[6,0] LIVRE VI. [6,1] Lorsque le Roi fut à la veille de décider si Callirhoé devait appartenir à Chéréas ou a Dionysios, Babylone entière était en suspens et les gens, entre eux, dans les maisons, les passants qui se rencontraient dans les ruelles disaient : « Demain ce seront les noces de Callirhoé. Qui sera le plus favorisé des deux? La ville était divisée, les uns, partisans de Chéréas, disaient : « Il fut son premier mari, il l'a épousée vierge, elle l'aimait, il l'aimait. Son père la lui a donnée, elle a été ensevelie dans sa patrie; il n'a pas abandonné sa femme, c'est lui qui a été abandonné; Dionysios l'a achetée, il ne l'a pas épousée; des pirates l'ont vendue; il n'est par permis d'acheter une femme libre. » Les partisans de Dionysios répondaient : « Il l'a sauvée des pirates alors qu'il s'en fallait de peu qu'elle ne fût assassinée; il a donné un talent pour son salut; d'abord il l'a sauvée, après quoi il l'a épousée; Chéréas, après l'avoir épousée, l'a tuée : Callirhoé doit conserver avec reconnaissance le souvenir de ce mariage; et, de plus, le meilleur argument pour assurer la victoire de Dionysios, c'est qu'ils ont eu un enfant, elle et lui. » Voilà ce que disaient les hommes; de leur côté les femmes ne se contenaient pas de faire des discours, mais donnaient des conseils à Callirhoé comme si elle avait été là : « Callirhoé, n'abandonne pas ton premier mari; aie pitié de celui qui t'a aimée le premier; de ton concitoyen, afin de revoir aussi ton père; sinon, tu vivras sur une terre étrangère, comme une exilée. » Et les autres : « Aie pitié de ton bienfaiteur, de celui qui t'a sauvée, et non de qui t'a tuée; qu'arrivera-t-il si Chéréas se remet en colère? Ce sera de nouveau le tombeau. N'abandonne pas ton fils; aie égard au père de ton enfant. » On entendait ces propos, échangés partout, si bien que l'on aurait pu dire que Babylone entière était un tribunal. La dernière nuit avant le jugement était tombée; le Roi et la reine étaient couchés, mais leurs réflexions n'étaient pas les mêmes. La reine souhaitait que le jour revînt plus vite, pour qu'elle pût restituer le dépôt qu'on lui avait confié, et qui lui pesait; elle supportait difficilement la beauté de la jeune femme dont la proximité appelait la comparaison; elle trouvait suspectes, aussi, les fréquentes visites du Roi et ses amabilités inopportunes. Auparavant, en effet, il n'entrait que rarement dans le quartier des femmes; mais depuis que Callirhoé s'y trouvait, il venait fréquemment. Elle s'était aperçue que, au cours de leurs conversations, il jetait par-dessous de longs regards à Callirhoé, que ses yeux la contemplaient à la dérobée et qu'ils y revenaient toujours d'eux-mêmes. Statira, donc, attendait le jour avec plaisir, mais il n'en était pas de même pour le Roi, qui ne put dormir de toute la nuit, "se couchant tantôt sur un côté, tantôt sur l'autre, tantôt sur le dos, et tantôt sur le ventre", réfléchissant à part lui et disant : « Voici le jour du jugement; je me suis trop pressé et ai fixé un délai trop court. Qu'allons-nous faire, demain matin? Callirhoé désormais va s'en aller, soit à Milet soit à Syracuse. Mes pauvres yeux, vous n'avez plus maintenant qu'une heure pour jouir de cette vue adorable; puis, l'un de mes esclaves sera plus fortuné que moi. Réfléchis à ce que tu as à faire, ô mon âme : rentre en toi-même; car tu n'as pas d'autre conseiller. Le conseiller de l'amour est l'amour lui-même. Mais d'abord réponds à toi-même : qui es-tu l'amoureux de Callirhoé ou son juge? Ne te trompe pas toi-même. Tu l'ignores, mais tu aimes. Tu en auras mieux la preuve lorsque tu ne la verras plus. Eh quoi? Tu veux te désespérer toi-même? Le Soleil, ton ancêtre, a choisi pour toi cette créature, la plus belle de toutes celles qu'il voyait, et toi tu éloignes le présent du dieu. Apparemment, j'ai grand souci de Chéréas et de Dionysios, mes méprisables esclaves, pour décider de leur mariage, et moi, le grand Roi, je fais l'office d'une vieille marieuse. Mais j'ai pris l'initiative de prononcer ce jugement et tout le monde le sait. Et surtout je suis retenu par le respect de Statira. Ne rends donc pas public ton amour et ne termine pas