LA COLÈRE Après mes actes d'énergie pour me délivrer de mes gardiennes et m'enfuir du palais, la tristesse me submerge dans ce grenier étouffant. J'en ai assez d'attendre sans rien voir, je soulève des tuiles, je crée un espace où je puis glisser ma tête et mes épaules. Je suis éblouie par la lumière, je vois sur le chemin Zed et Dirkos qui revient en boitant. Je fais un geste, Zed me voit, il bon- dit en avant et, malgré ma tristesse, je crie de joie. Ils arrivent, je soulève la trappe et je saute. Ils ont l'air grave tous les deux. Je demande "Alors, on sait que je me suis enfuie du palais ? - Personne n'en parlait, dit Dirkos, mais Zed a appris une mauvaise nouvelle. - Ce ne sont pas les gens d'Argos, dit Zed, qui ont emporté le corps de Polynice. C'est Créon et Hémon l'ignore. - Alors c'est Créon qui va faire procéder à ses funérailles. C'est un geste qui l'honore." Ils ne répondent pas et je vois à leur attitude que ce n'est pas ce que Créon va faire. L'angoisse me saisit: "Quoi, que veut-il faire ?" Dirkos répond "Laisser pourrir le corps de Polynice, hors de la ville, sans sépulture. - Il n'a pas le droit! -- Il y a un édit. Zed l'a entendu. - Un édit! Qu'est-ce qu'il dit? - Polynice est un traître, il n'a pas droit aux funérailles. Si quelqu'un tente de l'enterrer, il sera condamné à mort. Il y a une garde autour du corps. - Son corps... Pourrir! jamais je ne permet- trai ça... ! Ismène non plus. - Calme-toi, Antigone, supplie Dirkos. - Non, je ne me calmerai pas. je ne veux plus me calmer. Plus jamais!" je me rue sur la porte, Dirkos tente de me retenir "Tu ne pourras rien. Ismène non plus. Créon est le plus fort. Il est le roi. - Pas le mien. jamais ! Laisse-moi partir Dirkos." Il s'accroche à mes vêtements. je lui échappe et déjà je cours, Zed court à côté de moi: "Où est-ce qu'on crie l'édit ? - Aux carrefours, il y a des gardes et qui frappent." je suis hors de moi. Quelque chose dit même Enfin, hors de moi! Il ne faut plus courir, mar- cher pour ne pas être hors d'haleine. Marcher vite, je ne pourrais pas faire autrement mais ne plus courir, ne pas m'affoler. je ne suis pas folle, à Thèbes ce sont les hommes qui sont fous et le sage Créon, Créon le temporisateur plus que tous les autres. Nous, les femmes, accep- ter de laisser pourrir le corps de notre frère abandonné aux bêtes et gardé par des soldats! jamais ! je marche, je marche très vite, je parle toute seule, nous approchons du carrefour des Quatre- Métiers, la rue par laquelle nous arrivons est barrée par un garde qui avec sa pique veut m'ar- rêter. je l'évite et d'un coup sec du plat de la main que m'a appris Clios, je fais tomber sa pique et fonce avec Zed vers le carrefour. Plusieurs gamins nous suivent. ah les gamins de Vasco sont là ! Trois gardes entourent un crieur qui lit l'édit dans un affreux silence. Quand il annonce que le corps de Polynice doit pourrir sans sépulture je ne puis plus contenir mon cri. L'indignation, la colère s'échappent de mon corps et vont frapper de front le mufle de la ville avec l'énorme fardeau de douleur, de bêtise et d'iniquité qu'elle fait peser sur moi et sur toutes les femmes. Oui, moi Antigone, la mendiante du roi aveugle, je me découvre rebelle à ma patrie, définitivement rebelle à Thèbes, à sa loi virile, à ses guerres imbéciles et à son culte orgueilleux de la mort. Par un soudain dessillement des yeux je vois que c'est le sens profond de toute ma vie. Si j'ai suivi Œdipe c'était pour lui apprendre - ce que j'ignorais, ce que je n'aurais jamais osé pen- ser sans ce dernier crime de Créon - pour lui apprendre, oui moi, sa pauvre Antigone, à deve- nir ce qu'il était. je ne puis plus supporter ce que lit le crieur, je ramasse de la boue, je la lance en criant "Personne... personne de vivant n'est le roi des morts. Personne n'a le droit de faire injure à leurs corps." Beaucoup de femmes et de gamins lancent de la boue avec moi. je me rue vers l'horrible papy- rus qui veut déshonorer Polynice, il me brûle les yeux. La foule me porte en avant, bouscule les gardes et le crieur public qui s'enfuient. Zed s'empare de l'édit, je le déchire, on m'apporte du feu et le honteux décret de Créon brûle au milieu des cris et de l'approbation énorme de la foule. Dans mon malheur, je suis heureuse, je pié- tine sauvagement les cendres de l'édit. Zed me saisit les mains "Mets-toi à notre tête, remplace Vasco, atta- quons les soldats du roi, en attendant le retour d'Hémon." Comme une eau glacée en plein visage, ses paroles me dégrisent. "Non", je dis seulement non. Je veux enterrer Polynice, puis quitter à jamais cette ville de mort. Zed entend ce non, il pâlit, ses derniers espoirs sont renversés. D'une petite voix d'enfant mal- heureux, toute tremblante il dit : "Ne nous abandonne pas. Il ne reste que toi." Mais tout mon corps dit non, je le repousse, je traverse