[2,0] LIVRE II. [2,1] LÉONAS, après avoir recommandé à l'intendant Phocas d'avoir le plus grand soin de la jeune femme, s'en retourna à Milet, tandis qu'il faisait encore nuit; il avait hâte d'annoncer à son maître la bonne nouvelle au sujet de l'esclave qu'il venait d'acheter et pensait qu'il lui apporterait là une grande consolation dans son chagrin. Il trouva Dionysios encore couché; désemparé par la douleur, il ne sortait pas, la plupart du temps, malgré tout le désir qu'avaient ses concitoyens de le voir; il demeurait longuement dans sa chambre, comme si sa femme était encore auprès de lui. Lorsqu'il vit Léonas, il lui dit : «Voici la première nuit, depuis la mort de ma pauvre femme, que j'ai eu un sommeil agréable; je l'ai vue distinctement, mais plus grande et plus belle, et elle était auprès de moi comme si j'avais été éveillé. Il me semblait que c'était le jour de notre mariage et que l'on me l'amenait en cortège depuis notre propriété de la côte, et c'était toi qui chantais le chant d'hyménée. » Tandis qu'il parlait encore, Léonas s'écria : «Bienheureux es-tu, maître, et dans ton rêve et dans la réalité! Tu vas maintenant entendre ce que tu viens de voir. » Et il commence à lui raconter : « J'ai reçu la visite d'un marchand qui avait à vendre une femme d'une grande beauté et, à cause des douaniers, il avait mouillé son navire hors de la ville, près de ta propriété. Et moi, après m'être entendu avec lui, je me suis rendu au domaine; là, nous nous sommes mis d'accord et nous avons conclu la vente. Je lui ai donné un talent et le contrat doit être signé légalement ici-même. » Dionysios fut heureux d'entendre louer la beauté de la femme (car, effectivement, il aimait les femmes), mais sa condition d'esclave ne lui plut pas, car c'était une âme royale et que sa dignité et sa culture mettaient à part de tous les autres habitants de l'Ionie; aussi dédaignait-il le lit d'une servante. « Il est impossible, Léonas, dit-il, que soit beau un corps qui n'est pas né libre. Tu ne sais pas que les poètes nous disent que les beaux garçons sont les fils des dieux, et à plus forte raison seraient-ils fils d'hommes nobles ? Elle t'a plu parce que c'était un endroit désert; tu l'as jugée par comparaison avec les paysans. Mais, puisque tu l'as achetée, va sur la place; Adrastos, qui connaît bien les lois, rédigera le contrat. » Léonas se réjouit de n'être point cru, car la surprise devait faire d'autant plus d'impression sur son maître. Mais il eut beau faire le tour de tous les ports de Milet de toutes les tables de banque et de la ville entière, nulle part il ne put trouver Théron. Il interrogea les marchands et les marins, personne ne le connaissait. Ne sachant plus du tout que faire, il prit une barque et longeant la côte, se rendit à la propriété; mais il ne devait pas y trouver celui qui était déjà parti. A contrecoeur, enfin, et lentement, il s'en revint vers son maître. En voyant son air sombre, Dionysios lui demanda ce qui lui était arrivé. L'autre lui répondit : « Je t'ai fait perdre un talent, maître. — Ce qui est arrivé, dit Dionysios, te rendra plus prudent à l'avenir. Mais comment cela s'est-il fait? Est-ce que la jeune femme s'est enfuie ? — Pas elle, dit-il, mais le vendeur — C'était donc un trafiquant clandestin, et il t'a vendu une esclave qui ne lui appartenait pas et, pour cette raison, il l'a fait dans un endroit isolé. D'où t'a-t-il dit qu'était cette fille ? — De Sybaris en Italie, et qu'elle avait été vendue par sa maîtresse qui était jalouse d'elle. — Cherche s'il y a ici des gens de Sybaris; en attendant, laisse cette femme là-bas. » Sur ce, Léonas s'en alla, fort malheureux parce que l'affaire ne lui avait pas réussi, mais il cherchait l'occasion de persuader à son maître d'aller à la propriété, n'ayant plus qu'un seul espoir, c'était qu'il vît la jeune femme. [2,2] Cependant, les femmes de la ferme vinrent trouver Callirhoé et, aussitôt, se mirent à la cajoler comme si elle avait été leur maîtresse. Plangon, la femme de l'intendant, personne fort expérimentée, lui dit : « Tu cherches partout les tiens, mon enfant. Mais tu devrais considérer que tous les gens d'ici sont tiens; Dionysios, notre maître, et un excellent homme, humain. Le dieu t'a heureusement menée dans une bonne maison. Tu y vivras comme dans ta patrie. Viens effacer les traces d'une longue navigation; tu as des servantes. » Avec bien de la peine, et contre son gré, elle finit par l'emmener au bain. Quand elles y furent entrées, elles la massèrent et la nettoyèrent avec grand soin et, devant sa nudité, elles furent encore plus frappées d'admiration; {si bien que, lorsqu'elle fut de nouveau vêtue, elles admiraient