[1,1] LES AVENTURES DE CHÉRÉAS ET DE CALLIRHOÉ LIVRE PREMIER. Moi, Chariton d'Aphrodise, secrétaire du rhéteur Athénagore, je vais conter une histoire d'amour qui est arrivée à Syracuse. Hermocrate, le général syracusain, celui qui fut le vainqueur des Athéniens, avait une fille, nommée Callirhoé, une merveille de jeune fille, qui faisait l'étonnement de la Sicile entière; car sa beauté n'était pas humaine, mais divine; ce n'était pas seulement la beauté d'une Néréide ou d'une Nymphe de la montagne, mais celle d'Aphrodite encore vierge. Le bruit d'un spectacle si miraculeux s'était répandu partout et l'on voyait affluer à Syracuse, pour demander sa main, des rois et des fils de tyrans qui venaient non seulement de Sicile mais aussi d'Italie et d'Épire et des îles de l'Épire. Mais Éros voulait l'unir à un simple particulier. Il y avait en effet un certain Chéréas, un adolescent d'une grande beauté, qui surpassait tous les autres, et tel que les artistes et les écrivains représentent Achille, Nirée, Hippolyte et Alcibiade; son père était Ariston, qui, à Syracuse, ne le cédait qu'à Hermocrate. Entre eux, existait une inimitié politique telle qu'ils auraient préféré s'allier à n'importe qui plutôt que de s'allier entre eux. Mais Éros est obstiné et se plaît à remporter des succès inattendus; et il chercha une occasion comme celle-ci. Or, c'était la fête publique d'Aphrodite, et presque toutes les femmes se rendaient au temple. Et, ce jour-là, pour la première fois, sa mère y conduisit Callirhoé, car Hermocrate avait voulu qu'elle rendît hommage à la déesse. Et, à ce moment, voici que Chéréas revenait du gymnase chez lui, brillant comme une étoile, sur l'éclat de son visage s'épanouissait le hâle de la palette comme de l'or sur de l'argent. Donc, par hasard, dans un tournant resserré, les voici qui se trouvèrent en face l'un de l'autre, et le dieu avait ménagé cette rencontre de telle sorte que tous les deux se virent. Et, tout aussitôt ils se communiquèrent l'un à l'autre le mal d'amour. Donc, Chéréas s'en retournait à grand-peine chef lui, avec sa blessure et, comme un vaillant guerrier frappé à mort dans le combat (car il unissait la noblesse d'âme à la beauté), il avait honte de tomber mais était incapable de demeurer debout. De son côté, la jeune fille se prosterna aux pieds d'Aphrodite, et les baisa, disant « O, Madame, donne-moi un mari comme celui que tu m'as montré! » La nuit qui suivit fut pour tous deux atroce, car le feu était allumé en eux. Les souffrances les plus terribles furent endurées par la jeune fille, parce qu'elle se taisait, par pudeur de révéler son secret. Chéréas, qui était un jeune homme bien né et plein de noblesse, sentant déjà son corps se consumer, eut le courage de dire à ses parents qu'il était amoureux et qu'il ne saurait vivre s'il n'épousait Callirhoé. En l'entendant, son père se prit à gémir et lui dit : « Hélas! tu es perdu pour moi, mon enfant; il est bien certain qu'Hermocrate ne saurait te donner sa fille, alors qu'il a pour elle tant de prétendants riches et royaux. Aussi ne faut-il même pas que tu essaies, pour que nous ne subissions pas un affront public. » Mais le père avait beau tenter de consoler son fils, le mal de celui-ci s'accroissait, si bien qu'il renonça à ses passe-temps habituels. Le gymnase désirait Chéréas, et il était comme désert, car la jeunesse l'adorait. A force de s'enquérir, les jeunes gens apprirent la cause de son mal, et tous éprouvèrent de la pitié pour ce bel adolescent qui était en danger, à cause de sa passion, de perdre sa belle âme. Vint le jour de l'assemblée ordinaire. Le peuple une fois réuni, ce ne fut, dès l'abord, de la part de tous, qu'un seul cri : « Bel Hermocrate, puissant seigneur, sauve Chéréas! Ce sera le plus beau de tes trophées. La cité réclame les fiançailles, aujourd'hui même, de deux jeunes gens dignes l'un de l'autre! » Qui pourrait décrire cette assemblée, qu'Éros lui-même menait à sa guise? Hermocrate, qui aimait sa patrie, ne put pas refuser, alors que la cité le priait. Il fit signe qu'il y consentait, et le peuple tout entier quitta le théâtre et, tandis que les jeunes gens se rendaient chez Chéréas, le Sénat et les magistrtas faisaient cortège à Hermocrate; et même les femmes de Syracuse se trouvaient là, pour accompagner la jeune mariée à la demeure du fiancé. On chantait l'Hyménée à travers toute la ville; pleins étaient les rues de guirlandes et de flambeaux; les seuils des maisons ruisselaient de vin et de parfums. Les Syracusains passèrent cette journée avec plus de joie que les anniversaires de leur victoire. Mais la jeune fille, ne sachant rien de tout cela, demeurait étendue sur son lit, voilée, pleurant et sans rien dire. Et sa nourrice, s'approchant de son lit, lui dit : « Mon enfant, lève-toi, voici venu le jour pour lequel, entre tous, nous avons le plus prié : la cité vient accompagner le cortège de tes noces. » « Alors ses genoux furent sans force et défaillit son coeur », car elle ne savait pas à qui on la mariait. Aussitôt, elle fut sans voix, la nuit recouvrit ses yeux et peu s'en fallut qu'elle ne rendît l'âme. Et il semblait aux assistants que ce fût la pudeur. Lorsque, en toute hâte, les servantes l'eurent parée, on laissa la foule à la porte et les parents de la jeune fille lui amenèrent son fiancée. Alors Chéréas courut l'embrasser et Callirhoé, reconnaissant celui qu'elle aimait, pareille à la flamme d'une lampe déjà sur le point de s'éteindre et qui, lorsqu'on y verse de l'huile, retrouve son éclat, se fit soudain plus grande et plus belle. Et lorsqu'elle parut en public, un sentiment de stupeur sacrée s'empara de la foule entière, comme lorsque Artémis, dans une