[1] Sur la montagne qui faisait face à la nôtre, montait chaque été un autre berger, son troupeau était plus nombreux que le mien. [2] Ce garçon était un peu plus âgé que moi et en le regardant, à travers l'étroite vallée qui nous séparait, je le trouvais beau, avec sur son visage un air doux et gai. [3] J'aimais surtout sa démarche, ses gestes, son sourire, ils avaient quelque chose d'aérien que je n'ai plus retrouvé chez personne. [4] Parfois quand nous montions chacun sur notre montagne, ou l'après-midi quand nous suivions nos troupeaux à l'ombre, nous étions très proches mais nous ne nous parlions pas, ne nous faisions aucun signe et, pour nous regarder, nous nous cachions dans les buissons. [5] Entre nos deux clans, il y avait une dette de sang immémoriale dont plus personne ne savait l'origine mais qui était grossie à chaque génération par de nouveaux conflits, des combats, des blessures et des meurtres. [6] Il était le second fils de notre ennemi, Atos, le chef du clan adverse. [7] Il se nommait Alcyon et son clan qui descendait d'Orphée était celui de la musique. [8] Notre clan à nous était le clan de la danse. [9] Nous dansions dans notre maison le soir, dans notre jardin ou dans la montagne l'été et mon père, qui était le meilleur danseur du clan, dansait parfois en travaillant. [10] Ma mère l'accompagnait presque toujours et, tout petit, j'ai appris à me joindre à eux chaque fois que je le pouvais. [11] Tout l'été, j'entendais Alcyon jouer de la flûte et parfois chanter sur sa montagne et je me cachais pour l'écouter. [12] Chaque année, sa musique devenait plus belle, un jour je n'ai plus pu résister à mon bonheur, je suis sorti des hautes herbes où je m'étais tapi pour l'entendre, je suis monté sur une roche plate dominant le ravin où coule le torrent qui sépare nos montagnes et j'ai commencé à danser. [13] D'abord des danses du clan que je connaissais, puis des danses inconnues que m'inspirait sa flûte, et enfin j'ai plongé dans la danse profonde et suis tombé à la renverse. [14] Quand je suis revenu à moi, il était monté sur un arbre et, couché sur une branche, il me regardait avec inquiétude. [15] Je me suis relevé étourdi, son regard m'avait peut-être empêché de rester trop longtemps au soleil sur la pierre brûlante. [16] Il m'a fait de la main un signe presque invisible me disant d'aller à l'ombre et de boire. [17] J'ai répondu de même. [18] Nous ne pouvions rien de plus, il y avait entre nos deux clans un fleuve de sang toujours en tumulte. [19] Le lendemain, je suis redescendu à la maison, j'ai demandé à mon père s'il voulait me prêter sa flûte. [20] Il me l'a donnée, avec un cordon pour la garder autour du cou. [21] Il m'a montré les notes et m'a dit: "Prends garde, nous sommes le clan de la danse, pas celui de la musique. [22] Nos deux clans vivent côte à côte, ils ne feront jamais la paix". [23] Je vis qu'il le regrettait et qu'il m'avertissait d'un danger. [24] Quand il me remplaçait sur la montagne, il entendait la flûte d'Alcyon et avait ressenti son merveilleux pouvoir. [25] Il se doutait bien que c'était à cause de lui et pour lui que je voulais apprendre la musique. [26] Pourtant il me donnait sa flûte car il comprenait que s'ouvrait à moi un bonheur que je ne pouvais refuser. [27] Quand je suis revenu sur notre montagne, Alcyon a tiré de sa flûte des sons d'allégresse et de douleur comme je n'en avais jamais entendu. [28] Il me faisait découvrir en même temps la beauté de son amitié pour moi, mais aussi la fragilité, l'impossibilité peut-être de cette intimité sans paroles. [29] Pour lui répondre et lui montrer que je le comprenais, je me suis mis à danser ce que m'inspirait sa musique. [30] Quand il me vit glisser vers la danse profonde, il diminua le rythme et la force de son jeu et finit par s'arrêter doucement. [31] Il savait que la danse profonde ne doit avoir lieu que la nuit lorsque l'ennemi ne peut savoir, si vous tombez, que vous êtes à sa merci. [32] Le torrent qui coule entre nos montagnes s'élargit au fond de la gorge et son courant se ralentit avant la chute qui, un peu plus loin, se précipite vers la vallée. [33] C'est le seul endroit où l'on peut sans risque mener boire les troupeaux. [34] En été, il y a là un gué que nous aurions pu traverser aisément si un formidable interdit ne nous l'avait pas défendu. [35] Des deux côtés, des chemins en lacet descendent vers l'eau. [36] Mon père m'avait appris qu'en vertu d'un accord séculaire, qui datait d'avant la guerre entre nos deux clans, j'avais le droit de faire, le premier, s'abreuver nos bêtes à la fin du jour. [37] C'est seulement lorsqu'il nous entendait remonter qu'Alcyon descendait avec son troupeau par un chemin qui aboutissait en aval du nôtre. [38] Près de la cabane où je m'abritais la nuit, il y avait des massifs d'aubépines. [39] J'étais transporté d'enthousiasme par la musique que je venais d'entendre et par la révélation de l'amitié d'Alcyon. [40] J'ai pensé aux aubépines et, le bonheur me poussant, j'en ai fait un bouquet mémorable. [41] Je l'ai pris avec moi en menant s'abreuver le troupeau. [42] Pendant que les bêtes buvaient, j'ai confectionné, avec deux bûches et des roseaux tressés, un petit radeau. [43] De l'endroit où j'étais, un léger courant se dirigeait vers le sentier d'Alcyon. [44] J'ai fait remonter mes bêtes. [45] A mi-chemin, j'ai ordonné à mes chiens de continuer à les pousser en avant et je suis redescendu vers l'eau sans me laisser voir. [46] Caché dans les roseaux du bord, j'ai attendu longtemps et j'ai lâché mon radeau quand Alcyon a fait sortir de l'eau ses bêtes. [47] Il ne pouvait manquer de voir arriver vers lui mon esquif où le bouquet blanc ressemblait à la robe d'une de ces déesses qui viennent danser sous la lune, dont me parlait souvent ma mère. [48] Il l'a aperçu, et a couru le prendre dans l'eau. [49] Il l'a serré dans ses bras puis, en l'élevant au-dessus de sa tête, l'a consacré au soleil. [50] Il ne m'a pas appelé heureusement, il n'a pas cherché à me faire signe. [51] Il savait que je n'étais pas loin, mais il craignait comme moi que nous ne fussions observés et terriblement châtiés si nous étions surpris. [52] En remontant le sentier derrière son troupeau, il enfonçait parfois son visage dans le bouquet, puis le mettait sur son épaule et chantait. [53] En me rappelant ce que j'éprouvais au même moment, moi qui n'étais alors qu'un enfant mal dégrossi, je pense qu'il chantait de gloire. [54] J'étais tellement enfiévré par les sentiments nouveaux qui me traversaient que, pour me calmer, j'ai plongé très longtemps ma tête dans l'eau. [55] Quand, hors d'haleine, je me suis relevé, ruisselant, je ne me suis pas reconnu. [56] J'ai cru découvrir quelqu'un de plus beau, de plus libre, avec dans les yeux une profondeur de joie, une détresse que je n'avais jamais vues. [57] Cette nuit-là a été la plus heureuse de ma vie. [58] J'ai rêvé d'étoiles et quand la plus brillante est tombée dans une grande traînée de lumière, je n'ai pas pensé en m'éveillant que cela pouvait présager autre chose qu'un bonheur. [59] Durant la matinée, nous nous sommes chacun occupés de notre troupeau, suivant nos moutons et nos chèvres là où l'herbe était la plus fraîche et la plus savoureuse. [60] Quand les bêtes se sont rassemblées à l'ombre, je n'ai pas attendu qu'il se mette à jouer et j'ai moi-même sorti ma flûte et lancé quelques notes maladroites. [61] Caché dans le feuillage, il a refait mes notes une à une en soulignant légèrement mes erreurs. [62] Je les ai reprises après lui jusqu'au moment où je suis parvenu à les jouer presque correctement. [63] Il s'est arrêté sur le bord du ravin, en face de la roche où