[3,1] LIVRE III. Dionysios, désespérant d'obtenir l'amour de Callirhoé et incapable de souffrir plus longtemps, avait décidé de se laisser mourir de faim et il rédigeait ses ultimes volontés, donnant ses instructions pour sa sépulture. Il suppliait Callirhoé, dans son testament, qu'elle voulût bien venir près de lui, au moins lorsqu'il serait mort. A ce moment Plangon demanda accès auprès de son maître, mais le valet de Dionysios chercha à l'en empêcher, car il avait ordre de n'admettre personne. Tandis qu'ils discutaient devant la porte, Dionysios les entendit et demanda qui venait le déranger. Lorsque le valet lui eut répondu que c'était Plangon : « Elle arrive bien mal à propos, dit-il (car il en était venu à ne plus vouloir rien voir qui lui rappelât son amour), pourtant, fais-la entrer. » Et quand elle eut ouvert la porte, elle dit : « Pourquoi te laisses-tu périr, maître, et pleures-tu sur toi-même, comme si tu avais échoué ? Callirhoé t'invite à l'épouser. Mets tes plus beaux vêtements, offre le sacrifice, reçois la fiancée que tu aimes. » Dionysios fut frappé de stupeur à cette nouvelle inattendue; un brouillard tomba sur ses yeux et, pris d'une faiblesse, il offrit l'image de la mort. Les cris aigus de Plangon firent accourir tout le monde et, dans toute la maison, on se mit à pleurer le maître, comme s'il était mort. Même Callirhoé ne put entendre cela sans larmes. Telle était la douleur de tous qu'elle-même pleurait Dionysios comme s'il eût été son mari. Au bout d'un long moment, avec bien du mal, Dionysios revint à lui et, d'une voix faible : « Quelle divinité, dit-il vient me tromper, dans l'espoir de me détourner de la voie que je me suis tracée ? Est-ce éveillé ou en songe que j'ai entendu cela ? Callirhoé consent à m'épouser, elle qui refusait même de se faire voir ? » Auprès de lui Plangon répondit : « Cesse de te tourmenter inutilement et de refuser de croire à ton bonheur; car je ne cherche pas à tromper mon maître; c'est Callirhoé qui m'a envoyée en ambassade au sujet de son mariage. — Acquitte-toi donc de cette ambassade, dit Dionysios, et dis-moi ses propres paroles. N'omets rien, n'ajoute rien non plus, souviens-toi exactement. — Moi, dit-elle, qui appartiens à la première maison de la Sicile, j'ai eu des malheurs, cela est vrai, mais je conserve encore ma fierté; je suis privée de ma patrie, de mes parents, il n'y a que ma noblesse que je n'ai pas perdue. Donc, si Dionysios veut faire de moi sa concubine et satisfaire son propre désir, je me pendrai plutôt que d'abandonner mon corps à l'outrage, comme une esclave; mais s'il veut m'épouser selon les lois, moi aussi je désire être mère, pour donner un descendant à la race d'Hermocrate. Que Dionysios réfléchisse à cela, non pas tout seul, ni à la hâte, mais avec ses amis et ses parents afin que nul, plus tard, ne puisse lui dire : « Tu vas élever les enfants d'une esclave et faire la honte de ta maison ? » S'il ne veut pas être père, qu'il ne soit pas non plus mon mari. » Ces paroles n'enflammèrent Dionysios que davantage et il conçut quelque espoir, car il lui semblait que son amour lui était rendu. Il leva les mains vers le ciel et dit : « Puissé-je voir, ô Zeus, ô Soleil, un enfant né de Callirhoé! Alors je m'estimerai plus heureux que le Grand Roi. Allons la trouver; conduis-moi, ma petite Plangon, toi qui aimes tant ton maître. » [3,2] Lorsqu'il fut monté à l'étage, il fut tenté de se jeter aux genoux de Callirhoé, mais il se contint et s'assit avec dignité : « Je suis venu te trouver, commença-t-il, pour te remercier de m'avoir sauvé; car, contre ton gré, je ne voulais pas te contraindre, mais, faute de t'obtenir, j'avais décidé de mourir. Je suis revenu à la vie grâce à toi. Je t'ai donc une grande reconnaissance et, pourtant, je t'adresse un reproche : tu n'as pas cru que je te prendrais comme femme, pour te donner des enfants, conformément à la loi grecque. Car, si je ne t'avais pas aimée, jamais je n'aurais souhaité t'épouser dans ces conditions-là. Mais toi, apparemment, tu m'as considéré comme un fou, si tu as pensé que je voulais faire une esclave d'une femme noble et avoir un fils indigne de moi, qui serait en même temps le descendant d'Hermocrate. « Réfléchis », dis-tu. J'ai réfléchi. Comment pourrais-tu redouter mes amis, toi que tout le monde adore ? Qui oserait appeler indigne un enfant qui serait né de moi, et dont le grand-père serait encore plus grand que son père ? » Tout en parlant de la sorte et en pleurant, il s'approcha d'elle; et elle, rougissante, lui donna un léger baiser. Puis : « J'ai confiance en toi, Dionysios, dit-elle, mais je me défie de ma propre fortune, car, déjà, c'est à cause d'elle que je suis déchue d'une condition plus belle encore. Et je crains qu'elle ne soit pas encore en paix avec moi. Et toi, bien que tu sois un homme honnête et juste, prends les dieux à témoin, non pas à cause de toi, mais à cause de tes concitoyens et de tes parents, afin que nul ne puisse préparer contre moi quelque machination pire encore, lorsque l'on saura le serment que tu auras prononcé. Ce n'est pas un objet que l'on respecte qu'une femme seule et étrangère. — Quels serments, répondit-il, souhaites-tu, devant les dieux ? Je suis prêt à jurer, si cela était possible, en montant jusqu'au ciel et la main posée sur Zeus lui-même. — Jure, dit-elle, par la mer qui m'a portée vers toi, par Aphrodite grâce à qui tu m'as connue, et par Amour qui fait de moi ta femme. » Dionysios accepta et, sans désemparer, prononça le serment demandé. Dionysios n'en devint que plus passionné; il était plein de hâte et répugnait à différer les noces, car il est pénible de se contenir lorsque l'on peut satisfaire son désir. Mais Dionysios était un homme cultivé, et bien