TIMOUR Les journées sont brèves, la lutte continuelle contre le froid et l'obscurité, au milieu de la misère qui grandit. La seule détente, c'est quand le soir tombe, d'écouter Dirkos dire les chants d'Œdipe. Nous les avons corrigés et il les a fait s'inscrire dans la mémoire infaillible de Patrocle. Peu à peu ce sont les vraies paroles d'Œdipe qu'il nous fait entendre, ce n'est pas sa voix, pas sa présence mais, mystérieusement, sa pensée et ses images sont là. Avec les malades, les pauvres qu'il faut nour- rir je suis perpétuellement dans l'urgence et n'ai plus le temps de penser. Quand les choses deviennent trop difficiles, Vasco apparaît et trouve des solutions, il est de plus en plus pré- sent dans ma vie, comme il l'est, dit Ismène, dans la ville où il remplace Etéocle, requis par la guerre. Grâce à lui j'ai parfois de brèves nouvelles d'Hémon, il continue sa lente retraite vers la ville, avec le risque, lors des marches, de se voir submergé par les Nomades de Poly- nice. Etéocle l'assiste en contre-attaquant sans cesse et Vasco m'apprend qu'il vient de rem- porter un grand succès, il a entouré de nuit un troupeau de chevaux nomades, il a pu s'empa- rer d'une partie des bêtes et disperser les autres. II faudra longtemps aux Nomades pour les rassembler à nouveau et pendant ce temps Hémon sera délivré de leurs attaques. Vasco ajoute qu'Etéocle a décidé d'une nouvelle tac- tique contre les cavaliers nomades : attaquer et détruire les chevaux. Mon cœur se serre : "Ce sera terrible, jamais les Nomades ne pardonneront, pour eux les chevaux sont sacrés. Ils se vengeront." Un sourire, plus dur encore que celui d'Etéocle, apparaît un instant sur les lèvres de Vasco "C'est ce qu'il nous faut, que la colère et la haine grandissent!" Je n'ai pas le temps de répondre. Vasco est déjà loin et je m'aperçois que je ne sais rien sur cet homme qu'Etéocle a manifestement chargé de me venir en aide. Quand je vais mendier sur l'agora je me sou- viens de ce qu'il m'a dit, je ne m'abandonne plus au cri, je le contiens et m'arrête si je sens qu'il pourrait déborder. Les dons sont beaucoup moindres mais Etéocle et Vasco compensent par l'argent et les provisions qu'ils m'envoient. Ismène me demande pourquoi j'ai renoncé à ce cri qui a bouleversé Thèbes et qui peut-être aurait pu la changer. "Vasco m'a dit que ce n'était pas le lieu, j'ai senti que c'était vrai. - Où est ce lieu ? - Je l'ignore mais un jour il existera." Ismène ne se satisfait pas de ma réponse. "Vasco t'a fait taire quand Etéocle est revenu. Il ne voulait pas qu'il t'entende car c'est la seule chose qui aurait pu l'arrêter. - Non, non! jamais! - Quelle violence, Antigone, pourquoi ne pouvais-tu tenter de contenir la folie des jumeaux?" Je ne réponds pas et Ismène s'en va en haus- sant les épaules. Les Nomades font beaucoup d'incursions noc- turnes autour de la ville. Ils restent à distance et avec leurs arcs plus puissants que les nôtres ils envoient au-dessus des murailles des flèches enflammées qui mettent en feu les maisons proches. Etéocle évacue les maisons en danger, institue un service d'incendie et fait appel aux femmes sans enfants et aux adolescents pour renforcer les gardes de nuit sur les remparts. Je monte la garde une nuit sur trois avec Ismène et c'est là, que du haut d'une des portes de la ville, à la fin d'une nuit très froide, nous voyons arriver les restes de l'armée d'Hémon, protégés par les troupes de soutien d'Etéocle. En les voyant émerger des brumes de l'aube nous ne pouvons d'abord croire qu'ils sont là. Ce sont eux pourtant, et d'abord les détachements cou- verts de poussière d'hommes fatigués mais en ordre. Quand ils approchent on voit sur leurs visages la joie