j'avais dansé et, avec timidité, il a esquissé quelques pas de danse. [64] Lui, si limpide et aérien dans sa musique et dans ses chants, me montrait là son côté lourd, gauche, obscur, comme je lui avais montré le mien en jouant. [65] J'ai regardé attentivement les pentes de nos montagnes et quand j'ai été sûr que seuls les aigles qui planaient très haut pouvaient nous voir, je suis monté sur la grande roche. [66] Là, en les décomposant, j'ai corrigé ses mouvements comme il avait fait pour mes notes et je lui ai fait voir quels exercices il devait faire pour se perfectionner. [67] C'est là que commença, pour lui et pour moi, une période de bonheur immense. [68] Dès que nous le pouvions, il entamait une mélodie très simple que je m'efforçais de jouer à mon tour, ou je dansais pour lui et il tentait avec une adresse croissante de répéter mes mouvements et de suivre mon rythme. [69] En nous corrigeant, nous progressions chacun dans l'art et dans la connaissance de l'autre. [70] De jour en jour, je jouais mieux de la flûte, je comprenais plus profondément la musique tout en entendant que je ne serais jamais un musicien inspiré. [71] L'amitié que j'avais pour Alcyon me semblait toujours, au cours de ces journées de révélation mutuelle, bien pauvre à côté de la sienne. [72] La danse l'a forcé à soulever sa pesanteur en même temps que sa part de lumière et c'est moi qui, sans le savoir, l'ai mené vers les sommets de la musique. [73] Le soin de nos troupeaux nous entraînait souvent loin l'un de l'autre. [74] Lorsqu'il savait que je ne pouvais plus entendre sa flûte, il m'envoyait de sa voix puissante des messages sans paroles où je découvrais, non sans honte pour mes oublis, quelle présence, quel miracle j'étais dans sa vie. [75] Je devais par prudence laisser passer un certain temps avant de répondre à ces dons que le ciel m'envoyait à travers les montagnes. [76] Je lançais alors le cri des bergers de notre clan qui me semblait bien misérable à côté du sien. [77] Alcyon comprenait mieux que moi notre situation et combien elle était menacée. [78] Nous pouvions nous aimer, tenter par la musique et par la danse de nous connaître mieux, mais nous ne pouvions le faire que dans la privation et le secret le plus rigoureux. [79] Jamais nous ne pourrions franchir la frontière du torrent qui nous séparait, jamais nos mains ne pourraient se toucher ni nos bouches se parler. [80] Il était résolu à trouver suffisant ce qu'un destin inespéré nous avait apporté, à se contenter de me voir, de m'entendre et d'échanger avec moi les paroles intérieures que nous nous disions l'un à l'autre. [81] Peut-être ai-je même entendu dans sa musique que cet amour de vision et d'écoute était à ses yeux le plus parfait. [82] Ce n'est pas ce que j'espérais. [83] J'étais certain qu'une rencontre réelle, une mise en présence des corps, des regards, des paroles feraient jaillir une étincelle plus intense, produiraient cette illumination dont notre amitié n'était jusqu'ici que l'annonce. [84] Il mesurait mieux que moi le poids de la réalité, il connaissait les changements qui étaient en train de s'opérer dans notre clan et savait que si je transgressais ses lois je devrais le payer de ma vie. [85] C'est un risque que j'étais prêt à prendre, lui pas. [86] Jusqu'à ce que je te rencontre, Oedipe, j'ai pensé qu'il avait eu tort et qu'il eût mieux valu pour moi mourir à ce moment, dans cette gloire ou ce songe de gloire que je vivais intensément. [87] Le retour de mon oncle, le chef de notre clan, a tout changé dans nos montagnes. [88] Il avait, pendant de nombreuses années, servi un grand roi étranger comme soldat, puis chef de centurie. [89] Il était un combattant aguerri, d'une force prodigieuse et très habile aux armes. [90] Ses exploits avaient été largement récompensés par le roi. [91] Une partie des dons reçus avait été confiée à mon père qui avait acheté pour mon oncle des terres et une part de notre troupeau. [92] Des membres du clan ennemi s'étaient emparés du reste de ses biens à la mort de sa femme. [93] En apprenant ce pillage, à son retour en Grèce, la colère de mon oncle fut terrible. [94] Il jura la destruction définitive de nos ennemis et commença à y préparer les hommes de notre clan. [95] Averti par une série d'actions punitives auxquelles mon oncle s'était livré, le clan adverse se mit en position de défense. [96] C'est à ce moment qu'Alcyon m'a envoyé son premier message sans paroles. [97] J'en ai ressenti le choc, sans pouvoir le comprendre. [98] Je me suis mis, comme chaque jour, à ma place habituelle pour notre dialogue de flûtes, mais il ne m'a pas répondu. [99] Le soir, j'ai vu un grand feu devant sa cabane et j'ai entendu le bruit d'un repas. [100] Des membres de son clan étaient venus le rejoindre, ils se mirent à chanter ensemble, puis à jouer de la flûte. [101] Je pouvais reconnaître le son plus pur de la sienne. [102] Les autres se sont arrêtés pour l'écouter et j'ai senti que c'était pour moi qu'il jouait. [103] A travers le ciel nocturne que je fixais intensément, il m'adressait un avertissement solennel. [104] Nous étions en face de périls grandissants mais rien, sauf nous-mêmes, nos impatiences, nos erreurs, ne pouvait empêcher notre amitié de continuer et de croître. [105] Cette nuit-là, je l'ai vu en rêve. [106] J'étais dans un état de paix bienheureuse, il me parlait, me disait des choses très belles dont en m'éveillant je n'ai retrouvé que les derniers mots. [107] Ces mots disaient "L'invention amoureuse l'un de l'autre". [108] Il disparaissait alors et je me retrouvais seul, répétant cette phrase qui semblait nous ouvrir des perspectives illimitées et qui pourtant ressemblait à un adieu. [109] Le lendemain, il était là avec sa flûte. [110] A la fin de sa leçon ou de notre entretien, j'ai entendu la voix de mon père qui m'appelait de loin. [111] Alcyon est descendu en hâte du grand arbre où, debout sur une branche et caché par le feuillage, il pouvait veiller à la façon dont je maniais mon instrument, et je me suis précipité dans la descente. [112] Ma mère, qui avait rarement le loisir de monter dans la montagne, accompagnait mon père. [113] J'ai compris que s'ils montaient tous les deux c'est qu'ils avaient des choses graves à m'apprendre. [114] Mais d'abord j'ai été tout au plaisir de les revoir après une longue séparation et j'ai dévalé les pentes en criant de joie. [115] Ma mère m'a regardé comme si un nouvel aspect de moi-même lui apparaissait. [116] Pendant qu'elle se reposait dans ma cabane, mon père a examiné une à une chacune de nos bêtes. [117] Il s'est déclaré satisfait de l'état du troupeau et des pâturages. [118] Je devenais un berger accompli, ce qui était bien nécessaire car il ne pourrait cette année, requis par le clan, me relayer comme il le faisait d'habitude sur la montagne. [119] Il ne pouvait rien m'annoncer de plus heureux, mais je me suis gardé de le lui dire. [120] Les autres nouvelles faisaient prévoir de grands changements dans notre vie et semblaient porteuses de présages sinistres. [121] Pour acheter des armes, mon oncle avait décidé de vendre la part de notre troupeau qui lui appartenait. [122] Sa maison ayant été brûlée, lors du pillage qui avait suivi la mort de sa femme, il allait venir habiter chez nous et allait lui-même m'initier aux armes lorsque je reviendrais de transhumance. [123] La guerre active entre les deux clans allait reprendre et mon oncle voulait la mener jusqu'à la victoire totale. [124] Le combat aurait lieu bientôt, ce serait un combat d'adultes auquel ni moi ni les plus jeunes fils du chef de clan adverse ne pourrions prendre part. [125] Pendant que nous terminions le repas, ma