non plus ce procès. Il te suffit de pouvoir contempler Callirhoé; remets la sentence à plus tard; cela, même un juge ordinaire peut le faire. » [6,2] Lorsque parut le jour, les serviteurs s'occupaient à préparer le tribunal royal; la foule accourait au palais et Babylone entière était en mouvement. Comme, à Olympie, l'on peut voir les athlètes se rendre au stade avec un cortège, il en était de même ici : toute la noblesse perse escortait Dionysios, et le peuple, Chéréas. Et c'étaient mille voeux, mille acclamations des partisans de l'un et de l'autre, applaudissant : « Tu as raison, tu vaincras. » Mais le prix n'était ni de l'olivier sauvage, ni des fruits, ni une branche de pin, mais la beauté la plus parfaite, au sujet de laquelle auraient pu, à juste titre, se quereller même les dieux. Le Roi, ayant mandé son eunuque Artaxate, qui était en grande faveur auprès de lui, lui dit : « J'ai vu m'apparaître en rêve les dieux royaux, qui me réclament un sacrifice et il faut d'abord que j'accomplisse mes devoirs religieux. Donne donc l'ordre que l'on observe, pendant trente jours, un mois sacré dans l'Asie entière, en remettant à plus tard procès et affaire. » L'eunuque transmit l'ordre qui lui avait été donné et, aussitôt, tout fut rempli de sacrifiants couronnés. La flûte retentit, la syrinx résonnait et l'on entendait la musique du chanteur; les vestibules des maisons exhalaient la fumée des parfums, dans chaque ruelle se tenait un banquet, "l'odeur des viandes vers le ciel montait en volutes avec la fumée", et le Roi plaçait sur les autels des sacrifices magnifiques. Alors, pour la première fois, il sacrifia aussi à l'Amour et adressa bien des prières à Aphrodite, pour qu'elle intercédât pour lui auprès de son fils. Tandis que tous étaient en fête, trois personnes seulement se trouvaient dans la peine, Callirhoé, Dionysios et, plus qu'eux encore, Chéréas. Callirhoé ne pouvait pas témoigner ouvertement son chagrin dans le palais; mais, en silence, secrètement, elle soupirait et maudissait la fête. Dionysios, lui, se maudissait lui-même, pour avoir quitté Milet. « Supporte, disait-il, malheureux, l'infortune que tu as voulue; car tu es toi-même la cause de ce qui t'arrive. Il t'était possible de conserver Callirhoé, même Chéréas vivant. A Milet, tu étais le maître, et la lettre n'aurait pas alors été remise à Callirhoé contre ta volonté. Qui l'aurait vue? Qui l'aurait abordée? Mais tu es allé de toi-même te jeter au milieu des ennemis. Et si seulement il ne s'agissait que de toi! Mais en réalité il s'agit du bien qui m'est plus précieux que ma vie. C'est à cause de lui que, de toutes parts, l'on te fait la guerre. Que t'en semble, imbécile? Tu as Chéréas comme adversaire, mais tu as réussi à faire de ton maître ton rival. Et maintenant le Roi a des rêves, et les dieux lui demandent des sacrifices, eux, à qui il sacrifie chaque jour! O impudence! Il fait tarder le jugement, alors qu'il a chez lui la femme d'un autre, et un tel homme se prétend un juge! » Ainsi se lamentait Dionysios; Chéréas, lui, ne touchait pas à la nourriture et refusait absolument de vivre. Et comme son ami Polycharme l'empêchait de mourir de faim : « Tu es pour moi, disait-il, le pire ennemi que j'aie, sous l'apparence d'un ami; car tu me retiens dans les supplices et tu es heureux de me voir souffrir. Si tu étais mon ami, tu ne me refuserais pas la liberté, alors que je suis en butte à la tyrannie d'un dieu mauvais. Combien d'occasions de bonheur m'as-tu fait perdre? J'aurais été heureux si, à Syracuse, alors que l'on portait Callirhoé au tombeau, j'avais été enterré avec elle! Mais alors, comme je voulais mourir, tu m'en as empêché et tu m'as privé d'une escorte magnifique dans la mort; car, peut-être ne serait-elle pas sortie du tombeau en y abandonnant mon cadavre. Et si j'étais demeuré là, j'aurais évité la vente qui a suivi, les pirates, les chaînes, le Roi, plus terrible que la croix. O, que la mort eût été belle, après que j'eus appris le second mariage de Callirhoé! Et, de nouveau, quelle occasion tu m'as fait perdre de mourir de faim, après le jugement! J'ai vu Callirhoé et ne suis pas allé vers elle, je ne l'ai pas embrassée. O