la foule en courant et je prends la rue qui mène chez Ismène. J'entends Dirkos qui m'appelle d'une voix essoufflée mais je ne réponds pas. Zed court à côté de moi et en haletant je crie pour lui ou pour le monde "Non, Thèbes, fini, fini! Plus jamais!" Je cours comme une folle, je le sais. Je veux voir Ismène, rien qu'elle. Zed me suit en pleu- rant avec la petite meute de Vasco, les gamins aux coeurs fidèles qui combattront pour moi jusqu'à la mort, si je veux. Je ne le veux pas, je veux lutter seule avec Ismène pour le repos et l'honneur de notre frère. De loin j'entends Dirkos qui crie "Défends-toi, Antigone !" Je ne veux pas me défendre, je veux enterrer Polynice, c'est tout. A cause de mon ventre, de mon coeur, de mon sexe de femme et je dis non une fois pour toutes à Thèbes et à ses abomi- nables lois. C'est ça que je veux, ce que j'ai décidé toute seule, ce que je désire de toutes les forces que la colère fait en moi bouillonner. J'arrive chez Ismène, avant que je frappe à la porte; elle ouvre. Elle m'attendait, quel bonheur! Elle a entendu le tumulte au carrefour. Je ne puis parler, je suis haletante à cause de la course et de l'émotion, c'est elle qui crie "C'était toi ?" Je fais signe que oui et je vois la joie appa- raître sur son visage, une immense joie comme celle que je ressens aussi. Elle crie "Tu as osé! - J'ai déchiré l'édit, je l'ai brûlé!" Elle crie de joie, elle me saisit dans ses bras pleins de force "Tu l'as fait, tu l'as fait! - Nous l'avons fait car tout le temps je pen- sais à toi, je ne voulais qu'une chose, te voir, te parler, enterrer à nous deux Polynice." Elle a fait entrer avec moi Zed et les gamins dans le jardin. Elle referme la porte et dit "Vous les gamins, courez dans toute la ville dire à ceux que vous verrez qu'Antigone s'est enfuie et qu'elle est partie pour Argos. Vite, courez! Toi, Zed, veille à ce qu'ils aillent par- tout, et reviens vite." Sa colère s'enflamme à la mienne "Créon nous a trompées, pire il a trompé son fils. Livrer le corps de Polynice aux vautours. Quelle infamie. Si Etéocle savait !" Elle se met soudain à crier, à serrer les poings, à trépigner et le seul mot qui sort de sa bouche crispée est: "Vengeance !" Je la serre dans mes bras, j'essuie l'écume de ses lèvres, les larmes de ses yeux, comme je faisais lorsqu'elle était une petite fille que l'injus- tice révoltait. Je la calme, je la console, je l'apaise. Je ne veux pas la vengeance, je ne veux pas ren- verser Créon, que les hommes qui l'ont choisi se débrouillent comme ils pourront avec lui. Nous les femmes, les sueurs, nous devons seule- ment enterrer Polynice et dire non, totalement non à Créon. Il est le roi des Thébains vivants, il n'est pas celui des morts. Nous pensons cela ensemble mais Ismène distingue mieux que moi l'avenir qui s'annonce car elle dit "Créon ne supportera pas... il ne pensera qu'à la vengeance. Il te tuera!" Que j'aime son air farouche quand elle crie "Alors il devra me tuer aussi!" Elle réfléchit: "Hémon sera avec nous. Il va revenir, il faut tenir jusque-là... Tenir deux jours..." Je reconnais sa parole politique, celle que je n'ai jamais eue, celle que maintenant je refuse d'avoir. "Il ne s'agit pas de tenir, Ismène, demain le corps de Polynice, exposé au soleil, pourrira. C'est commencé déjà... Les vautours et les bêtes le dévoreront. - Horreur, horreur! Je ne peux pas penser à cela. - Nous ne pouvons pas attendre, il faut tout préparer cette nuit et agir à l'aube. - Comment? Le corps est gardé et les portes seront fermées. - Zed connaît tous les souterrains qui pas- sent sous les remparts, il nous conduira. Les soldats seront à distance du corps à cause de l'odeur. En agissant très vite nous pourrons le recouvrir de terre. Cela suffit." Zed revient, il sait où est le corps, il y a un souterrain pas loin. Il va aller reconnaître les lieux et déposer des outils à proximité. L'action des gamins a été efficace, Créon a déjà envoyé des cavaliers à ma poursuite sur la route d'Argus. Ismène choisit les vêtements gris qui doivent, à l'aube, nous aider à nous cacher des gardes. En attendant le retour de Zed nous prati- quons les rites de funérailles comme si le corps de Polynice était présent. Après cette cérémonie il faut un bain de purification que nous pre- nons ensemble. Ismène fait sur mon corps les gestes et les signes, quand c'est mon tour je vois, en étendant l'huile sur le beau ventre un peu arrondi d'Ismène, une légère crispation apparaître sur ses lèvres. Prestement je touche encore son ventre et je crois sentir sous ma main un léger mouvement. Je me souviens de sa difficulté à courir vers les corps de nos frères, de ses évanouissements ensuite. J'interroge "Tu attends un enfant?" Elle ne répond pas mais ses yeux, un peu effrayés, disent oui. "Tu l'aimes, tu le veux ?" Je n'ai pas besoin qu'elle me réponde