L'ASSAUT Ismène, qui est de garde presque chaque nuit avec moi, m'apprend que Polynice a reçu des renforts et qu'Etéocle et Hémon s'attendent à l'assaut décisif. Quand nous nous retrouvons au milieu de la nuit, de grands feux sont allumés sur les murs et les troupes de réserve sont ras- semblées à proximité des portes. De notre poste nous voyons qu'il y a autour de la ville d'impor- tants mouvements de soldats ennemis. Polynice a bien choisi sa nuit, nuageuse, opaque et déro- bant à nos regards tout ce qui se passe à quelque distance. J'ai appris à Hémon et à ses meilleurs archers la technique de l'arc nomade, je lui ai donné l'arc de Timour que je ne toucherai plus. Je suis armée d'une pique et d'un glaive, Ismène aussi. Sur les remparts circule une rumeur annonçant l'attaque. Nous sommes près de la porte du Nord, c'était la plus faible mais Etéocle y a fait d'immenses travaux. Personne ne sait en quoi ils consistent car Vasco, qui les dirige, les fait exécuter par des travailleurs des cités perdues et ce sont des soldats de même origine qui maintenant en assurent la garde. Plusieurs énormes flambeaux s'allument au sommet de la porte, c'est sans doute qu'il y a un danger. Enfiévrée par l'événement, j'aide Ismène à revêtir sa cuirasse. Elle me dit "Regarde, on dirait qu'ils font des signes à l'ennemi." Je me retourne, en effet un des flambeaux géants s'incline de part et d'autre comme pour un signal. Est-ce qu'il y aurait des traîtres sur la tour ? La question me trouble, et sans plus réfléchir je cours vers la porte. Au pied de l'escalier Zed est de garde. "Qu'est-ce qu'ils font là-haut?" Il est étonné : "C'est Vasco." Il me laisse passer, sur la tour, près des flambeaux je trouve Vasco et deux hommes. "C'est vous qui faites des signaux? - C'est un ordre d'Etéocle, ils vont croire à une connivence, se risquer plus près, attaquer plus tôt. - Ils vont attaquer? - Sûrement! Regarde, ils répondent." Il y a un feu qui s'allume et qui oscille aussi du côté de l'ennemi. "Le piège d'Etéocle est en train de prendre", dit Vasco. L'attaque est donc proche, j'éprouve une grande angoisse, il va y avoir beaucoup de morts. Moi, peut-être, et Ismène. Je regarde Vasco comme s'il pouvait me déli- vrer de la peur, il ne me voit pas, il est tout occupé à scruter les ténèbres. Je lui demande "Où est Etéocle ? - A la porte de Dirké, c'est la principale. - C'est là qu'attaquera Polynice ? - Sûrement. - Et Hémon ? - Il est à la porte d'Athéna et Créon à la porte de Borée." Submergée par le sentiment de l'invincible absurdité de tout, je n'ai plus qu'un désir, retrou- ver Ismène et mon poste sur le mur. Ce n'est pas facile car au moment où je m'enfuis vers eux une irrésistible débâcle intestinale s'an- nonce en moi. J'arrive tout essoufflée auprès d'Ismène ne pouvant plus que dire : Je dois... je dois. Elle m'indique calmement l'escalier "Ils ont monté des latrines en bas. J'en viens, c'est possible." Je descends l'escalier en courant, je file devant les soldats qui me crient en riant : "Vite... plus vite!" Aux latrines, immense soulagement, le corps peu à peu se rassure et vient au secours de l'esprit défaillant. Comment se fait-il qu'après tant d'années sur la route je sois encore si sen- sible à la peur? Je sors, je me sens mieux et cette détente doit apparaître sur mon visage car les soldats rient de nouveau en me voyant passer. Je reviens sur le mur, l'obscurité commence à se dissiper, on entend des mouvements de troupe chez l'ennemi mais ils ont lieu à distance. Le soleil devrait se lever, des nuages bas et des brouillards le retiennent encore. Une pâleur grise nous entoure et je commence à revoir la route du nord par où jadis je suis partie vers n'importe où, avec Œdipe. Ismène a mis sa cuirasse et son casque et m'aide à revêtir les miens. Elle essaie un masque de métal pour protéger son visage, elle m'en donne un autre "Mets-le, que ces Barbares nous tuent, mais qu'ils ne nous défigurent pas." Cela me fait rire, je prends le masque, il me va. Je pense: Moi non plus je ne veux pas être défigurée, surtout pour mes enfants. C'est bien le jour de penser à cela. Le ciel s'éclaircit, nous partageons un morceau de pain et l'angoisse se dissipe. Sous le casque et le masque, apparaît une autre Ismène. Dans ce visage de bronze on ne distingue plus que ses