aventure étrange et incroyable ! Il faut un jugement pour savoir si Chéréas est le mari de Callirhoé! Mais, même ce jugement, quel qu'il soit, la divinité jalouse ne permet pas qu'il soit prononcé! Et, en songe et dans la réalité, les dieux me haïssent. » Et, ce disant, il s'élança vers son épée, mais Polycharme retint sa main et il s'en fallut de peu qu'il ne l'attachât pour le garder. [6,3] Le Roi fit appeler son eunuque, qui lui était plus fidèle que personne et, d'abord, eut honte devant lui; et Artaxate, le voyant tout rouge et se préparant à parler : « Que caches-tu, lui dit-il, maître, à ton esclave, qui t'est tout dévoué et sait se taire? Que t'est-il arrivé de si grave? Comme j'ai peur que quelque complot... », ..., dit le Roi, oui, et un très grave complot, mais non de la part des hommes : de celle d'un dieu. Ce qu'est Amour, je l'entendais raconter, autrefois, dans des histoires et des poèmes; on assurait qu'il est le maître de tous les dieux et de Zeus lui-même. Et je ne croyais pas qu'il pouvait y avoir près de moi quelqu'un de plus puissant que moi. Mais le dieu est là; il a pénétré dans mon âme, de toute sa force et sa violence; cela est terrible à avouer, mais je suis prisonnier. » Et, tout en parlant, ses yeux se remplissaient de larmes si bien qu'il lui devenait impossible de parler; mais, bien qu'il se tût, Artaxate sut immédiatement d'où était venue la blessure; car, déjà auparavant, il n'avait pas été sans soupçons; il s'était bien aperçu que le feu couvait et, de plus, il n'était pas douteux ni obscur que, Callirhoé étant là, il n'était devenu amoureux de personne d'autre. Il fit semblant, cependant, de l'ignorer et dit : « Quelle beauté, ô maître, a pu vaincre ton âme, toi, de qui toute beauté est esclave : or, argent, vêtements, chevaux, cités, peuples, belles femmes par milliers, et surtout Statira, la plus belle de toutes celles qui vivent sous le Soleil, et qui est à toi seul? La licence de jouir il est vrai détruit l'amour, mais peut-être l'une des divinités d'en haut est-elle descendue du ciel, ou de la mer est sortie une autre Thétis? Car je suis persuadé que même les divinités sont avides de ta compagnie. » Le Roi répondit : « Ce que tu dis, peut-être, est vrai, que cette femme est l'une des déesses; car sa beauté n'est pas humaine; mais elle ne l'avoue pas. Elle prétend être une Grecque de Syracuse. Et c'est là l'indice qu'elle me trompe. Elle ne veut pas qu'on puisse la démentir en nommant l'une des villes qui sont sous ma domination; elle va situer son histoire au-delà de la mer ionienne, par-delà des lieues de mer. Sous couleur de procès, elle est venue vers moi, et c'est elle qui a monté tout ce roman. Mais je m'étonne que tu aies osé dire que Statira était la plus belle de toutes les femmes, alors que tu as Callirhoé sous les yeux. Il faut songer à un moyen de me guérir de mon mal. Cherche partout s'il et possible de trouver un remède. — Le remède est trouvé, Roi, répondit l'autre. Ce que tu cherches est chez les Grecs comme chez les Barbares. Il n'y a d'autre remède à l'amour que l'être aimé lui-même. C'est la vieille histoire, que celui qui a porté le coup en sera aussi le guérisseur. » En entendant ce propos, le Roi fut pris de honte : « Prends garde, dit-il, de ne me rien proposer de semblable; que je séduise, moi, la femme d'autrui! Je me souviens des lois que j'ai établies moi-même, de la justice que j'exerce à l'égard de tous. Ne m'accuse d'aucun manque de maîtrise de moi-même. Nous ne sommes pas pris à ce point. » Artaxate, craignant d'avoir parlé trop vite, changea son discours en louange : « Augustes, Seigneur, sont tes pensées. N'emploie pas contre l'amour le même remède que les autres hommes, mais un remède plus noble et vraiment royal; lutte contre toi-même. Car tu es seul, ô maître, à pouvoir vaincre même un dieu. Applique ton âme à toutes sortes de plaisirs. Tu aimes tout particulièrement la chasse. Je sais que, entraîné par cette passion, tu as passé des jours entiers sans manger ni boire. Occupe-toi donc de chasser plutôt que de rester dans le palais, tout près du feu. » [6,4] L'idée plut au Roi qui donna l'ordre de préparer une chasse magnifique. Alors