Jusqu'ici, Oedipe, je n'ai parlé que de notre peuple et d'Adraste. J'ai quelque peine à parler de moi-même car j'ai longtemps perdu la mémoire de mon enfance. Il ne me restait que deux souvenirs : une main qui prenait la mienne et qui m'emmenait loin d'une maison où nous étions trop malheureux. Puis, deux ou trois ans plus tard, le jour de malheur où cette main et cette voix qui me protégeaient n'ont plus été là. J'ai eu l'enfance d'un esclave orphelin. J'ai subsisté, couvert de vermine, gardant les moutons, faisant les plus durs travaux, mangeant tout ce que je trouvais, volant pour survivre, constamment repoussé et battu jusqu'au jour où je suis devenu si fort que plus personne n'a osé me battre. Alors le maître, dont j'étais l'esclave, m'a affranchi pour pouvoir me vendre au recruteur d'un roi achéen. Je suis donc devenu soldat et, assez vite, comme je connaissais et comprenais bien les chevaux, cavalier dans la garde royale. Je n'avais jamais été si bien traité et nourri de ma vie. Le roi était exigeant, mes camarades le disaient sévère, mais pour moi, après ce que j'avais connu, le travail me paraissait facile et la discipline légère. J'étais libre, j'avais un beau cheval gris pommelé que j'adorais, un haut casque à crinière rouge et les femmes me regardaient avec plaisir. Je me prenais pour un Achéen dont le père, par suite d'un malheur inconnu, était tombé en esclavage. La seule chose qui parfois me rendait triste c'était le souvenir de cette main, une petite main qui ne pouvait pas être celle de ma mère ni de mon père disparus. La main qui m'avait permis de survivre lorsque j'étais si terriblement petit et abandonné. C'était un souvenir pénible qui me rappelait l'enfant sale, apeuré et constamment maltraité que j'avais été. Mais je n'étais plus comme ça et, si je n'avais pas grand-chose dans la tête à cette époque, je n'avais plus peur de personne. Un jour, au retour d'un exercice, qui avait semblé fort dur aux autres mais qui ne m'avait coûté aucune peine, j'étais en train de panser mon cheval. Un garçon s'est approché de moi en souriant et, en le voyant, j'ai souri moi aussi. Il était beau et si admirablement découplé qu'on ne pouvait s'empêcher de ressentir dans son corps la joie et la plénitude du sien. Il m'a dit: "Veux-tu que je t'aide ?" Cela m'a fait rire, j'avais toujours soigné mon cheval tout seul et je n'avais besoin de personne. Il a continué : "Nous avons déjà soigné des bêtes ensemble, mais alors c'étaient des moutons". J'ai été surpris, il a dit: "Tu as une cicatrice à la cuisse, n'est-ce pas"? J'en avais une, mais je n'en savais pas l'origine. "C'est un loup, a-t-il affirmé, tu étais petit, il t'aurait brisé la cuisse si je n'étais pas parvenu à le chasser avec mon bâton. Je crois que je lui ai percé un oeil". J'ai senti ma mémoire s'ouvrir: "Il t'a blessé aussi ? - Oui et nous avons beaucoup saigné tous les deux, tu te rappelles ?" Je me rappelais ! J'ai saisi sa main droite, elle portait une longue cicatrice. J'ai reconnu la main, c'était la petite main d'autrefois mais qui avait grandi, qui était devenue, comme la mienne, une main de fer. En sentant la cicatrice, une impulsion m'a saisi et, comme je l'avais fait bien des fois, j'ai porté sa main à mes lèvres. Nous avions tous les deux les larmes aux yeux. A ce moment, un des gardes, qui pansait son cheval à côté du mien, s'est mis à rire en me voyant embrasser la main d'Adraste. Celui-ci s'est retourné en disant : "C'est mon frère, qui ose rire ?" Il l'a dit d'un tel ton que l'autre, qui n'était pas un homme commode, a détaché son cheval et est parti sans riposter. Une question a jailli sur mes lèvres : "Pourquoi es-tu parti, pourquoi m'as-tu abandonné ? - Je ne t'ai pas abandonné, j'étais esclave comme toi. Des