son visage et croyaient contempler le visage d'une déesse} La blancheur de sa peau brillait, et semblait resplendir d'une vive lumière; sa chair était si délicate que l'on craignait que le simple contact des doigts n'y laissât une blessure profonde. Et entre elles, elles murmuraient : « Notre maîtresse était belle et renommée; mais auprès de celle-ci, elle aurait paru être sa servante. » Mais ces louanges causaient du chagrin à Callirhoé, qui n'était pas sans se douter de ce que lui réservait l'avenir. Quand on l'eut baignée et que l'on eut rattaché sa chevelure, on lui apporta des vêtements propres; mais elle dit que ce n'était pas là ce qui convenait à une esclave nouvellement achetée. « Donnez-moi une tunique d'esclave; d'ailleurs, vous-mêmes, vous êtes plus belles que moi. » Et elle revêtit le premier vêtement venu : et ce vêtement lui allait à merveille et paraissait magnifique, tant il était illuminé par l'éclat de sa beauté. Lorsque les femmes eurent déjeuné, Plangon lui dit : « Va à la chapelle d'Aphrodite et prie-la pour toi. La déesse fait des apparitions ici, et non seulement les gens du pays mais ceux de la ville qui viennent lui offrent des sacrifices. Elle écoute tout particulièrement les prières de Dionysios et jamais il n'est passé près d'elle sans la prier. » Après quoi elles lui racontèrent les apparitions de la déesse, et l'un des paysans lui dit : « Tu croiras, en regardant la déesse, voir ton propre portrait. » A ces mots, Callirhoé sentit ses yeux se remplir de larmes et elle se dit en elle-même : « Hélas, quel malheur! Même ici se trouve la déesse Aphrodite, qui est la cause de tous mes maux. Mais je vais y aller, car je veux lui adresser beaucoup de reproches. » Le sancuaire était près de la ferme, le long du grand chemin. Callirhoé se prosterna et, embrassant les pieds de la déesse : « Tu as commencé, dit-elle, par me montrer Chéréas et, après m'avoir ménagé une belle union, tu ne me l'as pas conservée; pourtant, nous t'honorions. Mais, puisque telle a été ta volonté, je ne te demande qu'une grâce : c'est de faire qu'après lui je ne plaise à personne. » Cette prière, Aphrodite refusa de l'exaucer. Car elle est mère d'Amour et, de nouveau, elle lui préparait un autre mariage, qu'elle ne devait pas non plus rendre durable. Callirhoé, délivrée des pirates de la mer, reprit sa beauté propre, si bien que les paysans étaient dans l'étonnement en la voyant, de jour en jour, devenir plus belle. [2,3] Léonas, de son côté, trouvant une occasion favorable, tint à Dionysios les discours que voici : « Il y a déjà longtemps, maître, que tu ne t'es pas rendu à la propriété de la côte, et tout, là-bas, a besoin de ta venue. Il faut que tu ailles voir les troupeaux et les plantations et la récolte des fruits ne va pas tarder. Profite, aussi de la richesse des appartements qu'à ta demande nous avons fait construire; tu porteras plus aisément ton chagrin là-bas, distrait que tu seras par le repos des champs et le soin de les administrer. Et si tu veux récompenser un bouvier ou un berger, tu lui donneras la femme que nous avons récemment achetée. » La proposition plut à Dionysios, qui fixa le voyage au jour suivant. L'ordre donné, les cochers préparèrent les voitures, les palefreniers les chevaux, les bateliers leurs barques; on invita des amis à être du voyage, ainsi qu'un grand nombre d'affranchis; car, par nature, Dionysios était fort généreux. Lorsque tout fut prêt, il ordonna de faire partir par mer les bagages et la plupart des gens et de faire suivre les voitures par derrière, une fois qu'il serait lui-même allé en avant, car, étant donné son deuil, il ne lui convenait pas d'avoir une nombreuse suite. Dès l'aube, avant que la plupart de ses amis n'aient eu le temps d'apprendre son départ, il monta à cheval, avec quatre compagnons et, parmi eux, se trouvait Léonas. Donc, Dionysios se dirigeait, à cheval, vers sa propriété. Or, Callirhoé, qui, cette nuit-là, avait vu Aphrodite, voulut de nouveau aller lui rendre hommage; et elle était, debout, en train de la prier, lorsque Dionysios, descendu de cheval le premier, entra dans la chapelle. Callirhoé, entendant le bruit de ses pas, se tourna vers lui. En la voyant, Dionysios s'écria : « Sois-moi propice, Aphrodite, et que ton apparition me soit de bon augure! » Il était déjà prosterné lorsque Léonas le releva, disant : « C'est là, maître, l'esclave nouvelle; ne te trouble pas. Et toi, femme, viens saluer ton maître. » Callirhoé, à ce nom de maître, versa un torrent de larmes, baissant la tête, et lente à oublier la liberté. Mais Dionysios, frappant Léonas : «Homme impie, s'écria-t-il, tu parles aux divinités comme à des humains ? Tu