29. - A QUINTUS. Rome, décembre. Q. I, 1. - De plus d'un côté sans doute on a pris les devants sur moi , et vous savez déjà , ne fût-ce que par la renommée , si prompte à franchir les distances, qu'il nous faut, durant une troisième année, attendre encore , moi le bonheur de vous recevoir, et vous le moment du repos. Je ne me crois pas toutefois dispensé de vous écrire sur ce triste sujet. Car j'ai eu le tort, et non pas une fois, d'entretenir chez vous l'espoir d'un affranchissement prochain, quand il n'était plus plus personne qui n'en désespérât avec raison. Mais ce n'était pas pour prolonger à plaisir une illusion flatteuse. Nous avions fait assez, les préteurs et moi , pour ne pas douter du succès. Enfin , puisque leur crédit et mon zèle n'ont travaillé qu'en pure perte, on peut s'en affliger sans doute ; mais il ne faut pas qu'éprouvés comme nous le sommes par la pratique et le mouvement des grandes affaires, nous nous laissions aller au découragement ou à la faiblesse. S'il est vrai que la peine s'aigrit par les reproches qu'on peut se faire , c'est moi qui ai le plus besoin d'être consolé. C'est moi qui, contrairement au voeu exprimé par vous en partant, et, depuis, dans chacune de vos lettres, ai souffert la première prorogation. Je m'étais laissé préoccuper des intérêts de nos alliés, du désir de réprimer l'avidité effrénée de quelques gens de commerce , et d'ajouter par vos vertus à la gloire de notre famille. C'était une faute, une faute grave. Car évidemment , une seconde année en entraînait une troisiè. A moi le tort, je le proclame; mais faire tourner à bien mon imprévoyance, est un honneur qui appartient à votre sagesse et à votre générosité. — Oui , redoublez d'ardeur pour tout ce qui peut vous mériter l'estime publique. Il ne s'agit plus de l'emporter sur les autres, il faut désormais vous surpasser vous-même. Possédé d'un noble désir d'être loué en toute chose, tendez vers ce but vos facultés, vos pensées, toutes les forces de votre âme, et, croyez-moi , un an de peine de plus vous vaudra bien des années de jouissance personnelle et d'illustration pour nos neveux. Ainsi donc point de regret , point d'abattement. Ne souffrez pas que la multitude des affaires devienne un torrent qui vous accable; dressez-vous résolument pour leur faire tête, allez vous-même au-devant du flot. Le rôle que vous remplissez n'est pas de ceux où domine la fortune : le conseil et le zèle y sont tout-puissants. S'il s'agissait de la direction d'une guerre importante et périlleuse, je serais épouvanté d'une prolongation de pouvoir qui nous laisserait plus longtemps en prise à ses caprices. Dans l'administration qui vous est confiée, son influence, au contraire , est nulle ou insensible. Tout y dépend du caractère et de l'esprit de conduite. Vous n'avez, si je ne me trompe, rien à redouter des embûches de l'ennemi , du hasard des batailles, de la perfidie d'un allié , de la pénurie d'argent et de subsistance, de la turbulence du soldat; difficultés sous lesquelles les meilleures têtes peuvent succomber, comme il arrive parfois aux plus habiles pilotes, sous l'effort de la tempête. Autour de vous règne une paix profonde, un calme parfait ; calme délicieux pour le nautonier vigilant, mais où le sommeil peut lui faire trouver la mort. En effet, dans votre province, la population indigène est ce qu'il y a de plus maniable sur la terre. Ce que l'on y compte de citoyens romains sont, ou des fermiers publics unis à nous par les relations les plus étroites , ou des gens enrichis par le négoce, et, dès lors, bien convaincus que la paisible jouissance de leurs richesses est un bienfait de mon consulat. II. Mais il existe entre ces diverses classes une grave opposition d'intérêts, source d'injustices réciproques et de collisions violentes. Aussi suis-je loin de regarder votre position comme exempte de difficultés. Je me la représente, au contraire, comme très laborieuse et des plus délicates. Mais remarquez, je le répète, que la conduite y a plus de part que la fortune. Est-ce une affaire de gouverner les autres pour qui sait se gouverner lui-même'? Que cette condition soit difficile à remplir (et, certes, il en est ainsi pour le commun des hommes) , elle ne peut être et n'est en effet que ce qu'il y a de plus aisé pour vous. La nature, sans l'éducation, vous avait formé pour la sagesse; et votre éducation vous eut rendu sage, même en dépit de la nature. Cette vertu qui résiste à l'argent, aux plaisirs, à tout ce qu'il y a d'entraînement dans les passions humaines , il ferait beau la voir impuissante contre la mauvaise foi d'un marchand ou la cupidité d'un publicain ! Continuez , et les Grecs vous regarderont comme un héros de leurs vieilles annales, ou plutôt comme un homme divin envoyé sur la terre pour la gouverner. — En vous parlant ainsi , ce n'est pas une exhortation indirecte que je vous adresse; j'applaudis à ce que vous faites , à ce que vous n'avez cessé de faire. C'est quelque chose d'admirable, que trois années de pouvoir suprême en Asie, sans qu'aucune des tentations de tous genres dont cette province abonde, ni les tableaux, ni les meubles précieux, ni les rares étoffes, ni l'attrait de la beauté, ni l'appât des richesses; sans que rien, en un mot, vous ait fait dévier une seule fois de votre inflexible continence et de la sévérité de vos principes. Et , par un bonheur inouï , par un rare privilège , quand , avec de si hautes qualités, avec une âme si forte et si tempérante , vous pouviez rester enseveli dans l'ombre et le silence, voilà qu'appelé sur le grand théâtre de l'Asie, vous attirez sur vous les regards de la plus illustre des provinces , et que le renom de vos vertus s'en va frapper l'oreille des peuples les plus reculés. Dans vos marches, rien de cet appareil qui épouvante les populations, de ce faste qui les écrase. Elles restent calmes à votre approche. Partout votre présence fait battre les coeurs et éclater les démonstrations publiques. La cité voit en vous 36 un protecteur et non un tyran ; le foyer domestique, un hôte et non un spoliateur. III. L'expérience a dû vous apprendre que c'est peu d'être vertueux personnellement, si votre oeil ne veille encore sur tout ce qui vous entoure, et si , gardien fidèle de la province , vous n'êtes là pour répondre aux alliés , aux citoyens, à la république, de vos délégués comme de vous-même. Il est vrai que vous avez pour lieutenants des hommes chez qui le sentiment du devoir n'a pas besoin d'être excité. D'abord Tubéron , le premier pour l'âge, le mérite, les distinctions. Il est historien, et, pour bien faire, il n'a qu'à chercher et choisir des modèles dans ses propres ouvrages. Puis Alliénus , que ses goûts et ses penchants rapprochent de nous, et qui suit nos impulsions et nos exemples. Que dirai-je de Gratidius; si jaloux de sa propre considération , et qui nous aime trop en frère, pour ne pas s'intéresser aussi à la nôtre? Quant au questeur, le gouverneur ne le choisit pas; c'est le sort qui le lui donne. Il importe beaucoup qu'il ait de la modération dans le caractère , et sache bien se pénétrer de votre esprit et de vos instructions. Si vous veniez à reconnaître chez un de vos subordonnés des inclinations basses, fermez les yeux tant qu'il ne manquera qu'à ce qu'on se doit de respect à soi-même. Mais ne souffrez jamais que ce pouvoir que vous n'accordez qu'au fonctionnaire, soit exploité au profit de l'individu. Toutefois, les moeurs du temps n'imposent que trop la nécessité de se ménager et de complaire. Aussi suis-je peu porté pour cette rigidité qui va scruter toutes les consciences et mettre à nu toutes les souillures. Il suffit de ne laisser à chacun de latitude qu'en proportion de la confiance qu'il vous Inspire. Votre responsabilité ne demande pas plus, surtout a l'égard de ceux que la république vous donne comme adjoints et comme auxiliaires de votre autorité. IV. Mais vous avez aussi un entourage de votre choix, simples commensaux ou officiers chargés de services personnels et intimes, qui forment ce qu'on appelle le cortège du préteur. Pour