[4,1] Cette nuit-là, Callirhoé la passa dans les larmes, pleurant Chéréas qui était encore vivant. Pendant un court instant où elle sommeilla, elle vit, en songe, une troupe de pirates barbares incendiant le vaisseau, la trière en flammes, et elle se vit elle-même tentant de secourir Chéréas. Dionysios, de son côté, était malheureux de voir sa femme affligée et craignait que sa beauté ne s'en trouvât diminuée, et il eut l'idée que cela servirait son amour à lui si sa femme perdait tout espoir au sujet de son premier mari. Voulant donner une preuve de son affection et de sa générosité, il lui dit : « Lève-toi, Callirhoé, et élève un tombeau au malheureux. Pourquoi désires-tu l'impossible et négliges-tu ce qui doit être fait ? Imagine qu'il se montre à toi et te dise : «Ensevelis-moi afin qu'au plus vite je franchisse les portes d'Hadès. Car, même si l'on ne trouve pas le corps du malheureux, c'ett une antique loi chez les Grecs qu'il faut honorer d'un tombeau même les disparus. » Elle se laissa aisément persuader, car ce conseil n'était pas sans répondre à ses voeux. Ce nouveau souci où elle fut allégea en elle le chagrin; elle quitta son lit et se mit en quête d'un endroit où élever ce tombeau. Elle choisit le voisinage du temple d'Aphrodite, afin que la postérité eût là un souvenir d'amour. Mais Dionysios refusa à Chéréas ce voisinage, car il gardait cet emplacement pour lui-même. Comme il voulait, en même temps, faire durer aussi longtemps que possible cette occupation : « Retournons en ville, dit-il, ma femme, et là, construisons, devant la ville, un tombeau élevé et bien visible, "afin que, de la mer, au loin, il apparaisse aux hommes". Les ports des Milésiens sont beaux et souvent y viennent mouiller aussi des Syracusains. Ainsi même tes compatriotes n'ignoreront pas ta libéralité. » Ce discours plut à Callirhoé et, pour le moment, elle calma son impatience; mais, lorsqu'elle fut revenue en ville, elle commença de faire bâtir, sur un endroit élevé du rivage, un tombeau en tout pareil au sien propre, à Syracuse, par sa forme, sa grandeur, sa richesse, et lui aussi, comme l'autre, destiné à un vivant. Lorsque, grâce aux grandes sommes dépensées et à l'abondance de la main-d'oeuvre, le travail eut été rapidement achevé, alors elle voulut procéder à un enterrement fictif. On fixa d'avance une date, que l'on annonça, et, ce jour-là, se rassembla non seulement la foule des Milésiens mais presque toute celle de l'Ionie. Il y avait aussi deux satrapes qui se trouvaient là, en voyage, Mithridate celui de Carie, et Pharnace, celui de Lydie. Le prétexte était de faire honneur à Dionysios; en réalité, c'était pour voir Callirhoé. La renommée de celle-ci était grande dans toute l'Asie et le nom de Callirhoé était parvenu déjà jusqu'au Grand Roi, plus connu que ceux d'Ariane et de Léda. Et, ce jour-là, on la trouva supérieure encore à sa renommée; elle s'avança vêtue de noir, les cheveux dénoués; son visage brillait comme une étoile et, avec ses bras nus, elle surpassait les « filles aux bras blancs » et les « femmes aux belles chevilles » dont parle Homère. Personne, dans la foule, ne pouvait supporter l'éclat de sa beauté; les uns détournaient les yeux, comme s'ils avaient été frappés par un rayon de soleil, les autres se prosternaient. Les enfants même en subissaient l'influence. Mais Mithridate, le gouverneur de la Carie, tomba par terre, bouche bée, comme quelqu'un que vient de frapper à l'improviste une pierre de fronde, et ses serviteurs avaient le plus grand mal, en le soutenant, à le faire tenir debout. La procession comprenait une statue de Chéréas, façonnée d'après l'image du chaton de la bague, mais, bien que cette statue fût magnifique, personne ne la regardait, parce que Callirhoé était