prétends que tu as acheté cette femme et que tu ne trouves plus celui qui te l'a vendue ? N'as-tu pas entendu ce qu'Homère nous enseignait : «Et les dieux, prenant la forme d'étrangers de toute sorte viennent observer des hommes l'insolence et la piété.» Mais Callirhoé l'interrompit : « Cesse de te moquer de moi et d'appeler déesse un être qui n'est même pas une femme heureuse. » Tandis qu'elle parlait, sa voix parut divine à Dionysios; elle sonnait comme une musique et c'était comme le son d'une lyre. Embarrassé, pourtant, et rougissant de s'entretenir plus longuement avec elle, il se retira dans la ferme, déjà tout enflammé d'amour. Peu de temps après arrivèrent de la ville les bagages et, bientôt, se répandit la nouvelle de ce qui était advenu. Tous se hâtèrent d'aller voir la femme, donnant tous comme prétexte qu'ils voulaient rendre hommage à Aphrodite. Callirhoé, honteuse devant cette foule, ne savait pas que faire. Tout lui était étranger et elle ne voyait même pas Plangon, comme à l'ordinaire, car celle-ci était occupée à accueillir le maître. Comme l'heure passait, et que personne ne revenait à la ferme, mais que tous restaient là-bas, fascinés, Léonas comprit ce qui se passait, alla au sanctuaire et emmena Callirhoé. L'on put voir alors que c'est la Nature qui fait les rois, comme nous le voyons dans les essaims d'abeilles : tous la suivaient comme si, à cause de sa beauté, ils l'avaient choisie comme maîtresse. [2,4] Donc, elle se retira dans son logement habituel, cependant que Dionysios était blessé dans son coeur, mais cherchait à dissimuler sa blessure. En homme bien appris, et qui visait tout particulièrement à cultiver la vertu, ne voulant pas, aux yeux de ses serviteurs, passer pour méprisable ni pour puéril à ceux de ses amis, il fit effort sur lui-même pendant toute la soirée, pensant que personne ne s'en apercevrait, alors qu'en réalité il se trahissait par son silence. Prélevant une partie du repas : « Que l'on porte cela à l'étrangère, dit-il, ne dites pas que c'est de la part du maître, mais de celle de Dionysios. » Après quoi il fit durer longtemps la beuverie; car il savait qu'il ne dormirait pas et il voulait veiller en compagnie de ses amis. Après avoir passé ainsi la plus grande partie de la nuit, il se retira, mais sans pouvoir trouver le sommeil; il était tout entier dans le temple d'Aphrodite et tout lui revenait en mémoire : son visage sa chevelure, la façon dont elle s'était retournée, comment elle l'avait regardé, sa voix, ses vêtements, ses paroles; et il se sentait brûlé même par les larmes qu'elle avait versées. On pouvait voir en lutte la raison et la passion. Et, bien qu'il fût englouti par le flot du désir, cet homme plein de noblesse essayait de résister et, comme émergeant de la vague, se disait à lui-même : "Tu ne rougis pas, Dionysios, toi le premier citoyen d'Ionie, par la vertu et la réputation, toi qu'admirent satrapes, rois et cités, d'éprouver des sentiments de gamin ? Tu ne l'as vue qu'une fois et tu es amoureux, et cela alors que tu es encore en deuil, avant même d'avoir apaisé l'ombre de ta pauvre femme! C'est donc pour cela que tu es venu à la campagne, pour accomplir les sacrifices du mariage alors que tu es en noir, et épouser une esclave, et peut-être même une esclave qui n'est pas à toi ? Car tu ne possèdes même pas l'acte de vente qui la concerne. » Mais l'Amour s'irritait de cet homme qui raisonnait si bien et il considérait comme de l'insolence la sagesse qu'il montrait. Aussi embrasait-il davantage cette âme qui, dans l'amour, cherchait encore à discuter. Incapable bientôt de se parler seul à lui-même, Dionysios envoya chercher Léonas; l'autre, quand on l'appela, en devina la raison, mais il fit semblant de l'ignorer et, affectant d'être inquiet : « Pourquoi, dit-il, ne dors-tu pas, maître ? Ne serait-ce pas de nouveau que tu es repris par le chagrin pour ta femme qui est morte ? — Pour une femme, oui, dit Dionysios, mais pas pour celle qui est morte. Je n'ai rien de secret pour toi, à cause de ton affection et de ta fidélité. Tu as causé ma perte, Léonas. C'est toi qui es la cause de mes maux. Tu as apporté le feu à la maison, ou plutôt, dans mon âme. Et ce qui me trouble, c'est le mystère qui entoure cette femme. Tu m'as raconté une histoire incroyable de marchand qui s'est envolé, que tu ne connais pas, dont tu ne sais ni d'où il venait ni ou il est parti ensuite. Qui donc, possédant une pareille beauté, la vend, loin de tout, et seulement pour un talent, alors qu'elle vaut toutes les richesses d'un roi ? C'est quelque divinité qui t'a trompé. Réfléchis donc et rappelle-toi ce qui s'est passé. Qui as-tu vu ? A qui as-tu parlé? Dis-moi