LA GROTTE Le cri m'a emportée avec tant de force que je me retrouve en plein vertige et ne sais plus où je suis. Je vois confusément un grand soldat au visage tanné qui s'approche. Il ramasse la corde dont Ismène m'a délivrée et instinctivement je lui tends mes poignets. Il les saisit, je crie, il voit qu'ils sont blessés et attache la corde à ma taille sans trop serrer. Il sent peut-être le vin mais pas la peur comme les autres. Il me regarde, son regard est dur, pas méchant "Tu me reconnais?" Je le reconnais, c'est le soldat qui m'a arrêtée à la porte lors de mon retour à Thèbes. "Le dizenier Stentos... tu m'as menacé avec ma propre lance. Tu te rappelles? - Les femmes doivent parfois se défen- dre... - Je ne dis pas... Il paraît qu'au combat je crie comme cinquante hommes mais toi c'est bien pire, le roi lui-même n'a pu t'arrêter. Si tu ne cries pas, je ne te ferai pas de mal, comme ta sueur me l'a demandé." J'acquiesce, je me laisse entraîner par lui sans résistance, il me dit "Quand tu criais non, comme une cinglée, ça ne me déplaisait pas, ça me faisait même plaisir. Moi aussi, souvent j'aurais voulu crier non, mais quand on est soldat, même dizenier, il faut se taire. Alors on boit." Nous sortons du tribunal, il n'y a plus per- sonne, on dirait que Créon, ses juges et ses con- seillers ont été vomis par ce lieu de malheur. Stentos ouvre une porte derrière laquelle je ne vois qu'une étendue noire. Je m'arrête, il veut me faire entrer, je me raidis "Pas dans le noir, j'ai peur... - Peur ? Toi qui cries devant le roi ? - J'ai toujours eu peur d'eux... Peur des rats. - Il n'y a pas de rats ici. Entre !" Je supplie "Donne-moi un peu de lumière." Il dit : "Bon..." et me laisse dans le noir. Je n'y crois pas, ce géant vêtu de cuir et de fer ne comprendra jamais mon absurde terreur. Stentos revient pourtant avec une petite lampe qu'il pose sur une pierre au centre du cachot. "La lampe ne va pas durer longtemps, mais nous partons bientôt. Si ça ne va pas, appelle, je suis de l'autre côté de la porte." Il s'en va, la lueur de la lampe est douce et mes yeux se reposent après l'écrasante lumière de la salle d'audience. Je me laisse tomber sur la pierre, je sens que mon corps se détend et, avant toute pensée, je m'endors. Je suis endormie sur la pierre et je suis en même temps, étendue au-dessus d'elle, celle qui me regarde. Ensevelie dans le sommeil, qu'elle est malheureuse et combien j'ai pitié d'elle. Toujours dans la division - entre son incessant et difficile amour des autres - et ce profond désir de vivre recueillie, silencieuse, occupée seulement de cet unique qui, sans doute, n'est qu'un songe. Quelle vie impossible, quelle vie ratée, dans cette dispersion perpétuelle, sans homme, sans foyer, sans enfants. Je voudrais te consoler mais tu es inconsolable. Tu t'éveilles et nous nous retrouvons ensemble, pensant que ce rêve si dur va nous plonger dans la tristesse. Je m'étire, je perçoit les points douloureux de mon corps, l'humidité froide de la pierre, je m'attends à être malheureuse. Mais je ne suis pas malheureuse, pas encore. La petite lampe s'éteint et je n'ai pas peur, je ne suis pas triste, je suis heureuse d'être plongée dans le merveil- leux noir. Comment puis-je être aussi heureuse? Pourquoi interroger le bonheur qui est là, qui me vit, qui déjà déborde de mes limites ? C'est le corps qui, à sa manière silencieuse, mani- feste dans l'obscurité son bonheur à mes yeux brûlés de soleil. C'est lui qui me souffle sans paroles : Vis, vis avec moi, je te sers, je t'aime, la vie nous aime, nous aime encore. Respire ce bonheur et puisque tu en as besoin, que nous le pouvons en cet instant, endors-toi, dormons. Je m'éveille à nouveau, celle qui m'a vue