[7,0] Pâris à Hélène Si la renommée, qui a répandu votre nom dans le vaste univers, vous a un jour susurré à l'oreille le mien, vous savez parfaitement qui est Pâris Alexandre, l'arbitre des beautés : c'est son sceau qui clôt cette lettre. A écrire ces mots m'ont contraint bien des divinités : Jupiter, maître des destins, Phébus qui est devin et les pénates Phrygiens, mais plus encore Vénus qui me seconde et qui sait l'avenir - la déesse préside (le contraire ne se peut) aux voeux de fiançailles : les amours qu'elle inspire sont toujours légitimes et (10) il n'y a nul désaccord entre Cypris et Hyménée. Venue de l'inconnu, une voix portée par les airs, ou les dieux favorables, n'ont pu, j'en suis sûr, me tromper, car jamais leur oracle n'a trompé personne. Or, bien souvent ils m'ont adressé leurs conseils sur ce point et ils m'ont déclaré : "l'Achéenne épousera le Teucrien, la fille de Léda épousera Alexandre de Troie; cette femme puissante, née de la race grecque, la fleur de la noblesse pélasge, conduira toute seule Mycènes l'argienne jusqu'à Troie; pendant bien des années régnera un unique royaume; par-delà les mers Argos étendu jusqu'à Tyr se mêlera à elle". (22) Averti de la sorte par les prédictions des dieux, je te dévoile aujourd'hui les propos de l'augure Apollon, les présages que, par ma bouche, t'adressent les oracles divins, et le destin que, si je ne me trompe, ton coeur aussi devine déjà. C'est quelque chose d'imposant, de voir les dieux vaticiner pour toi, quelque chose d'admirable, de les voir t'adresser leurs prophéties. Soumets-toi donc aux destins et ne retarde pas leur accomplissement par tes hésitations. A celle que les destins réclament avec obstination, (30) que les dieux appellent sans trêve, que le Délien lui-même annonce dans ses prophéties, que la Cithéréenne supplie, que tous les astres nomment, ils promettent une bien haute destinée. Redoute donc de faire offense, toi toute seule, à tous les dieux - car ils sont offensés, si on traîne à leur obéir. Si d'aventure (...), tu peux retarder, mais non empêcher le destin. Dans leur miséricorde, les dieux sont patients et sursoient à l'avènement des choses futures; mais on ne fait pas attendre impunément l'accomplissement de leur vouloir : abuser de leur patience est s'exposer à un surcroît de châtiment. Choisis donc d'obéir aux destins et aux dieux plutôt que de les irriter d'abord et puis d'avoir ensuite peine à les apaiser. (41) Si c'était ma cause à moi que je plaidais avec instance devant toi, je serais différent, j'adopterais un tour d'éloquence plus noble; j'aurais bien soin d'entremêler mon texte d'autres couleurs de rhétorique pour qu'il te charme : ainsi, ce bariolage saurait me conquérir ton affection et la saveur du récit te séduirait en ma faveur. Je ne manquerais pas non plus de joindre à mon poème de ces petits cadeaux par lesquels nous savons bien toucher le coeur des jeunes filles. L'affaire présente s'exige rien de tel, rien de cela n'est ici nécessaire : [7,50] c'est surtout dans ton intérêt, bien peu dans mon intérêt, que je dis tout cela. Je me contente de te dévoiler les mandements de la providence divine. Ah ! comme je redoute que tu ne fâches les dieux par ta lenteur et tes retards ! Pour moi, ma joie est d'avoir mérité la faveur des dieux pour t'avoir dévoilé fidèlement leurs mandements. Je n'attends rien d'autre de toi que de te voir obéir aux dieux. (56) D'ailleurs, si tu veux que l'on te redise les commandements des dieux, soit, peut-être, que tu n'en aies pas encore bien saisi les termes, soit que tu aies envie de voir dépeint différemment et plus succinctement le spectacle de ce qui se prépare, je ne traînerai pas à répéter dans ce texte les paroles qui m'ont été confiées (...). (61) En effet, le messager n'a pas honte de transmettre à deux reprises in extenso les commandements exacts de son mandataire, afin que les termes en soient bien compris. Les dieux te font savoir que tu dois tout de suite abandonner Ménélas et Athènes, vénérée par son lâche de frère, pour régner sur le royaume de Troie. Tu seras maîtresse de l'Asie entière, si tu consens à être maîtresse de Troie, la capitale de l'Asie. Viens donc à Troie. Sois-en maîtresse : elle-même le veut. En effet, mon peuple connaît bien les oracles dont je parle. Il comprend que les destins emmènent Hélène loin de la Grèce, souhaite qu'une fois emmenée, elle soit par eux amenée entre les murs de Troie et prépare le moment où, une fois amenée ici, elle gouverne toute l'Asie. (72) Il y a longtemps que cette rumeur a frappé les oreilles de Priam. Ce grand vieillard qu'est mon père s'en réjouit; Hécube, qui partage son bonheur, me presse depuis longtemps déjà; les seigneurs, les dames, dans l'expectative, demandent : "Qu'a donc la reine que nous ont donnée les destins à tarder à ce point ? C'est qu'elle ignore les oracles de nos dieux ou que son coeur de femme redoute les tempêtes marines. Faisons donc tous des libations pour apaiser les vents et rendre leur souffle clément; puissent aussi nos prières faire gonfler les voiles qui donneront son épouse à notre cher Pâris. (82) Il ne pourra pas être que nos divinités soient mensongères et nous refusons de penser que les destins aient prophétisé en vain". Tel est l'appel que te lancent les voeux et