la vérité. Le bâteau, tu ne l'as pas vu ? — Non maître, je ne l'ai pas vu, mais j'en ai entendu parler — Alors, c'est bien ça : l'une des Nymphes, ou des Néréides, est sortie de la mer. Même les dieux sont parfois contraints, à certains moments de la Destinée, de venir dans la compagnie des humains; c'est ce que racontent les poètes et les historiens. » Dionysios aimait se persuader d'ennoblir la jeune femme et de se donner des raisons de la juger bien supérieure à la compagnie des humains. Mais Léonas, voulant complaire à son maître, lui dit : « Quelle elle est, maître, ne t'en embarrasse pas; je te l'amènerai, si tu le désires, et ne te tourmente pas. Tu refuses, alors que tu peux satisfaire ton désir ? — Cela me serait impossible, dit Dionysios, avant de savoir qui est cette femme et d'où elle vient. Demain matin, nous saurons d'elle la vérité. Je la ferai venir, non pas ici, afin qu'elle n'aille pas redouter quelque violence, mais à l'endroit où je l'ai vue pour la première fois, afin que notre entretien soit sous la protection d'Aphrodite. » [2,5] On en décida ainsi et le lendemain, Dionysios, prenant avec lui des amis, des affranchis et les plus fidèles parmi ses serviteurs, afin d'avoir des témoins, se rendit au sanctuaire, non sans s'être soigneusement paré, et avoir fait tout à loisir sa toilette, comme il convenait pour avoir une entrevue avec celle qu'il aimait. D'ailleurs, il était naturellement beau, grand, et surtout d'une noble apparence. Léonas, de son côté, prenant avec lui Plangon et, avec elle, les servantes habituelles de Callirhoé, va trouver la jeune femme et lui dit : « Dionysios est le plus juste des hommes et le plus respectueux des lois. Va donc au sanctuaire, femme, et dis-lui la vérité, qui tu es en réalité; tu ne manqueras pas ainsi d'en obtenir tout secours mérité. Mais parle-lui en toute simplicité, et ne lui cache rien de la vérité; c'est cela plus que tout qui te conciliera sa bienveillance. » Callirhoé y alla à contrecoeur, mais pourtant elle prenait courage parce que leur entretien devait avoir lieu dans le temple. Lorsqu'elle fut arrivée, tous l'admiraient encore davantage. Dionysios, frappé de stupeur demeurait sans voix. Enfin, après un long silence, il réussit, à grand-peine, à lui dire : « Tout ce qui me concerne, femme, tu le sais. Je suis Dionysios, le premier citoyen de Milet, et peut-être de toute l'Ionie, et l'on célèbre ma piété et mon humanité. Il est juste que, toi aussi, tu me dises la vérité sur toi-même; ceux qui t'ont vendue ont prétendu que tu étais originaire de Sybaris et que tu avais été vendue là-bas par ta maîtresse qui était jalouse de toi. » Callirhoé rougit et, baissant la tête, dit à voix basse : « C'est maintenant la première fois que je suis vendue, et je n'ai jamais vu Sybaris. — Je te disais bien, dit Dionysios, en regardant Léonas, qu'elle n'était pas une esclave; je devine aussi qu'elle est de naissance noble. Dis-moi tout, femme, et d'abord, ton nom. — "Callirhoé", répondit-elle (et ce nom plut à Dionysios), mais, sur le reste, elle se tut. Et comme il continuait ses questions : « Je te le demande, lui dit-elle, maître, permets-moi de garder le silence sur mon sort. Ce fut un songe, autrefois, une histoire, mais maintenant, je suis ce que je suis devenue, une esclave et une étrangère. » Et, en disant ces mots, elle cherchait à se dissimuler, mais les larmes lui coulaient le long des joues. Alors Dionysios ne put s'empêcher de pleurer et tous ceux qui étaient là avec lui en firent autant; on aurait même pu croire qu'Aphrodite elle-même avait pris une expression de tristesse. Dionysios, pourtant, continuait à la presser davantage de questions, et : « La première faveur que je te demande, c'est de me raconter, Callirhoé, ce qui t'est arrivé. Tu ne parleras pas à un étranger, car il y a entre nous comme une parenté de condition. N'aie pas peur, même si tu as accompli quelque action terrible. » A quoi Callirhoé s'indigna et : « Ne m'insulte pas, dit-elle, je ne me sens coupable de rien de vil. Mais, comme ma condition est de beaucoup supérieure à celle où je suis à présent, je ne veux pas avoir l'air de me vanter ni non plus vous raconter ces choses que ne peuvent croire ceux qui les ignorent. Car le passé ne saurait porter témoignage pour le présent. » Dionysios admira le sentiment de cette femme et lui dit : « Je comprends déjà, même si tu ne parles pas; pourtant, parle, car tu ne saurais rien dire sur toi-même qui soit comparable à ce que nous voyons. N'importe quel récit magnifique reste en-dessous de toi. Finalement, avec bien du mal, elle commença à parler d'elle : « Je suis la fille d'Hermocrate, le stratège des