ceux-là, nous devons compte non seulement de leurs actions , mais de leurs paroles. Au surplus, votre intérieur est composé de telle manière qu'il vous sera toujours facile de vous montrer indulgent pour ceux qui feront bien , et sévère pour ceux dont la légèreté pourrait vous compromettre. Quand vous en étiez à votre apprentissage, on a pu surprendre votre confiance. Plus on a de générosité dans le coeur, et moins on croit à la perversité des autres. Qu'une troisième année d'exercice vous retrouve également bon , mais plus sur vos gardes. Il faut que vos oreilles ne s'ouvrent que pour ce qu'elles entendent réellement , et que l'intérêt personnel n'y glisse point ses insinuations hypocrites. Que votre anneau ne soit pas un meuble banal, mais un second vous-même; non l'instrument d'une volonté étrangère, mais la manifestation de la vôtre. Choisissez l'accensus dans la classe où le prenaient nos pères, qui considéraient cette charge moins comme un poste de faveur, que comme une fonction active et laborieuse. Aussi n'était-ce pas sans intention qu'ils n'y appelaient guère que leurs affranchis, alors presque aussi dépendants que leurs esclaves. Que dans la politesse de votre licteur on voie l'aménité de son maître, et non la sienne. Que vos haches et vos faisceaux soient des symboles de représentation plutôt 37 que de puissance. Qu'il n'y ait pas un habitant de la province qui ne croie à votre sollicitude pour sa personne , ses enfants , sa réputation , sa fortune. Qu'on soit convaincu que tout acte de vénalité fait tomber votre disgrâce non moins sur celui qui donne, que sur celui qui reçoit. La corruption disparaîtra, quand on saura que ces influences , soi-disant si puissantes, sont nulles auprès de vous. Loin de moi l'intention de vous rendre dur ou méfiant pour ceux qui vous approchent. S'il en est qui ne vous aient pas donné une seule fois en deux ans le droit de suspecter leur désintéressement (et tels sont, d'après ce que j'entends dire et ce que je savais déjà, Césius, Chérippe et Labéon), à ceux-là, sans contredit, confiance pleine, et entier abandon. Mais au premier soupçon fondé, plus d'abandon, plus de confiante. Ne laissez pas votre réputation à la merci d'un indigne représentant. V. Quelque habitant non connu de vous s'est-il introduit dans votre familiarité? Réfléchissez bien avant de vous fier à lui. Ce n'est pas que je croie les honnêtes gens rares dans la province. Je veux supposer le contraire; mais il est toujours hasardeux d'en faire l'essai. Le coeur humain se déguise sous tant de formes, s'enveloppe de tant de voiles! Le front, les yeux , la physionomie, la parole, la parole surtout, savent si bien mentir ! Un homme prêt à sacrifier à l'argent tout ce que nous n'abandonnons, nous, qu'avec la vie, irait s'éprendre pour vous, qui ne lui êtes rien , d'un attachement de coeur, et cet attachement ne serait pas un masque? Pour moi , je regarderais comme un prodige la sincérité de ces tendresses d'office pour quiconque est préteur, là où je n'en vois jamais pour un homme privé! S'il se rencontre cependant une personne en qui vous auriez pu reconnaître l'ami de l'homme plutôt que de la place, hâtez-vous de l'inscrire parmi les vôtres. Hors de là , c'est le genre de liaison dont il faut le plus se défier. Ce sont sens à faire argent de tout, et à tout faire pour de l'argent. Et peu leur importe de déconsidérer une autorité passagère, avec laquelle ils ne prennent d'engagement que pour le temps qu'elle doit durer. Regardez-y de près avant de contracter aucune intimité avec des Grecs. Je ne fais d'exception que pour ceux qui seraient digues encore de la Grèce antique. Ce peuple en général est faux et léger. Ils se sont par trop habitués, dans leur longue servitude, à être toujours de l'avis des autres. Il faut néanmoins faire à tous un accueil poli. Seulement n'ouvrez qu'à bon escient votre coeur et votre foyer. Le commerce des Grecs n'est pas sûr, parce qu'ils n'osent contredire. Et puis ils sont envieux des Romains; ils le sont même les uns des autres. VI. Après ces règles de conduite ou je crains de pousser jusqu'au rigorisme les précautions de la prudence, parlons un peu des esclaves. Que croyez-vous que j'en pense? C'est une classe à tenir partout sous sa main, mais notamment dans les provinces. Il serait aisé de multiplier les conseils. Le plus simple et le plus facile à retenir est celui-ci : qu'ils se montrent dans vos voyages en Asie précisément ce qu'ils seraient vous suivant sur la voie Appienne; et qu'ils ne fassent aucune différence entre arriver à Tralles et arriver à 38 Formies. L'un d'eux a-t-il fait preuve d'une fidélité exemplaire? confiez-lui vos intérêts domestiques et privés. Quant à ce qui touche au devoir de votre charge , aux affaires de l'État , qu'il n'y porte jamais la main. Il est plus d'un cas où la confiance serait bien placée à l'égard d'un esclave fidèle, et où, pour éviter les propos et par respect pour l'opinion , il est hon de s'abstenir. — Mais insensiblement je me laisse aller au ton du précepte, et c'est à quoi je ne songeais guère en commençant. Irai-je vous donner des leçons à vous qui, sur ces matières, ne me cédez en rien pour la théorie, et qui êtes, sans doute, plus fort que moi dans l'application ? Mais il m'a semblé que cette espèce de sanction que je donnerais à votre conduite par mes doctrines vous attacherait encore davantage à vos devoirs. Voici donc sur quelles bases vous devez asseoir votre réputation. D'abord sur votre intégrité et votre modération personnelles ; puis sur l'honnêteté de vos mandataires ; ensuite sur une grande circonspection dans le choix de vos amis parmi les Grecs et les habitants romains de la province; enfin par la règle que vous établirez dans votre maison, sans souffrir qu'on s'en écarte jamais. L'observation de ces maximes n'est qu'honorable dans !a vie privée, dans une condition ordinaire ; mais dans l'exercice d'un pouvoir aussi immense, au sein d'une société si dépravée, sous un ciel si corrupteur, elle imprime au caractère quelque chose de divin. Un tel plan de vie , un tel système de conduite cadre à merveille avec la sévérité déployée dans vos règlements et dans vos sentences ; sévérité qui nous a valu à tous deux des inimitiés dont je me félicite hautement. Sans doute vous ne me croyez pas grandement ému des récriminations d'un Paconius, c'est-à-dire, d'un Mysien ou plutôt d'un Phrygien; car il n'est pas même Grec; ni des clameurs d'un Tuscénius, misérable furieux qui ne pardonne pas a votre justice d'avoir arraché une proie infâme de ses serres impures. VII. Ces actes et quelques autres vous ont donné dans la province un caractère de rigidité qui se soutiendrait mal sans une intégrité parfaite. Poussez "donc aussi loin que vous voudrez la sévérité du juge , pourvu que jamais cette sévérité ne se démente et ne se montre flexible ou inégale. Mais ce serait peu d'exercer avec zèle et impartialité votre juridiction directe, s'il n'en était pas de même de ceux à qui vous confiez des mandats en sous-ordre. Il n'y a pas, je crois, une grande variété d'affaires en Asie; l'administration de la justice y absorbe, à peu près, tous les instants. La science du gouvernement provincial s'y trouve donc singulièrement simplifiée. Les seules qualités qu'elle exige sont cette fermeté de coeur et cette dignité de manières qui ne permettent ni a l'intrigue d'agir, ni au soupçon de naître. Il faut de plus écouter les plaideurs avec attention, juger les causes avec douceur, recevoir les appels sans négligence , et bien peser les raisons qui les appuient. C'est par là que naguère C. Octavius a su se faire si bien venir. A son tribunal , on vit pour la première fois le licteur en repos; l'accensus, muet. Parla qui voulut et tant qu'il voulut. Cette condescendance même aurait pu paraître excessive sans les traits de vigueur qui la firent respecter. Force fut aux hommes de Sylla, enrichis par la violence et la terreur, de rendre ce qu'ils avaient pris. Tel avait abusé de la magistrature , qui , rentré dans la condition privée, à, son