[0] LA CITÉ DU SOLEIL. DIALOGUE. INTERLOCUTEURS: Le Grand-Maître des Hospitaliers, et un Comandant de vaisseau génois, son hôte. [1] L'Hospitalier. — Enfin, faites-moi, je vous prie, le récit des événements de votre voyage. Le Génois. — Je vous ai déjà dit comment, après avoir parcouru tout le globe, j'étais arrivé dans l'île de Topobrane, où je fus forcé de prendre terre. La crainte que m'inspiraient les habitants me fit chercher un refuge dans une forêt. Lorsqu'enfin j'en sortis, je me trouvai dans une vaste plaine-. J'étais sous l'équateur. L'Hospitalier. — Et là, que nous advint-il? Le Génois. Je tombai tout-à-coup au milieu d'une troupe nombreuse d'individus, hommes et femmes, également armés. Plusieurs d'entr'eux connaissaient parfaitement la langue de notre pays. Je les suivis dans la Cité du Soleil. L'Hospitalier. — Racontez -moi comment cette ville est construite et quel est son gouvernement? Le Génois. — Au milieu d'une plaine immense s'élève une ample colline sur laquelle est assise la plus grande partie de la Cité du Soleil ; mais les limites de cette cité dépassent de beaucoup le pied de la montagne, en sorte qu'elle a un diamètre de plus de deux milles, et, par conséquent, un périmètre de sept milles. Un site montueux a sur un sol uni l'avantage de placer les édifices dans une meilleure exposition. Cette cité est divisée en sept vastes cercles ou zones circulaires concentriques, portant les noms des sept planètes, et communiquant entr'elles par quatre grandes routes et quatre portes correspondant aux quatre points cardinaux. Il résulte de cette distribution que si l'ennemi parvenait à franchir la première enceinte, il lui faudrait. nécessairement redoubler ses efforts pour s'emparer de la deuxième, les accroitre encore pour la troisième, déployer des forces et supporter des fatigues toujours de plus en plus grandes à mesure qu'il avancerait ; car, pour s'établir au coeur de la place, il faudrait faire sept siéges consécutifs. Au surplus, je regarde comme impossible de prendre la première enceinte, tant elle est épaisse, solide, protégée de fortifications, de tours, de bombardes et de fossés. J'entrai par la porte septentrionale. Cette porte, doublée de fer, est construite de manière à pouvoir facilement se lever et s'abaisser en glissant, au moyen d'un ingénieux mécanisme, dans les rainures du mur. Entre la première et la seconde muraille, se trouve une esplanade de soixante-dix pas ; de là, on aperçoit de vastes palais tous unis entre eux par le mur de la seconde enceinte (première zone), de telle sorte qu'ils ne paraissent former qu'un seul édifice. A moitié de la hauteur des palais et dans toute l'étendue de leur pourtour, s'avancent des voûtes supportant des terrasses ou promenoirs, et soutenues elles-mêmes par d'élégantes et puissantes colonnes. Le dessous de cette galerie forme ainsi un péristyle continu ressemblant aux cloîtres des couvents. Ces palais n'ont, au rez-de-chaussée, d'autres entrées que celles pratiquées dans le mur intérieur ou concave. On entre de plein-pied dans cette partie basse. Pour monter au premier étage , il existe des escaliers de marbre qui aboutissent à des galeries intérieures toutes semblables entre elles, et de ces galeries, on se rend aux étages supérieurs, qui sont magnifiquement décorés. Ces étages sont percés de fenêtres à la fois dans le mur concave et dans le mur convexe, et se distinguent encore des étages inférieurs par des murailles moins épaisses. En effet, le mur convexe, c'est-à-dire extérieur, a huit palmes d'épaisseur ; le mur concave en a trois, et les murs intérieurs sont épais d'une palme ou d'une palme et demie. Parvenu à une seconde esplanade plus étroite que la première d'environ trois pas, on aperçoit le premier mur de la troisième enceinte (deuxième zone), orné en haut et en bas de galeries semblables à celles dont je vous ai déjà fait la description. Le second mur, faisant le pourtour intérieur de cette seconde rangée de palais, présente égalemènt un avancé de galeries soutenues par des