qu'il fût emporté par l'orage et que son âme fût submergée par le flot, pourtant il luttait pour émerger, en quelque sorte, de la vague de sa passion. Et, en cette circonstance, il se tenait les raisonnements suivants : « Je vais l'épouser loin de tous, comme si c'était vraiment une esclave ? Je ne serai pas assez ingrat pour ne pas célébrer par une fête les noces de Callirhoé. C'est par là que je dois commencer à témoigner l'estime dans laquelle je la tiens. Et cela me donnera aussi la sécurité pour l'avenir; car, de toutes choses, la rumeur publique est ce qu'il y a de plus prompt; elle se répand dans les airs, sans que rien lui barre la route; elle ne permet à nul secret, aussi étonnant soit-il, de demeurer caché; voici déjà qu'elle court porter en Sicile cette nouvelle stupéfiante : « Callirhoé est vivante, des pilleurs de tombe ont ouvert son tombeau et l'ont enlevée, et on l'a vendue à Milet. » Déjà vont prendre la mer des trières de Syracuse, avec, pour les commander, Hermocrate, qui viendra me réclamer sa fille. Que dirai-je ? Théron me l'a vendue. Ce Théron, où est-il ? Et même si je réussis à faire croire la vérité, je n'en suis pas moins recéleur d'un pirate. Réfléchis bien, Dionysios, à ta cause. Peut-être devras-tu la plaider devant le Grand Roi. Le mieux sera alors, de dire : « J'ai appris qu'une femme libre était » venue ici, je ne sais comment; de son entier consentement, je l'ai épousée ouvertement, en ville, conformément aux lois. » De cette façon je parviendrai mieux à persuader à mon beau-père que je ne suis pas indigne de ce mariage. Supporte, ô mon âme, ce court délai, pour pouvoir, tout le reste du temps, jouir d'un plaisir que rien ne menacera. Je serai plus fort pour affronter le jugement si je puis invoquer le droit du mari plutôt que celui du maître. » Tel fut le parti auquel il s'arrêta, puis, appelant Léonas : « Va en ville, lui dit-il, et fais tout préparer magnifiquement pour le mariage. Que l'on amène les troupeaux; que l'on fasse venir le blé et le vin par terre et par mer; j'ai décidé de convier à la fête la cité tout entière. » Après avoir tout réglé soigneusement, le lendemain, il fit lui-même le voyage en voiture; quant à Callirhoé (car il ne voulait pas encore la montrer à la foule), il ordonna qu'on l'amenât à la tombée de la nuit, en barque, jusqu'à la maison, qui se trouvait précisément sur le port que l'on appelle Docimos. Il confia à Plangon le soin de s'occuper d'elle. Au moment où elle allait quitter la campagne, Callirhoé commença par aller prier Aphrodite; elle entra dans la chapelle, fit sortir tout le monde et dit à la déesse : « Madame Aphrodite, aurais-je raison de te blâmer ou de te remercier ? Alors que j'étais vierge, tu m'as unie à Chéréas, et maintenant tu me donnes en mariage à un autre homme après lui. Je ne me serais pas laissée persuader de jurer par toi et ton fils, si je n'avais été trahie par ce petit que voici » (et elle désignait son ventre). « Je te supplie, ajouta-t-elle, non point pour moi-même, mais pour lui. Fais que notre ruse ne soit pas révélée. Puisqu'il n'a pas son vrai père, qu'il passe pour l'enfant de Dionysios et, une fois élevé, il retrouvera l'autre. » En la voyant sortir du temple et se diriger vers la mer, les marins furent saisis de crainte, comme si Aphrodite elle-même venait embarquer et ils s'empressèrent immédiatement de se prosterner devant elle; et, grâce à l'ardeur des rameurs, le navire, plus vite qu'on ne peut le dire, parvint au port. Dès l'aube, la ville entière était couronnée de fleurs. Chacun offrait des sacrifices devant sa propre maison, et non seulement dans les sanctuaires, et les langues allaient leur train pour savoir qui était la fiancée; la foule du menu peuple était persuadée, à cause de la beauté de cette femme et du mystère qui l'entourait, que c'était une Néréide qui était sortie de la mer ou que c'était la déesse venue de la propriété de Dionysios; c'était le bruit que répandaient partout les marins. Tout le monde n'avait qu'un désir : contempler Callirhoé, et la foule s'amassait autour de l'autel de la Concorde où la coutume voulait que les mariés reçoivent leur fiancée. Ce jour-là, pour la première fois depuis qu'elle était sortie du tombeau, Callirhoé se para; ayant décidé une fois de se marier, elle considéra que sa beauté lui serait une patrie et une famille. Et, lorsqu'elle eut mis une robe milésienne et une couronne de fiancée, elle regarda la foule. Alors tous s'écrièrent : « C'est Aphrodite qui prend un époux! » On étendit des tissus de pourpre, avec des roses et des violettes, on répandit des parfums sous ses pas, on ne laissa dans les maisons ni enfant ni vieillard, et même personne sur les ports; jusque sur les tuiles, la foule monta et se tint, entassée. Mais, même ce jour fut en butte à l'hostilité du démon jaloux : de quelle façon, je le dirai bientôt. Je veux raconter d'abord ce qui s'était passé à Syracuse pendant ce temps-là. [3,3] Les violateurs du tombeau avaient refermé la tombe, sans beaucoup de soin, car ils se hâtaient, dans la nuit; or Chéréas, ayant attendu le petit jour, vint au tombeau sous le prétexte d'offrir des couronnes et des libations, mais en réalité dans l'intention de se supprimer. Car il ne pouvait supporter d'être séparé de Callirhoé et il jugeait que seule la mort pourrait guérir son chagrin. En arrivant, il trouva les pierres déplacées et l'entrée ouverte. A cette vue, il fut stupéfait et plongé dans une perplexité profonde au sujet de ce qui s'était passé. Bientôt, la rumeur, messagère rapide, annonça aux Syracusains l'étrange nouvelle. Tout le monde accourut au tombeau, mais personne n'osait pénétrer à l'intérieur avant d'y avoir été invité par Hermocrate. On y fit entrer quelqu'un qui