rêver et m'a parlé avec mon corps a disparu mais le courageux bonheur est toujours là, il élève au- dessus de moi son grand édifice d'air qui a la forme d'un sein. Dans l'ombre, un autre bon- heur s'approche, le bonheur d'Ismène qui, aujourd'hui, n'est que tendresse. Elle me glisse dans la main une petite fiole : "C'est l'élixir de Diotime que tu m'avais donné, c'est toi qui vas en avoir besoin." Nous nous serrons très fort, comme nous fai- sions petites pendant les nuits d'orage. Elle mur- mure : "Tout à l'heure j'ai crié non, moi aussi, mais ton cri était si beau qu'on n'a entendu que toi. - Moi, je t'ai entendue, Ismène, mais nous n'avons que quelques instants et il faut que je te dise, absolument, ce que jamais tu ne m'as laissé te dire. Depuis mon retour à Thèbes, c'est toi qui as été la grande sueur, c'est toi qui sans cesse m'as protégée de ton affection et de ta clairvoyance. Le peu que j'ai pu faire, c'est grâce à toi. Sans ta patience - et tes colères contre mes illusions - tout aurait tourné plus mal encore et plus vite. Au lieu de pouvoir dire non à Créon comme tu m'en as donné le temps et la force, je serais morte depuis longtemps. N'oublie pas, le non à Créon était un oui à ton enfant et à ta vie. - Je dis oui à mon enfant, Antigone, c'est un bonheur mais à cause de lui je ne suis plus libre. Créon a le pouvoir de te tuer et moi je vais devoir me taire, comme font les femmes depuis toujours, les femmes qui ont des enfants." Cette parole me bouleverse mais il n'est plus temps de répondre ni de pleurer car Stentos entrouvre la porte et appelle Ismène "Le capitaine arrive, il ne faut pas qu'il te trouve avec la condamnée." D'un sursaut, Ismène sèche ses larmes, nous nous embrassons et elle s'enfuit après avoir tracé sur ma joue la caresse brève que nous faisait Jocaste. Je suis encore dans sa présence, ravie par la légère musique de son pas, quand une porte s'ouvre brusquement. Un officier, vêtu d'un manteau rouge, apparaît. Derrière lui une forte troupe d'hommes armés pour la guerre. Il dit à Stentos "Départ immédiat. Lie-la à toi, qu'elle ne s'échappe pas. Il y a des postes dans la ville. Ensuite, il y aura peut-être des rebelles. - Sûrement, dit Stentos. - Il faut aller vite. - Elle ne pourra pas suivre, regardez ses pieds. - C'est ton affaire, fais-la porter s'il le faut." Il part tout de suite avec un premier groupe, nous suivons avec le second. Stentos m'a atta- chée à lui mais s'arrange pour porter lui-même le poids de la corde et quand je trébuche, il me soutient. La ville est déserte, il y a des hommes en fac- tion à chaque carrefour, la foule, qui m'a suivie jusqu'au tribunal, a été dispersée de force, mais une rumeur de compassion s'élève à notre passage. Soudain, très droite, très belle, seule au milieu de la ville terrorisée, Ismène nous regarde venir. Le capitaine, stupéfait qu'elle ait osé enfreindre les ordres de Créon, n'ose ni l'interpeller ni la faire chasser. Il se résout à la saluer mais elle ne daigne pas lui répondre. Quand je suis à sa hauteur son regard intrépide me dit : Je suis avec toi", et je tente de lui répondre de mes pauvres yeux brûlés. Ismène, comme d'habi- tude, a tout observé, tout vu, car au passage elle dit à Stentos : "Merci", et Stentos est content. Lorsque nous l'avons dépassée, il m'aide à me retourner pour la regarder encore, au milieu de la rue déserte. La marche est trop rapide pour moi et le premier groupe distance le nôtre. Je peine à suivre la cadence plus modérée que lui imprime Stentos et bientôt je ne pourrai plus. Quelle importance, tu peux tomber, Antigone ! En traversant la ville, une sourde tristesse me révèle que je n'aime plus Thèbes, ma patrie et celle de tous les miens. Surgit en moi