les prières des habitants d'Ilion. Redoute la colère des dieux, si tu déçois par tes retards les voeux de tout un peuple. Si tu persistes à mépriser les puissances sacrées, elles se vengeront cruellement de toi. (87) Ta Grèce a toujours été peuplée d'augures qui lisent dans les foies. Va les voir. N'aie pas de répugnance à consulter les hommes de l'art qui te diront ce qu'il faut faire, avant que la divinité ne t'y contraigne. Si tu veux de ma part un avis, un conseil, voici ce conseil : obéis sans hésiter aux dieux. Viens ici chez nous, renie ton mariage grec. Car si tu viens pour m'épouser, tu recevras en dot le royaume de Troie tout entier. Cela ne doit pas de chagriner de me prendre pour ton époux : ma noblesse ne le cède en rien à la noblesse des Pélasges, en rien Lacédémone n'est supérieure à Troie. Tu as pour frères les jumeaux Castor et Pollux et Léda tire orgueil de sa divine progéniture [7,100] car ses enfants conçus par les dieux sont montés jusqu'aux étoiles. Mais ma famille à moi aussi brille parmi les rangs des dieux, ma race aussi, dans sa puissance, est illustrée par des ancêtres divins. Et vois mes frères : Hector, le glorieux guerrier, dont la vaillance à nulle autre n'est seconde; il y en a d'autres encore, que leur valeur élève jusqu'au ciel. A eux il est donné d'étudier les énigmes de Phébus et les lobes des foies, à eux de questionner les astres et les demeures divines. Mais à quoi bon faire mention d'eux ? Sinon pour te dire que, tous autant qu'ils sont, mes frères sont également tes frères et se soumettent à toi. (110) Autre raison pour laquelle il ne doit pas te chagriner d'abandonner le peuple argien : les fils de Cécrops sont une race de lâches, un peuple confit en dévotions; il n'y a pas une fable que ta Grèce n'ait inventée. Ils enseignent à leurs jeunes gens à perdre leur temps dans la sueur des gymnases, ils leur inculquent à fond la folie furieuse des Bacchanales. La démence des Grecs a imaginé la grotte du labyrinthe; selon leur croyance, Icare y revêtit des ailes qui le trahirent. (117) Ceci également : que la voix d'Echo résonne parmi les roches désertes. L'importance qui s'attache encore à l'histoire de Ganymède, ils l'évoquent aussi dans leur enseignement : en consignant par écrit ce forfait pour en faire mémoire, imputant à Jupiter un crime que Jupiter abomine, ils l'offrent en modèle aux garçons et aux hommes et détournent des vierges la plupart des mâles. (123) Pour ce seul motif, tu dois, comme toute jeune fille, haïr ces personnages et rejeter le nom d'Achéenne. Que dire du fait que les Grecs portent des vêtements de femme ? Ils revêtent de grands voiles et balaient le sol de leurs robes; des épingles ramènent en arrière leur chevelure. La nuit, ils se mettent sur la tête des turbans. Ils laissent en paix leurs femmes pour faire besogne avec Ganymède. Ils enduisent leurs corps d'onguents féminins. Peu s'en faut que les mâles n'aient retiré à leurs femmes le droit au plaisir que prescrivent la religion et la loi afin de le garder pour eux seuls. Les Grecs travaillent à être Indigètes, ce qu'ils ne sont pas - peut-être même certains d'entre eux préféreraient-ils être des filles. Car si d'aventure la capacité leur vient d'enfanter, ils banniront toute épouse du sol de la patrie. (137) Priez, ô grecques, que le ventre de vos maris reste infécond! Puissent vos doléances contre ces demi-hommes émouvoir les cieux ! Fuis donc à jamais ce pays, fuis ce peuple. Troie la Neptunienne, radieuse, te fera fête. Tu posséderas Pergame, ville construite par la main du fils d'un dieu. Troie, la fleur de l'Asie, mettra l'univers entier à tes pieds, si tu fais confiance aux avertissements divins, si tu me crois moi-même. Tu ne seras pas coupable, en suivant les ordres des dieux et en dédaignant d'être la putain d'un Danéen qui passe son temps à soigner sa barbe et ses cheveux, car une telle union ne mérite même pas le nom de mariage. (148) Ni l'opprobre jeté sur qui viole la pudeur, ni le déshonneur ne souillent de leur tache (si petite soit son étendue) celle [7,150] que la toute-puissance divine donne ou enlève à qui elle veut. Cette pudeur même doit te détourner des mépris de ton mari et du pacte bestial conclu avec un esprit grossier. (153) Fasse le ciel que tu contemples les demeures altières des Teucriens, que tu viennes au palais de mon père, érigé jusqu'aux astres, que tu voies les colonnes de marbre sur quoi s'appuie le toit ! Quand tu verras les murs d'ivoire de la chambre, les piliers de la salle rehaussés de pierres éclatantes, les Lares de Pergame ou les Pénates de chacun, tu pourras bien juger à leur médiocre prix les fastes danéens. (160) Et même, tu diras que leurs demeures altières sont de pauvres masures; ce qu'ils croient des palais, tu les appelleras des cabanes mesquines. Au regard des nôtres, les richesses d'Argos sont ce que le nain est à l'Olympe, le milan au faucon ou le corbeau au cygne. Après l'évocation de ces sublimités, il faut aussi parler de la glorieuse noblesse de Troie, mais j'ai la plus grande peine, malgré tous mes efforts, à en donner un aperçu, car mes mots sont impuissants à illustrer de tels objets : (169) les héros Teucriens, véritables montagnes humaines, sont différents des Grecs, au point que l'on peut dire avec admiration que