syracusains. Comme j'avais perdu la voix et le sentiment à la suite d'une chute soudaine, mes parents me firent des funérailles magnifiques. Des profanateurs de tombes ouvrirent mon tombeau; ils me découvrirent alors que j'avais repris conscience; ils m'emmenèrent jusqu'ici et Théron me remit à Léonas que voici, dans ce lieu solitaire. » Elle leur raconta tout, mais ne dit rien du seul Chéréas. «Mais je te demande, Dionysios (car tu es Grec, tu appartiens à une cité civilisée et tu as reçu de l'instruction), ne sois pas semblable à ces profanateurs de tombeaux, ne me prive pas de ma patrie et de mes parents. C'est peu de chose, pour toi qui es riche, que de renoncer à une esclave; pourtant, tu ne perdras pas ce prix, si tu me rends à mon père. Hermocrate n'est pas un ingrat. Nous estimons Alcinoos et, tous, nous l'aimons parce qu'il a reconduit le suppliant dans sa patrie. Et moi, à mon tour, je te supplie. Sauve une prisonnière privée de ses parents. Si je ne puis vivre comme une femme de naissance noble, je préfère une mort libre. » A ces mots, Dionysios pleura, en apparence sur Callirhoé, mais en réalité sur lui-même; car il comprenait qu'il n'obtiendrait pas ce qu'il désirait. « Aie confiance, Callirhoé, lui dit-il, aie bon courage; on ne te refusera pas ce que tu demandes; j'en prends à témoin Aphrodite que voici. En attendant, tu seras traitée parmi nous comme une maîtresse et non comme une esclave. » [2,6] Callirhoé se retira, persuadée qu'il ne saurait rien lui arriver contre sa volonté, tandis que Dionysios retournait tristement dans sa chambre; là, il fit venir Léonas et l'entretint tout seul : « En tout, dit-il, je suis malheureux et haï du dieu Amour. J'ai mis en terre celle que j'avais épousée, la nouvelle esclave me fuit, elle dont j'espérais qu'elle me serait un présent d'Aphrodite, et déjà je m'étais figuré pour moi une vie bienheureuse, plus encore que celle de Ménélas, le mari de la Lacédémonienne; car j'imagine bien que même Hélène n'était pas aussi belle que cette femme. Et, de plus, elle possède aussi le don de persuader de ce qu'elle dit. Ma vie est maintenant finie. Le même jour, Callirhoé quittera ces lieux et moi l'existence. A ce discours, Léonas poussa les hauts cris : « Hé là, maître, ne prononce pas d'imprécations contre toi-même! Tu es le maître, tu peux disposer d'elle de telle sorte qu'elle devra faire, bon gré mal gré, ce que tu décideras; je l'ai achetée un talent! — Vraiment, tu as acheté, toi, malheureux, cette fille noble ? Tu ne comprends pas qu'il s'agit d'Hermocrate le stratège le plus célèbre dans la Sicile tout entière, l'homme qu'admire le roi de Perse, et qu'il aime, et à qui il envoie chaque année des présents, parce qu'il a vaincu la flotte des Athéniens, ses ennemis ? Moi, je me conduirais en maître d'un être libre, moi, Dionysios, si renommé pour ma sagesse, je violerais cette femme contre son gré, une femme qu'a respectée même Théron le pirate ? » Tels furent les propos qu'il tint à Léonas, mais en réalité il ne désespérait pas de la persuader (car le désir est naturellement plein d'espoir), et il se flattait, à force d'égards, de parvenir à ses fins. Il fit donc venir Plangon et lui dit : « Tu m'as déjà donné bien des preuves de ton zèle. Je te confie-aujourd'hui le plus grand, le plus précieux de mes biens, cette étrangère. Je veux qu'elle ne manque de rien, et même qu'elle soit dans le luxe. Considère-la comme ta maîtresse, soigne-la, orne-la, fais en sorte qu'elle soit bien disposée envers nous; fais-lui souvent mon éloge, parle-lui de moi tel que tu me connais, et garde-toi de m'appeler le maître. » Plangon comprit la mission dont elle était chargée, car elle était naturellement adroite; et, aussitôt, appliquant tout son esprit à la chose, elle se mit en devoir de la mener à bien. Elle alla trouver Callirhoé, ne lui révéla point qu'elle avait reçu l'ordre de se mettre à son service, mais lui témoigna une gentillesse toute particulière; elle voulait avoir l'air d'être une conseillère désintéressée. [2,7] Et voici ce qui arriva. Dionysios s'attardait à la propriété, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, mais, en réalité, parce qu'il ne pouvait s'éloigner de Callirhoé et qu'il ne voulait pas l'emmener. Car, si on la voyait, il savait que tout le monde en parlerait, que sa beauté mettrait à ses pieds l'Ionie entière, et que le bruit en parviendrait jusqu'au Grand Roi. Et comme, au cours de ce séjour, il s'occupait avec plus d'exactitude des affaires de la propriété, il eut à adresser des reproches à son intendant Phocas; mais ces reproches n'allèrent pas bien loin et ne dépassèrent pas les paroles. Plangon saisit l'occasion; elle