on vit partir des cavaliers splendidement harnachés et les plus nobles parmi les Perses, ainsi que l'élite du reste de l'armée. Tous méritaient d'être vus, mais le plus remarquable parmi eux était le Roi. Il montait un cheval de Nisa, très beau et très grand, harnaché avec un mors en or, une têtière et des harnais de poitrine d'or; lui-même était vêtu d'une robe en pourpre de Tyr (le tissage en avait été exécuté à Babylone), et portait un bandeau de tête couleur de jacinthe. A la ceinture il avait un cimeterre doré et à la main deux javelots; à ses côtés pendaient un carquois et un arc, ouvrage précieux des Sères. Il se redressait avec fierté, car le propre de l'amour est d'aimer la parure; il souhaitait être vu, au milieu de sa suite, par Callirhoé, et, en traversant toute la ville pour sortir, il regardait tout autour de lui si par hasard elle n'était pas elle aussi spectatrice du cortège. Bientôt, les montagnes furent remplies de gens criant, courant, de chiens aboyant, de chevaux hennissant, de bêtes poursuivies. Cette activité, cette agitation auraient eu raison d'Amour lui-même, car c'était un plaisir mêlé d'angoisse, une joie mêlée de crainte, et des dangers délicieux. Mais le Roi ne voyait ni un cheval, alors qu'il y en avait tant à courir près de lui, ni aucun fauve, alors que l'on en poursuivait tant, n'entendait aucun chien, alors que tant aboyaient, ni aucun homme, alors que tous criaient. Il voyait la seule Callirhoé, qui n'était pas là, il n'entendait qu'elle, bien qu'elle ne parlât pas. Amour l'accompagna à la chasse et, en dieu acharné à vaincre qu'il est, le voyant prêt à résister et bien déterminé (du moins il le croyait), il retourna contre lui le moyen dont il usait et se servit du remède même qu'il employait pour l'enflammer davantage, demeurant en lui et disant : Qu'il serait doux de voir ici Callirhoé, la tunique relevée jusqu'aux genoux, les bras nus, le visage rougissant et la poitrine haletante. Vraiment, "telle qu'Artémis armée de son arc va par la montagne, ou à travers l'immense Taygète ou à travers l'Erymanthe, joyeuse des sangliers et des biches rapides". Et, en se dessinant, en se formant ces images, le Roi s'enflammait violemment... Tandis qu'il parlait, Artaxate l'interrompit : « Tu oublies, maître, dit-il, ce qui s'est passé : Callirhoé n'a pas de mari, elle attend le jugement pour savoir qui elle doit épouser. N'oublie pas que tu es amoureux d'une femme sans mari; ne crains pas les lois qui concernent le mariage; ne redoute pas de commettre l'adultère, car il faut d'abord qu'il y ait un mari à qui l'on fait tort et ensuite un amant pour lui faire tort. » Ce discours plut au Roi, car il répondait à sa passion, et, prenant l'eunuque par la main, il l'embrassa, puis : « J'ai bien raison, dit-il, de t'estimer plus que quiconque; car tu es pour moi le plus dévoué et le plus fidèle gardien. Va-t'en et amène-moi Callirhoé. Mais je t'ordonne deux choses : que ce ne soit pas contre son gré, ni ouvertement; je veux et que tu la persuades et que tu ne te fasses pas voir. » Immédiatement, il donna le signal d'arrêter la chasse et tous s'en revinrent. Le Roi, transporté d'espérance, revint à cheval au palais, tout joyeux, comme s'il avait fait la prise la plus magnifique. Et Artaxate se réjouit, pensant pouvoir se promettre d'exécuter cet ordre et être appelé à conduire à l'avenir le char royal, étant donné la reconnaissance qu'ils lui auraient tous deux, et surtout Callirhoé; il s'imaginait que la chose serait facile à faire, pensant en eunuque, en esclave, en barbare. Mais il ne connaissait pas les sentiments nobles des Grecs, et surtout ceux de Callirhoé, vertueuse et aimant son mari. [6,5] Ayant donc guetté l'occasion, il alla la trouver à un moment où elle était seule et lui dit : « Je t'apporte, ô femme, un trésor de grands biens; toi, souviens-toi du service que je te rends, car je suis sûre que tu es reconnaissante. » A ce début, Callirhoé se sentit toute heureuse, car la nature veut que l'être humain croie ce qu'il désire. Peut-être crut-elle qu'on la rendait à Chéréas, et elle avait hâte de l'apprendre, promettant de récompenser l'eunuque de ses bonnes