de retrouver la cité et les murs puis- sants de Thèbes qu'ils n'espéraient plus revoir. Ensuite, protégés et encadrés par des hommes valides, il y a une cohue grise d'éclopés, de blessés, de malades qui se traînent comme ils peuvent. A cause des attaques-surprises des Nomades ils ont gardé leurs boucliers mais la plupart ne sont plus capables de porter leurs armes qui suivent sur des chariots avec les grands blessés. Les chevaux et les mules épuisés qui les tirent ne suffisent pas et des hommes attelés à des cordes les aident. Puis vient l'arrière-garde et c'est de nouveau le mur de fer, l'impéné- trable force thébaine entourée par les cavaliers d'Etéocle et mon frère lui-même, avec son visage impassible et son armure couverte de sang. Tous ceux qui sont avec nous sur les remparts l'acclament et moi aussi, je ne sais si c'est d'en- thousiasme ou de soulagement, je mêle mes cris à ceux de tous. Soudain je suis saisie d'an- goisse et je dis à Ismène "Où est Hémon ?" Elle est inquiète elle aussi et me dit "Comme toujours il sera resté au point le plus dangereux. Il arrivera le dernier car l'ennemi les suit. Regarde, ils sont là!" On voit sortir de la brume un vaste nuage de poussière qui a, selon l'habitude des Nomades, la forme de deux ailes ouvertes, des rayons de soleil y font furtivement briller les armes et les casques. "Le voilà!" me crie joyeusement Ismène. Le dernier chariot de blessés, entouré de traînards, approche péniblement. Derrière eux, deux hommes en armes, Hémon et Vasco, le protègent. Les Nomades semblent s'arrêter mais deux archers à cheval foncent vers eux. De très loin un des archers tire une flèche qui atteint Vasco et le fait tomber. Hémon s'élance vers lui pour le secourir, il ne voit pas le second cavalier qui déjà tend son arc. je crie, Hémon m'entend et tente d'arrêter l'homme en lui lançant son jave- lot. Il ne l'atteint pas. La flèche va partir, ne va pas manquer cette vaste cible debout. je crie encore et Hémon plonge sur le sol et la flèche passe juste au-dessus de lui. Le Nomade est tout près mais n'a pas eu le temps de saisir son sabre. Hémon, à genoux sur le sol, a son glaive et d'un vaste mouvement de faucheur atteint les pattes antérieures du cheval qui s'abat, précipitant son cavalier sur le sol. Hémon saisit l'arc, retourne l'homme, il a le visage peint des Nomades des clans bleus. Des soldats le font prisonnier, tandis qu'Hémon entraîne Vasco qui n'est que légère- ment blessé. je me précipite vers l'escalier, je veux voir Hémon, le toucher, tout de suite. Ismène me dit en riant "Mais tu l'aimes! Tu l'aimes vraiment." Sans réfléchir je crie en dévalant les escaliers "Si nous chassons Polynice et ses Nomades, nous nous marierons et nous partirons d'ici pour toujours." je suis émue de voir Hémon de près, si grand, si sale, avec une barbe hirsute et cet air sau- vage qu'il avait pendant le combat. Il ne m'a pas encore vue, je m'approche sans bruit, j'em- brasse son épaule couverte de boue et qui sent la sueur. Il se retourne vivement, il me regarde, il regarde sa pauvre Antigone, fatiguée elle aussi par sa nuit de veille et déjà un peu usée par tant de travaux et de détresses. Son visage s'éclaire, je réponds à son sourire, je lui laisse voir toute l'angoisse que je viens d'éprouver et ma joie de le retrouver, écrasé de fatigue et couvert de sang. D'un regard il comprend que je l'aime tel qu'il est, profondément blessé par cette dangereuse et interminable retraite, par tant de petites défaites que n'effacent pas le retour et la précaire victoire de ce jour. Il m'aime lui aussi comme je suis, son Antigone qui n'a pas combattu mais qui saura soigner les blessés qu'il ramène. Il ne me parle pas, il ne