car tout son corps dit oui. Il y a entre nous, mêlée à notre tristesse, à notre colère, un moment de joie profonde. La déci- sion est immédiate "J'irai seule, il faut que ton enfant vive." Ismène tente de refuser, elle pleure, mais nous savons toutes les deux que j'ai raison et j'em- brasse avec respect le ventre harmonieux, le dernier espoir de notre famille menacée. Aucune parole n'est plus nécessaire, Ismène me fait revêtir la robe grise qui doit me rendre presque invisible à l'aube prochaine. La nuit s'approche, Zed revient, l'entreprise est possible, il a examiné les lieux et tout préparé. Nous prenons tous les trois en silence un repas qui sera peut-être le dernier. Ismène insiste pour que je mange afin de disposer demain de toutes mes forces. je lui obéis mais j'éprouve en même temps un désir que je connais depuis longtemps, celui de sortir du monde de la nourriture absor- bée et rejetée, de n'être plus qu'eau claire, lumière et transparence de l'air. Diotime m'a dit de résister à ce qu'elle appelait une attrayante erreur. je l'ai fait mais ce désir de mort habite toujours en moi et seul un enfant, un petit enfant comme celui qu'aura Ismène, pourrait me le faire oublier. C'est l'heure du départ, je promets à Ismène de revenir près d'elle, dans une cachette très sûre qu'elle connaît, mais je sais que je serai arrêtée avant cela par les gens de Créon. Elle me donne un masque d'argent pour couvrir et protéger le visage de Polynice. Il est tout à fait semblable à celui qu'elle avait fait faire pour Etéocle, elle avait donc prévu, de longue date, leur double mort. Zed me fait traverser la ville par les jardins, nous franchissons les murs qui les séparent en suivant un chemin d'arbres, tracé par Vasco. Nous descendons dans la ville souterraine par un lacis de chemins et d'escaliers, à chaque tour- nant nous trouvons un gamin posté qui sou- vent nous a guidés par ses sifflements. Zed me prévient que nous allons traverser un ancien cimetière. Il y a des dalles couvertes d'inscriptions mais surtout posés sur les pierres ou écrasés par elles, des membres épars et des têtes qui rient. Ces têtes me troublent, n'est-ce pas de nous qu'elles rient et de notre téméraire entreprise? Dans peu de temps le corps sacré de Polynice ne sera plus, lui aussi, qu'un squelette et de ce qui fut son visage de gloire il ne restera que ce rire. C'est peut-être pour cela qu'Œdipe riait par- fois interminablement, sans que je comprenne pourquoi, cela ne me faisait pas peur et je par- venais presque toujours à l'accompagner, pour la seule joie du rire. Zed s'arrête avant de pénétrer dans le sou- terrain, je l'interroge "Ma nourrice m'appelait la rieuse Antigone, est-ce qu'avec vous je suis encore un peu comme ça ?>, Sa réponse jaillit : "Avec nous Antigone, tu souris ou tu ris toujours." Sa réponse me réconforte pendant que nous peinons dans le tunnel sous le rempart où la pente est forte et l'air très lourd. Nous aboutis- sons dans un petit bois qu'Etéocle a respecté quand il a fait dégager les abords de la cité car il y venait autrefois jouer ou chasser avec Polynice. Quand nous arrivons à l'orée, la nuit est noire, il fait trop sombre pour que nous puissions recouvrir de terre le corps de Polynice et nous allons nous abriter derrière un faible mouve- ment de terrain. Zed a déposé là deux bêches et un sac. C'est de là que nous devrons partir aux premières lueurs de l'aube. Couchée sur le sol, l'attente me semble longue, je me retourne et je vois apparaître l'énorme et menaçante falaise des murailles de Thèbes. Zed me fait sortir de mes sombres nuées, il me donne une cagoule grise, et revêt l'autre. "Quand on sera près du corps, on s'attachera l'un l'autre un linge mouillé sur le visage. - Pourquoi? - A cause de l'odeur," J'oubliais l'odeur du corps en décomposition de Polynice, et déjà je crois la sentir. Zed m'indique la direction du corps, il me montre, abrité du vent, le feu et le campement des gardes, un seul veille. "Dans un moment il faudra y aller, suis-moi, pas trop vite, garde ton souffle. Tu poses le masque sur le visage et tu fais les rites rapide- ment, puis tu viens m'aider avec ta bêche." Il se lève, il me souffle "En courant, courbe-toi!" Je cours, trop vite d'abord, puis mon souffle redevient plus calme. Zed s'arrête, je pressens que nous sommes près de l'épouvantable chose, je ne la distingue pas encore. Zed me serre le bandeau sur le visage, je fais de même pour lui, je n'ai senti qu'un instant la cruelle pestilence. Dans l'obscurité encore presque totale je devine, plus que je ne vois, le corps nu de Polynice, abandonné sur le sol, sans le moindre linge. Ainsi ils l'ont jeté là, sans respect, afin que même les insectes puissent venir le dévorer. Avec véné- ration, au nom d'Ismène, d'Etéocle et de nos parents je pose le masque d'argent sur sa figure autrefois