colonnes. Les galeries par lesquelles est établie la communication avec les étages supérieurs sont décorées de peintures parfaitement exécutées. Toutes les autres rangées sont construites sur le même plan, et tous les palais ont leurs façades décorées de galeries. On arrive jusqu'au centre de la ville par une suite d'esplanades parfaitement nivelées; toutefois, lorsqu'on passe par les portes (et il y en a deux à chaque enceinte, l'une pour le mur extérieur, l'autre pour le mur intérieur), on monte par des degrés à peine visibles, et par un chemin dont l'obliquité rend la pente presque insensible. [2] La montagne est couronnée par un plateau spacieux au milieu duquel s'élève un temple d'une architecture merveilleuse. L'Hospitalier. Continuez, je vous prie, continuez. Le Génois.— Ce temple, il faut d'abord le remarquer, est parfaitement circulaire. Ce `n'est pas un mur, massif qui ferme son enceinte ; mais des colonnes solides et admirablement travaillées supportant un immense et magnifique dôme, surmonté, à son centre, d'un dôme plus petit percé d'une ouverture perpendiculaire à l'autel. Cet autel unique est entouré de colonnes; il occupe le milieu du temple, dont le périmètre excède 550 pas. Les chapiteaux des colonnes de cette vaste rotonde soutiennent des voûtes qui font à l'extérieur une saillie d'environ 8 pas, laquelle s'appuie sur une seconde rangée de colonnes, ayant pour base un mur épais et solide, haut de 3 pas. Entre ce mur et les colonnes intérieures, règne une galerie couverte, richement pavée. Dans la concavité du mur qui est percé d'un grand nombre de larges portes, sont fixés des bancs à demeure, tandis qu'entre les colonnes même du temple, il se trouve un grand nombre de sièges mobiles très élégants. On ne voit sur l'autel que deux énormes globes ; l'un représentant la sphère céleste, et l'autre la sphère terrestre. Au ciel du grand dôme sont peintes toutes les étoiles du firmament de la première à la sixième grandeur, avec l'indication de leurs noms propres et des influences qu'elles exercent sur les choses terrestres; ce qui concerne chaque étoile est exprimé en trois vers. Les pôles et les cercles grands et petits de la sphère, suivant leur horizon respectif, sont aussi figurés à l'intérieur de cette coupole; mais ils sont inachevés, parce quelle n'offre qu'une demi- sphère. Au reste, on peut compléter l'étude de l'univers, au moyen des globes placés sur l'autel. Le pavé resplendit de pierres précieuses. Sept lampes d'or, portant le nom des sept planètes, brillent continuellement dans le temple. Le dôme qui surmonte la grande coupole, est entouré de quelques petites cellules fort belles : on a également construit en retraite sur la plate-forme circulaire, que soutiennent les cloîtres ou voûtes supportés par les colonnes intérieures et extérieures du temple, un grand nombre de cellules spacieuses et bien décorées, où habitent quarante-neuf prêtres ou religieux. Du sommet de la petite coupole s'élance une sorte de girouette très sensible, indiquant jusqu'à trente-six directions de vents; car c'est par le moyen des vents, mais seulement pour leur propre climat, que les habitants de ce pays, présagent si l'année sera fertile ou non, et quels changements s'opéreront tant sur la terre que sur la mer : au-dessous de cette girouette est déposé le livre écrit en lettres d'or, où ces signes se trouvent expliqués. [3] L'Hospitalier. — Je vous prie de vouloir bien me décrire en détail la forme de gouvernement de ce peuple, car c'est là que je vous attendais. Le Génois. -- Leur chef suprême est un prêtre qu'ils nomment dans leur langue SOL (Soleil), et que dans la nôtre nous appellerions le Métaphysicien. Il a sur tout un pouvoir absolu, soit spirituel, soit temporel. Ses décisions règlent irrévocablement toutes choses, et terminent toutes les discussions. Il est assisté de trois chefs, PON, SIN et MOR, noms qui équivalent dans notre langue aux mots Puissance, Sagesse, Amour. Dans les attributions de PUISSANCE , entrent les déclarations de guerre, les