L'ARC La ville est totalement investie, en face des sept portes sont établis les contingents d'Argos et des mercenaires attirés par l'espoir du butin. Le danger vient plus encore des Nomades qui patrouillent incessamment entre les points tenus par les hoplites et interdisent tout com- merce extérieur et tout ravitaillement nou- veau. Certes Etéocle a réuni d'immenses réserves dans les cités souterraines, Thèbes peut tenir longtemps, mais s'il a la patience d'attendre, Polynice finira par l'emporter. Il n'aura pas cette patience, dit Ismène, Timour, l'homme qui l'avait persuadé d'être patient, lui manque. Grâce à toi. Je voudrais ne rien savoir de la nouvelle guerre qu'Etéocle impose aux Nomades, je ne sors plus de la maison de bois que pour mendier à l'agora, mais une nuit sur trois je suis de garde avec Ismène, je l'entends parler avec les autres veilleurs et je comprends qu'Etéocle essaie d'évi- ter tout combat avec les phalanges des cités grecques, car nos véritables ennemis sont les Nomades. La force des Nomades vient de leur mobilité et des troupeaux de chevaux qui les suivent. C'est à ces troupeaux qu'Etéocle s'at- taque maintenant. Les meilleurs de nos soldats sont entraînés à des actions nocturnes contre eux. Il y a deux nuits, pendant qu'Etéocle faisait une diversion au sud de la ville, Vasco au nord, pro- tégé par Hémon, a capturé un de leurs trou- peaux. Il est parvenu à faire entrer dans la ville un grand nombre de bêtes, pressé par les Nomades qui contre-attaquaient, il a fait cou- per une patte aux chevaux qu'ils ne pouvaient emmener. Le matin les Nomades ont fait défiler sur un cheval, le long des remparts, un prisonnier dont ils avaient coupé le pied. L'homme tout san- glant était évanoui. Un cavalier derrière lui por- tait son pied au bout de sa lance. Polynice a fait proclamer devant les portes de la ville que si nous ne respections pas leurs chevaux, ses soldats ne respecteraient pas nos hommes. La réponse d'Etéocle et de Vasco a été immé- diate, ils ont fait abattre une partie des chevaux capturés et le soir venu ont offert aux Thébains dans les rues de la ville un grand festin de che- vaux rôtis. Le festin a été long, tumultueux, le bruit des cris et des chants, la terrible odeur des chevaux rôtis est venue frapper au-delà des rem- parts l'odorat subtil des Nomades. Menaçants, ils sont arrivés avec des torches et, protégés par leurs archers, ont tenté de faire brûler des portes. Nos murs étaient bien garnis de défenseurs, ils n'ont pu entamer nos portes mais ils ont pu s'em- parer des corps de deux de nos hommes qui, excités par le vin, s'étaient exposés à leurs flèches. Le lendemain, ils défilent devant nos portes en brandissant au bout de leurs lances les têtes des nôtres. Pendant le festin auquel toute la ville parti- cipait, Ismène et Hémon pour montrer qu'ils désapprouvaient cette course à la cruauté sont restés près de moi. Nous ne sommes que trois, tous les malades et les pauvres sont au banquet. Ismène demande à Hémon : "Qu'a dit Etéocle quand il a su que tu n'assisterais pas à la fête ?" Hémon est préoccupé par les cris qui vien- nent des remparts. Il répond brièvement "Etéocle est mon ami. - Et Vasco ? - Vasco aussi." Il se tourne vers moi: "Je crois que l'ennemi tente une attaque, il faut que j'y aille." Je parviens à lui sourire et j'approuve. Il s'en va en hâte. Je demande à Ismène "Et Créon ? - C'est là que c'est grave. Quand je lui ai dit que tous les trois nous désapprouvions ce festin, il m'a dit: «Encore un coup d'Antigone !», et a brisé là ne me laissant pas protester. - Toutes ces cruautés ne sont que des moyens politiques? - Rien d'autre, Antigone, et bientôt ils vont faire appel à toi ou plutôt à ton arc. - Pourquoi ? - Polynice et ses Nomades sont irrités, ils prennent plus de risques, ils s'approchent plus près des remparts, leurs pertes sont légères car nos armes les touchent rarement, les nôtres sont lourdes, tu as pu voir l'afflux des blessés. Les travaux qu'Etéocle fait faire aux remparts pour accumuler les matériaux de défense en prévision d'un assaut général sont compromis. Ils veulent que tu leur montres que tu peux tirer aussi loin, et plus loin qu'eux comme te l'a appris Timour. - Tu le veux aussi Ismène ? - Si les Nomades croient Polynice en dan- ger ils auront peur, car sans lui tous leurs espoirs s'écroulent. Tu es sûre de ne pas le toucher ?" je suis heureuse qu'elle me dise cela. Pas plus que moi elle ne veut voir Polynice blessé. je réponds: "Timour me l'a promis." Elle semble rassurée. Nous restons un moment face à face, prises entre le tumulte du festin qui continue et les cris de guerre, les bruits d'armes qui viennent de la porte. Le lendemain, comme me l'a annoncé Ismène, Etéocle vient chez moi. "Nous avons besoin de toi, les Nomades sont enragés, ils harcèlent de leurs flèches les tra- vailleurs des remparts. Ne me regarde pas avec ces grands yeux tristes, il fallait les rendre enra- gés. Il faut qu'ils attaquent, sinon le siège se terminera par la famine et leur victoire. - Que veux-tu de moi ? - Que les Nomades voient que tu peux tirer plus loin qu'eux. - Et Polynice ? - Polynice doit être averti. - Averti ou tué ?" Il hausse les épaules: "Averti! Personne parmi nous ne songe à tuer Polynice. - Si, Vasco. Il est devenu très puissant. - Vasco est très utile mais c'est moi qui com- mande. Viens demain sur le rempart et montre à Polynice et aux Nomades ce que tu peux faire. Hémon t'accompagnera." Il croit que j'hésite "Tu me l'as promis Antigone. Devant Timour... - Que Vasco voulait assassiner malgré ta promesse. - Il ne l'a pas fait. Il vous a beaucoup aidés, toi et tes malades... - je sais. je viendrai demain. - Et tu continueras à entraîner Hémon et ses hommes. - Bientôt ils seront prêts. Ils tireront aussi loin que les Nomades. Encore quelques jours." Quand Hémon arrive, je le sens très ému, il admire l'arc que j'ai soigneusement poli et les quatre flèches dans mon carquois. "Quatre seulement? - Cela suffira." Il a l'air étonné mais je vois qu'il a confiance. Il me dit "Tu verras sur les remparts une horrible inven- tion de Vasco qui va exciter la colère des Nomades. Il faut qu'ils donnent l'assaut, Antigone, pour que nous remportions la victoire." Nous arrivons sur les remparts du nord, ce sont les plus anciens et ils doivent être renfor- cés. En dehors des veilleurs il y a sur le mur de nombreux travailleurs dont beaucoup de jeunes qui me connaissent et me saluent gaiement. Ils apportent des sacs de terre et surtout des maté- riaux lourds à jeter sur les assiégeants s'ils atta- quent. Malgré les précautions prises, beaucoup sont touchés par les flèches des Nomades. je m'approche d'un blessé qui vient d'être atteint à l'oeil. Hémon dit seulement : "Allons, un borgne de plus!" Mais sous la dureté appa- rente des paroles je sens tout le poids de son impatience, de sa colère impuissante et de celle des hommes du mur. Lorsqu'ils ont abattu un des nôtres les Nomades, profitant du désarroi qui règne un instant sur cette portion du mur, risquent une charge jusqu'à proximité et de là nous narguent de leurs rires. colère, ne peuvent emmener les ossements pour les brûler ou les enterrer comme ils le font toujours avec respect. Je dis: "C'est indigne." Etéocle se retourne . "Le peuple veut se ven- ger, il faut le laisser faire. Toute haine pour l'en- nemi est bonne à prendre." On nous a vus d'en bas, il y a des cris mena- çants du côté des Nomades. Etéocle