mère, comme pour détourner mon attention de ces nouvelles, me demanda en souriant si j'avais fait des progrès à la flûte. [126] Un peu, ai-je répondu, je m'exerce chaque jour, mais je ne serai jamais un grand musicien. [127] Comme le berger voisin ? [128] Je n'ai pas répondu et elle m'a demandé de jouer. [129] J'ai entamé un des airs qu'Alcyon m'avait appris et je ne l'ai pas joué trop mal. [130] Ma mère a trouvé que j'avais fait d'étonnants progrès. [131] Elle a souri de nouveau et a demandé : "Est-ce que le berger d'en face a fait autant de progrès dans la danse T' Sa question m'a fait rougir, mais j'ai eu la force de lui demander: "Pourquoi me demandes-tu cela ? [132] Elle m'a serré dans ses bras avec cette tendresse qui a éclairé toute mon enfance et m'a dit : "Le garçon qui, au printemps, est parti pour la montagne était encore presque un enfant. [133] Celui que je retrouve aujourd'hui est presque un homme. [134] Ton père et moi voyons de grands dangers planer sur le clan. [135] Des rêves, des prophéties intérieures sont venus me les confirmer. [136] Ne les aggrave pas par des imprudences. [137] La force dont tu débordes doit être soutenue par la mesure. [138] Cette vertu ne t'est pas naturelle, elle sera nécessaire, dans les jours qui vont venir, pour toi et pour celui qui est si dangereusement devenu ton ami". [139] Elle m'a embrassé, mais je me suis dégagé pour lui demander: "Il est menacé par qui ? [140] Par lui-même et par toi, dit mon père. [141] Cet Alcyon a reçu le don de la musique, l'hiver passé il a joué aux réunions de son clan et dans quelques fêtes. [142] Tous ceux qui l'ont entendu ont été transportés. [143] Quand il jouait le soir dans la maison de ses parents, les gens, pour l'entendre, venaient s'asseoir en cercle autour d'elle, dans l'obscurité et le froid. [144] De nombreux villages lui ont demandé de venir jouer et chanter à des fêtes. [145] Deux rois l'ont invité pour qu'il vienne à leur cour. [146] Depuis le printemps, il a tout refusé, il dit qu'il n'est qu'un berger et que l'inspiration ne lui vient que dans l'air de nos montagnes. [147] Nous craignons que cette inspiration, qui s'est élargie et exaltée depuis un an, ne lui vienne de son amitié pour toi. [148] N'y cède pas car ce serait votre condamnation. [149] Il ne m'a jamais approché, nous ne nous sommes jamais parlé. [150] Vous avez agi sagement, dit mon père. [151] Tu l'aimes t' a demandé ma mère. [152] J'ai été sur le point de répondre : Oui. [153] Mais à ce moment, j'ai vu, derrière ce oui, une avalanche de souffrances et de détresses qui se ruait vers nous. [154] Ma mère ne la voyait pas. [155] J'ai senti un froid terrible m'envahir et je me suis mis à trembler. [156] Je ne pouvais mentir à mes parents. [157] Je ne pouvais pas non plus leur dire avec des mots les merveilleuses certitudes qui ne m'avaient été communiquées que par la musique et la danse. [158] J'étais au bord des larmes et je ne sais ce qui serait arrivé si Alcyon, comme s'il nous avait entendus, ne s'était pas mis à jouer à sa place habituelle, dans le grand arbre, de l'autre côté du torrent. [159] La musique de sa flûte semblait monter de la terre elle-même, avec sa charge d'herbes, de fleurs et de montagnes et s'élever dans l'air pour y faire, dans l'espace, une rencontre indicible. [160] Il fallait donc aimer sans réserve l'existence qui nous était donnée, dans sa hauteur, sa profondeur et les aléas de son immensité. [161] J'ai vu, à ce moment, mon père se lever et prendre quelques-unes des torches que je préparais pour les mois sombres durant mes heures de loisir. [162] Il en a placé sept sur l'aire aménagée devant ma cabane et, en les allumant, il a délimité autour de nous un cercle de lumière. [163] La flûte d'Alcyon s'est arrêtée, il chantait et ce chant n'était pas formé de paroles. [164] C'était, partant du a et parcourant lentement toute l'étendue des voyelles, l'envol souverain d'un oiseau. [165] Sans le prononcer jamais, ce chant disait mon nom et le liait au sien dans un vaste élan parallèle. [166] Nos deux noms se faisaient face, se regardaient passionnément, sans jamais se rejoindre, prolongeant l'amour par un renoncement indéfini, qu'éperdu d'admiration je ne pouvais cependant m'empêcher de haïr. [167] Sur le beau et tendre visage de ma mère, des larmes coulaient. [168] Elle ne pleurait pas sur elle-même, mais sur Alcyon, sur moi et notre impossible amitié. [169] Alcyon a repris sa flûte et mon père, s'élançant dans le cercle de lumière, s'est mis à danser. [170] Mon père était le plus beau des danseurs et, ce jour-là, ému au fond de l'âme par la musique, il s'est surpassé. [171] Jamais je n'ai vu la pesanteur s'égaler avec autant d'allégresse à la légèreté de l'air, ni la joie d'exister se manifester en des mouvements aussi parfaits. [172] Alcyon s'est arrêté et mon père s'est posé entre ma mère et moi, nous enserrant chacun d'un bras. [173] Je sentais sa force, son intrépidité pénétrer en moi et m'emplir, comme dans ma petite enfance, de la certitude qu'il était l'homme le plus fort du monde, capable de nous protéger dans toutes les circonstances. [174] J'étais heureux de penser que, du haut de son arbre, Alcyon avait pu l'admirer aussi magnifique dans la danse que lui dans la musique. [175] Quand mon père a recommencé à danser, ma mère n'a pu résister à l'invite de ses gestes et de son regard et l'a rejoint sur l'aire. [176] C'est la dernière fois que devaient se faire face, s'animer et s'inspirer l'un l'autre ces deux superbes danseurs. [177] C'est par la danse que mes parents s'étaient rencontrés, c'est d'elle qu'était né l'ardent amour qu'ils se portaient, c'est en elle et en moi qu'il se fortifiait. [178] J'étais perdu dans la contemplation de ces beaux corps et de ces accents parfaits, quand ma mère m'a fait un signe d'appel. [179] J'ai bondi à mon tour sur l'aire et me suis joint à leur danse. [180] J'ai senti que quelque chose dans leur attitude et dans l'espace que j'occupais avait changé. [181] Jusqu'alors je dansais autour d'eux, j'étais la promesse qu'ils protégeaient de leur tendresse. [182] Je sinuais, je me déployais à la périphérie du bel ovale qu'ils formaient en s'éloignant et se rapprochant amoureusement l'un de l'autre. [183] Cette fois, ce n'était plus seulement dans leur tendresse qu'ils m'accueillaient mais au centre de leur amour, dans le tronc même et le fondement de l'arbre infini de la danse. [184] Dans le cercle de lumière tracé par mon père, ils me faisaient une place égale à la leur et mes gestes, mes élans, mes retombées n'étaient pas inférieurs aux leurs. [185] Je les admirais, je me sentais passionnément d'accord avec eux, ils l'éprouvaient aussi et nous faisions ensemble l'invention d'une égalité que nous ne connaissions pas encore. [186] La musique d'Alcyon nous entraînait, nous soulevait au-dessus de nous-mêmes et nous, avec nos corps, nous la ramenions vers la terre d'où, comme un oiseau, elle voulait à nouveau s'élancer vers le ciel. [187] Il y avait entre Alcyon et nous, mêlée à la joie et à l'enthousiasme du mouvement, une sorte de lutte. [188] Nous, les trois danseurs, dont ma mère était le centre et l'image primordiale, nous cherchions, nous aussi, une voie d'amour, mais ce n'était pas celle où voulait nous engager la musique d'Alcyon. [189] La danse, à travers nous, l'incitait à ne pas oublier la loi des corps, l'admirable fidélité de leur géométrie ni les exigences inaltérables de leur pesanteur. [190] Elle lui demandait de ne pas pousser à l'extrême, et jusqu'au regard de la folie, l'espérance ascensionnelle du mouvement. [191] Ma mère a encore tracé, autour de nous, deux cercles d'une gaieté immortelle et s'est