m'embrasse même pas mais, comme l'homme robuste et taiseux qu'il est, il étend sur moi sa protection, et d'un geste inat- tendu me soulève dans ses bras et me porte quelques pas. je ne savais pas qu'Hémon pouvait me rendre aussi heureuse, bien plus heureuse que je ne m'y attendais. Quand il me dépose doucement sur le sol je lui dis "Tu as conquis un bel arc, Hémon, donne- le-moi demain, je sens qu'il a quelque chose à m'apprendre." Il a l'air étonné mais accepte, alors je lui souffle à l'oreille "Quand nous aurons chassé Polynice, nous quitterons Thèbes, si tu le veux encore. - je le veux toujours mais chasser Polynice sera bien plus difficile que tu ne crois. Avec ses Nomades, il est le plus fort. Notre dernière chance... - C'est ? - Etéocle, l'esprit d'Etéocle... Et celui de Vasco." Dans l'extrémité où nous sommes je sens que cette dernière chance ne peut plus être qu'une chance affreuse. je ne veux pas au moment de son retour cha- griner Hémon, j'embrasse sa main et je lui dis "Il est temps pour toi d'entrer dans la ville, de répondre aux acclamations de la foule et de montrer à tous l'arc de l'homme bleu que tu viens de vaincre." Il m'approuve, il se redresse et entre le der- nier dans la ville, pour présenter aux Thébains l'image de vainqueur qu'ils attendent. je marche un moment derrière lui, puis je pense à Créon et me contente de le suivre des yeux. Un grand tumulte s'élève du côté des remparts, Ismène très pâle survient "Les soldats ont ramené le Nomade qu'Hémon a renversé, les gens ne les laissent pas passer, ils veulent le lapider. - Lapider un prisonnier, le prisonnier d'Hé- mon... !" Ismène fait un geste d'impuissance et veut m'arrêter, mais déjà je cours. Sur une petite place au pied du rempart la foule hurle à la mort autour de trois soldats qui soutiennent le Nomade grièvement blessé. Malgré le sang dont son visage est couvert je reconnais Timour. je crie "Arrêtez, arrêtez, c'est le prisonnier d'Hé- mon !" Déjà des projectiles sont lancés. Deux sol- dats soutiennent Timour, le troisième avec sa lance essaie mollement d'écarter les agresseurs. je traverse la foule, les pierres commencent à fuser de partout, j'entends le bruit de celles qui manquent. Timour et s'écrasent sur le mur mais surtout le son mat de celles qui le frappent. Les soldats commencent à être frappés eux aussi, ils se protègent avec leurs boucliers et laissent Timour sans défense, adossé au mur. je prends le bouclier d'un des soldats que je repousse et je tente de mon mieux de protéger Timour. Heureusement Zed et les gamins sont là, ils crient avec moi : Arrêtez, c'est le prisonnier d'Hémon ! Les premiers rangs s'arrêtent mais ceux qui sont derrière ne comprennent pas et continuent à nous lapider. Atteint par une lourde pierre, Timour tombe et m'entraîne dans sa chute. Des pierres nous frappent encore et je pense que la foule va se précipiter en avant et nous écraser. A ce moment une voix retentit qui com- mande: Arrêtez... puis: Faites place! d'un tel ton que la foule subjuguée s'écarte et fait silence. Zed, atteint lui aussi, m'aide à me relever. Etéocle est là sur son étalon blanc, Ismène qui l'a pré- venu, est à côté de lui. Etéocle est en colère et la foule s'écarte "Vous alliez lapider ma sueur Antigone et le prisonnier d'Hémon qui vient de sauver notre armée. Que personne ne s'avise de le toucher! Ne restez pas ici, allez à l'agora acclamer Hémon comme il le mérite." La foule se disperse. Ismène m'examine anxieu- sement, mes blessures ne sont pas trop graves. Etéocle ordonne de transporter Timour chez moi, il félicite Zed et ses gamins de leur courage, puis d'un mouvement soudain me soulève sur son cheval et me reconduit ainsi glorieusement à la