une phrase d'Hémon : "Sans toi, sans tes flèches qui ont forcé les Nomades à rester à distance, jamais nous n'aurions pu terminer les travaux et défendre la ville." Dans ces travaux, il y avait, ce que nous ignorions, l'énorme piège, qui a entraîné Polynice, Etéocle et Vasco dans la mort et mené Créon au pouvoir. C'est cela qui, sans moi, n'aurait pas été possible. Affreuse pensée à laquelle il ne faut pas m'arrêter, ce n'est pas cela qui m'est demandé maintenant, mais seu- lement de marcher, de marcher encore comme au temps d'Œdipe. Nous longeons l'immense marché, créé par Etéocle, il est vide et des soldats gardent ses portes. Je suis en nage, je respire avec peine et vacille à chaque pas. Stentos appelle Lenos, un de ses hommes dont la femme venait se faire soi- gner chez nous, qui me soutient de l'autre côté. Un message du capitaine : "Une barricade. Courez à cause des flèches!" Stentos donne un ordre, nous courons, je suis trop faible pour le faire, mais les deux géants me soulèvent à demi et, tant bien que mal, je cours. Nous rejoignons le groupe de tête à l'abri d'un mur. Des fentes permettent de voir "Malheur, dit Stentos, leur barricade ce n'est rien, ils vont être pris à revers, et il y a là des tas de femmes et d'enfants. Regarde!" Entre le coin du marché et un hangar le chemin est barré par une levée de terre surmontée de meubles et de chariots renversés. Derrière elle une foule, plus ou moins armée, qui hue les sol- dats. Je reconnais beaucoup de gamins et de gamines des bandes de Vasco, venus de la ville souterraine. Il y a Dirkos et Patrocle, il y a Zed et de nombreuses femmes que j'ai soignées à la mai- son de bois ou qui m'ont secourue quand je men- diais à l'agora. Parmi elles, la petite boulangère, celle qui m'a donné un premier pain. Est-ce qu'elle n'est plus épouvantée par son mari ? Leur courage est insensé, car derrière eux on voit déjà approcher le détachement de renfort dont les armes et les casques brillent au soleil. "Ces gamins, je les connais, dit Stentos, ils vont se battre à mort. Et les femmes encore pire. Ce sera un massacre." Plusieurs hommes regardent aussi par les fis- sures, Lenos devient très pâle et murmure "Mon fils est là... ma femme aussi!" Stentos regarde les hommes et dit "Tu n'es pas le seul." Le capitaine a l'air troublé, il dit à Lenos "Appelle ta femme et ton fils. Tous ceux qui viendront ici sans armes seront libres." Lenos appelle les deux noms, puis d'une voix désespérée "Ceux qui viendront sans armes seront libres!" Une formidable huée lui répond et un cri "Libérez Antigone !" Comme de notre côté c'est le silence, une grêle de pierres s'abat sur nous, suivie de flèches, tirées très haut à la manière des Nomades, qui retombent presque verticalement. Un ordre du capitaine, le carré thébain se forme, un toit de boucliers s'élève sous lequel Stentos veut m'entraîner. Je lui échappe, je me débats, je supplie : "Laissez-moi leur parler." Le capitaine fait signe qu'il est d'accord et Stentos me conduit au coin du mur "Dis-leur qu'ils sont perdus. Les autres, der- rière eux, sont prêts à charger, comme nous." Je tente de crier très haut mais c'est un misé- rable filet de voix qui s'échappe de moi et qui dit . "Partez, pas de sang à cause de moi!" Une terrible huée me répond, puis j'entends la voix de Zed qui crie "Ils te forcent, nous le savons. Ils ne passe- ront pas!" Le capitaine crie à Stentos de me faire revenir au centre du carré. Je prévois les ordres qui vont suivre: celui qui va hérisser de piques le mur de fer, puis celui de charger. Je tente de résis- ter à Stentos et je me laisse tomber sur le sol. L'odeur profonde de la terre pénètre dans mes narines et sa pesanteur envahit tout mon corps. Plus Stentos