yeux qui semblent soudain très durs. Elle demande: "Est-ce que je saurai me servir de ma pique, tu m'as appris, mais si un Nomade surgit devant moi, j'oublierai tout." Quelque chose dans ses yeux me rappelle Œdipe, et je certifie "Si un Nomade t'attaque tant pis pour lui." Elle est réconfortée, elle m'enserre de ses bras et nous nous donnons à grand bruit un baiser de fer. Thèbes avec ses murs, ses tours, ses défenseurs, Thèbes est invincible. Un grand tumulte vient de la plaine et un vaste nuage de poussière. On entend le roule- ment des sabots sur le sol et le tintement meur- trier des armes. Je souffle à Ismène : "Les clans bleus." Ce sont bien eux qui avancent en masses profondes, au trot et dans un silence effrayant. Ils sortent de la brume qui traîne encore à ras de terre, on ne voit que les têtes et les ornements d'argent de leurs chevaux et, sur les innom- brables casques de cuir, un panache rouge parmi les panaches bleus. Le sol tremble sous leur avance, ils sont fous, que peuvent-ils faire avec leurs chevaux contre nos murs et la formi- dable porte du Nord? Près de nous les servants d'une catapulte s'apprêtent à tirer. Les assaillants tirent des flèches vers les remparts, nous nous abritons derrière les poutres que nous jetterons sur eux s'ils sont obligés, comme c'est presque sûr, de longer les remparts après une attaque vaine. La poussière soulevée par la charge arrive sur nous et nous aveugle. La catapulte tire, la pierre vole dans la bonne direction, elle écrase deux cavaliers que nous voyons s'effondrer. Ismène crie de joie et je dois faire de même. J'entends le cri rauque d'un Nomade qui veut dire: Au galop. Au moment où ils auraient dû s'écraser contre la porte, celle-ci s'ouvre et les assaillants s'élancent sous le porche. Trahison, tout est perdu ! Je saisis la main d'Ismène et nous nous précipitons de l'autre côté du mur pour voir ce qui se passe. Nous entendons le bruit de la porte qui se referme. Les Nomades débouchent au galop, ils vont pénétrer dans la ville quand, chose insensée, le sol se dérobe sous eux. La rue si soigneusement refaite par Vasco, s'effondre à grand bruit précipitant chevaux et cavaliers dans le gouffre de la ville souterraine. Les cavaliers de tête, entraînés par leurs che- vaux, ont pu aller plus loin mais là aussi le sol s'est effondré les faisant s'écrouler dans une profonde tranchée où hommes et chevaux s'en- tassent et s'écrasent. Du gouffre des cités per- dues s'élèvent les hennissements des chevaux aux corps brisés et les gémissements des mou- rants. Mes yeux cherchent en vain à discerner quelque chose que j'ignore, soudain je me sou- viens: le panache rouge, le seul de cette couleur, parmi le flot des panaches bleus des Nomades. Les hommes qui étaient en réserve au pied de la porte crient : Victoire ! et jettent des pierres sur ceux des assaillants qui survivent. Je suis étreinte par une affreuse angoisse, je dis à Ismène "Le panache rouge ? - Quel panache rouge? - Celui qui était là, si c'était Polynice ? - Polynice, impossible, il attaque Etéocle à la porte de Dirké." Un peu d'espoir revient en moi, car Polynice est sûrement à la porte que défend Etéocle. Pourtant l'angoisse persiste, je ne puis penser qu'à Polynice et à son panache rouge. Je des- cends l'escalier en courant, tout tourbillonne dans ma tête, il faut que je parle à Vasco. Il est au bord du trou, du piège qu'il a cons- truit et dans lequel les Nomades sont tombés. Il commande "Cela suffit. Occupez-vous de ceux devant." Il sait bien que les habitants des cités perdues sont en train d'égorger ceux qui ont survécu à la chute. Je m'approche de lui: "Des remparts j'ai cru voir parmi les Nomades un panache rouge. - Celui de Polynice ? Impossible, il attaque Etéocle à la porte de Dirké. Ils n'attaqueront plus ici, je viens d'envoyer la moitié de mes hommes en renfort à Etéocle. - Arrête tes hommes, Vasco, fais recher- cher l'homme au panache rouge." Il hausse les épaules : "J'y vais." Ismène nous a rejoints, elle a entendu "Ce n'est pas Polynice, tu aurais vu sa cuirasse dorée." J'essaie de la croire, mais je n'y parviens pas. Elle voit mon visage crispé par l'angoisse et je sens la crainte entrer en elle. Soudain un bruit d'acclamation vient de la ville, et je distingue le bruit du trot rapide et lumineux de jour. Etéocle