acheteurs sont venus, le maître m'a vendu, ils m'ont emmené tout de suite, ils ne m'ont pas laissé courir jusqu'à la bergerie. - Et maintenant ? - Le peuple des Hautes Collines m'a libéré. Je suis leur chef de guerre. - Qu'est-ce que c'est le peuple des Hautes Collines ? - C'est notre peuple, Constance, il faut revenir avec nous". J'ai demandé : "Constance, c'est mon nom"? Les maîtres achéens m'avaient donné un autre nom et j'avais oublié le mien. "C'est ton nom, tu n'es pas achéen et, si tu veux, cette nuit je t'emmène". C'est ce qu'il a fait, j'ai pris mon cheval et mes armes, j'ai enlevé de mon casque le panache rouge des Achéens et nous sommes montés sur les Hautes Collines où, après m'avoir présenté à la Jeune Reine, il m'a confié le commandement d'un groupe de cavaliers. Persuadés que nous ne pouvions leur résister que dans nos forêts, les Achéens décident de nous y faire brûler. Ce sont des guerriers porteurs de torches, des incendiaires qui viennent attaquer les Hautes Collines. En reculant devant eux, de faibles groupes de défenseurs les attirent vers la forêt sacrée et y cherchent refuge. Par des souterrains, ils rejoignent nos grottes pendant que nos adversaires mettent le feu à la forêt qui brûle et affreusement s'écroule. Les Achéens s'aperçoivent que nous leur avons échappé, ils découvrent des entrées souterraines et s'y précipitent en grand nombre. Adraste provoque alors les éboulements qu'il a fait préparer. De mon côté, j'allume des contre-feux et ceux qui n'ont pas été ensevelis périssent dans les flammes qu'ils nous destinaient. Les survivants en déroute sont pourchassés par les chiens silencieux qu'ils appellent les chiens de la nuit. Peu de temps après cette victoire mémorable, c'est le solstice d'été. Adraste convoque l'assemblée du peuple, il veut à l'occasion de ce grand événement solaire remettre ses pouvoirs à la reine et fixer, conformément à notre tradition, le jour de son exécution. Il s'agenouille devant tous, il a dégagé son cou et posé à côté de lui un glaive très affilé, indiquant la mort qu'il a choisie. La reine est sur le trépied des prophétesses, Antiopia et les prêtres sont autour d'elle. Elle ne semble pas comprendre ce qui se joue, la tête abandonnée dans une perpétuelle et incertaine dénégation. Je me lève, je crie : "Vous ne connaissez pas les Achéens, ils vont toujours jusqu'au bout de leur pouvoir. Ils ont été battus, mais ils sont les plus forts. Ils reviendront ! S'ils apprennent que le roi est mort, ils reviendront tout de suite". La reine ne bouge pas, elle a toujours le même regard absent et son sourire chancelant me devient insupportable, je veux parler encore, protester. Adraste se lève, il me regarde, il regarde le peuple et nous contraint par son calme à nous taire, à nous recueillir pendant qu'il s'agenouille de nouveau. Dans le long silence apaisé qui s'établit, nous entendons soudain pleurer la Jeune Reine. Elle dit: "L'heure n'est pas venue, Adraste. Plus tard, nous serons sacrifiés, toi et moi, pour la défense de l'île". Le silence retombe, la reine a de nouveau perdu pied et est retournée dans son inatteignable univers. Nous comprenons que la guerre sera longue et que nous serons en grand péril puisque notre dernière défense, l'île que la Jeune Reine a découverte au centre de la mer intérieure, sera elle aussi menacée. La reine se lève et fait se relever Adraste. Elle lui rend ses insignes royaux, lui met le glaive en main et nous les acclamons en pleurant comme s'ils étaient déjà morts. La guerre reprend très vite, les Achéens sont persuadés que nous avons sous terre de grands trésors. Ils font des prisonniers, ils les torturent pour connaître les accès de nos grottes. Pendant plusieurs années, ils nous attaquent sans