revint dire exactement comme étaient les choses. Il parut incroyable que le cadavre même eût disparu. Alors, Chéréas voulut y pénétrer lui-même, dans son désir de revoir Callirhoé, même une fois morte; mais il eut beau fouiller tout le tombeau, il ne put rien trouver. Beaucoup de gens, incrédules, y pénétrèrent après lui. La stupeur fut générale et l'un des assistants finit par dire : « Les offrandes funéraires ont été pillées, c'est l'oeuvre de violateurs de tombeaux; mais la morte, où est-elle ? » Mille propos divers partagèrent alors la foule. Chéréas, levant les yeux au ciel ainsi que les bras, s'écria : « Quel est donc le dieu qui, devenu mon rival, a enlevé Callirhoé et la retient maintenant avec lui, contre son gré, sous la contrainte d'une puissance supérieure à la sienne ? C'est peut-être même pour cela qu'elle est morte subitement, afin qu'elle ne soit pas malade. Ainsi, à Thésée, Dionysos arracha Ariane et Zeus enleva Sémélé. Et moi qui ne savais pas que j'avais pour femme un être divin et qu'elle était au-dessus de notre condition! Mais il n'aurait pas fallu qu'elle s'en allât ainsi de parmi les humains, aussi vite, et sous un tel prétexte. Thétis était bien une déesse, mais elle resta près de Pélée, et il en eut un fils, et moi, c'est dans la fleur de notre amour que je suis resté seul! Qu'est-ce qui va m'arriver ? Que vais-je devenir, infortuné! Faut-il que je me suicide ? Et auprès de qui serai-je enseveli? Car j'avais au moins cet espoir, dans mon malheur : si je n'avais pas pu conserver avec Callirhoé une couche commune, je pensais avoir au moins la tombe en commun avec elle. Je dois me justifier, ô maîtresse, de conserver la vie. C'est toi qui me contrains à vivre; je te chercherai et sur terre et sur mer, et dans l'air même, si je puis y atteindre. Je ne te demande qu'une chose, ô ma femme, c'est que toi, tu ne me fuies pas. » A ce discours, la foule éclata en gémissements et tous commencèrent à pleurer Callirhoé comme si elle venait de mourir. On mit aussitôt les trières à la mer et un grand nombre d'hommes se partagèrent les recherches. Hermocrate en personne fouillerait la Sicile, Chéréas la Libye; d'autres firent voile vers l'Italie; d'autres reçurent l'ordre de traverser la mer Ionienne. Mais les efforts humains furent tout à fait inefficaces et ce fut la Fortune, sans laquelle aucune action ne peut se réaliser, qui révéla la vérité, ainsi que le montrèrent les événements. Les profanateurs du tombeau, après avoir vendu la partie de leur butin la plus difficilement négociable, c'est-à-dire la femme, quittèrent Milet, puis ils se dirigèrent vers la Crète, sachant que c'était une île riche et importante, et ils espéraient que la vente de leur butin y serait facile. Mais un vent violent les surprit et les drossa à travers la mer Ionienne, et là, ils se mirent à errer à travers les flots déserts. Des coups de tonnerre, des éclairs, une obscurité épaisse environnèrent ces impies, la Providence faisant la preuve que, jusque-là, c'était à cause de Callirhoé qu'ils avaient eu une heureuse traversée. A deux doigts partout de la mort, le dieu ne se hâta pas de mettre fin à leur terreur et fit durer longtemps leur naufrage. La terre, en tout cas, se refusa à accueillir ces hommes souillés et, à force de tenir longtemps la mer, ils en vinrent à manquer de tout, surtout de boissons, et leur richesse mal acquise ne leur servait de rien : ils mouraient de soif sur leur or. Trop tard, ils se repentirent de leur crime, s'adressant mutuellement des reproches alors que c'était inutile. Tous les autres moururent de soif, mais Théron, même en cette circonstance, montra son astuce : il déroba de quoi boire à ses compagnons et se fit voleur de voleurs comme lui. Et il croyait avoir réussi un beau coup, mais c'était la volonté de la Providence qui réservait cet individu pour les supplices et pour la croix. Car la trière qui portait Chéréas rencontra le brigantin qui errait et, d'abord, prit la fuite pour lui échapper, pensant que c'étaient des pirates. Mais, lorsque l'on se rendit compte que le bateau était sans pilote et qu'il voguait à l'aventure, au gré des vagues, quelqu'un cria, sur la trière : « Il n'a pas d'équipage; ne craignons rien; approchons-nous et éclaircissons le mystère. » Le pilote fut de cet avis; Chéréas, lui, la tête couverte, pleurait dans le fond du navire. Lorsqu'ils se furent approchés, ils commencèrent par héler les gens qui pouvaient se trouver à bord; et, comme personne ne répondit, quelqu'un de la trière monta sur le brigantin, où il ne vit que de l'or et des cadavres. Il raconta la chose aux marins, qui se réjouirent et pensèrent qu'ils avaient de la chance d'avoir trouvé un trésor sur la mer. Au bruit qu'ils firent, Chéréas demanda ce qu'il y avait. Apprenant la raison, il voulut, lui aussi, être témoin de la merveille. Mais, lorsqu'il reconnut les offrandes funèbres, il déchira ses vêtements et cria d'une voix forte, qui résonna au loin : « Hélas, Callirhoé, tout cela est à toi! Voici la couronne que j'ai mise moi-même sur ton front; ceci, c'est ton père qui te l'a donné, cela c'est ta mère; voici ton habit de noces. Ce navire est devenu ton tombeau. Mais je vois bien ce qui t'appartient, mais toi-même, où es-tu ? Seule, parmi les offrandes, manque la morte. » En entendant tout cela, Théron restait couché comme un mort, car il était à demi mort. Il avait d'abord décidé, après mûre réflexion, de ne pas faire entendre un mot et de ne pas bouger; car il n'était pas sans prévoir ce qui l'attendait. Mais, par nature, l'homme aime la vie et, même dans les pires malheurs, il ne perd pas l'espoir d'un changement favorable, car le dieu créateur a mis en tous cette illusion, afin qu'ils ne veuillent pas fuir une vie de