traités de paix et tout ce qui est relatif à la défense comme à l'attaque. PUISSANCE a l'autorité supréme en tout ce qui concerne la guerre, mais sans étre au-dessus de Soleil. Sa fonction est de diriger en personne les officiers et les soldats, de surveiller les approvisionnements, les fortifications, les travaux de sièges, la fabrication des armes et des machines de guerre; enfin toutes les professions qui se rattachent à l'art militaire. A SAGESSE est confiée la direction des arts libéraux et mécaniques, et de toutes les sciences. La discipline des écoles lui appartient : tous les savants, tous les professeurs lui sont subordonnés ; et autant il y a de sciences, autant il a sous lui de fonctionnaires spéciaux : ainsi il y a l'astrologue, le cosmographe, l'arithméticien, le géomètre., l'historiographe, le poète, le logicien, le rhéteur, le grammairien, le médecin, le physicien, le politique, le moraliste. Toutes les sciences dont s'occupent ces magistrats, sont résumées avec clarté en un seul volume, qui a pour titre la Sagesse et dont on fait lecture au peuple, selon le rite pythagoricien. D'après les indications du triumvir appelé Sagesse, tous les murs, tant intérieurs qu'extérieurs de la Cité, sont du haut en bas couverts de belles peintures qui représentent les sciences dans un ordre merveilleux. Sur les murs extérieurs du temple, et sur les rideaux que l'on baisse pendant le discours de l'orateur sacré, pour que sa voix ne se perde pas, on a peint les étoiles avec une indication en trois vers, de leur grandeur, de leurs propriétés et de leurs mouvements. Le mur intérieur de la première enceinte représente toutes les figures mathématiques beaucoup plus nombres que celles trouvées par Archimède et Euclide. La grandeur de leur tracé est proportionnée à l'étendue de la muraille, et leur signification est indiquée en un seul vers. Ainsi on y trouve les définitions, l'énoncé des propositions, des problèmes, etc. Sur la convexité du mur extérieur de cette même enceinte est une description complète et détaillée de toute la terre. Puis viennent les cartes particulières de chaque pays ; un court sommaire écrit en prose, fait connaître les cérémonies religieuses, les lois, les moeurs, les coutumes, les origines et les forces de ses habitants. Les alphabets propres à chaque peuple, sont représentés au-dessus de l'alphabet de la Cité du Soleil. Sur le mur intérieur du deuxième cercle , c'est-à-dire, de la secondé enceinte du palais, sont peintes les différentes espèces de pierres précieuses ou communes, et sont figurés tous les minéraux et tous les métaux. Tous les échantillons minéralogiques s'y trouvent aussi ; à chacun d'eux est attachée une note en deux vers. Sur le mur extérieur; on a représenté les mers, les fleuves, les lacs et les fontaines qui existent dans le monde, ainsi que les différentes sortes de liquides , tels que vins, huiles, etc., avec indication de leur origine, de leurs qualités et de leurs vertus. Des niches pratiquées dans le mur contiennent des flacons de liqueurs conservées depuis cent et même trois cents ans, pour servir de remèdes dans un grand nombre de maladies. L'explication de la grêle, de la neige, du tonnerre. et des autres révolutions atmosphériques, est donnée au moyen de figures accompagnées de brèves inscriptions. Bien plus, les Solariens connaissent l'art d'imiter, dans un appartement, le vent, la pluie , le tonnerre, l'arc-en-ciel ; en un mot , tous les phénomènes météorologiques. Contre le mur intérieur de la troisième enceinte, sont peintes les diverses espèces d'arbres et de plantes. Quelques-unes sont cultivées dans des vases de terre, et placées sur le bord de la terrasse du péristyle ; une note indique le lieu où elles ont été découvertes, leurs propriétés, leurs analogies avec les choses du ciel, de la terre et des mers, avec les diverses parties du corps humain, et enfin l'emploi médical de chacune d'elles. Le mur extérieur représente les poissons qui habitent les fleuves, les lacs ou les mers. On y trouve la