les Grecs sont des nabots et les Troyens petits des géants. Quand tu seras leur reine, tu verras la beauté de leur chevelure blonde, de leur front radieux, l'éclat de leur sagesse, le caractère divin de leur haute origine, la vaillance de leur coeur, l'efficacité de leur parole et de leur bras. (175) Quant aux femmes, vieilles et jeunes, mariées et vierges, leur vie est si pure et leur beauté si harmonieuse que leur physique harmonieux s'harmonise avec leur âge et leur âge avec leur physique. La beauté des enfants impubères et des adolescents est d'une régularité harmonieuse qui est un don de Dieu. Jusqu'à l'âge adulte, ils ont en leur printemps cette régularité de traits bien accordée à leur âge et à leur apparence, eux qui surpassent en grâce votre Narcisse et dont la modestie et l'élégance signalent l'origine divine. (185) Pleins de mépris pour Ganymède, nous ne nous occupons que de nos femmes; jamais chez nous n'est outragée la pudeur de l'autre sexe. (187) Qui ne célébrerait sans fin le site de cette ville célèbre ? Le site de Troie est en effet salubre et commode : une terre fertile, qu'une charrue légère cultive, procure tous les ans le froment de Cérès au désir des moissonneurs; chérie également du jovial Bacchus, la région offre aux gens la joie d'un second bienfait : Préneste la bachique ne produit pas de telles grappes et même le lieu dit "Aire de Bacchus", sis tout près de la ville que l'on nomme Orléans, ne boit ni ne donne à boire de tels vins (et pourtant, c'est son vin que le roi Henri emportait toujours avec lui pour aller au combat et lutter avec plus de coeur - car Bacchus donne, comme on dit, des cornes aux faibles, [7,200] il enflamme les tièdes et arme les bras désarmés). Notre pays partout abonde d'arbres généreux en fruits. Il n'y manque ni les sources, ni les prés verdoyants, ni pâturages pour le bétail, ni forêts nourricières du gibier. Nous chassons le cerf; nos traits transpercent la carapace du sanglier, les lièvres oreillards, les daims et le rhinocéros. (206) Comment passer sous silence l'onde claire de Simoïs ? qui manquera d'admirer les flots cristallins du Xanthe, auquel nul cours d'eau ne saurait être comparé, fors la Loire, et le bienheureux Changeon, qui baigne les jardins de Bourgueil ? Le pêcheur y trouve aussi abondance de poissons succulents et les étangs résonnent du vol de maint oiseau. (212) Comment ne pas admirer sur l'Ida les pins aux cheveux d'or, les chênes porte-glands, les cèdres qui touchent les astres de leur cime ? Le frêne forestier est bien propre à donner des javelots solides. Tout notre territoire regorge de fécondité, au point que l'année entière est comme un riant automne, ou l'espérance d'un perpétuel printemps mêlé d'automne, puisque nous avons sans cesse des fleurs, sans cesse des fruits. (219) Ne va pas penser que j'enrobe de mensonges les décrets des dieux. Viens et vois ce dont on peut témoigner quand on le voit: le meilleur témoin, c'est celui qui décrit des choses vues. Moi, je suis un témoin véridique, et mon avis jusqu'à ce jour fait autorité : lorsqu'elles se disputaient, Jupiter m'adressa {les déesses}. Il savait, lui, que mon jugement est juste. (225) J'ai rendu un arrêt que nul de bonne foi ne saurait contester. A ton égard, je ne suis en nulle chose faux, en toutes choses vrai. Peut-être as-tu envie de venir, mais as-tu peur de venir seule, soit parce que Borée souffle et que les flots ébranlent le navire, soit parce que la présence de ton mari te retient contre ton gré. (231) Aux dieux de se charger du premier obstacle, à moi le second ! Je repousserai ton mari, les dieux calmeront les souffles de tempête. J'emplirai, si tu veux, une flotte de soldats en armes. J'irai sus à ton mari, repousserai à coups d'épée ceux qui me combattront et ramènerai en combattant ma proie dans les murs de ma ville de Pergame. O noble proie, butin à jamais mémorable ! Tu as pour moi plus de valeur, si je t'obtiens en faisant couler le sang. Tu as pour moi plus de douceur, si je te paye de mon sang. Tu me seras encore plus chère, si je dois souffrir pour t'acheter. Car on a plus d'amour encore pour ce que l'on se gagne au combat. (241) Heureux et bienheureux, celui dont une proie comme celle-ci orientera les pas ! Pour une proie comme celle-ci, je voudrais traverser les marais du Styx à la nage, ou accomplir les travaux les plus durs. Des quantités de toisons d'or n'auraient pas plus de valeur à mes yeux; et pourtant Jason, lui, est allé chercher non des quantités de toisons, mais une seule. Si tu désires venir à moi, ton voeu se réalisera, car, à moins que tu n'y répugnes, ta venue n'est pas irréalisable : la fille de Léda jamais ne manquera de courage. Il faut y aller, si tu acceptes de confier ton sort à la mer. [7,250] Si l'océan est calme, si le zéphyr gonfle les voiles, risque-toi sur un navire, quand ton mari sera au loin. Je crois fermement que tu mettras tout en oeuvre pour obéir aux dieux. D'où ma conclusion, pleine d'assurance et de certitude : je crois, que tu le veuilles ou non, les oracles certains des dieux. (255) Car il viendra, il viendra, cet avenir qu'ils ont prophétisé. Si tu l'acceptes, il adviendra; il adviendra également, si d'aventure tu le refuses. Mais le châtiment menace le récalcitrant, une aimable paix attend