner ce qui arriverait à Bibulus s'il allait au forum. Eh bien ! maintenant, grand Sampsicéramus, que direz-vous? Que vous nous avez dotés du revenu de l' Antiliban, et débarrassés de celui de la Campanie? Et si l'on vous demande comment on prendra cela; l'armée de César est là, direz-vous, pour fermer la bouche à tout le monde. Cette armée, je vous le jure, fera moins d'effet sur moi que l'ingratitude de certaines personnes qui se targuent du titre de gens de bien, et dont je suis encore à recevoir je ne dis pas une récompense, mais le moindre retour, un simple remerciment de l'appui que leur a prêté ma parole. - Que si je voulais me monter la tête contre le parti du jour, je saurais bien assurément trouver moyen de lui résister; mais ma résolution est prise; et puisqu'il y a désaccord entre votre cher Dicéarque et mon bien-aimé Théophraste, l'un recommandant la vie active et l'autre la vie spéculative, je prétends, moi, ne mécontenter ni l'un ni l'autre. J'ai, d'un côté, je crois, assez fait pour Dicéarque; il est temps que je passe dans le camp opposé, où d'autres philosophes me convient au repos, et me reprochent même de n'y pas être resté toujours. A l'étude donc, mon cher Titus; à ces nobles travaux que nous n'aurions jamais dû quitter. - Quant à la lettre de mon frère, j'y ai trouvé, comme vous, du pour et du contre, et je ne sais qu'en penser. Il commence par les plaintes les plus pathétiques sur sa prorogation ; puis changeant de ton bien vite, il me prie de revoir et de publier ses mémoires. Faites attention, je vous prie, à ce qu'il mande du droit de circulation, dont il a, dit-il, renvoyé la décision au sénat, de l'avis de son conseil. Il n'avait évidemment pas encore reçu la lettre où je lui déclare qu'après examen approfondi, le droit ne me paraît pas dû. Sachez s'il n'est pas venu déjà d'Asie à Rome quelques Grecs pour réclamer, et veuillez, si tel est votre bon plaisir, leur faire connaître ma pensée. Si je puis m'abstenir sans que la juste cause en souffre au sénat, je ferai cette concession aux publicains. Si c'est impossible, je ne vous cache rien à vous, je serai pour l'Asie tout entière et pour les gens de commerce. Il y va trop de leur intérêt. Je crois, d'ailleurs, que nous avons besoin de les ménager. Vous en jugerez vous-même. Est-ce que les questeurs font encore quelques difficultés pour ces monnaies d'Asie? S'il n'y a pas moyen d'avoir autre chose, après avoir épuisé toutes les voies, il faudra bien les prendre comme pis aller. Je vous attends à Arpinum; venez dans cette demeure des champs, puisque vous avez fait fi des rivages de la mer. [2,17] II,17. Vous avez raison; et je suis de votre avis : Sampsicéramus ne sait plus où il en est. Tout est à craindre. Évidemment, il vise à la tyrannie. Comment expliquer autrement, je vous prie, ce mariage subit, ce partage des terres campaniennes, cet argent répandu à profusion? Dût-on s'arrêter là, c'en serait déjà trop; mais dans les circonstances, il est impossible qu'on n'aille pas plus loin. Qu'aurait-on gagné? Non, ils n'auraient point tant osé, si ce n'était un acheminement à des projets funestes. Dieux immortels ! Mais attendons vers le 6 des ides de mai à Arpinum ; nous ne pleurerons pas ; ce serait avoir trop mal profité de nos études et de nos veilles philosophiques. Nous causerons tranquillement. - Ce n'est plus aujourd'hui l'espérance qui me soutient, c'est l'indifférence en toute chose, mais surtout en politique. Je vous avoue même (il est beau de connaître ses défauts) qu'un peu de vanité, et celui me reste d'amour pour la gloire, y trouvent aussi leur compte. J'étais tourmenté de la crainte que les services rendus par Pompée à la patrie ne parussent dans les temps à venir plus grands que les miens. J'en suis bien revenu. Il est si bas, si bas que Curius lui-même me semble un géant près de lui. - Nous causerons, au surplus, de tout cela. J'entrevois