VISIONS Depuis le retour d'Etéocle, la ville inquiète et désorientée se redresse et reprend espoir. Il a approvisionné les marchés, brisé la spéculation et remis tout le monde au travail en faisant renforcer les remparts et creuser des souter- rains qui permettront, en cas de siège, de prendre l'ennemi à revers. Il a fait venir des mineurs pour achever plus vite l'agrandissement de la porte du Nord et de celle de Dirké. Ismène me dit que c'est Vasco qui dirige ces travaux et fait régner autour d'eux, pour échap- per aux espions de Polynice, un secret total. "A la grande colère de Créon, me dit-elle, c'est Vasco, avec ses bandes de jeunes voyous et de petites voleuses qui t'aiment tant, c'est lui, appuyé sur le peuple de la ville souterraine, qui détient maintenant, quand Etéocle est en campagne, le plus grand pouvoir à Thèbes. - Est-ce qu'il est aussi fidèle à Etéocle qu'Hé- mon ?" Elle hausse les épaules : "Hémon est l'ami d'Etéocle, Vasco a pour lui une sorte d'amour fou." Ismène, bien qu'elle évite de m'en parler, est aussi anxieuse que moi pour l'armée d'Hémon que Polynice tente d'encercler. Etéocle part sou- vent en expédition pour soulager et dégager Hémon par des attaques latérales contre les Nomades. Ismène et parfois Etéocle veulent m'expliquer ces événements mais je n'entends rien d'autre que le bruit d'une énorme trappe qui nous pré- cipite lentement dans l'abîme. Je comprends que bientôt nous serons assiégés, enfermés dans Thèbes, coupés de Clios, de Diotime et de nos deux voyageurs, K. et Main d'or. Avec K. une grande douceur était entrée dans ma vie, pour la première fois je me sentais éclai- rée, protégée par l'esprit subtil et la parole juste d'un homme qui avait le courage d'aimer les autres et la vie, sans illusions. Gravement malade, peut-être mourant, il erre, par tous les temps sur de mauvais chemins. Heureusement que près de lui il y a Main d'or, son attention, sa gaieté, sa vigueur. Je lui ai donné des remèdes pour K., je lui ai conseillé de prendre le risque, d'un détour pour aller avec lui prendre conseil de Diotime. Le soir, quand je prépare mes remèdes et que la fatigue fait flotter ma pensée, je suis souvent sur la route avec eux. K. est couché sur le chariot, presque sans connaissance. Main d'or marche à sa droite et conduit le cheval en tentant d'éviter les heurts. Il y a malgré tout des cahots, K. gémit faiblement, je suis à sa gauche, je tiens sa main dans la mienne et tente de lui envoyer un peu de ma force. Peut-être que je lui faisais du bien, mais je me retrouve en face d'une femme qui m'a demandé de refaire son pansement. Elle dit "Tu es bien fatiguée, Antigone, tu me soignais et soudain tu n'étais plus là." Je fixe le pansement et me contente de répon- dre : "C'est vrai, je suis fatiguée." Le lendemain, c'est mon jour d'agora, la route est longue. En marchant je suis à côté de Dio- time, elle examine K., elle donne un remède à Main d'or et lui apprend un massage que je ne connais pas. Quand elle a terminé K. demande "Alors ?" Diotime soutient son regard avec sa fermeté et sa douceur habituelles. "Pars tout de suite pour la montagne, tu iras mieux. - Combien de temps? - Tant qu'Antigone vivra. - Comment le sais-tu. Diotime ? - Je ne le sais pas, K., je viens seulement de le voir." J'arrive à l'agora, je lance mon cri de men- diante. Je me prosterne et j'entends K. dire "Dans longtemps ou vite ? - Assez vite, K." Diotime pleure, elle voudrait que nous vivions plus longtemps, ce n'est pas ce qu'elle a vu. Je pousse un nouveau cri pour appeler ceux qui donnent. Je voudrais moi aussi vivre plus longtemps. Je