le volontaire. Partage donc la volonté des dieux, car tu ne pourras leur résister. (259) Une lettre de toi annoncera ta venue et te précédera d'un pas vif sur la route qui mène à moi. Confie ta missive à un messager sûr et garde la mienne cachée sur ton coeur. S'il manque quelque détail qu'il aurait fallu mentionner, fais-le. J'irai immédiatement où ta lettre me demandera d'aller. J'irai à pied ou à cheval, j'irai, s'il te plaît, en bateau. J'irai tout seul ou avec le renfort d'une troupe de marins. Ma seule inquiétude, c'est que tu te refuses à me donner des ordres. Si tu veux bien commander, rien ne me pèse ni ne m'offense. J'ai des navires, de l'argent et des forces, et j'ai des compagnons; les dieux, dans leur pitié, nous prêtent aussi main-forte. Pas d'obstacle, pour peu que nous soyons tous deux d'accord. (272) Dis-moi : "Viens", je viendrai où m'indiquera ta lettre. Déesse prête à faire voile vers le lit de Pâris, salut. Trois et quatre fois salut. Reçois le salut que je souhaite aussi pour moi-même. Que ta réponse m'apporte ton salut et l'assurance que tu me liras tes écrits de ta bouche. Cependant je la serrerai contre mon coeur, au point de la faire presque entrer dans mon coeur, la lettre qui viendra me dire le nom d'Hélène. (279) Bienheureux parchemin, qui a eu le privilège de toucher ta main, lorsque tu écrivais; plus heureux encore celui que je rédige, s'il repose couché sous le sein d'Hélène. Si seulement cette feuille était alors Pâris et Pâris cette feuille ! Si je pouvais me dissimuler là où tu la dissimulera ! (284) Je reprendrais tout d'un coup conscience de moi-même, et tu apprendrais qui je suis, et je pourrais en personne te dire qui je suis. La feuille de parchemin resterait à la maison et c'est moi-même qui serais la missive à toi adressée. Je serais pour moi-même un messager exact et sûr; je serais le porte-parole de Pâris et serais son alter ego; je plaiderais devant toi la cause de Pâris; (290) je répondrais aussi, si tu me demandais une réponse. Je saurais me souvenir des regards délicieux et des mots délectables, et je saisirais de toi ce qu'il me siérait de saisir. (293) Que ta réponse, aussi vite que possible, vienne faire visite à Pâris, récréer sa lassitude et soigner sa faiblesse. Qu'elle soit toute bruissante de cris mélodieux, je t'en prie. Qu'elle soit le miroir où je puisse te contempler. Qu'une vierge en fleur m'adresse des paroles fleuries, capables de dessiner devant mes yeux le visage et les pensées de la Lédéenne. Que la douceur du miel parfume tes paroles ! (300) écris-moi surtout ce qui, de ton point de vue, est destiné à faire plaisir. [8,0] Hélène à Pâris La renommée a bien souvent redit ton nom à mon oreille; il y a longtemps que je sais les aventures et les qualités de Pâris. Le jugement que tu as rendu a répandu ton nom dans tout l'univers: peut-on passer sous silence l'histoire d'un si grand juge ? Il est comme supérieur aux dieux, celui qui est leur juge. Tu reçus l'ordre de signifier aux déesses un arrêt équitable, pour apaiser ainsi leurs esprits en litige. Jupiter fut assez malin pour se dérober au devoir de juger (et pourtant il était bien capable de trancher tout seul le litige que suscita entre elles la pomme lancée par Discorde lorsque, dans sa démence, celle-ci se vit exclue de la table des dieux). Mais le dieu se garda sagement de fâcher l'une ou l'autre d'entre elles. Il se contenta de les inviter à se soumettre au décret de Pâris. Par ton jugement, tu mis enfin un terme à ce procès. (15) Voilà l'histoire, telle que je l'ai comprise, telle que j'en connais le déroulement. Mais il y a plus : je connais aussi la récompense qui t'attendait, l'objet des promesses que te firent et Vénus et Junon et Minerve; je sais à qui (mais fut-ce à elle ou à l'objet de sa promesse ?) tu as donné ta préférence. (19) Puissent les dieux rendre les destins plus favorables que je ne le crois, que je ne l'attends ! Puissent les dieux muer en optimisme mon attente et ma crainte ! Puisse-t-il m'être donné d'attendre un meilleur sort des dieux ! Car j'ai peur, ah ! vraiment trop peur que Junon ne soit déloyale envers toi, qu'envers toi la divinité de Minerve ne soit dure et cruelle. A-t-on jamais vu, je le demande, la fureur de l'auguste Junon rester inassouvie ? (25) Si Junon tempête, l'air aussitôt sera tempétueux; quand la tempête tiendra l'air, on ne pourra se fier à la terre. Junon s'accouple avec la terre quand elle est en paix avec nous; mal disposée à notre égard, elle refusera ses faveurs à Jupiter. Un époux ne peut être en guerre avec une épouse si puissante; Jupiter n'osera jamais refuser d'écouter les prières de Junon et sa chère Junon fera toujours le vouloir de Jupiter. (32) Voilà pourquoi la colère de Junon est absolument redoutable. Le bruit de ta noblesse et la gloire de Troie, le renom de Priam, l'antique puissance de son sceptre déployée sur bien des pays et le renom d'Hector sont parvenus jusqu'à notre palais. Nous sommes au centre de la machine du vaste univers: aussi tout ce qui cherche à se dissimuler aux rayons si nombreux du soleil embrasé, l'univers nous le révèle ou bien nous le soumet. (40) Il n'y a presque aucun endroit de l'univers où nous ne soyons les maîtres: nos jeunes gens ont écrasé l'Ethiopie, l'Inde; la langue grecque