solitude, se dresse devant des chasseurs. Et beaucoup, parmi les assistants, se prosternèrent. Tous admiraient Callirhoé et enviaient Chéréas. C'était comme ce que chantent les poètes des noces de Thétis et de Pélée. Mais, en cette circonstance aussi, il se trouva un dieu jaloux, comme, dit-on, là-bas, il y avait Éris. [1,2] Car les prétendants, voyant le mariage leur échapper, en conçurent chagrin et colère. Eux qui, jusque-là, étaient en guerre les uns avec les autres, se trouvèrent soudain d'accord et, comme ils étaient d'accord, et se jugeaient lésés, ils se réunirent pour délibérer en commun : ce qui les guidait dans leur guerre contre Chéréas, c'était l'envie. Le premier à se lever fut un jeune Italien, le fils du tyran de Rhégium, qui parla de la sorte : « Si c'était l'un d'entre nous qui avait eu la main de la jeune fille, je n'en serais pas irrité, car il en est comme des concours d'athlétisme, où il faut bien que ce soit un seul des concurrents qui l'emporte; mais, comme celui qui nous a été préféré est un homme qui n'a jamais pris aucune peine pour obtenir cette alliance, je ne puis supporter cette insulte. Nous avons passé, nous, des heures et des heures, sans dormir, à la porte de la cour à flatter les nourrices, les servantes, à envoyer des cadeaux aux serviteurs, aussi longtemps que dura notre esclavage et, ce qui était le pire, notre rivalité nous entraînait à nous détester les uns les autres. Mais cet ignoble individu, ce miséreux, qui n'a rien de plus qu'aucun de nous et bien qu'il luttât contre des rois, a remporté la couronne sans combattre. Mais puisse sa victoire ne pas lui profiter et faisons en sorte que ce mariage soit la mort du fiancé! » Tous approuvèrent; seul, le tyran d'Agrigente répliqua : « Ce n'est pas par sympathie pour Chéréas, dit-il, que je suis opposé à ce sujet, mais par un calcul de prudence; souvenez-vous qu'Hermocrate n'est pas quelqu'un dont on puisse se moquer; aussi est-il impossible pour nous d'engager une lutte ouverte contre lui, il vaut mieux le faire par ruse; d'ailleurs, c'est par l'astuce, et non par la force, que nous acquerrons nos pouvoirs tyranniques. Désignez-moi comme chef dans la guerre contre Chéréas, et je vous promets de rompre ce mariage: j'armerai contre lui la jalousie qui, prenant l'Amour pour allié, ne pourra manquer de produire quelque catastrophe. Callirhoé est sérieuse et ignore tout soupçon malveillant, mais Chéréas, qui a été élevé dans les gymnases et n'est pas sans expériences des fredaines des jeunes gens, peut aisément devenir soupçonneux et tomber dans la jalousie d'amour; et d'ailleurs, il est plus facile d'aller le trouver et de bavarder avec lui. » Tous, avant même qu'il eût fini de parler, votèrent en faveur de sa proposition et lui confièrent le soin d'agir, l'estimant capable de monter n'importe quelle intrigue. Telle fut donc la machination à laquelle il s'attaqua. [1,3] C'était le soir, lorsque arriva un messager apporter la nouvelle qu'Ariston, le père de Chéréas, était tombé d'une échelle, à sa maison de campagne, et qu'il n'y avait que peu d'espoir qu'il survécût. Lorsque Chéréas l'apprit, il fut, bien qu'il aimât beaucoup son père, encore plus désolé d'avoir à partir seul, car il n'était pas encore possible de faire sortir la jeune fille de chez elle. Or, au cours de cette nuit, personne, sans doute, n'osa venir ouvertement faire la sérénade devant sa porte, mais, secrètement, sans se faire voir, les autres y déposèrent les signes d'un joyeux cortège : ils placèrent des guirlandes sur la porte extérieure, y versèrent des parfums, répandirent du vin et abandonnèrent des torches à demi consumées. Le jour se leva, et chacun, en passant, s'arrêtait, poussé par une curiosité naturelle; Chéréas, lui, comme son père s'était rapidement rétabli, se hâtait de revenir vers sa femme. En voyant la foule rassemblée devant sa porte, d'abord, il fut étonné, puis, lorsqu'il apprit la cause, il se précipita, furieux, à l'intérieur, et, trouvant la porte de la chambre nuptiale fermée à clef, il y frappa vivement. Une fois que la servante lui eut ouvert et qu'il fut en face de Callirhoé, sa colère se changea en douleur et, déchirant ses vêtements, il se mit à pleurer. Et, comme elle lui demandait ce qui s'était passé, il demeurait sans voix, incapable et de ne pas croire ce qu'il avait vu et de croire ce qu'il ne voulait pas croire. Tandis qu'il était ainsi incertain, et tout tremblant, sa femme, qui ne soupçonnait rien de ce qui s'était passé, le suppliait de lui révéler la cause de son trouble; et lui, les yeux injectés de sang et la voix toute rauque, lui dit : « Je pleure sur mon propre sort, puisque tu m'as si vite oublié », et il lui reprocha la sérénade. Mais elle, en vraie fille de général, et en fille remplie de fierté, fut très fâchée d'être accusée aussi injustement; elle dit : « Personne, lorsque j'étais chez mon père, ne m'a donné la sérénade; c'est ton seuil à toi qui était accoutumé aux joyeux cortège, et ton mariage désole tes amantes! » Après quoi, elle se détourna, se voila le visage et répandit des torrents de larmes. Mais faciles, entre amants, sont les réconciliations et ils acceptent volontiers, entre eux, n'importe quelle excuse. Chéréas, donc, changeant de ton, commença à lui parler amoureusement, et la dame bien vite, fut heureuse de son revirement. Et cela ne fit que rendre plus ardent leur amour, si bien que leurs parents à tous deux se jugeaient bien heureux en voyant la concorde de leurs enfants. [1,4] L'Agrigentin, devant l'échec de sa première ruse machina une autre intrigue plus efficace, et que voici. Il avait un parasite à la langue bien pendue, et dont la conversation était