tente de me relever, plus cette pesanteur lui résiste. Le capitaine s'impatiente, il crie des ordres à Stentos, qui commence à perdre la tête, je l'en- tends qui gronde sourdement "C'est la guerre, c'est la guerre !" Soudain, touché par une pierre lancée de la barricade, il crie "Tu l'as voulu!" Et me saisissant de toute sa force par les che- veux, il me contraint à me relever, hurlant de douleur. Ils voient cela de la barricade, ils croient qu'on me torture, ils n'osent plus lancer de flèches ni de pierres de peur de me blesser mais ils hurlent, eux aussi, avec fureur. Je fais signe que je voudrais parler, un grand silence se fait du côté de la barricade. Je devrais m'élancer dans la parole, profiter de ce répit pour dire des paroles de paix. Les mots ne sur- gissent pas, des forces, des rythmes, des pensées effrénés s'élèvent, bouillonnent et se déchirent en moi. Ils barrent mon orifice, brisent mon souffle, écrasent ma voix. Tout devient horri- blement confus, la puissance inconnue occupe toute la place avec l'odeur sauvage de la terre qui travaille mes narines. J'essaie de me cramponner à ce qui subsiste de moi-même pour ne pas crier et déjà je crie. Je crie je ne sais quoi, avec une force insuppor- table. C'est mon corps, c'est ma vie tout entière qui crient et souvent me font tomber. Alors je sens la terre, je la mords, je deviens la terre et c'est son cri que je pousse tandis que quelque chose de très patient me relève avec douceur. J'ai entendu, du plus profond de ma confu- sion avec le dangereux sol de Thèbes, le capi- taine donner les ordres que je redoutais: Baissez les piques... Préparez-vous à charger... mais l'ordre ultime n'est pas proféré. Le mur de fer ne se met pas en marche, il ne s'avance pas, des deux côtés de la barricade, pour massacrer mes irréductibles amies, les courageux enfants de Vasco et briser le chant d'Œdipe dans la voix de Patrocle et de Dirkos. A travers un espace ténébreux, s'avance une force immense, elle est comme un amour et transforme le cri de la terre et du grand animal intérieur qui jusqu'ici me subjuguait. Je com- mence à comprendre ce que je fais. Je mendie, je mendie une fois de plus, de toutes mes forces. Je l'accepte, je suis totalement cette mendiante hurleuse, hurlante qui ne peut, au-delà de toute honte, de toute fierté, rien faire d'autre que prier, supplier: "Pas de sang... pas de sang à cause de moi." Des deux côtés les cris et le bruit des armes se sont arrêtés. Est-ce qu'ils n'ont pas pu sup- porter mon cri de mendiante ? Ils m'ont écou- tée, je le sais, mais m'ont-ils entendue vraiment? La paix est plus difficile, plus vraie que leur silence. Je n'y arriverai pas sans doute, nous sommes lourds, si lourds, jamais nous ne pour- rons changer. C'est ce qu'ils disent tous, je n'ai plus la force de m'opposer à cette pensée mal- heureuse, je ne puis, une fois encore, que me jeter de tout mon poids sur la terre et frapper contre elle mon visage sans lumière. Je saigne, des mains me soulèvent, essuient le sang qui m'aveugle, des bras me portent et soudain mon esprit délivré se libère de son exigence. Je ne peux plus rien, je ne veux plus rien et d'ailleurs, je n'ai plus rien à vouloir. Je puis entendre le chant aérien qui, peut-être, s'élève, aussi simple que le souffle du vent dans l'herbe et les branches des arbres. Ce chant ne mendie pas, il ne demande pas et en l'écoutant je ne suis plus cette Antigone qui voulait si déses- pérément obtenir quelque chose. Le chant suffit, il se suffit, peut-être suis-je en lui, peu importe, car ce chant qui n'est chanté par personne, c'est par tous qu'il est entendu. Ceux de la barricade se taisent, ils n'envoient plus de pierres ni de flèches. Les soldats sont encore