maison de bois. En me quittant il me dit "Tu vois Antigone, la haine est en train de monter toute seule des deux côtés. Elle est nécessaire pour vaincre." Je ne suis pas de taille à lui répondre, j'entends retentir en moi la voix faible et musicale de K. je vois son sourire attentif et rusé qui me souffle "C'est bien leur logique d'incendiaire, ça fonc- tionne très bien, jusqu'au moment où tout est brûlé. Il ne faut pas discuter, il faut dire non, rien que non." Je refuse de la tête le propos d'Etéocle, un sou- rire un peu moqueur doit l'accompagner car il surprend mon frère, et l'irrite "Que veux-tu dire ? - Rien. Je suis contente que tu aies sauvé Timour, c'est l'ami de Polynice." Couvert de poussière et de sang, le visage durci par la fatigue, il est superbe sur son étalon blanc. Aussi beau que Polynice, il le voit dans mes yeux, il sourit, hausse les épaules et s'en va. Les soldats qui portaient Timour l'ont déposé sur le lit de K. et sont repartis. Je ne puis le dépla- cer et le soigner seule. J'appelle à l'aide et c'est Dirkos qui vient, quand il voit qu'il s'agit d'un Nomade, il refuse de m'assister. "Un homme bleu, j'ai plutôt envie de l'étran- gler." Je connais son entêtement, que ferait K. à ma place, car il faut soigner Timour tout de suite ? Il ferait ceci peut-être, il prendrait la main de Dirkos et dirait en souriant : "Adieu, Dirkos." Il balbutie: "Tu me chasses... - Non, mais ici on soigne ou on s'en va. C'est un blessé grave." Il grogne qu'il soignera ce Barbare aussi bien que les autres. Il m'aide à bouger Timour, à le dévêtir, à le panser. Les pierres l'ont blessé en plusieurs points mais la blessure la plus grave vient de sa chute, son cheval en tombant s'est débattu et lui a donné un coup de sabot sur la tête. Nous le faisons boire, il délire, on voit pourtant qu'il tente de retenir les paroles qui lui échappent et que nous ne comprenons pas. Il se débat, il a beaucoup de fièvre et essaie d'arracher les pansements que nous lui faisons. "Parle-lui, me dit Dirkos. - Pourquoi ? Il ne comprendra pas. - Il comprendra ta voix. C'est elle qui lui fera du bien." Je pensais que Dirkos n'écoutait que mes paroles, pas ma voix. S'il croit qu'elle peut aider Timour, pourquoi pas ? Je parle donc à Timour ou plutôt j'émets des sons, ceux de ma souffrance car mes blessures commencent à me faire souffrir. Ceux, aussi, de la délivrance puisque Timour n'a pas été tué comme il aurait pu l'être lors de sa lapidation ou chose plus affreuse encore par Hémon. Oui, ces deux hommes qui m'aiment, que j'admire et que j'aime moi aussi, ont failli se tuer l'un l'autre, sans se connaître et sans savoir qu'ils me con- naissaient tous les deux. Je berce de sons cette douleur, cette insondable absurdité et je mur- mure hors de tout sens, sans aucun but ni aucune volonté. Les sons que je profère ont peut-être un certain pouvoir car je sens sous mes mains le corps de Timour se détendre et finalement s'endormir. Je laisse tomber ma voix qui s'exténue et j'entends la voix de Dirkos et celle d'Hémon, survenu sans que je m'en aper- çoive, implorer: "Encore. - Pourquoi? Il dort. - Pour nous, dit Hémon, quand tu chantes on oublie la guerre. - Mais je ne chante pas." Ils rient en se regardant, puisqu'ils croient que je chante je continue à murmurer à la manière de K. mes pauvres sons incompréhensibles et je vois qu'ils en sont heureux et le sommeil de Timour plus tranquille. Dirkos se rend compte que je m'épuise et me fait signe d'arrêter, je me retourne, Hémon me dévore des yeux. Pour me soustraire à ce regard je lui dis "Viens voir ton prisonnier, c'est un ami per- sonnel de Polynice, je l'ai rencontré chez lui et il est aussi devenu un ami pour moi." Il