ne connais rien de plus beau, je ne connais rien d'autre que vivre. Les gens viennent, ils souffrent parce que je pleure. Ils me donnent beaucoup, ils croient que je pleure sur les malheurs et les malheureux de Thèbes. Je ne les oublie pas mais aujourd'hui je ne puis pleurer que sur moi-même. Le soir tombe, Zed et les gamins sont là, ils ont amené deux charrettes, ils ramassent tout ce qu'on m'a donné, ils disent: "C'est un bon jour, Antigone." Je marche, souvent des larmes me viennent aux yeux, je chancelle. Zed me prend le bras, il sent qu'il se passe quelque chose et me guide. Il ne peut savoir que je suis sur la route avec Main d'or, le chemin est escarpé, le cheval avance avec effort, il y a de grands cahots et K. souffre et gémit. Quand la douleur est trop forte Main d'or le prend dans ses bras. Heureusement il est si fort et K. ne pèse plus très lourd. Main d'or lui dit avec son cœur qui ne bégaie jamais Dors, dors, c'est Antigone qui te porte et te pro- tège comme tu l'as protégée dans l'infâme cité de Thèbes. Et K. s'endort, comment ne pas ver- ser des larmes heureuses, quand il s'endort ainsi dans mes bras. Nous arrivons à la maison de bois, Zed sur- veille le déchargement des charrettes mais Dirkos a besoin de moi. Un malade agonise. On nous a apporté deux enfants abandonnés. On a retrouvé la mère de l'un des deux, elle va venir, il faut que tu lui parles, Antigone. On va l'aider mais il faut qu'elle l'emporte. L'autre, eh bien, l'autre tu vas vouloir le garder, n'est-ce pas ? Je fais signe que oui et Dirkos, qui a vu ce qu'on m'a donné et qui pense : c'est une bonne journée, est déconcerté par mon silence. Il dit "On a préparé un repas, il faut manger Anti- gone. Tu t'affaiblis à t'exténuer ainsi." J'ai envie de crier que j'aimerais bien m'af- faiblir, devenir très faible, et être soignée au lieu de soigner les autres mais ce n'est pas ce que je fais. je sais qu'il faut que je mange pour rassurer Dirkos, puis que je persuade la femme qui a abandonné son bébé de le reprendre. Elle est très pauvre, elle n'est pas belle, elle n'a pas d'homme. Nous lui donnons ce que nous pouvons. Elle reviendra chaque jour, une de plus Ismène me dit qu'Hémon et ce qui reste de son armée s'approchent de Thèbes, Etéocle assure qu'ils seront là dans peu de jours. Je vis ces jours dans le travail constant, dans l'affairement, avec leurs lots de misères et parfois l'implacable affleurement d'un bonheur insensé, sous les remparts de Thèbes, dans son odeur de prison. Une nuit, je vois Hémon dans son camp, assailli sans cesse par les Nomades, Etéocle comptant sur la vitesse de jour est venu seul avec Vasco pour lui rendre confiance. Hémon est plein d'espoir, il est sûr maintenant de revenir à Thèbes. C'est Etéocle qui va courir un grand risque en traversant, seul avec Vasco, ce pays sillonné sans cesse par les cavaliers ennemis. Il prend des chemins qu'il croit ignorés des Nomades et pourtant le danger est là. Les cava- liers bleus le suivent, ils ne cherchent pas à l'at- teindre, jour est trop rapide, mais ils empêchent toute retraite, toute esquive latérale. Thèbes n'est plus très loin quand sort d'un petit bois un char qui se lance à la poursuite d'Etéocle. Polynice, c'est lui, a bien choisi son terrain, une plaine où Nuit, plus frais, devrait l'emporter. Je ne veux plus, je ne veux pas voir le combat des deux frères. Je devrais dormir, pourquoi dois-je subir ces inépuisables visions ? Etéocle freine, pousse Vasco en bas de son char, il reste étendu sur le sol. Polynice lance un cri de joie mais, quand son char passe à toute allure près du corps