en carré, hérissés de piques mais ils ne bougent pas. Ils attendent, ils attendent quoi ? Stentos est en face de moi, il me regarde avec anxiété, et une si étrange douceur que l'idée absurde me vient qu'il a des larmes dans les yeux. Le capitaine, qui observait la barricade, se retourne. Il commande: "Repos", les piques et les boucliers s'abaissent, il vient à moi, sa figure semble changée. il me dit quelque chose de très important, que je ne puis comprendre, car mon corps cède et la fatigue fond sur moi, comme un vautour. Je sens que je perds con- naissance, que je vais tomber, me blesser, et qu'alors je ne serai plus bonne à rien. Je tombe mais ce n'est pas sur le sol brutal de Thèbes, je tombe dans un lieu inattendu et que pourtant déjà, je connais. Au-dessus de moi, je vois le ciel basculer dans la lumière déchirante, le ciel est sans vouloir, sans espoir et la chose presque douce qui me porte, ce sont les bras de Stentos. Il me verse de l'eau sur le front, il me berce entre ses énormes muscles, je reviens peu à peu à moi. Le capitaine veut à nouveau me parler, je me sens incapable de comprendre. Je souffle à Stentos "Toi, dis-moi ce qu'il veut. - Tes amis, là bas, veulent la paix. Nous aussi, mais comment?" Je murmure dans l'oreille de Stentos "Deux de chez eux... Le capitaine et toi... A mi-chemin, sans armes. - Pour convenir de quoi, Antigone ? - Eux... plus de barrage... Vous, vous les laissez partir dans la ville souterraine... Pas de prisonniers. - On peut dire que c'est ce que tu veux ?" Je suis épuisée, je soupire: "C'est ça..." Le capitaine accepte. Stentos crie l'offre d'une rencontre et Dirkos répond par un chant bref qui veut dire: D'accord. Ils règlent tout très vite, ils échangent des ser- ments. Le capitaine, à son retour, autorise les hommes à manger, tandis que sur la barricade tous s'affairent à libérer le passage. On soulève des pierres, un des souterrains vers les citées perdues s'ouvre, les femmes s'y engouffrent d'abord, les indomptables gamins de Vasco les suivent en sautant et se bouscu- lant comme toujours. Dirkos et Zed s'en vont les derniers, ils me crient quelque chose que je ne parviens pas à comprendre. Quand ils font retomber sur eux les pierres de fermeture, je prends conscience de ma détresse, le chemin de ma mort est ouvert. Stentos me fait boire, il voudrait que je mange, je n'y parviens pas. Le capitaine donne des ordres, nous nous remettons en marche, Stentos et Lenos me soutiennent. Là où était la barricade il n'y a plus que quelques débris, et le crime qui semblait fatal n'a pas eu lieu. Les soldats, autour de moi, ne sont plus les mêmes, plus ces hommes bardés de fer dont le travail, ce jour-là, était de mener une condam- née au supplice. On dirait maintenant qu'ils me connaissent comme il me semble les connaître et je suis allégée du morne poids de leur indif- férence. Je sens confusément que nous sommes arri- vés dans un lieu ombragé, le soleil ne me brûle plus le visage, l'air est doux. Je voudrais garder les yeux ouverts, mais l'effort est trop grand. On me dépose sous un arbre. J'entends la voix du capitaine "Un moment de repos, Stentos, puis ouvrez la grotte. - Personne, capitaine, n'est pressé d'ouvrir la grotte. Gagnons du temps, il y a le roi... et il y a Hémon." J'entends le pas du capitaine qui s'éloigne, je dois m'éveiller absolument, comprendre ce qui se passe. Je parviens à rouvrir les yeux, le capi- taine est loin, les soldats inactifs. Stentos et Lenos sont penchés sur moi et me regardent avec inquiétude. Je dis : "De l'eau..." Ils sont contents, Stentos me dit "On a trouvé une source, l'eau est très bonne." Ils me font boire, mais ce que je veux surtout c'est rafraîchir mes yeux, laver mon