tour se vit jugé. Et c'est 33 grâce à l'aménité de ses formes que cette rigueur na pas choqué. Or si la douceur du juge a tant de prix à Rome, où l'opinion est si exigeante; la liberté publique, si excessive; la licence même des particuliers, si effrénée : à Rome, où il existe tant de juridictions, tant de recours possibles, une force publique si imposante, un sénat si puissant, combien un préteur ne doit-il pas s'appliquer à se faire chérir par son aménité en Asie, où son bon plaisir décide seul et irrévocablement du sort de tant de citoyens, de tant d'alliés, de cités et de populations entières; en Asie, où il ne se trouve ni moyen de redressement, ni voie de doléance, ni sénat, ni assemblée du peuple! Aussi n'appartient-il qu'à un homme d'une âme peu commune, d'une grande modération de caractère, qu'à un homme eu qui l'éducation ait encore perfectionné une heureuse nature, d'user de cet immense pouvoir, de manière à ce que personne de ceux qui le subissent ne désire changer de maître. VIII. Dans la Cyropédie de Xénophon, qui est moins un morceau d'histoire qu'un traité de bon gouvernement , l'auteur a soin de montrer dans son héros la douceur unie à la force. C'était à bon droit que notre grand Scipion avait toujours ce livre à la main; car on y trouve tout ce qui a rapport aux obligations de vigilance et de modération imposées à ceux qui gouvernent. Si ces deux qualités furent si pratiquées par un homme qui ne devait plus descendre du rang suprême, combien ne sont-elles pas plus obligatoires pour celui qui n'a reçu l'autorité que pour la rendre, et qui ne la tient que de la loi , sous l'empire de laquelle il va lui-même rentrer? Selon moi, le but auquel doit tout ramener celui qui commande, c'est de rendre heureux le plus possible ceux qui obéissent. Tel est, tel a toujours été votre plus cher désir depuis que vous avez mis le pied en Asie. La renommée vous rend ce témoignage, que toutes les bouches confirment. Oui , je le répète , et les citoyens , et les alliés , et les esclaves, et jusqu'aux brutes elles-mêmes, enfin tout ce que le sort a mis dans les mains d'un homme, a droit à ce qu'on s'inquiète de son bien-être et de ses intérêts. Encore une fois, je sais que l'opinion universelle vous rend justice. Les villes ne contractent plus de dettes , et plusieurs se sont vues par vos soins soulagées de l'énorme fardeau des anciennes. De nombreuses cités presque désertes, Samos entre autres, et Halicarnasse, jadis l'ornement de l'Ionie et de la Carie, vous doivent leur renaissance. Plus de sédition, plus de discordes populaires. L'administration revient aux mains de la classe éclairée. La iMysie est purgée de brigands. Partout le meurtre est réprimé et la paix affermie dans la province. La sûreté est rendue aux chemins et aux campagnes, et, qui plus est, aux villes et aux temples, ou le vol et le pillage s'exerçaient avec plus d'audace encore et de succès. On peut être riche sans voir son honneur, sa fortune , son repos à la merci de la délation, ce ministre impitoyable de l'avidité des préteurs. Charges et tributs sont équitablement répartis entre tous les habitants d'un même territoire. Votre personne est toujours accessible; votre oreille, toujours ouverte à la plainte. Le pauvre, le faible sont toujours admis, je ne dis pas à 40 votre tribunal, c'est le commun refuge, mais dans votre demeure, dans votre plus secret asile. Enfin rien n"est dur ou blessant dans vos actes. Tout y respire au contraire l'indulgence , la douceur et la bonté. IX. Quel immense bienfait pour l'Asie que l'affranchissement ce lourd et inique tribut quelle payait aux édiles, et dont l'abolition nous a valu tant de haines ! Un grand personnage se plaint ici publiquement de ce que votre édit, qui supprime toute perception pour les jeux , lui fait tort , à lui , de deux cent mille sesterces. Voyez quelles exactions, si chacun de ceux qui donnent des jeux à Rome pouvait, en son propre nom , pressurer ainsi les provinces ! Et déjà l'abus commençait à s'introduire. Au surplus, j'ai pris une résolution qui réduit les murmures au silence. J'ignore ce qu'on en dit en Asie; mais à Rome, elle n'a pas un médiocre succès. Vous savez que des fonds ont été votés par les villes de la province dans la vue de vous consacrer un temple , et d'ériger un monument en mon honneur. C'était un témoignage de leur reconnaissance pour mes importants services et vos immenses bienfaits; témoignage assurément bien volontaire. La loi, par une exception formelle, permettait d'accepter les fonds votés pour un temple ou vu monument. Cette distinction avait le mérite de la durée; il y avait là un emploi de fonds à la fois splendide et religieux. Ce n'était pas à moi seul , c'était au peuple romain et aux dieux immortels que cet honneur s'adressait. Eh bien ! cette offrande , méritée par mes services, autorisée par la loi, qu'un mouvement tout spontané avait inspirée, je n'ai pas cru devoir l'accepter. Plusieurs motifs ont influé sur mon refus. J'ai voulu surtout ménager les susceptibilités de ceux qui n'auraient pas les mêmes titres personnels ou ne rempliraient pas les conditions légales. — Appliquez-vous donc de toutes vos facultés, de toutes les forces de votre âme à persévérer dans cette voie. Chérissez, protégez, embellissez, autant qu'il est possible, toutes ces existences dont vous disposez, et qui vous sont confiées par le sénat et le peuple romain. Si le sort vous eût appelé à commander des peuples barbares, des Africains, des Espagnols, des Gaulois, par exemple, l'humanité vous ferait encore un devoir de vous dévouer à leurs intérêts et à leur bien-être. Mais chez ceux qui vous sont échus, la civilisation existe, et même, dit-on, c'est d'eux qu'elle émane. A qui donc pourrait-on, de préférence, en appliquer le bienfait? Moi je n'hésite pas à le proclamer, et je ne crains pas qu'on m'accuse de mollesse ou de frivolité, contre le témoignage de ma vie entière. Oui, ce que j'ai pu obtenir de succès, je le dois à l'étude que j'ai faite de la Grèce, dans ses traditions et les monuments de son génie. Aussi, indépendamment des obligations que nous impose la loi commune de l'humanité, nous avons une dette spéciale à remplir envers ce peuple célèbre. Et, puisqu'ils ont été nos maîtres, faisons-les jouir des maximes de sagesse dont nous sommes redevables à leurs enseignements. X. Le prince du génie et du savoir, Platon, a dit. Que les peuples ne connaîtraient le bonheur que lorsque le gouvernement serait dévolu aux sages et aux philosophes; ou lorsque ceux qui gouvernent deviendraient philosophes et sages. 41 Ainsi Platon voyait le bonheur de la société dans l'union du pouvoir et de la sagesse. Ce bonheur, iles destinées de la république ont permis qu'elle en jouît à certaines époques; et votre belle province le goûte pleinement aujourd'hui , sous un chef qui , depuis son enfance , a fait sa plus chère étude et l'occupation principale de sa vie de se former à la sagesse , à la vertu , à toutes les qualités aimables. Veillez donc à ce que l'année de labeur et de peine, dont la fortune vous impose encore l'épreuve, soit pour l'Asie une année de bonheur de plus; et que sa joie de vous garder, quand nous avons tenté vainement de vous reprendre, adoucisse pour nous l'amertume d'une si longue séparation. Des honneurs que je crois vraiment sans exemple sont venus récompenser chez vous des efforts, il est vrai, sans pareils. Des efforts encore plus grands vous restent à faire pour ne pas déroger. Je m'en réfère à ce que je vous ai déjà écrit sur ce sujet. Les distinctions ne sont rien quand on les partage avec la foule. Elles sont peu de chose quand on les doit à l'influence du moment ; mais lorsque les honneurs ont été, comme chez vous, la rétribution d'éminents services, on ne saurait attacher trop d'importance à les conserver tout entiers. Investi d'un pouvoir souverain, d'une autorité sans limites sur des peuples dont l'admiration a consacré et déifié vos vertus , n'oubliez jamais ce qu'exigent de vous, comme homme d'Etat, comme administrateur et comme juge, cette haute