Après l'escarmouche avec les soldats de Thèbes, nous revenons tous vers Colone où Oedipe nous attend, comme lui seul peut attendre. Il ne fait, dans son attention et sa tendresse, aucune différence entre ses filles et ne marque aucune préférence pour celle qui est restée chaque jour près de lui alors que l'autre demeurait tranquillement dans le palais de Thèbes. Antigone est heureuse d'avoir retrouvé sa soeur et de cette égalité entre elles. Oedipe a toujours son air de divin mendiant, mais il est franchement sale. Ses vêtements sont pleins de taches et déchirés. Il n'a plus été lavé depuis deux jours au moins et la soeur a tracé de larges sillons sur son visage couvert de poussière. Ses cheveux hirsutes et trop longs, sa barbe qui n'est pas faite lui donnent un air égaré. Il n'était pas comme ça quand je m'occupais de lui. La vie errante et les fatigues de la route ont dépassé les forces d'Antigone. Oedipe a beaucoup maigri depuis mon départ et ses cheveux ont prématurément blanchi. Je suis troublé de le retrouver ainsi, mais ce qui m'atterre c'est de voir ses mains inactives. Il n'a plus près de lui le sac qui contient ses outils. S'il est là sans ses outils, c'est qu'il est venu pour mourir. Cette certitude me bouleverse, je ne puis comprendre comment j'ai pu le quitter, comment j'ai pu l'abandonner seul sur la route avec Antigone. Des sanglots me déchirent, je me précipite sur le sol et j'embrasse ses pieds, ses pauvres pieds blessés et boueux que j'ai cessé de laver et de soigner comme j'aurais dû continuer à le faire. Il se penche vers moi, il me saisit à la taille et je sens avec épouvante qu'il veut me soulever. Dans l'état de fatigue et de délabrement où il se trouve, il n'y parviendra jamais. Il y parvient et même avec une aisance merveilleuse car, malgré son aspect brisé, il a conservé toute sa force. Il me soulève au-dessus de lui, en penchant son corps en arrière comme je l'ai vu faire avec Antigone sur le cap, quand il l'a offerte au soleil. Derrière moi, j'entends le rire heureux et soulagé des deux filles. Elles ont eu peur et sont fières maintenant de la force de leur père. Il me dépose et je me retrouve devant lui qui sourit d'un air amusé de tout son visage sans yeux. Son geste m'a délivré de ma tristesse et de mes remords et je ne puis que lui dire : Merci ! Mais, entre nous, merci suffit puisqu'il me dit à sa façon abrupte : "Tu as bien fait, tu devais partir, Clios. Il fallait rebâtir ta maison, reconstituer ton troupeau et, avec Io, rendre la vie à ton clan. Tu es peintre maintenant, cela aussi c'est bien". Je sens qu'il y a dans ces mots un adieu, et une angoisse m'étreint : "Si tu nous quittes que deviendra Antigone ? - Elle découvrira, le jour venu, ce qu'elle doit faire. Tous deux vous avez changé, vous avez grandi dans les épreuves et l'admiration que vous éprouvez l'un pour l'autre". Pendant que nous parlons, le sinistre brouillard de la matinée se dissipe. Le ciel apparaît très pur, très calme et la brise qui emporte les nuées agite à peine les arbres. Comme nous le faisions souvent, pendant nos haltes au bord de la route, nous restons tous deux silencieux, laissant, après la pénombre et l'agitation de cette matinée, pénétrer en nous cette tranquillité bienheureuse. Bien que le ciel soit parfaitement bleu, on entend au loin un roulement de tonnerre et un éclair traverse l'air. "C'est le signe", dit Oedipe et il me demande d'envoyer un messager prévenir Thésée. Hippias est là et part en courant. Je fais venir Antigone et Narsès près de nous et je demande à Oedipe pourquoi, depuis tant de temps, il a tourné autour