crie "Baisse-toi", et Hémon me faisant un rempart de son corps me précipite sur le sol. Il se redresse, il veut m'entraîner jusqu'au créneau où Etéocle déjà s'est protégé, mais je ne veux pas, je dois me prosterner devant l'affreux, devant l'admirable squelette du cheval qui avec ses deux pattes sur le rempart et sa tête dressée très haut semble demander la paix au ciel impitoyable. Je ne veux pas pleurer, je veux prier cette grande carcasse, avec ses os superbes et tous ces vides où il y a peu battait encore la vie. Je pose devant moi l'arc, frémissant, qui est comme une gloire dans mes mains et je le pré- sente en offrande au cheval martyrisé. Hémon, voyant que je prie, se prosterne aussi et pose à côté des miennes ses mains sur le bois sombre et vivant de l'arc. Etéocle, à mon immense surprise, se joint à nous, je me dis que je ne parviendrai jamais à comprendre mes frères mais ce n'est pas le mo- ment de penser, c'est celui d'écouter, car j'entends des mots, ceux d'Œdipe peut-être, qui compo- sent un poème Seigneur des chevaux et des hommes dieu de l'arc noir protège le peuple thébain protège le peuple nomade "Quand on les entend rire, dit Hémon, on a envie de faire une sortie. C'est la folie qu'ils espèrent et que nous ne ferons pas, mais recu- ler toujours et recevoir des coups sans pouvoir les rendre, c'est dur à la fin. - Nous leur portons des coups, nous aussi, dit Etéocle qui nous rejoint, nous leur avons pris ou tué beaucoup de chevaux qu'ils ne peuvent remplacer. Patience, notre tour viendra." Soudain je vois sur le rempart dont nous approchons le poitrail et la tête d'un cheval nomade, grossièrement empaillé, se dresser la bouche ouverte comme s'il souffrait. Quand ils l'ont découvert, les Nomades ont tiré sur cette terrible et menaçante statue des flèches qui se sont enfoncées partout. Horrifiée par cette grande figure souffrante qui semble, comme un essaim de guêpes, vouloir s'envoler sur ses ailes de flèches, je demande à Hémon : "Pourquoi ont-ils fait cela?" Il me montre le ciel où tournent des vautours et les charognes au bas des remparts où les corbeaux s'affairent. "Les flèches préservent le cheval des charo- gnards." Ainsi ces flèches sont un acte d'amour et de fidélité des Nomades à leurs chevaux. Un peu plus loin c'est pire. Toute l'ossature d'un cheval complètement dépouillé de sa chair s'élève sinistrement sur un échafaudage qui est à hauteur du parapet. Le squelette soutenu par des poutres et des cordes est cabré face au vide. En face de lui, au pied du mur, de nombreux squelettes - les restes du festin d'hier - encore couverts d'un peu de viande et de peau ont été précipités. Des pierres et des poutres sont empi- lées sur le mur et les Nomades, à leur grande de nos crimes, de nos peurs et de notre vaillance car nous ne sommes qu'un peuple, un seul sous nos multiples et désirants visages. Seigneur du bleu, Seigneur du rouge avec ton arc imprévisible protège-nous sur la route incertaine dieu des chevaux, dieu des poissons et des libres oiseaux du ciel. Je me retourne, les hommes qui travaillaient ou veillaient se sont prosternés comme nous. Les Nomades ne peuvent pas nous voir mais nous avons communié un instant avec eux dans le respect et l'amour des chevaux. Je me relève, je demande à Etéocle "Ne peux-tu faire enlever ces ossements qui sont une offense pour les Nomades et une honte pour nous ?" Il n'y a pas d'hésitation, c'est un non sans appel. Nous repartons et après un moment de mar- che où, souvent, le sifflement des flèches nous force à nous courber nous arrivons à une série de créneaux élevés où sont percées des embra- sures d'où l'on peut voir l'ennemi et tirer sans danger. C'est ce que je crois mais Etéocle me dit . "Ne t'y