opinion, ces magnifiques témoignages, cette éclatante manifestation. Vous avez à pourvoir aux intérêts de tous, à faire aimer à tous l'existence, et à mériter enfin que l'Asie reconnaisse et proclame en vous son sauveur et son père. XI. Je sais quels obstacles apportent les fermiers publics à vos intentions généreuses. Les heurter de front, ce serait nous aliéner l'ordre à qui nous devons le plus , briser le lien qui l'attache a nous, et, par nous, à la cause publique. D'un autre côté, en lui concédant tout, nous ruinons de fond en comble un peuple que nous sommes tenus de protéger. C'est là une difficulté de votre position , et , à vrai dire , la seule. Car il est beau sans doute d'être désintéressé , de maîtriser ses passions, d'imposer aux siens la même retenue, de dispenser impartialement la justice, d'étudier consciencieusement les affaires , de donner a tous audience et facile accès ; mais rien en même temps n'est plus facile. Il n'est pas besoin pour cela de facultés extraordinaires; tout gît dans la disposition d'esprit, la volonté. On peut juger, par ce que souffrent nos propres concitoyens, de ce que les habitants des provinces ont à endurer de la part des fermiers publics. Lorsqu'on supprima plusieurs péages en Italie, les réclamations s'adressaient moins au principe de l'impôt qu'aux abus de la perception; et les cris des Romains sur le sol de la patrie ne disent que trop ce que doit être le sort des alliés aux extrémités de l'empire. Il faut donc ménager les choses de manière à faire assez pour les traitants, dont le marché est vraiment ruineux , sans écraser la province. C'est, je l'avoue, l'effort d'une habileté plus qu'humaine. Mais on n'attend pas moins de la vôtre. — D'abord , en ce qui concerne les Grecs, la condition de contribuables, qui est la pire chose du monde, ne peut avoir rien d'absolument révoltant, puisque le principe de l'impôt était, antérieurement à la domination ro- 42 mains, inscit dans les institutions de la Grèce. De plus, le nom de publicain ne saurait effaroucher des gens qui ont eu besoin de l'intervention des publicains pour percevoir l'impôt de Sylla, tout égal et fixe qu'il fût dans sa répartition. Enfin, on peut supposer que leurs propres compatriotes ne seraient pas des collecteurs plus commodes que les Romains. Autrement les Cauniens et les insulaires compris par Sylla dans le ressort de Rhodes, se seraient-ils adressés au sénat pour obtenir la faveur de payer le tribut directement à Rome , au lieu de le verser aux Rhodiens? On n'a point d'antipathie contre les fermiers publics, quand on a toujours été sujet à l'impôt; on ne les méprise pas, quand on n'a jamais pu se passer d'eux ; enfin on ne leur refuse pas la soumission, quand on a soi-même sollicité leur concours. Que l'Asie y songe bien. Aucune des calamité qu'engendrent la guerre ou les discordes civiles ne lui serait épargnées, si elle cessait de vivre sous nos lois. Et, comme y vivre sans payer tribut est impossible, il faut qu'elle se résigne à acheter, par le sacrifice d'une partie de son revenu , la perpétuité du calme et de la paix. XII. Une fois revenus de leur antipathie pour le nom et le caractère des fermiers publics , votre adresse et votre prudence sauront bien les réconcilier avec le reste. Dans le mode d'abonnement, par exemple, au lieu de l'exigence directe imposée par la loi des censeurs, ils arriveront à ne plus voir qu'un moyen commode de se libérer en échappant aux embarras du recouvrement. Vous pourrez enfin, comme vous l'avez fait si heureusement leur rappeler dans l'occasion de que c'est que l'ordre puissant des chevaliers, dire ce que nous lui devons de reconnaissance ; et laissant là le ton du pouvoir et l'appareil des faisceaux, arriver par votre influence personnelle, par l'autorité de la persuasion, à rapprocher et à fondre tout à fait ensemble les Grecs et les fermiers publics. Obtenez des premiers, vous leur bienfaiteur, l'homme a qui ils doivent tout, de ne pas porter le trouble dans les rapports qui nous lient avec les seconds. Mais qu'ai-je affaire de vous conseiller ce que , sans conseil , vous avez commencé de vous-même, et déjà presque accompli? Chaque jour, en effet, j'entends les expressions de gratitude d'une foule de très riches et très honorables compagnies; et ce qui me rend leur témoignage plus précieux, c'est que les Grecs n'ont pas eux-mêmes un autre langage. C'était un résultat difficile à obtenir, là où règne une division si profonde d'intérêts, de vues et même de castes. Je le répète , l'idée de vous donner des leçons n'est pour rien dans ce que je viens d'écrire. Votre sagesse n'a pas besoin de maître. Mais je trouve du charme à m'arrêter ainsi sur vos vertus ; seulement peut-être, à mon insu , ai-je dépassé la mesure ou j'aurais voulu me tenir. XIII. Il est cependant une recommandation que je ne cesserai de vous faire , car il ne tiendra pas à moi que vous ne soyez loue sans réserve. Les gens qui reviennent d'Asie , tout en exaltant votre vertu, votre désintéressement, le charme de vos manières, font tous une restriction à votre éloge , votre penchant à la colère ! L'emportement dans les relations privées, dans le commerce ordinaire, est un indice d'esprit léger, de caractère faible. Mais c'est une chose mons- 43 trueuse que d'ajouter au poids de l'autorité la violence du caractère. Je n'irai pas rechercher ce que les plus grands philosophes ont écrit sur cette matière. Je veux être bref, et vous pouvez consulter les auteurs eux-mêmes. D'ailleurs, le but d'une lettre est d'instruire avec précision celui à qui on l'adresse des points qu'il ignore. C'est à quoi je me tiens. — Il est deux choses dont tout le monde convient. Personne n'est plus aimable que vous , tant que vous êtes de sang-froid. Mais du moment qu'un acte d'improbité ou de déloyauté a échauffé votre bile , l'indignation vous emporte, et l'on ne vous reconnaît plus. Dans la carrière où nous nous trouvons engagés, moins par ambition , que par l'effet des circonstances et le jeu de la fortune, c'est notre condition de faire éternellement parler de nous. Travaillons donc de tout notre pouvoir à éviter toute célébrité malheureuse. Je n'exige pas de vous ce que la nature ne permet guère , à notre âge surtout, de changer votre caractère, de déraciner subitement une habitude profonde. Mais s'il est vrai qu'il n'y a pas de préservatif absolu contre la colère, puisque l'ennemi est dans la place avant qu'on songe à se mettre en défense, toujours est-il que vous devez , autant que possible , vous prémunir contre ses assauts, vous tenir constamment sur le qui-vive , tâcher surtout, au moment ou l'irritation est la plus forte, de rester maître de vos expressions. Se modérer en pareil cas est, selon moi, d'une vertu plus haute que de ne s'irriter jamais. Car le calme que rien ne trouble , appartient aux caractères lourds autant qu'aux esprits supérieurs. Mais se posséder dans la passion assez pour mesurer son langage ou même pour s'imposer le silence; dominer cette agitation, ce tourment de l'âme : voilà, si ce n'est sagesse suprême , voilà du moins l'effort d'un caractère peu commun. J'apprends que déjà vous avez beaucoup gagné sur vous, et que vous êtes devenu plus maître de votre caractère. On ne me parle plus de ces emportements, de ces invectives, de ces outrages auxquels vous vous abandonniez trop souvent, qui s'accordent si peu avec un esprit cultivé et des moeurs polies, et qui contrastent plus mal encore avec les devoirs et la dignité du commandement. La colère rend odieux, si elle est implacable ; et, si on revient aisément , elle déconsidère. Mais à tout prendre , l'inconséquence vaut mieux encore que la dureté. XIV. Pendant la première année, votre conduite avait beaucoup fait parler sous ce rapport. Je le comprends. Vous aviez trouvé l'injustice, la cupidité , l'insolence du vice poussée au delà de toute mesure, et vous vous en révoltiez. On a remarqué , durant la seconde , un amendement sensible dans votre humeur; on se fait à tout; on se raisonne. Peut-être aussi mes lettres ont-elles modéré