malheur. Donc, vaincu par la soif, Théron fit entendre d'abord ce mot : « A boire! » Lorsqu'on lui eut donné à boire et tous les soins nécessaires, Chéréas s'assit auprès de lui et lui demanda : « Qui êtes-vous, où allez-vous ? D'où viennent ces objets ? Et qu'avez-vous fait de celle à qui ils appartiennent ? » Théron rappela alors à lui toute sa fourberie et dit : « Je suis Crétois, et je vais en Ionie; je suis à la recherche d'un frère qui est soldat. J'ai été abandonné par ceux avec qui je naviguais à Céphallonie; comme ils avaient appareillé à la hâte, j'ai embarqué là-bas sur ce brigantin qui se trouvait passer, fort à propos. Mais des vents contraires nous ont chassés vers ces parages-ci; après quoi, un long calme étant survenu, ils sont tous morts de soif et moi j'ai été seul sauvé parce que je suis un homme pieux. » Après l'avoir écouté, Chéréas ordonna que la trière prît le brigantin en remorque jusqu'à ce que l'on fût rentré au port de Syracuse. [3,4] Avant eux arriva la rumeur, qui, par nature, es`t rapide, et qui, alors, se hâtait encore plus d'annoncer des nouvelles nombreuses, étonnantes et incroyables. Toute la ville, donc, accourut sur le bord de la mer, et c'étaient, à la fois, les sentiments les plus divers : qui pleurant, qui s'étonnant, qui interrogeant, qui restant incrédule, car l'étrangeté de la nouvelle stupéfiait tout le monde. Lorsque la mère de Callirhoé vit les offrandes funèbres de sa fille, elle s'écrie, : « Je reconnais tout; il n'y a que toi, mon enfant, qui ne sois pas là. O étranges profanateurs ! Ils ont épargné les vêtements et l'or, ils m'ont volé seulement ma fille! » Le rivage et les ports résonnaient du bruit des femmes qui se frappaient et remplissaient la terre et la mer de gémissements. Mais Hermocrate, en tant que stratège et que responsable, dit : « Ce n'est pas ici qu'il faut poser les questions, mais faire une enquête régulière. Allons à l'assemblée. Qui sait si même nous n'aurons pas besoin de juges ? » Il n'avait pas encore parlé que déjà le théâtre était plein. A cette assemblée-là participèrent même les femmes. Le peuple, cependant, était assis, plein d'agitation. Chéréas, le premier, s'avança, vêtu de noir, le teint jaune, sale, comme lorsqu'il avait accompagné sa femme au tombeau; il refusa de monter à la tribune, mais il se tint au pied et commença par pleurer longtemps, incapable de faire entendre un mot. Et la foule criait : « Courage, parle ! » Enfin, à regret, il releva la tête et dit : « Ce n'est pas maintenant le moment de faire des discours, mais celui de pleurer, et d'ailleurs, c'est contraint et forcé que je vis et que je parle, jusqu'à ce que j'aie découvert la raison de la disparition de Callirhoé. Parti d'ici dans ce but, je ne sais si ma navigation a été heureuse ou malheureuse. J'ai vu une embarcation errer sur une mer tranquille, mais pleine de sa propre tempête et engloutie au milieu de la bonace. Etonnés, nous nous approchâmes. Je crus voir le tombeau de ma malheureuse femme, avec tout ce qui était à elle, sauf elle-même. Il y avait un grand nombre de cadavres, tous étrangers, et, parmi eux, on trouva cet homme-ci, à demi mort. Je lui fis donner tous les soins nécessaires pour le ranimer et je l'ai conservé pour vous. » Pendant ce temps, les esclaves publics avaient amené Théron enchaîné dans le théâtre, avec l'escorte qui lui convenait. Il y avait avec lui une roue, un chevalet du feu, des fouets, que la Providence lui réservait comme prix de ses hauts faits. Lorsqu'il fut au milieu, l'un des magistrats lui demanda : « Qui es-tu ? — Démétrios. — Dis-nous ton pays ? — Crétois. — Qu'est-ce que tu sais ? Parle ! — Alors que j'allais, par mer, en Ionie, chercher mon frère, j'ai été abandonné par mon navire; ensuite, je me suis embarqué sur ce brigantin qui passait. Je supposais alors que c'étaient des marchands, maintenant, je comprends que c'étaient des pilleurs de tombes. Après un long temps passé en mer, tous périrent, faute de quoi boire, et moi seul j'ai été sauvé, parce que jamais, dans toute ma vie, je n'avais commis aucune mauvaise action. Et maintenant, vous, Syracusains, peuple renommé pour votre humanité, ne soyez pas pour moi plus cruels que ne l'ont été la soif et la mer. » A ces paroles, dites sur un ton plaintif, la foule fut remplie de pitié, et peut-être se serait-elle laissée persuader, au point même de lui donner de quoi rentrer chez lui, si une divinité, pour venger Callirhoé, n'avait refusé à Théron de se faire croire ainsi injustement. Car le plus lamentable de tout eût été que les Syracusains se fussent persuadés qu'il avait été sauvé à cause de sa piété, alors qu'il avait dû, tout seul, son salut, à son impiété, pour être plus sévèrement puni. Certain pêcheur, assis dans la foule, le reconnut et dit à voix basse à ses voisins : « Cet homme-là, je l'ai déjà vu tourner autour de notre port. » Rapidement, ce propos se répandit et quelqu'un cria : « Il ment! » Le peuple entier se retourna, et les magistrats ordonnèrent à celui qui avait parlé le premier de descendre. Théron nia, mais le pêcheur se fit croire mieux que lui. On appela aussitôt les bourreaux et l'on donna des coups de fouet à cette crapule. Brûlé, déchiré, il résista longtemps et il s'en fallut de peu qu'il n'eût raison des tortures. Mais en chacun la conscience est puissante et la vérité l'emporte sur tout; finalement, non sans peine, Théron avoua tout de même. Il commença à raconter : « Quand je vis tous ces trésors enfermés dans le tombeau, je réunis des brigands. Nous ouvrîmes le tombeau; nous trouvâmes que la morte vivait; après avoir tout raflé, nous le plaçâmes sur notre brigantin; puis, nous étant rendus à Milet, nous vendîmes seulement la femme; quant au reste, nous nous mîmes en