accourut, tout apeurée vers Callirhoé, en s'arrachant les cheveux; puis, lui prenant les genoux : "Je t'en prie maîtresse, lui dit-elle, sauve-nous ! Dionysios est en colère contre mon mari et il est d'un naturel aussi violent que bon. Personne ne saurait nous tirer de là, que toi; Dionysios t'accordera volontiers cette première grâce que tu lui demanderas. » Callirhoé hésitait à aller trouver Dionysios, mais elle ne pouvait refuser à cette femme qui la suppliait et la priait et à qui elle était redevable de toutes les gentillesses que l'autre lui avait faites. Donc, pour ne pas avoir l'air d'une ingrate : « Moi aussi, lui dit-elle, je suis une esclave, et je n'ai pas le droit de parler, mais, si tu penses que j'ai quelque pouvoir, je suis prête à joindre tes supplications aux miennes; et puissions-nous réussir! » Lorsqu'elles furent arrivées, Plangon dit au gardien de la porte d'annoncer à son maître que Callirhoé était là. Il se trouva que Dionysios était accablé par le chagrin et son corps même en était affaibli. En apprenant que Callirhoé était là, il demeura sans voix et se sentit plongé dans un brouillard à cette nouvelle inespérée; mais, se reprenant, avec effort : « Qu'elle vienne », dit-il. Lorsque Callirhoé fut debout près de lui, elle baissa les yeux et commença par rougir violemment, enfin, avec effort, elle articula : « Je suis reconnaissante à Plangon que voici, car elle m'aime comme une fille. Je te demande, maître, de ne pas être en colère contre son mari. » Elle voulait dire encore quelque chose, mais elle ne le put. Dionysios comprit alors le stratagème de Plangon : « Je suis certes bien en colère, dit-il, et nul être humain n'aurait pu m'empêcher de tuer Phocas et Plangon qui ont commis d'aussi lourdes fautes, mais je leur fais grâce à cause de toi; et sachez, vous autres, que vous devez votre salut à Callirhoé. » Plangon tomba alors aux genoux de Dionysios, qui dit : « C'est aux genoux de Callirhoé que tu dois tomber, car c'est elle qui vous a sauvés. » Lorsque Plangon vit que Callirhoé était heureuse et se réjouissait fort de cette grâce qui lui était faite, elle lui dit : « A toi de remercier Dionysios en notre nom », et, en même temps, elle la poussait en avant. Et Callirhoé, en tombant aux pieds de Dionysios cherchait à prendre la main de celui-ci, mais lui, comme s'il ne se contentait pas de lui donner la main, l'attira vers lui et lui donna un baiser, puis, tout aussitôt, il la laissa aller, afin qu'elle n'eût aucun soupçon de la ruse. [2,8] Les femmes, alors, se retirèrent, mais ce baiser, comme flèche empoisonnée, s'enfonça dans le coeur de Dionysios, et il ne pouvait plus ni entendre ni voir et il était comme assiégé de toutes parts, incapable désormais de trouver remède à son amour : ne voulant ni recourir aux présents, car il voyait la fierté de la jeune femme, ni aux menaces ou à la violence, sachant bien qu'elle préférerait la mort à la contrainte. Son seul recours, il le comprit, était Plangon; aussi la fit-il appeler : « Tu as mené, lui dit-il, le premier combat, et je te remercie de ce baiser; mais ce baiser a été ou mon salut ou ma ruine. Tâche donc, toi, une femme, de venir à bout de cette femme, en songeant que je suis, moi aussi, ton allié. Et sache que la liberté est le prix qui t'attend, et — ce qui, j'en suis persuadé, te sera plus précieux encore que la liberté — la vie même de Dionysios. » Alors, Plangon, ainsi mise en demeure, fit appel à toute son expérience et à tout son art, mais Callirhoé était de toute part inaccessible et restait fidèle au seul Chéréas. Pourtant, elle fut vaincue par une ruse de la Fortune, contre qui seulement demeurent sans pouvoir les calculs humains; car c'est une divinité qui aime à vaincre et il n'y a rien dont on ne peut s'attendre de sa part. Or, précisément, elle réussit à machiner en cette occasion un événement extraordinaire, que dis-je, incroyable, et il vaut la peine d'apprendre comment. La Fortune, donc, forma de mauvais desseins contre la vertu de cette femme. Chéréas et Callirhoé, en effet, dont le mariage s'était trouvé, dès le début, marqué par l'amour, avaient mis une pareille ardeur à jouir l'un de l'autre et l'égalité de leur désir avait fait que leur union n'était pas restée stérile. Donc, peu avant sa chute, la jeune femme avait conçu. Pourtant, à cause du danger qu'elle avait couru et des malheurs qui avaient suivi, elle ne se rendit pas compte tout de suite qu'elle était enceinte, mais, avec le commencement du troisième mois, son ventre commença à grossir et, un jour quelle se baignait, Plangon s'en aperçut, car elle avait déjà l'expérience des choses féminines. D'abord, elle ne dit rien, à cause de la