a prévalu sur celle que l'on nomme latine; nos armées ont jeté à bas les murailles de Thèbes, dont les débris fument encore. Je me demande bien comment ta Teucrie a échappé à la puissance achéenne et a encore la force de tenir en main son sceptre ... (47) Mais voici qu'un je ne sais quoi s'insinue dans mon oreille attentive, que mes pensées méditatives me soufflent un je ne sais quoi et qu'elles perçoivent l'enchaînement des faits par une sorte de prémonition. [8,50] Tu veux savoir la raison pour laquelle les Achéens seront tes maîtres, pour laquelle les murailles de Troie seront, si je ne me trompe, jetées à bas ? Je ne suis pas sans bien comprendre les signes qu'on déchiffre dans les lobes des foies et dans l'envol rapide des oiseaux, non plus que les mystères de Junon et ceux de Phébus. Toi, tu mets sous mes yeux l'oracle des destins et des dieux, et la machinerie d'événements énormes se met en branle. (56) Mais il y a chez nous aussi un augure, Apollon de Dicté, et il a glissé dans l'oreille de mon coeur le récit du futur. Souventes fois, il m'a révélé que je devrais changer d'époux et fuir la terre où je suis née. Tu prophétises que je recevrai en dot le royaume de Troie. Révélation monumentale ! C'est en cela que réside le bouleversement du monde, car c'est de cette manière qu'Argos se rendra maîtresse de Troie. Pour qu'il n'y ait pas d'épreuve que ma vaillance n'ait à affronter, pas d'obstacle qu'elle n'ait à surmonter, voici comme les dieux mettent en balance le destin des royaumes : (65) il dépendra de moi que deux royaumes soient unis ou détruits. Moi, faible femme, me voici transformée en la cause d'un événement immense si je change de pays, si je romps mes engagements premiers. C'est cela que les devins m'ont naguère laissé entendre, en m'exposant, par trois ou quatre fois, l'affaire point par point. (70) Mais l'ombre de Junon me terrorise affreusement; je ne serai tranquille dans aucun pays, si Minerve est en colère. Peut-être, si c'est ce que trament les destins, aboutirai-je au résultat suivant : la divinité hostile secondera ma funeste entreprise, afin qu'une conduite misérable connaisse au bout du compte une conclusion misérable et qu'une vengeance atroce anéantisse les pécheurs. (76) Prends garde que ce ne soit cela que demain nous réserve. Mais tu as raison : on peut apaiser les dieux. Soit. Apaisons-les. Qu'on leur offre un sacrifice propre à les apaiser et que l'on soit absous du grief de trahison. Les dieux s'apaiseront, s'il y a abandon de l'accusation. Mais si l'accusation repose sur mon union adultère avec Pâris, serai-je rendue à mon mari ? reviendrai-je à l'union que j'avais méprisée ? Mais quel visage faire alors face à l'époux bafoué ? Est-il pensable qu'un mari bafoué veuille encore de moi ? Est-ce qu'il peut s'apaiser, un mari dont la femme est souillée ? Ce n'est pas de sitôt qu'une souillure connue de tous peut être pardonnée. (87) Si je ne reviens pas, je n'aurai aucune chance d'obtenir la clémence des dieux. Il est bien dur de décider de revenir, plus dur encore de décider de ne pas revenir. Mais j'aime mieux mourir plutôt que de retourner en arrière, si je t'épouse. Je te serais arrachée, ou plutôt tu me serais arraché ? Est-ce que je pourrais vivre, si j'avais le malheur de t'abandonner ? Est-ce que je serai comme cela ravie un jour aux étreintes de Pâris ? Est-ce que le lien d'amour solidement noué hélas se brisera ? (94) A ce seul mot, mon âme se fige d'angoisse. C'est ainsi qu'en mon for intérieur, je pèse le pour et le contre. Mais, dans mon désarroi, le souvenir des circonstances guide ma délibération : les dieux ne m'enjoindraient pas d'agir de la sorte, si c'était un péché; les saintes divinités ne sauraient prôner le crime d'adultère; si c'était le cas, les êtres célestes seraient la cause première du crime. [8,100] Ils comprennent, ils administrent l'affaire de plus haut. Nous n'avons pas le droit de leur obéir en traînant les pieds. Ils répandront leur lumière sur le début, sur le milieu et sur la fin de l'aventure. D'ailleurs, on reconnaît que les dieux mêmes ont quelquefois méfait : Junon, à ce qu'on croit, espionna Jupiter le très-haut - espionnage qui lui permit de stigmatiser les fréquents adultères de son mari (Argus en témoigne encore, qui veille à ce que Jupiter ne s'égare). (107) Pour ce qui est de Ganymède, je préfère ne pas en dire un mot. Le Soleil a surpris les étreintes illicites de Vénus et les nymphes ont rarement fait des difficultés pour céder aux dieux. En général, les divinités s'accordent les unes aux autres le pardon au moment où elles s'accordent les unes aux autres leurs faveurs. Et nous, c'est leur défense, c'est leur punition sévère qui nous retiennent toujours, qui nous frappent de leur rigueur brutale. Mais qu'est-ce que c'est que cette présomption qui m'anime contre les dieux ? Nous devons accepter leurs actions avec sérénité. Quelle que soit leur conduite, il ne nous revient pas de la blâmer. Aux dieux le droit d'agir, à nous le droit de supporter. Nous-mêmes, ô genre humain, préoccupons-nous de notre devoir ... (118) Si, comme tu l'écris, Troie voit arriver une épouse étrangère, l'épouse d'un autre homme, la fille d'une race orgueilleuse - si en somme je viens à Troie, car c'est bien de moi que parle ta lettre -, je serai un jour en butte à la fureur des tiens; à cause de moi, ton peuple brûlera d'une colère ardente et ta famille, la longue séquelle de tes parents, se dressera contre moi, lorsqu'ils souffriront de la guerre, lorsqu'ils auront à supporter des malheurs dont ils n'ont pas l'idée aujourd'hui. (126) Car l'immense orgueil de ma race est notoire. C'est un peuple infrangible, une race absolument invincible à la guerre, capable d'endurer une souffrance rigoureuse autant qu'extrême, un peuple plein de ruse, très nombreux et très riche. Les Grecs ne me laisseront pas placidement entrer dans le lit de Pâris, fût-ce avec la bénédiction des dieux. Bien plus : cette injure atroce, il leur faudra la venger. (133) Toute la Grèce se coalisera à cause de moi. Car le roi sera enragé de douleur de m'avoir ainsi perdue et cette noble douleur provoquera la mobilisation générale; et si mon mari refuse, par une sorte de dédain, de venger ce crime, qu'il cache et dissimule sa rage, son frère, quant à lui, ne le laissera pas invengé, non plus que les chefs des Cécropides, Ajax et le cruel Achille, Pyrrhus, dont le courage évoque déjà celui de son père Achille, Thessandre, Sthenelos, Palamède et Diomède, Ulysse aux ruses efficaces et aux tromperies maléfiques, d'autres chefs encore, qu'il serait trop long d'énumérer. (144) Tous ceux-là investiront Troie pour un long siège et déchaîneront des combats sans trêve de leur bras féroce. C'est alors, pour la première fois, que la jeunesse troyenne fera l'apprentissage de la fuite devant l'ennemi; ceux que tu décris comme rompus au métier des armes, invaincus et féroces au combat, tu les verras pusillanimes et tu blâmeras leur inertie; [8,150] tu jugeras leur courage glacé et nommeras leur troupe inoffensive. L'affrontement avec les Dolopes vous coûtera si cher que, si vous vous battez avec eux, vous aurez l'impression de ne pas vous être battus. Ceux que tu qualifies aujourd'hui de lâches et d'efféminés, tu verras qu'ils sont courageux et tu devras bien reconnaître qu'ils sont virils. Un ennemi ne doit pas trop rabaisser son ennemi. Ce n'est pas la même chose, d'être glorieux avant le combat, et après. Ne fais l'éloge des vainqueurs qu'une fois la bataille achevée. Pour le moment, nous sommes en paix les uns avec les autres et nos gens en civil. (159) Nos armées vont s'affronter : la situation exigera que l'on recoure à l'épée. La seule gloire qui puisse appartenir à l'un ou l'autre camp, c'est la gloire conquise à la pointe de l'épée. C'est l'épée qui doit être la mère de la gloire, non les paroles fugaces. La faillite de leur entreprise vaudra aux moins courageux la soumission, l'énergie de leur action conférera aux vainqueurs la couronne de gloire. Tant que la bataille n'a encore mis aux prises deux peuples, ni ne les a départagés, que ni l'un ni l'autre n'a remporté le triomphe, gardons-nous d'exalter celui-ci, de vilipender celui-là. (167) Ne va pas considérer ces circonlocutions comme une attaque contre toi ni comme un blâme de la reine que je suis au roi Teucrien Pâris. Mais il vaudrait mieux quand même considérer l'issue de la guerre et le moment où chacun remportera le triomphe qu'il a mérité. (171) En outre, une extrême inquiétude me ronge du sort qui sera le mien lorsqu'un péril imminent de guerre menacera les Teucriens. C'est alors qu'ils maudiront un hymen dès l'origine immoral; c'est alors que j'apparaîtrai au peuple rassemblé une épouse détestable. Et lorsque les mères perdront leurs enfants à la guerre, les femmes leurs maris, les vierges leurs fiancés, lorsque Pergame sera souillée du sang de ses citoyens, lorsque le fils tombera sans vie sous les yeux de son père, le visage de la Tyndaride paraîtra odieux et l'on maudira en ma personne le malheur infernal de toute cette guerre. (181) La cohorte outragée des survivants s'armera contre moi et c'est à moi que l'on fera payer le prix de la bataille. Alors, les mains liées, je serai rendue à l'Atride pour recevoir le châtiment que Troie l'adultère aura édicté contre moi - Troie qui s'est servi des oracles variés des devins pour faire de moi une prostituée, qui a séduit mon coeur par ses prières et par ses voeux, qui fut coupable du viol de ma pudeur. (188) Envers toi, ils seront indulgents, ton sang et ta patrie, tandis que mon sang se dressera férocement contre moi. Ces perspectives redoutables retiennent Hélène, la maintiennent dans le droit chemin. Et puis, il y a l'amour conjugal, la constance dans la chasteté, qui me dissuadent de partir vers des royaumes étrangers ... (193) Pourtant, il est permis d'espérer des dieux un sort plus favorable. Les dieux nous seront propices, si nous nous rendons agréables à eux, et ils tourneront en bien leurs prédictions ou nos pressentiments : peut-être, pour une affaire de si peu de conséquence, Ménélas ni l'autre Atride ne trouveront matière à se chagriner à l'excès; ou encore tous les Grecs se coaliseront-ils à cause de la Lédéenne, mais un sinistre augure les retiendra de se mettre en route; [8,200] ou bien la mer aux flots mouvants soulevés par des aquilons farouches engloutira-t-elle dans ses ondes la foule des soldats dispersés; ou bien un gros tas d'or suggérera-t-il de fermer les yeux au bavard roi d'Ithaque, Ulysse le corrompu, qui conclura séparément la