est là, Vasco est stu- péfait mais quand il le voit déboucher il le salue en criant : "Victoire !" Tous les soldats repren- nent triomphalement ce cri. Etéocle saute de cheval et vient vers nous avec son casque au panache noir et son grand man- teau rouge. Il fait signe aux soldats de cesser leurs acclamations. Il voit la rue effondrée, les Nomades et les chevaux morts. Il dit à Vasco "Plein succès, mais où est Polynice ? Il n'est pas venu à la porte de Dirké ni chez Hémon. Est-ce qu'il ne nous prépare pas un tour à sa façon ? Informe-toi, envoie des messages à toutes les portes." Je crie : "Etéocle, j'ai vu dans la charge un panache rouge. Si c'était lui ?" Je vois qu'il a déjà pensé à cela, et qu'il a peur. Il se reprend "Et sa cuirasse ? - Il n'y avait que des cuirasses de cuir. - Alors ce n'est pas lui!" Il déclare cela avec force mais s'approche vivement de la tranchée. A ce moment un che- val, à demi enterré sous les cadavres, parvient en hennissant à se soulever sur ses antérieurs, sa tête noire ensanglantée apparaît. Pas de doute, c'est Nuit. La réaction d'Etéocle est immédiate, il enlève sa cuirasse, je fais de même et nous sautons dans la tranchée. Il crie à Vasco "Arrange un escalier, viens nous aider... fais apporter de l'eau." J'atterris sur le ventre d'un cheval qui remue encore, je tombe, je suis couverte de sang, Etéocle aussi. Nous nous efforçons de déplacer le corps de Nuit mais il se débat. Etéocle crie "Une masse, vite!" Un homme saute près de moi et la lui donne, c'est Vasco. Je supplie Etéocle "Ne fais pas cela, ce cheval..." Il me repousse "Il le faut, pour savoir si Polynice est en dessous. - Et s'il est bien mort !" dit sauvagement Vasco. Un coup sourd, une sorte de hennissement déchirant et Nuit s'écroule. Des soldats aident Etéocle à déplacer son corps. Sous lui il y a ce que je craignais : le panache rouge, et dans l'enchevêtrement des victimes un corps plus vaste que les autres étendu sur le ventre et dont on ne voit pas le visage. Vasco est le plus rapide, il arrache le casque de cuir avec le panache rouge et on voit apparaître, reconnaissable entre toutes, la chevelure blonde de Polynice. Vasco s'apprête à retourner le corps sans pré- caution. Je dis : "Doucement, doucement", et je repousse Vasco que j'entends murmurer : "Il est mort, il faut qu'il soit mort !" Etéocle, épouvanté de voir Polynice, ne sait plus ce qu'il fait et demeure là, frappé de stu- peur, sa masse sanglante à la main. Vasco dit "Donne", et il la lui remet sans comprendre. Alors je crie, Ismène aussi et elle se laisse glis- ser dans le trou pour se précipiter vers nous. J'empêche Vasco de passer, il me repousse vio- lemment et lève la masse. A ce moment Etéocle comprend ce qui se passe, il bondit en avant et d'un coup de tête renverse Vasco, lui arrache la masse et la jette au loin. Avec Ismène je soulève la tête de Polynice. Il respire, Etéocle s'en assure aussi et dit : "Vite, dégageons-le!" Il appelle Vasco, celui-ci, complètement dé- semparé, se relève avec peine. Mais quand Etéocle lui dit : "Je ne pouvais pas faire autre- ment", et lui donne des ordres précis, Vasco cesse de se poser des questions et retrouve. son étonnante efficacité. Grâce à lui des hommes viennent nous aider à libérer Polynice, à glisser sous son corps un brancard et à l'aide d'un escalier rudimentaire à le sortir de la tranchée. Il faut de l'eau, beaucoup d'eau et on nous en apporte. Nous étendons Polynice sur le manteau rouge d'Etéocle, nous enlevons sa cuirasse, nous le dévêtons pour voir s'il est blessé. Nous le lavons d'abord, que son corps est beau, nu, inanimé, avec heureusement sa poitrine qui se soulève légèrement. Il est blessé au bras gauche mais rien n'est cassé, en tombant il a reçu un grand choc sur la tête, c'est ce qui a provoqué l'évanouissement dont il commence à sortir. Je le fais boire, Ismène lui donne un peu d'alcool, nous lui pansons le bras et j'étends un baume sur sa blessure à la tête. Pendant ce temps Etéocle et Vasco reçoivent des messages des diverses portes et y expédient des ordres. J'entends que le combat tourne à notre avantage partout sauf à la porte d'Athéna où Hémon est en difficulté. Etéocle envoie Vasco à son secours avec toutes les troupes encore en réserve. Polynice respire mieux, j'ai préparé le breu- vage