arrêtée, comme une biche après le bond. [192] Mon père a fait de même en me faisant signe de continuer seul. [193] Alcyon a abandonné la flûte et a repris l'hymne sans paroles où le a, comme le son initial de l'être, semblait éveiller et guider le parcours lumineux et terrible des voyelles. [194] Sa voix planait, mais je savais que les mouvements que je traçais sur le sol et dans l'air ne lui étaient pas inférieurs. [195] Ma danse pourtant, malgré ce qui nous unissait, s'opposait à sa musique. [196] Je sentais dans sa voix qu'il souffrait, et pleurait la séparation qui nous était imposée. [197] J'acceptais la souffrance, mais je n'acceptais pas de renoncer. [198] Je voulais continuer à m'avancer tel que j'étais dans la voie de découverte et d'émerveillement mutuel où notre rencontre nous avait engagés. [199] Ma mère s'est levée, j'ai cru qu'elle allait prophétiser comme elle le faisait parfois et, épuisé par la danse, je me suis laissé tomber sur le sol. [200] Elle n'a pas parlé, elle a joint sa voix qui était pure et un peu voilée à la voix haute et ardente d'Alcyon. [201] C'est elle alors qui a guidé la sienne, la ramenant des étendues sans fin de la détresse divine vers les espaces plus mesurés des espoirs et des chagrins terrestres. [202] Quand ce chant a pris fin, mon père s'est levé et nous avons fait pour ma mère et pour Alcyon le salut solennel que, dans notre clan, l'on adresse au disque solaire lorsqu'il parvient, dans le cours de l'année, au sommet de sa force ou de son exil. [203] Les torches achevaient de s'éteindre, la pleine lune allait bientôt disparaître derrière la montagne, et je ne voyais plus clairement sa lumière tant elle me semblait se confondre avec celle que répandait ma mère. [204] Mon père à ses côtés évoquait le soleil levant et j'imaginais leur union, en ce moment où la nuit commençait à pencher vers le jour, comme la rencontre de deux astres. [205] Je les ai quittés très vite, pour leur laisser la cabane et aller dormir au milieu du troupeau. [206] J'ai été long à trouver le sommeil car ma pensée, après cette extraordinaire soirée, se débattait avec l'image trop aérienne d'Alcyon. [207] Avant de m'endormir, je lui ai envoyé mon premier message de l'esprit. [208] Il ne comportait qu'un mot, ce mot était Bonheur. [209] Au moment de l'éveil, comme je sommeillais encore à demi, j'ai trouvé sur mes lèvres deux mots qui disaient : Malgré tout. [210] Je n'ai pas eu de doute, c'était, pleine de vaillance et d'espoir, sa réponse. [211] Je me suis levé, j'ai rassemblé, en refusant de m'attrister, la moitié du troupeau que mon oncle voulait vendre. [212] J'ai fait descendre les bêtes aux environs de la cabane, j'ai ranimé les braises du foyer et préparé le repas. [213] Quand mon père est sorti, il s'est aperçu que tout était prêt et j'ai vu qu'il était content. [214] Nous avons d'abord mangé tous les trois en silence, mes parents regardaient avec regret les animaux que nous aimions et que nous allions céder à des mains étrangères. [215] J'ai posé à mes parents la question qui me tourmentait : "Devons-nous nous engager dans une guerre sans issue avec nos voisins ? [216] Pourquoi devons-nous obéir à mon oncle qui n'est plus un nomme de la terre mais un guerrier ? [217] Quand nous lui aurons rendu les bêtes et les champs que nous avons fait fructifier pour lui, ne pouvons-nous sortir du clan pour échapper à sa folie ? [218] Ma mère, en m'écoutant, s'est redressée comme si je l'avais blessée, et le visage de mon père s'est rembruni. [219] Quand on est né dans le clan, a-t-elle dit, on n'en sort pas sans se déshonorer. [220] Sans lui nous serions, comme tant d'autres, devenus la proie des rois, des villes, de leurs soldats, de leurs juges et de leurs prêtres. [221] C'est grâce à lui que nous sommes libres et nous devons lui rester fidèles. [222] Toi aussi, Clios". [223] Elle ne m'avait jamais parlé ainsi et, déconcerté par son ton autant que par ce qu'elle venait de dire, j'ai vu que mon père l'approuvait. [224] L'ombre qui s'était élevée entre ma mère et moi n'a pas duré. [225] Elle a vu que je les avais compris, nous nous sommes embrassés avec la certitude heureuse de nous revoir bientôt. [226] Malgré les menaces qui planaient sur nous, nous étions encore tous les trois éclairés par ce que nous avions vécu la veille. [227] Mon père a poussé gaiement le troupeau en avant, il était plein de vie, de bonheur et de force, il avait en moi la forme d'un grand arbre. [228] C'est la dernière fois que je l'ai vu vivant. [229] Pendant le temps qui a suivi, Alcyon a emmené son troupeau au loin et j'ai fait de même. [230] Parfois, à de longs intervalles, nous lancions d'un rocher ou du haut d'une aiguille un cri qui signifiait à l'autre notre existence et notre pensée. [231] Durant ces jours et ces nuits de solitude et souvent d'angoisse, ne recevant aucune nouvelle de la vallée, j'espérais que le combat n'aurait peut-être pas lieu. [232] Le septième soir, comme je me préparais à me coucher après avoir longtemps soigné une brebis malade, mon corps et mon esprit ont été alertés par un message abrupt: Descends ! [233] Je n'ai pas eu un instant de doute, le message venait d'Alcyon qui avait dû apprendre avant moi un événement grave. [234] J'ai dévalé les pentes de la montagne plus vite que je ne l'avais jamais fait. [235] A quelque distance de chez nous, j'ai vu mon oncle en armes qui, à genoux derrière un arbre, surveillait l'obscurité. [236] Quand je suis arrivé près de lui, il s'est redressé, énorme dans sa cuitasse de cuir. [237] Il était blessé et son visage désespéré et sauvage était celui d'un fou. [238] Il m'a crié : "Nous le vengerons ! [239] J'ai eu la certitude d'un affreux malheur, j'ai contourné mon oncle comme un obstacle, et j'ai couru vers la maison. [240] En entrant, j'ai vu deux formes pâles étendues sur le sol, le corps de mon père était là, sillonné de terribles blessures. [241] Ma mère se tenait derrière lui. [242] En me voyant elle m'a serré dans ses bras, sans une larme, sans une parole et j'ai eu le sentiment de ne plus étreindre qu'une ombre. [243] Elle s'est reprise quand le soleil s'est levé. [244] Refusant toute aide, elle est allée seule parmi nos ennemis afin de régler avec eux une suspension d'armes permettant aux deux clans d'honorer leurs morts. [245] Sans en référer à mon oncle, elle s'est adressée au chef du clan adverse. [246] Nul ne sait ce qu'ils se sont dit, mais une trêve sacrée de vingt-huit jours fut conclue entre eux. [247] Aussi affligés l'un que l'autre - car Atos, notre adversaire, avait dans le combat perdu son fils aîné - les deux négociateurs espéraient, je crois, voir naître de cet accord une paix plus longue et peut-être définitive, mais la folie de mon oncle ne l'a pas permis. [248] C'est le dernier acte où s'est manifestée encore dans sa plénitude la personnalité de ma mère. [249] Le malheur s'est ensuite abattu sur elle avec tant d'âpreté qu'elle n'a plus fait que survivre. [250] Le cours désastreux du combat était dû à mon oncle. [251] Nos hommes n'étaient que quatre. [252] Ceux de l'autre clan sont venus à sept. [253] Il était temps encore de battre en retraite, mais mon oncle ne l'a pas voulu. [254] Il fut surpris par la tactique de nos adversaires. [255] Pendant que trois d'entre eux attaquaient chacun un de nos combattants, les quatre autres ont assailli mon oncle. [256] Il était blessé et acculé quand mon père, qui avait abattu son adversaire, est accouru à son secours. [257] Dans la terrible mêlée qui a suivi, mon oncle - d'un suprême effort - a tué un des assaillants mais les trois autres, réunissant leurs forces contre lui, blessèrent mortellement mon