paix : les trésors de Priam achèteront son salut à la cupidité des Grecs. Peut-être encore que les Troyens remporteront le triomphe espéré et qu'inférieurs en nombre, ils mettront en fuite les myriades de leurs ennemis; ou qu'Hector, par ses armes, différera le sort des armes ou que les Argiens, épuisés par les aléas d'un siège trop long, domptés par le glaive et par la faim, choisiront de regagner Mycènes en laissant Troie intacte. (211) Lorsque les dieux veulent faire preuve de mansuétude ou de miséricorde, qui serait capable d'énoncer, de dénombrer et de concevoir tous les signes, tous les miracles, tout le plan mystérieux qui renversent d'un seul coup la situation ? Tout homme doit donc espérer des dieux un sort plus heureux, car les dieux sont toujours disposés à l'indulgence. La douce clémence des dieux adoucit leurs décrets; c'est par clémence que les puissances célestes modifient leurs projets - non pas toutefois en déni de l'équité, mais en vertu d'un plan mystérieux. (220) Puis donc que la bonté divine m'inspire plus de confiance que mes actions réelles ou virtuelles ne m'inspirent de crainte, je pourrais à la fois obéir aux dieux et m'en remettre à toi s'il n'y avait pas encore un obstacle, un obstacle dévastateur, un obstacle à mes yeux terrible, funeste et intolérable : la cause de mon angoisse extrême, c'est la rumeur qui se répandra que j'aurai bafoué l'honneur. Et bien que, par ma venue, l'honneur ne soit pas bafoué - puisque je réponds à l'appel des destins et que telle est la décision des dieux -, la rumeur infamante ne souillera pas moins les oreilles des hommes, la rumeur ignorante de la loi, incapable de dire le juste, qui passe sous silence, travestit ou tourne en mauvaise part les bonnes actions et lance dans le cieux vides la nouvelle des faits ainsi dénaturés. (232) Telle est ma crainte : c'est une chose terrible de laisser après soi une renommée d'infamie. Car, de même que ma beauté resplendit partout sur le monde et que mon charme unique a exalté mon nom à travers l'univers entier, de même les vents légers apporteront aux hommes le récit de mes actes, en se gardant bien de dire la puissance et le nom de la déesse qui m'a contrainte à émigrer en étrangère vers un royaume lointain; ils tairont aussi la tristesse de mon visage, la pureté de mon chaste coeur, l'affreuse épouvante inspirée par les dieux, la pâmoison face aux menaces et aux ordres explicites, qui ont environné ce départ. (241) On dira ces seuls mots : la Lédéenne a trahi son honneur et bafoué, par son adultère, le pacte qui la liait à son mari. La rumeur répandra à pleins seaux sur les peuples cette ignominie qui, la contaminant, lésera aussi Léda, ma mère. Du même coup, mes frères, que leur destin égale désormais aux dieux, seront pollués par cette nouvelle odieuse ou par la rumeur ailée. Oserai-je alors sans rougir regarder ma mère dans les yeux ? Ou, dis-moi, de quel front adresserai-je aux divinités fraternelles des prières de supplication, quand elles auront subi par ma faute une cruelle offense ? [8,250] Mais cette inquiétude, la raison peut la calmer. Car c'est la rumeur, et rien d'autre, qui me fera du tort. Comme la chose adviendra selon le juste plan des dieux, mes frères au moins la comprendront, puisqu'ils sont divins, et destinés à devenir, avant peu, un astre double. Ainsi mes frères, dans leur sérénité, et ma mère, dans sa bienveillance, prendront la chose avec placidité et comprendront qu'il devait en être ainsi. C'est donc seulement la rumeur répandue dans le peuple qui me fera du tort. Assurément, elle inondera les peuples de propos ignominieux, exagérera ma responsabilité, restera bouche cousue sur le rôle des dieux. (260) C'est comme si toute rumeur ne voulait prendre son vol que pour dire l'infamie: elle dissimule toujours le bien et répand le mal dans les airs. Je n'ai, au demeurant, pas peur que l'honnêteté d'Hélène et mon honneur ne soient salis, si la rumeur dévoile sa vraie nature en décidant d'agrémenter ses dires de mensonges pittoresques. Elle travestira la vérité, teindra le blanc en noir. (266) Mais si c'est une chose juste, pleinement et puissamment raisonnable, employons tous nos efforts à accomplir les commandements des dieux et passons à côté des hurlements de Scylla en nous bouchant les oreilles : le vent qui souffle parmi le vulgaire ne doit pas passer avant les dieux. (270) Complaisons aux dieux tout en déplaisant au vulgaire, si toutefois l'avis du vulgaire est en profond désaccord avec celui des dieux. Quand c'est possible, complaisons aux uns et à l'autre; sinon, on ne doit pas hésiter à préférer la divinité : la parole divine n'est aucune fois mensongère; la parole humaine est quelquefois mensongère. Il est donc bien évident qu'il faut obéir aux êtres célestes, qui ne trompent ni ne se trompent jamais, plutôt qu'aux créatures terrestres, qui trompent et qui se trompent. J'obéis donc aux dieux : je suis la route qu'ils m'indiqueront, quelle qu'elle soit. (280) Ah ! Ménélas chéri, comme suis triste de t'être enlevée, comme je pleure d'être arrachée à tes embrassements conjugaux ! Ah ! quels cruels soupirs exhale mon coeur ! Oh ! je voudrais qu'il fût permis de se rebeller contre les dieux ou qu'il n'y eût pas de dieux à qui l'on soit tenu d'obéir ! Je délire en disant