pleine de charme. Il lui ordonna de jouer la comédie de l'amour. Il choisit pour objet la favorite de Callirhoé, la plus aimée de ses servantes, et lui dit de la prendre pour amie. L'autre eut du mal à y parvenir, mais il réussit à séduire la petite par de grands cadeaux et en disant qu'il se pendrait s'il n'obtenait pas satisfaction de son désir. La femme est facile à tromper, lorsqu'elle se croit aimée. Le meneur de jeu, après avoir préparé ainsi les choses, trouva un second acteur, bien moins séduisant que le premier, mais rusé et habile à se faire croire. Il lui apprit ce qu'il avait à faire et à dire et l'envoya trouver Chéréas, qui ne le connaissait pas. L'homme aborda Chéréas, alors que celui-ci se promenait, oisif, autour de la palestre, et lui dit : « Moi aussi, Chéréas, j'avais un fils; il était de ton âge, et il t'admirait et t'aimait beaucoup, lorsqu'il était vivant. Et, maintenant qu'il est mort, c'est toi que je considère comme mon fils car « ton bonheur est le bien commun » de la Sicile entière. Accorde-moi donc un instant de ton loisir et je t'apprendrai des choses graves, qui importent à ta vie tout entière. » Par ces propos, cet abominable individu mit en émoi l'âme du jeune homme et le remplit à la fois d'espoir, de crainte et de curiosité; après quoi, malgré les prières, il tardait à parler, donnait comme prétexte que le moment présent ne convenait pas, qu'il fallait remettre la chose et qu'il était besoin de plus de loisir. Chéréas ne l'en pressait que davantage, pressentant déjà quelque malheur; l'autre, le prenant par la main, le conduisit à l'écart et là, fronçant les sourcils, prenant l'air triste, versant même quelques larmes : « C'est bien à contre-coeur, Chéréas, lui dit-il, que je te révèle une triste chose; il y a longtemps que je voulais t'en parler, mais j'hésitais; mais puisque maintenant tu es publiquement bafoué et que l'on raconte partout ton déshonneur, je ne continue pas à me taire, car, par nature, le déteste le mal et j'ai pour toi la plus grande affection. Sache donc que ta femme t'est infidèle et, pour que tu en sois certain; je suis prêt à te montrer le coupable en flagrant délit." Il dit, et du chagrin la sombre nuée le recouvrit; des deux mains il saisit la poussière du foyer et la répandit sur sa tête, souillant son visage charmant. » Longtemps, Chéréas demeura sans un mot, ne pouvant ni ouvrir la bouche ni lever les yeux et, lorsqu'il retrouva la voix — non sa voix ordinaire, mais une voix affaiblie — : « Pauvre grâce que je te demande, dit-il, que de devenir témoin de mes propres malheurs; pourtant, montre-les-moi, pour que j'aie d'autant plus de raisons de m'ôter la vie; car ma Callirhoé, je l'épargnerai, même dans sa faute. — Fais semblant, dit l'autre, de partir pour la campagne et, lorsque ce sera nuit pleine, surveille la maison; tu verras entrer l'amant. » On convint d'agir ainsi et Chéréas envoya dire (car il ne put prendre sur lui-même de pénétrer dans la maison) : « Je m'en vais à la campagne »; et l'autre, le méchant, le calomniateur, disposa la mise en scène. Lorsque la nuit fut venue, Chéréas se mit en faction, tandis que l'autre, le séducteur de la favorite de Callirhoé, se cacha dans la ruelle contiguë, jouant le rôle de quelqu'un qui veut accomplir quelque action clandestine mais, en réalité, faisant tout pour ne pas passer inaperçu : sa chevelure était brillante, ses boucles sentaient le parfum, ses yeux étaient soulignés d'un trait de fard, il portait un manteau élégant et des sandales légères; de lourdes bagues brillaient à son doigt. Après quoi, avec force regards autour de lui, il s'approcha de la porte et, frappant légèrement, donna le signal accoutumé. Alors la servante, qui mourait de peur elle aussi, ouvrit doucement la porte, lui prit la main et le fit entrer. A cette vue, Chéréas ne se contint plus ; il se précipita pour surprendre l'amant en flagrant délit. Mais l'autre, qui s'était dissimulé le long de la porte de la cour, s'enfuit aussitôt. Callirhoé, cependant, était assise sur son lit, regrettant l'absence de Chéréas et n'ayant même pas allumé la lampe, tant elle avait de chagrin. Au bruit des pas, elle reconnut son mari et, toute joyeuse, s'élança vers lui. Mais Chéréas ne trouva pas de voix pour lui faire des reproches; dominé par sa colère, il lui donna un coup de pied lorsqu'elle s'approcha de lui. Le pied porta droit sur la région du diaphragme et coupa le souffle de la pauvre enfant; les servantes la soulevèrent de terre, où elle était tombée, et l'étendirent sur son lit. [1,5] Callirhoé, donc, sans voix, sans souffle, était étendue, offrant à chacun l'image d'une morte, cependant que la Renommée courait à travers toute la ville, annoçant l'aventure, provoquant des gémissements par toute les ruelles, jusqu'au port. Partout l'on entendait le chant de deuil et l'on se serait cru dans une ville prise par l'ennemi. Chéréas, lui, le coeur encore bouillonnant s'enferma chez lui pendant tout le reste de la nuit et soumit les servantes à la question et, tout particulièrement, la favorite de Callirhoé. Par le feu et le fouet il apprit d'elle la vérité. Alors, il fut pris de pitié pour celle qui était morte et il désira mourir lui aussi, mais il en fut empêché par Polycharme, un ami exceptionnel, semblable à Patrocle, tel qu'Homère le montre auprès d'Achille. Le jour venu, les magistrats tirèrent au sort un jury pour juger le meurtrier; ils hâtaient le procès à cause de la considération dont jouissait Hermocrate. Mais le peuple tout entier accourut sur la place, l'un criant ceci, l'autre cela. Les prétendants évincés cherchaient à attirer la faveur populaire, et, par-dessus tous les autres, l'homme