devoir de le transporter en Crète; chassés par les vents vers la Mer Ionienne, vous avez vu vous-mêmes quel a été notre sort. » Mais, en racontant toute l'histoire, il s'abstint seulement de mentionner le nom de l'acheteur. En l'entendant, chacun éprouva à la fois de la joie et de la douleur : de la joie parce que Callirhoé était vivante, du chagrin parce qu'elle avait été vendue. Théron fut condamné à mort, mais Chéréas supplia de ne pas l'exécuter immédiatement, « afin, dit-il, qu'il vienne avec moi et m'indique ceux qui ont acheté Callirhoé. Pensez à la nécessité où je suis : je dois, parler en faveur de l'homme qui a vendu ma femme. » Mais Hermocrate empêcha que l'on ne prît cette décision, disant : « Il vaut mieux que la recherche soit moins facile plutôt que de violer les lois. Je vous demande, Syracusains, de vous souvenir de ma qualité de stratège et de mes trophées, et de m'accorder cette grâce, au nom de ma fille. Envoyez une ambassade à son sujet; reprenons-la, car elle est de naissance libre. » Il n'avait pas achevé que le peuple criait : « Nous irons tous », et, parmi les Sénateurs, la plupart se levèrent, comme volontaires. Mais Hermorate : « Je vous sais gré à tous de l'honneur que vous me faites, mais il suffit de deux envoyés pris dans le peuple et de deux pris dans le Sénat; Chéréas s'embarquera avec eux, lui cinquième. » Sa proposition fut agréée et transformée en décret; après quoi, il leva l'assemblée. Théron fut mené au supplice, accompagné par une grande partie de la foule. Il fut mis en croix devant le tombeau de Callirhoé et, du haut de sa croix, il voyait cette mer sur laquelle il avait emmené prisonnière la fille d'Hermocrate, et dont même les Athéniens n'avaient pas réussi à s'emparer. [3,5] Tout le monde était d'avis de différer le moment du départ et de prendre la mer dès que poindrait le printemps; car c'était alors l'hiver et il semblait absolument impossible de traverser la mer Ionienne. Mais Chéréas était pressé et, poussé par l'amour, il était prêt à construire un radeau pour s'abandonner, sur la mer, au souffle des vents. Aussi les ambassadeurs ne voulurent-ils pas non plus s'attarder, par égard pour lui et plus encore pour Hermocrate, et ils se préparèrent à partir. Les Syracusains décidèrent que la délégation se ferait aux frais de l'État, afin que cela ajoutât à l'éclat de l'ambassade. Ils mirent donc à flot la galère capitane, qui portait encore les insignes de la victoire. Lorsque fut venu le jour du départ, la foule accourut sur le port, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants, et c'était tout à la fois prières, larmes, soupirs, exhortations, crainte, audace, désespoir et espérances. Ariston, le père de Chéréas, qui était en son extrême vieillesse et abattu par la maladie, se jeta au cou de son fils et, accroché à lui, pleurait, disant : « A qui m'abandonnes-tu, ô mon enfant, moi, qui suis un vieillard à demi mort ? Je ne te verrai plus, cela est sûr. Attends encore quelques jours, pour que je meure entre tes bras; ensevelis-moi, puis va-t'en. » De son côté sa mère lui embrassait les genoux : « Je t'en supplie, mon enfant, disait-elle, ne m'abandonne pas ici toute seule; embarque-moi sur ta trière, je ne pèserai pas lourd; si je suis trop pesante et encombrante, jetez-moi dans cette mer où tu navigues. » Et, tout en parlant, elle découvrait sa poitrine et, tendant ses mamelles : « Mon enfant, disait-elle, respecte-les et aie pitié de moi, s'il est vrai que j'ai jamais tendu le sein pour calmer ton chagrin. » Chéréas fut vaincu par les supplications de ses parents et sauta du bateau dans la mer, voulant mourir pour échapper à l'un de ces deux maux : ou bien ne pas chercher Callirhoé, ou bien désoler ses parents. Mais vite les marins se jetèrent à l'eau et, avec bien du mal, le retirèrent de la mer. Cependant, Hermocrate dispersa la foule et donna au pilote l'ordre d'achever l'appareillage. Il se produisit alors un autre trait d'amitié qui n'est pas sans noblesse. Car Polycharme, le camarade de Chéréas, ne s'était pas montré, pendant ce temps, parmi tout le monde, mais avait dit à ses parents : « Chéréas m'est cher, oui, bien cher, mais pas au point de courir avec lui les derniers dangers. Aussi, tandis qu'il s'embarque, je resterai à l'écart. » Mais, lorsque le bateau s'éloigna de la terre, ce fut du haut de la poupe qu'il prit congé d'eux, afin qu'ils ne puissent plus l'empêcher de partir. En sortant du port, Chéréas, regardant la mer, s'écria : « Emporte-moi, ô mer, sur la même route où tu as emporté Callirhoé. Je te demande, Poséidon, ou bien qu'elle revienne ici avec nous ou que je ne revienne pas sans elle. Si je ne puis ramener ma femme je désire plutôt être esclave avec elle. » [3,6] Une bonne brise entraîna la trière qui courut pour ainsi dire dans le sillage du brigantin. Au bout du même nombre de jours, ils arrivèrent en Ionie et jetèrent l'ancre auprès du même promontoire, dans la propriété de Dionysios. Tout l'équipage, épuisé, débarqua et s'occupa activement à se restaurer, plantant des tentes et préparant le repas; cependant Chéréas, accompagné de Polycharme, errait aux alentours, disant : « Comment, maintenant, pourrons-nous retrouver Callirhoé ? Je crains fort que Théron ne nous ait menti et que l'infortunée ne soit morte. Mais si elle a été vraiment vendue, qui sait où ? Car l'Asie est grande! » Tandis qu'ils erraient ainsi, ils se trouvèrent devant le sanctuaire d'Aphrodite et ils décidèrent de se prosterner devant la déesse. Chéréas, tombant à ses genoux, lui dit : « C'est toi, Maîtresse, qui, la première, m'as montré Callirhoé, lors de ta fête. Toi, maintenant, rends-moi celle dont tu m'as fait présent. » Et, tandis qu'il priait, il leva la tête et vit, auprès