fie pas, ils nous ont suivis pendant notre trajet sur le mur, ils vont nous le faire voir." J'entends trois flèches s'écraser sur les cré- neaux mais la quatrième force l'embrasure et aurait pu nous blesser si Etéocle ne l'avait pas arrêtée de son bouclier. "Celle-ci, dit-il, a été tirée de près. C'est de ces coups-là que tu dois nous délivrer, Antigone." On entend un grand bruit de chevaux, des ordres, du mouvement. "C'est notre frère soleil qui arrive", dit Etéocle. C'est bien Polynice qui survient superbement monté sur Nuit, vêtu de sa cuirasse dorée et entouré de cavaliers nomades portant au bout de leurs lances son fanion de soleil. Polynice lance son cheval dans notre direc- tion, Hémon me fait vivement reculer. Polynice tire et sa flèche à travers l'embrasure arrive sur nous avec tant de force qu'elle perce le bou- clier d'Hémon et n'est arrêtée que par celui, plus puissant, d'Etéocle. "Merci frère, crie Etéocle, ta flèche nous sera utile." Polynice qui repartait fait faire à son cheval une volte et l'arrête à mi-distance entre l'endroit où il se tenait avec son cortège de Barbares et le mur où nous sommes. Là, pendant que les Nomades continuent à tirer des flèches sur tout ce qui leur apparaît sur le rempart, il nous fait face et nous nargue de son visage riant. "A toi Hémon", dit Etéocle. Protégé par le bouclier d'Etéocle, Hémon vise soigneusement, sa flèche vole droit vers Poly- nice mais quand elle arrive à lui elle a perdu la plus grande partie de sa force et Polynice, d'un mouvement de son bouclier, l'intercepte et la rabat sur le sol. Des huées et des rires s'élèvent des rangs des Nomades et le visage d'Hémon est ravagé par la colère. Je sens l'arc qui s'échauffe et bouillonne à tra- vers mon corps. Il me semble qu'il veut la mort, toute bouleversée, je crie à Etéocle "Que veux-tu ? - Pour Polynice, un avertissement." Il s'en va. Hémon reste, il me montre les vau- tours qui encombrent notre ciel: l'un d'eux d'une taille exceptionnelle plane au-dessus de nous. L'arc le repère, guide mon regard, me force à imprimer dans mon corps son mouvement. Polynice est maintenant revenu en arrière, là d'où partent ses archers pour de brefs galops qui précèdent leurs tirs. Le vautour de son lent mouvement va bientôt passer au-dessus de lui. Hémon veut me protéger pour que je puisse tirer par l'embrasure mais ce n'est pas ce que veut l'arc ni ce que je sens. Le vautour est là, est-il en moi ou moi en lui, je ne sais, cela n'a plus d'importance. J'attends le moment où l'oiseau va passer au-dessus de Polynice. Mes mains sen- tent ce moment et tout mon corps participe à la vision qui précipite la flèche dans l'objet qui fuit. Je n'ai pas besoin de regarder, je sais que le vautour est en train de s'abattre comme une masse juste devant Polynice. Son cheval, horri- fié par la bête qui s'écrase, fait un formidable écart, mais Polynice a vu la flèche et la chute de l'oiseau, il ne se laisse pas surprendre et maî- trise immédiatement son cheval. Hémon dit "Quel cavalier 1", ce qui me fait plaisir. Polynice saisit son porte-voix et je l'entends crier de joie : "Superbe coup, frère, je ne te savais pas si bon archer. Allons, encore plus loin." Et il recule de quelques pas pendant que les Nomades avec peine retirent la flèche du corps du vautour. Hémon me regarde avec toute sa naïve admiration et lui aussi dit : "Encore !" Ce mot résonne dans ma tête, je sens l'arc qui s'émeut dans mes mains, et que son chant veut m'entraîner très au-delà de moi-même. Les Nomades pensent que là où se tient Poly- nice personne ne peut l'atteindre mais ils redou- tent l'archer exceptionnel qui vient de tirer car leurs flèches ne cessent de frapper tout autour de nous. Certaines passent à