que je vous rencontrerai encore à Rome à mon retour; et je n'en serai point fâché, si cela est dans vos convenances. Vous feriez mieux encore de venir, puisque vous en avez la bonne intention. Je voudrais que vous sussiez par Théophane les dispositions d'Alabarchès (Pompée) à mon égard. Agissez avec votre finesse ordinaire; il est utile que je voie de ce côté quelle règle donner à ma conduite. Sa conversation vous mettra peut-être sur la voie. [2,18] II, 18. J'ai reçu plusieurs de vos lettres; je vois combien l'attente des nouvelles vous inquiète et vous tourmente. Nous sommes comprimés de tous côtés. On n'en est plus à repousser la servitude; ce qu'on redoute comme le plus grand des maux, c'est la mort et l'exil, qui sont comparativement si peu ! C'est à qui gémira sur la situation, et nul n'a mot à dire pour y remédier. Le but des meneurs, je crois, est qu'après eux il ne reste rien à donner. Un seul homme garde le verbe haut, et fait une opposition ouverte : c'est le jeune Curion. Pour lui, les applaudissements, les saluts d'honneur au forum, les sympathies de presque tous les gens de bien; pour Fufius, les clameurs, les huées, les sifflets. Vaine démonstration dont je n'espère rien, que je déplore au contraire, parce que je vois qu'on a la velléité d'être libre, et qu'on n'a pas la force de s'affranchir. Ne me demandez pas des détails : qu'il vous suffise de savoir qu'il n'y a plus ici de liberté possible ni pour les particuliers ni pour les magistrats. Au milieu de l'oppression générale, on s'exprime toutefois avec un incroyable abandon dans les réunions domestiques et à table; mais c'est là seulement que le sentiment du mal est plus fort que la peur : le désespoir n'en est pas moins partout. La loi Campanienne contient une disposition qui astreint les candidats à jurer, dans l'assemblée du peuple, qu'ils ne proposeront jamais rien de contraire à la législation Julienne sur la propriété. Tous ont juré, excepté Latérensis, qui a mieux aimé se désister de la candidature au tribunat que de prêter le serment, et on lui en sait un gré infini. Je m'arrête: «je me suis à charge à moi-même, et ce n'est pas sans une profonde douleur que j'écris ces lignes!» Toutefois je conserve, dans l'abaissement général, une attitude encore assez fière, quoique non à la hauteur de mes actions passées. Je reçois de César les avances les plus généreuses, pour me rendre comme lieutenant près de lui. Je puis avoir aussi une mission libre pour accomplissement de voeux. Une mission ne me mettrait pas assez à l'abri des pudiques passions du mignon Clodius, et m'empêcherait de me trouver à l'arrivée de mon frère. L'autre position est plus sûre, et me laisse libre de revenir à mon gré. Je tiens cette ressource en réserve. Mais je n'en profiterai probablement pas. Je ne dis mon mot à personne. Il ne me convient pas de fuir. Je préfère combattre. Les dispositions sont excellentes. Toutefois mon parti n'est pas pris. Silence donc là-dessus. Oui, ce m'a été une cruelle chose que cet affranchissement de Statius; sans parler du reste. Mais maintenant le calus est formé. Combien je vous désire et vous appelle! Avec vous, les conseils et les consolations ne me manqueraient point. Arrangez-vous pour accourir au premier signe. [2,19] II,19. J'ai bien des sujets de tourments : la république et ses agitations, les périls personnels qui m'entourent, et de combien de côtés ! Cependant rien ne m'est plus cruel que l'affranchissement de Statius. «Si peu de déférence pour moi! que dis-je? déférence? si peu de souci de ma peine!» Que faire? au fond, il y aura plus de bruit que de mal. Moi, je ne sais pas me fâcher contre ceux que j'aime. Je me contente de m'affliger, et c'est ce que j'entends à merveille. Quant aux grandes affaires, aux menaces de Clodius, aux combats qu'on s'apprête à me livrer, tout cela me touche médiocrement. Je puis à mon gré, ce me semble, en effet, ou