si fière dont les traits semblent déjà s'es- tomper. Si ses yeux n'ont pas été attaqués par les oiseaux, ils seront protégés ainsi que son visage. Zed recouvre ses pieds et ses jambes de terre. Je prends l'autre bêche et jette lés premières pelletées de terre sur les épaules et le cœur de Polynice. Quelque chose gronde près de moi, c'est un chien que Zed chasse en le frappant de sa bêche. Il fuit, emportant quelque chose dans sa gueule, c'est la main de mon frère qu'il a arrachée. Je pousse une plainte en pensant à la chair de Polynice dans cette gueule immonde. Mais Zed me souffle à travers son bandeau "Vite, vite, ne t'arrête pas." Il a raison, je jette plusieurs pelletées sur le ventre du mort, soudain je vois le reste de la main sanglante. C'est trop, je déchire un mor- ceau de ma robe et j'entoure le moignon. Zed me dit "Continue." Je reprends la bêche, je couvre le sexe, le ventre. Tout le corps est bientôt couvert d'une mince couche de terre. Reste la tête, je ne peux pas, et c'est Zed, très pieusement, qui couvre le masque et toute la tête, pendant que j'accom- plis les derniers gestes rituels. On voit que le soleil va bientôt apparaître et percer la brume, Zed me montre d'un signe que les gardiens sont en train de ranimer leur feu "C'est l'heure de la ronde, il faut filer. Prends ta bêche, je te suis en effaçant nos traces." Le ciel commence à s'éclaircir, là où était le corps nu de Polynice il n'y a plus qu'une grande forme grise, de cette couleur entre le sable et la terre qui est celle du sol ici. Une forme qui me semble apaisée, recueillie et qui va permettre à Polynice d'entrer dans sa nouvelle existence. Il faut partir, pourquoi? A cause de Zed, de sa bravoure, de sa fidélité. Je cours, puis je rampe pour franchir la butte comme il me l'a indiqué. Il me semble que quelqu'un me poursuit, mais il n'y a personne, ce qui me poursuit c'est l'odeur. Arrivée de l'autre côté de la butte, j'arrache ma cagoule et mon bandeau, mais l'odeur semble toujours m'entourer, est-ce que toute la vie sera dorénavant marquée par la décomposition du corps de mon frère? Zed me suit en rampant, il a arraché lui aussi sa cagoule et son bandeau, il est très pâle comme je dois l'être, nous avons envie de vomir tous les deux et nous tentons côte à côte de reprendre notre souffle. Il se glisse jusqu'à une sorte de créneau natu- rel que le vent a formé dans la faible dune qui nous protège. Il me dit "Ils se réveillent, ne viens pas, je vais te dire." Je ferais mieux de ne pas bouger mais j'ai besoin de voir et je me glisse à ses côtés. Le jour se lève, c'est bien l'heure de la ronde au cam- pement des gardes, un homme fixe un ban- deau sur le visage de celui qui va partir. "Quand il verra le corps recouvert, il appellera les autres, dit Zed, il faut partir maintenant. En rampant." L'homme de ronde se met en marche sans se presser, il fait un large détour pour éviter l'odeur. Soudain nous le voyons courir, il a vu quelque chose, il s'arrête et crie pour alerter les autres. Ils se lèvent en désordre, il se mettent l'un à l'autre des bandeaux, ils sont terrifiants et ridi- cules ainsi mais l'odeur, la peur du corps décom- posé de Polynice les dominent comme nous. "Viens vite", supplie Zed. Je voudrais partir, quitter ce lieu d'abomina- tion mais je suis fascinée par la forme, sombre, on dirait affaissée déjà, du corps de Polynice si mal recouvert, sur le sol. Dans le ciel un grand oiseau plane au-dessus de nous. Je souffle à Zed . "Pars le premiei, prends les bêches, je te rat- traperai." Le ton angoissé de ma voix l'inquiète "Je ne pars pas sans toi. Vite, ils vont nous voir." Je ne peux pas partir, pas maintenant, je dois voir ce qui va arriver. Devant mon silence Zed affirme "Alors, je reste avec toi!" La colère me prend, je lui crie tout bas "Pars immédiatement, sans cela je me lève et je leur dis que je suis la coupable." Zed comprend que s'il n'obéit pas je vais me lever, comme j'ai un violent désir de le faire pour défier au grand jour Créon et ses gardes. Une grimace d'amour et de douleur crispe ses lèvres, d'une voix pleine de larmes il dit "Je t'attends au souterrain." Je l'entends partir en rampant, j'en suis sou- lagée mais je ne me retourne pas pour lui faire le petit signe qu'il attend. Nous avons accompli les rites, je devrais partir, aller rejoindre Ismène, une sourde inquiétude me tenaille et m'oblige à rester. J'éprouve une soif ardente, je vide la petite outre que Zed a laissée à côté de moi. Je lève machinalement les yeux, je vois dans le ciel le grand oiseau que j'ai vu tout à l'heure, c'est un vautour, c'est Créon le charognard qui sur- veille de là-haut l'infâme exécution de son édit. Soudain il plonge sur le corps de Polynice que le battement de ses ailes dénude partiellement. Il se pose sur lui, son affreux cou se détend et du bec il s'efforce