description de leurs habitudes, de leurs propriétés, de leur mode de génération, de leur genre de vie, de la manière de les élever, de leur utilité par rapport au monde et à l'homme ; enfin leurs analogies avec tous les êtres, c'est-à-dire, avec tous les produits de la nature, ou de l'art. Aussi mon étonnement a-t-il été grand lorsque j'ai vu les poissons appelés l'Evéque, la Chaine , la Cuirasse, le Clou, l'Etoile, m'offrir l'image parfaite des objets qui portent chez nous ces divers noms. On y remarque encore des our- sins, des coquillages, des huîtres, etc. Enfin la peinture et l'écriture concourent à faire connaltre tout ce que l'élément liquide renferme de digne d'attention. Le mur intérieur du quatrième cercle représente les oiseaux, leurs caractères distinctifs, leur structure et couleur, leurs habitudes et leur manière de vivre ; pour les Solariens, le phénix n'est point un oiseau fabuleux. Sur le mur extérieur, on voit les différentes sortes de reptiles et d'insectes, comme serpents, dragons, vers, mouches, moucherons, taons, scarabées, etc.; des inscriptions font connaître leur manière de vivre, ainsi que leurs propriétés utiles ou nuisibles. Le nombre de ces animaux est bien plus considérable qu'on ne saurait l'imaginer. Le mur intérieur de la cinquième enceinte est consacré aux animaux terrestres les plus parfaits. Le nombre de leurs espèces est prodigieux ; car, nous autres, nous n'en connaissons pas même la millième partie. La multitude et les dimensions de cette classe d'animaux, a obligé de leur réserver aussi le mur extérieur. Pour ne parler que des chevaux, combien d'espèces, grand Dieu ! quelle perfection dans ces peintures ! Sur le mur intérièur de la sixième enceinte on a représenté tous les métiers et tous les instruments et machines qui leur appartiennent, avec leurs usages chez les différents peuples. Tous ces objets sont classés, selon leur importtance respective, et on a distribué dans le même ordre les portraits de leurs inventeurs. Le mur extérieur est décoré des effigies de tous ceux qui ont fait quelques découvertes dans les sciences, inventé de nouvelles armes, ou donné des lois aux nations. J'y ai remarqué Osiris, Jupiter, Mercure, Lycurgue, Pompilius, Pythagore , Zamolxis, Solon , Charondas, Phoronée, et bien d'autres encore. Mahomet, lui-même y occupe une place, quoique les Solariens le tiennent pour un imposteur et un législateur grossier. Mais la place la plus honorable a été réservée à Jésus-Christ et à ses douze apôtres, qu'ils admirent et vénèrent au-dessus des autres hommes ; et qu'ils croient même d'une nature supérieure à l'espéce humaine. Les peintures des galeries inférieures représentent César, Alexandre, Pyrrhus, Annibal et les autres héros qui se sont signalés, soit dans la paix, soit dans la guerre, principalement chez les Romains. Comme dans mon étonnement je m'informais de quelle manière ils avaient pu s'initier à notre histoire, j'appris que parmi eux toutes les langues étaient connues, qu'ils envoyaient même sans cesse partout le globe des explorateurs et des députés, qui s'instruisent des moeurs, de la puissance, du gouvernement, de l'histoire des différents peuples, examinent ce qu'il y a de bien et de mal dans chaque pays , et rapportent à leur République ces notions, qui deviennent pour tous une source de plaisir. Là, j'ai vu que les Chinois nous ont précédés dans l'invention des bombardes et de la typographie. Il y a dans la Cité du Soleil des maîtres chargés de donner l'explication de ces peintures, et par ce moyen, les enfants ont, avant l'àge de dix ans, appris sans fatigue, et comme en se jouant, toutes les sciences et même l'histoire de ces sciences. Le magistrat AMOUR a pour principale fonction de veiller à tout ce qui regarde la génération, et de régler les unions sexuelles de telle sorte qu'il en résulte la plus belle race possible. Aussi les Solariens se moquent-ils de nous qui donnons le plus grand soin à l'amélioration de la race des chiens et des chevaux, et ne daignons pas nous occuper de