s'approche, il regarde les blessures de Timour et son corps agité par la fièvre. "Ces hommes bleus nous feront peut-être perdre la guerre. Celui-ci, qui est ton ami, sera sous ma protection et celle d'Etéocle. - Tu le libéreras. - Oui, s'il promet de retourner chez lui. Ces cavaliers nomades sont souvent massifs comme leurs chevaux, celui-ci a un corps de pur-sang, comme Etéocle... et comme toi, Antigone." Cette phrase me touche, ainsi tout exténuée que je suis, j'ai une voix qui pour Hémon a la valeur d'un chant et mon corps, dans ses yeux, est celui d'un pur-sang. Ce n'est pas ainsi que je me vois mais son regard me sort un instant de l'univers de puanteurs, de blessures et de maladies qui est devenu le mien. "Il vivra, ces Nomades ont une vitalité formi- dable, il suffit de laisser faire son corps. Je t'ai apporté son arc comme tu le voulais." Il me tend l'arc noir, incrusté d'un peu d'ivoire, qui tout de suite me fascine, mais je me sens trop fatiguée pour le toucher et il le suspend au mur au-dessus du lit du blessé. Nous remettons en ordre les pansements et le lit en désordre de Timour qui dort brûlant de fièvre. Au milieu de la nuit je suis éveillée par ses gémissements, la fièvre a encore monté, si cela continue il va mourir. Dans des cas semblables Diotime donnait à ses malades des bains très froids suivis de bains chauds. Comment faire toute seule ?je sors pour chercher de l'aide, la porte est bloquée par un corps, c'est Hémon qui n'a pas voulu me lais- ser seule. Il revient avec deux femmes, nous alternons les ablutions glacées et d'autres aussi chaudes que possible. Timour hurle mais peu à peu il se détend et la fièvre tombe. Hémon, qui a maintenant une grande expérience des bles- sés, pense qu'il est sauvé. Nous dormons tout le jour et le soir Ismène, qui a décidé de me remplacer pendant quelques jours, a fait préparer un repas et m'annonce qu'Etéocle et Vasco vont venir le prendre avec nous. Je me sens mieux, Timour dort paisiblement. Nous sommes heureux de nous retrouver ensem- ble. Soudain la porte s'ouvre, Timour est là, très pâle et tout sanglant car il a arraché ses panse- ments. Il ne nous regarde pas, ses yeux sont fermés et pourtant, pétrifiés, nous sentons bien qu'il nous voit. Il tient son arc à la main, je me jette devant Etéocle car je pense que c'est lui qu'il veut frapper. Il tend l'arc avec une rapidité incroyable et c'est moi qu'il atteint de sa flèche qui n'existe pas. Je suis frappée par le fer insup- portablement froid, je crie, je tombe. Timour se penche vers moi, il me confie l'arc avant de s'écrouler. Tous sont si stupéfaits qu'il se passe un moment avant qu'Etéocle et Hémon soulè- vent Timour et le ramènent à son lit. Ismène m'aide à me relever, je n'ai rien et pourtant la flèche invisible a dû me transpercer car il me semble que je ne suis plus la même. Ismène très émue me souffle : "Ce Timour vient de te conférer le don de l'arc." C'est ce qu'Etéocle, à sa manière péremptoire, a cru voir. Etéocle et Hémon s'en vont, Ismène part veil- ler aux soins et aux distributions aux malades. Je me retrouve seule avec Timour, je lui remets ses pansements mais son corps est dans un état de tension et de rigidité qui me fait peur. Je prends ses mains dans les miennes et je laisse ma voix vagabonder au gré des sons comme j'ai fait hier. Cela le détend mais ses yeux pourtant ouverts ne me regardent pas, la ten- sion de ses muscles le fait sourdement gémir. Ses mains se refusent aux miennes et sont prises de mouvements convulsifs. Que regardent ses yeux qui ne me voient pas, je suis son regard, il est fixé sur l'arc qu'Hémon a fixé au-dessus de son lit. Est-ce qu'il veut son arc ? Je le prends, je tente de le