de la déesse, une image en or de Callirhoé, un ex-voto de Dionysios. Alors se dérobèrent ses genoux et son coeur et il tomba à terre, évanoui. La desservante du temple, qui l'avait vu, apporta de l'eau et, après l'avoir ranimé : « Courage, enfant, lui dit-elle, tu n'es pas le premier que la déesse a ainsi frappé; elle fait des apparitions et se montre sans déguisement. Mais c'est toujours le signe d'un grand bien. Tu vois cette image d'or ? Celle qu'elle représente était une esclave, et Aphrodite l'a rendue notre maîtresse à nous tous. — Qui est-ce donc ? dit Chéréas. — La maîtresse de toute cette propriété, mon enfant, la femme de Dionysios, le premier personnage de l'Ionie. » Polycharme, qui avait entendu, ne voulut pas, en homme prudent qu'il était, permettre à Chéréas d'ajouter quoi que ce fût; il le prit sous le bras et l'emmena, afin d'éviter que l'on ne sût qui ils étaient, avant d'avoir mûrement réfléchi à tout et pris ensemble leurs dispositions. Donc Chéréas, en présence de la desservante, ne dit rien, mais prit sur lui de se taire, sinon que, malgré lui, les larmes jaillirent de ses yeux. Mais, lorsqu'il se fut éloigné, il se jeta à terre et : « O mer bienveillante, dit-il, pourquoi m'as-tu sauvé ? Est-ce pour qu'après une heureuse traversée, je voie Callirhoé femme d'un autre homme ? Jamais je n'aurais pensé que cela pût arriver, même si Chéréas était mort! Que vais-je faire, malheureux ? J'espérais t'enlever à un maître et j'avais bon espoir de persuader, au prix d'une rançon, l'homme qui t'avait achetée. Mais maintenant je te retrouve riche, et peut-être reine. Comme j'aurais été plus heureux, si je t'avais trouvée mendiante! Faut-il que j'aille trouver Dionysios pour lui dire : « Rends-moi ma femme ? » Est-ce là ce que l'on dit à un mari ? Mais, même si je te rencontre, je ne pourrai t'aborder, ni même, plus incroyable encore, te saluer en compatriote! Je risque peut-être même d'être considéré comme adultère avec ma propre femme et d'être mis à mort. » Tandis qu'il se plaignait ainsi, Polycharme cherchait à le consoler. [3,7] Cependant, Phocas, l'intendant de Dionysios, ayant aperçu une trière de guerre, n'était pas sans concevoir quelque crainte. Au prix de quelques amabilités à un marin, il apprit de lui toute la vérité, qui ils étaient, d'où ils venaient et la raison de leur voyage. Il comprit alors que cette trière apportait un grand malheur pour Dionysios et que celui-ci ne vivrait pas s'il était séparé de Callirhoé. En serviteur dévoué, il voulut prévenir le mal et éteindre une guerre, qui n'était sans doute pas bien grave et ne menaçait pas sa patrie, mais concernait seulement la maison de Dionysios; aussi, montant à cheval, alla-t-il trouver un détachement de gardes barbares et leur annonça qu'une trière ennemie avait mouillé secrètement, peut-être pour espionner, peut-être même pour se livrer à un acte de piraterie; il ajouta qu'il importait aux intérêts du roi de s'en emparer avant qu'elle n'accomplît sa mission mauvaise. Il se fit écouter des barbares et les ramena en ordre de bataille. Ils tombèrent sur le navire en pleine nuit, y portèrent le feu, l'incendièrent, capturèrent tous les survivants et les emmenèrent, enchaînés, au poste de garde. Lorsque l'on fit la répartition des prisonniers, Chéréas et Polycharme supplièrent qu'on les vendît à un seul maître. Celui qui les eut en partage les vendit en Carie. Là, attachés à de lourdes entraves, ils travaillaient les champs de Mithridate. Cependant, Callirhoé vit en songe Chéréas enchaîné, qui voulait s'approcher d'elle mais ne le pouvait pas; elle poussa un grand cri, tout fort, dans son sommeil : «Chéréas, viens ! » Ce fut alors la première fois que Dionysios entendit le nom de Chéréas. Il demanda à sa femme, toute troublée : « Qui est celui que tu appelles ? » Les larmes de Callirhoé la trahirent et elle ne put contenir son chagrin mais laissa parler librement sa passion. « C'est un homme infortuné, dit-elle, mon premier mari, et, jusque dans mes rêves, il est malheureux, car je viens de le voir enchaîné. Ah! toi, infortuné, tu es mort en me cherchant (ces liens sont le signe de ta mort), et moi je vis, je suis dans le luxe, je suis couchée, sur un lit d'or, auprès d'un autre homme. Mais avant peu je m'en irai vers toi. Même si, vivants, nous n'avons pu être l'un à l'autre, une fois morts, nous nous appartiendrons. » En l'entendant parler de la sorte, Dionysios éprouva des sentiments divers : il se sentait saisi de jalousie parce qu'elle aimait Chéréas même mort, il se sentait saisi par la crainte qu'elle ne se suicidât; mais il reprenait courage en se disant que sa femme croyait que son premier mari était mort, et qu'elle n'abandonnerait pas Dionysios, puisque Chéréas n'était plus. Il la consola donc du mieux qu'il put et, pendant plusieurs jours, la surveilla, de peur qu'elle ne commît quelque attentat contre elle-même. Et Callirhoé était réconfortée dans son chagrin par l'espoir que Chéréas était peut-être vivant et que le songe qu'elle avait eu était trompeur, et surtout, par sa grossesse : au cours du septième mois qui suivit ses noces, elle eut un fils qui était, en apparence, de Dionysios, mais en réalité de Chéréas. La ville fit une grande fête et des ambassades arrivèrent à Milet de partout, pour exprimer la joie que l'on éprouvait à voir s'accroître la race de Dionysios. Et celui-ci, tant il était heureux, abandonna toute son autorité à sa femme et en fit la maîtresse de la maison. Il remplit les temples d'ex-voto et offrit des sacrifices et des banquets auxquels il convia toute la ville. [3,8] Callirhoé, dans l'angoisse que son secret ne fût révélé, décida d'affranchir Plangon, la seule personne qui sût qu'elle était venue à Dionysios enceinte, afin