d'Agrigente, brillant et fier d'avoir accompli un exploit auquel nul ne se fût attendu. Et il arriva quelque chose d'inouï, qui ne s'était jamais passé en aucun tribunal; l'accusation une fois formulée, le meurtrier, lorsque l'eau lui eut été mesurée, au lieu de se défendre, s'accusa lui-même amèrement et fut le premier à voter sa propre condamnation, sans rien dire de ce qu'il aurait pu, en toute justice, invoquer pour sa défense, sans parler de la calomnie, de sa jalousie, du caractère involontaire de son acte; au lieu de cela, il demanda à tous les assistants : « Que l'on me fasse lapider; j'ai enlevé au peuple sa couronne. Ce sera faire oeuvre charitable que de me livrer au bourreau. Il serait juste que je sois puni de la sorte même si j'avais tué seulement une servante d'Hermocrate. Cherchez un mode de châtiment inédit. J'ai accompli un crime pire que si j'avais pillé un temple ou tué mon père. Ne me donnez pas de sépulture, ne souillez pas la terre, mais engloutissez dans la mer mon cadavre maudit! » [1,6] A ces paroles s'élevèrent des lamentations et tous, oubliant la morte, pleuraient le vivant. Hermocrate fut le premier à prendre la parole en faveur de Chéréas. "Je sais bien, dit-il, que ce qui est arrivé fut involontaire. Je vois ici ceux qui nous tendent des pièges. Ils n'auront pas le plaisir d'avoir deux cadavres et moi, je n'attristerai pas l'âme de ma fille morte. Je l'ai souvent entendue répéter qu'elle préférerait voir vivre Chéréas plutôt que de vivre elle-même. Laissons donc là ce procès qui est inutile et allons procéder à la sépulture qui est nécessaire. Ne laissons pas le cadavre à la merci du temps qui passe et, par un trop long délai, ne permettons pas que ce corps perde sa beauté. Ensevelissons Callirhoé alors qu'elle est encore belle! » Sur quoi les juges votèrent l'acquittement, mais Chéréas ne s'absolvait pas lui-même, il désirait mourir et imaginait toutes sortes de moyens pour mettre fin à ses jours. Polycharme, voyant qu'il était impossible de le sauver autrement, lui dit : « Traître à celle qui est morte, tu ne veux même pas attendre pour ensevelir Callirhoé ? Est-ce que tu souhaites confier son corps à d'autres mains ? C'est maintenant pour toi le moment de veiller à la splendeur de ses funérailles et de préparer pour elle un cortège de reine. » Ce discours persuada Chéréas et lui inspira de l'amour-propre et le désir de bien faire. Qui pourrait faire de ces funérailles une description digne d'elles ? Callirhoé était étendue, revêtue de ses vêtements de noces, sur un lit recouvert de feuilles d'or, plus majestueuse et plus belle, si bien que tout le monde la comparait à Ariane endormie. Devant le lit funèbre venaient d'abord les cavaliers de Syracuse en grande pompe avec leurs chevaux, puis, les hoplites, portant les insignes des victoires d'Hermocrate, ensuite le Sénat et, marchant parmi la foule, Hermocrate, entouré de ses gardes du corps; on portait aussi sur une litière Ariston, encore malade, qui appelait Callirhoé et la disait sa fille et sa dame. Ensuite, c'étaient les femmes des citoyens, vêtues de noir et, derrière, des trésors dignes d'une reine, à mettre dans le tombeau : d'abord l'or et l'argent de la dot, les beaux vêtements et les parures (Hermocrate mit avec elle au tombeau une bonne partie de son butin de guerre), les présents des parents et des amis et, enfin, la fortune de Chéréas; car il aurait désiré, si cela avait été possible, brûler son patrimoine entier en l'honneur de sa femme. Le lit funèbre était porté par les éphèbes de Syracuse et la foule venait par derrière. Et, au milieu du concert des lamentations, c'était surtout Chéréas que l'on entendait. Hermocrate possédait un tombeau magnifique, près de la mer, placé de telle sorte que même de très loin au large, il était visible; comme en un trésor, on y entassa les richesses des offrandes. Et ce qui semblait être un hommage rendu à la morte fut l'origine des événements les plus graves. [1,7] Il y avait en effet un certain Théron, fort méchant homme, qui naviguait sur la mer, plein de mauvaises intentions et avec un équipage de pirates, pour attaquer les ports. Sous couleur de transport, il avait formé une entreprise de piraterie et, se trouvant par hasard assister aux funérailles, avait vu tout cet or; aussi la nuit, sur son lit, incapable de dormir, il se disait : « Oui, je m'expose au danger en combattant sur la mer et en tuant des vivants pour un faible butin, alors que je pourrais m'enrichir aux dépens d'une seule morte. Que le dé en soit jeté! Je ne laisserai pas échapper l'aubaine. Mais quel compagnon prendrai-je pour faire le coup ? Voyons, Théron, parmi ceux que tu connais, lequel convient ? Zénophane de Thurium ? Il est fin, mais peureux. Ménon de Messine ? Il a de l'audace, mais il n'est pas sûr. » Après les avoir passé un à un en revue dans son esprit, comme un changeur essaie les pièces d'argent, et en avoir éliminé beaucoup, à la fin il en trouva pourtant quelques-uns qui convenaient. Dès l'aube, il courut au port et se mit en devoir de les chercher un à un. Il en rencontra quelques-uns dans les lupanars, d'autres dans les tavernes — belle armée, digne d'un tel chef! Il leur dit qu'il avait quelque chose de pressant à leur exposer et les emmena derrière le port, puis il se mit à leur parler ainsi : « J'ai trouvé un trésor et je vous ai choisis entre tous pour vous faire participer à l'aubaine; il y a là à gagner pour plus d'un, et sans se donner beaucoup de mal; une seule nuit peut nous rendre tous riches. Nous ne sommes pas sans expérience de pareilles entreprises, qui passent auprès des sots pour déshonorantes, mais qui rapportent aux gens avisés. » Ils comprirent aussitôt