d'arracher quelque chose au corps. Aucune pensée, tant je suis saisie d'horreur par ce que, sans doute, j'attendais. Un très long cri s'échappe de moi et vient trouer ce moment silencieux de l'aube. Le vautour reste posé sur le corps mais, inquiet, arrête de le travailler de son bec. Il y a dans le ciel d'autres oiseaux qui s'appro- chent, je me lève, une impulsion aveugle me force à m'élancer, un dernier rayon de con- science ordonne, mets ton bandeau, ta cagoule. Je les mets, je libère ma bouche pour le temps de la course, je me rue en avant. Les soldats ont entendu mon cri, ils me voient, ils vont me prendre mais d'abord j'aurai chassé le vautour. Je cours, je ramasse une pierre, je la lance au charognard, je le manque et il s'en- vole avec un grand bruit d'ailes. Chasser les bêtes, je ne pense à rien d'autre et je cours, en essayant de contrôler mon souffle, vers le lieu du malheur. Les gardes crient et courent eux aussi mais j'arriverai avant eux, je ramasse encore une pierre pour les chiens et le pire d'entre eux Créon. Je suis près du corps, je n'ose pas le regarder car, sous la terre dont nous l'avons couvert, il me semble que sous l'effet de la décomposition il bouge. Un chien rôde autour de lui, je lui jette ma pierre et avec un cri ignoble il s'enfuit. Le masque couvre encore le visage de mon frère. Je jette un peu de terre sur la blessure que le vautour a faite puis je m'enfuis, je remonte le vent pour échapper à l'odeur. A quelque dis- tance, un garde, le visage très rouge sous son bandeau et qui semble sur le point d'éclater, court vers moi. Dans sa main un fer brille. Son souffle haletant, sous le bandeau, fait un bruit énorme. Il va me tuer, fin d'Antigone, si fatiguée, si honteuse de vivre. Quelque chose pourtant se baisse, ramasse de la terre et des cailloux et les jette au visage de l'homme. Il trébuche et manque tomber sur moi de toute sa masse. Il a du sable dans les yeux, il ne voit plus, je vou- drais l'aider mais je ne puis que frapper de mes poings sa ridicule cuirasse de cuir en criant "Les vautours, les vautours, on n'a pas le droit!" Il ne comprend pas ce qui lui arrive, il se frotte piteusement les yeux en bredouillant "Ce sont les ordres!" Le chef arrive avec les autres gardes, ils sont rouges et suants, ils ressemblent, avec les ban- deaux qu'ils n'ont pas encore enlevés, à d'énormes animaux maladroits. Je continue à remonter le vent pour échap- per à l'odeur, comme ils voient que je ne veux pas m'enfuir ils me suivent stupéfaits et furieux. Je leur crie: `Je suis Antigone, Polynice est mon frère. On n'a pas le droit... Créon n'est pas le roi des morts! Il n'a pas le droit." Le chef, qui est plus âgé et plus gros que les autres, hausse les épaules: "Le droit... ?" Je crie : "Tuez-moi, qu'est-ce que vous attendez ?" Il répond : "On ne va pas te tuer, tu es folle!" Je vois qu'avec ma robe déchirée, mes che- veux en désordre, la cagoule que je tords entre mes mains, ma voix hurlante, je dois leur paraître démente et que je le suis peut-être. Je passe la main sur mon visage, la cagoule m'a fait transpirer et de ma bouche coule une bave venue des profondeurs de moi-même que je suis forcée de cracher devant ces hommes qui me regardent. En recouvrant son corps de terre, nous avons rendu à Polynice les honneurs funèbres mais il manque encore à son cadavre une cérémonie essentielle : l'adieu, les chants et les cris de douleur des pleureuses. J'implore : "Tuez-moi, arrêtez-moi, mais d'abord laissez-moi pousser les lamentations des pleureuses auxquelles tous les hommes ont droit." Ils sont devant moi, perplexes, rouges, suants, éberlués par ce qui leur arrive, et comme l'odeur du mort ne parvient plus jusqu'ici ils enlèvent comme moi leurs bandeaux. Je reconnais l'un d'entre eux, qui a d'énormes épaules, c'est le fils d'Ylissa. Il a eu si chaud qu'il crache avec un air de satisfaction qui me fait rire nerveusement. Il est un peu confus mais ne peut s'empêcher de sourire en se frottant la bouche de la main. Ils m'entourent tous les dix, épouvantés par ma violation des ordres de Créon et effrayés par les conséquences pour eux de sa colère. Ma soudaine apparition les stupéfie, les soulage aussi car ils tiennent la coupable. Là-haut, les vautours tournent toujours dans le ciel mais notre présence leur fait peur et les empêche de se livrer à leur festin pourri. Le roi Créon est aussi présent parmi nous, dans les hautes murailles blanches de Thèbes qui nous regardent, inexorables. Complètement perdue, hors de moi, avec ma robe déchirée et mon visage couvert de larmes et de sueur, je suis le centre des pensées, des regards de ces hommes pleins de viande, pleins de sang qui me contemplent sans savoir que faire. L'absurdité lugubre de cette scène me sub- merge et déclenche à nouveau le rire hystérique que je ne puis retenir. Ce rire effraie le chef