d'Athènes au lieu d'y venir directement comme il aurait pu le faire. Il s'agenouille sur le sable et prie Narsès de lui faire suivre du doigt les aller et retour de son voyage. Il se relève et dit : "J'ai tracé sans le savoir sur le sol de ce pays une forme presque parfaite, je ne comprends pas ce qu'elle signifie ni ce qu'elle annonce peut-être. Comme dans le dernier rêve que j'ai fait, c'est toujours l'inconnu qui vient à ma rencontre". "Ici, dit Antigone, nous avons été exposés devant tous. Chacun a pu nous voir, nous rejeter ou nous retrouver en lui-même. Nous avons été attaqués, défendus et finalement accueillis. Le sens apparaîtra à son heure. Laissons Athènes le découvrir". Le tonnerre retentit pour la deuxième fois, sans troubler Oedipe. Il est toujours celui qui a pu, sur le cap, dominer et faire retomber dans la mer l'énorme vague de la folie. Un messager vient nous annoncer que Thésée arrive. Je vois qu'il me reste peu de temps et je dis à Oedipe : "Je n'ai pas seulement peint à Athènes dans les temples et le palais du roi. Sur un mur, en pleine campagne, j'ai fait une fresque qui évoque nos années sur la route. C'est un chemin de terre et de cailloux comme nous en avons tant parcouru. Un chemin où mon père et ma mère aimaient se promener dans mon enfance en me tenant par la main et qu'ils avaient appelé le chemin du soleil. Les branches des arbres se rejoignent souvent au-dessus de lui, il est bordé seulement de buissons, de ronces et de fougères. Une seule touffe de coquelicots suffit pour l'éclairer - Quand j'étais petit, dit Oedipe, je pensais qu'il n'y a rien de plus beau que la mer et les coquelicots. Décris-moi encore ce chemin, Clios, car il parle à mon coeur. - Il est parsemé de ces pierres à demi cachées sur lesquelles tu as si souvent buté. Entre les branches, on reconnaît parfois la couleur éclatante des fleurs que dans nos vallées on appelle des soleils. Il n'y a rien d'autre, c'est un sentier comme il y en a beaucoup en Grèce. Un chemin qui n'est jamais pressé, qui serpente indéfiniment et sans dire d'avance où il va. Je ne l'ai pas fait pour Thésée, mais pour Antigone et pour toi. Aussi pour les petites gens et pour les esclaves exilés loin de leur patrie qui viennent en grand nombre le voir et le revoir". Pendant que nous parlons, Narsès a emmené Antigone dans notre maison où Ismène la revêt d'une robe blanche qu'elle lui a apportée de Thèbes. Je suis heureux de la voir revenir aussi belle qu'autrefois dans ton manteau bleu, Diotime. Thésée survient au moment où le ciel, toujours parfaitement pur, retentit d'un long grondement de tonnerre. Il s'approche d'Oedipe avec respect et peut-être une certaine crainte. Ils sont tous deux, dans leur jeunesse, entrés dans le Labyrinthe. Oedipe l'a traversé de vive force, en combattant le Minotaure sans le tuer. Thésée a tué le Minotaure et est parvenu par ruse et par séduction à revenir en arrière. Il est devenu le roi et le fondateur d'une grande cité, Oedipe, un mendiant et un aède aveugle. Un nouveau coup de tonnerre fait vibrer l'air et trembler le sol. Oedipe se lève et dit: "Voici l'heure". Thésée lui offre de le guider vers le lieu où il est appelé. Oedipe sourit et répond: "Comme je te l'ai annoncé, c'est moi maintenant qui suis le clairvoyant". Il abandonne son bâton et part en tête avec autorité. Thésée, à ses côtés, peine comme nous à suivre son allure. La marche est longue, il s'arrête brusquement au bord d'un gouffre. En face de lui le tronc creux d'un grand arbre contient des amphores. Il demande à ses filles d'aller puiser de l'eau à une source qu'on entend. Pendant