nouveau par l'embrasure, l'une me manque de si peu que Vasco brutalement l'obstrue avec son bouclier de métal. Car Vasco est là et je suis sûre qu'il a tout vu. Il dit "L'embrasure est dangereuse et avec cet arc tu n'en as pas besoin pour tirer." Puis à Hémon "L'embuscade a réussi. Etéocle te demande. Rejoins-le avec vingt hommes. C'est urgent." Vasco me fixe de son regard impérieux. Il demande à son tour: "Encore !" Il y a, près de Polynice, un Nomade qui sur un petit alezan s'apprête à charger, sa flèche déjà engagée dans l'arc. C'est à lui que doit être adressé d'abord l'avertissement que m'a demandé Etéocle. Je regarde le petit alezan et son innocente aspiration au galop, c'est lui qui occupe mon être, c'est en lui que la flèche va pénétrer, qu'elle pénètre et non dans son cavalier qui voulait me tuer. L'alezan, atteint de plein fouet, a roulé sur le sol, je vois son sang, hélas, et son corps traversé de spasmes. L'homme a été projeté en avant sur le sol, un de ses camarades le soulève, un autre le hisse sur son cheval. Ils ont peur de ma troisième flèche et s'enfuient. Hémon et Vasco me pressent: Encore, en- core ! Puis Hémon se souvient de l'ordre d'Etéocle et part, à regret. Je suis seule avec Vasco et l'arc qui parle à mon corps un langage qui l'enivre. Vasco s'approche de moi et soudain il s'age- nouille, saisit mes genoux et me supplie: 'Tais- le, fais-le !" Je suis éperdue, je dis machinalement et très bas: "Quoi?" Il serre passionnément mes genoux, Et lui aussi à voix basse me dit comme une prière d'amour "Il le faut, l'arc le veut, tes frères aussi peut- être. On ne peut pas les sauver tous les deux, tu le sais, tu le sais! On ne peut plus en sauver qu'un et libérer tous ces hommes de la guerre. Tu le peux! L'arc le veut. Tire ! Tire!" J'entends résonner le chant profond de l'arc, celui dont m'a parlé Timour, celui que j'ai entendu une fois quand dans la nuit noire j'ai atteint la cible que je ne voyais qu'en moi- même. Je me défends, je murmure "Non, non ! Etéocle ne veut pas cela. Il m'a dit: Avertis-le. Rien d'autre. - Etéocle est fou. On ne peut pas avertir Polynice et tu le sais. C'est la dernière chance, tu peux encore sauver Etéocle. Pourquoi préfères- tu Polynice ? Comme Jocaste ? Antigone je t'en supplie, sauve le seul qui peut être sauvé." Toutes ses paroles entrent en moi comme des cris, je ne puis y résister. L'arc aussi crie dans mes mains, comme Vasco il veut la vie de Polynice. Je tremble de tout mon corps, Vasco enserre toujours mes genoux, il ne parle plus mais je sens que de tout son être, de toute la souffrance de Thèbes et de celle de nos ennemis il me pousse à l'acte criminel qui terminerait la guerre. Je me souviens du beau rêve où Œdipe enfant m'appelait : ma sueur, ma sueur pour que je l'aide à fixer dans la pierre de la falaise l'immense vague de sa folie. Polynice aussi est mon frère, il faut arrêter les cris de haine et de sagesse de l'arc. Je le jette. Vasco se redresse, il enserre tout mon corps, il dit: "Fais-le, fais-le, sauve-nous!" Je sens, avec une surprise affreuse, que son corps est devenu un corps de femme qui suscite en moi un corps d'homme, le corps meurtrier qui pourrait sauver Etéocle. Ce corps m'enserre avec amour, nous formons ensemble un grand corps androgyne et la voix amoureuse de Vasco me persuade : Sauve Etéocle. Sauve Etéocle et Thèbes. Je refuse, je refuse, je cherche à m'écarter de Vasco, de son corps qui me pousse à la folie. Il résiste, il m'enveloppe d'une étreinte très tendre. Nous luttons, je suis la plus forte, je le repousse, il s'accroche à moi, il me semble que je subis un viol affreusement doux. Je le frappe, il tombe, il a perdu la partie, je saisis l'arc. Je me con- centre sur le mot