accepter le combat avec honneur, ou le décliner sans honte. Mais, vous me direz peut-être : N'avez-vous point assez fait pour l'honneur? Il est temps, croyez-moi, de songer à la conservation. Quel malheur! ne pas vous avoir là près de moi! rien n'échapperait à votre amitié. Mes regards, à moi, sont troubles peut-ètre; peut-étre suis-je trop scrupuleux, trop délicat sur le sentiment du devoir. - Sachez qu'il n'y eut jamais rien de plus ignoble, rien de plus odieux à toutes les classes, à tous les ordres, à tous les âges que l'état dans lequel nous vivons aujourd'hui. Cela va plus loin que je n'aurais pu le croire; plus loin même que je ne voudrais. Nos grandes popularités du jour ont appris aux hommes les plus méticuleux à les siffler. On porte aux nues Bibulus, je ne sais trop pourquoi, mais enfin on l'exalte comme «l'homme unique qui, en temporisant, a rétabli les affaires.» - Pompée, mon idole, Pompée, sur qui je pleure aujourd'hui, s'est lui-même abîmé. Il n'a plus personne qui lui tienne par dévouement. Je crains bien que la terreur ne leur paraisse un auxiliaire indispensable. Pour moi, d'un côté, je m'abstiens de les combattre, à cause de notre ancienne amitié; et, de l'autre, mon passé me défend d'approuver ce qu'ils font. Je garde un juste milieu. - Les dispositions du peuple se manifestent surtout dans les théâtres et à tous les spectacles. Aux gladiateurs, on a reçu à coups de sifflets celui qui les donnait et tout son cortége. Aux jeux Apollinaires, le tragédien Diphilus a fait une allusion bien vive à notre ami Pompée, dans ce passage «C'est notre misère qui te fait grand,» qu'on a fait répéter mille fois. Plus loin, les cris de l'assemblée entière ont accompagné sa voix, lorsqu'il a dit : «Un temps viendra où tu gémiras profondément sur ta malheureuse puissance.» Cent autres passages ont donné lieu aux mêmes démonstrations. Car ce sont des vers qu'on dirait faits pour la circonstance par un ennemi de Pompée. Ces mots : «Si rien ne te retient, ni les lois, ni les « moeurs,» et beaucoup d'autres encore, ont été accueillis par des acclamations frénétiques. A son arrivée, César ne trouva qu'un accueil glacé. Curion, qui le suivit, fut au contraire salué de mille bravos, comme autrefois Pompée aux temps heureux de la république. César était outré; et vite il a, dit-on, dépêché un courrier à Pompée, qui est à Capoue. On ne pardonne point aux chevaliers d'avoir tant applaudi Curion. On s'en prend à tout le monde. La loi Roscia, et même la loi frumentaire, sont menacées. Tout se brouille. J'aimerais mieux qu'on les laissât aller sans rien dire. Mais je crains qu'il n'en soit pas ainsi. On ne peut pas se faire à ce qu'il faudra bien souffrir. II n'y a qu'un cri contre eux. Mais c'est un vain cri de haine, qu'aucune force ne soutient. - Cependant le cher Publius (Clodius) ne cesse de me menacer, et se déclare ouvertement mon ennemi. L'orage est sur ma tête; au premier coup, accourez. Je vois les anciennes colonnes de mon consulat, l'armée des gens de bien et même les demi-gens de bien, serrer leurs rangs autour de moi. Il ne paraît pas non plus que Pompée doive se prononcer à demi. Clodius ne soufflera pas le mot, dit-il; il en répond. Pompée ne me trompe pas; mais il se trompe, lui. - La place de Cosconius, qui vient de mourir, m'a été offerte. Ce serait succéder à un mort : rien ne me ferait plus de tort dans l'opinion, et ne serait moins propre à me mettre à couvert. Ces fonctions sont odieuses aux gens de bien. Ainsi je garderais la haine des méchants, et je m'attirerais de plus des inimitiés qui s'adressent en ce moment à d'autres. - César me demande toujours pour lieutenant. Ce serait une sauvegarde plus honotable; mais je n'en veux pas. Que veux-je donc ? Tenter la lutte? Oui; plutôt. Cependant mon parti n'est pas pris. Ah! je vous le répète, que n'êtes-vous ici ! Mais s'il y a nécessité, je vous écrirai Venez ! - Que dire encore? que dire? Un seul mot, je pense : tout est perdu. A quoi servirait de se le dissimuler davantage? J'écris à la hâte et avec quelque défiance, je ne vous le cache point. Plus tard, je m'expliquerai à fond et sans détour, si j'ai un messager cent fois sûr. Ou bien j'écrirai à mots couverts, et vous me comprendrez bien. Je serai Lélius ; vous, Furius, et le reste sera énigmatique. Je prodigue ici à Cécilius toutes sortes d'égards et de témoignages de déférence. Je sais qu'on vous a envoyé les édits de Bibulus. Pompée est au désespoir. [2,20] II, 20. Anicatus, pour qui je connais votre bon vouloir, m'a trouvé tout disposé à le servir, et, sur les termes affectueux de votre lettre, j'ai reçu Numestius en ami. Quant à Cécilius, il n'y a sorte d'attentions et de soins que je ne lui prodigue. Je suis satisfait de Varron. Pompée m'aime et me choie. Vous vous y fiez? direz vous. Oui, je m'y fie. Il m'a persuadé. Mais comme je vois tous les hommes d'expérience, historiens ou poètes, avoir pour maxime qu'il faut toujours être sur ses gardes, et ne jamais croire, je me conforme à l'une de leurs recommandations en restant sur mes gardes. Mais ne pas croire, ne dépend point de moi. - Clodius continue de me menacer. Pompée prétend qu'il n'y aura rien. Il en atteste les dieux. Il va même jusqu'à dire qu'il se fera tuer par Clodius avant de souffrir qu'il attente rien contre moi. On travaille : aussitôt que quelque chose se décidera, vous le saurez. S'il faut combattre, vous viendrez partager mes efforts. S'il y a paix, vous ne bougerez de votre Amalthée. - Je ne vous dirai que peu de mots des affaires. Je commence à craindre que mes lettres ne me trahissent. Aussi, en cas de nécessité, vous écrirai-je à mots couverts. La cité se meurt en ce moment d'un mal étrange. Personne n'est content. Chacun se plaint et gémit. Sur ce point, on s'entend à merveille. On crie tout haut : mais pour des remèdes au mal, point. Si on veut résister, on s'entre-tuera; et alors je ne vois plus de fin au carnage, tant qu'un homme restera debout. - L'enthousiasme et la faveur du peuple portent Bibulus aux nues. On ne s'occupe qu'à copier et à lire ses édits. Il a marché à la gloire par un chemin tout nouveau. Aujourd'hui, il n'y a rien de plus populaire que de détester les hommes populaires. - Par où tout cela finira-t-il ? je frémis d'y songer. Si j'entrevois quelque chose, je vous le dirai. Quant à vous, si vous m'aimez (eh oui! vous m'aimez), tenez-vous prêt, et accourez au premier mot. Je fais et ferai tout pour que cela ne soit pas nécessaire. Je vous avais mandé de m'écrire sous le pseudonyme Furius; mais il est inutile de changer votre nom. Moi, je serai Lélius, mais vous resterez Atticus. Je m'abstiendrai de me servir de ma main et de mon seing, mais seulement pour des lettres que je ne voudrais pas voir tomber en des mains étrangères. - Diodotus est mort. Il me laisse cent mille sesterces environ. Un édit de Bibulus, édit vraiment digne d'Archiloque, proroge les comices à la veille du quinzième jour des calendes de no- vembre. J'ai reçu les ouvrages que m'adresse Vibius. Pauvre talent de poète! Mais il y a du savoir dans ce livre; on peut en tirer quelque chose. Je le fais copier, et le renverrai. [2,21] II,21. A quoi bon déguiser? La république est perdue. Tout a bien empiré depuis votre départ ! L'oppression qui pesait alors sur la cité était agréable à la multitude, odieuse, il est vrai, mais non funeste aux gens de bien. Tout d'un coup, elle est devenue tellement en exécration à tout le monde, que je ne pense pas sans frémir aux explosions qui sont inévitables. Nous avons vu ce qu'ont produit la colère et l'emportement de ceux qui ont tout détruit par dépit contre Caton. Mais ils employaient d'abord des poisons lents, dont on aurait pu mourir sans douleur. Maintenant que le peuple les siffle, que les honnêtes gens se plaignent, que l'Italie