trêve, pillant nos moissons, décimant nos troupeaux, brûlant ce qui reste de nos forêts. Pour survivre, nous sommes obligés d'agir comme eux et de monter des opérations de nuit pour reprendre nos bêtes et ce qu'ils nous ont volé. Cette guerre nous appauvrit autant qu'eux, nous sommes constamment menacés par la famine et contraints à ne plus penser qu'au combat. "Bientôt, dit Adraste au conseil, nous serons tout à fait semblables aux Achéens". La reine qui y assiste toujours en silence répond cette fois : "Nous sommes trop nombreux et nous n'avons pas d'alliés. Que les plus durs s'en aillent vers une ville à naître et qu'ils fondent une cité de fer avec des hommes de fer. Que ceux qui aiment la mer aillent vers une ville de la mer. Ainsi nous aurons, dans ces deux cités aux esprits divergents, des alliés secrets qui nous soutiendront et aideront ceux d'entre nous qui doivent nous quitter". Nous mettons en oeuvre les pensées de la reine. Les plus guerriers d'entre nous partent au Péloponnèse où ils contribuent à la fondation de Lacédémone. Ceux qui aspirent à retrouver la mer partent pour l'Attique et participent à la croissance d'Athènes. Nous les aidons pendant la période où ils s'installent et eux ensuite nous envoient des secours. C'est ainsi que nous avons pu survivre. Après de grands efforts, les Achéens parviennent à forcer les entrées de nos grottes. Commencent alors d'horribles combats dans l'obscurité où nous les égarons dans des boyaux de mort, où nous les faisons tomber dans des pièges, où nous les brûlons en allumant le feu sous leurs pas. Nous ne reculons que pied à pied afin de gagner du temps pour ceux qui sont en train de fortifier l'île et de construire des barques de guerre. Ils sont les plus nombreux, ils ont plus d'armes. Après deux ans, ils nous chassent de nos cavernes et parviennent au rivage de la mer intérieure. Tous les nôtres et tous nos biens sont maintenant dans l'île et nous reprenons un moment l'avantage car, grâce à nos barques, nous sommes plus mobiles et nous pouvons attaquer et harceler leurs points faibles. Ils sont tenaces, ils apportent du bois et commencent la construction d'une flotte. Nous avons deux barques munies d'un puissant éperon et coulons plusieurs de leurs bateaux. Ils installent des forges et munissent tous leurs bateaux d'éperons. Nous voyons grandir le nombre de leurs guerriers, celui de leurs barques sur la grève et nous savons que le dernier assaut est proche. Un soir, comme je suis en train de discuter avec Adraste du combat qui se prépare, la reine se trouble. Elle profère des paroles sans suite, elle crie, elle arrache ses vêtements et nous la voyons en transe dans l'animale splendeur de sa nudité. Elle se calme, Antiopia l'habille, essuie l'écume sur ses lèvres. Son visage est calme et majestueux et c'est une reine qui dit : "La guerre sera finie bientôt. Quand ils attaqueront, tu seras sacrifié, Adraste, et je mourrai aussi. Constance continuera jusqu'au jour de celle qui doit venir. Fais savoir aux espions de nos ennemis que le vaisseau royal va fuir avec notre trésor. Ils nous suivront, nous dériverons vers la chute et, dans leur affreux désir de l'or, ils ne s'en apercevront pas. Tu te sacrifieras en faisant de ton bateau la fournaise qui doit les aveugler. Ils me poursuivront et je les entraînerai dans le gouffre avec moi. Tous ! Ce sera le deuxième jour après celui-ci". Elle se tait, son regard s'éteint, ses traits forts et glorieux s'amollissent. Le sourire incertain tremble à nouveau sur ses lèvres. Avons-nous rêvé ? Est-ce encore la même femme qui est devant nous ? Ses paroles fermes et justes suffisent et Adraste peut immédiatement donner les ordres nécessaires. Il regroupe nos barques à proximité du lieu où il sait que les