père. [258] Mon oncle, hurlant de fureur et de chagrin, l'a pris sur ses épaules et a chargé les ennemis avec tant de force qu'ils n'ont pu s'opposer à lui. [259] Il avait cru sauver mon père mais, quand il est arrivé à la maison, il était mort. [260] Le dernier survivant des nôtres est parvenu à se dégager lui aussi. [261] Il y avait deux morts de chaque côté. [262] Le soir de ce jour funeste, je suis remonté dans la montagne pour prendre soin du troupeau. [263] Quand la lune s'est levée, j'ai entendu le son de la flûte d'Alcyon, de l'autre côté du torrent. [264] Grâce à lui j'ai pu, pendant quelques minutes ou pour quelques heures, sortir du temps, sortir de mon chagrin et de ma colère contre mon oncle. [265] J'ai vu monter au-dessus de nous, à la fois sombre et lumineux, l'édifice de la musique où Alcyon a pu, rien qu'avec l'air de ses poumons et le mouvement de ses doigts, élever à mon père un monument digne de lui. [266] Le lendemain, je suis redescendu chez nous, nous avons dressé le bûcher funéraire de mon père et celui de son compagnon de clan. [267] Ma mère n'a pas eu la force de chanter comme elle voulait le faire, mais elle a exécuté autour des corps une danse rituelle d'une beauté sévère et grandiose. [268] J'ai pensé C'est la dernière danse de sa vie. [269] Je ne me trompais pas. [270] Après cela, je ne suis plus monté qu'irrégulièrement dans la montagne car mon oncle exigeait que je consacre la plus grande partie de mon temps à m'entraîner aux armes avec lui. [271] Il n'avait nullement conscience d'avoir été la cause de la mort de mon père, elle avait seulement exaspéré jusqu'à la folie sa volonté de guerre et de vengeance. [272] Quand je montais sur la montagne, Alcyon s'arrangeait pour être loin. [273] Parfois, par de brusques actions sur mes rêves ou sur mon esprit, il me rappelait sa présence, son espoir et la nécessité d'être sur mes gardes. [274] Il avait raison car un jour j'ai aperçu en haut d'un arbre mon oncle qui m'épiait. [275] J'ai fait semblant de ne pas le voir et il a disparu soudain comme il savait le faire. [276] Mon oncle s'était établi chez nous avec celui de nos parents qui avait survécu au combat. [277] Ils avaient proposé à ma mère de lui acheter une esclave. [278] Elle avait refusé et ils la traitaient comme leur servante. [279] Occupés à s'entraîner ou à faire des incursions sur le territoire ennemi, ils ne travaillaient ni l'un ni l'autre. [280] J'essayais d'aider ma mère, mais j'étais de plus en plus requis par mon oncle qui me disait qu'il ferait de moi un guerrier accompli et, osait-il ajouter, digne de mon père. [281] C'était un combattant extraordinaire et, en dépit de son humeur brutale, un instructeur habile et patient. [282] Malgré ma résistance intérieure, il ne m'a pas initié seulement aux armes, mais aux plaisirs sauvages du combat, du sang et des métaux. [283] Un jour, comme je redescendais avec le troupeau, ma mère m'a dit que mon oncle, étant veuf, avait revendiqué le pouvoir, que lui donnait la loi du clan, d'épouser la veuve de son frère. [284] Elle lui avait répondu qu'une telle perspective, et si près de la mort de mon père, lui faisait horreur. [285] Il avait pourtant exigé d'elle ce qu'il appelait son droit. [286] Il avait fixé une date prochaine. [287] Je mesurais bien le rapport des forces et j'ai dit à ma mère qu'il ne nous restait qu'une seule solution, nous enfuir. [288] Tout occupé à sa guerre du sang, mon oncle ne pourrait pas nous poursuivre. [289] Elle a refusé, elle était une femme du clan et quoi qu'il arrive elle continuerait d'en appliquer les lois. [290] J'ai été droit à mon oncle, je l'ai frappé au visage, je lui ai crié qu'il était l'assassin de mon père et qu'il ne pouvait forcer ma mère à l'épouser. [291] Sa surprise et sa colère ont été terribles car il avait aimé son frère. [292] Nous nous sommes battus, il lui suffisait de me contenir et, quand il l'a voulu, il m'a foudroyé d'un seul coup. [293] Il avait besoin de moi pour sa guerre et ne voulait pas me tuer. [294] La vie que j'avais vécue avec mes parents était souvent rude mais éclairée par l'amour. [295] Mon oncle ne m'a pas pardonné et je ne voulais pas qu'il me pardonne. [296] Il a appliqué la loi du clan, épousé ma mère et j'ai vécu dès lors sous le signe de la haine. [297] Mon oncle travaillait ma mère chaque nuit pour lui faire un fils. [298] Je ne le supportais pas, je me suis bâti une cabane et n'ai plus vécu avec eux. [299] Elle a été enceinte, je détestais cela, je n'osais plus la regarder et nous avions honte l'un devant l'autre. [300] Lors d'une des expéditions de pillage de mon oncle, un nouveau combat a eu lieu. [301] Mon oncle a tué un de nos adversaires et en a blessé un autre, mais notre compagnon de clan a été tué. [302] Nos ennemis étaient quatre et, de notre côté, mon oncle restait seul avec moi. [303] Je lui étais de plus en plus nécessaire. [304] Je lui ai demandé pourquoi il ne comptait pas Alcyon parmi nos ennemis. [305] Il a répondu que le clan adverse le considérait comme prêtre d'Orphée et ne voulait pas qu'il participe aux combats. [306] Il a ajouté : "Quand nous aurons tué tous les autres, nous le garderons comme esclave. [307] Il jouera et chantera pour nous". [308] Mon oncle était de plus en plus impatient de me voir devenir un homme. [309] L'hiver était venu, je ne montais plus dans la montagne. [310] Je passais mon temps à m'entraîner avec lui à l'épée, à la pique et à l'arc. [311] J'apprenais tous les exercices du guerrier et, comme il était aussi un chasseur expérimenté, à ramper et à me déplacer sans bruit dans tous les terrains. [312] C'est grâce à cela qu'ensuite j'ai survécu. [313] Il voyait bien, quand je croisais le fer avec lui, que je désirais le tuer. [314] Tout en étant constamment sur ses gardes, il était content de la haine qu'il lisait dans mes yeux. [315] Il disait : "Tu dois devenir encore plus méchant, féroce comme une meute de loups". [316] Je n'avais plus le temps ni le goût de travailler. [317] Nous mangions nos moutons plus vite que ne venaient les agneaux. [318] La plus grande partie de nos champs était en friche. [319] Seul le jardin dont ma mère s'occupait était encore entretenu comme du temps de mon père. [320] Nous devenions de plus en plus pauvres, mon oncle ne s'en inquiétait pas, il disait : "Peu importe, quand nous aurons tué nos ennemis, nous prendrons leurs biens, leurs femmes et leurs enfants". [321] Je pensais qu'à la fin de cette guerre ils seraient aussi pauvres que nous, mais je n'osais pas le lui dire. [322] Un jour, en m'entraînant avec lui, je suis parvenu à le blesser, il a rugi, il a dit : "Tu es devenu aussi habile que moi, bientôt nous vengerons ton père et nous débarrasserons la terre de nos ennemis". [323] Quand le printemps est venu, j'ai obtenu de remonter sur la montagne quelques jours avec les malheureux restes de notre troupeau. [324] Comme je l'espérais, Alcyon m'attendait de l'autre côté du torrent, il était caché sur son arbre, je ne pouvais pas le voir mais, à la nuit tombée, il s'est mis à jouer de la flûte. [325] Il l'a fait d'une façon si belle et si triste que je n'ai pas eu le cœur de danser. [326] Je suis resté toute la nuit et toute la journée suivante sur cette impression de beauté profonde et de douleur. [327] Au cours des mois passés en présence de mon oncle et sous sa domination, j'avais dû, pour supporter cette vie, m'endurcir et me fermer comme lui. [328] Du soleil de l'ancienne vie, seule ma mère me restait, mais ma mère n'était plus qu'une femme désespérée et une source infinie de larmes. [329] Dans cette muraille intérieure où j'étais enfermé, la musique d'Alcyon m'avait fait retrouver une