glisser dans la main qui refuse obs- tinément la mienne. Je passe l'arc au-dessus de son corps, il se débat, il doit même hurler en silence et je retire l'arc précipitamment. Il continue à fixer l'arc de son regard à demi chaviré. Que faire, si je ne trouve pas ce que Timour cherche, dans l'extrême tension qui est la sienne, il va mourir? Pourquoi faut-il qu'il ne meure pas, pourquoi dois-je absolument aider à vivre cet homme qui voulait faire périr Hémon ? Pourquoi suis- je condamnée à soigner ce Barbare et tous ces misérables malades qui m'entourent ? Son arc, qui touche ma joue de sa belle matière sombre, au moins ne transpire ni ne hurle. Cette sensa- tion suscite en moi le long sourire doucement moqueur de K. qui me souffle: Ce n'est pas toi qui as voulu être là, ce n'est pas lui qui a voulu faire cette fantastique cabriole quand son che- val est tombé, ni être lapidé avec toi. L'évé- nement est survenu qui a mené chez toi cet homme dont tu ne comprends ni la souffrance ni le désir. Il faut tenir, Antigone, rien que tenir, comme tu faisais sur la route quand Œdipe te chassait par la porte de ses colères ou la pesan- teur de son inattention et que tu revenais sur la pointe des pieds par la fenêtre du cœur. Tu es un cœur endurant, Antigone, et personne n'exige de toi autre chose. Le sourire et la voix de K. s'éteignent, s'éloi- gnent très loin dans la montagne. Je n'ose pas regarder le visage de Timour qui est peut-être celui d'un mort. Le bruit léger que j'ai dans l'oreille n'est plus celui de la voix disparue de K., c'est le rythme régulier du souffle de Timour qui s'est endormi. Je vais chercher une couverture et je m'endors, moi aussi, au pied du lit de Timour en caressant de la main et de l'épaule le beau dos musclé de l'arc. Je m'éveille plusieurs fois pour faire boire le malade, il continué à dormir et son visage est apaisé. Le matin, je m'aperçois que je tiens tou- jours l'arc et le presse contre moi comme un enfant. Il est noir, d'un noir plus brillant qu'une couleur avec, à ses deux extrémités, des incrus- tations d'ivoire. C'est plus qu'un objet, c'est une puissance, qui retient ses forces toujours prêtes à l'action, qui m'attire et me fait peur. Je me souviens qu'Œdipe mettait tout son corps en contact avec le bois ou la pierre qu'il voulait sculpter. Il aurait pris cet arc dans ses mains, l'aurait fait glisser sur son corps, l'aurait éprouvé avec ses joues et son front comme je fais, l'aurait goûté des lèvres et de la langue comme j'hésite encore à le faire. Il aurait marché sur lui pieds nus, l'aurait bercé, aurait longuement dormi, rêvé, pensé en sa redoutable présence comme je devrais le faire. Comme je le fais, en décou- vrant en moi un objet très sauvage qui met en mouvement et emplit d'émotions toute une partie de mon être que je connais, que je reconnais avec surprise car je ne l'utilise pas d'ordinaire. Il y a là une immensité de joies vives et san- glantes et quand je suis l'objet qui s'enfuit une terreur abondante qui décuple mes forces. Mes mains sont faites pour cet arc, elles seront fer- tiles en actes. Mais pas maintenant, pas encore. Quand je m'éveille à nouveau il fait grand jour, Timour s'est éveillé avant moi, il me regarde, peut-être depuis longtemps. Je lui souris, il cherche en vain à remuer les lèvres mais ses yeux s'éclairent. Soudain son regard se durcit et com- mande: Debout, tends l'arc ! Le corps obéit, se redresse plein de vigueur saisit l'arc et échoue. Ne fait rien qu'échouer tout net et sans commentaire. - Le temps s'écoule, je soigne Timour, Ismène vient me panser elle-même, nous mangeons, nous dormons encore. Je me lève et l'ordre est là de nouveau donné par un regard si obstiné que