des gardes qui crie: "Mais... mais...", sans parvenir à rien proférer d'autre. La pensée me revient qu'aux pauvres funé- railles de Polynice manquent les cris des pleu- reuses. Est-ce que je ne puis être la pleureuse de mon frère, est-ce que ces hommes simples, ces hommes de guerre, habitués à affronter la mort ne pourraient pas comprendre mon désir de l'être ? Je me jette sur le sol, j'étreins de mes bras les genoux du dizenier, j'implore: "Homme, mon frère Polynice a droit aux lamentations des pleu- reuses. Laisse-moi faire !" Le dizenier cherche à se dégager mais je tiens ses genoux bien serrés et je crie : "Je suis la seule femme ici, accorde-moi de faire la céré- monie des larmes." Il me saisit par les épaules, me force à me rele- ver, je vois en face de moi son gros visage gri- sonnant et congestionné. Eperdu, il consulte du regard les autres, il voit peut-être dans leurs yeux une muette approbation. Ses lèvres tremblent, il souffle : "Fais vite, après je t'envoie au roi." Il me lâche et je me mets à tourner, comme je l'ai fait tant de fois sur la route quand des femmes me demandaient de participer au choeur des pleureuses. Je tourne lentement d'abord, voyant défiler autour de moi les visages énormes des soldats. Je les vois, je les vois encore, surtout le visage rouge et apitoyé du dizenier. Puis je ne vois plus rien et je suis seule au milieu de la troupe innombrable des femmes qui pleurent sur les corps mortels qu'elles ont aimés. Adieu cher frère, cher corps, pour qui je puis si peu. Adieu esprit solaire, cavalier dévorant de l'erreur et du meurtre, Adieu grande bête sauvage, va retrouver ton jumeau des ténèbres. Je cesse de tourner, je ne sais plus où je suis, je ne peux plus que piétiner sur place et pleurer et gémir toute seule, pour l'immense assemblée des femmes. Je lance vers elles mes cris de plus en plus aigus et peut-être qu'il y a des hommes qui soutiennent cette fragile clameur de refus en frappant en cadence leurs boucliers avec_ leurs armes. Ce bruit de fer m'exalte et je tourne à nouveau, je crie plus fort jusqu'au moment où je tombe, battant frénétiquement la terre de mes pieds. Je me roule sur le sol, je me déploie dans tous les sens en hurlant - malgré Créon, malgré tout - ma fantastique certitude de la joie d'exis- ter, du bonheur d'avoir existé que mes frères ont connu et qu'avec eux je partage encore. Quand je m'arrête il y a un grand silence, je ne rêve pas, je ne l'ai pas rêvé, il y a bien autour de moi, les pieds, les jambes, les armes de dix hommes qui me regardent et qui ont, un ins- tant, partagé mon malheur. J'essaie de me relever, mais je ne puis que ramper et ne veux recevoir aucune aide car je dois absolument être seule. Je dois cracher, vomir et cesser de contenir les tumultueux évé- nements de mon corps. J'entends très loin, dans un autre monde, la voix rugueuse du dizenier qui dit: "Eloignons-nous, retournez-vous. Elle ne peut pas s'enfuir." Il n'y a plus le poids de leurs regards sur moi et je puis, au plus profond de ma misérable aventure, laisser mon corps gémir et se vider de toutes les façons. Quand je retrouve un peu de force, je pleure et suis contente qu'Ismène et Zed ne soient pas avec moi, que j'aie pu vivre cela toute seule, toute sale, et partageant presque la putréfaction de Polynice. Je parviens à me relever et, comme un animal, je jette de la terre sur mes déjections. Je suis puante et je n'ose pas apparaître ainsi aux gardes, aux hommes qui m'ont entendue. Je supplie : "De l'eau, un peu d'eau..." Le vieux dizenier m'apporte de l'eau dans son casque, il ne rit pas, il ne parle pas, son regard est légèrement détourné. Je bois, je me lave comme je peux, heureusement je n'ai pas trop sali ma robe. Les gardes sont regroupés, ils ont eu un mou- vement de compassion et maintenant ils ont peur et ne savent que faire. Je m'approche d'eux "Puisque vous ne voulez pas me tuer, il faut me faire prisonnière et prévenir tout de suite le roi." Le dizenier hésite, il se demande s'il a le droit de parler à une criminelle "Le prévenir comment ? - Envoie un messager, le plus rapide d'entre vous. Qu'il dise au roi qu'une femme a tenté d'enterrer Polynice, que vous l'avez prise avant qu'elle puisse rien faire et que vous lui envoyez votre captive. - Et toi ? - Tu me fais lier les mains, tu m'attaches à un de tes hommes qui m'amène à Thèbes, où le roi me condamnera à mort." Je lui tends mes mains: "Fais vite!" Puis je ne puis retenir ma pensée profonde: "Les chiens... les vautours, fais-les chasser. Tu promets ?" Il promet, il me fait lier les mains par le fils d'Ylissa et m'attache à lui. Déjà, un de ses hommes, sans arme ni cuirasse, part en courant vers Thèbes. Yssos m'emmène. J'ai très chaud, je transpire, le corps souffre de mon déchaînement de pleu- reuse. Je marche en trébuchant, Yssos est der- rière moi. Avec