que Diotime donne aux blessés graves et Ismène le lui fait boire. Etéocle la regarde faire et quand il voit que Polynice commence à se ranimer, son visage s'empreint d'une douceur que je ne lui ai jamais vue. Ismène dit: "Il revient." Il ouvre les yeux, il dit: "Mes sueurs", comme s'il ne voyait que nous et n'entendait pas les cris des mourants, les hennissements des chevaux qui montent de la tranchée et de l'abîme des cités perdues. Son regard se fixe sur Ismène, il lui sourit, puis il me voit, encore à demi cou- verte de sang. Il murmure : "Toi, ma petite sueur... Toujours là où il ne faut pas!..." Son regard nous dit: Aidez-moi à me relever. Nous le soutenons, nous l'asseyons. Il voit Etéocle, encore couvert du sang de Nuit qui donne des ordres. Il est stupéfait, il dit "Je suis prisonnier?" Ismène court à Etéocle qui nous rejoint et proteste "Toi, prisonnier, jamais! Tu es libre!" Polynice ne répond pas, son regard se détourne, il voit la tranchée pleine de chevaux morts et de cadavres de Nomades. Il voit la grande forme noire de Nuit et son front fracassé "Lui aussi, celui que tu m'avais donné. Qui était toi, qui était nous. En bien meilleur... Tu l'as tué pour... pour ta couronne volée." Etéocle porte sur son casque une mince cou- ronne, il la saisit, il la brise sur le sol "J'étais sûr que tu viendrais à la porte de Dirké, là nous aurions pu nous battre à armes égales... Tu n'es pas venu." Polynice tourne à nouveau les yeux vers le cadavre béant de Nuit, il ne peut croire au dé- sastre, il se détourne et fixe Etéocle en silence. Etéocle recule, il a honte, au plus profond de cet irrésistible pacte qui le lie à son frère, comme s'il avait trahi ce qui les a unis dans le ventre de Jocaste. Et moi qu'ils ont fait abusivement entrer dans leur union, je ressens aussi cette honte, je la vis avec eux mais je ne puis rien pour libérer Etéocle du mépris de son frère. Polynice, avec notre aide, se redresse, quand il est assuré sur ses jambes, il demande son armure. C'est Etéocle qui la lui apporte et l'en revêt. D'Ismène il exige son casque, du vin, de moi le breuvage de Diotime qu'il avale d'un trait. Nous lui obéissons et bien que la ville reten- tisse des suites de son attaque et de la joie de sa défaite, il est toujours le roi. Il a retrouvé des forces mais encore hésitantes, et nous voyons tous les trois ce qu'il veut. C'est moi qui me risque, je lui dis "Polynice, attends d'être guéri." Il ne répond pas et quelque chose, qui rap- pelle en très douloureux le rire éclatant d'autre- fois, anime un instant son visage. Il fixe Etéocle et le contraint des yeux à remet- tre lui aussi sa cuirasse. Des messagers affluent venant des remparts et des portes, Etéocle leur répond brièvement et les renvoie mais Polynice apprend ainsi l'étendue de son échec et celle de la victoire de son frère. Très pâle sous son ban- dage, le visage calme et impassible, il n'a jamais été aussi beau. Les soldats, qui ont fini leur tra- vail meurtrier le long du gouffre et de la tranchée où sa cavalerie s'est engloutie, forment un large cercle stupéfait et silencieux autour de nous. Je saisis le bras d'Ismène, je lui souffle "Il faut les arrêter, ils sont fous." Elle serre ma main dans la sienne "Impossible! C'est leur affaire à eux, rien qu'à eux." Je sais qu'elle a raison mais je cours vers Etéocle "N'accepte pas, ce serait un assassinat." Et lui, les yeux toujours captés par ceux de Polynice "C'est lui qui commande, Antigone, tu le sais." Polynice fait un pas vers son frère "Pourquoi cette abominable traîtrise ?" Etéocle recule sans répondre, Polynice exige : "Pour- quoi, dis-le!" Il continue à avancer et à chacun de ses pas, Etéocle recule. Soudain il se reprend, fait face "Vous étiez les plus forts, il fallait sauver Thèbes." Polynice s'indigne "Mais je suis Thèbes autant que toi. Thèbes est notre mère à tous deux." Le visage d'Etéocle se ferme "Tes Barbares l'auraient détruite. - C'est pour cela que j'ai chargé à leur tête. Moi... laisser détruire Thèbes !" Il fait un nouveau pas vers Etéocle et celui-ci ne recule plus. Ils sont face à face et Polynice dit "Mets-moi mon casque! Allons!" Etéocle lui met le casque au panache rouge. On ne voit plus son pansement et nous retrou- vons étrangement pâle notre frère, le guerrier solaire. Etéocle a mis lui aussi