là; c'était elle seule qui attirait les regards de tous. Qui pourrait raconter dignement la fin de la cérémonie ? Lorsque l'on fut arrivé près du tombeau, les porteurs déposèrent le lit funèbre et Callirhoé, y montant, se coucha sur Chéréas et couvrit la statue de baisers : « Tu m'as ensevelie, le premier, à Syracuse, et moi, je t'ensevelis, à mon tour, à Milet. Car nos malheurs ne sont pas seulement grands. Ils sont aussi incroyables : nous nous sommes ensevelis réciproquement. Mais aucun de nous deux ne possède le cadavre de l'autre. O Fortune jalouse, jusque dans notre mort tu nous as refusé d'être ensevelis au sein de la même terre et tu as fait des exilés même de nos cadavres. » La foule éclata alors en gémissements et tous avaient pitié de Chéréas, non parce qu'il était mort mais parce qu'il avait été privé d'une telle femme. [4,2] Callirhoé, donc, ensevelissait Chéréas à Milet, tandis que, en Carie, Chéréas travaillait, enchaîné. Mais, à travailler la terre, son corps s'était rapidement épuisé; beaucoup de choses l'accablaient, les souffrances, le manque de soins, les chaînes, et plus que tout cela, l'amour. Mais, bien qu'il voulût mourir, un faible espoir encore l'en empêchait, l'espoir de voir peut-être un jour Callirhoé. Polycharme, l'ami qui avait été fait prisonnier avec lui, voyant que Chéréas ne pouvait pas travailler, mais qu'il recevait des coups et qu'il était grossièrement insulté, dit au chef de chantier : « Mesure-nous une tâche séparée, pour que tu ne puisses nous faire grief de l'indolence des autres prisonniers; nous te rendrons chaque soir la tâche que tu nous auras assignée.» L'autre y consentit et le fit. Alors Polycharme, qui était un jeune homme d'un naturel vaillant, et n'était pas esclave de l'amour, qui est un maître cruel, faisait presque à lui seul les deux tâches, prenant pour lui volontiers la plus grande part de la peine, afin de sauver son ami. Ces jeunes gens se trouvaient donc au milieu de ces malheurs, lents à oublier la liberté, lorsque Mithridate, le satrape, revint en Carie, non point tel qu'il était parti pour Milet, mais pâle, amaigri, comme un homme qui porte dans l'âme une plaie brûlante et douce à la fois. Consumé par l'amour de Callirhoé, il serait tout à fait mort s'il n'avait trouvé quelque réconfort de la façon que je vais dire. Quelques-uns des travailleurs enchaînés avec Chéréas (il y en avait seize en tout, enfermés dans une cabane obscure), brisèrent leurs chaînes pendant la nuit, tuèrent leur surveillant puis tentèrent de s'enfuir. Mais ils ne réussirent pas, car les chiens de garde les trahirent. Ayant donc été pris sur le fait cette nuit-là, ils furent tous attachés plus étroitement à la poutre et, avec le jour, l'intendant raconta au maître ce qui s'était passé; celui-ci, sans même les voir ni entendre leur défense, donna immédiatement l'ordre de mettre en croix les seize hommes qui partageaient la même baraque. On les fit donc sortir, attachés les uns aux autres par les pieds et par le cou et chacun d'eux portant sa croix; au châtiment nécessaire, ceux qui l'appliquaient avaient ajouté une terrible mise en scène pour servir d'exemple aux autres et les intimider. Chéréas, donc, tandis qu'on l'emmenait, demeurait silencieux, mais Polycharme, en soulevant sa croix, dit : « C'est à cause de toi, Callirhoé, que nous subissons tout ceci. C'est toi la cause de tous nos malheurs. » L'intendant, qui surprit ce propos, pensa que c'était quelque femme complice de l'attentat. Afin de la punir elle aussi et de provoquer une enquête sur le complot, il se hâta de détacher Polycharme de la chaîne commune et le conduisit à Mithridate. Celui-ci se trouvait dans un jardin, tout seul, inquiet, et se représentant Callirhoé telle qu'il l'avait vue