ce temps, je le soigne comme je le faisais autrefois. Je coupe et je coiffe ses cheveux, je lui enlève avec respect ses haillons et, quand l'eau est là, je le lave pendant que ses filles procèdent aux rites. Nous gardons tous le silence et je sens qu'il prend plaisir à mes soins. Son corps, terriblement amaigri, est toujours celui d'un athlète, je me réjouis de ses justes proportions et de la force que je sens encore dans ses muscles. Avec l'aide d'Antigone, je lui passe une robe neuve qu'Io a tissée pour lui. Nous sommes tous les deux très émus. Il me dit : "Cette robe est tissée avec la laine de ton troupeau, comme celle dont tu as revêtu ton père mort". Il fait signe à Narsès et à ceux qui nous ont suivis de demeurer là. Il repart, portant sur son visage et tout son être les signes d'une allégresse que je n'ai jamais vue à personne. Thésée se tient derrière lui et je le suis avec Antigone et Ismène. Il marche à grands pas dans la direction du couchant, je suis surpris, puis effrayé de voir qu'il se dirige vers le mur où j'ai peint le chemin de mon enfance et celui de notre long voyage. Il arrive devant la fresque, il la contemple longuement et dit : "C'est bien la route". Il appelle ses filles, les embrasse, les bénit, toujours avec cette puissante égalité qu'il a établie entre elles. Il dit : "Vous avez souffert par ma faute, mais personne ne vous a aimées plus que moi". Il se tourne vers moi : "Tu es parti et tu es revenu au jour juste. Tu as été un ami véritable pour Antigone et pour moi. Tu le seras aussi, Clios, pour tous ceux qui verront tes oeuvres". Une voix puissante s'élève de la terre, il veut repartir pour répondre à son appel. Thésée l'arrête pour dire devant lui à Antigone : "Oedipe est à jamais citoyen d'Athènes. Vous deux, vous serez mes enfants. Que veux-tu faire, Antigone, quand ton père ne sera plus là ?" Elle, toujours si simple, lui répond par deux vers qu'elle profère dans cette langue étrange que nous avons entendue chanter dans le bois sacré de Colone. Ils disent à Thésée de la renvoyer à Thèbes pour arrêter, s'il se peut, le Meurtre en marche vers ses frères. Je me demande si ce sont des vers d'Oedipe que je ne connais pas, mais il n'est plus temps de poser des questions. Oedipe nous quitte, il est au pied de la fresque, il fait un premier pas sur le chemin. Il marche sans buter sur les pierres, il est sous les branches des arbres. Il cueille le fruit sombre d'une ronce, il se penche vers la touffe de coquelicots. Il va sans se retourner et nous le voyons s'éloigner sans savoir si c'est dans les couleurs que j'ai préparées pour lui qu'il s'enfonce ou dans nos coeurs où le chagrin et un bonheur inattendu se mêlent. Il arrive à ce point où la clarté du ciel se confond avec la lumière dorée des soleils. Là, les lignes vers la profondeur se prolongent à l'infini et il n'est bientôt plus, pour nosyeux trop faibles, qu'un point minuscule qui peu à peu s'efface. Le tonnerre gronde, nous avons peur, nous avons froid et nous nous prenons par la main comme des enfants abandonnés. Antigone est au milieu, elle nous entraîne, elle nous oblige à revenir vers Colone. Le ciel est devenu tout noir, la foudre s'abat plusieurs fois près de nous. Ismène est épouvantée et je le suis aussi. C'est le calme et le pas ferme d'Antigone qui nous retiennent de fuir. Je ne puis m'empêcher de me retourner, la foudre a renversé le mur et ce qui reste de la fresque est en train de brûler. Je le dis à Antigone, elle ne s'arrête pas, elle ne se retourne pas et dit : "Le chemin a disparu, peut-être, mais Oedipe est encore, est toujours sur la route".