qu'il parlait d'un acte de piraterie ou d'une profanation de tombeau ou du pillade d'un sanctuaire. Sur quoi : « Cesse, lui dirent-ils, de chercher à persuader des gens déjà tout persuadés, dis-nous seulement ce qu il y a à faire, et ne laissons pas passer l'occasion. » Alors Théron reprit : « Vous avez vu, leur dit-il, l'or et l'argent de la morte. Il serait plus juste qu'il nous appartînt à nous, qui sommes vivants. Je suis d'avis que, pendant la nuit, nous ouvrions le tombeau, que nous chargions tout cela sur notre bateau et que, allant où le vent nous poussera, nous vendions le butin à l'étranger. » Les autres furent du même avis. « Eh bien, maintenant, reprit Théron, retournez à vos occupations habituelles; quand la nuit sera complètement tombée, que chacun descende au navire avec des outils de maçon. » [1,8] Voilà donc ce que faisaient ces brigands; quant à Callirhoé, elle passait par une seconde naissance et, comme l'absence de nourriture avait provoqué le relâchement de sa respiration jusque-là interrompue, péniblement, et peu à peu, elle recommença à respirer; puis, elle se mit à remuer son corps, membre à membre, et, ouvrant les yeux, reprit ses sens, comme au sortir du sommeil; alors, pensant que Chéréas dormait à côté d'elle, elle l'appela. Mais, comme ni son mari ni ses servantes ne l'entendaient, comme, partout, ce n'était que solitude et ténèbres, la jeune femme se mit à frissonner et à trembler, incapable d'imaginer ce qui lui était arrivé; avec effort, elle parvint à s'éveiller et toucha les guirlandes et les bandelettes, produisant un tintement d'or et d'argent; et elle était étendue sur une couche d'aromates! Alors, elle se souvint d'avoir reçu un coup de pied, à la suite duquel elle était tombée. Finalement, avec bien du mal, elle comprit qu'elle avait été enfermée dans un tombeau. Criant aussi fort qu'elle le pouvait : « Au secours, à l'aide! » appela-t-elle; mais, comme après bien des cris, rien ne se passa, elle désespéra de son salut et, la tête sur les genoux, se mit à gémir, disant : «Malheur de moi! Je suis ensevelie vivante, sans avoir commis aucune faute et je meurs d'une longue mort! On me pleure, alors que je suis pleine de vie. Quel messager envoyer ? Qui l'enverra ? Criminel Chéréas, je ne t'accuse pas de m'avoir tuée, mais de t'être tant hâté à me chasser de la maison. Il n'aurait pas fallu que tu fusses si pressé d'ensevelir Callirhoé, même si elle avait été vraiment morte! Mais peut-être déjà songes-tu à te remarier ? » [1,9] Callirhoé, donc, s'abandonnait à tous ces chagrins tandis que Théron, qui avait attendu minuit, voguait sans bruit vers le tombeau, touchant légèrement les vagues avec les avirons. Débarquant le premier, il distribua les rôles à son équipage de la façon suivante il disposa quatre hommes pour faire le guet, avec mission, si quelqu'un approchait, de le tuer, si cela était possible, sinon, de signaler son approche par un signal convenu; lui-même, avec quatre autres, se dirigea vers le tombeau. Quant au reste (ils étaient, en tout, seize), il leur donna ordre de demeurer dans la barque et de tenir les avirons levés afin, s'il arrivait quelque accident soudain, de pouvoir recueillir rapidement ceux qui avaient débarqué et de gagner le large. Lorsque l'on appliqua les leviers et que l'on se mit à frapper à coups redoublés pour forcer le tombeau, Callirhoé éprouva tout à la fois, terreur, joie, douleur, étonnement, espoir et incrédulité. « Quel est ce bruit ? Est-ce quelque démon qui, comme le veut le sort commun des morts, vient me chercher, pauvrette ? Ou bien n'est-ce pas un bruit matériel, mais la voix de ceux d'en-bas qui m'appellent vers eux ? Il est plus vraisemblable que ce sont des voleurs de tombeau; car voici encore un malheur ajouté à tous les miens : des trésors inutiles à un cadavre ! » Pendant qu'elle réfléchissait de la sorte, un brigand passa la tête et pénétra un peu dans le tombeau. Callirhoé se jeta à ses pieds, dans l'intention de le supplier, mais l'homme, épouvanté, s'enfuit et, tout tremblant, dit à ses compagnons : « Fuyons d'ici! Il y a un démon qui garde ce qui est là-dedans et il ne nous laissera pas entrer! » Théron se mit à rire, le traita de lâche et lui dit qu'il était plus mort que la morte, puis il ordonna à un autre d'entrer. Mais, comme personne n'en eut le courage, il entra lui-même, l'épée à la main. Voyant briller le fer, Callirhoé eut peur d'être massacrée; elle se cacha dans un coin et, de là, se mit à supplier le brigand d'une voix faible : «Aie pitié, qui que tu sois, d'une femme dont n'ont eu pitié ni son mari ni ses parents; ne tue pas celle que tu as sauvée! » Théron reprit de l'assurance et, en homme astucieux, comprit la vérité; il s'arrêta, tout pensif et, d'abord, songea à tuer la jeune femme, en se disant qu'elle serait un obstacle pour mener à bien leur coup; mais bientôt, songeant à ce qu'il y avait à gagner, il changea d'avis et se dit en lui-même : « Qu'elle soit, elle aussi, comprise dans les trésors du tombeau; il y a ici beaucoup d'argent, beaucoup d'or, mais plus précieuse que tout cela, il y a la beauté de cette femme. » Il la prit par la main et la fit sortir, puis, appelant son compagnon : « Tiens, dit-il, voilà le démon dont tu as peur; joli brigand, celui qui a peur d'une femme! Maintenant, garde-la; car je veux la rendre à ses parents; quant à nous, emportons tout ce qui se trouve là-dedans, maintenant qu'il n'y a même plus de morte pour le garder. » [1,10] Lorsqu'ils eurent rempli leur bateau de butin, Théron ordonna à l'homme qui gardait la jeune femme de s'écarter un peu avec elle; après quoi il tint conseil avec les autres au sujet de celle-ci. Les avis furent