ma robe déchirée, je suis à moitié nue, il voit sur ma nuque et mon corps couler la sueur, il la sent. Cela me devient intolérable, je m'arrête, il bute contre moi, je lui demande "Va devant." Il refuse, j'insiste "Si ta femme était à ma place elle te deman- derait cela aussi. - Elle ne sera jamais à ta place." Je crois qu'il refuse, mais non il passe devant. Je suis à l'abri de son large dos et je ne vois plus les remparts aveuglants de la ville. Le soleil s'est élevé dans le ciel, il enflamme mon visage, et le sol me brûle les pieds car, pen- dant que je célébrais l'office des pleureuses, j'ai perdu mes sandales. La chaleur, la douleur m'ac- cablent, je trébuche et, lourdement, je tombe. Yssos est effrayé, il a peur que je ne crève ici, loin de tout. Alors, plus de coupable. Et s'il va chercher du secours, je pourrais m'échapper car, peut-être, je simule. Il se penche sur moi, il me secoue, je vois toutes ses inquiètes pensées apparaître dans son regard. Je voudrais l'aider mais je suis incapable de me relever ni de pro- férer une parole. Il comprend que d'abord j'ai soif, c'est pour cela que le dizenier lui a confié une outre d'eau. Il s'agenouille et me verse de l'eau très doucement dans la bouche. Je me ranime et parviens à m'asseoir. Avec des gestes doux, qui étonnent dans ce grand corps, il me verse un peu d'eau sur la tête et sur le visage et me fait boire encore. Il s'aperçoit que je suis pieds nus sur la terre brûlante, j'arrache encore deux morceaux à ma robe et il les noue habi- lement autour de mes pieds. Nous approchons de la porte du Nord et de la tour où Polynice, plutôt que d'être vaincu, a précipité son frère avec lui dans la mort. Je tremble, Yssos me redonne à boire et me dit en achevant l'outre "Tes frères, Antigone, sont maintenant plus en paix que nous, ils n'ont plus à défendre leur vie." Est-ce que je veux encore défendre ma vie ? De tout mon corps, de tout ce qui me reste de force vient la réponse : Oui, je défendrai ma vie sans rien céder de ma liberté à Créon. Nous arrivons à la porte et je me trouve à nou- veau devant des soldats qui regardent avec sur- prise mes mains liées, ma robe sale et déchirée et mes pieds enveloppés de bouts d'étoffe. Zed est là qui m'attend, il me souffle: "Pas blessée?" Je fais signe que non et lui dis "Cours chez Ismène et rapporte-moi une robe et des sandales. Surtout qu'elle ne vienne pas." L'officier de garde est pétrifié en me voyant, c'est un ami d'Hémon, il est pris entre son amitié pour lui et la peur que lui inspire Créon. Depuis que je suis revenue à Thèbes je ne cesse ainsi de déranger tout le monde. Pour éviter de me parler, il me fait entrer dans le corps de garde où on m'apporte un banc. Je peux m'y cou- cher, Yssos s'assied sur le sol. J'allonge mes jambes avec délice en me demandant ce que Créon va me dire. Je me sens dériver, dériver très vite... Je m'éveille car une femme me passe sur le visage un linge humide et légèrement parfumé, je reconnais ce parfum, c'est celui d'Ismène. La femme est Nalia, elle continue à délicieu- sement rafraîchir tout mon corps. Soudain j'ai peur: "Et Yssos ? - Je l'ai fait coucher sous le banc, il ne peut te voir, il dort." Elle m'enlève ma robe déchirée "Une belle fille comme toi et faite pour avoir des enfants, dans quel état ils t'ont mise. Et tes pauvres pieds, eux aussi. Je vais les huiler, te mettre de bonnes sandales. Il ne faut pas te laisser mourir, ce vieux Créon, ne le prends pas de face, il faut filer doux. - Filer doux! Entre Créon et moi, il y a le vautour. - Le vautour, quel vautour? - Celui qui dévorait le corps de Polynice et que j'ai dû chasser." Elle masse mes pieds et pleure en répétant "Un vautour... un vautour..." Elle me passe une robe et me met sur la tête et les épaules une superbe écharpe blanche qu'Ismène m'envoie. Elle me rappelle celle que Jocaste aimait tant. Avec laquelle elle s'est pendue. Ismène... est-ce qu'Ismène a voulu me donner ainsi le moyen de rester libre coûte que coûte ? L'officier de garde entre, le roi vient d'envoyer l'ordre de me faire comparaître devant son tri- bunal. Yssos se relève, surpris de me voir avec une robe propre et l'écharpe blanche d'Ismène. L'officier le presse de partir, il désire se débarras- ser au plus vite de mon encombrante personne. Quinze soldats bardés d'armes vont nous pré- céder, autant d'autres nous suivront. L'officier dit à Yssos "Si la prisonnière s'échappe, ta vie ne vaudra pas cher." J'interviens : "Je ne veux pas m'échapper, je veux être jugée." Nous partons dans un grand bruit de fer, il n'y a personne dans les rues, les volets sont clos mais très vite le hurlement aigu des femmes s'élève des maisons, soutenu par les huées des hommes. Parfois des volées de cailloux lancées du haut des toits font résonner les cuirasses et les casques des soldats. Mes amis fidèles, les gamins