dans son deuil; tout entier à cette image, il vit venir son serviteur sans plaisir : « Pourquoi, dit-il, m'importunes-tu ? C'est indispensable, maître, répondit l'autre, car j'ai trouvé la source de cette grande révolte, et l'individu que voici connaît le nom d'une femme criminelle qui a été complice du meurtre. » En l'entendant, Mithridate fronça les sourcils et jeta un regard terrible : « Dis-moi, s'écria-t-il, quelle est cette complice, qui a participé à vos crimes. » Polycharme dit qu'il ne le savait pas, car il n'avait, disait-il, même pas pris part à la révolte. On envoya chercher des fouets, on apporta du feu, on prépara la torture, et déjà un homme mettait la main sur Polycharme, disant : « Donne-nous le nom de la femme dont tu as dit toi-même qu'elle était la cause de tes malheurs. » Polycharme répondit que c'était Callirhoé. Ce nom frappa Mithridate, qui pensa que cette femme se trouvait, par un hasard malheureux, avoir le même nom que l'autre. Il ne fut plus si désireux, alors, d'obtenir la preuve, craignant de se trouver dans la nécessité de faire du mal à ce nom qu'il chérissait; mais comme ses amis et ses serviteurs l'invitaient à pousser l'enquête plus à fond : «Que Callirhoé comparaisse », dit-il. En frappant Polycharme, ils lui demandèrent qui elle était et où ils devaient aller la chercher. Et le malheureux, pris de court, et ne voulant porter contre aucune femme d'accusation mensongère, répondit : « Pourquoi faites-vous tout ce bruit pour rien, à chercher quelqu'un qui n'est pas là ? La Callirhoé dont je parlais est une Syracusaine, fille du stratège Hermocrate. » En entendant ces mots, Mithridate rougit violemment et se sentit tout couvert de sueur, et même quelques larmes, malgré lui, tombèrent de ses yeux, si bien que Polycharme se tut et que tous les assistants ne surent plus que faire. Enfin, au prix d'un effort, Mithridate se ressaisit et dit : « Qu'as-tu à faire, toi, avec cette Callirhoé, et pourquoi, au moment de mourir, as-tu prononcé son nom ? » Et l'autre répondit : « C'est une longue histoire, maître, et qui ne me sert plus à rien. Je ne t'ennuierai pas à bavarder hors de propos, et d'ailleurs je crains, si je tarde, que mon ami ne me devance; je veux mourir en même temps que lui. » La colère des auditeurs tomba, et leur rage se transforma en pitié, et Mithridate, plus qu'eux tous, resta confondu : «Ne crains rien, dit-il, tu ne m'ennuieras pas du tout en me racontant cela, car j'ai une âme humaine. Dis-moi tout hardiment, n'omets aucun détail, qui es-tu, d'où viens-tu, comment es-tu venu en Carie, et pourquoi travailles-tu la terre enchaîné ? Et surtout, parle-moi de Callirhoé et dis-moi qui est ton ami. » [4,3] Polycharme commença alors à parler : « Nous deux, les deux prisonniers, nous sommes Syracusains de naissance. Lui, l'autre, était autrefois le premier de la Sicile, en réputation, en richesse, en beauté, moi, j'étais quelqu'un d'ordinaire, mais son camarade et son ami. Nous quittâmes nos parents et nous nous en allâmes de notre patrie, moi, à cause de lui, et lui, à cause de sa femme, appelée Callirhoé, à qui il avait, car il la croyait morte, fait des funérailles magnifiques, mais que des violateurs de tombeaux trouvèrent vivante et qu'ils vendirent en Ionie. C'est ce que nous a révélé Théron, le pirate, lorsqu'il fut mis publiquement à la question. La ville de Syracuse envoya alors une trière et des ambassadeurs pour aller chercher cette femme. Cette trière, alors qu'elle était au mouillage, pendant la nuit, fut incendiée par des barbares, qui tuèrent la plupart d'entre nous, nous enchaînèrent, mon ami et moi, puis nous vendirent ici. Nous, nous supportions avec patience notre malheur; mais certains de nos compagnons de chaîne, que nous ne connaissons