nouvelles. L'autre, derechef, recommença par un préambule : « Tu as la chance, femme, de posséder une beauté divine, mais tu n'en as pas recueilli de grand et noble fruit. Ton nom célèbre et illustre sur la terre entière, ne t'a procuré jusqu'à aujourd'hui, ni mari ni amant dignes de toi, mais t'a fait tomber sur deux hommes dont l'un est un pauvre Grec des Iles, et l'autre un esclave du Roi. Que t'ont-ils donné qui soit grand et magnifique? Quelle terre fertile possèdes-tu? Quelles parures somptueuses? A quelles cités commandes-tu? Combien d'esclaves se prosternent devant toi? Des femmes, à Babylone, ont des servantes qui sont plus riches que toi. Pourtant tu n'es pas abandonnée entièrement, mais les dieux prennent soin de toi. C'est pour cela qu'ils t'ont amenée ici, se servant du jugement comme prétexte, mais en réalité pour que le Grand Roi te voie. Et voilà la première des bonnes nouvelles : il t'a vue avec plaisir. Et moi-même je le lui rappelle et je fais ton éloge auprès de lui. » Ce dernier trait, il l'ajouta de son cru, car tout esclave a l'habitude, lorsqu'il parle de son maître à quelqu'un, de se mentionner lui-même, dans l'intention d'obtenir quelque bénéfice personnel de l'entretien. Callirhoé fut aussitôt frappée au coeur par ce discours, comme d'un coup d'épée; mais elle fit semblant de ne pas comprendre et : « Puissent les dieux, dit-elle, rester toujours favorables au Roi, et lui à toi, puisque vous avez pitié d'une femme infortunée. Je l'en supplie, qu'il me délivre au plus vite de mon souci, en prononçant ce jugement afin, aussi, que je ne sois plus un embarras pour la reine. » L'eunuque, pensant qu'il ne s'était pas exprimé clairement et que la femme n'avait pas compris, commença à parler avec moins d'ambages : « Ton bonheur réside en ce que ce ne sont plus des esclaves et des miséreux que tu as comme amants, mais le Grand Roi, celui qui peut te faire présent de Milet elle-même et de toute l'Ionie et de la Sicile et d'autres peuples plus grands encore. Offre des sacrifices aux dieux, réjouis-toi, demande-toi comment lui plaire davantage, et lorsque tu seras riche, souviens-toi de moi. » Callirhoé, au premier moment, se serait laissé aller, si elle l'avait pu, à arracher les yeux de celui qui essayait de la corrompre, mais, en femme bien élevée et maîtresse d'elle-même, réfléchissant rapidement à l'endroit où elle était, à qui elle était et qui était celui qui parlait, elle domina sa colère et décida de se moquer du barbare. « Puissé-je, dit-elle, ne pas être assez folle pour m'imaginer digne du Grand Roi! Je suis semblable aux servantes des femmesPerses. Ne va pas, je t'enprie, parler encore de moi à ton maître, car si, même pour l'instant, il ne s'en fâche pas, cela, par la suite, l'indisposera contre toi, lorsqu'il pensera que tu as voulu soumettre le seigneur de la terre entière à l'esclave de Dionysios. Et je suis étonnée de ce que, toi qui es si intelligent, tu ignores quelle est la bonté du Roi, que tu ne t'aperçoives pas qu'il n'est pas amoureux d'une femme malheureuse, mais qu'il la plaint. Cessons donc de bavarder, de peur que quelqu'un ne dise du mal de moi à la reine. » Et elle s'enfuit en courant, et l'eunuque demeura bouche bée. Car, lui qui avait été élevé dans une tyrannie absolue, il ne soupçonnait pas qu'il y eût rien d'impossible, non seulement au Roi mais à lui-même. [6,6] Ainsi laissé sur place, sans même être jugé digne d'une réponse, il se retira, rempli de mille sentiments divers : irrité contre Callirhoé, désolé pour lui-même, et redoutant le Roi; peut-être même celui-ci ne croirait-il pas qu'il avait parlé sans succès, mais que, du moins, il avait parlé; il s'imaginerait qu'il avait manqué à l'ordre qui lui avait été donné, par complaisance pour la reine. Et il craignait aussi que Callirhoé ne racontât à celle-ci ce qu'il avait dit, et que Statira, indignée, ne se préparât à le punir durement non seulement parce qu'il avait servi l'amour du Roi, mais parce qu'elle irait jusqu'à penser qu'il l'avait provoqué. L'eunuque réfléchissait donc au moyen d'annoncer sans risque au Roi ce qui s'était passé, et Callirhoé, demeurée seule, se dit : « Je l'avais bien prévu. Je t'en prends