entière murmure, je crains tout de l'excès de leur rage. - J'espérais auparavant, et je vous l'ai dit plus d'une fois, que le cercle accomplirait sa révolution sans bruit et sans même que le sillon fût visible; et c'est ce qui serait arrivé, si on avait pu se résigner jusqu'à la fin. Mais après avoir longtemps soupiré en secret, on s'est mis à gémir; puis il y a eu bientôt un concert universel de plaintes et de cris. - Et notre ami, celui que la satire n'atteignit jamais, que la louange caressait toujours, l'enfant gâté de la gloire, aujourd'hui la tête basse et le coeur abattu, ne sait plus vers qui se tourner. Il voit la chute, s'il avance; la honte, s'il recule. Les gens de bien ne l'aiment pas, et il n'a pas même les méchants pour amis. Mais voyez ma faiblesse : je n'ai pu retenir mes larmes lorsque, le 8 des calendes d'août, je le vis paraître à la tribune. Ayant la parole contre les édits de Bibulus, à cette place où naguère adoré du peuple, environné de la faveur de tous, il parlait si magnifiquement de lui-même, oh! qu'il était humble et abattu! oh ! qu'on voyait bien qu'il n'était pas plus content de lui que ceux qui l'écoutaient ! - Spectacle bien doux pour Crassus et bien affligeant pour les autres! On ne descend pas des cieux, on en tombe. Moi, comme Apelle ou Protogène, s'ils avaient vu jeter de la boue, l'un sur sa Vénus, l'autre sur son Jalyse, j'étais en proie à une peine mortelle. Je ne pouvais contempler, sans être navré, l'ignoble transformation de cette belle figure, que moi aussi je m'étais plu; à peindre des plus brillantes couleurs. Tout le monde sent qu'entre lui et moi, depuis l'affaire de Clodius, il n'y a plus d'amitié possible. Cependant je l'ai tant aimé, que ses injures n'ont pu entièrement dessécher mon coeur. Les édits en style d'Archiloque, que Bibulus a lancés contre lui, font tellement fureur parmi le peuple, que partout où ils sont affichés, la foule qui se presse pour les lire, encombre le passage. Le dépit le consume. Je vois moi-même avec peine celui qui m'a été si cher exposé à ces cruelles épreuves; puis, je crains qu'un homme d'un courage si bouillant, qu'un guerrier si terrible le fer en main, et si peu fait aux injures, ne s'abandonne aux inspirations de sa douleur et de son ressentiment. - J'ignore où va Bibulus; mais quant à présent, on le porte aux nues. Voyez un peu. Il a prorogé les comices au mois d'octobre, et vous savez combien ces ajournements déplaisent. César a cru qu'il lui serait facile d'exciter le peuple contre Bibulus, et le voilà qui dit à la tribune les choses les plus propres à le soulever. Pas un seul murmure. Que vous dirai-je? Ils n'ont pour eux personne, ils le savent; et c'est ce qui me fait redouter des violences. - Clodius est mon ennemi déclaré. Pompée assure qu'il ne fera rien contre moi. Je ne pourrais sans danger me fier à cette assurance. Je me prépare au combat. Je crois tous les ordres vivement animés en ma faveur. Je vous désire près de moi, et les circonstances vous appellent. Votre présence me donnera sagesse, courage et force. Mais arrivez à temps. Je suis content de Varron. Pompée parle comme un dieu. J'espère sortir de ce pas, en ajoutant à ma gloire, ou du moins sans rien perdre. Mandez-moi comment vous vous portez; si vous passez agréablement votre temps, et où vous en êtes avec les Sycioniens. [2,22] II, 22. Que n'êtes-vous à Rome! Certes, vous y seriez encore si nous avions été devins. Nous aurions facilement retenu le beau mignon ou du moins nous saurions ses projets. Aujourd'hui, il s'agite, il s'emporte, il ne sait ce qu'il veut; il fait des démonstrations hostiles à droite et à gauche, et semble vouloir laisser à l'occasion à décider de ses coups. Quand il pense à l'impopularité de l'ordre de choses actuel, on dirait qu'il va se ruer contre ses auteurs; mais quand il voit de quel côté sont les moyens d'action et la force armée, il fait