visage couvert de sueur. Je me sens mieux ensuite, je m'assieds, je commence à com- prendre. Ce qu'ils attendent tous, celui auquel ils pen- sent, c'est Hémon. C'est son nom que me lan- çaient en s'en allant Dirkos et Zed, dans ce cri que je n'ai pu comprendre. Hémon, qui va venir me délivrer. Ils pensent que Créon ne pourra refuser ma vie à son fils, s'il arrive. S'il arrive à temps. La barricade, c'était dans ce but, les gamins de Vasco ni les femmes n'espéraient la victoire. Ils voulaient seulement gagner du temps pour Hémon. Et les soldats, Stentos et Lenos qui n'ouvrent pas la grotte, c'est pour cela qu'ils ne font rien et que le capitaine se promène là-bas, prudemment, pour ne pas donner un ordre qui ferait d'Hémon son ennemi. Tous croient que Créon aime trop son fils pour ne pas lui accorder ma grâce. Seules, Ismène et moi, savons que Créon a été si profondé- ment offensé par ma résistance qu'il ne peut plus supporter ma vie. Si Hémon demande ma grâce, il refusera, s'il me délivre, ce sera entre eux la guerre. Après l'affreuse guerre entre les frères ennemis, ce sera une guerre civile, entre le père et le fils. Horreur, la guerre de nouveau à Thèbes, et cette fois à cause de moi. C'est seulement lorsque je sens mon émotion calmée que je dis à Stentos et à Lenos "Si Hémon me délivre il y aura la guerre, Créon veut ma mort, il ne cédera jamais. Hémon non plus. Ce sera une guerre entre père et fils qui déchirera Thèbes bien plus cruellement que la guerre avec Polynice. Il ne faut pas qu'Hémon me délivre..." Je vois que cette idée les bouleverse et pénètre dans leurs esprits aussi lentement qu'elle est entrée dans le mien. "Alors... et toi, dit Stentos. - J'ai été condamnée à mort, il faut que la sentence soit exécutée. Hémon ne doit pas me délivrer. Pas de guerre, pas de guerre à cause de moi... Je ne veux pas... !" Ils me regardent, atterrés, ils comprennent, peu à peu, que je dis le vrai, l'inéluctable. "Va, Stentos. Va le dire au capitaine et puis, ensemble, dites-le aux hommes, qu'ils ouvrent la grotte et qu'on m'y enferme. Vite, avant qu'Hémon n'arrive." Il souffre, il souffre beaucoup et Lenos avec lui. Ils savent que j'ai raison, ils ne veulent pas ma mort mais... ils ne peuvent pas me résister. Ils s'éloignent ensemble, j'entends Stentos qui jure très fort, très longtemps, mais ils ne s'arrêtent pas. Je me laisse tomber, épuisée, sur le sol. Quand Stentos revient, je demande: "Ils ont compris ?" Il ne répond pas, il est très rouge, il m'en veut, soudain il se décide, prend une masse, une barre à mine et crie à ceux qui le suivent: "Prenez-en aussi, vous autres!" Arrivé à la grotte, il place la première barre à mine et l'enfonce d'un furieux coup de masse. J'entends les coups se succéder, ils trouvent leur rythme et la pierre, peu à peu, commence à tourner. Tous les soldats la regardent, et je m'assieds pour regarder, moi aussi, l'ouverture noire qui grandit. Stentos fait porter dans la grotte des torches, de l'eau, du pain. Le capitaine s'approche, il objecte : "Le roi a ordonné pas de lumière." Il y a un silence, tous les hommes regardent Stentos dont le visage durcit, il va refuser l'ordre. Le capitaine ne comprend pas, je crie de loin "Les rats... ils savent que j'ai peur des rats..." Le capitaine se détourne, il s'en va pour ne pas voir. Lenos et Stentos m'aident à me lever, je peux marcher mais je boite très fort. Je dis "Dire que j'ai tellement marché à travers toute la Grèce et que je vais finir en boitant. C'est que je n'ai pas tellement envie de mourir sans doute." Cette constatation me rassure, elle me fait rire, nous entrons en riant dans la grotte et ceux qui sont en train de la nettoyer et d'y placer des torches se joignent à