pas, brisèrent leurs liens et commirent un meurtre et, sur ton ordre, l'on nous a tous emmenés pour nous mettre en croix. Mon ami, lui, même sur le point de mourir, n'a pas accusé sa femme, mais moi je n'ai pu m'empêcher de me souvenir d'elle et de dire que c'était elle la cause de nos malheurs, elle pour qui nous nous étions embarqués. » Il n'avait pas fini que Mithridate s'écria : « Tu parles de Chéréas ! — Oui, c'est mon ami, dit Polycharme; mais, je t'en prie, maître, ordonne au bourreau de ne pas séparer nos croix. » Des larmes et des soupirs accueillirent ce récit, et Mithridate envoya tous les assistants au secours de Chéréas, pour empêcher qu'il ne fût mis à mort avant que l'on ne pût intervenir. Ils trouvèrent tous les autres pendus, et Chéréas qui, déjà, montait sur la croix. De loin, ils crièrent, qui : « Épargne-le ! », qui « Descends! », qui « Ne lui fais pas mal! », qui « Lâche-le! ». Le bourreau arrêta son geste, et Chéréas, désolé, descendit de la croix, car il se réjouissait d'être délivré d'une vie de douleur et de son amour malheureux. Tandis qu'on l'amenait à Mithridate, celui-ci vint au-devant de lui, l'embrassa et lui dit : « O mon frère et mon ami, il s'en est fallu de peu que tu ne m'aies amené à commettre un crime par ton silence qui, sans doute, témoigne de ta maîtrise sur toi-même, mais n'était pas alors opportun. » Aussitôt, il les remit à ses serviteurs avec ordre de les conduire au bain, de leur donner tous les soins nécessaires et, après le bain, de les revêtir de vêtements grecs magnifiques. Lui-même invita les personnages les plus importants de la ville à un banquet et offrit des sacrifices en l'honneur du salut de Chéréas. On but beaucoup, il régna une charmante amitié et rien ne manqua pour mettre en joie. Au cours du banquet, Mithridate, échauffé par le vin et l'amour : « Ce ne sont pas tes chaînes, dit-il, ni la croix qui font que j'ai pitié de toi, Chéréas, c'est que tu as perdu une telle femme. » Stupéfait, Chéréas s'écria : « Ainsi, tu as vu ma Callirhoé ? — Non plus tienne, répondit Mithridate, mais l'épousé légitime de Dionysios de Milet; et même déjà ils ont un enfant. » Chéréas ne put se contenir en entendant cela, mais, tombant aux genoux de Mithridate : « Je t'en supplie, maître, dit-il, remets-moi sur la croix. Tu m'infliges un plus cruel supplice en me forçant à vivre après m'avoir dit cela. Infidèle Callirhoé, toi, la plus criminelle de toutes les femmes, moi, j'ai été vendu à cause de toi, j'ai travaillé la terre, j'ai porté la croix, j'ai été remis aux mains du bourreau, et toi, tu étais dans le luxe, tu célébrais tes noces, tandis que j'étais enchaîné! Il ne t'a pas suffi de devenir la femme d'un autre alors que Chéréas était vivant, tu es aussi devenue mère! » Tous commencèrent à pleurer et le banquet se transforma en une scène de tristesse. Seul Mithridate trouvait là matière à se réjouir, concevant quelque espérance amoureuse parce qu'il pouvait maintenant parler de Callirhoé et faire quelque chose pour elle, en paraissant secourir son ami. « Pour l'instant, dit-il, c'est la nuit; retirons-nous; demain, à jeun, nous réfléchirons sur tout cela; car, pour délibérer, il faut disposer d'un loisir suffisant. » Sur quoi, il se leva, terminant ainsi le banquet, puis il alla reposer comme à son ordinaire, mettant à la disposition des jeunes Syracusains des serviteurs et un appartement séparé. [4,4] Cette nuit se révéla pleine de soucis pour tous, et aucun d'eux ne put dormir; Chéréas était en colère, Polycharme le consolait, Mithridate se réjouissait, espérant que, comme dans les jeux athlétiques, occupant la position de lutteur de réserve, il pourrait, sans lutte, emporter le prix qui était Callirhoé. Le lendemain, lorsque chacun dit son