vérité perdue. [330] Quand le soir est venu il n'était pas sur son arbre. [331] Je l'ai appelé en jouant quelques notes, il m'a répondu de loin, de très haut dans la montagne par quelques mesures de son chant sans paroles puis, plus rien. [332] Le matin, je me suis éveillé sur ces mots : Prends garde ! [333] Ils semblaient émaner de sa voix, mais je ne voulais plus prendre garde. [334] Je voyais ses bêtes sur la pente de l'autre côté du ravin et j'espérais qu'il allait jouer, ou me faire un signe. [335] Comme rien ne venait, à midi je suis monté sur la grande roche et j'ai dansé comme je ne l'avais jamais fait jusqu'alors. [336] J'ai dansé mon désir et le sien, mais aussi mon désespoir dans le monde de fer et de violence qui était devenu le mien. [337] J'étais décidé, s'il ne me répondait pas, à franchir le torrent, à violer les lois de nos deux clans et à monter sur sa montagne. [338] Peu m'importait d'être emprisonné ou tué par les hommes de son clan. [339] Il me voyait, j'en étais sûr, mais demeurait caché. [340] Il m'a répondu par deux notes : l'une, très basse, que j'ai entendue comme une parole d'amour; l'autre très haute, sifflante, qui était une note d'alerte. [341] J'ai été obligé de me retourner et j'ai vu mon oncle qui s'avançait, énorme, menaçant, me barrant la route de la vallée. [342] Pendant que je dansais, il avait pris et caché mes armes et venait à moi, armé seulement d'une trique. [343] A ce moment, j'aurais pu fuir encore en direction des sommets, mais je n'y ai pas pensé un instant. [344] Je me sentais plein de force, ouvert à nouveau à l'amour et capable d'affronter mon oncle. [345] Il m'avait dit que j'étais maintenant aussi fort que lui, mais c'était pour m'abuser. [346] Il n'avait, dans nos exercices, montré qu'une partie de sa force et de sa vitesse. [347] Je l'ai attaqué avec mon bâton de berger, en quelques coups inattendus il m'a montré que je n'avais rien à espérer. [348] Comme tu l'as fait, Œdipe, il m'a arraché l'arme des mains. [349] Il m'a fait crier de colère, de douleur, puis de peur sous ses coups. [350] Quand j'ai été à bout de force, il m'a saisi par les cheveux et jeté plusieurs fois sur le sol, comme font ceux qui matent les taureaux en les saisissant par les cornes et en les renversant dans le pré. [351] Ma défaite, mon humiliation, ma honte se passaient sous les yeux d'Alcyon, mais de tout ce qui me restait d'esprit et de cœur j'espérais qu'il ne tenterait pas de venir à mon secours. [352] Il n'était pas un homme de sang et mon oncle l'aurait tué. [353] Lorsque je me suis trouvé incapable de toute défense, mon oncle m'a encore frappé longtemps avec une science inexorable. [354] Je hurlais, je pleurais comme un enfant, mais je n'ai pas demandé grâce. [355] Je me suis évanoui et il a abandonné ce qu'il appelait son travail. [356] Il ne voulait pas me tuer, mais me lier à jamais par l'obéissance de la terreur et de la haine. [357] J'ai senti confusément le soleil disparaître, la fraîcheur de la nuit descendre. [358] Il y a eu près de moi une présence bienfaisante, était-ce lui, la musique de sa flûte ou seulement sa pensée ? [359] Je ne le saurai jamais. [360] Mon oncle était sûr que ma mère lui donnerait un garçon. [361] Elle a accouché d'une fille. [362] L'absurde colère de mon oncle a éclaté, il n'avait que faire d'une fille. [363] Il s'est saisi d'elle pour l'exposer au soleil. [364] Ma mère l'a défendue de toutes les forces qui lui restaient, elle est même parvenue à le blesser avec un couteau, mais il l'a jetée sur le sol où il l'a frappée à coups de pied. [365] J'ai entendu leurs cris, j'avais mes armes, mais il avait eu le temps de saisir les siennes. [366] J'ai combattu, oui j'ai combattu pour ma mère, mais je n'étais pas encore remis des blessures et de la formidable défaite qu'il m'avait infligées. [367] Je me suis battu sans espoir et, en quelques coups, il m'a étendu à côté de ma mère. [368] Il a exposé l'enfant qui n'a survécu que quelques heures, le lendemain ma mère est morte. [369] J'étais enchaîné à mon oncle par la peur, par la haine mais aussi par le désir, qu'il ranimait sans cesse, de venger sur nos ennemis la mort de mon père. [370] Je ne parvenais plus à penser à Alcyon ni à croire encore à l'existence de la musique. [371] La danse elle-même était devenue terrible, nous ne dansions plus que les nuits sans lune. [372] Nous buvions beaucoup avant de commencer une danse barbare qui nous engageait très vite en direction de la danse profonde et de la nuit la plus nocturne, pour nous mener vers la chute écumante dans une sorte d'abîme horriblement délectable. [373] Je ne montais plus dans la montagne, je ne travaillais plus nos champs et nous mangions une à une les bêtes qui restaient de notre troupeau décimé. [374] Je ne respectais que le jardin de ma mère, j'y avais répandu ses cendres et celles de ma sueur. [375] J'y ai, jusqu'au bout, fait pousser les légumes et les fleurs qu'elle aimait. [376] Je passais mon temps à m'entraîner avec mon oncle, à chasser, à surveiller nos ennemis et à les piller si nous le pouvions. [377] Ils étaient quatre. [378] Nous, deux. [379] Nous ne pouvions agir que par surprise. [380] En feignant d'être blessé et de fuir, je suis parvenu à faire sortir de son abri un des leurs. [381] Mon oncle l'a blessé et je l'ai achevé. [382] Pour montrer que la guerre était devenue totale, mon oncle n'a pas respecté son cadavre, il lui a tranché la tête et l'a emportée en trophée. [383] Il voulait la clouer sur notre porte, mais j'ai refusé d'entrer dans la maison. [384] Il m'a laissé aller la déposer auprès d'une source où nos ennemis sont venus la prendre pour l'ensevelir selon les rites. [385] Mon oncle, qui avait ses espions, m'a dit qu'ils avaient fait revenir Alcyon près d'eux pour le protéger. [386] Nos deux montagnes étaient maintenant désertes. [387] Bien que prêtre d'Orphée Alcyon montait la garde pour soulager ses compagnons et n'avait plus le temps ni le coeur de jouer ni de composer. [388] J'étais résolu, s'il se trouvait en face de nous, à le défendre. [389] Et chaque fois que nous entreprenions une expédition, je lui envoyais de toutes les forces qui me restaient un signal de mise en garde. [390] La guerre entre les deux clans est devenue très vite une lutte constante. [391] Marches de nuit, surprises, pillages, incendies se succédaient sans arrêt. [392] L'habileté de mon oncle nous a d'abord valu l'avantage. [393] Nous avons mis le feu à une de leurs bergeries et volé une partie de leurs moutons. [394] Un soir que mon oncle pensait les avoir attirés dans une fausse direction, nous sommes partis pour incendier une de leurs fermes écartées. [395] Ils avaient pénétré nos plans et nous attendaient, cachés aux alentours. [396] Au moment où nous allions entrer dans la grange où, aidés de leurs auxiliaires, ils comptaient nous faire brûler vifs, j'ai entendu une note étouffée et j'ai reçu dans tout mon corps un message de fuite. [397] J'ai prévenu mon oncle et j'ai couru de toutes mes forces, lâchant mon arc et mon glaive et ne gardant que ma pique, comme mon père m'avait recommandé de le faire. [398] Mon oncle, qui courait devant moi, a été frappé au ventre par un ennemi posté pour arrêter sa fuite. [399] J'ai culbuté l'homme et j'ai continué à fuir. [400] Mon oncle est parvenu à leur échapper mais, dans ses efforts pour courir, il a aggravé sa blessure. [401] Les ennemis, sachant leur principal adversaire gravement atteint, ont préféré attendre le lendemain pour l'achever plutôt que d'engager avec lui un combat à mort. [402] Quand mon oncle est arrivé dans notre repaire, il avait perdu beaucoup de sang et se traînait avec peine. [403] Il