des bandes de Vasco, me manifestent ainsi qu'ils sont avec moi. Le carrefour des Quatre-Métiers où j'ai brûlé l'édit de Créon est gardé par un détachement de soldats, personne ne bouge mais les cris qui accompagnent mon passage continuent. Le carrefour suivant est barré par une foule de gens silencieux. Je les reconnais, ce sont les malades et les pauvres qui sont venus manger ou se faire soigner à la maison de bois. Dirkos et Patrocle sont en tête. Ils crient : "Libérez Antigone !" Une immense clameur reprend leur cri. Un ordre du centenier immédiatement lui répond. Les soldats forment le carré, les piques s'élèvent menaçantes. Ils vont forcer le pas- sage. J'appelle le centenier : "Pas de sang, laisse- moi leur parler." Il me saisit rudement par l'épaule, et avec Yssos me pousse au premier rang. Je dis "Dirkos, pas de sang, pas de combat. Je n'at- taque pas les lois de Thèbes, le roi a le droit de me juger, j'ai le droit de me défendre. Retirez- vous en paix." Dirkos proteste "On ne va pas te juger, Antigone. On t'a déjà condamnée. Condamnée à mort. Tout le reste est simagrées." Je demande encore "Laisse-nous passer, Dirkos, pas de sang, pas de sang pour Antigone." Il comprend que pour moi le combat serait pire que la mort, il s'efface et la foule s'ouvre et nous laisse passer. Elle nous suit, les femmes chantent une mélopée que j'ai chantée, moi aussi, dans mon enfance. Je l'ai oubliée, j'ai fait tant d'effort pour retenir et noter les chants d'Œdipe que j'ai perdu tous les autres. Œdipe était un véritable aède. Par ses chants, mais surtout par sa marche obstinée, celle que je dois continuer, malgré le nouvel obstacle qui me fait trébucher, me scie les genoux, et me ferait tomber si Yssos et un soldat ne me sou- tenaient. Dans une rue que nous traversons on refait les égouts, cela me rappelle le corps de Polynice et l'odeur que je ne pourrai plus jamais oublier... Est-ce que nous avons encore marché long- temps, à l'heure la plus chaude, dans la ville où se mêlent le parfum des jardins en fleurs et l'haleine fétide des égouts? je perds conscience un moment, maintenue debout par la seule vigueur de mes gardiens. En passant devant un volet fermé, j'entends une voix d'homme dire: "Elle n'en peut plus, elle va tomber." Et une voix de femme qui répond "Elle ne tombera pas, et si elle tombe, elle se relèvera. Elle est comme ça." La pensée de cette femme inconnue me donne un reste de force qui me permet, poussée, tirée par Yssos de continuer jusqu'au tribunal. Là on me pousse dans une cave peu éclairée où se tiennent des soldats. Yssos doit témoi- gner devant le tribunal, il défait la corde qui m'attache à lui, me lie à un autre soldat et s'en va. On m'apporte un banc, je puis m'asseoir, pas m'étendre car l'homme auquel je suis atta- chée s'assied à côté de moi. je suis épuisée mais la souffrance de mon corps m'aide peut-être à supporter ce que mes narines ont senti, ce que mes yeux ont vu. Le corps de Polynice n'est pas entré glorieusement dans la mort comme ceux d'Etéocle et de Vasco. Il a été furtivement, pauvrement recouvert d'un peu de terre. je verrai toujours le chien et le vau- tour s'enfuir avec des débris de sa chair, et son odeur qui me poursuit, est-ce que je vais la sentir jusqu'à mon dernier jour ? Toute notre lignée me semble irréparablement salie, désho- norée, je voudrais me tordre les mains de déses- poir mais elles sont prisonnières, je voudrais crier, mais pour qui, pour les soldats de Créon ? Si Hémon revient à temps pourrais-je encore après avoir vu ce vautour devenir sa femme ? Créon a livré le corps de mon frère aux bêtes, il en a fait une charogne et je pourrais faire l'amour avec son fils, attendre des enfants de lui? Hémon est si bon, il m'aime plus que tout, je le sais, pourquoi par obéissance à son père, m'a-t-il laissée seule à l'heure affreuse ? Est-ce qu'un jour je pourrais embrasser mon nouveau-né en me souvenant - car je m'en souviendrai - du bandeau dont j'ai dû protéger mon visage pour enterrer le corps de mon frère abandonné aux vautours ? A ce moment, par une fissure du mur de la cave, j'entends une voix d'enfant : "Antigone, je te vois, est-ce que tu m'entends ?" C'est un des gamins de Vasco. je me penche vers la fissure et je souffle "je t'entends." Le soldat près de moi n'a rien remarqué, la voix reprend "Zed a fait prévenir Hémon qui va revenir te sauver." Le soldat a entendu, il veut m'empêcher de répondre mais je résiste. Le gamin dit: "Zed te fait dire : Gagne du temps, tu le feras ?" Le soldat me plaque la main sur la bouche, il m'étrangle à demi mais je parviens à saisir quelque chose entre mes dents et il hurle. J'entends la voix angoissée de l'enfant qui de- mande : "Antigone, tu le feras ?" Le soldat a retiré sa main, elle saigne, je crache avec dégoût et je crie à l'enfant: "Non! Non!" de toutes mes forces.