avis, Chéréas proposait de se rendre immédiatement à Milet et de réclamer sa femme à Dionysios; il pensait d'ailleurs que Callirhoé ne consentirait pas à rester là-bas, dès qu'elle l'aurait vu. Mais Mithridate répondit : « En ce qui me concerne, tu peux t'en aller; car je ne veux pas te séparer même un seul jour de ta femme; il aurait mieux valu que vous ne quittiez jamais la Sicile et qu'il ne vous soit arrivé aucun malheur; mais puisque la Fortune, qui se plaît aux nouveautés, vous a plongés dans un sombre drame, il faut réfléchir mûrement à ce qui va suivre; maintenant, tu es entraîné plus par ta passion que par la raison, et tu ne te représentes à l'avance rien de ce qui se passera. Tu vas arriver, seul, étranger, dans une très grande ville, tu vas réclamer à un homme riche, le premier personnage de l'Ionie, une femme qu'il a épousée solennellement, et sur quoi t'appuieras-tu ? Loin de toi sont Hermocrate et Mithridate, tes seuls alliés, qui peuvent plutôt pleurer sur toi que te venir en aide. Je redoute aussi que cet endroit ne te soit néfaste. Tu as en effet connu là-bas de terribles malheurs : mais ce que tu subiras alors te les fera trouver bien doux. Tu as été fait prisonnier, certes, mais tu as survécu; tu as été vendu, oui, mais à moi. Mais maintenant, si Dionysios s'aperçoit que tu t'attaques à son mariage, quel dieu pourra te sauver ? Tu seras livré à un rival au pouvoir absolu, et peut-être même ne croira-t-il pas que tu es Chéréas; d'ailleurs, tu n'en seras que plus en danger s'il pense que c'est vraiment toi. Es-tu donc le seul qui ignore la nature de l'amour, et le plaisir que prend ce dieu aux tromperies et aux ruses ? Je suis d'avis de commencer par sonder la femme par lettre, pour savoir si elle se souvient de toi et désire abandonner Dionysios ou "Agrandir la maison de celui qu'elle épousera". Écris-lui une lettre; qu'elle éprouve du chagrin, de la joie, qu'elle te cherche, qu'elle t'appelle. Quant au moyen de faire parvenir cette lettre, j'y veillerai moi-même. Va donc écrire. » Chéréas obéit et, demeuré seul, il voulait écrire, mais ne le pouvait pas, car ses larmes coulaient et sa main tremblait. Après avoir longuement pleuré sur ses malheurs, finalement, il commença la lettre que voici : « A Callirhoé, Chéréas, Je vis, et je vis grâce à Mithridate, mon bienfaiteur, et, je l'espère, aussi le tien. J'ai été vendu en Carie par des barbares, les mêmes qui ont incendié la belle trière, la trière capitane, celle de ton père; la cité y avait embarqué une ambassade pour te réclamer. De nos autres concitoyens, je ne sais ce qui est advenu; pour moi et mon ami Polycharme, nous avons dû notre salut, au moment où l'on était sur le point de nous mettre à mort, à la pitié du maître. Mais Mithridate, après tant de bienfaits, a compensé ceux-ci par le grand chagrin qu'il m'a causé en m'apprenant ton mariage; à la mort, je m'attendais, puisque je suis un homme, mais que tu te maries, jamais je ne l'aurais pensé. Mais, je t'en supplie, change d'avis. Je mets partout sur cette lettre des larmes et des baisers. C'est moi, Chéréas, ton ami, celui que tu as vu, alors que, vierge encore, tu allais au temple d'Aphrodite, et pour l'amour de qui tu perdis le sommeil. Souviens-toi de notre chambre et de cette nuit sacrée pendant laquelle pour la première fois nous avons connu, toi un homme et moi une femme. Mais j'ai été jaloux ? C'est là le propre de qui aime. Et j'en ai été puni. J'ai été vendu, j'ai été esclave, j'ai été enchaîné. Ne me tiens pas rigueur de ce coup de pied inconsidéré; moi, de mon côté, je suis monté sur la croix, à cause de toi, et je ne t'en ai fait aucun reproche. Si tu te souviens encore de moi, tous mes malheurs ne sont rien; mais si tu es d'un autre sentiment, tu prononceras