avait dû abandonner ses armes et respirait en râlant. [404] L'idée m'est venue d'assouvir enfin ma haine et de le tuer. [405] Il a dû voir cela dans mes yeux. [406] Il a eu une espèce de sourire et il a dit : "Demain, c'est toi qui seras le chef du clan". [407] Cela m'a paru absurde, mais quand j'ai voulu retrouver ma haine, pour en finir avec lui, elle avait disparu. [408] J'ai tenté de soigner sa plaie, un flot de sang l'a étouffé et il est mort violemment comme il avait vécu. [409] J'ai pris la nourriture qui restait dans son sac, j'ai placé un peu de bois au-dessous de son énorme corps et, après avoir allumé le bûcher, je me suis enfui dans la montagne. [410] Le lendemain, après avoir trouvé les cendres de mon oncle, ils ont brûlé notre maison. [411] Du haut de la grande roche, j'ai vu l'incendie et j'ai compris qu'ils me faisaient savoir qu'ils étaient décidés à m'exterminer et à effacer définitivement la dette du sang. [412] Ils m'ont traqué ensuite comme une bête sauvage. [413] Je vivais de la chasse et de tristes rapines nocturnes. [414] Je changeais de repaire chaque soir, je ne parlais plus à personne, je ne pensais plus peut-être, mais j'étais acharné à survivre pour venger mon père et le clan. [415] Ils m'ont assailli deux fois sur notre montagne, je leur ai échappé en faisant rouler sur eux les pierres et les troncs d'arbres que j'avais préparés. [416] Alcyon participait sans doute à leurs tentatives d'encerclement, mais il se tenait trop loin pour que je puisse le voir. [417] J'avais beau épier sans cesse ce que faisaient mes ennemis, je ne l'ai plus jamais entendu jouer ni chanter. [418] J'étais devenu d'une vigueur et d'une résistance incroyables. [419] La force de mon oncle, ses ruses et sa méchanceté s'étaient réincarnées en moi. [420] Pourtant la nuit, je m'éveillais souvent en larmes, après avoir rêvé de mes parents, d'Alcyon ou de notre maison brûlée. [421] Le matin, dès que je reprenais conscience, je retrouvais le règne de la haine et je ne pensais plus qu'à manger, à me cacher et à trouver une occasion de piller ou de blesser nos adversaires. [422] Ils comptaient s'emparer de moi au moment où la neige me forcerait à descendre de la montagne. [423] Profitant d'une nuit sombre, je leur ai échappé et je suis parti au loin. [424] Dans une cité, je me suis présenté à un roi afin de devenir soldat. [425] J'étais hirsute, mes vêtements étaient en loques, il m'a toisé d'un air de doute, mais devinant ma force sous mon air sauvage, il m'a dit : "Lave-toi et viens demain à la palestre". [426] Le lendemain, j'y suis allé avec ses gardes. [427] Il m'a dit: "Cours". [428] J'ai précédé ses hommes sans effort. [429] Il m'a dit : "Lance le javelot". [430] Je l'ai lancé plus loin qu'aucun d'entre eux. [431] Il a dit encore : "Combats contre cet homme". [432] Je l'ai rapidement vaincu grâce aux coups que m'avait enseignés mon oncle. [433] Le roi m'a engagé dans sa garde et je l'ai aidé à gagner une guerre et à prendre une ville. [434] C'est là que j'ai appris comment on viole les femmes dans leurs maisons, on tue les vieillards et on réduit les survivants en esclavage. [435] En récompense de ce qu'il appelait mon courage, le roi m'a donné une armure avec des ornements dorés. [436] L'armure m'a plu, mais je n'aimais pas ce roi, il avait le même esprit que mon oncle sans avoir sa vaillance et ne combattait jamais au premier rang. [437] Au retour, je lui ai dit : "Je te quitte, roi, le printemps est là. [438] Reste, m'a-t-il dit, j'ai besoin de toi et je te donnerai une maison, un collier d'or, une belle esclave et tu commanderas cinquante hommes". [439] J'ai dit que j'avais une dette de sang. [440] Il connaissait nos montagnes et savait qu'il me fallait d'abord la payer. [441] Reviens, m'a-t-il dit, quand le sang sera apaisé. [442] Nous prendrons une autre ville et je t'en ferai gouverneur". [443] Je ne me suis pas agenouillé pour prendre congé de lui, comme on le faisait dans ce pays craintif. [444] J'ai pris plaisir à le voir cacher sa colère. [445] Je lui faisais peur et il désirait ardemment mon retour car il n'avait, sans moi, aucune chance de devenir le roitelet de trois misérables cités. [446] Ils marchent tous les trois chaque jour en direction de la mer, chaque soir Antigone les quitte pour mendier et chercher un abri pour la nuit. [447] Quand elle est partie, Clios allume le feu, soigne Oedipe et, après le repas, reprend son récit où il l'a laissé la veille. [448] Oedipe l'écoute sans l'interrompre, sans rien dire, avec une attention extrême. [449] C'est grâce à cette attention que Clios trouve le courage de retourner vers ces lieux, les plus sombres, les plus lumineux, les plus engloutis de sa vie car, s'il y revenait seul, il n'y découvrirait plus que des ruines. [450] Quand il s'arrête, il retrouve Oedipe, dont il a envahi l'esprit, en qui il a imprimé son malheur et des images de son existence qu'il ne pourra plus jamais oublier. [451] Il s'enfonce, il progresse dans l'attention d'Oedipe comme dans une grotte ou une forêt profonde, au fond de laquelle on devine la lumière incertaine de l'air libre. [452] Il y a un jour, il y a deux jours, il y en a plusieurs que le récit dure car chaque soir Oedipe dit : "Continue". [453] Antigone souffre, elle sent qu'il se passe entre les deux hommes un échange, une découverte dont elle est exclue. [454] La marche, ce jour-là, est plus longue qu'à l'ordinaire. [455] Vers le soir, elle entend un tumulte sourd qui, à travers d'innombrables rumeurs, compose un événement qu'elle a déjà rencontré en rêve. [456] La nuit est tombée quand ils parviennent sur une falaise rocheuse, il y a des nuages et c'est dans la lumière entrecoupée de la lune qu'elle aperçoit la mer et les vagues qui se brisent en écumant sur les récifs qui prolongent le cap. [457] Clios découvre dans un rocher une grotte peu profonde, abritée du vent. [458] Elle décide de s'y installer pour la nuit, il est trop tard pour chercher un abri ailleurs. [459] Les hommes acquiescent, elle prépare le repas pendant que Clios lui installe une couche de branchages dans la grotte. [460] A la fin du repas, quand le feu les unit dans son cercle de chaleur, Oedipe se tourne vers Clios et dit comme chaque soir: "Continue". [461] Il hésite à cause de la présence d'Antigone qui n'a pas entendu le début du récit. [462] Oedipe le résume pour elle et Clios, comme il le lui a demandé, continue. [463] J'avais pensé surprendre le clan ennemi en revenant dans nos montagnes, c'est moi qui ai été surpris. [464] Ils m'attendaient depuis longtemps déjà et avaient tout préparé pour en finir. [465] Je suis arrivé, me croyant à l'abri grâce à la cuirasse du roi. [466] J'ai été blessé d'une flèche alors que je traversais un bois sans assez de précautions. [467] L'agresseur a pris la fuite et, avec ma cuirasse, il n'était pas question de le poursuivre. [468] J'ai donc abandonné la cuirasse et repris mon existence de bête fauve aux aguets. [469] Malgré la belle saison, j'avais grand-peine à me nourrir. [470] Chez nous tout était brûlé et rasé. [471] Sur leurs terres, leurs familles et leurs troupeaux avaient été rassemblés en quelques points bien défendus. [472] A l'aide de rabatteurs, ils m'ont lentement cerné sur notre montagne. [473] Je croyais que c'était pour me réduire par la famine, c'était pis. [474] En gravissant les pentes que j'aimais tant, j'ai vu qu'ils avaient accumulé, à des hauteurs différentes et jusqu'à proximité du sommet, des tas de bois. [475] Je n'ai pas compris le piège et d'ailleurs, traqué de toutes parts, je ne pouvais plus l'éviter. [476] Je me suis trouvé seul, n'ayant plus que mes armes, mais pouvant encore étancher