à témoin, Euphrate. J'avais bien dit que je ne te retraverserais pas. Adieu, mon père, et toi, ma mère, et Syracuse, ma patrie. Car je ne vous verrai plus. C'est maintenant en vérité que Callirhoé est morte! Car du tombeau je suis sortie, mais nul ne m'emmènera désormais loin d'ici, même pas Théron le pirate! O beauté traîtresse, c'est toi la cause de tous mes maux. A cause de toi j'ai été enlevée, à cause de toi j'ai été vendue, à cause de toi j'ai épousé un autre homme après Chéréas, à cause de toi j'ai été emmenée à Babylone, a cause de toi j'ai comparu au tribunal. Combien de fois tu m'as livrée! Aux pirates, à la mer, au tombeau, à la servitude, à la justice! Mais ce qui pour moi est le plus intolérable de tout, c'est l'amour du Roi. Et je ne parle pas encore de la colère du Roi ! Je considère comme plus redoutable la jalousie de la reine, ce sentiment dont ne put même pas rester maître Chéréas, lui, un homme, et un Grec! Que ferait une femme, et une maîtresse de race barbare? Allons, Callirhoé, prends une noble résolution, digne d'Hermocrate : suicide-toi. Non, pas encore; jusqu'à présent, il n'y a eu que la première entrevue, et par l'intermédiaire d'un eunuque; s'il se produit quelque violence plus grave, alors, ce sera le moment de montrer, en présence de Chéréas, ta fidélité envers lui. » L'eunuque, cependant, étant allé trouver le Roi, lui cacha ce qui s'était passé réellement; il s'excusa sur le manque de temps, sur la garde vigilante que montait la reine, et qui l'avait empêché d'aborder Callirhoé. « Tu m'as ordonné, maître, de prendre soin de me dissimuler. En quoi tu as eu raison, car tu as revêtu le personnage auguste du juge et tu désires conserver ta bonne réputation auprès des Perses. C'est pour cela que tous chantent tes louanges. Mais les Grecs accusent pour un rien et sont bavards. Ils iront crier partout cette affaire : Callirhoé, par vantardise, parce que le Roi est amoureux d'elle, Dionysios et Chéréas par jalousie. Il ne vaut pas la peine de causer du chagrin à la reine, dont la comparaison a mieux fait apparaître la beauté. » Il introduisait de la sorte un début de rétractation, pour voir s'il pourrait détourner le Roi de son amour, et pour se tirer lui-même de l'exécution d'un ordre difficile. [6,7] Pour le moment, il réussit à se faire croire, mais, la nuit venue, de nouveau le Roi se sentit brûler et l'amour lui rappelait quels yeux avait Callirhoé, et comme son visage était beau. Il vantait sa chevelure, sa démarche, sa voix, sa beauté en entrant au tribunal, le maintien qu'elle avait eu, comment elle avait parlé, comment elle s'était tue, comment elle avait eu l'air heureuse, comment elle avait pleuré. Après avoir passé dans l'insomnie la plus grande partie de la nuit et avoir sommeillé juste ce qu'il fallait pour voir Callirhoé en rêve, dès l'aurore, il appela l'eunuque et lui dit : « Va, et guette toute la journée le moment; tu trouveras bien un instant, même très bref, pour l'entretenir en secret. Si j'avais voulu ouvertement, et de force, satisfaire mon désir, j'aurais employé des gardes. » L'eunuque se prosterna et promit; car nul ne saurait opposer des objections au Roi lorsqu'il donne un ordre. Mais sachant que Callirhoé ne lui fournirait pas l'occasion cherchée et qu'elle esquiverait l'entretien en demeurant exprès avec la reine, l'eunuque voulant se prémunir contre cela, en fit retomber la cause non pas sur celle que l'on gardait mais sur celle qui la gardait : « Si tu le veux bien, maître, dit-il, envoie chercher Statira, sous prétexte que tu désires avoir avec elle un entretien particulier; son absence me donnera le moyen d'approcher Callirhoé. — Fais donc ainsi », dit le Roi. Artaxate alla donc et, se prosternant devant la reine, lui dit : « Ton mari t'appelle, maîtresse. » A ces mots, Statira se prosterna et, en toute hâte, se rendit chez le Roi. L'eunuque, voyant que Callirhoé restait seule, lui prit la main droite, affectant l'amour des Grecs et la bonté, et l'emmena loin de la foule des servantes. Elle comprit, et, aussitôt, pâlit et demeura sans voix, pourtant elle le suivit. Lorsqu'ils furent seuls, il lui dit : « Tu as vu comment la reine, en entendant