volte-face contre nous. En ce qui me concerne, c'est tantôt de voies de fait, tantôt de poursuites légales qu'il me menace. - Pompée m'a dit, je n'ai là-dessus que sa parole; Pompée m'a dit avoir eu avec lui une explication à mon sujet, et une explication vive. Il a été jusqu'à lui déclarer qu'il se regarderait comme un homme infâme, abominable, si j'avais à courir le moindre danger, par le fait de l'homme à qui il avait mis lui-même les armes à la main, en le faisant agréger parmi le peuple; il lui a rappelé qu'il avait sa promesse et celle d'Appius; que si on y manquait, il ferait voir à tous qu'il n'avait rien au monde de plus cher que mon amitié. Il a longuement développé ce texte. Clodius, à l'entendre, aurait beaucoup disputé; mais à la fin il aurait donné les mains à tout et promis de ne rien faire qui pût déplaire à Pompée. Cependant il est toujours aussi violent dans son langage. Quand il en serait autrement, je ne m'y fierais point et ne cesserais d'être sur mes gardes. C'est ce que je fais. - Grâce à mes soins, ma popularité et mes forces augmentent chaque jour : je ne me mêle en rien de politique, absolument en rien. Je suis tout entier aux causes particulières et aux travaux du forum. Par là, je me fais bien venir et de ceux que je sers et du peuple. Ma maison ne désemplit point; on m'entoure quand je sors. C'est mon consulat qui recommence. Les protestations de dévouement me pleuvent, et ma confiance est telle, que parfois je désire la lutte, au lieu d'avoir toujours à la craindre. - C'est maintenant que j'ai besoin de vos conseils, de votre amitié, de votre sagesse éprouvée. Accourez. Avec vous tout me deviendra facile. On peut beaucoup par Varron; mais il tant que vous soyez là, pour agir sur lui plus à coup sûr. Il y a une foule de choses à tirer de Clodius, et qu'il m'importe de savoir. Par vous, on le saura. Il y aura aussi ... Je m'arrête. C'est folie de vouloir tout prescrire d'avance. Je saurai bien tirer parti de vous pour toute chose. - Un mot suffit aujourd'hui : si je vous ai, tout m'est facile. Mais arrivez avant son entrée en charge; c'est essentiel. Avec Crassus, pour sonder Pompée, et avec vous, pour faire parler la belle aux yeux de boeuf, et connaître à quel point je puis compter sur l'un et sur l'autre, je pourrai, je pense, me garantir de tout mal ou du moins de toute illusion. Je ne vous adresse ni prières ni instances. Vous savez ce que je veux, ce qu'exigent les circonstances, et de quelle importance est la question qui s'agite. - Rien à vous dire de la république, sinon que tout le monde déteste ceux qui sont les maîtres. Toutefois, aucun espoir de changement. Pompée, vous le croirez sans peine, est mal avec lui-même, et se mord cruellement les doigts. Je ne puis dire comment tout cela finira; une explosion est inévitable. - Je vous ai renvoyé les ouvrages d'Alexandre, auteur plein de négligences et poète médiocre. Il y a cependant quelque chose à prendre chez lui. J'ai donné de grand coeur mon amitié à Numérius Numestius; c'est un homme grave, modeste et digne en tout de votre recommandation. [2,23] II,23. Voici, je crois, la première lettre que vous recevez de moi qui ne soit pas écrite de ma main. Jugez par là de mes occupations. Tous mes moments sont pris. Mais j'avais besoin de me promener pour remettre ma voix, et je dicte en me promenant. - Je vous dirai d'abord que Sampsicéramus, notre ami, se repent amèrement du rôle qu'il joue; qu'il voudrait bien se retrouver au point d'où il s'est laissé choir; qu'il me confie ses maux, et laisse voir qu'il y cherche un remède; moi, je n'en vois aucun. Je vous dirai ensuite que, chefs et adhérents, tout ce parti auquel rien ne résiste, va mourir d'épuisement; que d'ailleurs il n'y eut jamais plus d'unanimité dans la réprobation intime ou publique dont il est l'objet. - Quant à moi (puisque vous voulez le savoir), je ne parais à aucune délibération; je