votre fougue et adouci votre irritation. Mais il faut qu'à la troisième année la réforme .soit complète, et puisse mettre les plus malveillants au défi. Je ne prétends pas ici faire le docteur ni monter en chaire. Ne voyez en moi qu'un frère qui vous prie d'employer la force de votre volonté, vos soins, vos pensées à gagner l'estime de tous. Avec un nom moins haut placé dans l'opinion et les discours des hommes, on n'attendrait de vous rien d'extraordinaire, rien qu\ dépassât la mesure commune. Mais ce nom a acquis tant d'éclat et de grandeur, que si nous ne le maintenons 44 à cette hauteur pendant votre préture, nous aurons grand'peine à le défendre de quelque avanie. Voici notre position. Les bons sont pour nous; mais ils veulent que nous ne soyons en défaut sur rien : ils exigent que nous sachions les satisfaire en tout. Quant aux méchants , entre eux et nous c'est une guerre éternelle; à la moindre prise sur nous, leur malignité s'exerce et leur joie éclate. Voyez quel théâtre est ouvert à vos vertus. Scène immense, affluence inouïe de spectateurs, les plus éclairés de tous les juges, retentissement prodigieux ; car il ne s'échappe pas de cette foule une manifestation , un murmure qui n'ait son écho jusque dans Rome. Travaillez donc, travaillez sans relâche à ce que l'opinion vous place , je ne dis pas au niveau, mais au-dessus même des exigences d'une telle situation. XV. Ainsi, le sort nous ayant départi, à moi la magistrature dans Rome , a vous l'administration d'une province, il faut, si j'ai pu de mon côté ne rester inférieur à personne, que vous soyez , du vôtre, supérieur à tous vos rivaux. Et remarquez bien qu'il s'agit pour nous, non pas d'arriver à la gloire ou d'ajouter à notre renommée , mais de combattre pour ces biens dont nous sommes en possession ; et nous ne devons pas nous montrer moins soigneux de les défendre que nous n'avons été jaloux de les acquérir. Si nos intérêts n'étaient inséparables, que pourrais-je ambitionner de plus que la position qui m'est acquise? Mais il n'en est pas ainsi. Que votre conduite ou votre langage cessent de répondre une seule fois à un glorieux passé , adieu pour moi le fruit de tant de travaux, de tant de périls si noblement partagés par mon frère. Certes, si, pour conquérir la renommée, vous m'avez secondé plus que personne, il ne sera pas dit que, pour en garder la possession , vous ne soyez encore mon plus ferme appui. Et ne vous arrêtez pas au jugement de l'opinion contemporaine ; que celui de la postérité vous préoccupe surtout, bien que, dégagée de prévention et exempte de malveillance, sa sentence plus impartiale soit pour nous moins à redouter. Songez enfin que vous ne travaillez pas pour vous seul en travaillant pour la gloire; vous n'y êtes pas indifférent sans doute ; témoins ces splendides monuments par lesquels vous avez voulu éterniser le souvenir de votre nom : mais cette gloire, j'y ai ma part aussi; c'est le patrimoine de vos enfants. Et on pourrait dire, en vous la voyant négliger, non seulement que vous vous faites tort à vous-même, mais que vous frustrez les vôtres de ce qui leur revient. XVI. Mon but, en vous parlant ainsi, n'est pas de réveiller votre ardeur sans doute, mais bien d'en soutenir l'élan. Ce que vous avez fait, vous continuerez de le faire. Jamais on n'aura qu'à louer votre modération , votre équité , votre désintéressement. Mais en fait de gloire pour vous , ma tendresse me rend insatiable. Je sais bien qu'aujourd'hui vous connaissez l'Asie, comme on connaît sa maison; que votre haute sagacité, si bien aidée par l'expérience, comprend tout ce qui attire l'estime des hommes; et que vous trouvez chaque jour dans vos inspirations de quoi vous passer de conseils et de suggestions étrangères. Mais quoi ! en vous lisant , moi , je 45 crois vous entendre ; en vous écrivant , je crois vous parler : et ce charme qui dure d'autant plus que vos lettres sont plus longues, allonge peut-être aussi les miennes un peu plus que de raison. Je finis en vous proposant l'exemple des bons poètes et des acteurs de talent , et en vous exhortant à vous montrer comme eux plus soigneux que jamais à la fin de votre oeuvre. Que semblable au dernier acte d'un drame, votre troisième année soit la plus brillante et la plus parfaite. Vous en avez un moyen facile, puisque vous avez toujours mis mon suffrage au-dessus de tout. Vous n'avez qu'à me supposer constamment à vos côtés , présent à tout ce que vous dites , à tout ce que vous faites. Ma dernière prière est de vous recommander par-dessus tout le soin de votre santé. Celle de votre frère et de tous les vôtres est à ce prix. Adieu. 52. - A QUINTUS. Rome, novembre. Q. I, 2. — Statius est arrivé le 8 des calendes de novembre, et je regrette sa venue, puisqu'elle vous expose, dites-vous, à être pillé là-bas par vos esclaves. Mais s'il ne fût arrivé qu'avec vous, au lieu de vous devancer, vous auriez été l'objet d'un empressement curieux qu'il vous épargne, et je n'en suis pas fâché. Les propos ont eu leur cours; on a déjà dit : « Je croyais voir un colosse; » et j'aime mieux qu'on l'ait dit en votre absence. — Quant à justifier Statius à mes yeux, ce que vous aviez en vue en me le dépêchant, rien n'était moins nécessaire. Il ne m'a jamais été suspect à moi-même : ce que je vous en ai quelquefois écrit ne venait pas de mon propre fonds. Mais comme notre honneur et môme notre position, à nous hommes publics , repose sur l'opinion qu'où a de nous autant que sur ce que nous sommes, je me suis toujours fait un devoir de vous rapporter tous les propos , sans les juger. Au surplus, dès son arrivée, Statius a su combien on parlait de lui, et combien on en parlait mal ; car il s'est trouvé présent, chez moi, a des plaintes dont il était l'objet ; et il a pu voir que la médisance s'en prenait surtout à lui. Ce qui me faisait le plus de peine, c'était qu'on lui attribuât sur vous un ascendant que ne comportent ni la gravité de votre âge, ni même la dignité du commandement. - Savez-vous bien que c'est a qui me priera de le recommander à Statius? que maintes fois, en me parlant de vous, il lui est échappé à lui-même de ces Indiscrétions : - J'ai dit non; j'ai dit oui; j'ai fait faire; j'ai empêché? .. De bonne foi , sa fidélité , fût-elle à toute épreuve , ce que je veux croire, puisque vous en répondez, votre caractère peut-il ne pas souffrir d'un tel crédit donné à un affranchi, à un esclave? Écoutez ceci : je parle comme je le dois , sans légèreté et sans malice : c'est la conduite de Statius qui a prêté à tout ce que la malignité a répandu sur votre compte. Je reconnais bien que votre sévérité vous a fait d'abord quelques ennemis. Mais depuis que vous avez affranchi Statius , la haine a eu beau jeu. Venons aux lettres dont vous avez chargé Césius à qui, pour le dire en passant, je vois que vous portez intérêt, et qui peut dès lors compter sur moi en toute chose. La première concerne Zeuxis de Blaudus, que je vous recommande bien chaudement, dites- vous, pour un homme convaincu du meurtre de sa mère. Quelques mots sont ici nécessaires sur le fait de Zeuxis et d'autres semblables , pour vous donner la clef de ma condescendance à l'égard des Grecs. Ce sont des gens fort habiles dans l'art d'intéresser à leurs querelles. Ils ont le génie des mensonges. Partant de ce point, toutes les fois que j'ai vu un Grec articuler une plainte contre vous, j'ai cherché tous les moyens possibles de l'apaiser. Ainsi j'ai ramené les Dionysopolitains, qui étaient les plus acharnés. 