l'espèce humaine. La surveillance de ce triumvir s'étend sur l'éducation des enfants, sur la médecine, la pharmacie, les semailles, les moissons, les récoltes de fruits, l'agriculture, la reproduction et le soin des troupeaux, le service de la table et l'art culinaire ; en un mot, sur tout ce qui tient à la nourriture, au vêtement, et à l'union des sexes. De son autorité dépendent divers maîtres et maîtresses chargés de ces fonctions spéciales. Mais le MÉTAPHYSICIEN, bien qu'assisté de ses trois grands dignitaires, préside et veille encore à tout, et rien ne se fait sans lui. Toutes les affaires de la République sont entre les mains de ces quatre personnes, et lorsque le MÉTAPHYSICIEN s'est prononcé, les trois autres se conforment à sa décision. L'Hospitalier. — Dites-moi maintenant quelles sont les dignités, les fonctions publiques qui existent dans cette cité; décrivez-moi l'éducation, la manière de vivre des habitants ; enfin, leur gouvernement est-il république, monarchie ou aristocratie? [4] Le Génois. — Cette nation est originaire de l'Inde , et s'est réfugiée dans l'île qu'elle occupe pour échapper au brigandage, à la tyrannie et à la férocité des mages qui dépeuplaient le pays. Ils résolurent de mener une vie véritablement philosophique sous le régime de la communauté. Quoique la communauté des femmes n'existe pas chez les autres habitants de la même contrée, les Solariens l'ont établie parmi eux et organisée comme je vous le dirai. Tout est mis en commun, et la répartition de toutes choses est réglée par les magistrats: chacun cependant a une si large part à la science, aux dignités et aux jouissances, que personne ne peut songer à s'arroger un droit exclusif de propriété. Suivant eux, l'esprit de propriété ne se produit et ne s'entretient que parce que chacun de nous a sa demeure à part avec une femme et des enfants qui ne connaissent que lui : de là naît l'égoïsme. En effet, pour élever notre fils en richesses et en dignités et le laisser héritier d'une immense fortune, nous devenons spoliateur de la chose publique, si l'appui de l'opulence et de la noblesse nous met à l'abri de la crainte ; ou bien nous sommes avares, perfides et hypocrites, si nous n'avons ni la naissance ni la richesse pour nous protéger. Mais quand l'homme est délivré de l'égoïsme, il ne lui reste que l'amour de la communauté. L'Hospitalier. — Mais, comme Aristote l'objecte à Platon, personne ne voudra travailler, chacun se reposant sur le travail des autres pour le faire vivre. Le Génois.— Sans entrer en discussion sur ce point, je vous dirai que l'amour des Solariens pour la patrie est à peine croyable : c'est ainsi que, d'après l'histoire, les Romains se sacrifiaient avec d'autant plus d'ardeur pour le salut commun qu'ils dédaignaient plus la propriété. Au reste, je crois que si les ordres religieux et monastiques et le clergé de notre temps ne s'étaient pas laissés corrompre par l'affection trop exclusive de leurs proches, ou par l'ambition, je crois, dis-je, que leur vie eût été plus sainte, qu'ils eussent été moins attachés à la propriété ; et qu'ils fussent restés charitables envers tous les hommes, comme les chrétiens l'étaient au temps des apôtres, et comme quelques-uns le sont encore aujourd'hui. L'Hospitalier. — C'est aussi l'avis de saint Augustin; mais, l'amitié ne signifie donc plus rien chez ces gens-là , puisqu'ils n'ont pas les moyens de se faire réciproquement des présents. Le Génois. — Bien mieux : personne ne peut rien recevoir d'un autre individu, chacun recevant de la communauté tout ce dont il a besoin. Les magistrats veillent avec soin à ce que chacun ne soit rétribué que suivant ses oeuvres ; mais on ne refuse à personne ce qui lui est nécessaire. Chez eux, toutefois, l'amitié a aussi ses manifestations, et c'est dans les combats, dans les maladies, dans l'étude des sciences, que vous reconnaîtrez les amis, à les voir se prêter réciproquement l'appui de leur courage, de leurs soins, de leurs conseils ; s'encourager par leurs discours et leurs éloges, et