Achéens vont tenter de traverser. Elles doivent attaquer la flotte achéenne, puis protéger dans leur fuite les barques de la reine et du roi. Il me charge d'aller sur l'autre rive de la mer intérieure avec une partie de nos troupes pour recueillir les naufragés. Il réunit l'assemblée, il annonce que la guerre finira le lendemain par la destruction des envahisseurs, mais aussi par la mort de beaucoup des nôtres. Il parle avec tant de résolution que personne ne songe à mettre en doute ses paroles, et que nous sommes tous emplis de chagrin et d'un immense espoir. Le lendemain, les Achéens, assurés de leur victoire, s'embarquent dans un grand tumulte de chants et de cris de guerre. Tout est silencieux de notre côté. Quand ils arrivent à proximité de l'île, notre flotte, cachée jusque-là, parvient à les surprendre. Nous les attaquons de flanc, mais seules les barques royales munies d'éperons parviennent à couler leurs adversaires. Les autres tentent de briser les rames des Achéens et montent à l'abordage. Le combat, d'abord à notre avantage, tourne au leur. Nous avons pu couler ou incendier quelques barques achéennes mais la plupart parviennent à se dégager, à prendre les nôtres par le travers et à les éperonner. Un ordre est alors lancé par Adraste "Repliez-vous, protégez la reine !" Ce qui reste de notre flotte, suivant les barques royales, se retire vers le sud. Les Achéens, renonçant au débarquement, les poursuivent, persuadés que la barque de la reine, plus vaste, mieux armée que les autres et qui semble lourdement chargée, emporte le trésor qu'ils convoitent. Le vaisseau royal est lent et ils font force de rames pour tenter de l'aborder. Tout ce qui reste de notre flotte reprend le cri : Sauvez la reine ! Nos bateaux se regroupent et empêchent les Achéens de passer en formant un barrage. Il leur faut d'abord éperonner nos bateaux et les couler. Pendant ce temps, la barque de la reine s'éloigne avec la même lenteur majestueuse. Le sacrifice de notre flotte donne aux Achéens la certitude que le trésor est là. Dès qu'ils ont forcé le barrage, ils se mettent à sa poursuite sans se rendre compte, dans l'obscurité de la mer intérieure, que le courant commence à les emporter. Quand ils se rapprochent, Adraste, avec une précision admirable, fait virer sa barque et se jette sur les premiers poursuivants. Il en éperonne un, ses hommes en agrippent plusieurs autres. Quand ils ne forment plus qu'une masse confuse, Adraste jette une torche sur les matières inflammables qui sont dans sa barque, elle prend feu et les flammes se communiquent aux navires ennemis. Tous ne forment bientôt plus qu'un immense brasier où Adraste, les siens et beaucoup d'Achéens périssent. Ces flammes, qui dans l'obscurité attirent irrésistiblement le regard, aveuglent les Achéens, ils ne voient pas le courant qui grandit. Les bateaux qui ont pu éviter l'incendie se lancent à la poursuite de la reine, mais sur sa barque le nombre des rameuses a été doublé. La reine s'est installée à la poupe avec ses suivantes, elles se dévoilent, elles sont nues sous leurs bijoux d'or. La reine célèbre en chantant la mort d'Adraste. Sa figure est illuminée, elle brille sous son masque d'or. Ses yeux et sa bouche sont de grands et terribles diamants qui attirent mortellement les Achéens. Son visage grandit, il est le trésor, il est plus que le trésor, il est la promesse d'une félicité souveraine. Les rameurs ennemis pressent la cadence, leurs barques se ruent vers la reine, mais nos rameuses vont elles aussi plus vite. La barque royale, qui semblait si lourde, vole sur les eaux, aidée par le courant. On commence à entendre le bruit des chutes, mais les Achéens, fascinés, torturés par le visage de la reine, par son corps nu, par son regard qui ne