que non seulement ses sentiments, mais sa condition même l'assurent de sa fidélité. « Ce sera bien volontiers, dit Dionysios, que je reconnaîtrai à Plangon le service qu'elle a rendu à mon amour. Mais nous commettrons une injustice si nous honorons la servante et ne témoignons pas notre gratitude à Aphrodite, chez qui nous nous sommes vus pour la première fois. — Et moi, dit Callirhoé, je le désire encore plus que toi, car je lui dois encore plus de reconnaissance que toi. Mais, pour l'instant, je suis encore dans le temps de mes couches; si nous attendons quelques jours, nous pourrons, avec moins de risque, nous rendre à la campagne. » Elle se remit rapidement de ses couches et devint plus forte et plus belle; ce n'était plus le charme d'une jeune fille, mais celui d'une femme en son plein épanouissement. Lorsqu'ils furent arrivés à la propriété, Phocas fit préparer des sacrifices magnifiques; car une grande foule de peuple les avait accompagnés depuis la ville. En commençant l'hécatombe, Dionysios dit : « Madame Aphrodite, c'est toi qui es la cause de tout mon bonheur. C'est de toi que je tiens Callirhoé, de toi que je tiens mon fils, et, grâce à toi, je suis mari et père. A moi, sans doute, Callirhoé me suffisait, plus douce pour moi que ma patrie et que mes parents, mais j'aime aussi notre enfant, parce qu'il m'a rendu plus sûre la possession de sa mère. J'ai ainsi un gage de son affection. Je te supplie, Madame, conserve-moi Callirohé, et, à Callirhoé, conserve son fils. » La foule approuva de ses cris et leur lança, qui des roses, qui des violettes, qui des guirlandes entières, si bien que le sanctuaire fut rempli de fleurs. Dionysios, donc, prononça sa prière en présence de tous, mais Callirhoé voulut s'adresser seule à Aphrodite. Elle commença par placer son enfant dans ses bras, et l'on vit un spectacle admirable, tel que jamais ni peintre n'en peignit, ni sculpteur n'en modela, ni poète n'en raconta jusqu'ici de semblable; car jamais aucun d'eux ne représenta Artémis ou Athéna portant un enfant dans les bras (Dionysios pleura de plaisir en le voyant et, à part lui, il pria Némésis); puis, Callirhoé, ordonnant que la seule Plangon demeurât avec elle, envoya tous les autres en avant à la ferme. Lorsqu'ils se furent retirés, elle se tint debout près d'Aphrodite et, élevant l'enfant dans ses bras : « C'est pour lui, Maîtresse, dit-elle, que je te suis reconnaissante; pour moi-même, je ne sais. Je te serais reconnaissante pour moi-même si tu m'avais conservé Chéréas. Mais tu m'as donné une image de l'homme qui m'est plus cher que tout, et tu ne m'as pas enlevé entièrement Chéréas. Accorde-moi donc que mon fils soit plus heureux que ses parents, et qu'il ressemble à son grand-père. Qu'il navigue, lui aussi, sur une trière capitane, et que l'on dise, alors qu'il combattra sur la mer : « Son descendant surpasse Hermocrate. » Alors mon père se réjouira d'avoir un héritier de sa valeur, et nous nous réjouirons, nous, ses parents, même dans la mort. Je te supplie, Madame, réconcilie-toi avec moi pour l'avenir; car j'ai été assez malheureuse. Je suis morte, j'ai recouvré la vie, j'ai été enlevée par des brigands, j'ai été éloignée de ma patrie, j'ai été vendue, j'ai été esclave; et je considère que mon second mariage est plus dur encore que tout cela. Mais, en échange de tout cela, je ne te demande qu'une grâce et, par ton intermédiaire, à tous les dieux : sauve cet orphelin qui est mien. » Elle voulait encore parler, mais les larmes l'en empêchèrent. [3,9] Après quelque moment, elle appela la prêtresse, et la vieille, obéissant, lui dit : « Pourquoi pleures-tu, mon enfant, au milieu de si grands biens ? Voici déjà que les étrangers t'adorent comme une déesse. L'autre jour sont venus ici deux beaux jeunes gens, arrivés en bateau; et l'un d'eux, après avoir contemplé ton image, manqua presque de perdre la vie, tant Aphrodite a mis en toi de puissance visible. » Ces propos frappèrent Callirhoé au coeur et, devenant comme folle, les yeux exorbités, elle cria : « Qui étaient ces étrangers ? D'où venaient-ils ? Que t'ont-ils raconté ? » Remplie de terreur, d'abord, la vieille demeura sans voix, enfin, à grand-peine, elle prononça : « Je n'ai fait que les voir; ils ne m'ont rien dit. — De quoi avaient-ils l'air ? Rappelle-toi leur aspect. » La vieille le lui dit, assez vaguement, mais Callirhoé soupçonna la vérité, car chacun croit volontiers ce qu'il désire. Elle regarda Plangon et dit : « Il se peut que le malheureux Chéréas, à force d'errer, soit venu jusqu'ici. Que s'est-il donc passé ? Cherchons-le, mais sans rien dire. » Lorsqu'elle retrouva Dionysios, elle lui dit seulement ce qu'elle avait appris de la prêtresse, car elle savait que, par nature, l'amour est curieux et que son mari ferait par lui-même des recherches sur ce qui s'était passé. Et ce fut précisément ce qui arriva. Dès qu'il fut informé, Dionysios, aussitôt, fut rempli de jalousie, et, bien qu'il fût loin de soupçonner qu'il s'agît de Chéréas, il craignit que ne se dissimulât, à la campagne, quelque entreprise contre son honneur. Car à tout soupçonner et à tout craindre l'invitait la beauté de sa femme. Il redoutait non seulement des attaques de la part des hommes, mais il s'attendait presque à ce qu'un dieu même descendît du ciel pour être son rival. Il appela donc Phocas et lui demanda : « Quels étaient ces jeunes gens, et d'où venaient-ils ? Etaient-ils riches et beaux ? Pourquoi sont-ils venus adorer mon Aphrodite ? Qui la leur a indiquée ? Qui le leur a permis ? » Mais Phocas lui cacha la vérité, non qu'il craignît Dionysios, mais parce qu'il savait que Callirhoé l'aurait exterminé, lui et sa race, si elle avait appris ce qui s'était passé. Donc, lorsqu'il nia que quiconque