ces mots, mais le chagrin me tord les entrailles, mon visage blêmit et se décompose sous l'effet d'une terrible angoisse. Serai-je, moi vivante, arrachée à mon cher Ménélas? Violerai-je la foi qu'une épouse doit à son mari ? (289) J'en prends à témoin le flot de larmes qui coule de mes yeux, mes yeux sans sommeil, les soupirs douloureux de mon coeur, et le soleil qui voit toutes choses, et la nuit qui sait bien les peines, et le lit qui sait bien comme je fis l'offrande de ma virginité: c'est tout à fait contre mon gré que je suis arrachée à la terre de mes pères, c'est malgré moi qu'enfin je laisserai la couche de mon mari. (295) D'ailleurs, j'emporterai mon cher Ménélas dans mon coeur et ne pourrai l'effacer de mon âme. Amour soit témoin que je n'aurai pas bafoué l'honneur ! Ce n'est pas pour autant que je garderai une foi moindre envers toi, que je n'aurai pas pour Pâris les élans que doit une épouse. [8,300] Bien au contraire, l'amour conjugal, la constance inébranlable de l'amour, les étreintes données et échangées, et l'occasion bientôt offerte de parler l'un avec l'autre pourront réellement unir nos deux esprits. Sans espoir de retour vers l'illustre Mycènes, je vais donc me hâter vers ce Pâris que m'ont promis les destins. Adieu à jamais, mon pays ! Adieu, douce Mycènes ! Adieu à toi, ma chambre, confidente des rites du pacte conjugal que Ménélas souvent célébra avec moi. (309) En partant, je perdrai mon peuple ainsi que mes parents; en partant, j'irai contempler les pénates de Priam porte-sceptre. Plus aucune pudeur, plus aucune douleur ne font obstacle à mon prochain départ. Mais, devant partir en cachette, je n'ai ni guide ni compagnon, surtout que nul des miens n'est au courant de l'affaire et que je ne souhaite confier à personne les secrets des dieux. (315) Or toi, qui fus l'objet des avertissements répétés des dieux, toi à qui les destins sourient, Pâris, viens à ma rencontre. Car c'est ton intérêt qui est en jeu, c'est toi qui gagne dans l'affaire une femme de Grèce. Il doit déployer plus de zèle, celui qui attend du profit d'une affaire; la peine doit être agréable, quand une aimable récompense est au bout. (320) Voilà donc les commandements que ta lettre réclamait de moi. Tu m'as fait comprendre que tu viendrais, aux conditions que je t'imposerais. Eh bien ! Je t'impose de venir, de venir sous l'apparence d'un marchand. Remplis trois navires, et pas plus, de soldats triés sur le volet - mène l'opération rondement, avant que la rumeur ne l'évente. Fais suspendre au mât une branche d'olivier: ainsi, tu donneras à la ville un signal de paix, à moi le signal du départ. (327) Lorsque tu aborderas sur nos côtes, reste caché à l'intérieur; laisse parler tes compagnons et tes marins. Dites que vous transportez des marchandises dignes de rois, que vous ne voulez les montrer qu'au roi et à la reine et que vous ne pouvez pas en délester votre navire; mais le roi et la reine, ou l'un d'entre eux, n'ont qu'à venir ... (333) Entre-temps, cachez les armes; qu'on ne puisse les voir; recouvrez-les d'un quelconque matériel. Comme le veut la coutume, un messager accourra au palais. Je m'arrangerai immédiatement pour que mon mari reste à la maison. Je viendrai avec une suite peu nombreuse. Je vous demanderai qui vous êtes et d'où vous venez : vous tairez le nom de Troie et feindrez de venir d'ailleurs. Je monterai sur le navire ... Alors, larguez les amarres! (340) Que les rames véloces se ploient dans l'onde calme et que l'on oriente aussitôt les voiles dans l'axe du vent qui les gonfle afin que le navire s'enfuie plus vite que l'oiseau et que la vitesse de sa fuite décourage les poursuivants. Et si la colère arme mes serviteurs et les enrage contre vous, que ce serviteur, quel qu'il soit, éprouve la force de tes armes - c'est permis. La nef aux flancs goudronnés qui m'emportera ira devant; les deux autres essuieront l'assaut et le choc des poursuivants. Bien que le caractère si brusque de l'opération les aient laissé à court de riposte et que, dans leur stupeur, [8,350] ils ne sachent guère que faire, hâtez encore la fuite, avant qu'ils ne puissent se ressaisir et même : allez plus vite que le vent. Ordonne alors aux marins de pousser de toutes leurs forces sur les rames, aie alors la sagesse de détourner les yeux de moi quelque temps. Il viendra, le moment où tu pourras prendre toute liberté sur moi et où nous pourrons nous repaître d'un plaisir partagé. (356) Voilà. Ma petite lettre a répondu à ta lettre. Que ma lettre repose sur ton sein. La tienne reposera en permanence sur mon sein jusqu'au jour où tu l'en arracheras avec mes vêtements. Ma lettre, je t'en prie, ne cesse pas d'adresser à Pâris mon salut; en le saluant ainsi, tu me rendras agréable aux yeux de Pâris, et il ne tardera pas, si je lui suis agréable. Viens, Pâris, ô toi que j'attends, pour que nous repartions ensemble, n'émousse pas par tes retards les désirs de celle qui t'implore, crains que les dieux ne modifient ma résolution ou les vents l'état de la mer. Que ta réponse soit de celles que tu me remettes en personne, dont tu expliques les obscurités, quand je la lirai, dont tu puisses me dire face à face : "voilà ce qu'il en est". Enfin, viens me donner ce bonjour que j'attends (370) et reçois l'adieu que je te donne.