contre moi sentence de mort. » [4,5] Chéréas remit cette lettre à Mithridate et celui-ci la donna à Hygin, en qui il avait toute confiance, qui administrait pour lui toute sa fortune en Carie et à qui il avait révélé aussi l'amour qu'il ressentait lui-même. Il écrivit en outre à Callirhoé, en lui exprimant sa sympathie et son dévouement, disant que c'était à cause d'elle qu'il avait sauvé Chéréas, lui conseillant de ne pas se montrer cruelle envers son premier mari, lui promettant de faire en sorte qu'ils seraient rendus l'un à l'autre, si toutefois il apprenait qu'elle en avait le désir. Il envoya avec Hygin trois serviteurs, des présents magnifiques et quantité d'or; afin d'éviter les soupçons, il dit aux autres serviteurs qu'il envoyait tout cela à Dionysios. Il ordonna d'autre part à Hygin, lorsqu'il serait arrivé à Priène, d'y laisser les autres et d'aller seul à Milet, en se faisant passer pour Ionien (car il était de langue grecque), afin de recueillir des renseignements. Puis, lorsqu'il aurait vu comment mener l'affaire, alors, il conduirait à Milet ceux qu'il aurait laissés à Priène. Hygin, donc, s'en alla et exécuta les ordres, mais la Fortune s'arrangea pour que l'issue n'en fût pas celle que l'on attendait, et mit en branle des événements bien plus graves. En effet, lorsque Hygin fut parti pour Milet, les esclaves, livrés à eux-mêmes, privés de surveillant, se livrèrent à la débauche, car ils avaient beaucoup d'or. Dans cette petite ville, pleine de la curiosité ordinaire des Grecs, cette somptuosité, chez des étrangers, attira les regards de tous; ces hommes inconnus, qui vivaient magnifiquement, furent soupçonnés d'être, peut-être, des pirates, en tout cas, sûrement, des esclaves fugitifs. Le commandant de la ville se transporta donc à l'auberge et, opérant une perquisition, trouva de l'or et des ornements précieux; croyant que c'était le produit d'un vol, il demanda aux serviteurs qui ils étaient et d'où venait tout cela. Par crainte de la torture, ils révélèrent la vérité, à savoir que c'était Mithridate, le gouverneur de la Carie, qui envoyait des présents à Dionysios et ils montrèrent les lettres. Le commandant n'ouvrit pas les messages, car ils étaient scellés à l'extérieur, mais il confia le tout aux officiers de police, y compris les serviteurs et les envoya à Dionysios, pensant lui rendre un signalé service. Celui-ci se trouvait recevoir à dîner les premiers citoyens de la ville, et le banquet était magnifique ; on entendait déjà le son de la flûte et la musique des chansons. Sur ces entrefaites, on lui remit la lettre « Le Commandant de Priène, Bias, à son bienfaiteur Dionysios, salut! Des présents et des lettres que t'envoyait Mithridate, le gouverneur de Carie, étaient dispersés par des esclaves infidèles; je les ai arrêtés et je te les envoie. » Dionysios lut cette lettre au milieu du banquet, et il était heureux de ces présents magnifiques; puis il ordonna de rompre les sceaux et commença de lire les messages. Il vit alors : « A Callirhoé, Chéréas. Je vis... » Alors se dérobèrent ses genoux et son coeur, et la nuit se répandit sur ses yeux. Mais, malgré son évanouissement, il continua de tenir fortement la lettre, de peur que quelqu'un d'autre ne la trouvât. Il se produisit un grand tumulte, l'on accourut, et cela fit revenir Dionysios à lui; il se rendit compte de ce qui lui arrivait et ordonna aux serviteurs de le transporter dans une autre pièce, car il avait besoin de rester seul. Le banquet se termina tristement (car l'on s'imagina qu'il avait été frappé d'un mal soudain), tandis que Dionysios, demeuré seul, lisait et relisait la lettre. Il éprouvait des sentiments divers : colère, désespoir, crainte, incrédulité. Il ne croyait pas du tout que Chéréas