d'Etéocle : Avertis-le ! Le mot vain, le mot faux, hélas, car Vasco a raison, rien ne peut avertir Polynice. Ce mot faux est cependant le mot vrai d'Antigone et je le pro- nonce avec tout mon corps, toute ma vie. L'arc frémit, se tend, je vois en moi le lieu où la flèche va donner à mon frère l'avertissement solennel qu'il ne comprendra pas. L'arc chante trois mots effrayants, la flèche passe en sifflant au-dessus de Polynice et va se planter en terre plus de trente pas derrière lui. Polynice n'a pas bronché, il n'a pas laissé Nuit faire le moindre écart. Il ne rit pas non plus, il n'envoie pas de sa voix d'or un nouveau défi à Etéocle. Il ne hurle pas non plus sa dérision, il sait que celui qui a tiré aurait pu l'atteindre et il reste sur place pour le défier ou, peut-être, accepter le destin. Chez les Nomades qui l'entourent il n'y a pas eu de clameurs ni de rires mais un long silence stupéfait, aucun de leurs archers n'aurait pu réussir un tel tir. Seul Timour, mais ils savent que Timour est reparti dans son pays. Ils retirent à grand-peine la flèche du sol, ils entourent Polynice pour le protéger puis le décident à faire reculer Nuit. Il le fait en riant à sa terrible manière et en grinçant des dents, il ébauche même quand il est à hauteur du point d'impact de ma flèche le geste de tendre son arc. Mais il sait bien - car il connaît parfaite- ment les limites de son énorme force - qu'il ne peut tirer aussi loin. Il faut pour cela le don de l'arc et il a appris de Timour qu'il ne le pos- sède pas. Il se demande sûrement sur qui ce don est tombé, ce n'est pas Etéocle ni Hémon, il connaît trop leur style. Comment pourrait-il penser qu'il m'a été accordé alors que j'étais si mauvaise archère à douze et treize ans quand il m'entraînait aux armes. Vasco se relève lentement, on peut voir sur son visage des traces de larmes qu'il ne cherche pas à cacher. Cela me touche, pourtant je sors de mon carquois la quatrième flèche et je la brise sur mon genou. Vasco ne proteste pas, il soupire : "Ta folie du bien les condamne à mort." A ce moment apparaît Ismène qui s'était arrêtée dans le redan de la muraille. Elle dit "Tu te trompes Vasco, si nos frères sont voués à la mort c'est qu'ils se seront condamnés eux- mêmes. Polynice est le frère d'Antigone elle ne pouvait pas le tuer, même pour sauver Etéocle et Thèbes. C'est son frère et cela suffit." Elle dit cela avec une incomparable simpli- cité sans élever la voix, sans chercher à persua- der, comme une évidence. Vasco le comprend et nous restons un moment en silence à regarder les Nomades patrouiller à distance respectueuse des remparts. "Antigone vous a donné du répit", dit Ismène. Je suis obligée de m'asseoir, une sueur froide me couvre le visage et le corps et je crains de m'évanouir devant Vasco. "J'en étais sûre, dit Ismène, tu es partie sans manger ni boire. J'ai apporté ce qu'il faut." Elle me fait boire, me force à manger, me dor- lote un peu. Les forces me reviennent avec une grande envie de retourner chez moi. Vasco pro- pose à Ismène de m'accompagner. Elle accepte sans me demander mon avis comme si aujour- d'hui elle prenait ma vie en charge. Je suis plus fatiguée que je ne croyais, je marche très lente- ment, je suis obligée de m'arrêter souvent. Vasco a pris mon bras et m'accompagne, lui toujours si rapide, avec une incroyable patience. Je devine que comme d'habitude tout un corps de gamins et de gamines nous escortent. Parfois une des filles m'apporte un peu d'eau ou un fruit. Je sens qu'ils m'aiment et cela me réconforte. La route est longue, le soir tombe et je m'arrête parfois pour regarder les premières étoiles. L'arc de Timour m'écrase l'épaule, ce n'est pas son poids je le sais, mais celui de la responsa- bilité