son casque au panache noir et son armure argentée brille tandis qu'une formidable clameur où retentit son nom vient à nous de la cité délivrée. Etéocle tend ses armes à Polynice et prend les siennes, il profère d'une voix blanche: "Où ?" Polynice montre de la main la terrasse qui surplombe la porte : "Là!" Ils vont vers l'escalier, écartant sans un mot les soldats qui les entourent, dont l'explosion de joie de la ville souligne le silence effrayé. Ismène cherche à me retenir, mais je m'arra- che à elle pour suivre leur marche de géants. Quand ils approchent de l'escalier, je les devance, je me poste sur la troisième marche et je les sup- plie d'arrêter. Ils ne s'arrêtent pas et comme je leur barre le chemin, ils me saisissent chacun par une main et sans un mot m'envoient rouler sur le sol. En tombant j'entends le son métallique de leur pas sur les marches. Je me retrouve en piteux état, les mains écorchées, entre les bras d'Ismène et de deux autres femmes. J'entends, j'entendrai toujours le pas de mes frères dans l'escalier. Je veux crier, je veux agir mais Ismène me met très fermement la main sur la bouche et me force à me calmer. Nous montons l'escalier derrière eux et Ismène me répète "C'est entre eux, rien qu'entre eux. Ils te tue- ront si tu interviens encore." Je sais qu'elle a raison et qu'il faut, comme Œdipe, que je cesse de vouloir en continuant à espérer. Je sais cela mais, maintenant, je ne suis plus la fille d'Œdipe, je suis sur un autre chemin, où un irrécusable refus en moi s'élève, et hurle et me fait violence. Etéocle et Polynice se font face pour l'inégal et intolérable combat. Nous voyons renaître les superbes geste qu'Œdipe leur avait appris et dont ils se saluaient autrefois avant d'entamer les joutes de leur adolescence et de leur jeunesse. Dès que le combat commence on voit que mal- gré nos soins et le breuvage de Diotime, Polynice affaibli par ses blessures a perdu l'étonnante vitesse d'exécution qui assurait sa supériorité. Etéocle ne cherche pas à le blesser, encore moins à le tuer mais Polynice ne supporterait pas que son frère ait l'air de l'épargner. Il tente donc, par des coups formidables, de briser les forces de Polynice et de l'obliger à arrêter le combat. Par malheur un de ses coups, que Polynice jadis aurait paré sans peine, atteint le bras blessé de notre frère. Celui-ci ne peut s'empêcher de crier de douleur, il doit laisser tomber son bouclier et se trouve à demi désarmé devant Etéocle qui ne poursuit pas son attaque. Comment le croire, Polynice se retourne, il court vers l'escalier. La chose impensable a lieu : Polynice s'enfuit. Nous nous précipitons vers lui pour lui ouvrir nos bras et pleurer avec lui sur la vaine gloire des héros. Etéocle, pétrifié en voyant sa fuite, a baissé les armes, il les jette sur le sol, comme a fait son frère. Arrivé à l'escalier devant lequel nous sommes, Polynice se retourne, il a l'espace qu'il faut pour son élan. Il crie, il court de toutes ses forces vers Etéocle qu'il saisit à bras-le-corps et précipite avec lui au-dessus du parapet, dans le vide. Il y a un instant d'affreuse surprise puis un double et interminable cri de détresse suivi du choc des deux corps sur le sol. Il n'y a pas d'après car Ismène se ressaisit immédiatement et me fait dévaler l'escalier avec elle. Nous arrivons à la porte. L'officier de garde est là, tous ses hommes en alerte. Nous arrivons à bout de souffle mais Ismène parvient à dire avec une remarquable autorité "Faites ouvrir les portes, comme prévu." L'officier la reconnaît, il a pourtant un instant d'hésitation "C'est pour le second simulacre ? - C'est pour cela." Il donne l'ordre, les hommes s'affairent. Il dit à Ismène "Faites vite, un groupe important de Nomades s'est échappé et va tenter de revenir." Les portes s'entrouvrent : "Cela suffit, dit Ismène, nous ferons vite!" Nous passons, nous courons, je voudrais aller très vite mais Ismène ne peut me suivre, elle freine mon désir d'être déjà près du tas noir et brillant qui occupe mon regard. Soudain je l'entends qui pleure "Je ne peux pas aller si vite, je vais tomber. Va toute seule." je ne peux pas la laisser seule, je m'arrête pour qu'elle reprenne son souffle, je la soutiens, elle est devenue très lourde, nous repartons. Est-ce que je la porte, je ne sais plus car mon