fût venu, Dionysios, ne sachant pas la raison de ces dénégations, imagina un complot plus noir encore contre lui. Dans sa colère, il réclama des fouets et la roue pour Phocas et convoqua non seulement celui-ci mais tout le personnel de la propriété, bien décidé à découvrir la preuve d'une tentative d'adultère. Phocas, comprenant dans quel mauvais cas il s'était mis, qu'il parlât ou qu'il se tût, lui dit alors : « A toi, maître, à toi seul je vais dire la vérité. » Dionysios renvoya tout le monde : « Voilà, dit-il, nous sommes seuls maintenant. Ne me mens plus; dis-moi la vérité, même si elle est laide. — Laide, répondit l'autre, elle ne l'est point, et ce que j'ai à te raconter et une très bonne nouvelle. Si le début en est un peu triste, ne t'inquiète pas et ne te désole pas pour cela, attends un peu d'avoir tout entendu; car la fin est excellente ! » Dionysios, tout excité à l'annonce de ce qu'il allait apprendre et impatient de l'entendre, lui dit : « Ne tarde pas; raconte-moi tout. » Alors Phocas commença son récit : « Il est arrivé une trière de Sicile avec des ambassadeurs envoyés par les Syracusains pour te réclamer Callirhoé. » Dionysios, à ces mots, se sentit mourir et les ténèbres se répandirent sur ses yeux; il crut voir déjà Chéréas debout devant lui et lui arrachant Callirhoé. Il tomba à terre, avec toute l'apparence et le teint d'un mort, et Phocas était dans un grand embarras, car il ne voulait appeler personne, afin qu'il n'y eût aucun témoin pour partager le secret; après bien des efforts, et peu à peu, il fit revenir son maître à lui, en disant : « Courage; Chéréas est mort; le navire a péri; il n'y a plus rien à craindre. » Ces paroles rendirent la vie à Dionysios qui se remit peu à peu et lui demanda tous les détails. Phocas lui parla du matelot qui lui avait révélé d'où venait la trière, la raison de son voyage, qui était à bord, puis il lui raconta le stratagème auquel il avait eu recours auprès des barbares, la nuit, l'incendie, l'attaque du bateau, le massacre, les prisonniers. Comme un brouillard qui se lève, l'âme de Dionysios se rasséréna et, embrassant Phocas, il dit : « Tu es mon bienfaiteur, tu es mon véritable soutien, et le plus fidèle dépositaire de mes secrets. C'est grâce à toi que j'ai Callirhoé et mon fils. Je ne t'ai pas ordonné de faire périr Chéréas, mais je ne te blâme pas de l'avoir fait. Ce crime est le témoignage de ton affection pour ton maître. Tu as pourtant été négligent en ne cherchant pas à savoir si Chéréas était au nombre des morts ou parmi les prisonniers. Il t'aurait fallu rechercher le cadavre; ainsi il aurait eu une sépulture, et moi, j'aurais été plus pleinement rassuré. Mais maintenant je ne puis jouir d'un bonheur sans mélange, à cause des prisonniers; car nous ne savons pas non plus où chacun d'eux a été vendu. » [3,10] Il ordonna à Phocas de raconter à tout le monde ce qui s'était passé, et de taire seulement deux points : son propre stratagème et le fait que, de la trière, il y avait des survivants; puis il alla trouver Callirhoé, l'air sombre. Après quoi, il fit venir les villageois, afin que la jeune femme, en apprenant ce qui était arrivé, n'eût désormais aucune raison d'espoir pour Chéréas. Les paysans vinrent donc raconter ce qu'ils savaient, que des «pirates barbares, pendant la nuit, avaient attaqué et incendié une trière grecque mouillée la veille à la pointe; avec le jour, nous avons vu l'eau rouge de sang et des cadavres entraînés par les vagues ». En apprenant cela, la jeune femme déchira ses vêtements, se frappa les yeux et les joues et s'enfuit en courant dans la chambre où elle avait été mise la première fois lorsqu'elle avait été vendue. Dionysios laissa libre cours à sa douleur, craignant d'être importun s'il se montrait mal à propos. Il fit donc retirer tout le monde et dit à la seule Plangon de rester avec elle, de peur qu'elle ne commît quelque attentat contre elle-même. Callirhoé, une fois seule, se jeta par terre, répandit de la poussière sur sa tête, délia ses cheveux et commença de gémir ainsi : « Je souhaitais, ô Chéréas, mourir avant toi ou du moins avec toi; et maintenant, il me faut mourir après toi. Car, quelle espérance désormais me reste-t-il qui me retienne en vie ? Dans mon malheur, jusqu'ici, je me disais : « Je reverrai un jour Chéréas et je lui raconterai tout ce que j'ai souffert pour lui; et cela me rendra plus chère à son coeur. De quelle joie il sera rempli lorsqu'il verra son fils! » Mais tout cela est maintenant vain et mon enfant même est de trop. A mes malheurs s'ajoute cet orphelin. Injuste Aphrodite, tu es seule à avoir vu Chéréas, mais, à moi, tu ne me l'as pas montré, lorsqu'il est venu. Tu as livré aux mains des barbares ce beau corps; tu n'as pas eu pitié de lui, qui avait pris la mer à cause de toi. Qui pourrait prier une déesse comme toi, toi qui as tué ton propre suppliant! Tu n'es pas venue à son secours, en voyant, dans cette nuit terrible, massacrer près de toi un jeune homme beau et amoureux. Tu m'as enlevé mon camarade, mon concitoyen, mon amant, celui que j'aime, mon fiancé. Rends-moi au moins son cadavre. Je sais bien que nous sommes nés les plus malheureux de tous les hommes; mais quel crime avait commis la trière, pour que les barbares l'aient incendiée, elle dont même les Athéniens n'avaient pu s'emparer ? Maintenant, nos parents à tous deux sont assis sur le rivage et attendent notre retour et, à chaque navire qui apparaît au loin, ils disent : « C'est Chéréas qui revient, amenant Callirhoé. » Ils préparent notre lit de noces, l'on orne une chambre pour des malheureux qui n'ont même pas un tombeau à eux. O mer cruelle, c'est toi qui as emmené Chéréas à Milet pour qu'il y fût massacré, et moi, pour y être vendue! »