fût en vie (car c'était là surtout ce qu'il ne voulait pas), mais il soupçonnait Mithridate de desseins coupables à l'égard de Callirhoé, pensant qu'il espérait la séduire en lui laissant espérer qu'elle reverrait Chéréas. [4,6] Pendant la journée il fit surveiller sa femme plus étroitement, afin que personne ne s'approchât d'elle et ne vînt rien lui raconter de ce qui s'était passé en Carie; en même temps il imagina la vengeance suivante. A ce moment se trouvait à Milet le gouverneur de la Lydie et de l'Ionie, Pharnace, qui passait pour le mieux en cour de tous les représentants du Grand Roi sur la côte. Dionysios alla le trouver, car c'était son ami, et lui demanda un entretien en particulier. « Je te supplie, maître, lui dit-il, protège-nous, tous deux, moi et toi-même. Mithridate, le plus scélérat des hommes, qui est jaloux de toi, vient, après avoir été mon hôte, conspirer contre mon ménage; il a envoyé des lettres coupables à ma femme, avec de l'or. » Après quoi il lui lut les lettres et lui raconta l'intrigue. Pharnace l'écouta avec plaisir, à la fois à cause de Mithridate (car il y avait entre eux bien des causes de mésentente, étant donné qu'ils étaient voisins), mais surtout à cause de son amour. Car lui-même brûlait pour Callirhoé et c'était à cause d'elle qu'il passait la plus grande partie de son temps à Milet, invitant Dionysios à des banquets en même temps que sa femme. Il lui promit donc son aide, autant qu'il le pourrait et écrivit en secret la lettre suivante : « Au Roi des Rois, Artaxerxès, le satrape de la Lydie et de l'Ionie, Pharnace, à son maître, salut! « Dionysios de Milet est, par tradition de famille, un esclave fidèle pour toi et il est dévoué à ta maison. Il s'est plaint à moi que Mithridate, le gouverneur de la Carie, après être devenu son hôte, cherche à corrompre sa femme. Cela fait peser un grave discrédit sur ton parti et de plus cause du trouble. Tout manquement aux lois est blâmable chez un satrape, mais celui-ci en particulier. Car Dionysios est le plus puissant des Ioniens et la beauté de sa femme est célèbre, si bien que l'outrage ne saurait demeurer caché. » Lorsqu'il eut reçu cette lettre, le Roi la lut à ses amis et délibéra avec eux sur ce qu'il convenait de faire. Les avis proposés furent différents : ceux qui étaient jaloux de Mithridate ou qui enviaient sa satrapie proposèrent de ne pas fermer les yeux sur ce complot contre la femme d'un homme aussi notable; ceux qui étaient d'un naturel indulgent ou qui estimaient Mithridate (et il avait beaucoup d'amis, parmi les plus haut placés) n'étaient pas d'avis de disgracier, sur une calomnie, un homme généralement respecté. Comme les avis ne s'accordaient pas, le Roi, ce jour-là, ne prit aucune décision mais remit l'examen de la cause; la nuit venue, il fut pénétré par l'horreur du crime, d'une part à cause de l'honneur de son règne, et surtout par précaution pour l'avenir : car il se dit que ce serait là pour Mithridate le commencement du mépris à son égard. Il se décida donc à l'appeler en jugement et, en même temps, un autre sentiment lui conseillait de faire venir aussi cette femme si belle. Le vin et les ténèbres, ses conseillers dans la solitude, rappelaient surtout au Roi cette partie-là de la lettre et il était, aussi, excité par la rumeur selon laquelle une certaine Callirhoé était la plus belle femme de l'Ionie; le seul reproche que faisait le Roi à Pharnace c'était de ne pas avoir donné dans la lettre le nom de la femme. Pourtant, dans le doute qu'il s'en trouvait peut-être une autre plus belle encore que celle dont on lui avait parlé, il décida de convoquer aussi la femme. Il écrivit donc à Pharnace : « Envoie-moi Dionysios de Milet, mon esclave. » et à Mithridate : « Viens te défendre de