cesse de grandir, ne voient rien, n'entendent rien. Leurs yeux sont captés par les siens, leurs narines respirent déjà son parfum, leurs oreilles sont fermées par son chant. Ils crient, ils hurlent de désir, d'espérance et de déception. Quand ils aperçoivent la gigantesque face blanche qui se dresse devant eux avec ses gouffres noirs, quand ils la voient engloutir la reine, son chant d'amour et la beauté incomparable des rameuses, il est trop tard pour échapper aux courants qui les emportent. Ils abandonnent leurs rames et se jettent épouvantés au fond de leurs barques avant d'être précipités dans la chute. Toute la flotte achéenne a péri ce jour-là et c'est bien plus bas, là où la rivière souterraine reapparait et affleure dans la vallée, qu'ont été retrouvés, déchirés et sanglants, les restes de leurs chefs et de leurs guerriers. Sur les mêmes rives, nous avions recueilli les corps de la reine et de ses compagnes. Le corps d'Adraste et ceux des défenseurs de sa barque ont été consumés par les flammes et nous avons dressé en leur mémoire une pierre levée au bord de la mer intérieure. La mort victorieuse de la reine et d'Adraste a ouvert pour nous une ère de paix mais aussi de deuil et de détresse profonde. Leurs grandes figures nous précédaient, nous guidaient vers l'avenir, mais nous n'arrivions pas à nous consoler de leur disparition. Je ne parvenais pas à accepter que la présence, que le corps et l'esprit d'Adraste aient pu être consumés par les flammes ni que je doive à nouveau, et pour toute la durée de ma vie, être privé du secours de sa main. Le sourire chancelant de la reine, sa tendre confusion, comme si, appartenant à un autre monde, elle était égarée dans le nôtre, ne nous manquaient pas moins. Dans le secret de nos coeurs, nous espérions tous retrouver, sur les pentes des collines ou sur les chemins de l'île, la protection de sa présence. Mon deuil, mon désarroi étaient si profonds que j'ai cru ne pas pouvoir assumer la régence dont j'avais été chargé par la reine. J'étais écrasé par le sentiment de mon insuffisance et j'ai songé à réunir l'assemblée pour me démettre de mes fonctions. C'est alors qu'Antiopia est venue à mon secours. Pendant nos années de guerre, dans les moments de défaite et de grand danger, la reine combattait parfois à notre tête. Suivant le voeu d'Adraste et du conseil, elle se tenait plus souvent dans l'île où elle était le coeur et l'espérance du peuple. Antiopia était près d'elle et traduisait pour Adraste et pour nous ce que la reine exprimait dans le désordre et avec les longues interruptions de l'inspiration. Elle avait ainsi pu entendre et garder en mémoire de nombreuses paroles de la reine. C'étaient des fragments de visions ou de rêves, des pensées qui lui étaient venues en combattant aux côtés d'Adraste ou le fruit de ses heures de nage solitaire dans les eaux de la mer souterraine. Quand elle a compris que je voulais renoncer à la régence, Antiopia, qui n'avait plus que peu d'années à vivre, est venue habiter chez moi. Pour me réconforter, elle m'a rapporté les propos échappés à la reine, lorsqu'elle était seule avec elle. Tout un univers de pensée, de la saveur et de la simplicité du pain, s'est alors révélé à moi. Le contact de l'affection d'Adraste et des nôtres m'avait fait évoluer depuis que j'avais retrouvé mon peuple. Pourtant dans la guerre, c'est l'efficacité qui commande et à mes yeux, sans que je le sache, l'efficacité était achéenne. C'est ce qu'Antiopia m'a fait voir en me rapportant une parole de la reine : "Constance est intrépide, mais il parle achéen et il fait entrer des idées achéennes dans notre peuple". J'ai été atterré, je me suis écrié : "La reine ne m'aimait donc pas !" Elle a souri : "Elle t'aimait beaucoup. Elle t'aimait