ne m'occupe que de mes causes et de mes travaux du forum. Mais vous comprendrez que je pense souvent àmon passé, et que j'y pense en soupirant. En attendant, le frère de notre déesse aux yeux de boeuf n'y va point à demi dans ses menaces contre moi; il nie ses projets à Sampsicéramus; mais il s'en targue et s'en vante à tout le monde. Vous m'aimez avec passion, n'est-ce pas? Eh bien! si vous dormez, vite hors du lit! si vous êtes levé, allons, en marche! si vous marchez, doublez le pas! et si vous courez, prenez des ailes! Non, on ne saurait imaginer tout ce que je me promets de vos conseils, de votre sagesse, et par-dessus tout, de votre fidèle amitié. La grandeur du sujet vaudrait un long discours : mais peu de mots suffisent entre amis qui s'entendent. Il faut que vous soyez à Rome pour les comices, ou au plus tard, si vous ne le pouvez pas, pour le moment où on le proclamera. Portez-vous bien. [2,24] II, 24. J'ai été bien vif, bien pressant dans la lettre dont j'ai chargé Numestius. Eh bien! cette insistance pour vous posséder, supposez là, s'il se peut, plus grande encore. Mais point d'alarme! Je vous connais, et je sais combien on est prompt à s'inquiéter quand on aime. L'affaire est, je crois, de celles où il y a plus de bruit que d'effet. - Le fameux Vettius, le même qui me donnait de si bons avis, se sera, à ce que je vois, fait fort auprès de César de compromettre Curion le fils dans quelque complot. Le fait est qu'il s'est insinué dans la familiarité de ce jeune homme, qu'il a eu avec lui plusieurs rendez-vous, et qu'il en est venu jusqu'à lui faire confidence de la résolution où il était, lui Vettius, de se jeter avec ses esclaves sur Pompée, et de le tuer. Curion le redit à son père, et celui-ci à Pompée. L'affaire est portée au sénat. Vettius a d'abord nié ses rapports avec Curion; mais il n'a pas persisté longtemps : et il a offert de dire tout, sous la garantie de la foi publique. On n'y fit pas d'objection. Alors il déclara qu'il y avait un coup monté entre quelques jeunes gens, et Curion à la tête; que Paullus en avait été d'abord, ainsi que Cépion Brutus et Lentulus, fils du flamine, celui-ci au su de son père; qu'un jour C. Septimius, secrétaire de Bibulus, était venu de la part de Bibulus lui apporter un poignard. A ce mot, l'assemblée entière haussa les épaules, comme si Vettius n'eût pu se procurer un poignard, sans que le consul s'en mêlât! L'assertion parut d'autant plus absurde, que le 3 des ides de mai, Bibulus avait averti Pompée d'être sur ses gardes, et que Pompée lui en avait fait des remerciments. - Le jeune Curion, introduit à son tour, reprit ce qu'avait dit Vettius, et répondit à tout. Il le confondit surtout sur le fait prétendu que le plan des jeunes conspirateurs était d'attaquer Pompée au forum avec les gladiateurs de Gabinius, et que Paullus était le chef de l'entreprise. Or il est de notoriété publique que Paullus se trouvait à cette époque en Macédoine. Le projet de sénatus-consulte a été incontinent rédigé : il porte que Vettius, convaincu par son propre aveu d'avoir porté des armes, sera jeté dans les fers; et on déclare ennemi public quiconque cherchera à le délivrer. L'opinion générale est que Vettius voulait se faire surprendre au forum armé de son poignard, avec ses esclaves également armés; qu'alors il aurait promis des aveux, et que la combinaison n'a manqué que par la révélation faite à Pompée avant le coup par les Curions. Le sénatus-consulte a été lu dans l'assemblée du peuple; mais le lendemain, César, le même César qui, étant préteur, a forcé Q. Catulus de parler d'en bas, a d'autorité fait monter Vettius à la tribune aux harangues, et l'a mis ainsi en possession de cette place, afin que Bibulus, qui est consul, ne pût se montrer. Là, mon Vettius a pu dire tout ce qu'il a voulu. On lui avait fait la leçon, et il la savait bien. Il commença par décharger entièrement