ma soif à une petite source qui sortait entre les pierres à quelque distance du sommet. [477] Quand je n'ai plus rien eu à manger, j'ai décidé de descendre le lendemain pour leur livrer, tant que j'en avais encore la force, un dernier combat. [478] Si Alcyon participait à la lutte, je ne répondrais pas à ses coups. [479] J'ai tenté de le lui dire avec ma flûte, il ne m'a pas répondu. [480] Au milieu de la nuit, je me suis éveillé. [481] L'eau de la source s'écoulait à côté de ma tête, le vent avait changé, le ciel s'était chargé. [482] Je regardais ma vie si lamentablement commencée. [483] Je retrouvais, profondément enfouis dans le temps d'avant le malheur, l'image d'Alcyon et cet amour, cet espoir peut-être, qu'il m'avait révélés et qui étaient perdus. [484] Le matin, j'ai été éveillé par une odeur de fumée, ils avaient allumé le bois amassé sur les pentes, et le vent - ce vent dont ils attendaient le changement de cap depuis plusieurs jours - chassait déjà les flammes vers le haut où d'autres amoncellements de bûches et de branches renforceraient l'incendie. [485] J'ai cru qu'il n'y avait plus aucun espoir, le sol était couvert de maquis ou d'herbe déjà desséchée par la chaleur. [486] Des animaux affolés tentaient de s'évader vers le haut, seuls les oiseaux avaient une chance d'échapper aux flammes très hautes qui s'avançaient vers moi avec un bruit terrifiant. [487] Il y avait au nord un versant de pierre très abrupt où le feu ne pouvait prendre, mais je voyais les armes des ennemis briller de ce côté qu'il n'était possible de descendre que lentement et en faisant face au rocher. [488] J'avais tout prévu, les blessures, la mort et même l'esclavage si j'étais vaincu, mais je n'avais pas pensé au feu. [489] La peur, l'horreur du feu me submergeaient et je reculais devant lui en criant de colère et en tremblant. [490] Je suis monté tout au sommet de la montagne et j'ai vu qu'en un certain point et pour peu de temps sans doute le feu semblait moins large. [491] Peut-être parviendrais-je à le traverser, c'était en tout cas ma seule chance. [492] Je suis redescendu à la source dont les flammes approchaient. [493] J'ai mouillé mes vêtements, mes cheveux. [494] J'ai couvert mon visage d'une étoffe humide et j'ai dévalé la pente à toute allure en tenant ma pique à deux mains. [495] Arrivé près du feu, j'ai crié. [496] Oui, j'en suis sûr, j'ai lancé un cri d'avertissement. [497] J'ai fait un bond énorme. [498] Entouré, aveuglé par les flammes, je suis parvenu à rebondir encore et me suis précipité sur Alcyon que je n'avais pas vu. [499] Il se trouvait sans armes en face de moi. [500] Entraîné par ma vitesse, je n'ai pu l'éviter. [501] Je l'ai transpercé de ma pique et nous avons roulé ensemble sur le sol. [502] Affolé par le feu, j'ai poursuivi ma course, mais lui ne s'est pas relevé. [503] Je l'avais tué sur le coup. [504] Ce n'est que plus tard, dans la nuit, misérablement tapi sous une roche, que j'ai compris ce qui s'était passé. [505] Il m'a semblé qu'il avait murmuré mon nom pendant que je le renversais. [506] Je ne saurai jamais si je l'ai vraiment entendu ou seulement imaginé. [507] Le lendemain, je suis sorti de ma cachette et je suis allé vers les deux ennemis encore vivants, pour une bataille décisive. [508] J'étais affaibli par la faim et par mes brûlures, je ne pouvais me pardonner d'avoir tué Alcyon, je désirais mourir et c'est ce qui m'a sauvé. [509] Le combat a été long, incertain, désespéré, mais eux cherchaient à la fois à m'atteindre et à se protéger. [510] Je ne me souciais pas de me défendre, je ne désirais plus la victoire, je n'espérais plus que la fin et l'extinction définitive de ma sauvage aventure. [511] J'ai été touché plusieurs fois, mais, d'un coup porté avec tout ce qui me restait de force, j'ai blessé à mort leur meilleur combattant. [512] L'autre, que j'avais blessé à la cuisse, se voyant seul en face de moi, a jeté ses armes et tenté de s'enfuir. [513] J'aurais pu le tuer très vite, mais je ne voulais pas le frapper dans le dos. [514] Brusquement il s'est retourné et m'a crié en se jetant à genoux : "Epargne-moi, car mon fils Alcyon t'aimait. [515] Je suis le chef et le dernier de mon clan, toi aussi. [516] Arrête le malheur". [517] J'ai jeté mes armes, j'ai pris Atos dans mes bras et nous avons pleuré tous les deux sur la misère et la folie de nos existences. [518] J'ai pansé ses blessures, il a soigné mes plaies et mes brûlures. [519] Il m'a donné à manger, ce soir-là nous avons dormi dans la même cabane. [520] Nous avons procédé selon les rites aux funérailles des deux morts. [521] Il a mis la flûte d'Alcyon dans sa main droite et j'ai mis la mienne dans sa main gauche. [522] En face de leurs bûchers, nous nous sommes engagés par les serments les plus solennels à l'extinction définitive entre nos deux clans de la dette du sang. [523] Mort, Alcyon était aussi beau, aussi aérien que jadis sur la montagne. [524] Malheureusement mon âme était endormie, pourrie, infectée comme elle l'est encore et je n'ai pu tirer aucun espoir de renaissance, aucune possibilité de vie de ce que j'ai vu, ce jour-là, sur son visage. [525] Le lendemain, Atos m'a fait cette étrange proposition : "Nous élevons depuis plusieurs années une fiancée pour Alcyon. [526] Ses parents sont morts, nous l'avons adoptée. [527] Elle s'appelle Io et n'a que cinq ans. [528] Rebâtis ta maison, travaille tes champs, je t'aiderai pour cela. [529] Dans quelques années, je te la donnerai pour femme. [530] Vous serez nos enfants, vos enfants seront ceux d'un seul clan que nous formerons ensemble". [531] J'ai été touché et troublé par cette offre, mais mon cceur et mon esprit étaient tout à la mélancolie. [532] Je lui ai dit qu'il me fallait d'abord oublier tant de malheurs en voyant le monde. [533] Il a répondu "Mon offre tiendra jusqu'aux quatorze ans de notre fille". [534] Il est parti et j'ai compris très vite que je n'avais plus le courage de rebâtir notre maison, de travailler mes champs et de reconstituer mon troupeau. [535] L'esprit de mon oncle me dominait toujours, j'étais devenu un homme de sang, de guerre et de rapines. [536] J'ai pensé à redevenir soldat, mais je n'étais plus capable d'obéir. [537] J'avais comparé ma force à celle des hommes et découvert mon pouvoir sur les femmes. [538] Je suis parti à travers la Grèce, abandonnant les ruines de ma maison, notre montagne et les tombes des miens. [539] Jusqu'au moment où je vous ai rencontrés, j'ai vécu de séductions, de vols et de pillages, nourrissant ma haine et ma honte de crimes toujours plus inutiles. [540] Il y a un silence, la mer déferle sur les récifs et vient battre la falaise. [541] Du côté de la campagne, on entend le cri d'une chouette. [542] Antigone pleure, la tête contre l'épaule d'Oedipe. [543] Clios est touché par son émotion, il demande : "Pourquoi pleures-tu ? [544] Elle répond d'une voix entrecoupée : "A cause de ta petite fiancée. [545] Mais je n'ai pas de fiancée. [546] Si, tu en as une, une vraie, et c'est Alcyon qui te l'a donnée. [547] Quel âge a-t-elle ? [548] Sept ans, je pense. [549] Tu as encore le temps d'apprendre à être heureux avec elle, d'avoir des enfants. [550] Ne pleure pas, Antigone, ne sois pas triste. [551] Je ne pleure plus, j'ai le droit d'être triste, j'ai le droit d'être heureuse à cause d'Io, ta petite fiancée". [552] Oedipe se lève : "La journée a été longue, viens, laissons-la dormir". [553] Ils sortent de la grotte, ils se couchent à côté du feu, chacun, dans le silence de l'autre, pensant à Alcyon, pensant à Jocaste, à la musique sur la montagne, aux énigmes, aux oracles et à la vie qui dit: Commence. [554] Et qui s'obstine.