je ne peux qu'obéir: Ferme les yeux, expire, laisse-le faire ! Un grand froid m'entoure, le vent me scie le visage, je suis emportée par la vitesse patiente, obstinée des chevaux nomades. La chose est devant moi, rapide, patiente, inarrêtable elle aussi. Il faut l'atteindre à tout prix, en y consa- crant toutes mes forces, tout mon temps car la chose qui fuit, c'est la vie, c'est ma vie. Il faudra à la fin de la poursuite que j'aie son sang chaud sous mes lèvres. Ceux qui ne l'atteignent pas n'ont plus qu'à mourir mais Timour est de ceux qui survivent et je le serai aussi. Je dois garder les yeux fermés, c'est en moi que je dois découvrir l'objet qui fuit, quand j'ai chassé tout l'air de mes poumons c'est en ins- pirant qu'il me semble l'entrevoir un instant. Sans voix, sans regard, très présent, l'ordre de Timour jaillit: Tends-le ! Je n'ai pas conscience des gestes que je fais, toute ma vie est suspendue à l'arc que je tends avec une facilité merveilleuse. J'entends Hémon qui entre, il me voit, l'ordre de Timour est maintenant de me détendre. Je le fais, je dépose l'arc, j'existe. Exister me suffit. Timour dort à nouveau paisiblement, Hémon me regarde avec étonnement, il a essayé de tendre l'arc et n'y est pas parvenu. "Comment as-tu fait, c'est l'arc le plus dur que je connaisse ? - Timour a donné l'ordre. - Comment, tu ne connais pas sa langue?" je ne sais pas, il le comprend, une fatigue écrasante tombe sur moi et il m'aide à me traîner jusqu'à mon lit où je m'endors immédiatement. Le lendemain, en m'éveillant, je me sens mieux et Timour, qui dort encore, est manifestement en train de guérir. Ismène survient et nous apporte un repas. Elle est très gaie, elle éveille Timour et nous mangeons tous les trois. "Timour pense que tu as reçu le don de l'arc et veut t'apprendre à t'en servir. Etéocle et Hémon le croient aussi et espèrent que tu pourras empê- cher les Barbares de flécher les nôtres à des distances où nous ne pouvons les atteindre. - Et toi, Ismène, tu crois à ce don ?" Elle éclate de rire : "C'est absurde, moi aussi j'y crois. Le don de l'arc c'est tout à fait dans le sens de ton délire, Antigone et déjà tu le sais." Elle m'aide à refaire les pansements de Timour, il la regarde, on voit qu'il la trouve belle, de plus en plus belle et cela plaît beaucoup à Ismène mais, quand elle fait un geste vers l'arc, un mou- vement rapide et un regard d'oiseau de proie le lui interdisent. Cela fait rire Ismène, elle n'a aucun désir d'être appelée par l'arc comme elle croit que je le suis. Captant toujours de ses mouvements onduleux le regard de Timour, elle nous quitte. Quand elle est partie, Timour, à ma grande surprise, au lieu de m'apprendre des gestes, me montre des objets, les nomme dans sa langue et veut que je répète ces mots après lui. Les sons, qu'il me force à prononcer à grand- peine, puis à reconnaître, n'ont que de lointains rapports avec ce que nous appelons la langue et la parole. Ils explosent plus qu'ils ne se disent et sont toujours au bord du cri. Ils me font péné- trer dans un univers plus rude et plus sauvage que le nôtre où tout est dominé par le vent, le froid et l'endurance du cheval. Quand Timour s'aperçoit que je me fatigue, il s'arrête et je me sens alors glacée, transpercée par la bise et désirant ardemment me retrouver à Thèbes, où je suis, mais dont son langage m'exile. Il me laisse peu de répit et me contraint alors à des gestes exécutés très vite, hors de tout contrôle de pen- sée, qui font travailler des muscles et des réflexes auxquels je ne recours pas d'habitude. Quand Hémon revient le soir, Timour s'ar- rête et j'ai le sentiment de sortir d'un long voyage dans des paysages étrangers. Cela me fait