nous, sans savoir pour- quoi. Je suis heureuse de voir briller les stalac- tites qui descendent du sommet, je m'écrie "C'est beau, j'avais tellement peur du noir." Nous rions et nous toussons à cause de la fumée des torches qui nous prend à la gorge. Cette gaieté un peu folle me fait entrer dans une autre sphère d'existence, je ne suis plus seu- lement dans la grotte, je suis aussi sur la mon- tagne de Clios, au bord de la mer, dans la maison de Diotime. Seul un mince rideau d'obscurité me sépare encore d'eux, de la musique de K. et d'une voix d'allégresse dont les accents me transportent. Le capitaine est là, il porte son manteau rouge sur le bras, il dit "Ne restez pas trop longtemps ici, n'allumez pas tant de torches, voyez il n'y a qu'une fente étroite pour la fumée. Antigone va étouffer." Il étend son manteau rouge sur une anfrac- tuosité de la muraille, où Stentos a déjà placé l'écharpe d'Ismène. "Etends-toi là, Antigone, bouge le moins pos- sible, tu respireras plus facilement. - Sois patiente", ajoute Stentos. je vois que le capitaine et lui espèrent tou- jours qu'Hémon viendra me libérer mais je sais que le lieu où je dois mourir m'a trouvée. Les soldats sortent de la grotte, les torches qu'ils ont allumées en partant me font penser au bûcher d'Etéocle et de Vasco. C'est trop, c'est trop pour moi, Stentos le sent, il en éteint plusieurs et n'en laisse que trois allumées. Je le pousse, avec le capitaine, doucement vers la porte, je les embrasse, je me dis que ce seront mes derniers baisers sur la terre. Quand Stentos est dehors, il se retourne et me lance : "Je prendrai la première garde et toutes les heures je t'appellerai!" Je m'approche de l'entrée pour lui faire un dernier signe, je vois que tous les hommes sont là et qu'ils me regardent en silence. Ils devraient faire tourner la pierre, mais ils ne le font pas et personne ne donne d'ordre. Tous attendent de moi une parole que je suis incapable de pro- noncer. Je pense à Diotime, autrefois j'ai su, sans parler, me faire connaître d'elle et la remercier de son accueil. J'étais bien hardie alors, est-ce que j'oserais encore, est-ce que je connais encore la grande révérence dansée que notre mère nous avait apprise avec tant de soin ? Je l'ai oubliée, je me souviens seulement qu'elle se faisait en cinq temps, comportant chacun trois mouvements. Mon esprit l'a oubliée mais le corps sait toujours le chemin des grandes litur- gies ancestrales. Je boite, ils vont le voir. Mes jambes vacillent, mes mains et mes poignets blessés n'ont plus les mouvements d'oiseaux qu'Ismène et moi exécutions si bien. Mais dans le grand mouve- ment plongeant, ma tête, comme il se doit, parvient à effleurer le sol devant eux et mon corps ensuite se redresse bien droit. Je peux même leur sourire de toutes mes forces, seule- ment des yeux, ainsi que le voulait Jocaste. Ils comprennent mon adieu et, des rangs de ces hommes rudes, s'élève un murmure de tris- tesse et de compassion. Le capitaine fait un geste, Stentos d'une voix troublée, qui s'affermit à mesure que le travail avance, met tout son monde en mouvement. La pierre tourne, Stentos crie "Poussez, poussez encore !... Encore !... voilà! ..." Ce voilà me coupe à jamais de la lumière des vivants. Entre l'obscurité et moi, il n'y a plus que la lumière vacillante des trois torches. J'entends encore la voix de Stentos qui crie "Antigone, tu m'entends?" Ma voix est brisée, je suis incapable de répondre. Stentos, de sa voix énorme, reprend sa ques- tion. Il y a, peut-être, autour de moi, une faible musique, un chant à la limite du silence. Stentos peut-il les entendre ? Sa voix s'élève à nouveau et comme s'il répondait, à ma place, à sa question, il crie : "Oui!" Simplement oui.