64 Hermippus est un de leurs principaux citoyens. J'ai su l'attacher' par des paroles bienveillantes, et même par des témoignages d'amitié. J'ai de même comblé de politesses un Héphestus, d'Apamée; un Mégarlste , d'Antandros , le plus inconséquent de tous les hommes; un Nicias, de Smyrne : tous écervelés s'il en fut : et jusqu'à un Nvmplionte, de Colophon. Ce que j'en ai fait , croirez-vous que ce soit par goût pour les individus ou la nation? Je suis excédé, au contraire, de ces esprits versatiles, bas flatteurs, esclaves de leur intérêt, et jamais de leur devoir. Mais pour en revenir à Zeuxis, vous m'aviez informé vous-même de certains propos que lui avait tenus M. Cascellius, et il commençait à les répéter. J'ai voulu y couper court, et lui ai fait des avances d'amitié. Je vous demande maintenant à mou tour quelle rage vous tient, parce que vous avez fait coudre à Smyrne deux Mysiens dans le sac des parricides, de vouloir donner le même spectacle à l'Asie supérieure, et de mettre en jeu tant de ressorts pour faire tomber Zeuxis entre vos mains? Une fois pris et en jugement, je ne dis pas qu'il fallût l'absoudre. Mais le circonvenir! l'attirer, comme vous le dites, par l'appât des caresses ! C'est trop. Songez que, de l'aveu de ses compatriotes et de bien d'autres avec eux, Zeuxis est un personnage noble autant et plus que la ville même qui lui a donné le jour J'ai, dites-vous, une prédilection pour les Grecs. Quoi! et L. Cécilius, qu'est-il donc, je vous prie, lui qui m'a tant coûté a faire revenir? Quel homme ! quel emportement! quelle obstination! Citez-en un seul que je ne vous aie pas ramené, un seul, excepté Tuscénius, chez qui tout retour est impossible. En ce moment encore, j'ai Catiénus sur les bras. Pauvre tête! homme ignoble! Mais il est de rang équestre! Je l'apprivoiserai; j'en réponds. Je ne vous blâme pas delà rigueur que vous montrâtes à son père. Je sais qu'elle était fondée. Mais a quoi bon lui écrire a lui-même, comme vous l'avez fait, « qu'il redresse de ses mains la croix dont vous l'avez sauvé ; que vous vous chargez de le faire brûler vif, et que toute la province en battra des mains! » Qu'est-ce encore qu'une lettre de vous à un certain Fabius, que Catiénus fait circuler partout, où vous dites tout net qu'un Lucinius, que vous qualifiez de plagiaire, va levant des tributs avec son louveteau de fils, et ou vous invitez ce Fabius à brûler vifs, s'il se peut, le fils et le père, sinon à vous les expédier pour les faire livrer au feu dans les formes? Cette lettre, si elle est de vous, n'est qu'un badinage entre vous et Fabius. Mais pour les tiers qui peuvent la lire, un tel langage est révoltant. — Si vous vous rappeliez mes recommandations précédentes, vous verriez que, sauf peut-être une observation par-ci par-là sur l'inexactitude de vos dépêches, elles portent toutes sur la violence et l'amertume de votre langage. Mieux vaudrait assurément pour tous deux que vous eussiez cédé un peu plus à mon influence et un peu moins à l'emportement de votre nature, au plaisir de savourer le ressentiment et de répandre l'épigramme et le sarcasme. Croyez-vous que ce soit une petite mortification pour moi d'entendre vanter la réputation de Virgilius et de votre voisin Cn. Octavius? Si vous ne tenez à la supériorité qu'à l'égard de vos voisins d'Asie, qu'a l'égard d'un Cilicien, ou d'un Syrien, certes, l'effort n'est pas grand. Ce qui 64 m'afflige , c'est que ceux que je vous cite ne sont pas meilleurs que vous; mais ils sont plus habiles, et savent se faire bien venir, sans avoir pourtant jamais lu le Cyrus ni l'Agésilas de Xénophon, et sans se douter que ces deux princes, au plus haut degré du pouvoir, ne se permirent jamais un seul mot offensant. Mais c'est revenir sur des exhortations passées, et qui, je le sais, ont eu leur effet sur vous. — Vous en êtes déjà, je le suppose, aux apprêts de votre départ. Eh bien , je vous en conjure, songez à ne laisser après vous qu'une mémoire chérie. Votre successeur est un homme très doux. Sous tout autre rapport, il vous fera regretter. Vous avez été, je vous l'ai dit souvent, trop prodigue de lettres. Supprimez, supprimez, s'il se peut, toutes celles ou vous vous seriez montré injuste, bizarre, en contradiction avec vous-même. Statius m'a dit que les lettres une fois écrites, vous étiez dans l'usage de vous les faire apporter; qu'il les lisait, et vous indiquait ce qu'il y trouvait à reprendre ; mais qu'il n'existait avant lui aucun contrôle. De la ces recueils qu'on a formés de vos lettres pour s'en faire des armes contre vous. — A cet égard, je n'ai plus rien à vous dire. Il est trop tard; et les avertissements , vous le savez , vous sont venus de moi sous toutes les formes. Mais je vous répète ce que j'ai écrit à Théopompe en réponse à ses renseignements sur ce point. Rien n'est plus facile que de charger des amis zélés de retirer toutes ces lettres. D'abord celles ou il y aurait injustice, inconséquence, absence de forme ou de mesure, enfin les lettres blessantes. Que le nombre en soit aussi grand qu'on le dit, c'est ce que je ne saurais croire. Mais si vos occupations vous ont empêche d'y regarder de si près, portez-y maintenant un oeil attentif et sévère. J'en ai lu une qu'on m'a dit de la main de Sylla le nomenclateur. Elle est très blâmable. Il m'en est parvenu quelques autres pleines de lie!. — Mais à propos de vos lettres, au moment même où je trace ces lignes, je reçois la visite de L. Flavius, préteur désigné, et mon grand ami. Il me parle d'une lettre écrite par vous à ses agents, et qui contient une prétention, selon moi, souverainement injuste. Vous leur défendez de toucher à la succession de L. Octavius Nason, dont Flavius est héritier, avant d'avoir payé C. Fundanius. Et vous avez également écrit aux Apollonidiens de ne permettre aucune disposition des biens qui font partie de la succession, qu'au préalable ce payement n'ait eu lieu. C'est a n'y pas croire, tant ce trait déroge à votre prudence ordinaire! Empêcher que l'héritier ne dispose! Mais si la dette est contestée? si, en définitive, elle n'existe pas? Quoi! est-ce que le préteur décide si l'on doit ou non? Direz-vous que j'en veux à Fundanius; que je ne suis pas de ses amis; que , pour lui, je suis impitoyable ? Rien de tout cela, certes. Mais il est des cas ou le droit seul doit parler, où la faveur doit se taire. Flavius ajoute que, dans cette lettre, qu'il dit bien être de vous, vous allez jusqu'à poser à ses agents l'alternative de votre bienveillance ou de votre ressentiment. — Enfin il est outré; il s'est exhalé avec moi en plaintes amères, et m'a prié de vous écrire avec toutes sortes d'instances. .le n'aurais garde d'y manquer. Je vous prie donc et vous conjure de 66 lever votre défense aux agents de Flavius , de ne plus rien enjoindre aux Apollonidiens qui soit à son préjudice; en un mot, de faire tout ce qu'il faut pour que Flavius, c'est-à-dire. Pompée, soit content. Et certes, je ne veux ni vous rendre injuste envers Fundanius, ni trancher de l'officieux. Tout ce que je vous demande , c'est un mot de décision, de lettre, qui reste, et dont Flavius puisse se prévaloir dans cette affaire. Il est bien dur pour un homme si plein d'égards pour moi, jaloux également de ses droits et de sa dignité, de voir manquer à ce point pour lui aux procédés et à la justice. Ses intérêts, si je ne me trompe, vous ont été recommandés par Pompée et par César. Il vous avait écrit lui-même, et, quanta moi, je suis bien sur de l'avoir fait. Enfin, voulez-vous faire quelque chose pour moi? en voilà l'occasion. Si vous m'aimez, n'épargnez jusqu'au bout ni soin ni peines pour nous valoir, à vous comme à moi , la reconnaissance de Flavius. Il n'est rien à quoi je tienne plus. — Ce que vous m'apprenez d'Hermias m'afflige au dernier point. Vous aviez reçu de moi une lettre bien peu fraternelle : ce discours de Diodote, affranchi de Lucullus; cette convention qui venait de m'être révélée : tout cela m'avait mis hors de moi. C'est sous cette impression que j'ai écrit ce que j'aurais bien voulu n'avoir pas écrit. Non, ce n'est pas le style d'un frère; mais, en bon frère, vous me pardonnerez. — L'amitié que vous témoignent Censorinus , Antoine , Cassius, Scévola , me cause bien de la joie. Du reste, il y a dans votre lettre des exclamations bien solennelles. Mourir dans le devoir; on ne meurt qu'une fois. Voilà qui est trop fort. Mes reproches étaient tout d'amitié; j'y reviens trop souvent peut-être. Mais au fond , ils sont si peu sérieux , si légers! Pour mon compte , si nous n'avions beaucoup d'ennemis, je ne verrais rien à reprendre dans