peur car je sens que par les mots et les gestes qu'il m'impose Timour exerce sur moi un pouvoir dont je ne vois pas les limites. Cela déplaît aussi à Hémon mais il m'assure qu'il est néces- saire que je prenne ce risque pour apprendre la méthode de tir des clans bleus. Y a-t-il une méthode, je n'en suis pas sûre, peut-être faut-il plutôt entrer dans un corps de pensée ou d'aban- don de la pensée qui m'est jusqu'ici demeuré inconnu. Après quelques jours je ne travaille plus avec Timour que pendant une partie de la journée, je recommence à voir les malades, à préparer des remèdes mais pendant ce temps ma pensée, sans être entravée, n'est plus à moi, elle demeure fixée à celle de Timour, à son incroyable ténacité dans la poursuite de la chose qui fuit. Car cette chose exige toute notre attention et ne peut être atteinte que par l'infaillibilité de l'arc et de l'oeil plus. je traverse la route où j'ai erré avec Œdipe et Clios et je recommence à descendre pour par- venir à travers d'insondables souterrains jus- qu'au lieu de la chasse. Car il y a une chasse, ce que je ne voulais peut-être pas voir mais ce que savent très bien Créon, Etéocle et Polynice et plus subtilement qu'eux tous Ismène qui ne me quitte pas des yeux. Œdipe aussi savait qu'il y a une chasse mais il l'avait oublié quand est tombée sur lui la formidable occupation du noir. je l'ai oublié comme lui, lorsque sur la route, Œdipe et Clios ont occupé tout mon espace et pris en moi la place des dieux. Peut-être que le rêve se termine, que je m'éveille. Le cheval nomade que je montais se dissipe peu à peu avec la steppe couverte de neige où je pour- suivais l'œuvre qui s'enfuit, celle qu'il fallait absolument atteindre - et qui, peut-être, était moi-même. je m'éveille tout à fait, c'est la nuit et je sais que Timour m'attend. je m'habille en homme, il est là, et nous partons pour le terrain d'entraî- nement. Etéocle nous attend avec une lampe, il la place près du but. Timour m'amène à la dis- tance considérable d'où il tire lui-même. Etéocle éteint la lampe. Timour me donne une flèche, je ne distingue plus rien que les formes plus sombres des deux hommes. Où et comment tirer dans l'obscurité ? Tout est si absurde que je m'entends rire d'un petit rire auquel répond le rire secret et presque silencieux de Timour. L'arc se met à vivre, je ferme les yeux, je le tends sans effort et je perçois, à la limite du sens, l'exis- tence du point où ce qui a lieu en moi doit tirer. Timour me donne une seconde, une troi- sième flèche et quelque chose en moi tire et atteint le but dans un état de certitude et de tranquillité totale. Etéocle va allumer la lampe, nous allons avec lui jusqu'à la cible. Les trois flèches sont serrées l'une contre l'autre au point qu'il fallait atteindre. Le regard de Timour me demande : Est-ce que tu le savais ? je lui dis des yeux moi aussi : je le savais. C'est le soleil levant, Etéocle éteint la lampe, il murmure à voix basse "Vous resplendissez!" Et soudain, contre toute attente, d'une manière qui nous bouleverse, il se prosterne devant nous. Nous nous précipitons tous les deux, nous le relevons, il dit: "je ne m'inclinais pas devant vous mais devant ce qui a tiré." Il a déjà repris son aspect impassible, il demande "Est-ce qu'elle peut le refaire seule ? Timour fait signe que oui. - Elle peut l'apprendre à Hémon et à nos archers ? La réponse est encore oui. - Tu es libre, tu peux retourner dans ton pays, à condition de jurer que tu ne reviendras jamais en Grèce." Timour me regarde, il y a une douleur dans son regard, celle que je ressens moi aussi. Il n'hésite pas, il lève la main, il jure. Persiste un instant sur nous, un peu de cette lumière qu'a vue Etéocle.