s'entr'aider dans leurs travaux. S'ils se font un présent, ils le prélèvent sur leur nécessaire. Tous ceux du même âge se donnent le nom de frères; mais ceux qui ont plus de vingt-deux ans , portent le titre de père et donnent le titre de fils à ceux qui sont au-dessous de cet âge : les magistrats. ont bien soin de faire observer cette règle. . L'Hospitalier. — Continuez. [5] Le Génois. — Autant chez. nous nous connaissons de vertus, autant dans la Cité du Soleil il y a de magistratures qui y correspondent; et les titres de ces fonctionnaires sont les noms mêmes des vertus. Ainsi, ils s'appellent Magnanimité, Courage, Chasteté, Libéralité, Justice, équité, Adresse, Vérité, Bienfaisance, Reconnaissance, Gallé, Activité, Modération , etc. On élit à chacune de ces dignités celui qui, dès l'enfance, dans les écoles, s'est le plus signalé par l'une ou l'autre de ces vertus. Comme on ne connaît chez eux ni le vol, ni l'assassinat, ni la débauche, ni l'inceste, ni l'adultère, ni tous les crimes dont nous nous accusons mutuellement, les imputations qu'ils se font n'ont trait qu'à des défauts, comme l'ingratitude, le manque de savoir vivre, la paresse, la. morosité, la colère, le mauvais ton, la médisance et enfin le mensonge qu'ils abhorrent plus que la peste. Les coupables sont privés du plaisir des repas en commun, du commerce des femmes, et de leurs dignités, aussi longtemps qu'on le croit nécessaire à leur correction. L'Hospitalier. — Dites-moi quel système ils suivent dans l'élection de leurs magistrats? [6] Le Génois. — Pour que vous puissiez le bien comprendre , il faut que je vous fasse connaitre auparavant leur manière de vivre. Leur vêtement, très commode pour le combat, est à-peu-près le même pour les deux sexes. La tunique des femmes descend au-dessous du genou, tandis que celle des hommes ne le couvre pas. Tous ensemble et sans distinction sont instruits dans tous les arts. De un à trois ans, les enfants apprennent en se promenant la langue et la lecture, au moyen des peintures et des inscriptions tracées sur les murailles. Ils sont divisés en quatre groupes sous la conduite de quatre vieillards d'une science parfaitement éprouvée, qui leur donnent les explications nécessaires. Bientôt vient la gymnastiques on les exerce à la course, au disque et autres jeux, de façon à développer également tous leurs membres. On leur laisse les pieds et la tête nus jusqu'à l'âge de sept ans, On les conduit ensemble dans les salles où s'exercent les divers métiers dans les laboratoires de cuisine, les ateliers de peinture et dans ceux où se confectionnent les chaussures, où se travaillent le fer et le bois, et cela dans le but de reconnaître d'une manière positive les goûts de chaque enfant. A l'âge de sept ans, après avoir appris les éléments des mathématiques sur les murailles, ils sont appliqués à l'étude des sciences naturelles. Il y a quatre professeurs pour chaque science, et en quatre heures les quatre groupes ont pris leurs leçons ; car pendant que les uns exercent leur corps ou sont occupés au service de la communauté, les autres se livrent aux travaux intellectuels. Ensuite ils passent à l'étude des hautes mathématiques, de la médecine et des autes sciences. il existe entr'eux une émulation et une rivalité continuelles. Celui qui s'est montré le plus habile dans les sciences ou les métiers, devient magistrat à son tour ; car chacun l'accepte pour maître et pour juge. Puis ils sortent dans la campagne pour examiner les travaux des champs, les pâturages des bestiaux, et apprendre enfin tout ce qui concerne l'agriculture. Chez les Solariens, l'homme le plus noble et le plus considéré, est celui qui connaît le plus grand nombre de métiers et les exerce avec le plus d'habileté. Aussi, nous trouvent-ils singulièrement ridicules de mépriser les artisans et de réserver le titre de nobles aux hommes qui ne savent rien, ne produisent rien, et entretiennent une multitude de valets pour le service de leur oisiveté et de leur débauche. De là, comme d'une école de vices, il