différents et opposés entre eux. Le premier qui parla dit : «Nous étions venus dans un autre but, camarades, mais ce que nous a envoyé la Fortune vaut mieux encore; profitons-en puisque nous pouvons faire du bon travail sans courir de danger. Je suis d'avis que nous laissions les trésors à leur place et que nous rendions Callirhoé à son mari et à son père, en racontant que nous avions jeté l'ancre en cet endroit, comme le font les pêcheurs, et qu'en entendant crier, nous avons ouvert, par pitié, pour sauver la femme qui se trouvait enfermée à l'intérieur. Faisons jurer à la femme de confirmer notre récit de son témoignage. Elle le fera volontiers, par reconnaissance pour ses bienfaiteurs, qui l'ont sauvée. De quelle joie pensez-vous que nous remplirons la Sicile tout entière ? Quels présents ne nous offrira-t-on pas ? et, en même temps, nous accomplirons une action juste aux yeux des hommes et sainte à ceux des dieux. » Il parlait encore qu'un autre disait le contraire : « Homme importun et absurde, c'est maintenant que tu nous invites à faire les philosophes ? Est-ce donc que la profanation des tombeaux a fait de nous des honnêtes gens ? Aurons-nous pitié de celle dont n'a pas eu pitié son propre mari, et qu'il a tuée ? Certes, elle ne nous fait aucun mal, mais elle nous en fera, et beaucoup. Et d'abord, si nous la rendons à sa famille, nous pouvons nous douter de l'opinion qu'ils auront sur ce qui s'est passé et il leur sera sans doute impossible de soupçonner la raison qui nous a conduits à ce tombeau! Et même si les parents de la dame nous tiennent quittes du châtiment, les magistrats et le peuple, eux, ne laisseront pas aller les profanateurs de tombeaux qui leur apporteront spontanément leur butin. Peut-être quelqu'un dira-t-il qu'il serait plus avantageux de vendre la femme; car nous en tirerons cher, à cause de sa beauté. Mais cela présente aussi un danger. L'or, lui, n'a pas de voix, et l'argent n'ira pas non plus raconter où nous l'avons pris. Il nous est possible, sur ce point, d'imaginer une histoire. Mais un butin qui a des yeux, des oreilles et une langue, comment pourrait-on le dissimuler ? D'autre part, sa beauté est plus qu'humaine et nous ne pouvons passer inaperçus. Lorsque nous dirons que c'est une esclave, qui, en la voyant, voudra nous croire ? Tuons-la donc ici même et n'emmenons pas avec nous notre propre accusatrice. » Comme beaucoup se prononçaient en faveur de l'un ou de l'autre parti, Théron, lui, ne se rallia à aucun des deux : « Toi, dit-il, tu nous fais courir des risques, quant à toi, tu gaspilles un profit. Moi, je vendrai la femme plutôt que je ne la tuerai; pendant qu'on la vendra, elle se taira, par peur; une fois vendue, qu'elle nous accuse — nous ne serons plus là! Allons, embarquez; appareillons; le jour approche déjà. » [1,11] L'ancre levée, le bateau voguait magnifiquement; car ils ne cherchaient à lutter ni contre les vagues ni contre le vent, puisqu'ils ne s'étaient pas fait à l'avance une idée de la route à suivre et que toute brise leur semblait favorable et soufflait à leur poupe. Théron cherchait à rassurer Callirhoé et s'efforçait de la tromper avec mille inventions. Elle, de son côté, avait compris sa position et savait que son salut n'était qu'un leurre, mais elle faisait semblant de ne pas le comprendre et d'avoir confiance, car elle craignait qu'ils ne la missent à mort si elle montrait de la colère. Prétendant ne pas pouvoir supporter la mer, elle restait voilée et pleurait « Toi, mon père, disait-elle, sur ces mêmes eaux tu as vaincu trois cents navires athéniens et voici que ta fille est enlevée sur une petite barque et que tu ne viens pas à son secours. on m'entraîne vers une terre étrangère et il me faudra être esclave, moi, une fille noble. Peut-être sera-ce un maître athénien qui achètera la fille d'Hermocrate! Comme il valait mieux pour moi demeurer couchée morte dans la tombe! Certainement, Chéréas aurait été enseveli près de moi; et maintenant, vivants comme morts, nous voici séparés ! » Elle était plongée dans ces tristes pensées et, cependant, les pirates longeaient petites îles et cités; leur butin n'était pas marchandise pour petites gens; ils cherchaient des hommes riches. Ils jetèrent l'ancre, finalement, en face de l'Attique, à l'abri d'un promontoire; il y avait là une source d'où coulait une eau abondante et claire et une prairie luxuriante. Ils firent débarquer Callirhoé et lui permirent de faire sa toilette et de se remettre, pendant quelque temps, des fatigues de la mer, car ils voulaient qu'elle ne perdît pas sa beauté. Restés seuls, ils délibéraient pour savoir où ils devaient maintenant se diriger. L'un dit : « Athènes est près d'ici, c'est une ville grande et prospère. Là, nous trouverons force marchands et force gens riches. Comme, sur une place, se rencontrent les hommes, à Athènes, se rencontrent les cités. » Tous étaient d'avis de se rendre à Athènes, mais Théron redoutait la curiosité des Athéniens. « Vous êtes les seuls à ne pas avoir entendu parler de l'indiscrétion des Athéniens. Le peuple est bavard et aime les procès, et, dans le port, mille sycophantes s'informeront de qui nous sommes et d'où viennent les marchandises que nous apportons. De mauvais soupçons viendront à l'esprit de ces gens malintentionnés. Et c'est tout de suite, là-bas, l'Aréopage et des magistrats plus sévères que les tyrans. Plus encore que les Syracusains, redoutons les Athéniens. Le pays qu'il nous faut est l'Ionie; là-bas, des richesses royales affluent, venant de la Grande Asie, les gens y vivent somptueusement et n'aiment pas les histoires; et j'espère aussi rencontrer dans le pays des personnes de connaissance. » Donc, après