regard est capté par ce qui est arrivé et ce qui survient à mes frères. Etéocle est tombé par-dessous, il a eu le dos brisé, sans doute est-il mort. Polynice est cassé lui aussi, il va mourir, il le sait. Pourquoi faut-il qu'il rampe vers Etéocle, qu'il le touche, l'embrasse sur l'épaule et levant d'un ultime effort son bras, écrase son poing sur son visage. Pourquoi dois-je voir ce sang ? Aperce- voir Etéocle, que la douleur et l'aveuglement réveillent, saisir ce qu'il trouve sous sa main et frapper Polynice du pommeau de son glaive ? Ismène n'a rien vu, pourquoi m'avez-vous rendue voyante ? Ismène tombe, il me semble que je n'ai plus de force, pourtant nous avan- çons je ne sais comment, vers les deux corps. le vois, je vois de nouveau les deux frères qui font d'horribles efforts pour se rapprocher l'un de l'autre. Ismène les voit, est-ce qu'elle verra aussi l'horreur recommencer? Ils ne voient plus ni l'un ni l'autre, ils se touchent, elle voit comme moi qu'ils s'ouvrent les bras. Elle entend, comme moi, Etéocle qui dit: "Pourtant frère je t'aimais." Et Polynice : "Moi aussi je t'aimais." Il y a un râle, Polynice crache du sang, il meurt. Nous fermons ses yeux. Etéocle, le visage san- glant, nous voit, fait un effort immense pour nous parler, sa phrase se perd, nous entendons seulement: "Le bruit!" Quel bruit, qu'avons-nous à faire de cet énorme bruit qui semble venir vers nous et des cris qui viennent des remparts. Nous fermons les yeux d'Etéocle. Nous voulons pleurer, seu- lement pleurer, agenouillées devant les deux corps réconciliés. Soudain Hémon est là, il s'agenouille, il embrasse le front d'Etéocle. Il nous relève, il nous emmène de force, pourquoi, pourquoi? Ismène gémit: "La porte est trop loin, je n'ai plus la force." Et lui : "La porte est fermée, nous allons au mur, il y a deux cordes, vite les Nomades vont charger." Enfin je comprends, le bruit ce sont les Noma- des qui arrivent sur nous. Ismène le comprend aussi et parvient à marcher. Je la tire d'un côté, Hémon de l'autre, nous courons. Elle tombe de nouveau, Hémon avec sa force merveilleuse la soulève et parvient à la porter jusqu'au mur. Il y a deux cordes, je dis "Monte avec Ismène, seule elle n'arrivera pas." Je les attache, ils montent vite, la corde a une poulie, celle à laquelle je m'attache n'en a pas, on me hisse mais cela va lentement. Un homme bleu m'a vue, il fonce vers moi, il ne m'atteint pas mais sa lance déchire ma robe. Son cheval se cabre en face du mur, il va m'atteindre d'un second coup, à ce moment une flèche le frappe, il tombe. Et j'entends la voix d'Hémon qui crie "Tirez, tirez plus fort." Mon corps, en frottant contre le mur, freine l'effort de ceux qui me hissent. De tous côtés des flèches, des pierres, des poutres s'abattent sur les Nomades qui doivent longer nos rem- parts avant de pouvoir fuir. Mon corps se blesse au mur, en dessous de moi je vois un tourbillon de corps et de chevaux qui tentent de s'échap- per. Je ne pense plus à me protéger, à me sauver, je suis submergée par un immense mal au cœur, par le malheur et la souffrance. L'ascension s'accélère, des bras vigoureux me font franchir l'obstacle du parapet. Je vois devant moi Hémon, hirsute, le visage enflammé, la cuirasse toute rabotée et griffée par les pierres du rempart, qui veut me prendre dans ses bras, me saisir, me porter. Je ne puis que crier non et me pencher au- dessus du parapet car je crois que je vais vomir. Des spasmes me font gémir, mais je ne peux pas, même pas, vomir. Je ne peux que supplier De l'eau... de l'eau ! Partout des cris de joie, les signes du bonheur tandis que plane sur moi un malheur immense. J'avais tellement mal au coeur, que je l'avais oublié. Le malheur plonge sur moi comme un aigle et me déchire de ses serres. Hémon revient, encore tout bouillonnant de l'action, de la victoire, de la joie de m'avoir sauvée, il m'apporte de l'eau dans son casque. "Tu peux la boire, elle est bonne. On va venir te soigner." Il voit mon visage, il comprend, la douleur remonte en lui, il dit "Etéocle est mort." Il ne veut pas pleurer dans la joie générale mais je vois qu'il s'afflige et pleure en lui-même avec moi. Des soldats, des hommes et des femmes du rempart, maintenant que le danger est passé et que les ennemis font retraite, nous entourent. Ils acclament