présence de nombreuses servantes; mais, le soir, quand elles furent tranquilles, elle s'assit sur le bord du lit de la jeune femme et lui dit : « Sache, mon enfant, que tu es enceinte. » Sur quoi Callirhoé poussa de grands cris, gémit et s'arracha les cheveux. « Voici un malheur de plus, Fortune, dit-elle, que tu ajoutes aux autres, que je mette au monde un enfant esclave! » Et, se frappant le ventre, elle reprit : « Infortuné, avant même de naître! Tu as déjà été mis au tombeau et livré aux mains des pirates. Vers quelle existence vas-tu aller ? Dans quel espoir vais-je te mettre au monde, orphelin, sans patrie, esclave ? Puisses-tu, avant même de naître, connaître la mort! » Plangon lui prit les mains et lui promit que, le lendemain, elle lui procurerait un moyen plus doux pour se débarrasser de son enfant. [2,9] Chacune des deux femmes, demeurée seule, se livrait à ses propres réflexions : Plangon se disait qu'il y avait là une circonstance favorable pour réaliser le désir de son maître, en utilisant comme argument cette grossesse : « Voilà trouvée l'assurance qu'elle se laissera persuader; la vertu de la femme sera vaincue par l'amour de la mère. » Et elle se préparait à monter la chose de façon persuasive. Callirhoé, cependant, formait le projet de supprimer son enfant, se disant : « Faut-il donc que je mette au monde pour un maître le descendant d'Hermocrate et que j'aie un enfant dont personne ne connaîtra le père ? Peut-être même un jaloux dira-t-il que Callirhoé l'a conçu chez les pirates! Il suffit que je sois seule malheureuse! Il ne te sert à rien, mon petit, de venir pour une vie d'infortunes, que tu devrais fuir si tu étais déjà né. Va-t'en libre, sans connaître le malheur; ne sache rien des aventures de ta mère! » Mais, faisant un retour sur elle-même elle changeait d'avis et se sentait prise de pitié pour ce qu'elle portait en elle « Tu songes à tuer ton enfant, ô la plus criminelle de toutes les femmes, et tu te fais l'âme d'une Médée ? Mais tu passeras pour plus féroce que cette femme scythe, car, elle, elle haïssait son mari, et toi, c'est l'enfant de Chéréas que tu veux tuer, sans même laisser aucun souvenir de notre mariage tant célébré! Et quoi, si c'était un fils ? S'il ressemblait à son père ? S'il était plus heureux que moi ? C'est sa mère qui mettrait à mort celui qui a été sauvé du tombeau et de la main des brigands ? De combien d'enfants de dieux et de rois n'avons-nous pas entendu parler, qui, nés dans la servitude, ont repris, plus tard, le rang de leur père ? Ainsi Zéthos, Amphion et Cyrus? Tu reviendras donc toi aussi, mon petit, en Sicile; tu iras chercher ton père et ton grand-père, et tu leur raconteras les aventures de ta mère. De là-bas, on enverra une expédition à mon secours. Ce sera toi, mon enfant, qui rendras tes parents l'un à l'autre. » Elle réfléchit de la sorte pendant toute la nuit, puis le sommeil s'empara d'elle, pour quelques instants. Elle vit alors apparaître l'image de Chéréas, "à lui pareille et par la taille et ses beaux yeux et par la voix; pareils aussi les vêtements qui revêtaient son corps". Et, se dressant auprès d'elle, l'image lui dit : « Je te confie, ô femme, notre fils. » L'apparition voulait encore parler, mais Callirhoé s'élança, désirant l'enlacer. Persuadée qu'elle avait reçu un conseil de son mari, elle décida d'élever l'enfant. [2,10] Le lendemain, quand vint Plangon, elle lui déclara son intention. L'autre fit mine de ne pas approuver une décision peu opportune, mais : « Il t'est impossible, dit-elle, jeune femme, d'élever ton enfant parmi nous; le maître, qui est amoureux de toi, sans doute ne te fera pas violence, par décence et sagesse, mais il ne te permettra pas d'élever ton enfant, par jalousie; il se jugera insulté si tu fais montre de tant d'estime à l'égard de l'absent, alors que tu le méprises, lui qui est là. Il me semble préférable de supprimer l'enfant avant qu'il ne naisse plutôt qu'après sa naissance. Tu feras ainsi l'économie de souffrances inutiles et d'une grossesse vaine. C'est par affection pour toi que je te donne un conseil conforme à la vérité. » Callirhoé fut désolée de ces propos; elle tomba à ses genoux et la supplia de trouver quelque stratagème qui lui permettrait d'élever l'enfant. Mais l'autre lui opposa plusieurs refus et, pendant deux ou trois jours, fit attendre une réponse et, quand elle eut rendu ses supplications plus ardentes et mérité ainsi d'autant plus sa confiance, elle commença par lui faire jurer de ne révéler à personne la façon dont elle s'y prendrait; après quoi, fronçant les sourcils et se tordant les mains : « Les grandes entreprises, dit-elle, jeune femme, exigent, pour