avoir fait de l'eau et embarqué des provisions achetées à des cargos qui se trouvaient là, ils firent route droit sur Milet et, le troisième jour, jetèrent l'ancre à un mouillage éloigné de la ville de 8o stades et admirablement préparé par la nature pour accueillit les navires. [1,12] Là, Théron donna l'ordre de retirer les avirons de préparer un logement pour Callirhoé et de tout disposer luxueusement (ce qu'il en faisait n'était point par humanité mais par esprit de lucre, agissant en marchand plutôt qu'en pirate). Lui-même s'en alla au plus vite vers la ville, emmenant avec lui deux compagnons. Là, il ne voulait pas chercher ostensiblement un acquéreur ni crier l'affaire sur les toits; il cherchait à conclure l'affaire en secret et en sous-main; mais il rencontrait bien des difficultés, car cette acquisition n'était pas possible à beaucoup ni au premier venu : il fallait quelqu'un de riche, un roi et, ceux-là, il n'osait pas les aborder. Et, comme beaucoup de temps s'était écoulé, il ne pouvait plus attendre davantage; la nuit venue, il lui était impossible de dormir, et il se disait à part lui: « Tu es stupide, Théron; tu as abandonné, déjà, depuis tant de jours, de l'argent et de l'or dans un endroit désert, comme si tu étais le seul pirate. Ne sais-tu pas que la mer est parcourue par d'autres pirates aussi ? Et puis, j'ai peur que nos gens eux-mêmes ne nous abandonnent et ne mettent à la voile : car ce ne sont évidemment pas les hommes les plus honnêtes que tu as enrôlés pour qu'ils te soient fidèles, mais les pires canailles que tu connaissais. Pour l'instant, continuait-il, dors, puisqu'il le faut, et, le jour venu, cours au bateau, jette à la mer cette femme importune, dont tu ne peux rien faire, et ne te charge plus d'une marchandise d'un placement aussi difficile. » Mais, lorsqu'il fut endormi, il vit, en songe, la porte fermée à clef. Il décida donc d'attendre encore ce jour-là; et, fort perplexe, il demeurait assis, près d'une échoppe, l'âme profondément troublée. Sur ces entrefaites passa une foule de gens, tant libres qu'esclaves, et, au milieu d'eux, un homme d'âge mûr, vêtu de noir et l'air sombre. Théron se leva (car les hommes sont naturellement curieux) et demanda à quelqu'un du cortège : « Qui est-ce ? » Et l'autre répondit : « Apparemment tu n'es pas d'ici, ou tu reviens de loin, si tu ne connais pas Dionysios, que sa richesse, sa noblesse et sa culture mettent au-dessus des autres Ioniens, et qui est un ami du Grand Roi. — Pourquoi, alors, est-il en noir ? — Il vient de perdre la femme qu'il aimait. » Théron se sentit d'autant plus porté à continuer cet entretien, maintenant qu'il avait trouvé un homme riche et qui aimait les femmes. Il ne lâcha donc pas son interlocuteur mais lui demanda : « Quelle est ta situation, à toi, auprès de lui ? » Et l'autre répondit : « Je suis l'intendant de tous ses biens et de plus j'élève pour lui sa fille, une enfant toute petite, qui vient, avant l'heure, de perdre sa malheureuse mère. — Comment t'appelles-tu ? — Léonas. — Comme je t'ai rencontré bien à propos, Léonas, dit Théron; je suis marchand, et j'arrive juste d'Italie; c'est pour cela que je ne sais rien de ce qui se passe en Ionie. Une femme de Sybaris, la plus riche du pays, avait une servante favorite, de toute beauté, mais, par jalousie, elle l'a vendue, et moi je l'ai achetée. Profite de l'aubaine, soit que tu veuilles, pour toi-même, en faire la nourrice du bébé (car elle a reçu une excellente éducation), soit même qu'elle te paraisse digne d'être offerte en présent à ton maître. Ton intérêt à toi est plutôt qu'il ait une esclave comme compagne, pour qu'il ne donne pas une marâtre à l'enfant que tu élèves. » Léonas entendit ces propos avec joie, disant : « C'est un dieu qui t'a envoyé à moi pour mon bien; tu réalises ce que m'avait montré mon rêve. Viens donc chez moi et sois mon ami et mon hôte. Quant à la décision concernant la femme, nous jugerons en la voyant si c'est quelqu'un qui convient au patron ou bien à moi-même. » [1,13] Lorsqu'ils furent arrivés à la maison, Théron s'étonna de la grandeur et de la richesse de celle-ci (car elle était aménagée pour accueillir le roi de Perse), et Léonas lui dit de l'attendre tandis qu'il s'occupait, d'abord, du service de son maître. Puis il revint le prendre et le conduisit dans son propre appartement, qui était fort digne d'un homme libre, et donna l'ordre de préparer la table. Théron, en homme astucieux qu'il était et habile à s'adapter à toutes les circonstances, se mit à manger et à gagner l'amitié de Léonas en buvant avec lui à la fois pour faire montre d'un bon naturel et surtout pour s'assurer avec lui des liens de camaraderie. Pendant ce temps, l'on parla fort souvent de la femme, et Théron faisait l'éloge de son caractère plutôt que celui de sa beauté, sachant que ce que l'on ne voit pas a besoin d'être vanté, et que la vue est à elle-même sa propre recommandation. « Allons-y, maintenant, dit Léonas et montre-la moi. » Et l'autre : « Elle n'est pas répondit-il, à cause des douaniers, nous nous sommes arrêtés en dehors de la ville; le bateau est au mouillage à environ 8o stades », et il lui indiqua l'endroit. « Vous vous êtes arrêtés sur nos terres, dit Léonas, et c'est d'autant mieux, puisque la Fortune vous a conduits auprès de Dionysios. Allons donc à la maison de campagne, pour que vous puissiez vous reposer après la traversée; la ferme voisine est magnifiquement fournie. » Théron n'en fut que plus joyeux, persuadé que la vente serait plus facile dans un endroit désert que sur le marché. « Partons demain matin, dit-il, toi à la ferme, moi au navire et, de là, je t'amènerai la femme. » Cela