de Vasco, celui-ci bondit en avant et fait un geste que la pous- sière m'empêche de voir. La roue gauche du char se brise à grand bruit, le char se renverse et Polynice est précipité sur le sol, cramponné aux guides du cheval qu'il parvient cependant à arrêter. Vasco rejoint en courant le char d'Etéocle. Celui-ci a une lueur d'admiration dans les yeux, il dit: "Tu as réussi, Polynice n'aurait pas mieux fait!" Un sourire, qui ressemble à un évé- nement immense, apparaît sur les lèvres minces de Vasco. Le lendemain Ismène me dit qu'Etéocle et Vasco sont bien revenus du camp d'Hémon. Polynice les a poursuivis mais ils lui ont échappé. C'est un jour où je mendie à l'agora. Vasco passe, je lui demande "La roue du char de Polynice, comment as-tu fait ?" Il est surpris, puis il dit : "Simple, j'avais ma lance de fer, je l'ai enfoncée dans sa roue." Il ajoute : "Etéocle est allé sur les remparts hier soir. Polynice est arrivé sur son étalon noir, il a crié : Nous allons bien ton merveilleux cheval et moi. Bientôt nous serons là! - Et Hémon ? - Ne t'inquiète pas, il revient et Etéocle lui envoie demain deux convois. Un pour qu'il soit pris par les Nomades. L'autre parviendra ainsi plus sûrement. Après cela il y a des jours de lumière et d'obs- curité où parmi les pauvres, les malades, les problèmes sans cesse renaissants, je perdrais pied s'il n'y avait Ismène, sa gaieté, son esprit acide et clair qui résout les difficultés et remet en place mes pensées et mes actes. Elle voit bien que parfois je suis ailleurs et me dit un jour "Antigone, tu es en train de devenir une voyante, comme notre père." Elle éclate de rire. "Tu as mieux à faire!" Ah! que ce rire me fait du bien, je lui saute au cou et je ris avec elle "Heureusement que je t'ai Ismène. Grâce à toi je peux vivre mes visions et ne pas devenir idiote !" Un soir on m'apporte un message d'Etéocle Dans deux jours Hémon sera là avec ses hom- mes. Après la journée harassante, la joie me soulève jusqu'à la montagne de Clios où K., qui va beaucoup mieux, et Main d'or viennent d'arriver. Comme je m'y attendais Io ressemble à une biche et sa voix est un bonheur pour l'oreille. Clios conduit ses amis au chantier où il fait creuser le chemin en demi-cercles qu'Œdipe a parcouru jadis autour d'Athènes. K. et Main d'or sont surpris par l'ampleur et les justes proportions des travaux. Je les vois, moi aussi, avec joie mais je n'oublie plus que je suis en même temps à la maison de bois en train de piler des plantes dans mon mortier. La montagne, taillée en gradins, descend, ran- gée par rangée, vers la partie la plus basse où un éperon rocheux, que Clios a conservé, forme une sorte de vaste table. Du haut des gradins, on a une vue plongeante sur cette table de pierre et la chute du torrent qui sépare deux mon- tagnes avant de se jeter dans la rivière. Quand leurs clans se faisaient la guerre c'est là qu'Alcyon et Clios se sont aimés d'un impos- sible amour. K. dit à Clios : "Tu es en train de faire ici quelque chose que l'Egypte n'a pas pu faire. Malgré leurs formidables travaux, les Egyptiens n'ont pas de lieu dans leurs oeuvres, les dieux occupent toute la place. Ceci est un lieu pour les hommes." C'est peut-être le lieu qui manque, celui que j'espère sans savoir ce qu'il sera. Mais il est temps d'écouter Ismène qui ne veut pas que je sois une visionnaire. je reviens à mon mortier, aux choses qui m'entourent. Elles sont là, impétueu- sement, si fortes, présentes et agressives qu'il faut que j'oublie celles que j'ai vues sur une autre marche de l'étrange escalier que mon existence dévale et peut-être gravit.