le nom du Roi, s'est prosternée et est partie en courant; et toi, l'esclave, tu n'acceptes pas le bonheur qui t'échoit et tu n'es pas heureuse que t'adresse une prière celui qui pourrait ordonner? Mais moi (car j'ai de l'estime pour toi) je ne lui ai pas dénoncé ta folie, au contraire, je me suis engagé, en ton nom. Il ne te reste donc que deux voies : laquelle veux-tu prendre? Je vais te les indiquer toutes deux : si tu cèdes au Roi, tu obtiendras les plus beaux présents et, de plus, le mari que tu désires; car évidemment, il ne va pas t'épouser, mais au moment favorable, tu seras gentille avec lui; si tu n'obéis pas, tu sais ce qui arrive aux ennemis du Roi : à eux seuls il n'est pas accordé de mourir, même lorsqu'ils le veulent. » Callirhoé se mit à rire de la menace et dit : « Ce n'est pas la première fois qu'il m'arrivera malheur; je suis habituée à l'infortune. Que peut faire le Roi contre moi qui soit plus terrible que ce que j'ai souffert? J'ai été enterrée vivante; il n'est pas de prison plus étroite que la tombe. Je suis tombée aux mains des pirates. Et main- tenant je souffre le plus grand des supplices : Chéréas est là et je ne le vois pas. » Cette parole la trahit; car l'eunuque, qui était d'un naturel astucieux, comprit qu'elle était amoureuse. « O, dit-il, la plus insensée de toutes les femmes, tu préfères au Roi l'esclave de Mithridate? » Callirhoé se fâcha en entendant insulter Chéréas, et : « Parle mieux, homme, dit-elle, Chéréas est de naissance noble, il est le premier de sa cité, cette cité que n'ont pas pu vaincre les Athéniens eux-mêmes, qui, à Marathon et à Salamine, ont remporté la victoire sur ton Grand Roi! » Et, en disant ces mots, elle versait des torrents de larmes. L'eunuque n'en devint que plus pressant, et: "C'est toi-même, dit-il, qui es responsable de la lenteur du procès. Comment pourrais-tu te concilier ton juge? Et il vaudrait mieux qu'il te fût favorable, si tu veux retrouver ton mari. Peut-être même Chéréas ne saura-t-il rien de la chose, mais, même s'il le savait, il ne sera pas jaloux de Celui qui lui est supérieur; il te jugera plus estimable parce que tu auras plu au Roi. » Il ajouta ceci non pas à cause d'elle, mais parce que lui-même le pensait; car tous les barbares demeurent stupides devant leur Roi, qu'ils considèrent comme un dieu visible. Callirhoé, elle, n'aurait même pas accepté une union avec Zeus et aurait préféré à l'immortalité un seul jour passé avec Chéréas. Donc, ne pouvant rien obtenir, l'eunuque dit : « Je te donne encore, dit-il, femme, un moment pour réfléchir. Et ne réfléchis pas à toi seulement, mais songe aussi que Chéréas risque de mourir de la façon la plus lamentable, car le Roi ne supportera pas qu'on lui préfère quelqu'un d'autre en amour. » Puis il se retira, et la fin de l'entretien fit impression sur Callirhoé. [6,8] Mais toute réflexion, tout entretien d'amour furent bientôt bouleversés par la Fortune, qui trouva matière à des événements bien autrement graves : des messagers vinrent annoncer au Roi que l'Égypte s'était soulevée, avec de grands préparatifs. Le satrape royal avait été mis à mort par les Égyptiens, ils avaient élu un roi parmi les indigènes et celui-ci, partant de Memphis, avait traversé Péluse, et déjà parcourait à toute vitesse la Syrie et la Phénicie, si bien que les cités ne résistaient pas, comme devant un torrent grossi par les pluies ou un incendie venant soudainement s'abattre sur elles. A cette nouvelle, le Roi fut bouleversé et les Perses frappés de stupeur; le découragement s'empara de Babylone entière. Alors, les faiseurs de nouvelles et les devins affirmèrent que le songe du Roi avait annoncé ce qui allait se passer, qu'en réclamant des sacrifices, les dieux avaient prédi le danger mais aussi la victoire. Il se passa alors ce qui se passe d'habitude et l'on dit et l'on fit tout ce qu'appelle une guerre imprévue; un immense mouvement agita l'Asie. Le Roi convoqua les "homotimes", parmi les Perses, et tous les chefs des autres nations qui étaient présents, ceux avec lesquels il avait coutume de traiter les affaires importantes, et tout le monde donnait des conseils différents; mais tous étaient d'avis de