sort pour la ruine des états une multitude de vauriens et de malfaiteurs. [7] La nomination aux autres fonctions est faite par les quatre grands dignitaires, le Métaphysicien, assisté de Puissance, Sagesse et Amour, et par les professeurs de l'art auquel le nouvel élu doit être préposé; car ces derniers ont été le plus à même de juger qui s'est le plus distingué dans un art ou dans la pratique d'une vertu. Les futurs fonctionnaires ne se mettent pas eux-mêmes sur les rangs à la manière des candidats; mais ils sont proposés par les magistrats dans l'assemblée générale ; et quiconque a une observation à faire valoir pour ou contre l'admission, prend alors la parole. [8] Pour arriver à la place suprême de Métaphysicien, il faut connaître l'histoire de tous les peuples, leurs cérémonies religieuses, leurs lois et leurs diverses formes de gouvernements; il faut savoir quels ont été les inventeurs des lois, des arts, l'histoire du ciel et de la terre, et les lois de leurs révolutions; il faut posséder les principes généraux de tous les arts mécaniques (car on n'en exige pas la connaissance pratique). Deux jours environ suffisent pour apprendre la théorie de chacun d'eux, avec le secours des peintures et par suite de l'éducation reçue. Le métaphysicien doit être versé dans les sciences physiques, mathématiques et astrologiques; la connaissance des langues n'est pas aussi nécessaire vu qu'il y a dans la république plusieurs interprètes pour chacune d'elle. Mais ce qu'on exige avant tout de lui, c'est qu'il soit métaphysicien et théologien profond, qu'il connaisse parfaitement l'origine, les principes et les preuves de toutes les sciences et de tous les arts , les rapports de similitude ou de différence des choses; la nécessité, la destinée et l'harmonie du monde ; la puissance, la sagesse et l'amour des êtres et de Dieu; la hiérarchie de la création, les analogies qui existent entre tous les êtres du ciel, de la terre et des mers, et l'union du réel et de l'idéal dans le sein de Dieu, autant, du moins, qu'il est permis à l'homme de le comprendre ; il doit encore connaître les livres des prophètes. Comme un savoir aussi varié et aussi étendu n'est pas commun, on prévoit ordinairement quel est celui qui arrivera à la dignité suprême. Pour prendre ce haut rang, il faut avoir au moins trente-cinq ans. Cette fonction est perpétuelle, aussi longtemps du moins qu'on ne trouve pas un homme d'une science plus profonde, et qui soit plus digne de régner. L'Hospitalier. — Comment un seuil homme peut-il réunir tant de connaissances ? Il y a plus, je ne crois pas que celui qui se livre à tant de sciences , soit apte à gouverner. Le Génois . — Je fis aussi cette objection. On me répondit : "Nous sommes bien plus surs de rencontrer la science du gouvernement dans un homme si savant, que vous qui mettez à votre tête des gens ignares, et les croyez dignes de régner par cela seul que le hasard les a fait naître d'un prince, ou qu'ils sont imposés par une faction, Mais lors même que notre MÉTAPHYSICIEN serait tout-à-fait incapable de diriger l'Etat, l'immensité de sa science l'empêcherait d'être jamais ni méchant, ni cruel, ni tyran. Toutefois l'argument que nous tirons de sa science, a bien une autre force pour nous que pour vous, chez qui un homme passe pour savant, lorsqu'il connait mieux que ses concitoyens l'art de la grammaire, la logique d'Aristote ou tout autre auteur. Or, pour acquérir votre prétendue science, il ne faut que de la patience et une mémoire servile. Votre manière d'étudier ne peut que produire des intelligences paresseuses ; car, au lieu de s'appliquer à la contemplation des choses, l'esprit sans vigueur de vos savants s'épuise sur les livres et sur la lettre morte : il n'a donc pas la puissance de s'élever jusqu'à la conception du gouvernement des êtres par Dieu, des lois et des procédés de la nature, ou des usages et des moeurs des nations. Il n'en saurait être de même de notre MÉTAPHYSICIEN : celui qui a pu embrasser un aussi vaste cercle d'arts et de sciences, a