Cépion, qu'il avait accusé violemment la veille, montrant ainsi clairement à tous que la nuit et ses séductions avaient porté conseil. Puis il accusa des gens à qui il n'avait pas fait la moindre allusion dans le sénat; Lucullus, avec qui il communiquait, a-t-il dit, par ce C. Fannius, l'un des accusateurs de P. Clodius; L. Domitius, dont il prétendit que la maison était celle d'où l'on devait sortir en armes. Il ne me nomma point. Mais il parla d'un consulaire, habile orateur, et voisin du consul, comme lui ayant dit qu'on avait besoin d'un Servilius Ahala ou d'un Brutus; il ajouta à la fin (l'assem- blée était déjà dissoute; mais Vatinius l'avait rappelé) qu'il avait entendu dire à Curion que Pison, mon gendre, et M. Latérensis, étaient dans le secret. - Vettius est maintenant devant Crassus Divès, pour le fait de violence. S'il y a condamnation, il offrira de faire des aveux , et, s'il réussit, la justice ne sera pas près d'en finir. Moi, qui me préoccupe assez facilement de tout, je me mets peu en peine de cette affaire. L'opinion se prononce trop hautement en ma faveur. Mais au fond je suis las de la vie; elle est si pleine de misères! Ainsi, grâce à la réponse énergique d'un noble vieillard, de Q. Considius, nous venons, il est vrai, d'échapper à un massacre; mais nous devons être toujours sur le qui-vive; et au premier moment le sang peut couler. Que vous dirai-je? qu'il n'y a rien de plus infortuné que moi, et de plus heureux à mon gré que Catulus, soit par l'éclat de sa vie, soit par l'à-propos de sa mort? Cependant, au milieu de tant de sujets d'affliction, mon âme ne se laisse point abattre, et reste forte. Je ne veux rien négliger pour maintenir la dignité de mon caractère. - Pompée soutient toujours que je n'ai rien à redouter de la part de Clodius, et ses dispositions pour moi éclatent dans tous ses discours. Je suis impatient de prendre vos conseils, de vous confier mes peines, d'épancher dans votre sein toutes mes pensées. Accourez donc sans plus tarder. J'ai chargé Numestius de vous en presser, et je vous le demande ici plus instam- ment encore. Il me semble que je ne respirerai que quand je vous aurai vu. [2,25] 1I,25. Lorsque je vous parle avec éloge d'un de vos amis, c'est avec intention que cela lui revienne. L'autre jour, je vous mandais que j'étais fort content de Varron, et vous m'avez répondu que votre joie en était grande. J'aurais bien mieux aimé que vous lui eussiez fait part de ma lettre : ce n'est pas qu'en réalité je sois enchanté de lui. Mais il aurait pu me donner sujet de l'être. Il s'est arrêté tout court d'une manière incroyable. Vous savez le vers : «Des plis, des replis; puis rien.» Heureusement que je connais le précepte : «Des caprices des grands, etc.» Par compensation, avec quelle verve, quelle franchise, quel talent, un autre de vos amis, Hortalus (Hortensius), ne m'a-t-il pas loué, en parlant de la préture de Flaccus et de l'époque des Allobroges! Non, ce langage n'à rien de plus affectueux, de plus flatteur, de plus éloquent. Je veux absolument que vous lui reportiez ce que je vous en dis. Mais comment le pourriez-vous, vous déjà sans doute en chemin, peut-être déjà même arrivé? Du moins je m'en flatte, après les vives prières de mes dernières lettres. Je vous attends, je vous appelle, et la situation , les circonstances vous appellent plus encore. Que vous dirais-je sur ce qui se passe? ce que je vous en dis tous les jours. Rien de plus désespéré que la république, rien de plus exécré que les auteurs de nos maux. En ce qui me concerne, l'opinion publique est un rempart qui me met à l'abri, je le pense du moins, je l'espère, et crois en être sûr. Venez donc : ou vous saurez me défendre, ou vous partagerez mon sort. Je serai bref aujourd'hui, parce que j'ai la confiance que, dans peu, nous pourrons parler de vive voix de tout ce que nous avons à nous dire. Avez bien soin de votre santé.