réussir, de grands desseins; et, à cause de l'affection que j'ai pour toi, je vais trahir mon maître. Sache donc qu'il faudra de deux choses l'une : ou bien que ton fils soit irrémédiablement perdu ou bien que tu le fasses naître le plus riche des Ioniens et l'héritier de la plus brillante maison. Et tu feras en même temps de toi une heureuse mère. Choisis donc ce que tu préfères. — Qui donc est assez insensé, répondit Callirhoé, pour choisir de tuer son enfant plutôt que le bonheur ? Je crois que tu me dis là une chose impossible et incroyable; aussi, explique-toi plus clairement. » Plangon lui demanda alors : « Depuis combien de temps crois-tu que tu es enceinte ? — Deux mois, répondit l'autre. — Eh bien, le temps est pour nous; tu peux faire croire que tu l'auras eu de Dionysios à sept mois. Sur quoi Callirhoé s'écria : « Qu'il meure plutôt! Alors Plangon lui dit hypocritement : « Tu as raison, femme, de préférer le tuer. Faisons-le; c'est plus sûr que de vouloir tromper le maître. Dépouille-toi de tous les souvenirs de ta noblesse, et n'aie plus l'espoir de retrouver ta patrie. Adapte-toi à ta condition présente et deviens vraiment une esclave. » Devant ces conseils que lui donnait Plangon, Callirhoé n'eut aucun soupçon, car c'était une jeune femme noble et ignorant les ruses des esclaves; mais plus l'autre la pressait d'accomplir son oeuvre de mort, plus elle se sentait pleine de pitié pour l'enfant qu'elle portait en elle, et elle disait : « Donne-moi le temps de réfléchir car l'enjeu de mon choix est grave, il s'agit de ma vertu ou de mon enfant. » Sur quoi de nouveau Plangon l'approuvait de ne pas arrêter sa décision à la légère : « Les motifs sont puissants dans l'un et l'autre sens d'un côté, c'est l'honneur d'une femme, de l'autre, l'amour d'une mère. Pourtant, nous n'avons pas le temps d'hésiter trop longtemps; demain, il faut s'arrêter absolument à l'un ou l'autre parti, avant que ta grossesse ne devienne visible. » Elles en convinrent et se quittèrent. [2,11] Callirhoé monta à l'étage supérieur, ferma la porte, plaça l'image de Chéréas sur son ventre et dit « Voici, nous sommes trois : un mari, sa femme et leur enfant. Délibérons sur ce qui sera le mieux pour tous trois. Moi, je vais donner la première mon avis : je veux mourir en restant la femme du seul Chéréas. Au-dessus de mes parents, de ma patrie, de mon enfant, je place le fait de ne connaître aucun autre homme. Et toi, mon petit, que choisis-tu pour toi-même ? De mourir empoisonné avant de voir le soleil et d'être jeté à la voirie avec ta mère et peut-être ne pas même être jugé digne d'une sépulture, ou de vivre et d'avoir deux pères, l'un, le premier de la Sicile, l'autre le premier de l'Ionie? Devenu homme, tu seras facilement reconnu par ta famille; car je suis sûre que je te mettrai au monde semblable à ton père; et tu t'en iras, magnifiquement, voguant sur une trière de Milet; Hermocrate accueillera avec joie son descendant, déjà devenu capable d'être un chef. Ton vote, mon enfant, est contraire au mien, et tu ne me permets pas de mourir. Interrogeons maintenant aussi ton père. Mais non, il a déjà parlé; car c'est lui qui s'est tenu devant moi dans mon rêve et m'a dit : « Je te confie notre fils. » Je te prends à témoin, Chéréas, c'est toi qui me donnes en mariage à Dionysios. » Pendant tout ce jour et pendant toute la nuit, elle réfléchit de la sorte et ce fut à cause de son enfant, non pas pour elle-même, qu'elle se persuada de vivre. Le lendemain, Plangon survint : d'abord, elle s'assit, l'air sombre, et son attitude exprimait la part qu'elle prenait à sa douleur et toutes deux restaient silencieuses. Lorsqu'un long moment se fut écoulé, Plangon lui demanda : « Quelle est ta décision ? Que ferons-nous ? Car ce n'est plus le moment de tarder. » Callirhoé ne put lui répondre tout de suite, tant elle pleurait et était bouleversée, enfin, elle dit : « Mon enfant me trahit contre mon gré; toi, fais le nécessaire; mais je crains que, même si je me soumets à cette violence, Dionysios ne méprise ma condition, qu'il me considère seulement comme une concubine et non comme sa femme, qu'il n'élève pas l'enfant engendré par un autre et que moi je ne perde en vain mon honneur. » Elle n'eut pas le temps d'achever que déjà Plangon répondait : « Il y a longtemps que j'ai réfléchi à tout cela avant toi, car je t'aime maintenant plus que le maître. Pourtant, fais confiance au caractère de Dionysios : c'est un honnête homme. Mais je le ferai s'engager par serment, bien qu'il soit mon maître; il faut que nous agissions en toute sûreté. Quant à toi, mon enfant, accorde-moi ta confiance. Et maintenant, je m'en vais accomplir mon ambassade. »