autant qu'Adraste". Je n'osais pas la croire, mais elle m'a rapporté tant de traits qui me prouvaient son affection qu'il m'a été impossible d'en douter. Je lui ai demandé comment je parlais achéen, elle m'a fait voir que l'esprit de combat dominait ma pensée : "Tu n'écoutes pas, tu ne parles pas avec les autres. Tu discutes, tu veux convaincre, connaître et diriger. - Mais, Antiopia, pour conduire le peuple, il faut connaître " Elle répondait : "Il est bien de connaître, mais jamais la reine n'aurait dit qu'il le faut. Ce n'est pas le génie de notre langue. C'est ce «il faut», ce devoir que tu t'infliges qui est achéen. Le connaître est venu à la reine quand elle en a eu besoin. Les paroles mémorables qu'elle a prononcées, les grandes actions qu'elle a faites sont venues à elle. - Pour l'action, Antiopia, il faut se préparer, s'entraîner. - Elle a toujours été prête à ce qui survenait, car il n'y avait aucun refus en elle. Il n'y avait que la mémoire du futur, celle où agit la Déesse. - Est-ce qu'elle croyait à la Déesse ? Elle n'en parlait jamais. - En disant cela, Constance, tu opposes ceux qui croient à ceux qui ne croient pas et la reine aurait dit que tu parlais achéen. C'était la Grande Déesse qui croyait en elle, comme elle croit maintenant en toi, malgré tes doutes. La reine ne croyait pas à la Déesse, elle la vivait dans sa présence et ses retraits". Un jour, Antiopia m'a dit : "La reine souhaitait que tu te maries, Constance. Elle le désirait beaucoup. Que tu aies des fils et des filles et que ton sang et celui d'Adraste se perpétuent dans notre peuple. Ouvre les yeux, ouvre ton esprit, celle qui te choisira, celle que tu aimeras est parmi nous". J'ai cru Antiopia, j'ai ouvert mon esprit et mes yeux aux jeunes filles, j'ai parcouru notre pays en tous sens. J'ai rencontré l'amour, il nous a donné des enfants et c'est en écoutant Callia leur parler que j'ai commencé à comprendre l'esprit de notre langue et son rôle parmi nous. Un jour, après un incident de frontière qui avait coûté la vie à plusieurs des nôtres, j'ai senti la haine des Achéens ressurgir en moi plus vive que jamais. J'ai demandé à Antiopia : "Est-ce que la reine détestait autant que moi les Achéens ?" Callia et elle se sont mises à rire et Antiopia m'a dit : "La reine défendait notre droit à l'existence, mais elle ne détestait pas les Achéens. Elle disait qu'ils étaient cruels, mais braves. Qu'ils aimaient l'or et la puissance mais aussi la beauté et que, même s'ils la parlaient mal, ils étaient amoureux de notre langue. En vérité, disait-elle, malgré nos différences et nos combats, nous ne formons plus qu'un seul peuple". J'ai été stupéfait, je ne parvenais pas à croire que la reine, qui avait tant souffert des Achéens et qui en avait entraîné un si grand nombre dans la mort, pensait que nous appartenions au même peuple qu'eux. Peu de temps après, Antiopia est morte et nous avons perdu cette dernière source de sagesse. Les prêtresses ont recueilli les paroles de la reine et les siennes avec les grands enseignements du passé. Aucune parole créatrice n'est depuis venue les relayer. Notre peuple a gardé son indépendance, il a trouvé des ressources nouvelles sur les rives de la mer souterraine, mais il n'a plus d'inspiratrice. Ce n'est pas seulement le nombre qui nous manque, ce sont les aèdes, les héroïnes et les héros qui nous inspiraient autrefois. Et que seule une reine pourrait ramener parmi nous. "Quelle est la question, dit Oedipe, que ton récit veut me poser"? Lorsque j'ai vu Antigone blessée s'asseoir comme elle l'a fait sur la mule de Constantin avec ses vêtements déchirés et trempés par l'orage, j'ai pensé : C'est peut-être celle qui doit venir. Plusieurs mois se sont passés, je vois presque chaque