une vie aussi pure que la vôtre. Si je vous régente , si je vous gronde , c'est chez moi excès de sollicitude. Ainsi je suis fait, ainsi je resterai ,ainsi je vous exhorterai toujours. — Hyphéménus s'adresse a moi pour que vous ne vous opposiez point a la réalisation du fonds décrété. pour la statue de Q. Publicinus. Et moi je vous recommande de ne rien faire qui puisse entraver ou diminuer d'importance cette manifestation en l'honneur d'un homme de tant de mérite, et qui nous est si cher a tous deux. Ce n'est pas tout. Licinius, esclave de notre ami le tragédien Ésopus, s'est échappé. Il s'est réfugié d'abord à Athènes chez Patron l'épicurien, se donnant pour homme libre. De la il est passé en Asie. Un certain Platon, de Sardes, épicurien aussi, qui vient souvent à Athènes, et qui s'y trouvait précisément a la même époque que Licinius, l"a reconnu pour le fugitif, sur les indications d'une lettre d'Esopus. Il l'a fait arrêter, et mettre à Éphèse en lieu de sûreté. Est-il en prison, est-il à la meule? C'est ce que la lettre n'explique point. Tâchez, je vous prie, de découvrir notre homme, puisqu'il est à Éphèse; et prenez toutes les précautions nécessaires pour assurer sa réintégration, dussiez-vous vous en charger en personne. Ne considérez pas ce qu'il peut valoir. Très peu de chose. Rien peut-être. Mais Ésopus est exaspéré de l'audace et de la fourberie de ce drôle ; et si vous pouvez le faire saisir et le lui rendre , vous l'obli- 67 gérez sensiblement. — J'arrive à ce qui vous touche le plus: La république est perdue sans retour. Figurez-vous que le jeune Caton, tête inconsidérée , sans doute , mais qui n'en est pas moins un citoyen romain , et qui s'appelle Caton, a failli ne pas descendre vivant de la tribune. Il voulait accuser de brigue Gabinius. N'e pouvant approcher des préteurs, qui depuis quelques jours se sont rendus invisibles, il s'est mis à haranguer le peuple; et le voila qui s'avise d'appeler Pompée dictateur. Peu s'en est fallu qu'on ne l'ait mis en pièces. Vous pouvez juger par là de notre position tout entière. — Ma cause , cependant, ne parait pas devoir manquer d'appuis. C'est merveille de voir les protestations, les offres, les promesses : aussi l'espérance me revient, et avec elle, le courage. Je me flatte que nous aurons le dessus. Ma confiance va si loin, que, dans la situation présente, je ne crains rien des événements. C'est là qu'en sont les choses. Vienne l'accusation de Clodius, l'Italie se lèvera en masse, et j'en sortirai plus glorieux que jamais. S'il ose en appeler à la violence , je trouverai dans le zèle de mes amis, dans le concours même des étrangers, de quoi repousser la force par la force. C'est à qui engagera pour moi sa personne, ses enfants, ses amis, ses clients, ses affranchis, ses esclaves, sa fortune enfin. La vieille phalange des honnêtes gens est tout affection , tout ardeur : on compte même des malveillants ou des tièdes qui viennent, en haine de ces nouveaux rois, se rallier aux bons. Pompée n'épargne pas les promesses; ni César non plus. Je me fie bien à eux ; mais sans en prendre une précaution de moins. Les tribuns désignés sont mes amis. Les consuls se montrent au mieux. Les préteurs Domitius, Nigidius, Memmius, Lentulus; tous hommes à moi et patriotes zélés : beaucoup d'autres sont excellents aussi ; mais ceux-là sont hors de ligne. Ayez donc courage et confiance. Je ferai en sorte de vous tenir jour par jour au courant de ce qui se passera. 63. — A QUINTUS. Thessalonique, 13 juin. Q. 1, 3. Mon frère, mon frère, mon frère ! quoi î parce que je vous envoie des esclaves sans lettres, vous me croyez fâché ; vous croyez que je ne veux plus vous voir? Moi, fâché? fâché contre vous? Cela est-il possible? Apparemment, vous êtes l'auteur de mes maux ; vos ennemis et vos envieux m'ont perdu , et ce n'est pas moi-même qui suis 73 la déplorable cause de votre ruine. Mon consulat tant vanté m'aura privé de mon frère, de mes enfants, de ma patrie , de ma fortune! Encore s'il ne vous avait enlevé que moi seul! De vous, je n'eus jamais que procédés délicats et touchants. Que me devez-vous, au contraire? Le douloureux spectacle de mes calamités , des appréhensions personnelles, le dépit, le chagrin, l'abandon. Et je ne voudrais pas vous voir! Ah! ne vous y trompez pas ; c'est moi qui ne veux point que vous me voyiez; car vous ne reconnaîtriez pas votre frère, ce frère que vous aviez laissé à Rome , et que vous connaissiez ; ce frère qui pleurait en vous quittant, et que vous avez quitté en pleurant vous-même. De ce frère il ne reste rien , pas même le simulacre; vous diriez d'un mort qui respire. Ah! que ne suis-je mort en effet ! mort sous vos yeux , ou du moins un moment après notre séparation ! Ah! que n'ai-je su, le premier au tombeau, vous léguer aussi ma gloire intacte et pure ! — J'en prends à témoin tous les dieux ; un mot seul m'arrêta : votre existence , me disait-on de toutes parts , était en partie attachée à ma propre existence. Voilà ma faute, voilà mon crime! Si mon bras eût frappé, ma mort eût proclamé mon dévouement et ma tendresse. Mais je vis, et vous ne m'avez plus ! Je vis, et il vous faut en implorer d'autres! Et ma voix, si souvent protectrice d'intérêts étrangers, sera muette pour votre défense. Tout cela est mon ouvrage. Vous le voyez, si ces esclaves sont venus sans vous apporter de lettres, ce n'est pas colère de ma part. Non. C'était abattement , impuissance de faire trêve à ma douleur et a mes larmes. — Cette lettre même, de combien de pleurs ne l'ai-je pas mouillée? j'en verse autant à l'écrire que vous en répandrez vous-même en la lisant. Puis-je éloigner toujours ma pensée de vous, et puis-je penser à vous sans larmes? Et quand je soupire après vous, n'est-ce que le frère que je regrette? C'est la douce tendresse d'un ami, c'est la déférence d'un fils, c'est la sagesse d'un père. Quels plaisirs avons-nous jamais goûtés , moi sans vous, vous sans moi? Mais n'ai-je pas ma fille aussi, que je pleure en même temps que vous? Que de piété, que de douceur, que d'esprit! c'est l'image de son père, mes traits, ma voix, mon âme! N'ai-je pas mon fils, le plus beau des enfants et mes plus chères amours ; mon fils, que j'ai eu la barbarie de repousser de mes bras; pauvre enfant, qui s'est montré plus pénétrant que je n'eusse voulu, et qui semblait déjà comprendre ces scènes de douleur! N'ai-je pas votre fils encore, toute votre image parlante, votre fils, que mon cher Cicéron aime comme un frère, et respecte comme un aîné? N'ai-je pas enfin la plus malheureuse des femmes et la plus fidèle des épouses, à qui il m'a fallu défendre de me suivre, afin que quelqu'un soit là pour veiller sur les débris de notre fortune, et prendre soin de nos enfants! — Cependant je vous ai écrit comme je suis capable d'écrire, et j'ai donné une lettre pour vous à Philogonus, votre affranchi. Elle est en ce moment dans vos mains, je le suppose. Je vous y renouvelle le conseil et la prière que je vous ai déjà adressés de vive voix par mes esclaves, de ne pas perdre un moment et d'arriver à Rome en toute hâte. J'y désire d'abord votre présence comme sauvegarde, s'il est encore des ennemis dont nos malheurs n'aient pas assouvi la cruauté. Et puis , j'ai redouté une entrevue trop douloureuse. La séparation aurait été au-dessus de mes forces. Vous- 74 même, ainsi que vous m'en exprimiez la crainte, peut-être n'auriez-vous pas pu vous arracher de mes bras. Voilà pourquoi le malheur de ne pas se voir, voilà pourquoi ce qu'il y a de plus pénible et de plus cruel pour des frères qui s'aiment et qui sont unis, m'a paru moins cruel el moins déchirant encore qu'une entrevue , sous de tels auspices, et surtout qu'une séparation. — Si vous vous sentez un courage que je n'ai pas, moi, que vous avez toujours cru si fort, armez-vous de fermeté et de résolution pour les assauts que vous pouvez avoir a soutenir. S'il m'est permis d'exprimer une espérance, j'espère que l'intégrité de vos moeurs, que l'affection des citoyens, peut-être aussi la pitié que j'inspire, seront comme une