Hémon, ils crient: Thèbes ! Et Victoire !je vois qu'il faut nous séparer, je ne peux m'empêcher de murmurer "Mes pauvres frères, Etéocle et Polynice." Hémon se raidit, s'éloigne de moi : "Pleure toute seule Polynice, qui a tué son frère, qui nous a attaqués avec des étrangers. Seul Etéocle mérite nos larmes!" Il bondit sur le parapet, il élève très haut l'arc de Timour, je le vois tout autre, superbe et sau- vage comme il doit être dans le combat, il crie "Victoire ! Victoire à Thèbes, à Etéocle le héros. Honneur à Vasco qui nous a vengés des Nomades." Et tous ceux qui l'entourent qui me pressent de toutes parts de leur terrible joie crient victoire. Moi seule, je ne crie pas comme je voudrais tant pouvoir le faire. Je ne crierai pas victoire pour Etéocle qui, en lui prenant la couronne, est entré dans l'orgueilleuse folie de Polynice. Je les aime, je les aimerai toujours tous les deux. Tous ceux qui acclament Etéocle et pensent que Polynice était l'ennemi de Thèbes ne peu- vent pas me comprendre. Hémon non plus qui m'aime tant. Une seule peut me comprendre, partager mon malheur et la joie de la libération de Thèbes, c'est Ismène, pourquoi ne sommes- nous pas ensemble? J'écarte ceux qui m'entou- rent, je ne pleure plus et c'est impérieusement que je dis à Hémon : "Où est Ismène ? - On l'a emmenée au palais pour la soigner. - Pourquoi pas chez elle ?" Il ne répond pas, et j'entends que son silence veut dire : Créon. Un messager arrive, Hémon lui parle puis vient vers moi, je pleurais sans doute car il essuie mes larmes. "On m'appelle au palais, viens avec moi." Aller au palais me fait horreur, je supplie "Reste avec moi!" Il dit: "Créon..." Je comprends et dis : "Je t'attendrai..." Il part à regret, je m'assieds sur le parapet, je regarde vers la plaine où s'éloignent les derniers groupes de cavaliers nomades, je me bouche les oreilles pour ne plus entendre les voix qui célèbrent Etéocle et maudissent Polynice. Toute la ville est en tumulte, le vin coule dans les mai- sons en fête et dans les rues, les enfants courent en agitant les couleurs de Thèbes et en faisant résonner des cymbales. Je cherche du regard l'emplacement où étaient les corps de mes frères. Ils ont été emportés et je ressens un grand soulagement en pensant qu'ils sont déjà protégés dans nos murs et qu'on va leur rendre les honneurs funèbres. Je vois s'ouvrir la porte... Vasco en sort seul, c'est lui sûrement qui s'est occupé des deux corps. Il va jusqu'au lieu de leur chute, je sais qu'il pleure et je pleure avec lui, je ne suis plus seule, il se prosterne devant les traces de leur agonie et je me prosterne comme lui. Il retourne vers la porte, il est perdu dans son chagrin, il ne lève pas les yeux sur les remparts où je suis pour- tant, aussi ébranlée, aussi désorientée que lui par l'irréfutable événement. Il est entré dans la ville, la porte s'est refermée, le soleil est au zénith, il me brûle, mes bles- sures et mes éraflures me font souffrir. A l'aube Ismène et moi étions ici en armes, enflammées, angoissées par la proximité de l'assaut. Maintenant les assaillants sont morts ou en fuite, des milliers de Thébains ont été tués ou blessés, nos deux frères sont morts et il n'est que midi. Comment est-ce possible, comment puis-je vivre qu'en si peu de temps tout ait été ainsi bou- leversé ? C'est ce qui est pourtant et Ismène avec son esprit clair doit être en train de soupeser ce fait impénétrable : Sans rien faire, Créon est sorti vainqueur du conflit. Il est le maître. Là, un cri de tout mon être : Pas le mien! Il n'est pas le mien mais celui d'Hémon qui ne revient pas. Près de moi, en désordre sur le sol, les deux cordes qui nous ont sauvées des Nomades. Sans elles, sans Hémon, de notre famille il ne resterait personne. Deux jeunes filles s'approchent "Le prince Hémon nous envoie, vous êtes blessée, nous allons vous soigner, vous trans- porter ensuite." "Chez moi?" Elles ne répondent pas. Qu'elles sont bonnes et attentives, que leurs mains sont légères. Elles me font boire, m'étendent sur une couverture très douce, examinent mes blessures et mes éraflures qu'elles soigneront bientôt. Elles m'ins- tallent un peu à l'ombre, elles reviendront très vite. Je sais que je devrais partir avant qu'elles ne reviennent. Je n'en ai pas la force, je vais m'en- dormir, c'est