jour Antigone. Je l'ai vue te soigner, écrire, sculpter, travailler dans les étables avec les bergères. Surtout je vais l'écouter quand elle fait chanter nos enfants ou leur raconte des histoires et je me dis de plus en plus souvent: C'est elle. Il m'arrive aussi de penser que celle qui doit venir, c'est la submersion, c'est l'engloutissement de notre peuple dans la vaste mer des Achéens. Je ne refuse pas cette pensée, mais mon devoir de régent est de tout faire pour qu'elle ne se réalise pas. Le danger existe. La pauvreté et souvent la famine nous entourent. "Pourquoi, dit Oedipe, ne partagez-vous pas avec les plus pauvres de vos voisins le surplus que vous apporte la mer souterraine ?" Je ne crois plus assez en l'homme, Oedipe, je ne crois peut-être plus assez en moi-même pour prendre un tel risque. Les Achéens sentiraient ma méfiance et se méfieraient eux aussi. Seule une grande reine, une héroïne pourrait susciter parmi nous les actes qui, en purifiant nos cœurs et ceux des Achéens, nous libéreraient de nos peurs réciproques. Antigone est cette héroïne. Elle a mendié pour toi et a tout perdu et risqué pour te suivre. Elle a lavé patiemment le masque effrayant dont le parricide et l'inceste avaient recouvert ton visage. Les nôtres, les femmes surtout, qui ont en horreur la terrible image de la paternité achéenne, ont pu, grâce à elle, te comprendre et t'aimer. Antigone explique aux enfants notre langue, nos mythes, nos histoires ancestrales comme personne ne l'a plus fait depuis l'assassinat de la Veuve. Si quelqu'un peut transmettre notre héritage, c'est elle. Je lui ai demandé à quelle source elle avait puisé ce trésor presque perdu, elle m'a répondu : "En écoutant chanter Oedipe". "Si Antigone était notre reine et si toi, notre plus grand aède, tu restais auprès d'elle, l'avenir s'éclairerait pour nous et pour toute la Grèce. Mais tu veux toujours aller à Athènes ? - Je me sens appelé là-bas. - Par qui, par Thésée "? Oedipe fait un geste d'ignorance : "Par un fil invisible comme celui qui reliait ton frère à la Jeune Reine quand il a traversé la mer intérieure. - Puis-je parler à Antigone ? - Tu le dois", dit Oedipe. Quand ils s'en vont, le jour suivant, les traces des joies et des tristesses qu'ils viennent de vivre ensemble persistent en eux. Puis il n'y a plus que la route qui est longue, la neige qui s'alourdit, qui se transforme en pluie, le déroulement des apparences, l'obscurité des certitudes et des incertitudes. Constance laisse passer quelques jours avant de parler à Antigone. Il le fait sans préparation, sans aucune gravité, avec sa simplicité habituelle. En présence de Callia, sa femme et d'Arga, la soeur aînée de Constantin, qui est la grande amie d'Antigone. "Notre peuple a besoin d'une reine, nous l'espérons depuis vingt ans. Depuis ton arrivée, beaucoup des nôtres pensent que c'est toi que nous attendions. Si tu nous donnes ton accord, l'assemblée fera de toi notre reine. Ce sera un bonheur pour nous et pour les Achéens car tu pourras, peut-être, empêcher le retour de la guerre". On voit qu'Antigone est surprise et qu'elle n'a jamais pensé à jouer un tel rôle : "Vous me faites un très grand honneur. Et mon père ? - Nous avons aussi besoin de son inspiration. Oedipe a trouvé chez nous un abri. S'il restait ici avec toi, il retrouverait un peuple. - Il ne serait plus sur la route. Toi, Constance, son ami, crois-tu qu'il puisse l'abandonner ?" Constance est surpris, il est bouleversé par cette question. Il lit dans les yeux de Callia et d'Arga que c'est la réponse d'Antigone. Celle qu'elles attendaient et qu'elles regrettent autant que lui. "J'ai trop pensé à nous, dit-il, trop pensé à toi, Antigone. Tu viens de me faire voir que la route d'Oedipe ne peut pas s'arrêter".