prouvé par là la profondeur de son génie, son aptitude à tout faire, et par conséquent à gouverner. Quant à nous, nous prétendons que l'homme qui n'a étudié qu'une seule science ne peut la posséder parfaitement, aucune d'elles n'étant tout-à-fait indépendante des autres, et que celui qui n'est apte qu'à une seule étude, toujours puisée dans les livres, est un esprit dépourvu de souplesse et d'activité. Il n'appartient au contraire qu'aux intelligences actives et supérieures d'embrasser toutes sortes de sciences, et d'aller au fond des choses : et notre CHEF SUPRÊME se trouve nécessairement dans ce cas. [9] Au reste, dans notre Cité, acquérir les sciences est si facile, comme vous le voyez, que nos élèves font plus de progrès en une année que les vôtres en dix ou quinze. Faites-moi le plaisir d'en faire l'épreuve sur nos enfants." Je ne saurais vous peindre mon étonnement, lorsqu'en effet, après avoir examiné ces enfants, je fus forcé de reconnattre que cette assertion n'avait rien d'exagéré : quelques-uns d'entre eux parlaient parfaitement l'italien; car on exige qu'il y ait au moins trois interprètes pour notre langue, trois pour l'arabe, trois pour le slave, et enfin trois pour chacune des langues de notre globe. On ne leur laisse pas un moment de repos jusqu'à ce qu'ils soient devenus très habiles. Comme nous l'avons déjà dit, ils sortent dans la campagne pour courir, lancer des flèches et des javelots, tirer de l'arquebuse, chasser aux bêtes fauves ; ils y étudient aussi la botanique, la minéralogie, l'agriculture, l'art pastoral et chaque groupe se livre tour-à-tour à ces occcupations. Ce qu'on exige principalement des trois acolytes du MÉTAPHYSICIEN, c'est la connaislance de tous les arts qui concernent leurs fonctions spéciales. Ils ont bien étudié théoriquement les arts communs à toutes ; mais ils savent surtout d'une manière parfaite les arts auxquels chacun d'eux préside, et auxquels il se livre presque exclusivement. Ainsi personne ne sait, aussi bien que Puissance, l'équitation, l'art de ranger une armée en bataille, la castrametation, la fabrique des machines et des armes de tous genres, les stratagèmes, et tout ce qui a trait à la guerre. Mais outre cela, il faut que ces grands dignitaires soient versés dans la philosophie, l'histoire, la politique et les sciences physiques: L'Hospitalier. — Énumérez-moi, je vous prie, toutes les fonctions publiques, et donnez-moi des détails plus circonstanciés sur l'éducation commune. [10] Le Génois. — Tout est commun chez les Solariens, logements, dortoirs, lits et autres meubles. Tous les six mois les magistrats désignent ceux qui doivent habiter dans telle ou telle enceinte, coucher dans telle ou telle chambre. Des inscriptions au-dessus de chaque porte, indiquent la place de chacun. Toutes les études pratiques ou spéculatives sont communes aux deux sexes, avec cette différence que les travaux les plus pénibles, et qui exigent de grands déplacements, comme le labourage, les semailles, la moisson, le battage des grains, et quelquefois les vendanges, sont exécutés par les hommes. Aux femmes sont réservés le soin de traire les brebis, de fabriquer le fromage, et tous les détails enfin de la laiterie. Elles vont encore cultiver et cueillir les plantes potagères dans les jardins situés près du boulevard d'enceinte. On leur confie aussi tous les métiers sédentaires. Elles sont chargées de filer, de tisser, de coudre, de confectionner toutes sortes de vêtements, de couper les cheveux et la barbe, de préparer les médicaments. Toutefois elles sont exclues des ateliers où l'on travaille le bois et le fer, et où se fabriquent les armes. Celles qui ont le goût de la peinture peuvent s'y livrer. L'art de la musique est l'apanage propre des femmes et des enfants, parce que leurs voix sont plus agréables. Les femmes ne font usage ni de tambours ni de trompettes. Elles préparent les aliments et dressent les tables. Mais servir à table est la fonction principale des jeunes garçons et des filles au-dessous de vingt ans.