faire vite et de ne pas tarder, si possible, d'un seul jour, et cela pour deux raisons : pour empêcher les ennemis de s'accroître davantage et pour rendre confiance aux amis, en leur montrant le secours tout proche. S'ils tardaient, tout tournerait de façon contraire : les ennemis les mépriseraient, pensant qu'ils avaient peur, les gens de leur parti perdraient courage, se croyant abandonnés. C'était une grande chance que le Roi ne se trouvât ni à Bactres ni à Ecbatane, mais qu'il eût été surpris par la nouvelle à Babylone, près de la Syrie; une fois l'Euphrate traversée, il aurait vite les rebelles sous la main. On décida donc de mettre en route les forces qu'il avait déjà avec lui et d'envoyer partout l'ordre de rassembler l'armée sur les bords de l'Euphrate. Chez les Perses la mobilisation des forces est très rapide. Cyrus en effet, le premier qui ait régné sur les Perses, a fixé quelles nations auraient à fournir en cas de guerre de la cavalerie, et quels effectifs, lesquelles fourniraient de l'infanterie, et combien, lesquelles, des archers, combien chacune devrait de chars ordinaires et de chars armés de faux, d'où viendraient les éléphants, et leur nombre, quels peuples donneraient de l'argent, et quelles sommes. Tout est préparé par tous dans le même temps qui serait nécessaire à un seul homme pour se préparer. [6,9] Le cinquième jour qui suivit la nouvelle, le Roi sortit de Babylone, après avoir donné l'ordre général que viennent avec lui tous ceux qui avaient l'âge de porter les armes. Parmi eux marcha aussi Dionysios; car il était Ionien et aucun des sujets n'avait permission de rester. Orné d'armes magnifiques et ayant constitué sa suite en un corps non méprisable, il prit rang parmi les premiers et les plus remarquables, et l'on voyait bien qu'il accomplirait quelque action d'éclat, car il aimait naturellement la gloire et ne considérait pas la valeur comme quelque chose de secondaire, mais la mettait au nombre des plus belles qualités. En cette circonstance, il avait, en outre, quelque faible espoir, s'il se montrait utile pendant la guerre, d'obtenir du Roi, comme prix de sa vaillance et sans jugement, le retour de sa femme. Quant à Callirhoé, la reine ne voulait pas l'emmener; pour cette raison, elle ne la mentionna pas au Roi et ne s'informa pas de ce qu'il voulait que l'on fît de l'étrangère; Artaxate également garda le silence, apparemment parce qu'il n'osait pas rappeler à son maître, au milieu du danger, un divertissement amoureux, mais en réalité parce qu'il était aussi heureux d'en être débarrassé, que si elle avait été une bête sauvage. Il n'était pas loin de savoir gré à la guerre d'avoir interrompu la passion du Roi, entretenue par l'oisiveté. Mais le Roi n'avait pas oublié Callirhoé et, au milieu de cette confusion indicible, lui revint le souvenir de sa beauté. Mais il avait honte de parler d'elle, craignant de passer pour irrémédiablement puéril si, pendant une si grande guerre, il songeait à une belle femme. Et, contraint par le désir, il ne dit rien à Statira elle-même, ni non plus à l'eunuque, puisqu'il était au courant de son amour, mais imagina le stratagème suivant : la coutume veut que le Roi lui-même et les Perses nobles, lorsqu'ils partent en guerre, emmènent avec eux leurs femmes, leurs enfants, l'or, l'argent, les vêtements, les eunuques, les concubines, les chiens, les tables, toutes sortes de richesses et d'objets de luxe. Le Roi manda auprès de lui l'intendant chargé de cette suite, commença par lui parler longuement, régla la manière dont chaque chose devrait être faite et, à la fin, mentionna Callirhoé d'un air qui donnait à entendre qu'elle n'avait aucune importance pour lui. « Et cette petite femme étrangère au sujet de laquelle j'ai annoncé que je prononcerais mon jugement, qu'elle suive avec les autres femmes. » C'est ainsi que Callirhoé quitta Babylone, non sans plaisir, car elle espérait que Chéréas, lui aussi, quitterait la ville; et puis, elle pensait que la guerre entraînerait bien des événements inattendus et des changements favorables pour les malheureux, et aussi que, peut-être, le jugement finirait par être prononcé, dès que la paix serait faite.