sûr. Quand je m'éveille, elles sont quatre, en train de me descendre d'un chariot. Elles me portent sur une civière avec des mouvements mesurés. Je suis brisée, je n'ai pas mal pourtant, pas en- core. Je ne suis pas à la maison, je ne vois pas le jardin ni le grand cerisier, il n'y a ici que des pierres, les grandes pierres du palais d'où Œdipe a été chassé jadis. Avec des gardes devant les portes. Je proteste : "Je ne veux pas aller au palais, c'est chez moi qu'Hémon va venir." Elles sourient: "Le prince Hémon vous verra au palais. Le roi l'a dit." Ainsi Etéocle et Polynice ne sont pas seule- ment morts, ils nous ont livrées au pouvoir de Créon. Heureusement qu'Ismène, comme tou- jours, saura comment faire. Je ne puis résister au doux mouvement que les jeunes filles impri- ment à la civière. Je suis sans force, je voudrais mourir comme mes frères et chose absurde j'ai peur. Peur de Créon ? Peur de quoi? Que puis-je perdre encore ? Elles me conduisent dans une grande chambre. Il faut que je boive, j'en ai besoin, je bois pour leur faire plaisir. Je dors à demi, elles me soi- gnent, me pansent avec des doigts habiles. Je voudrais voir Ismène, c'est impossible, elle repose. Hémon, pourquoi ne vient-il pas ? Il viendra, il négocie avec les chefs de l'armée ennemie en retraite. Toutes les heures elles m'éveillent pour me faire boire : "Vous êtes blessée, vous avez la fièvre, il faut beaucoup boire." Elles alternent à mon chevet, elles sont bonnes, elles sont belles, elles sont inexorablement douces. Je m'endors, je suis incapable de me lever seule, venant de la ville un grand tumulte emplit la chambre, qu'est-ce que c'est ? Celle qui veille à mon chevet dit: "Dans la ville, c'est la fête." La fête, comment est-ce possible le jour où mes frères sont morts ? Elle ajoute : "La fête de la victoire." Les deux autres sont à la fenêtre, elles grillent d'envie de sortir toutes les trois. Je dis : "Allez-y, vite, je n'ai pas besoin de vous, je vais mieux." Elles ne bougent pas, elles se taisent, comme Créon qui a tout raflé sans rien faire. J'insiste : "Partez, dépêchez-vous." Une finit par dire : "Nous devons rester près de vous." Je pense à Jocaste, je me redresse comme elle aurait fait "Je suis donc prisonnière. Ne protestez pas, inutile ! Allez dire au prince Hémon que j'ai besoin de le voir, très vite." Elles se concertent, l'une des trois sort. Je tente de rester éveillée mais je m'endors. Je rêve de mes frères enfants qui veulent que je les tienne dans mes bras. Je pleure, quelqu'un pleure avec moi: c'est Hémon, je sens sa forte épaule secouée de sanglots. Il n'a pas besoin de parler je sais qu'il pleure Etéocle, l'ami, l'initiateur, le compagnon des bons et des mauvais jours, celui qui lui a donné le courage d'oser dire qu'il m'aimait. Nous pleurons ensemble mais moi j'unis les deux noms dans ce qui n'est plus un espoir mais, ténébreusement, une prière. Hémon qui était à genoux près de moi se relève "Demain nous célébrerons les funérailles d'Etéocle en présence du peuple. Ismène t'assis- tera pour les rites qui reviennent aux femmes. Repose-toi, mange pour être vaillante. - Et les funérailles de Polynice ? - Ceux d'Argos s'en chargeront. Ils l'aimaient beaucoup. Après la cérémonie d'Etéocle je par- tirai un ou deux jours pour surveiller la retraite des gens d'Argos et des Nomades. - Ne nous laisse pas seules trop long- temps." Il dit : "je ferai vite." Il va vers les jeunes filles et leur dit sèchement "Ne donnez plus aucun remède à Antigone, vous lui avez fait mal." Elles sont impressionnées mais pourquoi ne leur dit-il pas de me laisser libre ? Il ne peut pas, ce sont les ordres de Créon. Il revient vers moi, ses yeux sont encore rouges mais ils brillent d'un espoir nouveau "Quand la paix sera assurée, Antigone, toi et moi nous quitterons Thèbes." je sens ses paroles résonner dans tout mon corps. Est-ce qu'un espoir pourrait encore être possible? Comme il le faut, Hémon s'en va, en franchissant la porte il se retourne et tout son grand corps affligé me sourit. je voudrais lui répondre mais mon visage, qui se sent aban- donné, s'y refuse. Une des jeunes filles se couche sans mot dire au pied de mon lit, les deux autres s'étendent devant la porte, c'est l'ordre de Créon. je me retourne vers le mur, je veux m'endormir et je m'endors.