décidé, ils échangèrent une poignée de main et se quittèrent. Tous deux trouvèrent la nuit longue, parce qu'ils avaient hâte l'un de vendre, l'autre d'acheter. Le lendemain, Léonas se rendit, par mer, à la ferme, emportant avec lui de l'argent pour s'assurer une option auprès du marchand. Théron alla sur le rivage trouver ses compagnons qui étaient impatients de le revoir, et, après leur avoir exposé l'affaire, il se mit à cajoler Callirhoé : « Moi aussi, ma fille, lui dit-il, j'aurais voulu te conduire immédiatement auprès des tiens; mais un vent contraire s'est élevé et j'en ai été empêché par la mer; tu sais quel soin j'ai pris de toi et, ce qui est le principal, nous t'avons conservée pure; Chéréas te retrouvera intacte, sauvée grâce à nous de la tombe dans l'état où tu étais sortie de son lit. Maintenant, il nous faut faire un voyage jusqu'en Lycie, mais il n'est pas indispensable que tu supportes, toi, inutilement, toutes ces fatigues, surtout alors que tu as le mal de mer; je vais donc te confier ici même à des amis fidèles; à mon retour, je te reprendrai et, avec tous les égards, je te reconduirai ensuite à Syracuse. Prends, de ce qui t'appartient, ce que tu voudras, nous aurons soin du reste pour toi. » A ces paroles, Callirhoé, bien qu'elle fût fort affligée, se prit à rire en elle-même, à la pensée qu'il la considérait comme tout à fait stupide; car elle savait déjà qu'on l'avait vendue, mais elle considérait qu'il valait mieux pour elle être vendue ..., dans son désir d'être délivrée des pirates. Aussi dit-elle : " Je te remerce mon père, de ta bonté pour moi; puissent les dieux vous récompenser tous selon vos mérites ! Me servir des offrandes funèbres me semble de mauvais augure. Gardez-les moi bien toutes ; il me suffit de conserver une petite bague que j'avais même morte. » Puis, se voilant la tête : "Emmène-moi, Théron, dit-elle où tu le veux; n'importe quel endroit vaut mieux que la mer et le tombeau. » [1,14] Lorsqu'ils approchèrent de la ferme, Théron imagina de procéder ainsi : il enleva le voile de Callirhoé et lui dénoua les cheveux, puis il la fit entrer la première. Léonas et tous ceux qui étaient à l'intérieur furent frappés de cette apparition soudaine et crurent voir une déesse; car l'on racontait que, dans les champs du voisinage, Aphrodite parfois se montrait. Tandis qu'ils étaient ainsi plongés dans la stupeur, Théron, qui suivait la jeune femme, aborda Léonas et lui dit : « Debout, et prépare-toi à accueillir cette femme, car c'est elle que tu veux acheter. » La joie et l'étonnement s'emparèrent alors d'eux tous. Ils firent s'étendre Callirhoé dans le plus bel appartement et la laissèrent se reposer; et en effet elle avait besoin de beaucoup de repos, après tout ce chagrin, cette fatigue et cette peur. Théron prit la main droite de Léonas : « Ce qui m'incombait, dit-il, a été fidèlement accompli; toi, sois désormais le maître de cette femme (puisque, dorénavant, tu es mon ami), va en ville, fais rédiger le contrat et, à ce moment-là, tu me paieras le prix que tu voudras. » Mais, Léonas, voulant ne pas être en reste : « Mais non, lui dit-il, c'est moi qui te fais confiance, voici l'argent, avant la signature du contrat »; en même temps, il désirait s'assurer une option, craignant que l'autre ne changeât d'avis; car il se disait qu'il y avait, en ville, beaucoup de gens qui auraient été désireux de l'acheter. Il sortit donc un talent d'argent et força l'autre à l'accepter. Théron se fit prier, mais finit par le prendre. Et, comme Léonas voulait le retenir à dîner (car il était déjà tard) : «Non, non, dit l'autre, je veux mener ce soir même le bateau en ville; demain, nous nous retrouverons sur le port. » Sur quoi, ils se quittèrent. Lorsqu'il fut revenu au navire, Théron ordonna de lever les ancres et d'appareiller au plus tôt, avant que personne ne s'en aperçoive. Et les pirates s'enfuirent où le vent les portait, tandis que Callirhoé, demeurée seule, pouvait enfin pleurer librement sur son sort. « Voici, disait-elle, un autre tombeau, où m'a enfermée Théron, et beaucoup plus solitaire que l'autre; car, là-bas, mon père et ma mère seraient venus et Chéréas y aurait répandu des larmes ; je m'en serais réjouie, même dans la mort. Mais ici, qui puis-je appeler ? Quelqu'un le sait, peut-être, mais pas moi! Fortune jalouse, tu n'es pas satisfaite des maux que j'ai soufferts et sur terre et sur mer : d'abord, tu as fait mon meurtrier de celui qui m'aimait (Chéréas, qui, jamais, n'a frappé même un esclave, m'a donné un coup de pied mortel, à moi, qui l'aimais) ; ensuite, tu m'as livrée à des pilleurs de tombes, tu m'as fait sortir de mon tombeau pour m'exposer sur mer et à la merci de pirates plus effrayants encore que les vagues. Et cette beauté si vantée, voilà pourquoi je l'ai, afin que Théron le pirate me vende un bon prix. Je suis vendue dans un endroit solitaire, je n'ai même pas été emmenée en ville, comme l'on fait de tout autre esclave; tu avais peur, ô Fortune, que quelqu'un, me voyant, ne pensât que je suis de bonne naissance! C'est pour cela que j'ai été confiée, comme un simple bagage, à je ne sais qui, Grecs ou Barbares, ou peut-être, de nouveau, à des pirates ! » Et, se frappant la poitrine de la main, elle vit, sur sa bague, l'image de Chéréas; elle l'embrassa, disant : « Oui, vraiment, je suis perdue, ô Chéréas, maintenant qu'une telle infortune m'a arrachée à toi! Et toi, tu as du chagrin, tu éprouves du remords, tu vas t'asseoir près du tombeau vide, reconnaissant, après ma mort, mon innocence, et moi, la fille d'Hermocrate, ta femme, j'ai été vendue aujourd'hui à un maître! » Et, parmi ces lamentations, enfin, le sommeil descendit sur elle.