que j'ai portée et de la lutte avec Vasco. Cette lutte est terminée, je lui donne l'arc en disant : "A ton tour de le porter." Il le reçoit avec respect, et me dit: "Ce sera bientôt la pleine lune" comme si cette plénitude était la réponse du ciel au geste qui rétablit la paix entre nous. Nous approchons de la maison de bois, en arrivant à la porte il me quitte d'habitude et s'en va avec ses jeunes compagnons. Aujourd'hui c'est lui qui pousse la grille et il fait signe à son escorte de s'en aller. Il me dit : "Je voudrais te parler." Je ne puis lui répondre car, en avançant dans le jardin, je suis saisie par une immense présence. La lune éclaire de ses rayons obliques le grand cerisier qu'Hémon et Main d'or ont si soigneu- sement taillé et soigné. Ce matin, préoccupée comme je l'étais, je l'ai à peine vu, il était presque en fleur déjà, mais la tonalité dominante était encore celle des feuilles nouvelles et l'arbre ressemblait à un de ces grands bouquets de feuilles, d'un vert très jeune, dont Jocaste aimait au printemps éclairer le palais. La chaleur sou- daine de la journée a fait s'ouvrir les fleurs, dans la lumière sous-marine de la lune on entre- voit le tronc vaste et la noble structure des branches mais ce qui frappe le regard, ce qui transperce le coeur c'est l'immense statue blanche née en quelques heures et dont les fleurs tout en espoir, tout en réalité d'amour, rayonnent sans bruit et parfument légèrement l'air. La longue, l'âpre journée d'effort, de doute et de détresse se métamorphose et suscite l'appari- tion terrestre d'une allégresse native qui revient à son heure. Je ne peux plus penser ni ressentir ni exprimer mon bonheur, je ne puis plus que me prosterner et répéter tout bas les mots qui viennent sur mes lèvres et ne disent que : Sei- gneur blanc, Seigneur blanc. Je me prosterne plus profond et j'embrasse la terre, celle de Thèbes, celle de la Grèce, celle de tout l'énorme monde que j'ignore. Cette terre si simple, si pauvre en apparence qui, avec l'aide du soleil et des pluies, a produit pour quelques journées rapides cette créature divine qui en sait plus qu'aucun de nous sur la beauté, ses cycles immenses et la brièveté de ses floraisons. En cet instant j'aime la terre, je la révère comme je ne l'avais encore jamais aimée jusqu'ici. Je me redis à mi-voix : Seigneur blanc, et je pense à Œdipe qui était devenu un seigneur de bien moindre taille mais de la lignée céleste du grand cerisier. Je reprends en pensant à lui mes invocations et j'entends une autre voix qui me répond et répète avec moi: Seigneur, Seigneur blanc. C'est Vasco prosterné lui aussi devant la grande appa- rition que la lune argente et fait rayonner. Quand je me relève il fait de même. Son visage n'est plus secret, impassible comme il l'est d'ordinaire, il est bouleversé par ce qu'il vient de voir. Il s'approche de moi, il me dit "Je me cache, de toi comme des autres. - Tu peux, Vasco. - Avec toi je n'aurais pas dû, un jour je te dirai. Aujourd'hui je ne peux pas, à cause de tout ce qui va arriver." Son regard, pour la première fois sans énigme, répond au mien, il semble soulagé, il recule en me regardant, quand il est sorti du grand cercle lumineux où je suis encore, il disparaît. Je contemple encore le grand arbre nocturne dont les milliers de fleurs vont se changer en cerises éclatantes que sans doute je ne verrai plus. Je ne suis pas triste, c'est la nuit de l'adieu, j'abandonne tout entière au grand cycle de la nuit la passante, la trébuchante Antigone. Bien- tôt je ne serai plus celle qui doit maintenant se dire . "Il est tard, demain matin les malades arriveront tôt. Il faut te coucher, il faut dormir sinon tu seras fatiguée et tu ne les soigneras pas bien."