sauvegarde pour vous, si nul danger ne vous menace. Eh bien, agissez pour moi dans la mesure que vous jugerez convenable. De tous côtés, je reçois des lettres et des détails encourageants. Je ne saurais partager cette confiance, quand je vois que mes ennemis sont si puissants encore, et que parmi mes amis les uns m'ont abandonné, les autres, trahi, et que tous peut-être redoutent mon retour comme un reproche de leur indigne conduite. Sondez soigneusement, je vous prie , les dispositions de tout ce monde, et me les exposez sans détour. Tant qu'il vous sera nécessaire que je vive, tant qu'il y aura péril pour vous, je vivrai. Ce temps passé, il faut que je sorte de cette vie. Il n'y a ni raison, ni philosophie à l'épreuve de pareils maux. — Il y eut un moment, je le sais, ou je pouvais mourir plus dignement et plus utilement à la fois : j'ai fait cette faute et bien d'autres. Mais point de retour sur le passé. Je ne ferais qu'augmenter votre douleur et mettre en évidence mon aveuglement. La faute, qu'il ne faut du moins pas faire aujourd'hui , et qui ne sera point faite, c'est de supporter la misère et la honte de cette vie au delà du temps que je dois à vos intérêts et à des espérances fondées. Naguère le plus heureux des hommes par mon frère, mes enfants, mon épouse, mes richesses et l'origine même de mes biens; naguère l'égal de tout ce qu'il y eut jamais de plus grand en fait d'honneurs, de crédit, d'estime , de faveur : aujourd'hui tombé dans le dernier degré de la misère et de la ruine , je dois mettre un terme aux larmes que je ne cesse de verser sur moi-même et sur tous les miens. ~- Mais pourquoi me parlez-vous d'un échange, je vous prie? Est-ce que ce n'est pas à vos dépens que je me soutiens? Hélas! en cela même, je vois et je sens combien je suis coupable, puisqu'il vous faut prendre le plus pur de votre sang et le plus clair de la fortune de votre fils, pour satisfaire aux exigences de vos créanciers. Et moi , j'ai vainement dissipé l'argent que le trésor de la république m'a compté en votre nom. Toutefois, il a été payé à M. Antoine et a Cépion tout ce que vous aviez écrit de leur payer. Avec les projets que je médite, ce que j'ai suffit. Soit que ma fortune se relève, soit qu'il faille en désespérer, Cicéron n'aura rien de plus à demander. S'il vous survenait quelque embarras , je suis d'avis que vous vous adressiez à Crassus et à Calidius. — Je ne sais jusqu'à quel point on peut compter sur Hortensius. Avec tous ses faux-semblants d'amitié, avec cette cour assidue qu'il me faisait, il ne s'en est pas moins conduit en\ers moi de la manière la plus odieuse et la plus perfide. J'en 75 dis autant d'Ariius. C'est pour m'être laissé diriger, abuser, dominer par eux que je suis au fond de l'abîme. Mais gardez celte confidence pour vous seul , de peur de nous créer des obstacles. Cela mérite attention, et je vais jusqu'à regarder comme nécessaire d'employer Atticus à vous rendre Hortensius favorable. Il faut empêcher que la malignité ne vous fasse encore application de ce vers qu'on fil circuler contre vous à propos de la loi Aurélia, lorsque vous sollicitiez l'édilité. Car ce que je crains par-dessus tout, c'est de voir la haine se déchaîner contre vous avec violence, lorsqu'elle reconnaîtra quel intérêt vous pouvez, si on vous épargne, exciter pour moi par vos prières. — Je crois que Messala vous est dévoué ; je suppose que Pompée voudra le paraître. Mais puissiez-vous n'avoir point à les éprouver! C'est une grâce que je demanderais aux dieux s'ils n'étaient devenus sourds à mes prières. Je les supplie de se contenter du moins des maux infinis que déjà nous avons soufferts. Ces maux n'entraînent pas avec eux l'opprobre du crime. Mais ce qui déchire l'âme, c'est de penser que les actions les plus glorieuses sont presque la seule cause de mes persécutions. — Ai-je besoin, mon frère, de vous recommander ma fille, qui est aussi la vôtre, et Cicéron, notre bien-aimé à tous deux? Hélas! ma peine est de vous savoir affligé non moins que moi-même du tableau de leur abandon. Mais tant que vous vivez, ils ne sont pas orphelins. Quant à mon rétablissement, à l'espoir de mourir dans ma patrie, a tout le reste, mes larmes ne me permettent pas d'écrire. Veillez aussi sur Térentia , je vous prie , et tenez-moi au courant de toute chose. Enfin, mon cher frère, ayez du courage, autant du moins que vous le pouvez dans votre situation. 69. A QUINTUS. Thessalonique. août. Q. I, 4. De grâce, mon cher frère, s'il est vrai 78 que par mon fait, uniquement par mon fait, vous ayez été entraîné dans l'abîme, vous et tous les miens, de grâce, ne me traitez pas comme un méchant et un criminel ; n'accusez que mon imprudence et la fatalité. Ma faute, et c'est la seule, est d'avoir eu confiance en des hommes que je croyais incapables de me tromper, et à qui je ne pouvais supposer d'intérêt a le faire. Mais dans mon inimitié, parmi mes proches, chez mes amis les plus familiers, les uns ont peur pour eux, les autres n'ont pas été fâches du mal qui m'arrivait. Malheureux que je suis, je n'avais voulu compter que sur la fidélité de mes amis ! — Hors de cause vous-même sans doute, grâce à votre innocence et à la commisération publique, vous pouvez facilement apprécier ce que valent mes espérances. Pomponius, Sextius et notre cher Pison, me retiennent à Thessalonique, sous prétexte de je ne sais quels mouvements , dans l'attente desquels il est bon, disent-ils, que je ne m'éloigne pas davantage. J'attends l'événement sur leur parole, plutôt qu'avec espérance. Comment espérer? Mon ennemi est tout-puissant; partout dominent mes persécuteurs ; mes amis sont infidèles, et j'ai tant d'envieux ! —Il y a bien, parmi ces nouveaux tribuns, Sestius, qui est plein de zèle pour moi ; et j'espère qu'il en sera de même de Cursius, de Milon, de Fadius, de Tabricius. Mais Clodius va se démener. Bien que rentré dans la condition privée, il disposera toujours de son monde, il agitera le peuple. Enfin, une opposition est si facile ! — Ce n'était pas là ce dont on me flattait quand je partis. Avant trois jours, assurait-on , je serais ramené glorieusement. Pourquoi donc être parti , direz-vous à votre tour? Pourquoi ? Tout s'est réuni pour me faire perdre la tête : la défection soudaine de Pompée ; l'inimitié des consuls et même des préteurs ; les appréhensions des chevaliers; la violence et les armes. Les pleurs de ma famille m'ont empêché de renoncer à la vie : c'était la le parti le plus honorable et le seul qui pût m'épargner d'intolérables maux. Je vous ai déjà dit tout cela dans ma lettre, par Phaéthon. Aujourd'hui que je vous ai plongé dans des douleurs et des embarras dont il n'y eut jamais d'exemple, si vous parvenez, en touchant les coeurs, à faire cesser notre commune détresse, vous ferez un prodige. Si, au contraire, nous ne devons pas nous relever de notre chute, je suis bien malheureux, moi qui certes ne faisais pas honte à ma famille, et qui l'ai perdue. — Je le répète , examinez , sondez les dispositions, et faites-moi connaître les choses telles qu'elles sont, et non telles que votre amitié les colore. Je ne quitterai point la vie tant que je la croirai nécessaire à vos intérêts, et qu'il y aura une lueur d'espérance. Vous savez que personne ne m'est plus dévoué que Sestius : je crois aussi , à cause de vous, aux bonnes dispositions de Lentulus, qui va être consul. Il est vrai qu'autre chose est de dire, ou de faire. Enfin , voyez ce que la situation comporte et ce qu'elle exige. A moins que votre isolement, et notre malheur commun ne vous fassent mépriser, ou vous pourrez beaucoup, ou rien ne se pourra jamais. Et dût la haine d'abord se tourner aussi contre vous, ne vous en laissez pas rebuter. Ce n'est pas par la voie du glaive qu'on pourrait procéder contre vous ; c'est par la chicane et les procès. Espérons qu'il n'en sera rien. Veuillez, je vous en conjure, me mettre au courant de tout , et croyez que si j'ai perdu quelque chose de mon courage et de ma tête, je 79 n'ai du moins rien perdu de mon affection et de mon dévouement pour vous.