l'accusation d'avoir comploté contre le ménage de Dionysios. » [4,7] Mithridate demeura stupéfait, incapable de comprendre la cause de cette accusation mensongère, lorsque Hygin revint et lui raconta ce qui s'était passé avec les esclaves. Ainsi trahi par sa lettre, il décida de ne pas se rendre à la convocation du Roi, craignant les calomnies et la colère du Roi, mais plutôt de s'emparer de Milet et de mettre à mort Dionysios, le responsable, d'enlever Callirhoé et de se révolter contre le Roi. « Pourquoi te hâter, se disait-il, de remettre ta liberté aux mains du maître ? Peut-être même seras-tu vainqueur en restant ici; car le Roi est loin, et ses généraux ne valent pas cher; si, de toute façon, il t'a condamné, il ne pourra rien t'arriver de pire. En attendant, ne trahis pas, toi, ce qu'il y a de plus beau au monde, l'amour et la puissance. C'est un linceul magnifique que le pouvoir et, avec Callirhoé, la mort est douce. » Il délibérait encore à ce sujet et se préparait à la rébellion lorsque quelqu'un vint lui annoncer que Dionysios était parti de Milet et emmenait Callirhoé avec lui. Cette nouvelle chagrina plus Mithridate que l'ordre qui le citait en justice. Il pleura sur son infortune : « Avec quelles espérances demeuré-je ? De toute part me trahit la Fortune. Peut-être le Roi aura-t-il pitié de moi, qui n'ai commis aucun crime; et, s'il me faut mourir, je reverrai au moins Callirhoé; d'ailleurs, pour le procès, j'aurai avec moi Chéréas et Polycharme, non seulement comme défenseurs, mais comme témoins. » Il donna donc à tous ses serviteurs l'ordre de l'accompagner et quitta la Carie ayant bon espoir de prouver qu'il n'avait commis aucun crime; si bien qu'on ne l'accompagna pas avec des larmes, mais avec des sacrifices et des cortèges. Voilà quelle était la première expédition, celle que l'Amour envoyait de Carie. Mais d'Ionie il en envoyait une autre, plus remarquable encore, car la beauté est chose plus illustre et plus royale. Elle était précédée par la réputation de cette femme, annonçant à tous les hommes que Callirhoé approchait, Callirhoé, le nom célèbre, la grande perfection de la Nature, "pareille à Artémis ou à Aphrodite, la déesse d'or". Ce qui la rendait plus célèbre encore était ce que l'on racontait du procès. Des cités entières venaient à sa rencontre, les chemins étaient encombrés par les gens qui accouraient afin de la voir; et tous trouvaient que cette femme était supérieure encore à ce que l'on en disait. Mais tandis qu'on vantait son bonheur, Dionysios était triste, et la grandeur de sa félicité ne faisait qu'augmenter ses craintes. En homme instruit, il songeait que l'Amour aime les changements et que c'est pour cela que les poètes et les artistes mettent auprès de lui un arc et du feu, ce qu'il y a de plus léger et ce qui ne demeure jamais en repos. Il se souvenait des antiques histoires et de toutes les vicissitudes advenues aux belles femmes. Tout faisait donc peur à Dionysios, il regardait tous les hommes comme des rivaux, non seulement son adversaire, mais le juge lui-même, tant et si bien qu'il se repentait de s'être tant pressé de tout révéler à Pharnace, "alors qu'il pouvait dormir et conserver son aimée". Car ce n'était pas la même chose de protéger Callirhoé à Milet et de la défendre à la face de l'Asie entière. Pourtant, il garda le secret jusqu'à la fin, ne révéla pas à sa femme la cause du voyage, mais donnait comme prétexte que le Roi l'avait convoqué parce qu'il désirait le consulter sur les affaires de l'Ionie. Callirhoé se désolait d'être emmenée loin de la mer grecque; aussi longtemps qu'elle voyait les ports de Milet, il lui semblait se trouver près de Syracuse, et puis, elle puisait une grande consolation dans le tombeau de Chéréas qui était là.